« L’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse »

Le Retour de la question stratégique

« L’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse »

Entretien exceptionnel avec Hubert Védrine
Ancien ministre des Affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, l’expertise géopolitique d’Hubert Védrine est aujourd’hui internationalement reconnue. Il a très récemment publié l’ouvrage « Une vision du monde » (Bouquin, 30€) qui dessine, au fil des interventions réunies à cette occasion, une vision du monde et des relations internationales qualifiée de néo-réaliste. A cette occasion, il a accordé au Temps des Ruptures un entretien exceptionnel au cours duquel nous avons pu aborder la place de la France dans le monde, le conflit en Ukraine, l’avenir de l’Europe et du système international, l’impact géopolitique de la crise écologique et bien-sûr, le défi Chinois. L’occasion, en cette période troublée où nos repères géopolitiques des trente dernières années vacillent, de faire un point général.
Le Temps des Ruptures : Pour de nombreux commentateurs, la politique étrangère d’Emmanuel Macron renoue avec ce qu’on appelle le « Gaullo-Mitterrandisme », mais qu’est-ce au juste que cette doctrine ? Qui l’a théorisée et comment la définir au XXI siècle ? La France s’en était-elle vraiment écartée depuis quelques années ?
Hubert Védrine : 

C’est moi qui ai, le premier, dans les années 80, proposé l’oxymore « gaullo-mitterrandisme », pour désigner la reprise et la poursuite par le président Mitterrand des fondamentaux de la dissuasion nucléaire selon Charles de Gaulle. Cette expression a été ensuite étendue à la politique étrangère française en général. Elle a été utilisée au sein du Quai d’Orsay par ceux – les néo-conservateurs – qui, tout en prétendant que le néo-conservatisme n’existe pas (c’est même à cela qu’on les reconnaît) ont, depuis la présidence Sarkozy, mené la bataille occidentaliste contre ce gaullo-mitterrandisme présenté comme étant systématiquement anti-américain, anti-israélien, anti-mondialisation, etc., ce qui est évidemment faux. Ce terme désigne tout simplement une politique étrangère qui œuvre à ce que la France, loyale envers ses alliés et ses partenaires, conserve in fine son autonomie de décision, ce qui est de plus en plus difficile. Cela dit, personne ne sait ce que penserait le Général de Gaulle, ou Mitterrand, aujourd’hui ! Quant au président Macron, il a mêlé depuis 2017 dans sa politique étrangère et selon les sujets des approches gaullo-mitterrandienne, mondialistes, européennes, ou autres. En fait il mène une politique … macronienne, enrichie maintenant par cinq ans d’expérience.

LTR : Dans un monde ouvert comme le nôtre, chaque nation doit user des atouts dont elle dispose, quels sont les atouts de la France aujourd’hui pour construire sa politique étrangère et maximiser son influence ?
Hubert Védrine : 

La France a de très nombreux atouts qu’elle ne reconnaît pas et divers handicaps que, par masochisme, elle ne cesse de mettre en avant. Le décrochage économique par rapport à l’Allemagne est, lui, une réalité tangible. Mais la France reste une puissance (et il y a peu de puissances dans le monde, au maximum une quinzaine), une puissance moyenne d’influence mondiale. Chaque mot compte. Ce qui devrait suffire à écarter à la fois la grandiloquence et la déprime.

LTR : La politique étrangère de la France est-elle constante ou bien est-elle sujette au jeu de l’alternance démocratique ?
Hubert Védrine :

Les politiques étrangères des pays sont assez constantes dans la durée car elles découlent de la géographie, de l’histoire et de l’idée que les peuples se font d’eux-mêmes, de ce qu’ils redoutent ou espèrent, ce qui ne change que lentement, même si les rapports de force économiques évoluent plus vite. Mais plus les opinions pèsent dans les démocraties, pas seulement au moment des élections, mais en permanence, voire à chaque minute, plus les ouragans émotionnels médiatiques ou numériques peuvent contraindre ou handicaper des politiques étrangères obligées d’être « réactives ». A tel point que dans la plupart des démocraties, les dirigeants ne cherchent même plus à concevoir et à conduire une vraie politique étrangère, mais se bornent à prendre des « positions » pour satisfaire leur électorat ou calmer l’opinion à l’instant T, d’où une guerre interne, statique et stérile de « positions », ce qui n’a évidemment aucun impact sur les évènements internationaux. Cela les affaiblit beaucoup.

LTR : La France a, pour d’évidentes raisons historiques, été très active au Moyen-Orient. Pourtant on a le sentiment d’un désengagement, non seulement Français mais plus largement occidental, dans la région à la faveur de la recomposition en cours (Syrie, Irak, relations entre Israël et le Golfe, etc…), existe-t-il encore une politique Française structurée au Moyen-Orient ?
Hubert Védrine : 

Il y a en effet une fatigue visible et un désengagement occidental, y compris français, au Proche et, sur la question palestinienne, au Moyen-Orient. Il demeure quand même une politique française sur chaque problème et pays par pays. Mais la cohérence du tableau d’ensemble n’est pas évidente. Cela dit, cette remarque s’applique également aux autres puissances extérieures à cette zone, ainsi qu’aux puissances régionales (dont aucune ne peut l’emporter complètement sur les autres). Seul un compromis durable Iran/Arabie modifierait cette donne.

LTR : Vu d’Europe, l’Afrique est un enjeu essentiel du XXIe siècle pour des raisons démographiques et climatiques. Pourtant le continent peine à se structurer politiquement et reste la proie de certaines puissances dont la politique étrangère peut être qualifiée de néo-colonialiste. On voit par ailleurs l’échec de l’opération Barkhane au Mali (après le succès de l’opération Serval) et les difficultés que nous avons, y compris en zone francophone, à contenir l’emprise chinoise et, désormais, russe. Quelles sont nos marges de manœuvre ? Quels devraient être les piliers de notre politique étrangère en Afrique, au-delà de la seule aide au développement ?
Hubert Védrine : 

On ne peut parler d’Afrique(s) qu’au pluriel. Il y a trop de différences entre les régions et entre chaque pays ! En dépit de ce que ressassent les Européens, Français en tête, l’avenir des pays d’Afrique dépend avant tout des Africains eux-mêmes. Barack Obama avait été courageux de leur rappeler, à Accra, qu’ils ne pouvaient plus attribuer leurs problèmes aux colonisations, très anciennes, ni à l’esclavage (qui a d’ailleurs été, dans la durée, majoritairement d’origine africaine ou arabe) mais à eux-mêmes. Certains pays d’Afrique s’en sortiront très bien, d’autres moins. Nous n’y pouvons pas grand-chose. D’autant que l’aide au développement, abondante depuis des décennies, a été largement détournée ou plus encore gaspillée et qu’en plus il n’est pas certain que l’aide déclenche le développement. Cela se serait vu ! Les pays d’Afrique, sauf les très pauvres, demandent d’ailleurs plutôt des investissements ou l’accès à nos marchés.

 

Une de nos priorités concernant l’Afrique, ou plutôt le préalable, devrait être la cogestion des flux migratoires (nécessaires) entre les pays de départ ou de transit – il faudra qu’ils l’acceptent – et d’arrivée – un Schengen qui fonctionne vraiment – par la fixation annuelle de quotas par métiers. Ce qui nécessitera le démantèlement systématique des réseaux de passeurs qui savent très bien comment tourner et détourner massivement le droit d’asile, lequel doit être absolument préservé mais refocalisé sur sa vraie raison d’être : protéger des gens en danger.

Les Africains continueront bien sûr à jouer de la mondialisation en mettant en concurrence la quinzaine de puissances qui ont des projets et des intérêts en Afrique, et dont la plupart ne leur posent pas de conditions démocratiques ! On ne peut pas s’en étonner, ni leur reprocher ! En plus, vous avez vu que beaucoup d’entre eux n’ont pas condamné la Russie.

LTR : Par conséquent, pensez-vous que nous devrions rester au Mali ou bien quitter le pays ?
Hubert Védrine : 

On ne peut pas rester au Mali, coup d’Etat ou non, Russes ou pas, si le gouvernement de Bamako nous demande de partir. Les Maliens, comme les Guinéens, ont d’ailleurs déjà joué plusieurs fois la carte russe depuis leur indépendance. Grand bien leur fasse !

La France était venue au Mali avec l’Opération Serval, à la demande du Mali, des pays voisins et du Conseil de sécurité, pour empêcher la conquête de Bamako par un nouveau Daesh. Ce qui a été réussi. Nos 57 morts ne le sont pas pour rien. En revanche l’Opération Barkhane ne pouvait éliminer le djihadisme dans tout le Sahel si la France était à peu près seule !

En revanche, il faudrait obtenir de chacun des autres pays du Sahel une réponse claire  à la question : veulent-ils que nous restions pour les aider à lutter contre le djihadisme ? Si oui, on verra dans quelles conditions, mais alors ce sera à eux de régler leurs problèmes avec le Mali.

LTR : Enfin, pensez-vous que la France soit aujourd’hui une nation souveraine en matière de politique étrangère ?
Hubert Védrine :  

Il n’y a plus dans le monde globalisé de nations totalement souveraines au sens autarciques – même pas les Etats-Unis ou la Chine ou la Russie (quoi que croit Poutine) – tant les interdépendances sont fortes. Les pays se tiennent un peu tous par la barbichette, mais il y a quand même des pays qui réussissent à rester plus souverains ou moins dépendants que d’autres ! Voyez l’énergie ou les matières premières ! Au minimum, il faut préserver notre autonomie finale de décision sur les questions vitales et réduire méthodiquement toutes les dépendances que nous avons laissé s’accroître du fait d’une confiance trop naïve dans la mondialisation. Ce qu’a compris l’actuelle Commission et ce que va accélérer pour l’énergie le choc de la guerre en Ukraine qui s’ajoute à la désimbrication en cours, mais qui ne sera jamais totale, des économies chinoises et américaines.

LTR : La crise en Ukraine, qui n’est pas terminée, a été un révélateur : on a vu l’OTAN, pourtant en « état de mort cérébrale » comme le disait il y a peu encore Emmanuel Macron, revivifiée et l’Union Européenne parfaitement inaudible. Certains, en France, s’en désolent : faut-il en conclure que l’OTAN est un élément indépassable de notre politique étrangère ? Ou bien la confirmation que l’OTAN a pour seule vocation de gérer le cas russe ?
Hubert Védrine : 

L’OTAN est depuis sa création une alliance militaire défensive anti-soviétique. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit aujourd’hui revigorée par la guerre d’invasion russe en Ukraine, à ses frontières. Elle perdurera tant que les pays alliés européens jugeront impensable de la remplacer par quoi que ce soit d’autre, et notamment pas par une défense spécifiquement européenne, à laquelle ils ne croient pas. Mais ce n’est pas non plus le rôle de l’OTAN de définir une stratégie politique par rapport à la Russie. Rappelons-nous la guerre froide. Les dirigeants américains dissuadaient fermement l’URSS mais négociaient quand même avec elle, et ne chargeaient pas l’OTAN de ce volet politique. Donc il n’y a rien à reprocher à l’OTAN, mais il ne faut pas se tromper sur son rôle. Et de toute façon ce n’est pas d’actualité.

LTR : Un mot de la crise ukrainienne : comment en sommes-nous arrivés là en trente ans ? Comment répartiriez-vous les responsabilités entre Russes, Américains – OTAN – et Européens de l’est ? Ne sommes-nous pas en train de pousser définitivement la Russie dans les bras de la Chine ?
Hubert Védrine : 

Je pense en effet que les Occidentaux n’ont pas eu une politique intelligente envers la Russie, du moins au début, pendant le mandat effarant d’Eltsine, ainsi que pendant les deux premiers mandats de Poutine et celui de Medvedev. Je ne suis pas seul : Kissinger, Brezinski et d’autres Américains vétérans de la guerre froide (Kennan, Matlock) pensaient qu’il fallait impliquer, contraindre la Russie, dans un système de sécurité européen et que pour l’Ukraine, un statut de neutralité, à la finlandaise, avec de vraies garanties croisées, aurait été la meilleure solution. Le sommet de l’OTAN en 2008 à Bucarest qui provoquait sans choisir a été une erreur tragique. Mais l’attaque du 24 février balaye ces considérations et définit le nouveau contexte.

LTR : Il y a trente ans, François Mitterrand élaborait et défendait avec Gorbatchev la notion de « maison commune » européenne. L’idée était de ne surtout pas encercler ni humilier la Russie mais de l’arrimer au bloc européen sur une base civilisationnelle. Cette idée, qui visait aussi à contrebalancer l’effet attendu de la réunification Allemande, a été torpillée par les Américains, les Allemands et plus largement les pays de l’est. N’aurait-ce pas été pourtant la meilleure solution pour unifier le continent et donner au projet eurasien – qui est en train de se faire sans nous – une coloration occidentale ?
Hubert Védrine : 

C’est très regrettable que les propositions de François Mitterrand pour une confédération européenne (lancée beaucoup trop tôt, dès le 31 décembre 1989), son intérêt pour la proposition de Gorbatchev d’une « maison commune européenne » (même si elle était très floue), le travail fait par tous les membres de l’OSCE à l’occasion de la Charte de Paris en novembre 1990, l’association de Gorbatchev au G7 de Londres en 1991, n’aient pas été amplifiés avec la Russie, et aient été torpillés. Il aurait fallu reprendre cette vaste question de la sécurité en Europe. L’histoire aurait peut-être pu être différente, si on s’y était pris autrement dès la fin de l’URSS.

Peut-être … Finalement, Poutine a fait un choix tragique pour les Ukrainiens et à terme désastreux pour son pays.

LTR : Le premier semestre de l’année 2022 est marqué par la présidence Française de l’Union, un évènement qui se produit une fois tous les 13,5 ans. Quelle a été selon vous l’évolution de l’influence Française au sein de l’Union Européenne depuis notre dernière présidence de l’UE, sous Nicolas Sarkozy ?
Hubert Védrine : 

L’influence de la France au sein de l’Union Européenne a en effet diminué, c’est incontestable : les causes sont diverses. Le décrochage économique et industriel français par rapport à l’Allemagne (industrie, dette, technologie, commerce extérieur) ; l’élargissement et le recul du français ; la réunification allemande qui a conduit à l’augmentation du nombre de parlementaires allemands au sein du Parlement européen (sans compter leur travail et leur assiduité) ; une pondération différente de voix au Conseil européen, du fait du Traité de Lisbonne qui a renforcé le poids de l’Allemagne.

LTR : Selon vous le départ d’Angela Merkel et l’arrivée d’un nouveau chancelier issu du SPD – et à la tête d’une coalition tripartite SPD, verts, libéraux – est-il l’occasion d’un rééquilibrage des rapports de force au sein de l’UE ? Le « verrou » allemand, notamment sur l’inflation et le mécanisme de stabilité (les 3% de déficit et 70% de dettes) peut-il sauter ?
Hubert Védrine : 

Au point de départ, la politique du nouveau chancelier allemand ne s’annonçait pas très différente de celle de Madame Merkel qui a géré l’immobilisme de façon favorable aux intérêts allemands. Une question se posait : comment le chancelier Scholz allait-il arbitrer les désaccords qui n’allaient pas manquer d’apparaître au sein de sa coalition tripartite, sur les questions internationales, européennes et budgétaire ?

Mais la décision de Poutine de déclencher la guerre a changé tout cela. L’abandon du pacifisme allemand et la (re)création d’une armée allemande vont avoir des conséquences considérables. Mais le débat sur l’usage de ces 100 milliards ne fait que commencer.

Et l’Allemagne est obligée de programmer d’autres sources d’énergie que le gaz russe …

LTR : En période de crise, nous sommes toujours surpris de constater à quel point, en l’état actuel, les intérêts des nations européennes ne sont pas alignés, et cela pour tout un ensemble de raisons : position géographique, besoins en ressources naturelles, intérêts commerciaux, tradition pacifiste ou bien de non-alignement, etc… Au vu de ces intérêts difficilement conciliables, pensez-vous que l’Europe puissance soit autre chose qu’un mythe fédérateur ? L’Union peut-elle peser sur la reconfiguration de l’ordre international ou bien est-elle condamnée à un atlantisme paresseux ?
Hubert Védrine : 

On ne devrait pas être surpris de redécouvrir que, pour les raisons mêmes que vous rappelez, les intérêts des nations européennes, à part quelques valeurs communes, ne sont pas automatiquement alignés. Et indépendamment même des intérêts, il y a des imaginaires et des narratifs, des peurs et des espoirs qui restent différents d’un pays européen à l’autre. De toute façon, la construction européenne n’a jamais été conçue par ses Pères fondateurs comme devant conduire à une « Europe puissance ». L’idée était de ne pas refaire le traité de Versailles. Cela a été un projet intelligent de relèvement de l’Europe après la guerre, notamment grâce au Plan Marshall et à l’Alliance Atlantique, sous la protection des Etats-Unis demandée et obtenue par les Européens. Cela n’a pas encore fondamentalement changé dans la tête des autres Européens, en dépit des innombrables propositions françaises, et notamment, depuis 2017, de celles du président Macron. Ca ne devrait pas empêcher les Européens, sur d’autres sujets que la défense, de mieux définir et défendre leurs intérêts dans le monde global et semi chaotique. Mais encore faudrait-il qu’ils arrivent à se mettre d’accord sur ces fameux intérêts et sur ceux qui sont prioritaires voire vitaux, et pas seulement sur leurs « valeurs ». De toute façon, la violente agression de Poutine nous a ramené au début de la Guerre froide et cela va avoir des effets disruptifs dans la tête des Européens.

LTR : L’ère « Fukuyamienne » semble définitivement refermée, le dernier clou dans son cercueil ayant sans doute été le mandat de Donald Trump. On constate aujourd’hui que Joe Biden ne parvient pas à renouer avec le langage hégémonique qu’un Barack Obama pouvait encore tenir. L’Amérique semble accepter progressivement l’idée que des blocs se reforment et cherche à souder ses alliés autour d’elle pour faire front. Pensez-vous que la guerre, froide ou non, soit inéluctable ?
Hubert Védrine : 

La vision de Fukuyama était illusoire ou alors très très prématurée. En tout cas rappelons des banalités : les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance ; il n’y a pas encore de communauté internationale, mais une foire d’empoigne au sein de laquelle les puissances installées essayent de préserver leurs acquis (et la Russie de maximiser sans retenue sa capacité de nuisance) et les puissances émergentes de s’affirmer de plus en plus sur une ligne post-occidentale. Le défi chinois symbolisant cette nouvelle période. Il faudrait que les Occidentaux soient très bien coordonnés et que leurs stratégies convergent pour gérer, avec the rest, cette gigantesque mutation, au mieux de leurs intérêts et de leurs croyances (les fameuses « valeurs »). Ce n’est pas encore le cas. L’ironie – contre-intuitive – de l’histoire étant que les pays européens n’ont jamais été aussi puissants et influents dans le monde que quand ils étaient en rivalité et en compétition permanente entre eux ..!

Mais revenons à 2022 : que ferons-nous du bouleversement traumatique provoqué par Poutine ?

LTR : Finalement la stratégie Américaine vis-à-vis de la Chine est la même qu’avec la Russie : la création d’alliances défensives (AUCUS, Taiwan, Séoul) visant à encercler l’adversaire. Néanmoins, la position des pays asiatiques vis-à-vis de la Chine est bien plus complexe, d’autant que ces pays-là ne font pas partie du bloc occidental – excepté l’Australie bien entendu –, la force de leur lien avec l’Occident est bien plus faible et distendu. Enfin, le conflit larvé qui oppose les Etats-Unis à la Chine est une rivalité de puissances qui ne se redouble pas d’un conflit idéologique profond et mobilisateur comme au temps de l’URSS. Pensez-vous que la stratégie Américaine en Asie ait une chance de réussite ou bien est-elle vaine ? Pensez-vous que les Américains soient réellement prêts à mourir pour Taiwan ou la Corée du sud ?
Hubert Védrine : 

Endiguer l’ascension de la Chine comme éventuelle première puissance mondiale va continuer à dominer la politique étrangère américaine des prochaines décennies, même après l’énorme bug poutinien. Ce qui continuera de rendre relativement secondaire, du point de vue américain, les conflits ailleurs. En Asie, les Etats-Unis peuvent bénéficier, en plus naturellement du soutien de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de Taïwan, de l’inquiétude d’un certain nombre de pays d’Asie du sud-est, qui ne veulent pas tomber complètement sous la coupe de Pékin, sans trop se lier, non plus, aux Etats-Unis. La suite dépendra de l’intelligence stratégique, ou non, des politiques américaines et chinoises. Mais si les Etats-Unis ne dissuadaient pas une attaque chinoise sur Taïwan, leur garantie ne vaudrait plus rien nulle part … Peuvent-ils l’accepter ?

LTR : Il y a une quinzaine d’années le concept de « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) pour qualifier les puissances émergentes avait le vent en poupe et permettait d’identifier les « puissances de demain ». Finalement seule la Chine a vraiment explosé. Ce concept est-il définitivement devenu inopérant ?
Hubert Védrine : 

Le concept de BRICS, formulé par un économiste de la banque Goldman Sachs, Jim O’Neill, désignait des puissances économiquement émergentes avec une classe moyenne très nombreuse, dont le pouvoir d’achat croissait. Mais cela n’a jamais été un concept géopolitique opérant. De plus, le parcours de la Chine est tout à fait singulier.

LTR : La Chine renforce son influence internationale : organisation de coopération de Shanghai, routes de la Soie, mais aussi recours massif au veto en conseil de sécurité et influence croissante sur les organisations internationales (le cas de l’OMS s’est révélé flagrant durant la crise du covid-19). Peut-elle selon vous faire vaciller l’ordre international ?
Hubert Védrine : 

En effet, la Chine cherche à réviser l’ordre international américano-global (comme d’autres puissances, l’Iran ou la Turquie, et d’autres, qui n’ont pas le même poids) pour le modifier en son sens, voire y substituer un nouveau système international post-occidental. C’est emblématique de notre monde au sein duquel les puissances installées depuis des siècles cherchent à préserver leurs acquis que remettent en cause les puissances émergentes révisionnistes. L’issue de ce gigantesque bras de fer, qui n’est pas écrite d’avance, dépendra de l’intelligence stratégique des Occidentaux (sauront-ils ne pas unir contre eux les puissances révisionnistes ? Pour le moment, ils font le contraire). Ils ne s’en sont pas souciés ces trente dernières années car ils pensaient avoir gagné la bataille de l’Histoire.

LTR : Enfin, pensez-vous que la crise environnementale soit d’ores et déjà un enjeu géopolitique ? Peut-elle devenir l’élément structurant d’un (dés)ordre international au XXIe siècle ?
Hubert Védrine : 

La dégradation des conditions de vie sur une planète surpeuplée et archi-productiviste/prédatrice est évidente. Cette prise de conscience s’impose partout. La discussion ou la controverse sur ce qu’il faut faire pour ralentir l’augmentation des températures, réduire le CO2, recycler les déchets, rendre productive une agriculture plus biologique, changer les modes de propulsion, bref, « écologiser » toutes les activités humaines, s’est déjà imposée dans toutes les enceintes internationales. D’innombrables discussions et conflits auront lieu au cours des prochaines décennies sur cette transformation. Ce n’est plus un combat binaire et manichéen – plus personne ne peut nier le risque écologique et le contrer est un impératif – mais un débat sur le rythme et les moyens. Or, sur ce plan aussi, la guerre en Ukraine et ses conséquences nous font tragiquement régresser …

LTR : L’effet de souffle du début de la guerre a déclenché des réactions très vives dans les opinions publiques des démocraties occidentales et jusqu’à l’assemblée générale de l’ONU, transformant le conflit ukrainien en théâtre d’affrontement entre le monde occidental et les puissances qui refusent cet hegemon, à l’image de la Russie. Un mois après le début de la guerre, la perception du conflit ne risque-t-elle pas de se transformer, d’un conflit perçu comme « mondialisé » – ou faisant peser un risque de guerre à une échelle intercontinentale – en un conflit essentiellement régional et interne à « l’espace russe » ?
Hubert Védrine : 

Attaquer l’Ukraine est une décision du président Poutine contre un autre Etat slave, dont il conteste par la guerre la légitimité. Et donc les Occidentaux (Etats-Unis, Canada et Union Européenne) ont réagi par des sanctions très dures : tout sauf l’entrée en guerre contre la Russie. Cette décision remet brutalement en cause l’idée que la guerre ne pouvait plus avoir lieu sur le continent européen (même s’il y a eu des guerres en Yougoslavie) et que le recours à la force pour régler les questions internationales était proscrit. C’est pour cela qu’aux yeux des Occidentaux cette guerre est intolérable. Mais notez qu’à l’occasion de deux votes aux Nations Unies, même si l’agression russe a été condamnée par 140 pays, une quarantaine, pour diverses raisons, n’ont pas voulu condamner la Russie, sont restés neutres. C’est la preuve que le monopole occidental dans la gestion du monde est bel et bien terminé.

LTR : Vladimir Poutine était, semble-t-il, sur le point d’obtenir la neutralité (la Finlandisation) de l’Ukraine à la veille de l’invasion – proposition désormais plus difficile à envisager et d’ailleurs rejetée par les Ukrainiens au début des pourparlers –, il n’a ensuite pas hésité à agiter le spectre d’un conflit nucléaire dès le début du conflit. Ces actes délibérés, sans compter les errements stratégiques et l’impréparation logistique qui témoignent d’un excès de confiance dans les capacités militaires réelles de l’armée russe, mènent de nombreux analystes à se poser une question dérangeante : Vladimir Poutine est-il encore un acteur rationnel ?
Hubert Védrine : 

C’est une tentation fréquente chez les Occidentaux, qui estiment être l’avant-garde morale du monde, les concepteurs des valeurs universelles et les piliers de la « communauté » internationale, de pathologiser les personnalités qui osent contester cet ordre « libéral » américano-global. En réalité – faut-il dire malheureusement ? – Poutine suit une sorte de logique. Il a pu se tromper totalement sur l’Ukraine d’aujourd’hui, sur son armée, médiocre au combat (mais qui peut commettre des atrocités), sur les aspirations à l’ouverture d’un grand nombre de Russes, sur la capacité de résistance et de réaction de l’Occident, mais il n’est pas fou au sens où il ne saurait plus ce qu’il fait …

LTR : Il semble que deux scénarii se dégagent désormais : 1/ un conflit militaire qui s’enlise –l’arrivée du Printemps et la perspective d’une guérilla urbaine acharnée ne sont pas de bons augures pour l’armée russe qui semble avoir provisoirement renoncé à conquérir les grandes villes, à l’exception de Marioupol, et privilégie désormais une campagne d’artillerie, comme à Kiev – ; 2/ une solution diplomatique dès lors que l’armée Russe sera parvenue à prendre le contrôle du Donbass et, peut-être, après Marioupol, d’Odessa, afin de contrôler les espaces russophones, la côte et de renforcer son accès à la mer Noire. Quels seraient les risques du premier scénario ? Quels pourraient être les termes d’un armistice acceptable pour les deux parties ? La partition du pays est-elle envisageable ou inévitable ?
Hubert Védrine : 

A la date d’aujourd’hui – 6 avril – plusieurs scénarii sont possibles : un long enlisement, une sorte de guerre de positions ; une escalade sur le terrain, dans l’hypothèse où la Russie décide, et a les moyens, de briser la résistance ukrainienne, dans l’est du pays, et notamment à Dniepro là où est concentré un tiers de l’armée ukrainienne en employant des armes plus dévastatrices encore (chimiques ?) – il y a déjà eu le massacre de Boutcha – ; un durcissement des contre-sanctions : la Russie exigeant que son gaz soit payé en roubles ; un élargissement si l’armée russe va jusqu’à frapper des concentrations d’armes destinées à l’Ukraine sur le territoire de pays voisins membres de l’OTAN ; et un scénario tout à fait inverse, qui commencerait par un cessez-le-feu. Dans les cas d’aggravation, on peut penser que les Occidentaux resteraient unis, en tout cas un certain temps. Dans l’autre scenario, si la Russie veut empocher ses gains territoriaux et que le président Zelenski finit, faute d’alternative, à se résigner au fait accompli, il peut y avoir une division entre les Occidentaux qui comprendraient le président ukrainien, et des maximalistes, surtout américains. Mais ce n’est pour le moment qu’une hypothèse.

LTR : Le Président Macron a assumé, malgré une opinion publique ambivalente sur ce sujet, le rôle de médiateur jusqu’au début du conflit. Le soutien affiché à l’Ukraine et au Président Zelenski a-t-il définitivement mis un terme à ce rôle que la France, et peut-être l’UE auraient pu jouer ? Qui sont aujourd’hui les médiateurs potentiels et sommes-nous devenus des acteurs de faitde ce conflit ? Aurions-nous dû préférer le non-alignement ?
Hubert Védrine : 

Le non-alignement est inenvisageable pour un pays membre de l’Union Européenne et de l’Alliance Atlantique. Je ne suis pas sûr que le Président Macron ait pensé pouvoir être vraiment un « médiateur », mais ce qui est sûr c’est qu’il a cherché à garder le contact, avec le président Poutine, même si c’est très pénible, parfois en compagnie du chancelier allemand. A ma connaissance, et en dépit de ses déclarations en Pologne, le président Biden juge utile qu’un des leaders occidentaux garde ce contact. En tout cas jusqu’aux massacres. Il ne peut pas y avoir de vraie médiation si la Russie n’en éprouve pas le besoin et s’il doit y avoir, le moment venu, un médiateur, il devra être accepté par les deux. Il ne pourra s’agir que d’un pays non-membre de l’OTAN (Finlande), ou, en tout cas, non occidental : Turquie, Israël, Inde ou Chine. Il ne s’agira pas de négociations, mais d’une décision ukrainienne de se résigner, ou non, et jusqu’à un certain point, au fait accompli.

LTR : La récente décision Allemande de porter à 2% de son PIB son budget militaire est une révolution dans la doctrine militaire de ce pays. Par ailleurs le projet d’une Europe de la Défense semble avoir repris des couleurs au sein de l’Union. Comment distinguer entre ce qui relève de la réaction et ce qui relève d’une mutation ? L’Europe de la défense peut-elle advenir sans une certaine prise de distance vis-à-vis de l’OTAN ? Le récent choix d’équipement fait par les Allemands (achat de F35 plutôt que de rafales) et l’annonce d’un renforcement d’envergure des capacités défensives de l’alliance sur son flanc est ne sont-ils pas les clous dans le cercueil d’une Europe de la défense mort-née ? 
Hubert Védrine : 

Pour le moment, l’agression russe a réveillé l’esprit de défense en Europe, qui avait disparu, notamment en Allemagne, et ressuscité l’OTAN. En ce qui concerne l’Europe de la défense, il faut se rappeler qu’aucun pays européen n’a jamais soutenu cette idée dès lors qu’elle comportait – à leurs yeux – le risque d’un éclatement de l’Alliance Atlantique et d’un retrait américain. Ce n’est pas nouveau. Il y avait eu là-dessus, en 1999, un compromis historique entre la grande Bretagne et la France au Sommet de Saint-Malo, et il est clair qu’il n’y aura pas, dans une perspective prévisible, une Europe de la défense capable de défendre l’Europe de façon autonome. En revanche il est tout à fait possible que le renforcement des capacités militaires des pays européens membres de l’Alliance les conduisent à s’affirmer plus au sein de l’Alliance dans les prochaines années.

LTR : Enfin, de quelle réalité internationale les différents sujets que nous avons abordés – la France et l’Europe dans le monde, la guerre en Ukraine, la compétition sino-américaine et leurs conséquences – procèdent-elles ? Quelles grandes leçons peut-on tirer de ces événements et des transformations géopolitiques majeures qui les accompagnent ?
Hubert Védrine : 

Pour moi, le fait majeur est que les Occidentaux ont perdu, au XXIème siècle, avec le décollage des émergents, Chine, etc., le monopole de la puissance qu’ils ont exercé, Européens d’abord, Etats-Unis ensuite, sur le monde, durant trois ou quatre siècles. Comprendre comment cela a pu être possible est un autre sujet, de même que l’évaluation qui peut être faite de cette période. Je ne rejoins pas le géopoliticien Kishore Mahbubani quand il affirme que c’est la fin de la « parenthèse » occidentale ! Mais quand même, il est évident que l’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse. Universalisme de nos valeurs, de gré ou de force ; prosélytisme ; hubris ; hyperpuissance ; mais aussi américano-globalisation, dérégulation, financiarisation illimitée, combinées à l’idéologie OMC : cela n’a pas marché. Nous allons connaître non pas une démondialisation générale, impossible, mais une re-régionalisation, déjà entamée avec la désimbrication des économies américaine et chinoise, à quoi s’ajoute maintenant une inévitable mise au ban de la Russie et de quelques pays satellites. Jusqu’où ira l’alliance Chine-Russie n’est pas écrit. Les quarante pays qui ont refusé aux Nations Unies de condamner l’agression russe, dont l’Inde et la Chine, et qui représentent la majorité de la population mondiale, ont réinventé le non-alignement. Les Occidentaux resteront évidemment convaincus de l’universalité de leurs valeurs, mais d’autres ne le seront pas. Les Occidentaux vont tout faire pour préserver les démocraties libérales et le marché, mais ils auront à gérer la puissante contestation interne de la démocratie représentative par le vaste mouvement populiste. Et se posera toujours la même question concernant les Européens : veulent-ils faire de l’Europe une puissance ? Certains estiment que Poutine a provoqué ce réveil. En réalité, pour le moment, je le répète, il a ressuscité l’OTAN et l’esprit de défense dans chaque pays européen. Est-ce que cela va renforcer l’Europe en tant que telle ? Ce n’est pas encore acquis. Mais pourrait être obtenu par la France avant la fin de sa présidence de l’Union Européenne.

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La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Le Retour de la question stratégique

La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, les pollutions et exploitations du mode de production et des institutions capitalistes sont de plus en plus visibles et contestées. Cette situation va mener plusieurs intellectuels à formuler critiques et réflexions sur la technique et les outils responsables de l’aliénation individuelle à l’ère du productivisme. Au prisme de cette analyse sera développé un concept-clé de l’écologie politique : la convivialité.

Les discours et politiques publiques environnementales actuels font la part belle à l’adaptation d’outils préexistants et à l’innovation technologique. Green New Deal, investissements dans les énergies renouvelables (ENR), finance verte, et même la 5G sont autant de solutions techniques ou mercantiles pour résoudre la crise climatique. Au risque parfois de se fourvoyer sur l’impact réel de ces solutions, comme en témoigne la foi dans le développement de la fusion nucléaire ou des technologies de capture de CO2 dans un contexte où l’urgence climatique implique une action immédiate.

La question du nucléaire, de manière générale, est d’ailleurs un clivage important au sein des mouvements écologistes qui ne peut se comprendre sans analyser l’histoire des idées écologistes. Car, au-delà de la question technique et des ordres de grandeur (quelle quantité d’énergie peut-on produire ?), les mouvements antinucléaires ne se sont pas contentés, comme à leurs débuts, de s’opposer à l’usage militaire de cette énergie. Ils vont, à partir des années 1970, contester également le nucléaire civil en raison du modèle politique qu’il implique. Centralisée et nécessitant de larges infrastructures et l’acquisition de savoirs de pointe pour la manier (impliquant donc que seules certaines personnes en aient la maîtrise), la technique nécessaire pour le nucléaire serait le reflet de la société de l’époque : bureaucratique, technocratique, antidémocratique.

Les écologistes politiques de l’époque établirent ainsi un lien essentiel entre choix des techniques et outils et choix de société. Un lien élargi au-delà du nucléaire pour servir une techno-critique du capitalisme et du productivisme, qui, d’un même mouvement, privent les humains de leur autonomie et détruisent la nature. Qu’apporte cette analyse de la technique à la critique du capitalisme ? Et quelle alternative politique en découle ? À cette dernière question, un penseur autrichien nommé Ivan Illich répondra en un mot, dans un ouvrage éponyme : la convivialité.

UN ENVIRONNEMENT D’OUTILS : QUAND LA TECHNIQUE DICTE SA LOI

Avant d’expliquer cette notion, il convient de revenir sur l’importance donnée à la technique et aux outils dans les pensées de l’écologie politique : pourquoi s’y attarder, et pourquoi s’attarder sur leur « essence » plutôt que sur leur seule utilisation ?

Quel est même le rapport avec l’écologie ? Car, à première vue, l’environnement n’est pas directement concerné : en effet, on entend ici par “technique” et “outil” ce qu’on qualifie couramment de “technologie”. Un usage dérivé de l’anglais, vu que le troisième terme recouvre l’étude des deux premiers. Cependant, la technique est généralement définie comme l’ensemble des procédés servant à fabriquer, maintenir ou gérer, tandis que l’outil désigne, selon le sens large donné par Illich, tout objet, instrument, ou institution mis au service d’une intentionnalité ou comme moyen d’une fin. Deux définitions semblables qui rangent ainsi dans une même catégorie un marteau, l’école publique ou encore le code du travail pour mieux se concentrer sur l’essentiel : leur utilité, évaluée en fonction de l’efficacité pour atteindre un but défini, et la manière dont ils gouvernent les rapports humains. Jacques Ellul, historien du droit et penseur phare de la technique en France, pose d’ailleurs cette quête absolue de l’efficacité comme critère distinguant la technique de la simple machine.

En effet, la critique de la technique et de l’outil commence par le constat de leur sacralisation et prolifération au point où l’environnement immédiat devient technique, dans le fond comme dans la forme. Partant de sa définition de technique comme quête de l’efficacité, Ellul constate ainsi, dans son ouvrage “Le système technicien” (1977), qu’elle a dépassé le simple statut d’intermédiaire entre l’homme et son environnement pour devenir, matériellement et immatériellement, l’environnement immédiat des individus dans la société occidentale moderne.

Il ne s’agit donc pas uniquement d’une accumulation de machines et de produits : la technique devient à la fois la logique organisatrice de la société et autonome par rapport à celle-ci. La technique ne vise que son propre perfectionnement et étalement, et devient notre environnement car la société s’adapte à ses progrès et à sa logique d’efficacité et d’utilité. Ainsi, l’invention du moteur à combustion entraînerait mécaniquement d’autres innovations techniques, comme la voiture ou l’avion, pour répondre aux besoins de la technique elle-même et pas forcément à ceux des sociétés humaines, qui se plieraient à ces injonctions techniques. Un mécanisme conforme à l’adage “on n’arrête pas la marche du progrès”.

Par son influence et par son autonomie, la technique dépasse alors dans les sociétés modernes le simple statut de moyen en vue d’une fin pour devenir un “milieu environnant à part entière”, ce qui soulève des enjeux écologiques à proprement parler, c’est-à-dire relatif à l’interaction entre l’homme et son milieu. Or, comment évoluer dans un environnement technique sans risquer déconnexion, d’une part, et perte de contrôle de ces techniques, d’autre part ?

Sur le premier plan, la déconnexion serait d’abord ontologique : le philosophe allemand Günther Anders, pionnier de la pensée techno-critique et de la lutte antinucléaire outre-Rhin, propose ainsi la notion de “honte prométhéenne”. Renvoyant à la figure de la mythologie grecque ayant amené aux humains la civilisation par le feu, il décrit une honte de l’individu de n’être “que” biologique, limité et imparfait, en opposition à la machine puissante et sans défaut. En cherchant à atteindre la perfection de la machine, l’humain renforce ainsi sa soumission à la logique technique et s’éloigne des contraintes physiques. Soulignant ainsi une indissociabilité du projet technique et du projet humain, ce qui l’amène à mettre en garde contre le nucléaire, qui ferait entrer l’humanité dans le “temps de la fin”, c’est-à-dire que son temps serait compté avant d’aboutir à son annihilation totale du fait de ses propres créations.

Sur le plan de la perte de contrôle, la critique porte sur l’autonomie de la sphère technique qui la rendrait de plus en plus complexe et « géante » au détriment des bénéfices réels pour les individus. Illich insiste ainsi sur le seuil à partir duquel la technique devient nocive et se retourne contre son but initial et son utilisateur. Prenant l’exemple de la voiture, il montre que sa prolifération n’a pas engendré le gain de temps et de vitesse qu’elle était censée permettre. Entre le nombre d’heures passées à travailler pour pouvoir acquérir une voiture, à entretenir le véhicule, à rester dans les bouchons, et ainsi de suite, la voiture n’aurait pas fait gagner de temps à la population américaine. En prenant en compte le fait qu’une personne lambda consacre en tout et pour tout (temps passé à travailler, entretien, etc…)  plus de 1600h/an à sa voiture pour parcourir en moyenne 10 000km, la voiture ne roule en réalité qu’à … 6 km/h !

L’exemple de la voiture est également utilisé pour montrer que la technique va parfois non seulement créer un besoin, mais se définir comme seule réponse à ce besoin et restreindre l’accès aux autres. En goudronnant les routes et en étalant les villes en fonction des distances que peut parcourir une voiture, cette dernière nous prive de la possibilité de marcher ou de faire du vélo. En exerçant ce monopole radical, selon la formule d’Illich, la technique oblige les individus à recourir à elle. De plus, son niveau de complexité croissant ne permet pas une utilisation libre et contribue à renforcer la technique comme environnement des individus. Illich étend d’ailleurs ce raisonnement à l’école, qui n’éduquerait plus des individus dans le but de les rendre autonomes dans leur vie, mais formerait uniquement à servir les intérêts de formes multiples de la technique. Ou encore à l’appareil hospitalier, qui empêcherait le recours à d’autres formes de soin ou n’existerait que pour permettre de continuer à servir des appareils techniques (les médicaments serviraient à retourner au travail et pas tant à redonner une bonne santé, qui dépendrait plus du cadre de vie que de la prise ou non-prise de médicaments).

AUTONOMIE ET HÉTÉRONOMIE : L’ALIÉNATION PAR LA TECHNIQUE

Finalement la critique de certaines œuvres de la technique, à l’exemple de la voiture, pose ainsi la question de l’autonomie individuelle. C’est le cas notamment chez André Gorz qui, marqué par l’existentialisme de Sartre, pose toujours la liberté et l’émancipation de l’individu comme boussole politique. En effet, passé un certain seuil de développement et de prolifération, la technique rend les connaissances de moins en moins accessibles aux individus privés d’expertise, de plus en plus dépendants des institutions et appareils techniques pour satisfaire leurs besoins.

Illich et Gorz qualifient ainsi de “monde hétéronome” cet environnement promouvant et animé par des logiques qui nuisent à l’autonomie de l’individu, les rendant dépendants de leurs ouvrages techniques pour satisfaire leurs besoins. C’est là un des effets principaux des monopoles radicaux et de la technique comme environnement : nous ne sommes pas autonomes dans nos déplacements lorsque nous dépendons de la voiture pour se déplacer. Nous ne sommes pas autonomes si nous avons l’obligation de passer par l’industrie pharmaceutique pour se soigner, sans pouvoir comprendre les médicaments ni décider de comment ils sont produits. Et cette hétéronomie est amplifiée par les interconnexions et effets cliquets que provoquent les créations de techniques et outils nouveaux : lorsque toute la société s’est habituée à l’usage du téléphone mobile, nous sommes de moins en moins libres de ne pas en avoir un.

La technique légitime ainsi la consommation, et donc la valeur du travail : Illich pointe du doigt l’aptitude des individus à se soigner, produire ou apprendre par eux-mêmes qui serait confisquée par les personnes détenant l’usage de l’outil industriel. Ce phénomène est l’un des cinq équilibres dont dépendent, selon Illich, les humains pour vivre sur Terre et que l’outil industriel détruit. Après la destruction de l’autonomie de l’individu, on retrouve ainsi :

1/ La menace du droit de l’homme à s’enraciner dans son environnement : isolé dans un environnement technique, l’être humain perdrait sa capacité à cerner les limites de la biosphère, et serait incapable de voir que ce sont les outils dont il s’est entouré qui causent pollution et surproduction

2/ L’équilibre du savoir : distinguant le savoir acquis par interactions avec son environnement (parler, marcher, parler en public, etc.) et le “savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé”, plus intentionnel et programmé (les mathématiques, la danse classique, etc.), Illich note un accroissement du second type de savoir au détriment du premier. Provoquant une raréfaction du savoir et une délégitimation des savoirs qui ne répondent pas aux exigences des outils.

3/ L’équilibre du pouvoir : la structure même de l’outil industriel empêche les personnes non-qualifiées de se servir de ces outils, et permet aux élites sachant manier l’outil de définir les besoins des autres. L’outil industriel établit alors forcément une polarisation du pouvoir. C’est cet outil et non pas les personnes qui le manient qui détermine cette polarisation, ce qui amènera Illich à dire “changer l’équipe dirigeante, ce n’est pas une révolution”.

4/ Le droit à l’histoire et à la tradition : comme les individus ne sont pas libres de choisir leur production, “l’outil impose la direction et le rythme de l’innovation” (p.109). Cette innovation, couplée à l’obsolescence des anciens produits qui en résulte, prive la majorité de la population de références communes.

En détruisant son environnement et la capacité même de l’individu à s’y déterminer librement, la technique provoque une crise écologique en même temps qu’elle provoque une crise du sens. L’individu est condamné à faire tourner ce moyen devenu une fin en soi, et ne peut plus définir ses besoins propres. L’aliénation, au sens marxien, ne se limite alors plus au travail, mais touche la vie tout entière : notre consommation, notre environnement, tout devient déterminé de l’extérieur par des techniques hors du contrôle de la majorité de la population.

Pour autant – et c’est la nuance qui retient les penseurs de l’écologie de tomber dans un rejet complet de la technique et de la civilisation –, la technique n’a pas à être aliénante. Chez Gorz, si elle l’est, c’est parce qu’elle a été conçue pour servir des intérêts capitalistes et productivistes (et s’oppose ainsi à la thèse du développement autonome de la technique défendue par Ellul). Illich note bien que c’est aussi la question des limites et des seuils qui rendent un outil aliénant et contre-productif, et non l’outil lui-même. Et les deux admettent la nécessité d’avoir des outils se déployant à grande échelle.

CONVIVIALITÉ OU ÉCOFASCISME

Répondre à la crise écologique nécessite donc de répondre à la crise humaine, la technique provoquant les deux d’un même mouvement destructeur et autoritaire. Dès lors, quel système politique ériger pour répondre à la fois à l’aliénation individuelle et à la crise écologique ? Les penseurs de la technique clarifient les choses : rejeter totalement la technique, et donc l’industrie et les espaces hétéronomes, serait un non-sens. Se détachant de tout projet politique de “retour à la lampe à huile”, les écologistes techno-critiques prônent un régime politique garantissant le maximum d’autonomie aux individus en s’éloignant d’une logique productiviste et capitaliste. Une rupture nécessitant un débat sur les technologies et la production pour choisir celles qui répondent à des besoins définis démocratiquement.

Ce débat est essentiel car la focalisation sur les seuls problèmes environnementaux ne suffira pas pour libérer les humains. Gorz admet ainsi la possibilité d’un techno-fascisme, d’une dictature technocratique, où la réponse à la crise écologique serait laissée aux seuls experts contrôlant tous les facteurs de l’existence. Une telle réponse renforcerait alors l’emprise de la technique industrielle sur les humains, réduisant davantage encore leur autonomie.

Gorz rappelle à cet égard que les progrès scientifiques permettant déjà de nourrir, loger et vêtir tout le monde sur Terre, la politique et l’organisation de la production sont les seuls freins à la satisfaction des besoins humains. La crise écologique devient alors indissociable d’une crise du sens : qu’adviendrait-il de la vie sur une planète débarrassée des crises écologiques mais où toute autonomie serait impossible ?

Face à cette force aliénante et destructrice du lien social et de l’environnement que représente la technique, Illich propose donc la notion de convivialité. Une reconstruction conviviale déboucherait sur une société respectant les cinq équilibres que l’outil industriel détruirait, et laisserait ainsi le maximum d’autonomie à l’individu dans le respect de celle des autres.

Elle se définit d’abord par des outils dont le caractère convivial repose sur le respect de trois exigences : la garantie de l’efficience sans amoindrissement de l’autonomie personnelle, la disparition des rapports de sujétion et de servitude, l’élargissement du rayon d’action personnel, c’est-à-dire le périmètre au sein duquel l’individu peut exprimer sa créativité et agir sur son environnement. Le niveau de technicité n’est ainsi pas forcément un critère : Illich présente d’ailleurs le téléphone comme un outil convivial car il est facilement appropriable, et permettant d’étendre notre champ d’action sans priver les autres de leur liberté.

Dans une société conviviale, de tels outils et techniques de production sont choisis démocratiquement. Les techniques, outils, et modes de production qui en découlent y sont librement débattus et choisis par les individus les maniant, et sont subordonnées “à l’extension continuelle des autonomies individuelles et communautaires”. Ce choix n’est pas déterminé par les seuls experts monopolisant le savoir, mais par les “producteurs-et-usagers” de la communauté concernée en fonction de leurs besoins, eux-mêmes définis par cette même communauté. Selon Gorz, cette redéfinition de la technique est préalable et essentielle à toute tentative de sortie du capitalisme et de construction de modèles de production alternatifs.

La critique écologiste de la technique redéfinit ainsi ce que l’on qualifie d’ordinaire de progrès, en dehors des sentiers du progrès technique et de la croissance sans limite. Dans un XXème siècle où le progrès technique était une condition sine qua none de l’émancipation, la techno-critique veut ouvrir un chemin rejetant les impératifs d’efficacité et glorifiant l’autonomie et la diversité des activités. Et ce, dans un but d’émancipation du genre humain, en ne se concentrant plus sur le « plus » mais sur le « mieux ». Les critères définissant alors une société écologiste deviennent la mesure et l’équilibre menant à un mieux-être.

Que reste-t-il de cette techno-critique aujourd’hui ?

Constatons tout de même que le fétichisme de la technique et de la prouesse technologique a du plomb dans l’aile. L’installation de nouvelles techniques aux effets sanitaires ou environnementaux potentiellement risqués (nucléaire, 5G) n’est plus acceptée comme allant de soi, notamment du fait de leur imposition sans concertation préalable.

D’autre part, les notions de sobriété (Illich qualifiait d’“austère” l’humain vivant en société conviviale), de respect des équilibres avec l’environnement et d’autonomie (prise dans son acception la plus large et non uniquement dans le cadre du travail) ont apporté de nouvelles grilles de lecture et imaginaires pour les courants politiques s’emparant de la thématique écologiste, à l’image des formations partisanes existant à gauche. Pour nombre de nos contemporains, l’association entre progrès technique et progrès humain ne va plus de soi, elle a été remplacée, au contraire, dans l’imaginaire collectif, par de la méfiance vis-à-vis d’une technique dont l’usage intensif crée un risque pour l’humanité. C’est donc également une révolution intellectuelle pour une gauche marquée par le marxisme et le productivisme : le problème n’est plus uniquement le patron, mais aussi l’usine elle-même.

Politiquement, si la techno-critique relève plutôt du libertarisme de gauche (autogestion, égalité, communautés à taille humaine, démocratie directe, …), elle ne s’est pas cantonnée à ce camp. Ainsi, l’intuition d’imputer à la même cause – l’organisation du système productif – la destruction de la planète et celle des humains se retrouve à la base du courant écosocialiste (qui fut largement inspiré par Gorz). Certains groupes politiques français s’en revendiquent, comme le Parti de Gauche et la France Insoumise, tous deux créés par Jean-Luc Mélenchon. Ce qui n’est sans doute pas un hasard, vu son attention portée à l’Amérique Latine où l’écosocialisme a connu son heure de gloire, notamment via le concept de “buen vivir”. Ces concepts pourraient, davantage aujourd’hui qu’hier, connaître une vitalité nouvelle à la faveur du consensus qui se dégage dans les opinions publiques des pays démocratiques et dans le domaine scientifique sur l’urgence écologique et le lien entre question sociale et question environnementale.

Néanmoins, cette source d’inspiration ne nous dispense pas d’effectuer un retour critique sur ces concepts forgés par des auteurs marqués par les contingences de leur époque.  La première critique concerne l’absence de prise en compte du vivant non-humain : les penseurs de la technique que nous avons mentionnés ici ne remettent pas en cause la grande et classique division entre nature et culture. Gorz ne voyait ainsi pas comme un problème en soi la dégradation de la nature tant que cela ne remettait pas en cause les équilibres permettant la vie, c’est-à-dire essentiellement la vie humaine. Il ne considère pas les crises écologiques comme des problèmes en soi, mais comme une justification supplémentaire pour mettre fin à un système aliénant pour les humains, voire comme un problème secondaire.

Or la mise en scène de cette distinction fut à la base d’un mouvement d’appropriation sans précédent du vivant et on ne peut, au XXIe siècle, se satisfaire d’un tel aveuglement sur les causes comme sur les conséquences d’une crise écologique dont les manifestations n’étaient certes pas aussi évidentes à l’époque de Gorz qu’elles ne sont aujourd’hui, ni l’information à ce sujet aussi bien partagée, mais dont les prémices auraient dû tout de même attirer son attention. Si la société de la technique implique un fétichisme de l’efficacité et du contrôle dont il s’agit de se débarrasser, comment ne pas aussi remettre en question l’hubris d’une maîtrise totale de notre environnement naturel induit par un tel fétichisme ?

Gorz et les penseurs de la technique ont aussi eu tendance à voir en la science une entité presque toujours assimilable par le capitalisme lorsqu’elle n’alimente pas un projet politique. En avertissant sur le risque d’un écofascisme et en distinguant son écologie politique d’une écologie scientiste, Gorz supposait que le capitalisme userait comme toujours de sa capacité d’adaptation pour intégrer les connaissances sur le climat et la biodiversité sans changer son modèle. Or, force est de constater que le capitalisme et ses défenseurs ont nié, minimisé, détourné les alertes et recommandations des scientifiques, comme ce fut le cas de certaines majors de l’énergie et du pétrole, à l’image d’ExxonMobil ou de Total.

De même, une expérience comme celle de la Convention pour le Climat, où des propositions furent élaborées selon un processus de délibération citoyenne fondé sur des données scientifiques et avec le concours de la communauté scientifique, montre bien qu’il n’y a pas d’appropriation de la production scientifique par des intérêts économiques, bien que certains intérêts économiques n’hésitent pas à développer des pratiques s’apparentant à de la corruption intellectuelle pour obtenir un blanc-seing scientifique.

L’enjeu est ici, dans le processus de production et de diffusion de la connaissance scientifique et comme le remarquait Bruno Latour dans son essai Politiques de la nature, de penser les voies et moyens pour « faire entrer les sciences en démocratie » et sortir justement du règne sans partage de l’expertise qui ne peut mener qu’à une technocratie anti-conviviale.

NOTA : sauf mention contraire, les extraits cités ici sont tous tirés soit de “La convivialité” (1973) d’Ivan Illich, soit de “Ecologie et politique” (1975) et “Ecologie et liberté” (1977) d’André Gorz.

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (3/3) : utilité commune et intérêt général

Le Retour de la question stratégique

Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (3/3) : utilité commune et intérêt général

Dernière partie de notre série d’articles retranscrivant le grand entretien que nous a accordé Anicet Le Pors. Après une première partie consacrée au parcours de l’ancien ministre et une seconde dédiée aux thèmes essentiels de la propriété et de la fonction publique, nous abordons désormais la question de l’intérêt général et de la participation des travailleurs du secteur privé à l’utilité commune. L’occasion de revenir ici sur la figure envahissante du « manager » qui s’impose de plus en plus au sein de l’Etat et aussi de tracer quelques perspectives de changement pour l’avenir.
 

LTR : Je voudrais que nous abordions la notion d’intérêt général qui revient souvent dans vos écrits, comment définiriez-vous cette notion essentielle ?

ALP : Grande question que l’intérêt général ! La théorie néoclassique a essayé d’en proposer une définition minimale dont le principe de base est le suivant : l’individu est un agent économique et un être rationnel, qu’il soit producteur ou consommateur. Il faut donc lutter contre les causes qui peuvent entraver la rationalité du choix. Or la cause principale est l’asymétrie d’information qui existe dans les relations économiques (entre consommateurs et producteurs, entre producteurs, etc…). Le meilleur moyen pour garantir la rationalité du choix de l’agent sans que celui-ci ne soit trompé et remédier à l’asymétrie d’information est de mettre en œuvre les conditions de la libre concurrence[1]. Si ces deux conditions, dont l’une entraîne l’autre, sont réunies (libre concurrence et symétrie d’information) on parvient alors à un optimum social qui est ce que la théorie néoclassique entend par intérêt général.

Le manquement fondamental de la théorie néoclassique est justement, et c’est un lieu commun, qu’elle réduit le citoyen à un agent économique, à un consommateur. Cela limite tout de même drastiquement la portée de la notion d’intérêt général.

Il y a une réflexion féconde, dès la seconde moitié du XIXe siècle, sur la notion de service public justement, c’est ce qu’on a appelé l’école de Bordeaux menée par Léon Duguit, qui a donc très vite rencontré la question de l’intérêt général et a considéré, c’est aujourd’hui une ligne directrice du Conseil d’Etat, qu’il n’appartient ni au juge ni au Conseil d’Etat de définir l’intérêt général et que cela relève du pouvoir politique. Mais, et c’est là le paradoxe, le Conseil d’Etat considère qu’il relève de sa compétence en un sens, de reconnaître là où se trouve l’intérêt général. Par exemple, le Conseil d’Etat dit que l’égalité entre femmes et hommes ou bien la continuité du service public sont des principes d’intérêt général.

LTR : Cette fiction juridique est intéressante puisqu’elle fait de l’intérêt général un signifiant vide, une notion évolutive. Mais comment faire la distinction entre intérêt général et intérêt de l’Etat, ou bien, parce que la notion existe en matière pénale, entre intérêt général et intérêts fondamentaux de la Nation ?

ALP : L’Etat est le fondement, le lieu de sécrétion de l’intérêt général puisqu’il est l’instrument politique suprême. Donc c’est l’Etat qui dit l’intérêt général, nécessairement. Un cas où intérêt général et intérêt de l’Etat deviennent antagonistes, c’est la Révolution de 1789. Quand la Révolution est advenue, la nouvelle contradiction a été, à ce moment, entre les citoyens et l’Etat, avec d’ailleurs pour les citoyens une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et pour l’Etat, une constitution.

L’intérêt général est, dans l’absolu, une notion contradictoire : il n’y a pas d’intérêt général qui puisse être défini, fixé une fois pour toute, et on peut s’en féliciter.

L’intérêt général se manifeste par le peuple, dans la forme des différentes structures (partis, mouvements, syndicats, associations, fondations, etc…) qui émergent et sont la traduction, dans le champ politique, de la pluralité de la notion. Et c’est le vote qui tranche.

Par exemple, il faut bien admettre que les Gilets jaunes ont été des acteurs de l’intérêt général, en même temps que de leur intérêt tel qu’ils le concevaient.

L’intérêt général, comme la laïcité, sont des processus de création continue, ils existent sans jamais être parfaitement identifiables et ils évoluent. Il faut admettre la contradiction. Si on ne l’admet pas on érige un dogme et à ce moment-là, c’est fini ! Le Conseil d’Etat joue un rôle très important pour assurer la plasticité de la notion, un rôle ambigu mais tout à fait essentiel.

LTR : Vous faites une histoire des grandes tendances qui ont structuré l’Etat, la première est un mouvement croisé de sécularisation / affirmation dont vous faites remonter l’origine à Philippe le Bel, la seconde sur la socialisation croissante du financement des dépenses essentielles pour maintenir la cohésion de la société…

ALP : Je commence effectivement toujours mes conférences par une référence à Philippe Le Bel, mais je pourrais remonter plus loin encore je pense.

Pour vous répondre brièvement, j’ai toujours dit et répété qu’aucun président de la République ne parviendrait à faire baisser les prélèvements obligatoires. Lorsqu’un candidat à la présidence explique dans son programme qu’il va supprimer plusieurs centaines de milliers d’emplois publics et baisser de X% les dépenses publiques, c’est toujours en vain, et pour une raison simple : parce que la pression des besoins dans une société comme la nôtre est au mieux constante, si ce n’est croissante.

LTR : C’est toute la question, sur la socialisation croissante de ces dépenses, comment peut-on l’expliquer ? Est-ce une expression des besoins ? Un développement intrinsèque de l’Etat ?

ALP : Je pense que la réponse apportée par Emmanuel Macron à la crise économique liée à l’épidémie de covid-19 est un bon exemple : alors même qu’Emmanuel Macron est un pur produit du néolibéralisme, il a été le président du « quoiqu’il en coûte ». Ce n’est pas pour ça que c’est un grand réformateur ou un révolutionnaire mais il y a, si vous voulez, une pression des besoins qui est évidente. Mais, pour être parfaitement honnête, ce que je dis là, sur la socialisation croissante des dépenses, c’est une observation, un constat empirique indéniable, mais je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Je pense que c’est un champ justement qu’il faut davantage investiguer !

LTR : Vous évoquez régulièrement la possibilité de créer un véritable statut des salariés du secteur privé, c’est une idée très intéressante. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

ALP : C’est une histoire qui vient d’un peu loin… Dans la décomposition ambiante, il y a aussi la pensée syndicale qui est un peu décomposée aujourd’hui. Sous la direction de Bernard Thibault, il y a eu, aux alentours des années 2004-2005, un congrès durant lequel a été mis en avant l’idée d’un nouveau statut du travail salarié. C’était l’une des conclusions du congrès et l’on avait chargé Mireille Dumas, longtemps membre du CESE et ancienne fonctionnaire des postes, de réfléchir à ce sujet. Elle n’avait rien trouvé de mieux à faire que de proposer d’en finir avec le statut pour le remplacer par une convention collective pour l’ensemble des salariés du secteur public !

En 2009 la CGT a repris cette proposition dans un numéro du Peuple : puisqu’il y avait à l’époque 15% de contractuels au sein de la fonction publique, ils se sont demandé s’il était finalement  opportun de différencier le droit du travail entre fonctionnaires et salariés du privé. Certains sont allés jusqu’à dire qu’au fond, le statut était assimilable à une convention collective pour salariés de la fonction publique. Je me suis élevé contre cette idée complètement aberrante en bureau confédéral. Je leur ai dit qu’ils faisaient tout à fait fausse route, qu’un tel projet entérinait la dissolution de l’intérêt général, de l’idée même de service public et consacrait le manager comme figure de proue de la société, y compris au sein de la sphère publique. Ils se sont amendés en 2011 mais enfin ils avaient failli tomber dans le panneau !

Partant de cette mésaventure, j’ai voulu apporter une réponse à cette question de l’avenir du salariat, notamment dans le secteur privé. Il m’a semblé qu’il fallait défendre l’idée ancienne que la référence en matière de droit social devait demeurer le statut des fonctionnaires, et surtout pas le droit du travail privé.

L’idéal défendu dans le statut me semble être une bonne boussole. Donc j’ai considéré qu’à partir du code du travail on pourrait et on devrait créer quelque chose comme une « sécurité sociale du travail » par exemple ou bien une sécurisation des parcours professionnels. C’est-à-dire inscrire dans le code du travail un socle minimum de grands principes, droits et devoirs qui consacrent la participation des salariés du privé à l’utilité commune. Je plaide donc pour que ces derniers bénéficient de certaines garanties qui ne sont pas celles accordées aux salariés chargés de la défense de l’intérêt général, les fonctionnaires, mais suffisantes pour leur conférer une dignité au travail consacrant leur utilité dans la société. J’ai fait un article à ce sujet dans la revue de droit du travail de mars 2010, donc avant la remise au point de la CGT de 2011 mais après l’article de 2009.

L’idée était de consolider par la loi, et non par décret comme pour une convention collective, le statut des salariés du privé, d’où le titre : « statut législatif du travailleur salarié du secteur privé ».

Parallèlement, j’ai toujours défendu une approche en cercles concentriques afin de défendre les droits des salariés. Premièrement, je pense qu’il faut favoriser les échanges entre représentants des trois fonctions publiques (fonction publique d’Etat, fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière). Aujourd’hui les représentants de ces trois sous-ensembles du fonctionnariat ne se rencontrent pas suffisamment.

Le second cercle est élargi aux salariés du secteur public qui jouissent d’un statut, donc les salariés de la SNCF, de la RATP, d’EDF, etc… Ce second cercle englobe tous ceux qui sont aujourd’hui des salariés « à statut » pour ainsi dire et qui ont intérêt à travailler ensemble.

Le troisième cercle est, bien entendu, celui des salariés dans leur ensemble, donc des salariés du secteur public et du secteur privé, afin déjà de faire taire cette rivalité ridicule et encouragée par certains cyniques et qui dépeint les fonctionnaires comme des nantis qu’il faudrait aligner sur le régime privé. D’où l’idée d’un statut du salariat privé qui tendrait davantage vers l’idéal qui transparait dans le statut général des fonctionnaires de participation à l’utilité commune.

LTR : Comment définir la figure contemporaine du manager, consacrée au sein de l’Etat depuis maintenant une vingtaine d’années avec la mode du New public management, et pourquoi est-elle insoluble dans l’idée même de service public ?

ALP : Ça se comprend tout à fait si vous analysez la loi organique relative aux lois de finances (LOLF, qui fixe la structure des lois de finances de l’Etat ainsi que ses modalités d’examen par le Parlement, ndlr) et la réforme générale des politiques publiques (RGPP, politique publique mise en œuvre sous Nicolas Sarkozy visant à réformer en profondeur le fonctionnement de l’Etat, ndlr). Pour la RGPP, Nicolas Sarkozy avait fait appel à des cabinets privés pour déterminer ce qu’il fallait supprimer au sein de l’Etat comme services et comme politiques publiques, et le cabinet avait inventorié environ trois-cents mesures. Idem pour la LOLF, qui consacre l’asymétrie entre les différents types de crédits (dépenses d’investissements, dépenses de fonctionnement, dépenses de personnels, dépenses d’intervention, dépenses d’opérations financières) et segmente les budgets en créant des catégories pour lesquelles les dépenses sont non-fongibles (par exemple vous pouvez utiliser les crédits de personnels pour toute autre dépense, mais l’inverse est impossible). Si vous ajoutez à cela le principe d’annualité budgétaire, et le principe de performance, omniprésent, vous comprenez qu’il devient difficile de mener une politique publique de long terme.

Mais, si vous voulez, l’irruption de cet esprit managérial dans la gestion de l’Etat, c’est quelque chose qui fleurit d’anecdotes que j’hésiterais même à raconter. Par exemple, la loi du 6 août 2019 sur la transformation de la fonction publique consacre le principe selon lequel le rôle du chef d’équipe est de lever toutes les contraintes qui peuvent gêner le travail de son équipe et, en particulier, c’est à lui que revient de mettre en place les lignes directrices de gestion qui sont décidées « en haut » et qui descendent. Et la seconde chose gênante, c’est bien entendu les batteries d’indicateurs toujours plus importantes pour mesurer la performance. On ne juge donc plus du tout les fonctionnaires par rapport à leur responsabilité ou à l’idée qu’ils se font de l’intérêt général, on leur demande simplement de rendre des comptes. C’est une régression par rapport à la conception du fonctionnaire citoyen.

 Le rapport Silicani (livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, rendu en 2007 au Gouvernement par le conseiller d’Etat Jean-Ludovic Silicani, ndlr) , diligenté par Nicolas Sarkozy, et qui a été mis en échec fort heureusement, avait trois objectifs : faire échec à la loi par le contrat (recours massif aux contractuels) ; faire échec à la fonction par le métier (favoriser l’organisation de la fonction publique en métiers, c’est-à-dire en compétences) ; faire échec à l’efficacité sociale de la structure et du collectif par la mesure de la performance individuelle. Et qu’est-ce que l’efficacité sociale ? C’est nécessairement plus vaste que la performance économique. Lorsque je travaillais à la direction de la prévision, nous avions commencé à travailler sur ce sujet, à essayer d’établir des grilles multicritères pour traduire la pluridimensionnalité de la notion, mais cela était difficile.

Je vais vous donner un exemple amusant : on nous avait à l’époque demandé de déterminer l’utilité sociale d’un barreau d’autoroute et dans le rapport coût / avantage du barreau d’autoroute, on avait marqué : dédommagement du pretium doloris (compensation financière, ndlr) du chagrin de la veuve des futurs accidentés de la route. Autrement dit nous ne savions pas faire autrement que de tout monétiser ! On ne savait pas prendre en compte ce que Marx appelait la valeur d’usage, on ne savait, en bons économistes, qu’évaluer la valeur marchande. C’est un problème théorique majeur parce que les valeurs d’usage ne sont foncièrement pas commensurables. D’où la nécessité de compenser le handicap théorique et économique par la démocratie : si ce n’est pas mesuré ni mesurable, on discute, et chacun fait valoir la valeur d’usage qu’il accorde au fait considéré.

Il y avait une méthode qu’on appelait la méthode ELECTRE (élicitation et choix traduisant la réalité, ndlr) : face à un problème pour lequel on ne sait pas évaluer correctement, on réunit des gens qui sont parties-prenantes et on leur soumet un QCM, puis on produit des statistiques à partir de l’agrégation des réponses. Puis on leur présente cette statistique moyenne et on les invite à se positionner par rapport à celle-ci, c’est-à-dire qu’ils peuvent reconsidérer leur choix initial après avoir pris connaissance de la moyenne ou de la médiane. L’idée sous-jacente était que chacun prendrait en compte le choix moyen ou médian, c’est-à-dire l’opinion de l’autre et donc que les résultats finiraient par converger. Evidemment, avec ce type de méthode on court un risque, car on peut converger sur un argument démagogique par exemple, mais la méthode était intéressante.

Tout ça pour vous dire que lorsqu’on arrive au bout des capacités de calcul, la démocratie, la délibération doit prendre le relais. Ce qui n’empêche pas ensuite de retrouver une approche statistique pour objectiver le résultat de la délibération.

LTR : Une dernière question, très générale, sur le siècle que nous vivons et que vous qualifiez, dans le sillage d’Edgar Morin, de siècle des métamorphoses. Voyez-vous aujourd’hui se dessiner le point d’arrivée de cette métamorphose ?

ALP : Je ne sais pas répondre à cette question, malheureusement. Je sais simplement qu’il y aura un point d’arrivée mais je ne sais pas ce qu’il sera. Si vous voulez, les contradictions sont aujourd’hui tellement exacerbées, on parle beaucoup du climat mais il n’y a pas que ça, il y a bien-sûr les inégalités ! Ça m’ennuie de ne pas savoir quelle sera la réponse, parce qu’il y aura bien-sûr une réponse. Je crois fondamentalement que le XXIe siècle sera l’âge d’or du service public, mais je ne pense pas que cela pourra advenir sans une catastrophe. Les nouvelles donnes n’arrivent jamais sans un état de crise particulièrement grave, et potentiellement violent. C’est pour cela qu’en l’état actuel je ne suis pas pour une constituante ou une nouvelle République. Pour qu’il y ait une nouvelle constitution, il faut trois choses : que la constitution présente soit récusée avec un quasi-consensus ; qu’il y ait une idée consensuelle sur ce que doit être la nouvelle constitution ; qu’un évènement de rupture se produise. Aucune de ces trois conditions ne sont réunies aujourd’hui. Une présidentielle n’est pas un évènement d’une ampleur suffisante, pour un changement profond, il faut un choc, un traumatisme, même si je ne peux pas le souhaiter.

Mais je pense malheureusement qu’il n’y aura pas non plus de gauche, de gauche nouvelle par simple évolution des modes de scrutin. Pour les jeunes comme vous, j’ai conscience qu’une telle réponse est pathétique et décevante, mais c’est aussi l’aventure de la vie ! J’ai connu l’occupation et la libération, j’ai vu des femmes tondues en 1945 ! J’ai connu tout cela, et je sais à quel niveau doit se situer l’ampleur du traumatisme pour qu’il y ait une vraie métamorphose, même si on ne peut pas préconiser ni souhaiter cela. C’est à vos générations de tracer une voie, de faire ses choix pour l’avenir !

Références

(1)Dans la théorie néoclassique, la libre concurrence est vue comme le moyen de lutter contre une tendance inhérente des agents économiques à vouloir organiser les conditions de l’asymétrie d’information à leur profit. La concurrence parce qu’elle donne le pouvoir de choisir entre différentes possibilités au consommateur, ou au producteur dans les relations entre producteurs, lui rend ainsi le pouvoir en incitant les producteurs à se conformer à la demande du consommateur pour gagner des parts de marché. C’est notamment pour cela que les lois sur la concurrence punissent particulièrement sévèrement la notion de cartel qui est une entente entre producteurs pour maintenir, dans un marché concurrentiel, une asymétrie d’information. Pour cela aussi que la question de la transparence est particulièrement prégnante dans les systèmes concurrentiels où les associations de consommateurs sont structurées et influentes.

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Le populisme de gauche a-t-il encore un avenir ?

Le Retour de la question stratégique

Le populisme de gauche a-t-il encore un avenir ?

Depuis le milieu des années 2010, inspirée par les exemples de Podemos ou de Syriza, ainsi que par des mouvements tels que Occupy Wall Street ou les Indignados, une partie de la gauche a conçu, puis mis en œuvre, une stratégie politique fondée sur le « populisme de gauche ». Son but était de répondre aux impasses de la gauche de gouvernement accusée de s’être compromise, au nom du « réalisme » et de la bonne gestion, en accompagnant et en légitimant le cadre néolibéral du capitalisme contemporain. Concrètement, le « populisme de gauche » entend renouveler en profondeur les pratiques et les discours de gauche pour répondre au mécontentement social. L’aspect populiste de cette doctrine s’incarne dans le désir de construire une nouvelle « frontière politique » fondée sur l’opposition peuple / élite, le premier étant construit politiquement à partir de luttes sociales variées, le second représentant « l’oligarchie » politique et économique.

Tel qu’il a été théorisé en 2018 par Chantal Mouffe (1), le populisme de gauche repose sur les principes suivants :

  1. Le rejet de la vision marxiste fondée sur l’opposition capital / travail. Pour Mouffe, la conception traditionnelle de la gauche n’est plus audible car cette dernière a longtemps limité sa définition du « peuple » à une conception économique et les luttes politiques à la défense d’une classe ouvrière essentialisée. À l’inverse, Mouffe insiste sur le fait que des luttes nouvelles sont advenues depuis les années 1970 : mouvements antiracistes, droits des LGBT, combats écologistes… Ces nouvelles revendications doivent être mieux prises en compte et articulées entre elles au sein des stratégies de gauche.
  2. S’appuyant sur la pensée de Gramsci, Mouffe considère que la société fonctionne sur la base d’une succession de phases d’hégémonies culturelles qui imposent une certaine vision du monde et s’inscrivent dans les institutions. Par exemple, avec l’arrivée de Thatcher dans les années 1980, l’hégémonie néolibérale aurait succédé à la phase de partage hégémonique caractéristique de l’époque keynésienne. Cette culture néolibérale se serait ensuite diffusée au sein de l’appareil d’État qui ne peut de ce fait être considéré comme un agent neutre politiquement.
  3. La crise financière de 2008-2009 a entrainé la déstabilisation de l’hégémonie néolibérale. Cette situation ouvre ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste », une situation sociale qui permettrait d’instaurer une nouvelle hégémonie politique. Cette lutte pour l’hégémonie prend la forme d’un affrontement entre deux visions. Une vision réactionnaire (populisme de droite ou d’extrême droite) et une vision que Chantal Mouffe entend promouvoir : le populisme de gauche.
  4. Les leaders de la gauche doivent donc saisir cette opportunité en engageant une bataille culturelle rassemblant les mouvements de gauche et les revendications communautaires variées afin de « construire un peuple » sur le principe d’une « chaine d’équivalences » permettant d’articuler ensemble les revendications très variées des luttes s’opposant au néolibéralisme : écologistes, féministes, ouvriers, anti-autoritaires, anti-racistes…
  5. Ce rassemblement du « peuple » ainsi construit par la bataille culturelle permettrait d’engendrer un « nous » collectif fondé sur l’opposition avec le « eux » de « l’oligarchie ». L’établissement de cette nouvelle frontière peuple / élite doit être l’occasion de « radicaliser » une démocratie fondée sur des antagonismes qui sorte de « l’illusion du consensus »(2) caractéristique de l’ère libérale et de la gauche sociale-libérale.

À la fin de son livre, Chantal Mouffe fait part des discussions nourries qu’elle a eu avec un certain nombre d’intellectuels et de responsables politiques qui ont inspiré sa pensée. Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin sont notamment cités. Ainsi, ce petit livre peut se lire comme la théorie qui a nourri la stratégie politique de la France Insoumise mais aussi comme une synthèse de la revitalisation politique tentée par ce mouvement. Si cette stratégie a connu des évolutions, bien décrites par le journaliste Hadrien Mathoux (3), elle n’en a pas moins continué de respecter la plupart des principes énoncés dans l’ouvrage de Mouffe.

Pourtant, la mise en œuvre pratique du populisme de gauche s’est avérée beaucoup plus difficile que ce que la théorie suggérait, et le succès électoral n’a pas toujours été au rendez-vous. Il est donc nécessaire d’établir un inventaire de cette stratégie et d’en décrire les limites.

Engager la bataille culturelle contre l’extrême droite

Il ne fait plus de doute que nous sommes entrés dans une ère identitaire. Les questions culturelles, sociétales et migratoires sont, depuis quelques années, au cœur du débat public et suscitent des réactions passionnées. Ce phénomène n’est pas totalement nouveau. Les grands débats sociétaux ont toujours été des terrains de violents affrontements politiques. L’IVG, la peine de mort, l’école, les questions religieuses ou plus récemment le mariage pour tous ont provoqué, et provoquent toujours, des débats de grande intensité entre la gauche et la droite.

Le point commun de ces débats est qu’ils touchent directement la vie concrète et sont immédiatement compréhensibles, ce qui permet facilement de se forger un avis. Ils impliquent aussi des systèmes de valeurs qui dépassent la question des intérêts personnels. De ce fait, ils marquent l’identité politique de ceux qui s’y adonnent. Pour cette raison, ce sont des débats d’identité politique.

L’émergence des réseaux sociaux a exacerbé ces sujets au détriment de ceux sur lesquels il est plus difficile de se construire une opinion, soit parce qu’ils sont techniques, soit parce qu’ils apparaissent éloignés de la vie concrète. Le fonctionnement même des réseaux sociaux, fondés sur la réaction et le partage, rend mécaniquement plus visibles les sujets marqueurs d’identité politique. S’enclenche alors une boucle de rétroaction : les sujets identitaires suscitent plus de réactions, les algorithmes les mettent en avant, et donc les responsables politiques et les journalistes les exploitent pour faire du buzz et se faire connaître, ce qui renforce la place de ces thématiques dans le débat public.

Cette transformation du système médiatique par les réseaux sociaux est vraie pour tous les forces politiques, mais les stratégies populistes en exacerbent les conséquences. C’est bien entendu le cas du populisme de droite qui met les questions identitaires ou des sujets telles que le « wokisme » au cœur de son discours. Le « America is back » de Donald Trump est le versant combatif de l’angoissant « la France disparaît » d’Éric Zemmour. Mais le populisme de gauche use des mêmes ressorts. La grille gramscienne remplaçant la grille marxiste, la « bataille culturelle » est vue comme le lieu privilégié de la bataille politique. Une bataille qui se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée.

De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle. C’est au nom de cette logique que Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Les discours de Mélenchon insistent sur la créolisation, le droit au genre, l’environnement ou le bien-être animal, montrent une forte hostilité à l’énergie nucléaire. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »…

De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle.

Prenant acte de la crise du néolibéralisme, la campagne de Mélenchon ne fait pas du néolibéralisme son adversaire principal. Il tente de gagner la bataille d’après, en privilégiant l’affrontement « populisme de gauche » contre « populisme de droite » théorisé par Mouffe. Ainsi, Mélenchon multiplie les face-à-face avec Éric Zemmour, considéré comme le principal adversaire stratégique. De plus, les critiques qu’il adresse au gouvernement sont souvent issues du même registre que celui qu’on applique à l’extrême droite : « brutal », « autoritaire », « anti-démocratique »… Cela l’amène à renforcer ses propres thématiques identitaires et à délaisser (sans l’éliminer totalement) l’armature marxiste fondée sur les rapports économiques et les conflits de classes.

Un second aspect de la bataille culturelle telle qu’elle est théorisée par Mouffe concerne les affects. Ceux-ci auraient « un rôle décisif », selon elle. « C’est le défaut de compréhension de la dimension affective des processus d’identification qui, à mes yeux, explique en grande partie pourquoi la gauche, prisonnière d’un cadre rationaliste, est incapable de cerner la dynamique du politique », explique Mouffe (4). Privilégier les affects sur l’argumentation rationnelle serait la clé pour créer le sentiment d’adhésion militant sur lequel repose la conquête du pouvoir. Dans ce processus, le rôle du leader est central : « une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce processus », écrit Mouffe.

Cette conception explique le rôle très important qu’a pris la figure de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne de la France Insoumise. Celle-ci commence par un plébiscite sous la forme d’un parrainage citoyen et se poursuit par la mise en scène constante du candidat dans des meetings très travaillés, conçus comme de grands spectacles. La personne de Mélenchon est omniprésente sur les réseaux sociaux, amplifiée par l’action coordonnée d’une armée de militants. Cette personnalisation s’explique, il est vrai, par la nature de nos institutions qui font de l’élection et de la fonction présidentielle les clés de voûte de la politique nationale. Mais reconnaissons que la mise en scène de la campagne présidentielle de la FI favorise la figure du chef au détriment de ses conseillers et des autres députés de son groupe parlementaire à la différence, par exemple, de la campagne de Valérie Pécresse qui apparaît presque systématiquement entourée par d’autre cadres de son parti lors de ses évènements médiatiques.

Pour résumer, la bataille culturelle gramscienne engagée dans le cadre du populisme de gauche, a tendance à privilégier les affects à la raison, le culturel à l’idéologique, et développe un discours qui vise à s’adresser davantage aux identités politiques qu’aux intérêts de classe afin de rassembler son camp.

Un discours ambigu vis-à-vis des institutions démocratiques 

Le populisme, tel que je l’ai identifié dans mon ouvrage(5) procède non d’un contenu programmatique particulier mais d’une situation sociale spécifique caractérisée par une montée de la défiance institutionnelle. Cette défiance est elle-même la conséquence des politiques néolibérales qui, en mettant l’État au service du marché, participent à l’affaiblissement et à la perte de crédibilité des institutions publiques. Sur ce point, mon diagnostic rejoint celui de Chantal Mouffe.

Partant du constat de cette défiance, ma proposition serait de transformer les pratiques politiques en sortant du cadre conceptuel néolibéral afin de remettre les institutions publiques à l’endroit, c’est-à-dire au service de bien-être général plutôt que de les orienter systématiquement en faveur de l’organisation d’un marché en concurrence. À mon sens, cette nouvelle politique suffirait à relégitimer le rôle des institutions et à désamorcer la contestation populiste.

La proposition de Chantal Mouffe est différente. Elle souhaite s’appuyer sur cette défiance pour transformer en profondeur le fonctionnement des démocraties libérales. Ainsi, elle entend profiter de ce « moment populiste » pour développer les antagonismes et susciter l’émergence d’une « démocratie radicale ».

Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers.

Le propos de Mouffe vis-à-vis des institutions est néanmoins ambigu. D’un côté elle défend le principe de la démocratie libérale et réaffirme l’importance de la démocratie représentative (contre la démocratie des mouvements sociaux et les processus de type tirage au sort) ; d’un autre côté elle semble ouverte à l’introduction de pratiques susceptibles de contourner et d’affaiblir les institutions démocratiques. Par exemple, Mouffe estime que le rôle de l’État n’est pas d’organiser et de gérer les services publics mais de « permettre aux citoyens de prendre en charge les services publics et de les organiser démocratiquement ». De même, elle estime qu’il faut éviter de construire un espace public fondé sur « une représentation totalisante qui nierait le pluralisme » en permettant aux « communautés particulières » d’exister et de participer aux décisions aux côtés de la « communauté politique » formée par les citoyens. La nature de ces communautés particulières n’est pas explicitée. Cette vision conduit Chantal Mouffe à promouvoir une démocratie plurielle dans laquelle des légitimités politiques pourraient se constituer en dehors du Parlement : « L’espace politique traditionnel du parlement n’est pas le seul lieu où peuvent être prises des décisions politiques ; si les institutions représentatives doivent garder ou retrouver un rôle majeur, d’autres formes de participation démocratique sont aussi nécessaires pour radicaliser la démocratie » juge-t-elle.

Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers. Les transformations institutionnelles qu’elle promeut reposent sur la multiplication de niveaux de légitimité en concurrence. Pour Mouffe, les espaces communautaires sont complémentaires de l’espace politique national et permettent sa revitalisation.

Ce discours fait écho au tournant plus favorable au communautarisme pris par la France Insoumise depuis 2017. Le laïcard intransigeant qu’était Jean-Luc Mélenchon au moment des attentat de 2015 contre Charlie Hebdo est devenu l’un des défenseurs de certaines revendications islamistes, notamment lorsqu’il participe en novembre 2019 à la « marche contre l’islamophobie » qui dénonçait comme « liberticides » les lois de 2004 et de 2011 sur les signes religieux à l’école et le port de la burqa dans l’espace public(6). Cette année fut aussi celle de la rupture avec le philosophe Henri Peña Ruiz (7), défenseur de la laïcité et du droit à la critique de l’Islam et dont les propos lors des universités d’été de la France insoumise furent l’objet d’une virulente polémique(8).

Plus largement, la vision portée par la France insoumise est marquée par une profonde défiance institutionnelle. Le principe du référendum révocatoire, qui est l’une des marques de fabrique des programmes proposés par les candidats de la FI repose sur l’idée que les représentants du peuple trahissent leur mandat une fois élus et qu’il faut donc prévoir un mécanisme de révocation. La charte que les candidats de la FI aux législatives de 2017 ont été contraints de signer relève de la même logique de défiance. Il était ainsi demandé aux candidats qu’ils renoncent à agir « selon leurs seuls choix personnels » afin de se mettre « au service de la mobilisation du peuple » et de refuser « les tares de la 5ème République »(9).

La stratégie populiste développe une approche extrêmement critique des principes qui fondent la démocratie représentative. Elle considère que la légitimité politique n’émane pas d’une instance délibérative telle que le Parlement mais des luttes portées par les minorités opprimées. Ces luttes sont censées s’agréger, se compléter et se renforcer collectivement. Cette attention particulière portée à l’agrégation des revendications hétéroclites est quelque peu paradoxale pour des mouvements qui se réclament de la gauche radicale, puisqu’elle n’est pas sans rappeler la stratégie proposée par le think tank social-démocrate Terra Nova qui proposait, en 2012, de reconstruire un électorat de gauche à partir d’un socle composé des jeunes, des urbains, des minorités des quartiers populaires, des femmes et des « non catholiques », au détriment de la classe ouvrière, dont les auteurs estimaient qu’elle était perdue pour la gauche et dans une phase de déclin démographique et électoral(10).

Ainsi, à force de vouloir revitaliser la démocratie en combinant ensemble des luttes hétérogènes au nom de la construction d’une « chaine d’équivalences », le populisme de gauche rejoint un imaginaire petit bourgeois, sensible aux injustices mais qui refuse de hiérarchiser les combats politiques en mettant sur le même plan une multitude de revendications communautaires. La limite de ce cette vision est d’être peu sensible à la notion d’intérêt général qui suppose de refuser certains combats au nom de la priorité à accorder à certaines revendications jugées plus importantes. Le ralliement de l’antispéciste Aymeric Caron à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon est assez symptomatique de cet horizontalisme des luttes.

le crash politique de la crise covid

La préférence pour les affects plutôt que pour la rationalité, la défiance structurelle portée envers les institutions politiques et la stratégie consistant à considérer a priori comme légitimes toutes les luttes sociales portées par des communautés d’intérêts particuliers sans prendre la peine de développer une vision du monde structurée idéologiquement ont conduit certains militants de la France Insoumise à promouvoir un discours paranoïaque et à surfer sur des thèses complotistes lors de la pandémie de Covid-19.

La crise Covid peut être vue comme un extraordinaire révélateur politique. L’indifférence sociale, l’individualisme culturel et le mépris pour les services publics a logiquement conduit une partie de la droite libérale à minimiser les conséquences du covid et à promouvoir des stratégies visant à laisser prospérer le virus ou à n’imposer des contraintes qu’aux « populations à risque » sans qu’on sache toujours très bien comment les définir. Il n’est à ce titre pas étonnant que Didier Raoult, dont les accointances politiques avec la droite sont avérées depuis des années, soit devenu le chef de file des « rassuristes ». De même, les réactions libertariennes du journaliste Jean Quatremer fustigeant toutes les mesures sanitaires au nom des libertés individuelles ne sont pas si étonnantes pour ce défenseur du néolibéralisme Bruxellois. Enfin, le fait que les mouvements anti-masques et antivax soient noyautés par des groupuscules d’extrême-droite adeptes des théories complotistes est plus ou moins dans l’ordre des choses.

En revanche, les ambiguïtés de la France Insoumise vis-à-vis de la crise sanitaire témoignent d’une profonde confusion idéologique. Ma thèse est que cette confusion est la conséquence de la stratégie populiste.

La crise sanitaire et les confinements ont créé une grande angoisse. La gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement ainsi que ses multiples revirements ont légitimement renforcé la défiance. Passé l’épisode de sidération, cette angoisse a suscité des mouvements de contestation contre les restrictions à la mobilité, contre les fermetures des lieux de socialisation, contre le port du masque et la politique vaccinale. Très vite, ces mouvements ont pris des formes populistes dans le sens où ils étaient nourris et se nourrissaient d’une défiance généralisée envers les autorités politiques, médicales, journalistiques et scientifiques et qu’ils faisaient preuve d’une grande virulence.

À gauche, l’ouvrage de Barbara Stiegler sur la gestion de la pandémie (11)a renforcé l’idée que la crise Covid a été instrumentalisée par le pouvoir pour provoquer l’enfermement des populations et le contrôle des libertés.

La philosophe, qui a rejoint le Parlement de l’Union populaire en décembre 2021, estime notamment que « ce virus ne peut avoir de conséquences graves, dans l’immense majorité des cas, que sur des organismes déjà affaiblis, soit par le grand âge, soit par des facteurs de comorbidité ». Cette affirmation, infirmée par le consensus médical, conduit Stiegler à écrire que nous ne vivrions pas une pandémie (« pan » étant un préfixe suggérant la totalité d’un ensemble), mais « en Pandémie », c’est-à-dire sur un continent qui entendrait gouverner la société sur le modèle chinois.

La gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement ainsi que ses multiples revirements ont légitimement renforcé la défiance.

« Ce tout nouveau continent mental, avec sa langue, ses normes et son imaginaire, ce sont les dirigeants chinois qui ont été les premiers à l’explorer. C’est donc eux qui ont tout à nous apprendre, tandis que les Américains et leurs cousins britanniques n’ont rien vu venir. En Pandémie, c’est la Chine désormais qui domine. Non plus seulement économiquement. Mais aussi moralement, culturellement et politiquement.

Comme tout continent, la Pandémie a une langue qui se décline en idiomes nationaux. Mais ceux-ci traduisent des dispositifs inventés par la Chine : « confinement », « déconfinement » et « reconfinement », « traçage », « application » et « cas contacts ». C’est une esthétique nouvelle qui se dessine : « Un monde cybersécurisé où chaque individu est suspect (d’être malade), fiché, tracé, code-barrisé. Code vert : vous circulez. Code rouge : vous êtes arrêté-e. […] Comment passe-t-on du vert au rouge ? C’est automatique : si vous croisez des gens malades, une zone infestée, voire des idées douteuses ». (12)

Passons sur le fait que la gestion chinoise de la pandémie, fondée sur la stratégie « zéro covid », fut extrêmement différente de celle des États-Unis ou des pays européens. Ce qui est caractéristique de cette vision et qui témoigne de son aspect populiste est qu’elle implique une profonde défiance institutionnelle. Son discours s’appuie sur le schéma suivant :

  1. Le gouvernement sert les intérêts de l’oligarchie.
  2. L’oligarchie a pour projet de contrôler et d’asservir la population. Si elle n’a pas créé le virus, elle a profité de son apparition pour mette en œuvre un plan de contrôle de la société.
  3. Toutes les institutions qui participent à la gestion de la crise sanitaire et à la promotion du discours gouvernemental (les autorités médicales, les journalistes, les administrations des hôpitaux, les sociétés pharmaceutiques…) participent, consciemment ou non, à cette politique d’asservissement.

Dans cet univers mental, la lutte contre les outils « de contrôle » tels que les passes sanitaire ou vaccinal devient logiquement une priorité politique. En déplacement en Martinique, territoire durement touché par le Covid et où le taux de vaccination est particulièrement faible, la députée FI Mathilde Panot déclarait : « Au pouvoir, je le dis ici devant vous : nous mettrons fin à cette politique autoritaire de santé. Et le 13 janvier, lors de notre niche parlementaire […] nous allons présenter un texte qui demande de mettre fin au régime d’exception de santé, qui veut enlever le plein pouvoir sanitaire à Emmanuel Macron, et qui mettra fin au pass sanitaire et au pass vaccinal »(13). Notons que les expressions utilisées telles que « politique autoritaire de santé », « régime d’exception », « plein pouvoir sanitaire », renvoient à la stratégie d’extrême-droitisation de la politique gouvernementale exprimée plus haut.

Les appels à la mobilisation citoyenne contre les mesures sanitaires lancés par la France insoumise se doublent d’un principe de défiance vis-à-vis des vaccins, notamment les vaccins à ARN messager, pourtant les plus efficaces contre les formes graves de la maladie. « Je ne suis pas rassuré par un procédé qui est tout à fait nouveau et dont on ne connaît pas les conséquences. Je préfère les formes traditionnelles de vaccination », expliquait Jean-Luc Mélenchon au micro de LCI alors que la campagne de vaccination venait de débuter. « Je veux pouvoir choisir » et ne « pas être un cobaye » ajoutait-il(14). Un an plus tard, il apportait son soutien aux soignants guadeloupéens en grève contre l’obligation vaccinale et rencontrait le leader du mouvement Elie Domota, saluant ceux « qui ne se laissent pas mater ». Dans une interview donnée à la chaine locale Canal 10, il exprimait ses doutes sur d’éventuelles conséquences inflammatoires que pourraient avoir le vaccin dans une population contaminée par le chlordécone(15). Invité quelques semaines plus tard sur France Inter, Jean-Luc Mélenchon refusait d’appeler publiquement ses concitoyens à se faire vacciner, estimant qu’une telle prise de position de sa part aggraverait « la pagaille qui existe aujourd’hui dans les DOM ». « Le fait d’être contaminé n’empêche pas d’être contaminé et ne vous empêche pas de contaminer les autres » ajoutait-il avant de conclure : « Moi je suis vacciné, faites comme vous l’entendez. Mais ne faisons pas croire que la vaccination est la réponse unique. Et c’est ce que fait le gouvernement. Il passe son temps à dire : ‘‘si vous êtes vacciné il n’y aura plus de risque’’. Ce n’est pas vrai ! »(16).

Populisme de droite et populisme de gauche : un rapport différent aux institutions 

La manière dont la France Insoumise s’est emparée de la politique sanitaire illustre le double rapport que le populisme de gauche entretient avec institutions. D’une part les mouvements populistes se nourrissent de la défiance envers les institutions, d’autre part ils participent activement à alimenter cette défiance. Le discours sous-jacent de tout populisme, de droite ou de gauche, est que les institutions sont corrompues par une élite dont les intérêts sont contraires à ceux du peuple. Dès lors, le leader populiste est amené à décrire les responsables politiques, le gouvernement, mais aussi les médias, les autorités sanitaires, les revues scientifiques, les parti politiques traditionnels… comme étant à la solde d’un système oligarchique.

Ce projet traditionnel de la gauche, l’idée de développer une collaboration harmonieuse entre l’individu et les institutions, est mis en danger par la stratégie du populisme de gauche.

Le problème de cette vision est qu’elle rompt avec le rapport traditionnel que la gauche entretient vis-à-vis des institutions. La gauche est naturellement pro-État, pro-éducation publique, pro-système de santé généralisé, pro-science… Elle est donc spontanément favorable aux institutions. Plus précisément, le discours de gauche porte une vision des institutions qui n’est ni réactionnaire ni ultralibérale. À la différence de la vision réactionnaire, la vision de gauche estime que les individus n’ont pas à se soumettre aveuglément ni à se laisser dominer par des institutions sociales surplombantes (État, religion, traditions…). Dans l’approche rousseauiste, l’émancipation procède d’un contrat de reconnaissance réciproque entre la société et les individus. Ainsi, les institutions sociales tirent leur légitimité d’une conjugaison éclairée des volontés individuelles qui s’incarnent en elles. La vision de gauche se démarque également de celle des ultralibéraux pour lesquels la société se résume à l’addition d’individus ou de communautés mus par leurs intérêts propres. À l’inverse, la conception institutionnaliste de la gauche reconnait que l’individu pur est une fiction et que les communautés ne sont légitimes que si elles s’insèrent dans un ordre commun et acceptent les règles collectives.

Ce projet traditionnel de la gauche, l’idée de développer une collaboration harmonieuse entre l’individu et les institutions, est mis en danger par la stratégie du populisme de gauche. En développant une critique aveugle fondée sur la multiplication des antagonismes au nom de la conquête du pouvoir et de la lutte pour l’hégémonie, en cultivant « le bruit et la fureur » pour délégitimer les institutions sociales accusées d’être sous l’emprise hégémonique du néolibéralisme, la gauche populiste en vient à construire la même représentation du monde que celle des ultralibéraux. Elle produit un imaginaire dans lequel le monde serait essentiellement composé d’individus mus par leurs passions et leurs intérêts, un monde peuplé de personnes sans convictions partagées, sans idéologie, sans collectif, et dans lequel l’État n’émane pas d’une conception de l’intérêt général mais serait le pur instrument d’intérêts particuliers.

Tout projet démocratique suppose un minimum de confiance entre les citoyens. La gauche n’a pas d’avenir si son projet est de combattre les institutions qui sont au cœur de notre société. « Rassembler le peuple » est un slogan creux si on refuse d’admettre que le « peuple » n’est pas uniquement un rassemblement d’intérêts particuliers en lutte contre l’hégémonie néolibérale mais un ensemble cohérent d’individus qui ont développé des liens de confiances les uns envers les autres à travers des institutions sociales et qui partagent un destin commun. Si le peuple n’est qu’une collection d’intérêts, il n’est guère différent d’un tas de sable dont les grains sont désorganisés et s’amassent sans structure, sans classe et sans nation.

En fait, le populisme renforce systématiquement une vision du monde qui est spécifique à la droite. En dessinant un monde anomique dans lequel les individus seraient livrés à eux-mêmes, il légitime les conceptions réactionnaires qui entendent réunir le peuple sous des institutions transcendantes fondées sur la religion, les identités culturelles ou une vision fantasmée de l’histoire. Il participe aussi à renforcer le discours ultralibéral qui glorifie la liberté individuelle et nie la légitimité de toute organisation collective, en même temps que l’existence d’un bien commun. Ainsi, en développant une critique aveugle fondée sur les affects, le populisme de gauche tend à renforcer les visions réactionnaires ou libertariennes de la société. Loin de défendre les luttes sociales en proposant une vision cohérente, il nourrit les contestations de toute sorte, ce qui renforce la crise de confiance et affaiblit les bases de la démocratie.

Pour une gauche de la raison 

Il est important de reconnaît que les populismes ne sont pas apparus sans raison. La défiance institutionnelle actuelle s’explique par le fait que beaucoup d’institutions publiques ont été perverties de leur fonction initiales et que l’État lui-même a perdu en légitimité en se montrant impuissant à répondre aux enjeux sociaux et économiques qui ont été révélés par la crise de 2008, et qu’il apparaît également impuissant à répondre de manière satisfaisante à la question climatique. Le cadre européen et la mondialisation, qui soumettent l’économie française à une concurrence sans véritable régulation politique, ont poussé les gouvernements français à mener des politiques similaires, fondées sur des mesures d’attractivité au bénéfice du capital, en espérant attirer les investissements et les emplois. Ces mesures ont été payées par un accroissement de la fiscalité des ménages (notamment via la hausse des taxes sur la consommation), par la baisse des retraites, mais aussi par un affaiblissement des services publics. Le sentiment de défiance d’une grande partie de la population et le désintérêt grandissant qu’elle éprouve envers le fonctionnement de la démocratie sont les conséquences logiques de ces politiques qui semblent se mener contre les gens et non pour eux.

Un projet de gauche doit donc faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects. Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques.

Pour autant, il faut aussi reconnaître que le rassemblement des colères est insuffisant pour porter un véritable projet de gauche. On ne peut pas défendre et légitimer tous les mouvements d’opposition au néolibéralisme au prétexte de construire une « chaine d’équivalence ». On ne peut pas à la fois s’affirmer féministe et tolérer le voilement des petites filles ; on ne peut pas d’un côté défendre les personnels hospitaliers épuisés par le covid et de l’autre refuser d’appeler la population à se faire vacciner ; on ne peut pas s’opposer à l’intégration européenne tout en renonçant à défendre le cadre national ; on ne peut pas proposer de sortir du marché et de la mondialisation néolibérale sans penser les frontières économiques et la souveraineté nationale. Enfin, on ne peut pas articuler l’écologie et le social tout en adoptant une vision libertaire fondée sur la détestation de toutes contraintes et en promouvant les droits individuels à la consommation.

Un projet de gauche doit donc faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects. Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques. De ce fait, la politique ne peut se résumer au combat culturel. Elle doit d’abord repenser les contraintes et proposer une vision cohérente du monde au lieu de légitimer par avance les revendications de groupes d’intérêt diverses qui affirment s’opposer au néolibéralisme.

Développer cette pensée et promouvoir une vision cohérente suppose de renoncer à la mise en avant de thématiques qui ne servent qu’à renforcent les identités politiques, à faire du « like » sur les réseaux sociaux et à rassembler les militants de son camp. Ces pratiques relèvent peut-être d’une stratégie électorale efficace dans l’art de faire du buzz mais ne suffisent pas à développer et à promouvoir un projet politique. Pour cela il faut nécessairement en passer par la hiérarchisation des luttes, ce qui suppose de renoncer à certains objectifs afin d’en privilégier d’autres au nom de la raison et non au nom des intérêts des uns contre les intérêts des autres.

La bataille culturelle n’est pas dissociable de la bataille idéologique. Mais, plus fondamentalement, la bataille idéologique nécessite de s’appuyer sur une conception claire du bien commun et de l’intérêt général. Chantal Mouffe n’a pas tort d’affirmer que la politique est le terrain d’affrontement des antagonismes ; elle a raison de se méfier de l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est fourvoyée. Rendre du sens à la politique, c’est bien réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Il n’en reste pas moins qu’une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire.

Enfin, la gauche doit réaffirmer que son but est de construire de nouvelles institutions et d’instaurer un rapport de confiance entre ces institutions et les individus. Elle doit défendre la démocratie représentative et cesser de propager une vision du monde apocalyptique dans lequel prévaudrait la guerre de tous contre tous. Un tel tableau ne peut que susciter l’effroi et renforcer le besoin d’autorité et les visions paranoïaques qui sont au cœur du populisme de droite.

Références

(1)Mouffe, C. Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

(2)Mouffe, C. L’Illusion du consensus, Albin Michel, 2016.

(3)Mathoux, H. Mélenchon : la chute. Comment La France insoumise s’est effondrée, Editions du Rocher, 2020.

(4)Toutes les citations sont extraites de Pour un populisme de gauche (2018).

(5)Cayla, D. Populisme et néolibéralisme, il est urgent de tout reconstruire, De Boeck Supérieur, 2020.

(6)Abel Mestre « LFI, accusée de complaisance avec le communautarisme, veut clarifier sa vision de la laïcité et de la République », Le Monde du 27/10/2020.

(7) https://twitter.com/jlmelenchon/status/1192796104183730176

(8) Pezet, J. Libération, Checknews, « Qu’a dit Henri Peña-Ruiz sur le ‘‘droit d’être islamophobe’’ lors de l’université d’été de La France insoumise ? », 26/08/2019, en ligne.

(9)« Charte des candidat·e·s de la France insoumise », en ligne sur https://lafranceinsoumise.fr/campagne-legislatives-2017/charte-candidat-e-s/

(10)Jeanbart B., Ferrand, O. Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Terra Nova, en ligne sur https://tnova.fr.

(11)Stiegler, B. De la démocratie en pandémie : santé, recherche, éducation, Gallimard, Coll. Tract, 2021.

(12) B. Stiegler 2020, op. cit.

(13)Herreros, R. « « Mettre fin au pass vaccinal »: la promesse de Panot en pleine vague épidémique passe mal », Huffpost, 19/12/2021, en ligne.

(14)« Covid-19 : Jean-Luc Mélenchon Mélenchon ‘‘pas rassuré’’ par le vaccin Pfizer », Le Figaro / AFP, 10/01/2021, en ligne.

(15)Toussay, J. « Aux Antilles, Jean-Luc Mélenchon surfe sur la défiance liée au chlordécone », Huffpost, 19/12/2021, en ligne.

(16) « Sixième République, libertés fondamentales, Union européenne : Jean-Luc Mélenchon répond aux questions du 7/9 », France Inter, le 3/01/2022, en ligne.

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S’expliquer avec Saint-Just

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S’expliquer avec Saint-Just

« Ni Soboul, Ni Furet ». Voilà le cri lancé par Miguel Abensour aux esprits dogmatiques qui voudraient enfermer l’événement Révolution française dans l’alternative stérile entre apologie naïve et « préfiguration du totalitarisme ». Abensour, aidé en cela par l’œuvre de Remo Bodei, propose une nouvelle lecture de l’événement révolutionnaire, et de l’action des jacobins, en le confrontant aux écrits de Spinoza. Parmi les éléments souvent passés inaperçus, la compréhension fine des passions politiques développée par les jacobins, et l’un de leur principal représentant : Saint-Just. La théorie des institutions qui en ressort n’est certes pas dénuée de contradictions, voire d’idéalisme, mais en poursuivant dans la direction donnée par Remo Bodei et Miguel Abensour, il est possible de retrouver le « coup de génie » de Saint-Just.
L’instution comme production immanente du social

La notion d’institution n’est pas sans connaître certaines évolutions dans la pensée de Saint-Just. Celui-ci l’utilise tout d’abord dans l’acceptation courante de l’époque, c’est-à-dire comme « l’établissement, la création d’un ordre ; l’objet pour lequel un ordre a été institué ; enfin l’éducation ». Mais il existe également un emploi spécifique qui apparaît dès son discours du 10 octobre 1793 (« Pour un gouvernement révolutionnaire ») et trouve sa forme la plus aboutie dans le discours du 9 Thermidor ainsi que dans les Fragments sur les institutions républicaines. Ici l’institution est mise en opposition avec d’autres notions, notamment celles de loi et de contrat, et se définit, comme le note Miguel Abensour, comme « recherche d’une positivité républicaine ».

L’institution est envisagée directement à partir des tâches à accomplir : elle est l’instrument révolutionnaire qui doit, à partir des antagonismes sociaux tels qu’ils se présentent à l’époque, faire passer la France de l’état sauvage à la cité de droit social »

En d’autres termes, l’institution est envisagée directement à partir des tâches à accomplir : elle est l’instrument révolutionnaire qui doit, à partir des antagonismes sociaux tels qu’ils se présentent à l’époque, faire passer la France de l’état sauvage à la cité de droit social (2). C’est cet emploi de la notion d’institution qui nous intéresse ici dans la mesure où il offre deux points de rapprochement, et de confrontation, avec le spinozisme : l’institution est analysée comme produit de la conflictualité du social et non comme production transcendantale ; cette origine sociale débouche chez Saint-Just comme chez Spinoza sur une conception spécifique du pouvoir politique comme mobilisation des masses/de la multitude à travers la production d’affects communs.

Au sein du Traité politique est posée la question de savoir d’où l’Etat (les institutions) tire sa souveraineté. La réponse est simple : du corps social lui-même ou plus précisément de ce que Spinoza nomme la puissance de la multitude ; c’est-à-dire d’un conglomérat de puissances individuelles (3) qui surpasse chacune d’entre elles et qui possède la capacité de s’auto-affecter collectivement.  En d’autres termes la souveraineté (l’imperium) dans la pensée spinoziste n’est rien d’autre qu’un droit-puissance supérieur composé des droits-puissances individuels et qui repose en dernière instance sur sa capacité à soumettre lesdites puissances individuelles à travers la production d’un affect commun.

Certes Saint-Just n’a pas la profondeur philosophique de Spinoza et semble ignorer le concept de multitude. En revanche l’Etat se présente également chez lui comme un produit immanent du corps social et constitue le moyen pour celui-ci de persévérer dans son être en assurant les deux tâches essentielles que sont son indépendance et sa conservation. Le monde social de Saint-Just est en cela proche de celui de l’auteur du Traité politique et prend la forme d’un jeu de forces d’où émerge l’institution. L’un et l’autre se séparent nettement d’une vision contractualiste de la société pour développer une philosophie de l’immanence d’où il ressort que l’Etat se constitue d’abord comme appareil de capture des puissances individuelles.

Cela ne manque pas d’avoir une influence sur la façon dont l’action politique est conçue chez Saint-Just comme chez Spinoza. L’un et l’autre envisagent le pouvoir politique comme emprunt si bien que la phrase d’Alexandre Matheron au sujet de la philosophie politique de Spinoza pourrait très bien s’appliquer également à celle de l’auteur des Fragments des institutions républicaines : « Le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets »(4). Le gouvernement révolutionnaire, tout comme le souverain dans la doctrine spinoziste, est envisagé uniquement comme détenteur d’une puissance dont il n’est pas originaire.

Plus encore que ses préoccupations théoriques c’est la pratique du pouvoir par Saint-Just qui incarne le mieux cette idée. Dans les derniers mois de l’année 1793 Saint-Just, amère, affirme que la révolution est glacée, le mouvement populaire manque d’impulsion, la question se pose alors de savoir comment retrouver le dynamisme révolutionnaire. Et sans abandonner le terrain de la raison, Saint-Just se penche sur les passions. « Je pense que nous devons être exaltés, cela n’exclut point le sens commun ni la sagesse (5)». La cité de droit social est également une « cité ardente ». Tout comme Spinoza, il fait voler en éclat l’opposition entre la raison et les passions. C’est par la production d’affects communs que la révolution pourra être « dégelée ». Certes le corps social est encore chaud, il remue, mais les premiers signes de cristallisation se font jour alors même que l’œuvre révolutionnaire n’est pas terminée. Il y a encore un décalage entre un Etat désormais républicain et des Français aux mœurs encore profondément monarchiques. Il revient au gouvernement révolutionnaire de mobiliser le corps social à travers des mécanismes affectifs.

Tout comme chez Spinoza, les affects jouent donc un rôle primordial dans le déroulement des crises dans la pensée de Saint-Just. Ils sont cet élément nécessaire au dynamisme révolutionnaire, l’instrument qui permet d’introduire une trajectoire séditieuse. »

Tout comme chez Spinoza, les affects jouent donc un rôle primordial dans le déroulement des crises dans la pensée de Saint-Just. Ils sont cet élément nécessaire au dynamisme révolutionnaire, l’instrument qui permet d’introduire une trajectoire séditieuse. Si dans la philosophie spinozienne la crainte et l’espoir sont les affects politiques les plus essentiels et ceux que l’on retrouve dans chaque complexion institutionnelle, ce rôle est joué par la terreur et la vertu dans la pensée de Saint-Just. C’est peut-être ici d’ailleurs que l’Archange de la révolution se fait plus rigoureux que l’Incorruptible.

Là où Robespierre fait de la vertu le ressort du gouvernement populaire en temps de paix et de la terreur un simple instrument de la vertu lorsque survient une révolution, Saint-Just maintient tout du long la tension dialectique entre les deux termes et en fait deux principes distincts à disposition permanente du gouvernement. Il ne peut y avoir de vertu sans terreur de même que chez Spinoza il ne peut y avoir d’institution sans mobilisation tantôt de la crainte tantôt de l’espoir.

Mais Saint-Just ne verse pas dans ce qui serait une forme de spontanéisme avant l’heure. La mise en mouvement du corps social par les affects collectifs ne peut pas se produire à n’importe quel moment. Il faut avant tout que des « nœuds affectifs » se produisent, que des seuils de tolérance soient dépassés pour que le corps social sorte de son inertie et que des passions séditieuses voient le jour. « Sans doute, il n’est pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l’on fait est un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand, pour que l’opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt »(6).

Difficile ici de ne pas penser au concept d’indignation que Spinoza définit dans le Traité politique comme ce quant-à-soi qui fait dire « pas au-delà de ça, tout plutôt que ça » et qui correspond au point de non-retour, à la limite, du pouvoir d’affecter d’une institution sur le corps social. Ici se trouve certainement le génie de Saint-Just : loin de verser dans une conception miraculeuse ou volontariste de l’événement révolutionnaire comme certains le font encore de nos jours, il est attentif au rythme du social et fait habilement dialoguer les dimensions synchronique et diachronique des sociétés humaines.

Le droit naturel de Spinoza contre l’institutionnalisme naïf de Saint-Just

Cependant, la théorie des institutions de Saint-Just ne va pas sans poser problème. Là où Spinoza (7) fait de la conflictualité du social un horizon indépassable et où toute institution n’est jamais qu’un affect commun voué à dépérir sous les coups d’affects plus puissants, Saint-Just se révèle incapable de penser ce dépérissement de manière aussi nette. Il y a une forme de schizophrénie dans sa pensée, ou tout au moins de contradiction. D’une part il fait des institutions républicaines un horizon indépassable réalisant l’harmonie du corps social ; d’autre part son attachement indéfectible au droit exclusif du peuple à l’insurrection montre qu’il n’est pas insensible à l’idée que des situations d’indignation (dans le sens que donne Spinoza à ce concept) puissent se produire alors même que les institutions républicaines sont déjà en place.

Dans la pensée de Spinoza, la bifurcation vers une trajectoire séditieuse n’a rien de fatal mais elle n’a rien d’impossible non plus. L’institution n’est jamais qu’une stabilisation temporaire des rapports de force présents au sein du corps social. Si ces rapports se déséquilibrent, l’affect de reconnaissance de l’autorité institutionnelle et d’obéissance à ses commandements (l’obsequium) pourrait bien être remis en cause et créer une crise institutionnelle.

La politique n’existe que par la présence de conflit au sein du social. Une fois atteint une situation non conflictuelle et unitaire de la cité les relations politiques n’auront plus lieu d’être ; « alors, le social non brisé, non brimé par le politique, pourra laisser jouer à fond sa spontanéité créatrice »

Rien de tel chez l’auteur des Fragments sur les institutions républicaines. Saint-Just est conscient de la situation de conflictualité qui règne dans le corps social. Il combat d’ailleurs ce qu’il appelle le fédéralisme civil, mais il en fait une situation provisoire que l’événement révolutionnaire doit résoudre. Dans la mesure où la vie sociale précède le politique chez lui, la société n’est pas immédiatement politique, elle l’est en revanche accidentellement. Les institutions ont pour fonction de faire passer la société de l’état sauvage, aussi dénommé état politique, à la cité de droit social qui est une cité non politique. La politique n’existe que par la présence de conflit au sein du social. Une fois atteint une situation non conflictuelle et unitaire de la cité les relations politiques n’auront plus lieu d’être ; « alors, le social non brisé, non brimé par le politique, pourra laisser jouer à fond sa spontanéité créatrice ».

Dans le conflit qui oppose Spinoza à Hobbes au sujet de la fin de la politique, Saint-Just se serait retrouvé certainement du côté du second. Il est un institutionnaliste rêveur dans la mesure où il considère que le droit est en capacité de stabiliser une bonne fois pour toutes le corps social. Comme le note Miguel Abensour son « indéterminisme économique, exprimé à plusieurs reprises, le renvoie vers la pensée d’une formation sociale à contre-courant de l’évolution économique, vers la petite production agraire ou artisanale, résultat de la décomposition du mode de production féodal. » (8) Pourtant, cette pensée de l’institution républicaine comme libération définitive du social et suppression de la politique n’est pas aussi homogène qu’on veut bien le croire. Saint-Just est également un penseur du droit exclusif du peuple à l’insurrection ; un droit qu’il veut sauvegarder y compris après l’installation des institutions républicaines.

Au-delà de l’idée selon laquelle la positivité républicaine et la cité unitaire seraient constituées d’un monde où l’ensemble des antagonismes sociaux auraient disparu, Saint-Just fixe deux autres impératifs que doivent remplir les institutions républicaines : elles doivent être la garantie du gouvernement d’un peuple libre contre la corruption des mœurs ; elles doivent être la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement.

Dans une France totalement républicaine l’Etat aurait certes était réduit au maximum au nom de l’extinction des relations politiques, mais un gouvernement continuerait d’exister, et il n’est pas improbable aux yeux de Saint-Just que ce dernier soit corrompu. Saint-Just n’est donc pas insensible à l’idée de dépérissement mais il ne la conçoit que dans le domaine des mœurs et du gouvernement et non dans celui des institutions. Bien sûr cela ne manque pas d’étonner. (9) Mais une fois passé ce premier sentiment il est possible de voir toutes les implications pratiques d’une telle idée. Tout comme chez Spinoza il n’y a pas d’abandon des droits naturels au moment de l’entrée dans la cité de droit social et aucune aliénation de ces droits n’est possible. Plus pertinent encore, les institutions républicaines justifient le recours à ces droits naturels, lorsque la situation l’impose, à travers le droit à l’insurrection.

Tout se passe donc comme s’il y avait deux Saint-Just : l’un met fin à la politique, et à l’histoire, en pensant pouvoir atteindre un corps social harmonieux ; l’autre la maintient à travers l’idée que rien ne peut empêcher la dynamique collective des affects de pencher du côté de la révolte. La confrontation de son action avec l’œuvre de Spinoza fait pencher la balance du côté du second Saint-Just ; et ouvre la voie à une nouvelle lecture du jacobinisme, certes encore embryonnaire, mais déjà rafraichissante.

Références

(1) Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, Sens et Tonka, 2019

(2) La loi et le contrat correspondent dans la pensée de Saint-Just à une conception individualiste du droit : la loi se manifeste comme volonté générale et le contrat comme concours de volontés particulières. L’un et l’autre entretiennent un rapport d’extériorité vis-à-vis du peuple. A contrario l’institution « porte en elle l’idée d’œuvre unitaire et collective à accomplir, tend à abolir cette extériorité en faisant appel à la participation du peuple, à son adhésion, et en s’imposant par la persuasion ». Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, Sens et Tonka, 2019 p.118

(3) Dans la pensée de Spinoza, le conatus désigne l’effort déployé par chaque chose pour persévérer dans son être, chez l’être humain le conatus est d’emblée désirant mais sans objet. Il trouve donc ses affections dans les choses extérieures. Dans la mesure où il évolue la plupart du temps au sein d’un corps social il est affecté par celui-ci et par les autres êtres humains qui le composent. Ce sont ces conatus en tant que puissances désirantes qui forment collectivement ce que Spinoza appelle la puissance de la multitude.

(4) Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, éditions de Minuit, 1988.

(5) Saint-Just, Fragments sur les institutions républicaines, Torino Einaudi, p.52.

(6) Saint-Just, Fragments sur les institutions républicaines, Torino Einaudi, 1959, p.52

(7) Et de nos jours le structuralisme des passions tel que le développe Frédéric Lordon notamment dans Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, 368p.

(8) Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, op. cit.

(9) Miguel Abensour pense trouver la source d’une telle originalité dans la volonté pratique de Saint-Just de maintenir le lien entre les sans-culottes et le jacobinisme. Lien rompu en mars 1794 lorsque les jacobins se séparent des sociétés populaires

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L’éthique environnementale ou l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature

Dans ce premier article de notre série consacrée aux sources de l’écologie politique, nous étudions l’environnement dans une perspective éthique. Il s’agit là d’un courant mal connu en France – et pour cause ses principaux auteurs sont de filiation anglo-saxonne – pourtant riche de toute une tradition qui infuse dans le débat public. Le projet de l’éthique environnementale consiste à identifier dans l’éthique dominante un anthropocentrisme latent qui explique pourquoi la préservation de l’environnement n’est jamais un objectif en soi. Mais qu’est-ce au juste que l’éthique environnementale ?
Vers Un grand récit écologiste

Qu’est-ce qu’un grand récit ? Un discours, un vocabulaire, une stratégie, une philosophie politique, une vision historique ? Sûrement un peu de tous ces éléments à la fois. La force d’un grand récit est d’abord et avant tout sa capacité d’entrainement par la production de sens. Ce ne peut pas être un discours prêt-à-penser, au contraire un grand récit doit permettre une certaine souplesse intellectuelle pour que des courants, des tendances se dessinent et se développent. C’est enfin une capacité à replacer l’action politique le long d’un arc temporel qui s’étend d’un passé plus ou moins lointain marqué par des évènements fondateurs jusqu’à un avenir esquissé à la manière d’un horizon. La révolution de 1789 a été à ce titre le mythe fondateur d’un grand récit républicain en France, tout comme le marxisme a été le creuset d’un grand récit populaire.

Pour bien des raisons que nous n’analyserons pas ici, l’époque contemporaine – à gros traits la postmodernité – se caractérise notamment par la désuétude de ces grands récits. Or un champ politique sans récits antagonistes pour le structurer est comme un spectacle sans histoire, une scène sur laquelle des acteurs errent sans but pour distraire des spectateurs amorphes. Les visions étriquées et démagogues ou bien la tactique électorale à la petite semaine masquent mal une incapacité à produire du sens par l’action politique, réduisant les élus au rôle de simples gestionnaires d’un Léviathan administratif en pilotage automatique.

La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique. »

Pourtant, ce constat ne saurait occulter l’affirmation , ces dernières années, d’un discours qui convainc de plus en plus de citoyens et d’électeurs : l’écologie politique. Mais qu’est-ce que l’écologie politique ? Son inconsistance lui assure aujourd’hui une certaine prospérité. Derrière ce signifiant (un peu) vide se cachent pourtant des dizaines d’auteurs, de pensées différentes et bien souvent divergentes mais qui ont en commun une qualité essentielle de tous les grands récits : elles proposent une vision du monde totalisante. L’écologie politique désigne en premier lieu un ensemble de thèses et de doctrines hétérogènes qui pointent toutes vers une même finalité : faire de la préservation de notre environnement l’enjeu politique fondamental. La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique.

1. Le champ éthique, l’environnement et la notion de valeur

L’éthique comme champ philosophique correspond à la « science des mœurs ». Le terme est un emprunt au latin ethica, lui-même repris du grec ethikon, « relatif aux mœurs et à la morale ». L’éthique se caractérise par sa dimension pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de servir de guide, de boussole pour l’action. Deux grandes écoles éthiques ont émergé à la faveur de la modernité philosophique. La première est le conséquentialisme qui évalue la moralité d’une action en fonction des conséquences qu’elle aura. Sa plus célèbre version est l’utilitarisme – transposition à l’éthique des grands principes libéraux – qui transforme la philosophie pratique en une succession de calculs d’utilité, chaque individu faisant ainsi des choix guidés par son intérêt propre. L’école déontologique constitue la seconde grande école éthique, qui évalue non pas les conséquences des actes de l’individu mais prioritairement la visée poursuivie par celui-ci, c’est-à-dire son intention initiale.

Sans entrer dans le détail des développements et des limites d’une opposition statique entre écoles – la première représentée classiquement par Bentham et Mill, la seconde par Kant – remarquons que ces deux approches supposent que l’on place au fondement de l’évaluation – soit de la visée, soit des conséquences – une valeur cardinale à l’aune de laquelle l’action recevra sa qualification éthique, bonne ou mauvaise : le plus souvent le bien-être ou le bonheur de l’individu, tant que cela ne nuit pas à la communauté. L’éthique est toujours une tentative rationnelle de réconciliation entre les désirs individuels et l’intérêt collectif par la prescription de règles de conduite qui sont autant de limites à l’action individuelle. C’est pour cela notamment que la constitution de la communauté éthique est suspendue à la reconnaissance préalable entre semblables, entre égaux, c’est-à-dire entre personnes qui se reconnaissent mutuellement comme agents éthiques et acceptent de limiter leur puissance d’agir tant que les autres membres de la communauté en font autant.

quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ? »

Après ce bref rappel, posons-nous donc la question centrale : quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ?

L’homme du XXIe siècle qui comprend les enjeux du réchauffement climatique et la menace qui pèse sur la biodiversité voudra répondre « oui » sans hésiter. Mais est-ce que derrière la pseudo-évidence ne se cacherait pas une difficulté ? En effet, l’utilitariste comme le déontologue de bonne foi peuvent tout à fait reconnaître que la défense de l’environnement constitue une fin, certes, mais celle-ci n’est pas une fin en soi. Elle est une fin pour l’être humain, ou pour la communauté humaine, car celle-ci a besoin de préserver son environnement pour assurer sa propre survie. La valeur que nous reconnaissons à l’environnement dans cette perspective est instrumentale et non intrinsèque. Le fondement profondément humaniste de l’éthique condamne cette dernière à ne reconnaître de valeur intrinsèque qu’à l’homme qui peut seul être considéré comme fin en soi. On retrouve ici l’impératif pratique kantien énoncé dans la Critique de la raison pratique : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » L’octroi d’une valeur intrinsèque à un être autre que l’homme est une quasi-impossibilité logique pour les éthiques modernes qui se prescrivent des limites strictes dès lors qu’elles font de la reconnaissance entre égaux le préalable à la constitution de la communauté morale. L’éthique moderne nous « condamne » donc en un sens à l’anthropocentrisme.

On comprend bien mieux ainsi la dimension novatrice, pour ne pas dire subversive, d’un projet éthique rationnel visant à reconnaître à la nature une valeur intrinsèque, une valeur telle que sa préservation puisse être une fin en soi. Et à regarder de plus près les différentes tendances issues de ce que l’on appelle l’écologie profonde il n’est pas rare que, faute de trouver un soubassement rationnel à la valeur intrinsèque de la nature, on lui substitue une valeur spirituelle. La sacralisation, voire la divinisation de la nature tient ainsi lieu de fondement à une éthique environnementale. On retrouve d’ailleurs dans ces pensées une certaine inclination à l’immanentisme, d’inspiration Spinoziste – caractérisée par la célèbre formule « deus sive natura », c’est-à-dire que Dieu est identifié à la nature – qui contraste avec la philosophie d’un Descartes que l’on classe d’ordinaire volontiers parmi les héritiers des pensées de la transcendance.

2. L’éthique ratiocentriste, la nature et la valeur intrinsèque

Plusieurs philosophes, spécialistes d’éthique de l’environnement, ont tenté de frayer une voie pour sortir des apories de l’anthropocentrisme et inaugurer une éthique authentiquement biocentrique. C’est par exemple le cas de Baird Callicott, de Holston Rolmes ou encore de Paul Taylor(1) qui sont au cœur de notre étude.

En premier lieu, notons que chacun de ces auteurs assume un parti-pris théorique qui consiste à ne pas sortir du cadre de la philosophie moderne que l’on pourrait qualifier de philosophie du sujet et définie, à très (trop) gros traits par la bipartition cartésienne du sujet et de l’objet et fondée sur l’évidence du cogito(2), bien que Callicott soit celui qui tente le plus de s’en éloigner.

Pourquoi cela est-il important ? Parce qu’une telle bipartition suppose que le monde soit conçu comme un réseau infini de relations entre des sujets, seuls à même de porter des jugements, notamment des jugements de valeurs, et des objets qui sont de simples choses.

Mais si le monde n’est qu’un tissu de relations, se pose dès-lors la question de la possibilité même qu’existe quelque chose comme une valeur intrinsèque. Si le monde n’existe que pour des sujets, alors la valeur ne naît qu’à l’occasion des jugements portés par ces mêmes sujets sur leur monde alentour. Dit autrement et pour reprendre une formule célèbre de Jean Wahl « y aurait-il encore des étoiles dans le ciel sans personne pour les regarder ? » Or si l’on parle de valeur intrinsèque, celle-ci ne doit pas dépendre du jugement d’un sujet valorisant mais doit être absolue et exister même en l’absence de sujet formulant des jugements.

C’est dans ce cadre très contraint que l’éthique kantienne trouve sa place en détournant le problème. La reconnaissance des égaux se fait sur le fondement d’une reconnaissance mutuelle entre sujets : chaque sujet se représente son existence, accorde à sa vie une valeur propre, irréductible. Et c’est parce que j’identifie dans autrui un autre soi-même, un autre être rationnel, un autre ego cogito, que je peux inférer que, tout comme moi, lui aussi accorde à sa vie une valeur également irréductible. C’est donc la possession de la raison qui, ultimement, fonde la communauté morale. C’est une éthique non seulement anthropocentrique mais que l’on pourrait même qualifier de ratiocentrique ou logocentrique.

Quittons le terrain âpre des philosophies du sujet pour revenir à la valeur intrinsèque de la nature. Le principal obstacle à l’élargissement de la communauté éthique à la nature en général est la réciprocité qu’impose une éthique fondée sur la raison, c’est à dire une éthique ratiocentriste .

Mais pour Callicott, il existe au moins deux preuves de l’existence de la valeur intrinsèque et celles-ci n’ont rien à voir avec la raison. La première est la preuve téléologique, reprise d’Aristote, qui peut se résumer ainsi : si nous n’accordons qu’une valeur instrumentale aux choses, si nos actes ne visent jamais des fins en soi mais toujours des moyens en vue de, cette chaîne doit nécessairement s’arrêter à une fin dernière, qui ne peut être qu’une fin en soi. Pour le dire autrement : l’existence de valeurs instrumentales implique nécessairement l’existence d’une valeur intrinsèque qui est fin dernière, tout comme, lorsque nous remontons une chaîne de causes, nous devons nécessairement aboutir à identifier une cause première.

La seconde preuve, qui nous intéresse davantage, est la preuve phénoménologique, qui reprend l’assertion de Kant sur la valeur que nous accordons à notre vie propre. Pour Callicott, nous accordons, chacun d’entre nous, une valeur effective à notre existence, qui dépasse la valeur que nous sommes enclins à nous accorder en vertu de notre position sociale ou familiale. L’homme isolé, reclus aux marges de la société, continue de considérer que son existence a une valeur irréductible, une valeur existentielle.

Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre. »

Cette preuve phénoménologique se passe de démonstration car elle se donne, à l’instar du cogito cartésien, sur le mode d’une évidence apodictique, c’est-à-dire que cette assertion est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée. Or selon nos deux auteurs, cette valorisation intrinsèque de l’existence n’est pas le fait des seuls êtres humains mais doit être étendue à l’ensemble du vivant. Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre.

En cela Rolston prend un chemin qui s’éloigne du ratiocentrisme puisqu’il n’est nul besoin d’adosser cette valeur à autre chose qu’elle-même, ni même que celle-ci soit formulée explicitement par des êtres doués de langage. Par ailleurs, si le seul fait de se valoriser existentiellement suffit à fonder la valeur intrinsèque et, par extension, à fonder la communauté morale, alors la condition de réciprocité tombe d’elle-même et la communauté s’élargit à l’ensemble du vivant.

D’aucun remarqueront que cette valeur intrinsèque, qui devient ici une véritable valeur existentielle, ressemble furieusement au vouloir-vivre de Schopenhauer, qui identifiait, derrière les apparences multiples et biaisées du monde, l’expression d’une force invisible mais réelle, vérité de l’existence et de l’être : le vouloir-vivre. On retrouve également une idée similaire dans la philosophie tardive de Nietzsche, via le concept de volonté de puissance telle qu’il le caractérise dans La Généalogie de la morale et plus encore dans Ainsi parlait Zarathoustra. On la retrouve enfin, sous d’autres traits, plus tôt dans notre histoire et à l’issue d’un cheminement philosophique bien différent, chez Spinoza qui parle du conatus, qui n’est autre que la persévérance dans l’être propre à toute chose qui existe et souhaite continuer à exister.

3. LIMITES PRATIQUES ET PERSPECTIVES JURIDIQUES

Mais que faire d’une telle éthique bio-centrée ? Est-elle effective ? Commençons par mesurer ce qu’elle impliquerait. Callicott montre bien qu’une telle éthique environnementale est difficile à manœuvrer, voire impotente et ce pour au moins deux raisons :

A) Elle met un terme à la distinction entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque, ce qui pose d’innombrables problèmes philosophiques mais aussi très concret. En effet, dans une telle perspective, l’élevage d’animaux à quelque fin que ce soit (production de lait, de laine, de viande) devient rigoureusement impossible et l’exploitation des sols à des fins agricoles pourrait, un jour, poser problème. Tout être vivant, du grand mammifère à la plus petite plante doit désormais être considéré comme fin en soi. Une telle éthique dissout la communauté morale pour laisser place à la communauté du vivant.

B) Elle n’accorde aucune valeur intrinsèque aux milieux c’est-à-dire aux grands ensembles abiotiques que sont notamment les montagnes et glaciers, les océans ou l’atmosphère. Ces ensembles-là continuent, dans cette perspective, de n’être considérés qu’au seul prisme de leur valeur instrumentale pour la communauté du vivant, or c’est bien la saturation de ces puits de carbones qui est à l’origine du réchauffement atmosphérique et donc des dérèglements climatiques sans qu’aucune valeur intrinsèque ne leur soit reconnue.

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. »

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. Mais à ces deux critiques, ajoutons-en une troisième que Rolston et Callicott feignent de ne pas voir mais qui pose pourtant une difficulté majeure : l’absence de réciprocité. Nos deux auteurs balayent d’un revers de main cette objection, mais cela est-il possible sans modifier en profondeur le sens même de l’éthique ?

Illustrons par un exemple concret : un homme A se trouve face à un prédateur P qui s’apprête, non pas à l’attaquer lui – le cas serait trop aisé à résoudre – mais à attaquer une personne B, qui n’a témoigné aucune agressivité envers quelque animal que ce soit et qui est tout à fait inconnue de A. A peut, s’il le souhaite, empêcher le prédateur de s’attaquer à B mais il doit pour cela tuer P. Que doit-il faire ?

Le sens commun nous enjoint à considérer que A doit sauver B en tuant P. Mais si l’on adopte la perspective de Rolston, cela n’est plus tout à fait évident. En effet, toute vie doit être également valorisée et P a surement de très bonnes raisons d’attaquer B (comme se nourrir pour survivre ou nourrir ses petits). L’intervention de A en faveur de B témoignerait donc d’un parti-pris anthropocentrique évident. Pour s’en convaincre, remplaçons B par n’importe quel autre animal. Dans ce second cas, il est évident que H n’interviendra pas et laissera P dévorer B.

Nous sommes naturellement enclins à vouloir sauver nos semblables et opérons ainsi une forme de gradation dans la valeur que nous accordons aux êtres vivants en traçant une ligne de démarcation claire entre nos semblables et le reste du vivant, qui ressemble beaucoup à la ligne que nous traçons entre sujets et objets et qui n’est rien d’autre que la condition essentielle de la réciprocité. Nous n’acceptons dans la communauté morale que ceux dont nous savons qu’ils sont susceptibles de nous reconnaître comme fin en soi également, ce qui implique qu’ils soient des sujets au sens cartésien du terme.

On pourrait même dire que la réciprocité forme une condition qui, à certains égards, supplante la règle de la reconnaissance des égaux. Ce sont par exemple tous les cas où une relation homme-animal se noue (avec un chien, un cheval ou un singe) qui peut conduire la personne à reconnaître à l’animal en question une valeur supérieure à celle d’un de ses semblables. Mais la valeur est ici adossée à un affect et on s’éloigne alors d’une éthique objective.

Enfin, il y a bien ce que l’on pourrait qualifier de biais dans la manière dont Rolston et Callicott abordent le problème. Tous deux parlent d’une valeur intrinsèque de la nature mais leur méthode consiste à étirer à l’envie la notion cartésienne de sujet, et donc la dignité morale qui lui est associée. Or la nature dans sa totalité ne pouvant être considérée comme un seul sujet, leur stratégie consiste à étendre la notion de sujet au vivant, pris comme somme des organismes vivants. Ainsi ce n’est pas la nature qui est dotée d’une valeur intrinsèque mais le bios en général et de façon indiscriminée, ce qui pose la question de la limite : peut-on accorder la même valeur à un mammifère, un invertébré, un arbre, un champignon ou même une bactérie, un virus ? Faut-il que nous plongions dans les méandres de la classification des êtres vivants pour arriver à tracer une limite acceptable à cette nouvelle communauté morale ?

En revanche, l’extension de la notion de sujet présente un intérêt pratique évident car le dualisme cartésien et notamment la notion de sujet a notamment permis de forger la fiction juridique moderne de l’homme comme sujet de droit, c’est-à-dire comme entité physique à laquelle des droits inaliénables sont attachés et qui, en contrepartie, est présumé assumer l’entière responsabilité de ses actes – à la différence des animaux que la modernité juridique a exclu du champ des sujets de droits pour cette raison précise.

L’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant »

Or l’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant, mais ce concept, parce qu’il est fondé sur la notion même de sujet, implique la reconnaissance préalable d’une valeur intrinsèque. Si l’on y parvenait, cela permettrait par exemple de renverser la charge de la preuve en droit environnemental : plutôt que d’avoir à démontrer la nuisance particulière causée au milieu naturel par un acte d’exploitation pour l’interdire, il s’agirait de démontrer l’utilité d’un acte entrainant l’exploitation du milieu naturel pour l’autoriser.

Faute de pouvoir fixer une borne, une limite permettant de contenir la taille de la communauté morale, les promoteurs de la valeur intrinsèque de la nature échouent à fonder celle-ci rationnellement en butant sur le concept cartésien de sujet qu’ils ne parviennent ni à abandonner, ni à dépasser. De là à dire, au grand dam de nombreux penseurs de l’écologie – dont certains ont emboité le pas aux philosophes de la déconstruction du sujet de la seconde moitié du XXe siècle, de Foucault à Derrida – que Descartes est indépassable et les philosophies du sujet également, il n’y a qu’un pas.

Références

(1) Ces trois auteurs Américains, méconnus en France, ont publié essentiellement dans les années 1980 et 1990. Ils ont tous contribué à une revue célèbre outre-Atlantique dénommée Environmental ethics et fondée en 1979. Cette revue a constitué, pendant plusieurs décennies, un point de ralliement pour tous les philosophes désireux de participer au débat et à l’édification d’une éthique environnementale qui réponde, sur le plan de la théorie, aux enjeux intellectuels de l’écologie que ces précurseurs avaient identifié dès la fin des années 1970.

(2) Pour rappel le cogito cartésien est l’évidence qualifiée d’apodictique (c’est-à-dire qui est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée) selon laquelle j’acquiers de façon préréflexive (c’est-à-dire avant toute réflexion, tout retour sur moi-même) la certitude de mon existence. Le cogito constitue non-seulement un fondement existentiel (il fonde la certitude de l’existence) et un fondement épistémologique puisqu’il inaugure la bipartition du sujet et de l’objet qui est à la base de toute l’entreprise moderne de connaissance. Sa formule la plus célèbre est le fameux cogito ergo sum, je pense donc je suis.

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Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Le Retour de la question stratégique

Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Par Sacha Mokritzky Dans une société traversée par de multiples clivages, le camp républicain doit mener une barque universaliste prise parfois dans des vents contraires. Pour rétablir une République qui protège, il faut identifier correctement les clivages qui structurent la société. 

Manifestation de gilets jaunes sur les Champs Elysées, le 16 février 2019, à Paris afp.com/Eric FEFERBERG
Notre société est traversée de multiples clivages. Si la République, par essence, organise la vie commune des citoyens en refusant de promouvoir ou de subventionner une organisation communautariste à l’anglo-saxonne, l’idéal jacobin d’une France une et indivisible paraît amèrement lointain pour quiconque dresse un panorama objectif de la situation. Pour y répondre politiquement et continuer de défendre un modèle universaliste qui ne soit pas incantatoire, il est primordial d’accepter et de comprendre ces clivages et ces fractures qui nourrissent la rancœur et la division nationale. La promesse universaliste est indubitablement en crise. Entre aversion profonde pour un projet politique parfois incompris et faussaires qui la fantasment, l’universalisme est aujourd’hui malmené dans le débat public. Le personnel politique et intellectuel ne s’accorde pas sur les raisons de cette crise, et le camp social-républicain est traversé par des logiciels de compréhension parfois concurrents. Ces modèles de pensée, dont la plupart méritent d’être compris et entendus, nourrissent une philosophie politique globale qui se détache de l’idéologie dominante en ce qu’elle s’inscrit sur une compréhension fine au long terme d’une société dictée par la vitesse et l’urgence. En première lecture, les analyses de Christophe Guilluy semblent évidentes à celles et ceux dont l’affect est porté sur les classes populaires rurales. Quand aux réflexions d’Emmanuel Todd, elles séduisent davantage en première instance les militants attachés à la défense des quartiers populaires de banlieues. David Goodhart, lui, qui base sa pensée sur la mobilité, apporte une réponse aux néo-populistes mais fait bondir les quelques militants restés sur une doctrine marxiste pure. Pourtant, tous ces référentiels politiques, qui se nourrissent mutuellement et apportent tous des éléments de réponse, ne sont pas antinomiques, et un républicain convaincu ne saurait exercer le pouvoir sans appréhender la société dans sa complexité et les rap- ports de force qui la gouvernent. Si le projet universaliste est miné par une crise de compréhension de cette ampleur, c’est que la concurrence des grilles de lecture qui le traversent est symptomatique d’un processus à l’œuvre de reconstruction du pôle républicain. Il faut donc reprendre en profondeur les analyses. La reconstruction républicaine ne pourra se faire sans un projet radical qui balaie trente ans d’accords tacites entre néolibéraux de gauche et de droite. Dans une République dont le fonctionnement n’aurait pas été entravé par une bourgeoisie auto-reproductrice et sans idéologie sinon celle du maintien de son pouvoir et de sa puissance, les citoyens et citoyennes vivraient égaux au sein de la Nation, sans que leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine ou leur niveau de revenus n’aient à obstruer les droits fondamentaux chèrement acquis lors des épisodes révolutionnaires français, de 1789 à 2005 et encore aujourd’hui lors des soulèvements populaires. Si les textes de loi organisent objectivement cet idéal universel, la réalité est toute autre, et les inégalités persistent à se frayer un chemin dans le quotidien de bon nombre de citoyens. L’universalisme qui devrait résonner en chacun comme un idéal de vie collective est trop souvent fantasmé par ceux qui s’en réclament, et qui en font une réalité chimiquement pure déjà applicable et appliquée. Ceux-là doivent comprendre que l’universalisme est un projet poli- tique, un horizon vers lequel tendre, et qu’il nécessite d’être défendu de manière raisonnée et raisonnable, sans enfermement idéologique. Ernest Renan définissait la Nation comme un « plébiscite de tous les jours ». La République n’est pas autre chose. Si ces discriminations sont reproduites de façon systématique, ce n’est pas qu’elles bénéficient nécessairement à une fraction de citoyens qui en opprimerait une autre : elles sont le produit d’un système néolibéral qui s’assied sur la division et la fragmentation. C’est ce phénomène que Christophe Guilluy, dans son dernier ouvrage, nomme la déconstruction. Dans une dynamique somme toute très machiavélienne, il s’agit de donner à voir une société fragmentée, dévitalisée et communautarisée pour se satisfaire d’avancées sociétales cosmétiques et perpétuer l’oppression globalisée néo- libérale. Christophe Guilluy prend l’exemple du « grand débat » : Em- manuel Macron, plutôt que de répondre collectivement à une colère partagée par la grande majorité de la population, pour la première fois retrouvée au sein d’une communauté certes hétérogène mais unie, a préféré panéliser. Un soir, il rencontrait les maires, le lendemain c’était les femmes seules… et évidemment, les banlieues et quartiers populaires n’étaient pas de la partie, histoire d’accentuer d’autant plus leur désertion de la communauté républicaine. S’il y a une classe dominante, position qui semble consensuelle, si ce n’est homogène, du moins unie et animée par des intérêts communs, qui parvient à se maintenir, c’est qu’il existe en face d’elle une classe do- minée. Mais cette fameuse classe dominée, dont le soulèvement provoquerait inexorablement la fin d’un système, semble bien difficile à trouver, surtout depuis que le mode de vie désintellectualisé et individualiste relayé à grands renforts de Brut et de Konbini se répand de manière outrageante. Le géographe dresse le clivage entre des métropoles mondialisées, citadelles qui semblent ouvertes mais qui sont en fait l’outil de relégation à la marge des « gens ordinaires », et la France périphérique, oubliée d’une mondialisation qui l’ignore, et où vit le coeur politique d’un pays en crise, sans cesse assigné à ne pas exister. Dans la pensée de Christophe Guilluy, les banlieues sont rattachées – en termes de dynamiques démographiques et politiques – aux métropoles. Il y a une interdépendance entre les habitants de banlieue, qui bénéficient des infrastructures métropolitaines, et les habitants des métropoles, qui ont besoin de la main d’œuvre populaire pour l’organisation structurelle de leur quotidien. Pour Emmanuel Todd, le clivage est ailleurs. Dans son dernier ouvrage, il dresse une typologie en quatre strates de la population française. En haut de l’échelle, l’aristocratie stato-financière, les dominants, qui utilisent les outils de l’État pour favoriser le règne de la finance. Juste en dessous, 19% de pseudo-dominants qui sont les alliés objectifs des premiers, sorte de « petite- bourgeoisie-tampon » qui sécurisent le monde étriqué de la classe supérieure. Vient enfin la classe majoritaire, la masse centrale atomisée, clé de voûte selon lui d’un renversement paradigmatique nécessaire. Les 30% d’ouvriers et d’employés non qualifiés, qui com- posent le prolétariat postmoderne, ferment le ban. Dans « Qui est Charlie, Sociologie d’une crise religieuse », ouvrage sorti après les attentats de janvier 2015, le démographe donne un son de cloche analytique à contre-courant, considérant que les manifestations de soutien à Charlie Hebdo sont le résultat d’une crise religieuse qui traverse la classe moyenne et place à part du reste des dominés les quartiers de banlieue. Il explique que la déchristianisation de la société crée une angoisse à laquelle l’athéisme ne saurait répondre, et il a fallu à la France un bouc émissaire pour combler ce vide, en la personne de la religion musulmane. Il y a donc selon Emmanuel Todd un clivage qui se dessine très nettement autour de considérations religieuses, notamment parce que l’islam serait devenu « le support moral des immigrés de banlieue dépourvus de travail ». Critiquer l’islam ne serait donc plus user justement de la liberté d’expression prévue par la loi, mais créer une fracture telle qu’elle aboutit à la marginalisation d’une partie de la société, les musulmans. Les personnes musulmanes, concentrées en grande partie dans les quartiers populaires des banlieues, devraient donc être traitées différemment du reste de la population déchristianisée. Un autre son de cloche est proposé par le journaliste britannique David Goodhart qui, dans son ouvrage Les deux clans, paru en 2019, propose un clivage entre les gens de quelque part (les somewhere) et les gens de n’importe où (les anywhere). Cette seconde classe, qu’il estime à 25% de la population – en Angleterre en tout cas – est constituée des héros de la mondialisation heureuse. Mobiles, diplômés et intégrés, ils sont progressistes sur les sujets sociétaux, mais s’accommodent tout-à-fait de la globalisation et de l’internationalisation numérique des sujets. Téléphone à la main, souvent en déplacement, ils parlent anglais et savent se mouvoir dans toutes les cultures. Ils célèbrent la diversité, sont pour une immigration décomplexée à laquelle ils ne voient que des avantages, ne comprennent pas le racisme ni le concept de frontières. Ils ne sont attachés à aucun lieu, à aucune identité, et leur surreprésentation dans les médias et les œuvres de fiction leur permet de se complaire dans la croyance qu’ils sont la normalité. Les gens de quelque part, eux, forment une majorité de la population (50% selon Goodhart, les 25% restant étant selon lui entre les deux), souvent loin des métropoles, attachés à leur identité, à leurs valeurs et réfractaires à l’idée de mondialisation dont ils sont sou- vent les grands perdants. Victimes de la désindustrialisation, ils ont vu concrètement les conséquences économiques du néolibéralisme, qui a appauvri leurs régions et les a relégués à une sous-représentation médiatique telle qu’ils se sentent bafoués dans leur dignité. Ces gens de quelque part sont avant tout guidés par le besoin de survivre économiquement. Ils ne sont, selon Goodhart, ni racistes, ni xénophobes, ni sexistes, malgré les représentations que s’en font les gens de n’importe où.
L’universalisme est un projet politique, un horizon vers lequel tendre.
Ce logiciel de pensée peut sembler très similaire à celui de Christophe Guilluy, et d’ailleurs l’un comme l’autre s’abreuvent souvent dans leurs interventions de références mutuelles. Cependant, la terminologie de David Goodhart laisse plus de place à une troisième partie de la population qui flotterait dans un entre-deux, et propose ainsi une latitude suffisante pour intégrer les habitants des quartiers populaires de banlieue ; ceux-là sont pour beaucoup très attachés à leur identité locale, ainsi que le montrent les résurgences dans la culture populaire de déterminations départementales (les rappeurs, par exemple, font souvent référence aux numéros qui y sont rattachés (92/93/etc.). Ils seraient à la fois « somewhere » car attachés à leur identité et assignés à un lieu de vie unique et « anywhere » car ils sont pour beaucoup issus de l’immigration et en contact avec des cultures diverses qui cohabitent. Une donnée majeure qui explique les différences d’approche entre Goodhart et Guilluy réside dans le fait que là où le premier cherche à rationaliser des clivages via le sens donné, consciemment ou inconsciemment, par les « somewhere » et les « anywhere », à leur place dans la société, le second s’intéresse aux dynamiques objectives. Les habitants de banlieue sont donc des « somewhere » qui, malgré eux, participent au renforcement des métropoles. En novembre 2018, un mouvement social d’ampleur, sociologiquement très différent des traditionnels défilés, venait bouleverser le jeu politique ; le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique en obligeant le personnel institué à adapter son jeu électoral sur le long terme. Il s’agit dès lors, pour comprendre en profondeur les raisons de ce mouvement et la traduction politique que l’on doit lui apporter, de tenter d’expliquer les causes de son émergence (pas si) soudaine. Il faut a minima remonter au référendum du 29 mai 2005 – bien que la dissociation des citoyens vis-à-vis de leur personnel politique réponde à une trajectoire sourde plus lointaine, ce moment a agi comme un déflagrateur. En trahissant la volonté populaire et en ratifiant unilatéralement le traité de Lisbonne, le président Nicolas Sarkozy a gravé dans le marbre l’indépendance du politique et le renforcement du clivage avec le souverain unique en République qu’est le peuple. Là, les citoyens de France ont pris acte qu’ils avaient été dépossédés, par la V° République et ses repré- sentants, de leur pouvoir d’action et d’intervention. Le peuple français, profondément politique, héritier des lumières et du contrat social, précurseur de la démocratie, se voyait là réduit à néant par ses gouvernants ; la colère et la crainte de voir le pouvoir se renforcer durement d’années en an- nées, jusqu’à aboutir à un président comme Emmanuel Ma- cron pour qui l’Assemblée nationale n’est qu’une chambre de validation des politiques qu’il mène contre le corps social marquaient déjà les prémisses d’un mouvement extraordinaire. Il faut donner à cette colère, dont l’acmé s’est exprimée lorsque les citoyens ont investi les ronds-points et les Champs-Elysées parés d’habits fluorescents, une lecture politique et théorique en s’inspirant des travaux cités précédemment, pour appréhender dans sa complexité une vague citoyenne inédite. Les Gilets jaunes, ainsi que l’analyse Christophe Guilluy dans un entre- tien pour la revue Reconstruire, ont été « une sorte d’incarnation de la France périphérique. » Sur les ronds- points, les membres du mouvement retrouvaient une solidarité, une souveraineté réelle dont ils avaient été dépossédés. Cette souverai- neté réelle s’incarnait à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, les Gilets jaunes se réappropriaient leurs cadres de vie et les transformaient en cadres de lutte ; les ronds_points constituent symboliquement et géographiquement l’incarnation d’un carrefour de vie. C’est le lieu de la rencontre, la croisée des chemins : c’est, finalement, le seul lieu où cohabitent toutes les strates de la société sur leurs routes quotidiennes.
Voilà l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire le peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et renouer avec la souveraineté populaire.
Au travers du signifiant vide que constitue le gilet jaune, ces néo-militants envoyaient un message clair : « nous existons. » Mieux : « nous existons de nouveau. » Dans l’une de ses contributions au Manuel indocile de Sciences sociales, Willy Pelletier explique comment les Gilets jaunes, sur les ronds-points, ont retrouvé une estime d’eux mêmes qu’ils avaient abandonné face au mépris des puissants. Il faut comprendre les dynamiques à l’oeuvre : quelles que soient les déterminants exacts de leur oppression, et que l’on croie aux thèses de Guilluy, Todd ou Goodhart ou non, il est évident que les Gilets jaunes partageaient une volonté collective de se faire voir, de remplacer l’illusion du réel dictée par les médias et la parole dominante par un récit sans illusion de la réalité de leur quotidien. Alors, le rôle du politique est décisif : plutôt que d’encourager ce processus destituant, et de renforcer la défiance du corps citoyen vis-à-vis de ses représentants, ce qui risquerait d’encourager la montée inédite de l’abstention, il s’agit d’incarner cette colère et de la traduire en un mouvement encourageant et positif. Les Gilets jaunes ont incarné une colère réprimée qui leur est largement antérieure. Là où mai 1968 avait été, dans une France prospère en pleine période des « Trente glorieuses », la gestation naturelle de la question sociétale et de l’émancipation individuelle, les Gilets jaunes sont le symptôme d’un retour au social et l’entrée dans une nouvelle temporalité politique. Ils ont été pour le pays l’expression de sentiments mêlés, résultat d’une chimie affective qu’il ne serait pas possible de résumer en quelques paragraphes. Néanmoins, il convient, pour embrayer sur un projet politique vertueux, de détacher les référentiels centraux de leur combat en détachant quelques notions fortes de leur engagement. Observons précisément les ferments symboliques de leur lutte. Dès les premiers jours du mouvement, les renvois à l’imaginaire révolutionnaire étaient constitutifs des codes mobilisés ; par ailleurs, l’acte II des Gilets jaunes a été marqué par l’image forte de ces manifestants défilant en brandissant leur carte électorale au-dessus de leurs têtes. Voilà ce qui constitue l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et l’imaginaire d’une nation qui reprend par elle- même le contrôle de sa souveraineté. Malgré les discours dominants, qui voudraient faire des Gilets jaunes une masse dépolitisée dont la colère froide s’exprimait de façon archaïque, la notion de citoyenneté y était centrale et structurelle. Finalement, les Gilets jaunes ne sont autre chose que l’expression d’une France qui existe politique- ment grâce à son histoire républicaine, une nation construite très largement par la lutte et la refondation du bien commun autour de ses services publics. C’est à cette France-là que s’attaquent les politiques néolibérales à l’origine de la dépossession démocratique dont les Gilets jaunes sont la conséquence. La nation politique, mue en nation identitaire, ce qui crée un terreau fertile aux discours communautaires, doit ressurgir pour embraser la plaine révolutionnaire que les Gilets jaunes ont à nouveau investi. Il faut pour cela un projet qui puisse recréer les dynamiques d’une centralité réelle et effective, restructurer et reconstruire un projet pour la France qui ne se limite plus aux querelles de chapelles et qui réhabilite le peuple comme seul souverain. Un projet qui, sans se préoccuper des dynamiques mortifères d’un libéralisme qui sous couvert d’avancées sociétales parachève et promeut les inégalités sociales, invente de nouveaux clivages pour reconstruire l’idéal républicain au- tour d’un projet radical qui balaie trente ans de néolibéralisme accompagnés par une « gauche » et une « droite » de l’argent qui se réunissent autour des intérêts souverains de la classe dominante. Ce projet doit permettre avant tout de répondre aux attentes d’une France déclassée, éloignée des centres de pouvoir et des cœurs économiques, une France qui se sent exclue d’une République trop souvent incomprise par ceux qui l’essentialisent. Le point commun des travaux de Christophe Guilluy, Emmanuel Todd et David Goodhart, c’est qu’ils cherchent à redonner la parole à celles et ceux qui, alors même que les services publics et le bien commun sont au cœur de leur quotidien, en ont été dépossédés. C’est cette société-là qu’un projet politique vertueux – voire victorieux – doit construire pour quiconque croit en la République sociale. Trois sujets doivent dès lors être traités – ils sont par ailleurs corrélés les uns aux autres – de façon prioritaire. Dans un premier temps, l’impératif démocratique doit être valorisé et défendu. Alors que les systèmes démocratiques européens semblent en proie à une grave crise de la représentativité, ce qui pousse de nombreux gouvernements de l’Union à siéger alors même qu’ils sont minoritaires au sein de leur propre parlement, la volonté des peuples de reprendre le contrôle de leur souveraineté se manifeste quotidiennement. Nous citerons ici le renversement de l’ordre social et l’inversion de l’utilité sociale des travailleurs, qui ont abouti en période de crise sanitaire à l’émergence de nouvelles solidarités. En bref, une prise de conscience a traversé le pays : « nous n’avons pas besoin d’eux pour vivre. » Cette souveraineté populaire, constitue le contenu de ce projet politique. Le contenant a pour trait la souveraineté nationale, indépendance nécessaire vis-à-vis des intérêts étrangers : la France doit apprendre à nouveau à faire primer la voix de son peuple et ses intérêts nationaux face à un néolibéralisme mondialisé qui asservit et prospère en s’asseyant sur les peuples. Comme l’écrivait Friedrich Engels dans la préface de l’édition ita- lienne du Manifeste du Parti Commu- niste, « Sans le rétablissement de l’indépendance et de l’unité de chaque nation […] il est impossible de réaliser, sur le plan international, ni l’union du prolétariat, ni la coopération pacifique et consciente de ces nations en vue d’atteindre des buts communs. » Enfin, ces deux aspects d’un projet politique doivent avoir comme colonne vertébrale la nécessaire transition énergétique qu’appelle notre époque où l’industrie doit survivre à la crise écologique et se réinventer pour engager vertueusement l’humanité vers une nouvelle ère à laquelle elle ne peut échapper. Néanmoins, cette nécessité écologique ne doit pas se substituer aux droits humains et s’en accommoder. Elle doit être le fil rouge de la re-construction républicaine attendue par les Gilets jaunes et la France dé- classée, celle sans laquelle une nouvelle politique démocratique et sociale ne pourra pas tenir sur le long terme. Comprendre la société, les rapports de force qui la gouvernent et éclosent sur de nouvelles revendications politiques et sociales, est un prérequis nécessaire et il est de la responsabilité du politique de connaître et de comprendre en profondeur le peuple qu’il gouverne. C’est du peuple lui- même que doit venir l’impulsion politique nécessaire et la structuration de cet espace central qui aura raison du déclassement de toute une partie de la population.
Le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique.

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Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

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Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

L’histoire républicaine se lie des deux côtés des Pyrénées à celle de la gauche, dans toutes ses composantes, socialiste, communiste, libertaire, dont chacun constitue à sa manière de rêver d’une République en rupture avec l’ordre néolibéral dominant, ou régnerait la démocratie directe et la justice sociale. Rôle de l’Etat, besoin ou non de centralisation ou de fédéralisme : les débats internes au républicanisme se ressemblent de l’autre côté des Pyrénées. Et si un regard vers une histoire républicaine étrangère mais si proche, nous permettait de mieux comprendre et percevoir l’histoire et l’identité de notre République ?

Barcelone, Image par Walkerssk de Pixabay
Le grand arbre du républicanisme ne contient pas seulement des branches à sève populaire
Le républicanisme est issu d’une longue tradition intellectuelle qui naît en Grèce antique. La République, telle qu’elle est définie par Aristote, est une forme d’organisation de la société destinée à réaliser l’intérêt général et le bien commun. Elle est l’antinomie du despotisme, par le fait qu’elle soit régie par les lois, qui s’appliquent de la même manière sur tous les citoyens à travers le principe d’isonomie. Tous les citoyens, quelle que soit leur condition so­ciale, sont, en République, égaux devant la loi. La vision de la République d’Aristote, aujourd’hui reprise par les républicains conservateurs, pose de sérieuses difficultés : tout d’abord, elle ignore superbement la question de la répartition des richesses, or, il est aujourd’hui communément admis que les citoyens ne sont pas également protégés par la justice en fonction de leur classe sociale. A fortiori, elle autorise le transfert complet de souveraineté à une élite aristocratique, pourvue que celle-ci œuvre pour l’intérêt général et le respect des lois. Ainsi, la République théorisée par Aristote se fonde sur une vision idéaliste, pour ne pas dire naïve, de la société. Comme l’a souligné Platon dans la République, pourtant défenseur du gouvernement « des meilleurs », le devenir d’une aristocratie qui se laisse happer par les plaisirs du confort marchand en temps de paix rime inévitablement avec une corruption de l’oligarchie, destructrice pour la société. Comme l’a souligné Rousseau, il est difficilement possible pour un Etat qui se voit confier les pleins pouvoirs pour protéger les droits des citoyens, en édifiant un Léviathan, de ne déboucher sur autre chose qu’une tyrannie. En opposition au risque despotique inhérent à la République de Hobbes, Rousseau, à travers sa théorie du contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique, fondé sur le pouvoir du peuple, dans lequel s’incarnent les espoirs et les rêves du camp progressiste depuis lors. Cette contradiction entre un républicanisme démocratique populaire, et un républicanisme élitiste et conservateur se retrouve encore aujourd’hui. La tentative des républicains progressistes, en premier lieu Rousseau, est de la dépasser en créant une République fondée sur la volonté générale, où la souveraineté serait transmise au peuple, sans que l’Etat et ses élites ne disparaissent. Le premier républicanisme aspire prioritairement à l’ordre, et est fondamentalement lié à l’État. Il s’incarne particulièrement dans la Ve République française, mais aussi dans les débuts de la IIIe République, et même la République fédérale des États-Unis d’Amérique. Sa référence cardinale reste la République romaine, caractérisée par une forte verticalité, une concentration et centralisation des pouvoirs assumées et théorisées, bien que nuancées par le système de la balance des pouvoirs issue de la pensée de Montesquieu. Ses dérives les plus caricaturales se trouvent en France, dans une aristocratie républicaine vieillissante, fruit pourri de la Ve République, mais aussi en Espagne incarnée dans une non moins ridicule institution monarchique issue de la Constitution post franquiste de 1978. Du point de vue de la philosophie classique, il n’est pas erroné d’associer une monarchie à un régime républicain. Rousseau affirmait lui-même qu’une monarchie pouvait être républicaine, pourvue qu’elle fût organisée par les lois et pour l’intérêt général. Dans le cas de l’Espagne, le monarque est garant de la stabilité du pays et ratifie les lois, pour cette raison, la rachitique frange cultivée de la droite espagnole se revendique d’une certaine forme d’idée républicaine qu’elle voit mieux incarnée par le régime monarchique. Dans un discours face au Roi Felipe VI, la très conservatrice députée du Parti Populaire (PP) Cayetana Alvarez de Toledo a qualifié les opposants au trône de « faux républicains ». Le républicanisme conservateur s’accommode ainsi de l’existence d’un roi, ce qui revient à accepter implicitement l’inégalité des citoyens devant la Loi. Il expurge ainsi la République de son contenu démocratique pour une vision de l’intérêt général qui ne renvoie à rien autre, selon la droite, qu’à la préservation de l’ordre existant, néolibéral de surcroit. Le second est un républicanisme démocratique et populaire défendu en France par les jacobins, dans la lignée de Rousseau, aux Etats Unis par les républi­cains démocrates dirigés par Jefferson et Madison, proclamés citoyens français par l’Assemblée législative de 1792. En Espagne, la quasi-intégralité du mouvement républicain s’inscrit également dans cette lignée. Avec pour objectif la participation démocratique du peuple à travers des institutions municipales et législatives, et pour modèle la République athénienne… En France, la Révolution a opposé une République fondée sur la participation populaire à travers des clubs à un régime dont l’objectif d’ordre serait inchangé, qu’il fût républicain ou monarchiste. Cette opposition a été caricaturée dans l’historiographie officielle et révisionniste par la lutte entre Jacobins centralisateur et étatistes, et Girondins dont les prétendues valeurs démocratiques et décentralisatrices sont vantées par la doxa intellectuelle dominante, de Emmanuel Macron à Michel Onfray, dans l’unique but de décrédibiliser un camp, celui du Jacobinisme. S’il est vrai que les Jacobins constituaient un mouvement composite et hétérogène, où cohabitaient des visions différentes du niveau de centralisation du pouvoir, le véritable fondateur du centralisme français ne fût pas Robespierre et son Comité de Salut public, mais bien l’Empire autoritaire de Napoléon Bonaparte, digne successeur de la Monarchie absolue Louis-quatorzienne. Malheureusement, le malentendu associant Jacobinisme avec centralisation à outrance s’est généralisé, jusqu’à traverser les Pyrénées : en Espagne, le Jacobinisme est considéré comme une forme d’insulte politique, la centralisation politique ne faisant pas recette chez une gauche qui s’arqueboute sur le système des Communautés Autonomes. Cependant, le républicanisme espagnol, profondément ancré à gauche, défend majoritairement une approche du pouvoir décentralisée, qui semble connaitre une nouvelle jeunesse, au moment où la famille monarchique à la tête du pays est fragilisée par des scandales de corruption, et où la gauche semble enfin avoir fait sa mue intellectuelle en se réappropriant l’idée de peuple. Longtemps moribonde et confinée à des cercles politiques minoritaires et radicaux, l’idée républicaine semble, à la suite de deux grandes entrées du peuple dans l’histoire : le mouvement des indignés (2011) et du conflit poli- tique catalan (2017), avoir fait une réapparition spectaculaire.
Le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire.
Mouvement indépendantiste catalan, affaiblissement de la monarchie, gauche au pouvoir : un nouveau moment républicain en Espagne ?
En Catalogne, le retour de la tradition révolution- naire républicaine, à travers le mouvement indépendantiste, a permis d’étendre le débat au reste du pays. Ainsi, la proposition républicaine est énergiquement portée par l’ex vice-président Pablo Iglesias, qui, par son action, a donné de nouveaux contours au socialisme républicain. La résurrection de l’idée républicaine en Catalogne ne saurait nous surprendre : plusieurs sondages montrent que le mouvement républicain espagnol est profondément ancré dans les régions périphériques (Catalogne, Pays basque) où plus de 80 % de la population est hostile à la monarchie. Comment l’expliquer ? Le mouvement catalan semble s’inscrire dans l’essence du républicanisme ibérique : la mobilisation populaire. De l’autre côté des Pyrénées, depuis la fin du XIXe siècle, la République a toujours été envisagée comme une tentative de relocalisation de la démocratie avec un idéal fortement municipaliste et fédéraliste, succombant parfois aux tentations libertaires. Porté par les périphéries contre le centre, son aspiration fondamentale est de mettre en échec l’État espagnol pour consacrer un nouveau régime politique de nature fédérale voire confédérale. Le mouvement républicain se glisse dans les inter- stices des mouvements anti-libéraux et décentrali- sateurs présents sur l’ensemble du territoire espagnol, de l’Andalousie en passant par la Galice et le Pays basque voire par l’arc méditerranéen : les sondages montrent que le soutien républicain est plus fort dans ces espaces géographiques qui voient dans les élites madrilènes un symbole du tournant néolibéral du pouvoir central. L’objectif est toujours le même sur tout le territoire espagnol : l’instauration de mécanismes de démocratie directe, favorisant le développement d’un pouvoir qui soit véritablement populaire et qui permette d’établir des institutions politiques stables sur un territoire plus petit à travers la création de communes ou de régions disposant d’une souveraineté dans les domaines législatifs, fiscaux et économiques. Le mouvement souverainiste catalan, s’est ainsi réapproprié les codes du sentiment républicain espagnol : ses principes sont l’instauration d’une démocratie directe, d’une assemblée constituante et d’une plus grande autonomie fiscale. La voie réformiste a été rapidement abandonnée au profit d’une voie indépendantiste radicale, à la suite du refus d’un statut d’autonomie de la Catalogne par le pou- voir législatif central en 2006 et par le pouvoir judiciaire en 2010. A fortiori, le mouvement catalan s’est réapproprié un discours de lutte contre le néolibéralisme, axé à gauche, au moment où l’Etat espagnol, gouverné par la droite, s’acharnait à appliquer les coupes budgétaires ordonnées par la Troïka. Néanmoins, le sentiment indépendantiste n’a pas seulement percé du fait du rejet du néolibéralisme, mais également du fait des énormes mobilisations populaires qui ont précédé et suivi le référendum du 1er octobre 2017. Le mouvement républicain catalan est riche d’une société civile extrêmement mobilisée autour d’organisations de référence : l’Assemblée nationale catalane et Omnium, des entités qui ont réalisé une immense campagne mettant en avant la République comme moyen de défendre les droits sociaux. La tentative de processus constituant en Catalogne s’est aussi manifestée par une politisation et par la création d’organisations populaires de masse, ayant permis de mobiliser des secteurs sociaux éloignés de la politique. De paisibles retraités se sont ainsi transformés en activistes menant des actions audacieuses de désobéissance civile telles que les blocages des routes, les occupations de collèges électoraux et les grèves. À l’instar des gilets jaunes, la répression policière contre ce mouvement s’est déchaînée avec une rare intensité dans une société démocratique. À travers le mouvement catalan, l’histoire d’un républicanisme d’inspiration populaire et opposé à l’Etat central ressort. Celle-ci commence dès le début du XIXe siècle.
L’idée d’un républicanisme socialiste commence réellement à émerger dès 1855.
Un Républicanisme qui s’enracine dans la lutte contre l’État monarchique
Ainsi la perspective républicaine est donc imprégnée d’une conception de la société profondément égalitaire, opposée à l’ordre aristocratique de l’Ancien Régime. En Espagne, les classes dominantes, caractérisées par leur religiosité et leur adhésion au patriarcat, sont le fruit d’une alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie conservatrice sur laquelle s’est refondée le capitalisme, notamment après le retour à une monarchie autoritaire à la suite des échecs des divers soulèvements libéraux qui ont émaillés le XIXe siècle. Particulièrement réactionnaire, La monarchie espagnole s’était construite à partir de la centralisation du pouvoir au sein de l’Etat et sur la réduction des pouvoirs des bourgeoisies urbaines, notamment à travers l’élimination progressive des « fueros », des formes de parlements locaux, qui décidaient pour leur ville, de la levée de l’impôt. Cependant, la monarchie s’est trouvée fragilisée à la suite de l’invasion française du pays, ayant débouché en 1812 sur une guerre d’indépendance, consécutive à un effondrement de l’État, ainsi qu’à la fuite du roi. La guerre de libération nationale qui s’en est suivie a donc été livrée par le peuple qui partage, à ce moment précis, les aspirations progressistes et libérales de la bourgeoisie de l’époque. Celle-ci s’est organisée en 1812 autour d’une constitution libérale, dite de Cadiz « la Pepa », censée préparer le retour du roi dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, similaire à celle de 1791. Conscient des dynamiques à l’oeuvre lors de la Révolution française 20 ans plus tôt, le très conservateur roi Fernando VII a bloqué toute tentative de réforme avant de déchainer la répression contre les réformistes et les rédacteurs de la Pepa, qui acquièrent, dès lors, la conviction qu’un changement ne peut advenir que par l’insurrection. Le XIXème siècle espagnol est ainsi le théâtre d’un affrontement entre libéraux exaltés, essentiellement composés de militaires révolutionnaires, dont certains prennent pour exemple un rêve républicain inspiré de la confédéra­tion helvétique et des États-Unis. Ainsi, une nouvelle révolution éclate en 1820 et débouche sur trois années de libéralisation de la monarchie avant un retour au conservatisme. Les libéraux retentent un coup de force en 1831 sous la houlette du politicien Torrijos, dont l’exécution, à la suite de son échec, a été immortalisée par le peintre Antonio Gisbert Perez. L’incapacité de l’élite conser- vatrice à moderniser le pays, mais aussi l’apparition de la classe ouvrière comme force politique, poussent certains libéraux à se radicaliser sur la gauche, et à considérer l’option républicaine. C’est le cas notamment en Catalogne, région qui apparait comme le berceau du mouvement ouvrier espagnol et du républicanisme radical. En 1842, la révolte barcelonaise contre le traité de libre-échange avec l’Angleterre est écrasée par un bombardement de l’armée. Mais l’idée d’un républicanisme socialiste commence à émerger dès 1855, année de la première grève générale de l’histoire du pays, qui se concentre encore une fois en Catalogne. Un an auparavant, la monarchie espagnole avait été déstabilisée par une insurrection libérale, où s’est distingué un homme politique, en raison de la radicalité de ses propositions : le catalan Pi Margall. Juriste de formation, Pi Margall a théorisé dans la continuité de la révolution un système républicain radical, inspiré de la contractualisation rousseauiste et d’une critique radicale de la centralisation inspirée des théories proudhoniennes. Il plaide ainsi pour un retour des fueros, des assemblées législatives permettant aux villes de disposer de leurs propres constitutions afin de légiférer dans des domaines étendus. Tous les républicains de gauche en Espagne se réfèrent à cet homme et se revendiquent encore de sa personne : des indépendantistes catalans aux anarchistes. Son fédéralisme intégral est basé sur la mise en place de pactes de cogestion de la sphère économique, avec pour principaux objectifs, la réforme agraire, la libre association en coopérative et les cogestions ouvriers-patronat dans les grandes entreprises. Marx et Engels considéraient ainsi Pi Margall, en 1873, comme l’unique dirigeant socialiste d’Europe Occidentale : « Pi était de tous les républicains officiels, l’unique socialiste, l’unique qui comprenait la nécessité de ce que la République s’appuie sur les ouvriers ». Premier président de la République (1873), premier Président du parti républicain démocratique fédéral, l’action politique de Pi Margall s’inscrit ainsi dans le vaste mouvement politique républicain dont l’histoire commence à partir de la guerre d’indépendance espagnole (1812) contre la France napoléonienne.
1873 : le moment Républicain
La Révolution de 1868 a un rôle tout autre dans l’histoire de l’Espagne. Elle donne lieu à six années, communément appelées « el sexenio liberal », caractérisée par une grande libéralisation politique, et une instabilité sociale ayant fini par donner naissance en 1873 à la Première République espagnole. Empêtrée dans des scandales de corruption, incapable de satisfaire la demande sociale d’une ré- forme agraire, la maison des Bourbons et sa reine, Isabel II, finissent par chuter en 1868, en perdant même l’appui des conservateurs. Les secteurs mo- dérés de l’armée profitent du vide du pouvoir pour organiser un putsch de palais, destiné à instaurer un nouveau roi, Amadeo de Savoie, à la tête d’une monarchie constitutionnelle. Cependant, les libéraux modérés perdent rapidement l’appui social dont ils jouissaient initialement, du fait de leur manque d’entrain à réaliser une réforme agraire. Au contraire, ils finissent par consolider l’ordre conservateur en désarmant les milices municipales qui ont facilité le renversement du pouvoir, et en privatisant des terres communales au bénéfice de la bourgeoisie. La création d’une nouvelle classe latifundiaire, et l’incapacité à faire face à la crise de l’Empire colonial, mis à mal à Cuba par une guérilla nationaliste naissante, sapent les derniers soutiens du régime monarchique constitutionnel. Dans un contexte de grande instabilité politique, où se déchire le camp libéral-conservateur dans la Guerre Carliste, les républicains dits « exaltés » prennent le pouvoir en profitant d’une révolte contre le service militaire et les impôts indirects : le 11 février 1873, le roi Amadeo renonce au trône, la Ie République est proclamée. Elle ne dure pas un an.
L’échec de la République
L’analyse de l’échec de la Ie République soulève la problématique ancienne de la connexion entre la tête de l’État et le mouvement révolutionnaire. Cette dimension n’avait pas été ignorée par le premier président républicain d’Espagne, Pi Margall. Ainsi, son républicanisme n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de la Ie République française. La république est théorisée ici comme “la conséquence de la souveraineté du peuple”, Pi Margall ajoute cependant que celle-ci ne peut s’établir que par un mode confédéral, avec pour finalité de « diviser et subdiviser le pouvoir afin de le réduire progressivement ». On retrouve ici un rêve rousseauiste, difficilement applicable selon l’aveu même du philosophe, d’une démocratie radicale organisée dans des républiques cantonales. Cette ambition a été reprise par l’Américain Thomas Jefferson, qui écrivait « là où chaque homme prend part à la direction de la République de district, ou d’un niveau supérieur, et sent qu’il prend part au gouvernement des choses, pas seulement le jour des élections, chaque année, sinon chaque jour […] préféra se faire arracher le coeur du corps que de se faire confisquer le pouvoir par un Bonaparte ou un César », dans lequel Pi Margall voit un modèle à suivre. Malgré ces proclamations de bonnes intentions, la Ie République échoue, sans durer plus d’un an : les quatre présidents qui s’y succédent, en premier lieu Pi Margall et Figueres restent très légalistes : alors que la réforme agraire patine, les républicains souhaitent créer des milices pour accélérer les réformes et demandent le soutien d’un Comité de Salut Public. La faible réaction de l’État républicain face aux demandes populaires achève de le couper de sa base, qui se radicalise dans l’anarchisme en proclamant la pleine souveraineté municipale, la journée de huit heures et l’impôt progressif : la Révolution cantonale éclate en juillet 1873 par le soulèvement de plusieurs villes du pays, et leur organisation selon un système politique proche de celui mis en oeuvre par la Commune de Paris. Alors que les républicains se déchirent autour de la Révolution cantonale, la droite conservatrice se ré-organise et conspire avec les carlistes pour faire tomber la République, et préparer, avec les secteurs les plus réactionnaires de l’armée, le retour des Bourbons. Tétanisé par une base à laquelle il refuse de s’unir, Pi Margall démissionne, la Ie République débouche sur une dictature militaire qui finit par réprimer le cantonalisme andalou et valencien sans faire de même pour le carlisme. L’histoire de la Ie République s’achève ainsi tragiquement, par un coup d’État militaire en 1874, 62 ans avant le coup d’État fasciste qui a renversé la Seconde République, puis par une réinstauration des bourbons. La déception des milieux populaires vis-à-vis de l’État finît par alimenter l’anarchisme, particulièrement actif en Espagne jusqu’en 1939. Ainsi, le républicanisme espagnol s’est davantage nourri dans son histoire du fédéralisme américain et du cantonalisme suisse que de l’étatisme français, en raison de l’hostilité à une centralisation considérée comme un instrument authentique d’une monarchie conservatrice. Pour cette raison, le républicanisme espagnol semble s’ancrer davantage sur des territoires, voir des terroirs, avec une forte tradition de lutte démocratique et sociale, tels que le Pays basque, la Catalogne et la Galice, que dans une capitale regroupant la tête des institutions de l’État : l’intérêt que suscite le confédéralisme démocratique en Espagne en est un symptôme révélateur.
Rousseau, à travers sa théorie du Contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique.
Quelle leçon tirer de l’expérience républicaine en Espagne ?
Le républicanisme espagnol prend le risque d’ignorer l’importance de l’État-nation dans la construction de la démocratie. La difficulté de Podemos à prendre position pour l’unité nationale après la tentative d’indépendance catalane s’explique par cette difficulté, très ibérique, à concevoir l’État autrement que comme un instrument d’oppression. Par conséquent, et à la différence du républicanisme français, le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire : à son commencement même, comme le signale Xavier Domenech dans son ouvrage fleuve Un haz de naciones, le républicanisme est théorisé en Espagne comme un moyen de promouvoir le pouvoir des périphéries face au centre : Pi Margall, premier président de la Ie République, premier théoricien de républicanisme en Espagne et dirigeant politique de premier plan, d’origine catalane, tente en 1873 de structurer un bloc politique sensible à la permanence des institutions démocratiques locales. Il anticipe ainsi la généralité de Catalogne et la communauté autonome basque, institutions d’inspirations républicaines, disposant pour la seconde d’une autonomie financière totale et d’une autonomie fiscale très avancée. Son gouvernement perçoit lui-même l’impôt et un pourcentage négocié avec le gouvernement central est versé à l’État espagnol. Ainsi, l’on comprend rapidement pourquoi le Républicanisme parvient à s’articuler davantage en Espagne qu’en France avec les revendications des nouveaux mouvements sociaux : démocratie directe, contrôle de la vie politique par les citoyens et respect des identités régionales. La République s’inscrit dans une longue lignée de résistances citoyennes contre un Etat central monarchiste, elle est aujourd’hui aisément revendiquée par les nouveaux mouvements sociaux, tels que le féminisme, puissant en Espagne, qui a toujours considéré le républicanisme comme un levier d’émancipation contre une monarchie foncièrement patriarcale : « les tyrans de toutes espèces, des rois aux maris agissent de la même manière ». Mais ce républicanisme d’inspiration libertaire peine cependant à porter un projet d’Etat, qui lui est pourtant indissociable, comme l’a magistralement souligné Rousseau : « Cette personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, prend maintenant le nom de République, lequel est appelé Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif » (Du Contrat Social). L’échec du mouvement socialiste ibérique, et le triomphe du fascisme catholique de Franco dans la Péninsule dans les années 1930, sont responsables d’un retard économique et social qui n’est pas sans rapport avec la séculaire hostilité larvée du mouvement social espagnol envers l’Etat, duquel les ouvriers, maintes fois réprimés par lui, n’attendaient plus rien. Un cercle vicieux se dessine : l’État, rejeté par les ouvriers, est confisqué par le camp conservateur qui ne fait qu’accroître son caractère anti-populaire, et par conséquent, l’hostilité de la classe ouvrière à son encontre. A la différence de la situation espagnole, l’idée républicaine souffre, en France, d’être associée à un pouvoir d’Etat qui démontre chaque jour un nouveau degré de violence et d’incompétence. Odieusement récupérée par des politiciens de la pire espèce, notamment pour affubler leurs sinistres organisations, la République peine à se détacher en tant qu’idée du pouvoir de l’Etat et des classes dominantes. Pourtant, originellement, elle incarnait la volonté d’auto-organisation et d’émancipation du peuple. Pour cette raison, le détour par un républicanisme qui n’a pas été souillé par de trop longues années de pouvoir au service de néolibéralisme ne saurait être que revigorante pour ceux qui plaident pour la réarticulation de l’idée républicaine avec les revendications démocratiques du temps présent. Le désordre actuel, la multiplication de mouvements sociaux parfois déroutant et la revendication d’une plus grande participation citoyenne cachent en vérité la volonté de construire un nouvel ordre sur les ruines de l’ancien fraichement abattu, et cette fois fondé sur la justice. Souhaitons ainsi, que des ruines de la monarchie républicaine, puisse naitre une véritable république participative, démocratique et sociale.
En Catalogne, le retour de la tradition révolutionnaire républicaine a permis d’étendre le débat au reste du pays.

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Madrid : une campagne électorale délétère

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Madrid : une campagne électorale délétère

Par Rafael Karoubi Menaces de mort, banalisation de l’extrême droite, violence de rue, escalade verbale sur les réseaux sociaux… le climat de tension de la campagne électorale madrilène témoigne d’une polarisation grandissante des sociétés démocratiques ébranlées par la Covid et en voie d’implosion. Retour sur une expérience politique qui n’aurait jamais dû voir le jour. Achevée par une victoire de la droite, cette campagne est aussi symptomatique des erreurs d’une gauche qui s’est trop focalisée sur une rhétorique antifasciste peu porteuse.

Organisé par la radio ONDACERO le 23 avril 2021, le débat de la campagne électorale pour le parlement régional madrilène aurait pu être l’occasion d’un échange argumenté d’idées pour un vote crucial, la région de Madrid, première économie d’Espagne, étant compétente sur deux domaines larges, notamment ceux des politiques de santé et de la gestion des hôpitaux… Il n’en fut rien. À peine commencé, il tourna court après une altercation entre le candidat de Unidas Podemos (UP) Pablo Iglesias, et la représentante du parti d’extrême droite Vox, Rocio Monasterio, au sujet de lettres de menaces de mort accompagnées de balle de fusil adressé au propre Iglesias et à des ministres de gauche.

Pour comprendre comment la politique espagnole a pu arriver à de telles extrémités, il est nécessaire de revenir au commencement d’une campagne électorale sale, pour ne pas dire abjecte, qui s’est déroulée à partir du plus fort de la pandémie, comme une tragédie en plusieurs actes, avec pour commencement la radicalisation de la droite.

Acte 1 : une droite hors de contrôle

Depuis le 10 novembre 2019, la victoire du parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) emmené par Pedro Sanchez aux élections, et la mise en place d’un gouvernement de coalition avec UP, les trois partis politiques de droite, les conservateurs du parti populaire (PP), les libéraux de Ciudadanos et l’extrême droite (Vox) ne cessent de remettre en cause la légitimité du pouvoir, du fait de la présence en son sein de ministre dits « communistes », c’est-à-dire appartenant aux parties de Pablo Iglesias, et du soutien parlementaire apporté par la gauche indépendantiste à la nouvelle équipe. Ces accusations scandaleuses en légitimité contre un gouvernement démocratiquement élu se sont répétées lors de la crise du coronavirus, à l’initiative de Vox.

De l’autre côté des Pyrénées, aucun moment d’unité nationale derrière le gouvernement pour affronter une crise historique ne put avoir lieu. À peine un mois et demi après le début du confinement, Vox envoya ses soutiens, mélange hétéroclite entre une grande bourgeoisie conservatrice, une petite bourgeoisie commerçante précarisée et les traditionnels matons néofascistes, défiler en voiture (!) contre les mesures sanitaires. Le 23 mai 2020, 6000 véhicules inondèrent les principales artères de Madrid de drapeaux espagnols et d’une grande quantité de pollution. Mais le plus grotesque vînt indéniablement deux semaines auparavant, dans le quartier Salamanque, sorte de 16e arrondissement madrilène, dont les habitants bravèrent le confinement pour manifester contre le confinement, la présence de UP dans le gouvernement et contre ce qu’ils appellent la « dictature communiste » mise en place par Pedro Sanchez et sa Ministre de l’Économie, Nadia Calvino, économiste issue de la Commission européenne. Toujours avec Vox à la manoeuvre, ces manifestations témoignent de la rupture profonde entre la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie espagnole et le gouvernement de gauche. S’ensuivit une escalade haineuse et dangereuse : pendant deux mois, des manifestants ont harcelé quotidiennement la famille de Pablo Iglesias, à l’entrée de son domicile, malgré un important dispositif policier de protection.

Mais une telle dérive n’aurait été possible sans la complaisance, même le soutien, des partis de droite traditionnels, PP et Ciudadanos, envers le discours fascisant du parti. Avant même que la formation d’extrême droite n’eut été représentée au parlement, leurs leaders respectifs, Pablo Casado et Albert Rivera, s’unirent dans des poses viriles à Santiago Abascal, président de Vox, à l’occasion d’une photo lourde de sens, prise après une manifestation organisée communément à Madrid, Place Colon, par les trois partis pour protester contre le gouvernement de Pedro Sanchez, le 10 février 2019. Deux mois auparavant, en décembre 2018, ces mêmes partis ont blanchis l’extrémisme de droite en associant un gouvernement régional de coalition en Andalousie.

Cependant, confronté à deux échecs aux élections générales et à une chute vertigineuse dans les sondages, Pablo Casado finit par sentir le risque que l’extrême droite lui dérobât le contrôle du camp conservateur espagnol. Dans un discours qui l’honore, il condamna fermement l’extrême droite au moment où celle-ci venait de déposer une motion de censure contre le gouvernement de gauche alors que commençait la deuxième vague de l’épidémie… En outre, confronté à des résultats électoraux désastreux à la suite de la funeste « photo de Colon », notamment dans son berceau électoral de Catalogne, Ciudadanos finit par prendre ses distances avec Vox en rompant début 2021 un accord électoral passé un an plus tôt dans la ville de Murcie, pour soutenir une liste dirigée par le parti socialiste. Mais les partis de droite dits « démocratiques » ne se remirent jamais de leur péché originel que furent leur premier accord électoral avec l’extrême droite en 2018 : banalisée, adoubée par des partis conventionnels, celle-ci ne tardait pas à exercer une influence grandissante sur la droite du PP, elle aussi attirée par le succès de certaines formules de droite radicale à travers l’Europe et les États-Unis…La « trumpisation » du parti ne faisait que commencer.

Acte 2 : la droite déclenche des élections salles à Madrid

Furieuse de la rupture de l’accord de Murcie où son parti était impliqué, la fantasque présidente de la communauté autonome de Madrid, Isabel Diaz Ayuso, décida de convoquer de nouvelles élections dans l’espoir de faire disparaître son rival et partenaire centriste, avec lequel elle se partageait auparavant le contrôle du gouvernement. Cette femme, qui s’était illustrée dans son parti par un travail de Community manageuse qui lui donna l’occasion d’organiser le compte Twitter de « pecas », le chien officiel du PP, a développé avec talent une communication tapageuse et outrancière, destinée à chasser sur les terres de l’extrême droite.

Avec pour slogan phare « socialisme ou liberté », rapidement remplacé par « communisme ou liberté », Diaz Ayuso donna le ton d’une campagne extrêmement agressive, destinée à exploiter le ressentiment d’un pays ravagé par les inégalités, enfoncé dans un marasme économique que la population peine affronter du fait de l’absence de solidarité sociale due au néolibéralisme. Ayuso se présenta ainsi comme la défenseuse d’une liberté mise à mal par les restrictions sanitaires imposées par le gouvernement de gauche. La stratégie fût habile : la promesse de garantir l’ouverture des bars et restaurants a séduit de nombreux jeunes qui voient dans ces secteurs l’unique porte de sortie du chômage de masse, a fortiori, elle lui permit, à travers cette prétendue défense de la « liberté », d’opposer à la gauche une vision ultralibérale de la société. Madrid est vantée par la droite comme une terre libre, libre de restrictions, mais aussi…d’impôts : la région, qu’elle gouverne depuis 26 ans exerce ainsi une concurrence fiscale déloyale contre le reste de l’Espagne, en profitant des ressources qui lui confèrent son statut de ville mondiale et la présence de sièges sociaux de grandes sociétés pour réduire au minimum la fiscalité sur les entreprises sur laquelle elle est compétente. Cette politique, pratiquement négationniste sur le plan de la pandémie, ultralibéral économie, rappelant en version allégée la doctrine de Jair Bolsonaro, était mobilisée par la droite dans l’objectif de diaboliser la gauche en la présentant comme une menace communiste contre les libertés afin de remobiliser l’électorat conservateur et libéral.

Le résultat calamiteux de cette politique, qui a fait de Madrid, avec près de 15 000 morts, l’un des territoires les plus affectés d’Europe par la pandémie, n’a en aucun cas découragé l’électorat de la présidente, qui réussit à minimiser son échec en mêlant les choix sanitaires à des considérations politiques passionnées et exacerbées.

Acte 3 : Pablo Iglesias, chevalier contre le fascisme

Le moment a stupéfait la classe politique espagnole. Depuis son bureau ministériel, le fondateur de Podemos et vice-président du gouvernement Pablo Iglesias, la main posée en avant sur son bureau, annonça sa démission fracassante du gouvernement pour concourir aux élections madrilènes, afin d’empêcher, selon ses propres mots, « l’ultra droite » et le « fascisme » de gouverner la région capitale. Là aussi, les mots choisis par Iglesias témoignent d’une volonté d’affrontement, qui est cependant sans commune mesure avec l’hyper violence déployé par la droite la plus radicalisée. Alors que la droite traditionnelle agite le fantôme du communisme, Vox ne promet ni plus ni moins son exclusion de la vie politique et l’interdiction de son parti, et envoie ses militants et réaliser une campagne de haine sur les réseaux sociaux. L’escalade ne fit que commencer : le 7 avril, en guise de provocation, la formation d’extrême droite décida de lancer sa campagne dans le quartier ouvrier de Vallecas, bastion de la gauche radicale. Le meeting, organisé dans la dénommée « Place Rouge » fut violemment perturbé par des militants antifascistes, chauffés à blanc par l’équipe d’Iglesias, qui lancèrent des projectiles sur les partisans ainsi que sur les agents de police présents.

Certains matons d’Abascal décidèrent de rompre le cordon policier de protection, le risque de bagarre générale obligea la police à intervenir de façon très musclée, laissant tout de même dans les deux camps 35 personnes blessées. La non condamnation des violences de la part de Pablo Iglesias et de Santiago Abascal envenima encore davantage la campagne qui prit un air hystérique. Alors que les meetings de Vox furent systématiquement perturbés par des boycotts antifascistes, les hommes politiques de gauche commencèrent à recevoir des lettres de menaces de mort, agrémentées de mise en scène douteuse : Pablo Iglesias reçut quatre balles, qui étaient aussi destinés, selon l’expéditeur, à sa femme et ses parents. Le second courrier était dirigé à la Ministre des Finances socialistes, la très modérée Maria Jesus Montero, se vit adressée la pointe ensanglantée d’un couteau par un individu lui reprochant vraisemblablement la hausse des impôts… Les élections madrilènes inaugurèrent ainsi une nouvelle mode de la politique espagnole, celle de l’envoi de lettres de menaces de mort à des hommes et femmes politiques pour leur signifier un désaccord en période électorale. Les dernières victimes de ces pratiques furent la même Ayuso ainsi que l’ancien président socialiste du gouvernement Jose Luis Zapatero.

Acte 4 : la fin du débat démocratique

Le plus choquant, dans toute cette histoire électorale, reste néanmoins l’absence de condamnation de la part de certains responsables politiques, venant notamment de la droite radicalisée. Lors d’un débat organisé par la radio Ondacero, alors qu’Iglesias exigeait à Monasterio une condamnation sans ambages des menaces de mort, celle-ci lui opposa ses doutes sur la véracité des courriers, dénonça sa non-condamnation des violences à Vallecas, avant de conclure en ces termes : « si vous êtes courageux, barrez-vous d’ici ». Face au tollé, les partis de gauche décidèrent de cesser tout débat avec Vox, désormais qualifié de « fasciste », même de « nazi », mettant fin à tout autre projet de confrontation télévisée. Fait hallucinant, les équipes de Vox se félicitèrent d’une telle issue et saluèrent la sortie d’Iglesias du débat : « nous t’avons viré du débat, nous allons bientôt te virer de la politique espagnole », pouvait-on lire sur le compte Twitter du parti.

À cet égard, les réseaux sociaux s’illustrèrent une nouvelle fois comme le triste terrain d’expression d’opinions haineuses et d’une violence verbale décomplexée : entre promesse de « passer Pablo Iglesias à la mort-aux-rats », et montage grimant Ayuso en nazi, le visionnage de Facebook et de Twitter faisait réellement froid dans le dos. Comme si le pays tentait de répéter sur le mode d’une sinistre farce la guerre civile qui le ravagea 80 ans plus tôt. Mais le comble de l’ignominie fut certainement atteint par Vox, dont les équipes diffusèrent un photomontage immonde sur Instagram mettant en scène un mineur isolé, arborant une cagoule masquant mal sa peau foncée, en compagnie d’une femme du quatrième âge, indiquant qu’il recevait 10 fois plus d’argent de l’État que celle-ci. Cette image, qui a fait l’objet de poursuites judiciaires, résuma à elle seule l’esprit d’une campagne électorale amère : propagande outrancière à grand renfort de publication sur les réseaux sociaux, mensonges, haine et désinformation.

Indéniablement, cette pitoyable campagne électorale témoigne d’une aggravation des fragilités des démocraties à la suite de la pandémie. Elle laissera une trace indélébile sur la suite de la politique espagnole.

La crise sanitaire semble avoir ainsi aggravé les tendances mortifères à l’œuvre depuis une décennie : exposition grandissante des individus aux réseaux sociaux (où n’importe quelle opinion caricaturale peut se faire vérité), disqualification de la pensée et du débat démocratique dans une débauche grossière d’invectives. Et bien sûr, aggravation sidérante des inégalités suscitant la haine, le ressentiment et la rancœur contre un État qui n’est pas parvenu à protéger sa population de la pandémie sans la priver de ses libertés. La politique de demain risque de se dépêtrer difficilement de la violence et de la saleté, dans lesquelles l’extrême droite s’épanouit toujours plus aisément que la gauche.

Conclusion

Ainsi, sans grande surprise, ces élections aux airs de mauvaise farce se sont achevées par un triomphe électoral de la droite. En réunissant 44 % des votes, le Parti Populaire renforce son contrôle sur la communauté autonome de Madrid, et absorbe la quasi intégralité des électeurs libéraux de Ciudadanos qui disparaît ainsi du panorama politique. L’extrême droite stagne à 9 %, alors que la gauche, notamment le Parti Socialiste, connaît un score particulièrement décevant. S’il est encore trop tôt pour analyser les ressorts sociologiques d’un tel résultat, des premières conclusions peuvent être tirées.

Sans l’ombre d’un doute, la campagne anti confinement de Isabel Diaz Ayuso a porté ses fruits : le vote massif pour cette candidate ultralibérale témoigne d’une exaspération grandissante de la population face à la dureté des mesures sanitaires imposées depuis un an. La présidente de la communauté autonome de Madrid a su instrumentaliser habilement ce ressentiment pour se présenter comme l’opposante numéro un contre le gouvernement de Pedro Sanchez. Ainsi, la volonté de renverser la table, « le dégagisme » de la classe politique au pouvoir a encore frappé, mais cette fois-ci contre la gauche : indéniablement, des postures politiques plus radicales et peu conformistes permettent de remporter une élection, quel que soit le bord politique. Cependant, la victoire du PP doit être relativisé : le parti conservateur contrôlait la région depuis 26 ans, où il a déjà réalisé des scores bien supérieurs.

Ainsi, le clivage gauche-droite n’a pas disparu. Cependant, il doit composer avec l’explosion du discours populiste qui crée une grande fluctuation de l’électorat. La disparition brutale de Ciudadanos et l’effondrement du Parti Socialiste après sa renaissance sont à cet égard révélateur de l’instabilité politique croissante des citoyens. En conséquence, une communication habile semble parfois plus efficace que l’affirmation d’un logiciel idéologique pour gagner dans les urnes. Dans ce domaine, Isabel Diaz Ayuso a été particulièrement redoutable.

La gauche a subi une défaite lourde, qui appelle une profonde réflexion. Le Parti Socialiste a vu son score fondre de 28 à 17 %. La présence de Pablo Iglesias à la tête de la liste de Podemos n’a pas permis à la formation de gauche radicale d’améliorer substantiellement son résultat, qui est passé de 5,6 à 7,1 % des votes. La surprise de la soirée est indéniablement la montée en puissance du partie municipalité de gauche Mas Madrid (MM), lancé deux ans auparavant par Inigo Errejon, qui a dépassé le Parti Socialiste en augmentant son score de 14 à 17,1 %. Les partis de gauche qui ont préféré centrer leur campagne sur un prétendu « danger fasciste » plutôt que sur des propositions concrètes pour les habitants de la région de Madrid ont été sanctionnés. Au contraire, la démarche citoyenneniste et municipalité de MM, qui a placé à la tête d’une liste de novice en politique une anesthésiste activiste pour l’hôpital public, est apparu davantage en phase avec les préoccupations des habitants de Madrid, ébranlés par la mauvaise gestion de la pandémie par la droite et la difficulté d’accès aux soins en cette période de crise sanitaire. A fortiori, depuis sa conquête de la mairie de Madrid en 2015 (jusqu’en 2019), MM incarne d’une certaine manière le dégagisme contre l’establishment de droite qui contrôle la région depuis 26 ans. La première leçon de ce résultat est donc limpide : la gauche a davantage à gagner en travaillant sur un programme et des propositions qu’en agitant le spectre d’un retour à la terreur d’extrême droite. En outre, il semble tout à fait contre-productif d’entrer en compétition avec les formations de droite dans l’outrance et la violence verbale : le climat délétère de la campagne n’a au final que fait profiter à un parti conservateur outrancier et au populisme d’extrême droite.

Le départ de Pablo Iglesias de Podemos, parti qu’il avait contribué à fonder sept ans plus tôt, marque un point de bascule dans la vie politique espagnole. La droite est désormais galvanisée par sa victoire et va tenter d’accentuer la pression sur un gouvernement de gauche fragilisé. Il est urgent pour Podemos de commencer une recomposition sereine pour que le parti redevienne le porte-voix des gens.

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Engager la grande bifurcation, oui mais comment ? (1/2)

Le Retour de la question stratégique

Engager la grande bifurcation, oui mais comment ? (1/2)

Revenir à la théorie de l'Etat social
L’ouverture d’un nouveau cycle contestataire, observable depuis quelques années à travers le mouvement des Gilets jaunes, les manifestations pour le climat et la montée en puissance des revendications féministes, replace sur le devant de la scène les affrontements idéologiques entre partisans des luttes sociales et partisans des luttes culturelles. Plutôt que de s’en tenir à cette alternative stérile, le présent article vise à identifier un lieu (l’Etat social) et des moyens stratégiques permettant d’articuler ces luttes autour d’objectifs communs et d’une pensée de la bifurcation historique.
Faire face à la multiplication des luttes…

Au cours du mois de janvier dernier, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud ont publié un article dans Le Monde diplomatique intitulé « Impasse des politiques identitaires ». Le constat qui y est développé n’est pas neuf : l’émergence des nouveaux mouvements sociaux, dès les années 1960, et la chute de l’URSS, ont conduit certains intellectuels de gauche à abandonner la vieille lutte des classes comme conflit central des sociétés occidentales modernes et à faire leurs adieux au Prolétariat. Loin d’être anodin, ce choix est, à leurs yeux, responsable des échecs successifs du camp de l’émancipation tant au niveau électoral qu’idéologique. Des articles, en forme de réponses, ont par la suite été publiés sur les sites de Mediapart et Regards, prenant le contre-pied de la position de Gérard Noiriel et Stéphane Beaud : c’est cette fois-ci l’impasse des politiques sociales qui y est surlignée.

Face à la prolifération de luttes irréductibles les unes aux autres (mouvement de protestation des minorités sexuelles, montée en puissance des nouvelles luttes féministes et antiracistes, institutionnalisation des luttes écologiques, luttes sociales atypiques etc.) chaque acteur politique est sommé de choisir pour « qui » il milite.

Cette opposition sans cesse reconduite, et largement surjouée, entre « l’attention au « social » et la préoccupation du « sociétal» est surtout représentative d’une gauche partisane aussi bien que mouvementiste qui ne sait plus comment inventer un langage commun, une grammaire partagée de la lutte. Plutôt que de tenter de raccorder stratégiquement tous les combats émancipateurs, certains préfèrent céder à la tentation du repli tactique sur un sujet unique, quelqu’il soit, qui serait naturellement plus légitime que les autres dans la lutte contre l’exploitation et la domination.

À l’inverse, une pensée de la bifurcation (c’est-à-dire d’une transformation historique qui ne s’accomplit pas en faisant sauter tout l’édifice institutionnel mais plutôt en identifiant les paramètres sociaux et politiques qui produiront un changement majeur dans la société) devrait dépasser ces vieilles querelles intestines en rappelant que la stricte séparation entre luttes sociales et luttes culturelles n’a jamais été qu’analytique et ne renvoie pas à la réalité des combats quotidiens. Chaque lutte « sociétale » comporte en son sein des éléments matérialistes et relatifs à la redistribution et à l’organisation de la production. Il en est ainsi lorsque les luttes féministes ciblent le mode de production patriarcal, la dévalorisation des métiers à prédominance féminine, ou plus récemment la lutte contre la précarité menstruelle. Il en est également ainsi lorsque les luttes antiracistes ciblent la division internationale du travail entre « centre » et « périphérie » de l’économie-monde capitaliste, les discriminations à l’embauche, etc. Et, jusqu’à preuve du contraire, il n’existe pas de lutte dépourvue de revendications culturelles : la lutte des classes est également un combat pour la reconnaissance d’un monde ouvrier qui possède son identité propre, ses symboles et ses rituels. Redistribution et reconnaissance sont « des dimensions de la justice que l’on peut trouver dans tous les mouvements sociaux ».

L’état social est le lieu par excellence où peuvent se former des alliances et des combinaisons.

Une autre erreur, largement véhiculée lors des affrontements par médias interposés entre « partisans du social » et « partisans du culturel », consiste à se focaliser sur le moment subjectif du politique (celui de la construction du sujet politique) et à négliger fortement les dimensions matérielles et institutionnelles – en somme les conditions historiques – sans lesquelles aucune lutte politique n’est représentable. Or, force est de constater qu’ici aussi quelque chose a changé. La séquence historique qui s’ouvre directement après la Seconde Guerre Mondiale et se poursuit jusque dans les années 1970 était marquée par l’assujettissement des individus à des structures politiques et sociales traditionnelles jugées répressives et qui s’incarnaient parfaitement dans la métaphore de la « cage d’acier » que l’on trouve chez Max Weber. La fonction des luttes pour l’émancipation consistait alors à libérer cette subjectivité. C’est l’objet même de l’événement Mai 68. A l’inverse, la séquence historique actuelle, qui s’ouvre dès les années 1980 et se confond avec l’avènement du néolibéralisme, est marquée par l’état de vulnérabilité dans lequel les individus sont plongés. L’heure est à l’insécurité généralisée : l’école ne joue plus son rôle d’ascenseur social ; le com- promis social des Trente Glorieuses a volé en éclats ; la crise sanitaire frappe durement les plus fragiles d’entre nous et met en lumière l’état de délabrement de notre système de santé ; la crise écologique menace jusqu’à la possibilité de la vie humaine. En lieu et place de la cage d’acier de Max Weber ce sont désormais les « ruines » de Walter Benjamin. Si bien que face à cette évolution des dimensions matérielles et institutionnelles, la fonction des luttes pour l’émancipation doit moins se situer dans une « libération » des subjectivités, comme c’était le cas auparavant, que dans une réponse au besoin de protection exprimé par les citoyens.

Une fois cette étape franchie, une pensée de la bifurcation doit moins redéfinir une unicité a priori des sujets politiques, ou choisir parmi eux, qu’identifier le lieu où ces luttes pourront s’ar- ticuler en situation (conjoncturellement) afin de répondre au chaos néolibéral. Cet épicentre politique est l’État social.

… et identifier un lieu d’articulation conjoncturel : l’État social

Un préjugé tenace consiste à ne voir en l’État social rien d’autre qu’un système d’assurance et/ou d’assistance évoluant entre un « modèle bismarckien » de protection des travailleurs (directement inspiré des politiques sociales mises en place par le chancelier Bismarck à la fin du XIXe siècle en Allemagne) et un « modèle beveridgien » d’assistance universelle (Beveridge est l’auteur en 1942 d’un rapport établissant les prémisses du Welfare-State anglo-saxon). Loin d’être anodin, ce préjugé est avant tout une opération idéologique visant à distinguer entre d’un côté les « actifs » disposant des capacités nécessaires pour s’assurer et les « inactifs » qui relèvent de l’assistance. À l’inverse, nous comprenons l’État social comme une institution authentiquement politique. Ses fondations reposent sur trois piliers : (1) la sécurité sociale (santé, chômage, retraites, al- locations familiales) ; (2) les services publics, qui visent l’égal accès à une vie digne (énergie, transport) et émancipée (culture, éducation) ; (3) le droit du travail qui définit le statut des travailleurs et garantit leur protection. À ces trois piliers, il faut ajouter les trois leviers politiques accessibles à l’institution qu’est l’État social : (1) la régulation keynésienne de la monnaie et de l’investissement ; (2) la redistribution via les cotisations et l’impôt progressif ; (3) la concertation sociale à travers notamment la gestion paritaire de la sécurité sociale. Le but poursuivi par l’État social est ambitieux : protéger les supports d’existence qui conditionnent l’émancipation des individus (santé, éducation, culture etc.) et la production économique (via l’institution de la cotisation- salaire) d’une logique marchande qui souhaite tout recouvrir.

Bien sûr, l’État social n’est pas un bloc homogène, et l’élever au rang de monument historique intouchable serait une erreur : sa construction peut être proprement libérale (pays anglo-saxons) ou conservatrice (Allemagne, France, Italie etc.). Il ne peut non plus constituer le terrain unique de l’action politique et chaque lutte doit avoir la possibilité de développer en parallèle des stratégies décalées et locales de subversion et de contestation. Pourtant, il est, d’un point de vue non pas programmatique mais stratégique, le lieu par excellence où peuvent se former des alliances et des combinaisons. Cela pour deux raisons :

1/ l’État social offre la stabilité et le référentiel commun nécessaires à l’action politique. Il contient déjà en germe une nouvelle logique émancipatrice en tant qu’il pose en permanence la question des objectifs de la vie en société et, à travers ses trois institutions (services publics, droit du travail et sécurité sociale), tente d’élever les relations sociales vers un plus haut degré de perfection.

2/ Il contient les équilibres sociaux fondamentaux de la société qui se constituent et se cristallisent dans le temps long de la vie politique. Les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945, puis du 17 mars 1947, portant création de la Sécurité sociale sont avant tout le fruit d’un compromis historique (agonistique) entre des intérêts largement divergents : patronat, médecins, mutuelles, hauts-fonctionnaires, classe ouvrière.

Naturellement, les sceptiques de tous bords ne manqueront pas de relativiser la capacité des nouvelles luttes à converger avec les anciennes autour d’une reconstruction de l’Etat social. Certains considèrent en effet que les nouveaux mouvements sociaux ne sont qu’une contamination libérale du projet d’émancipation. D’autres, que l’État, pour social qu’il soit, n’est qu’un ensemble de mécanismes de domination structurelle.

Aux premiers, nous répondons que l’ambiguïté de l’évolution historique de ces nouvelles luttes (féminisme, antiracisme etc…) tient plus à la séquence historique de leur naissance et de leur développement. Celle-ci se caractérise en effet par un net recul du mouvement ouvrier (qui avait d’ailleurs lui-même décidé de considérer ces luttes culturelles comme subalternes), éloignant d’autant la perspective d’une transformation rapide et radicale de l’ensemble de la société et favorisant le développement de stratégies minoritaires et particularistes.

Aux seconds, nous répondons qu’en ne voyant en l’État et la citoyenneté sociale qu’un ensemble de dominations structurelles, certains acteurs de ces nouvelles luttes tombent dans une conception dystopique de la société qui ne serait rien d’autre qu’une cage de fer entièrement vouée à l’oppression des femmes, des minorités ethniques et de l’environnement. En faisant cela, il succombe à ce qu’on a désormais coutume d’appeler la tentation « esthétique » de la politique . Plus encore, ils nient le mouvement même de ces luttes qui se sont stratégiquement constituées comme des tentatives de reconfiguration des divisions institutionnelles (privé/public ; nature/culture ; économie/politique).

À la convergence au sein d’un sujet unique et homogène il s’agit donc d’opposer l’articulation stratégique, et historiquement située, au sein d’une même poussée émancipatrice dont le lieu de réalisation serait l’État social. Reste que cela ne peut pas prendre la forme d’une simple défense des « acquis sociaux ».

Il s’agit de réhabiliter le travail comme valeur sociale fondamentale des sociétés contemporaines.

Pour constituer le bloc social, construire l’État social du XXIe siècle…

Nous ne cherchons pas ici à formuler des propositions concrètes. D’une part, parce que le propos est stratégique et non programmatique. D’autre part, parce que les dynamiques de re- construction de l’État social dépendront en grande partie non pas de pures joutes intellectuelles, mais bien des protestations sociales et politiques telles qu’elles existent actuellement, telles qu’elles se transforment et telles qu’elles se manifesteront à l’avenir. Maintenant, pour passer des principes généraux à des perspectives concrètes il est d’ores et déjà possible de formuler des pistes de réflexion et repérer des leviers d’action mobilisables.

Sur la lutte écologique d’abord. Lier État social et protection de l’environnement constitue sans aucun doute le meilleur moyen de conjurer le sort électoral qui veut que « l’écologisation » de la gauche aille de pair avec son éloignement des classes populaires. Par ailleurs, les outils relevant des prérogatives du premier pour lutter contre la crise bioclimatique ne manquent pas : la lutte contre l’habitat indigne et celle contre les passoires énergétiques peuvent se conjuguer sans trop de difficultés et œuvrer en commun en faveur de logements bien chauffés et bien isolés ; la socialisation de la monnaie peut représenter un instrument important de la transition écologique ; l’octroi de statuts de sujets de droit aux non-humains (animaux, forêts, rivières, etc.) permettrait de les protéger d’une marchandisation rampante. Ce ne sont là que quelques exemples.

Sur les luttes féministes ensuite. Le régime français de citoyenneté sociale est traversé par des tensions entre familialisme et individualisme et reste en partie prisonnier d’une répartition genrée des obligations familiales. Les droits sociaux ne peuvent plus être pensés comme au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; ils doivent faire l’objet d’une refonte à l’aune de la reconnaissance du Care et de la citoyenneté sociale des femmes. La mise en place de structures d’accueil et d’équipements (crèches, de soins etc…) constitue certainement une mesure qui aiderait à sceller une « nouvelle alliance entre émancipation et protection sociale » et qui permettrait, selon Nancy Fraser, d’ouvrir la porte à un nouveau féminisme socialiste.

Sur les luttes antiracistes enfin. Avec la floraison de concepts comme celui de « privilège blanc » le risque est grand de tomber dans un militantisme performatif et déclaratif, une « forme politisée de développement personnel » (selon les mots du militant panafricaniste Joao Gabriel). À l’inverse, l’État social permet de recentrer le combat sur une approche en termes de droits et sur l’enjeu politique, à la fois essentiel et plus radical, d’une lutte matérielle et symbolique pour l’accès de toutes et tous à la justice sociale. Il permet de travailler non pas seulement sur les subjectivités politiques, largement évanescentes dans le contexte actuel, mais bien sur l’architecture institutionnelle et matérielle, sur les failles du système.

Naturellement, la reconstruction de l’État social doit également se faire dans le sens d’une reconfiguration des relations capital/travail. Il ne s’agit plus de se limiter à une simple réforme des mécanismes de redistribution mais bien de réhabiliter le travail comme valeur sociale fondamentale des sociétés contemporaines, de l’émanciper du règne de la marchandise (ici encore les propositions sont nombreuses : État employeur en dernier ressort, péréquation interentreprises, salaire à vie, etc.), de retrouver le chemin de la démocratie économique.

Reste à répondre au questionnement stratégique par excellence : quelles forces politiques (et sociologiques) sont en mesure de porter un tel projet, et comment ? L’apogée de l’État social n’a été possible qu’à travers l’hégémonie social-démocrate. Cette dernière, bien qu’ayant résisté dans les premiers temps du néolibéralisme, est désormais à terre. Sa reconversion partisane d’un « régime keynésien » à un « régime de marché » lui a été fatale. Reste une position : accepter le pluralisme stratégique. Et une forme politique pour l’incarner : un nouveau Front populaire.

… et accepter le pluralisme stratégique

Le pluralisme stratégique consiste à admettre d’une part, qu’une stratégie majoritaire doit se constituer dans une dialectique permanente entre État et mouvements sociaux ; d’autre part, qu’elle doit être complétée par une stratégie hégémonique constitutionnelle. L’une et l’autre correspondent respectivement aux deux axes développés plus haut (logique émancipatrice de l’État social et compromis historique).

Nombreuses sont les tentatives de rupture avec le néolibéralisme, en France comme à l’international, qui ont échoué en raison d’une désarticulation, rapide ou lente, entre le mouvement d’en haut et le mouvement d’en bas. Sans mouvements sociaux, l’État et l’appareil gouvernemental tendent à réduire drastiquement leur fonction de transformation sociale. Sans logique institutionnelle, les mouvements sociaux sont condamnés à l’impuissance. La stratégie majoritaire doit donc maintenir ce lien conflictuel. Et cela passe par la formation d’un nouveau Front populaire : c’est-à-dire d’une alliance entre les classes populaires et le pôle « cadriste » de la classe capitaliste contre le pôle « propriétaire » de cette dernière. Par le passé, chaque fois qu’une telle combinaison a été réalisée, une hégémonie social-démocrate a pu voir le jour. C’est le cas, comme le rappelle Edouard Delruelle, lors du New Deal aux États- Unis, lors du Front populaire en 1936, avec l’État social en 1945. C’est le cas également dans les régimes communistes qui émergent de la Révolution d’Octobre grâce à l’alliance des ouvriers, des paysans et des soldats avec les intellectuels. La stratégie majoritaire à gauche doit donc viser, comme le dit François Ruffin, l’alliance des « prolos » et des « intellos ».

Naturellement cela ne sera pas suffisant. On peut estimer sans se tromper que les résistances seront nombreuses et acharnées. Il faut dès lors compléter cette stratégie majoritaire de Front populaire par une stratégie (hégémonique-constitutionnelle) qui permette de pousser la frange « rationnelle » de la classe capitaliste à un compromis agonistique (comme l’a été celui de 1945 qui fut à l’origine de la Sécurité sociale) qui se fasse dans un sens favorable aux classes populaires. En somme, il s’agit de formuler un nouveau Pacte social et écologique en concordance avec les aspirations de la société contemporaine et qui puisse répondre aux enjeux auxquels elle fait face.

Bien sûr, certains objecteront qu’une alternative crédible à la société actuelle doit pouvoir être représentée via la définition d’un sujet unifié de la lutte, et qu’à travers le constat de la multiplicité des acteurs toute possibilité de définir un grand sujet collectif (Peuple, Prolétariat, Multitude etc.) a été liquidée. À ce niveau précis de la réflexion, la critique doit être relativisée. Un nouveau sujet se dégage effectivement. Il n’a rien à voir avec celui du marxisme orthodoxe ni avec celui du populisme de gauche qui sont, par essence, extérieurs à l’appareil d’État et aux institutions. Le deuxième volet de cet article, qui sera publié dans le prochain numéro de la revue, abordera cette question.

Sans logique institutionnelle, les mouvements sociaux sont condamnés à l’impuissance.

 

Références

Cet article doit beaucoup aux travaux d’Edouard Delruelle, Philosophie de l’Etat social, Ed Kimé, 2020 ; de Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2011 ; et Franck Fischback, Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste ? Lux, 2017

André Gorz, Addio conflitto centrale, in Giancarlo Bo- setti, Sinistra punto zero, Rome, Donzelli, 1993.

Roger Martelli, À propos de Beaud et Noiriel : l’enfermement identitaire n’est pas le lot de quelques-uns, Regards, 14 janvier 2021.

Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnais- sance et redistribution, trad E ? Ferrasese, La Décou- verte, 2011, p.45

Karl Polanyi, dans son maître ouvrage The Great Trans- formation, démontre que, lorsque les sociétés connaissent des perturbations importantes, des moments d’instabilité de la droite radicale et de l’extrême droite, il s’agit donc pour la gauche de représenter une autre forme de protection : républicaine, sociale, environnementale.

Voir à ce propos Franck Fischback, Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste, Lux, Humanité, 2017.

Voir Martine Bulard, La Sécurité sociale, une assistance ou un droit ? Le Monde diplomatique, avril 2017.

Thèse que l’on retrouve chez Jean-Claude Michea, no- tamment dans Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens or- dinaires et la religion du progrès, Climats, 2011.

Voilà pourquoi Nancy Fraser préfère parler des « liaisons dangereuses » de l’émancipation avec la marchandisation. Liaisons qui caractérisent parfaitement le cycle du « néolibéralisme-progressiste » ouvert dans les années 1970.

Le concept de citoyenneté sociale apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Thomas Humphrey Marshall Citizenship and Social class en 1949 et peut se définir comme l’ensemble des droits et des devoirs associés aux trois piliers de l’Etat social : sécurité sociale, services publics, droit du travail.

Voir à ce propos Alain Grandjean, Nicolas Dufrêne, Une monnaie écologique, Editions Odile Jacob, 2020.

Le Care comprend des activités directement « soi- gnantes » (soins médicaux et paramédicaux, crèches, prise en charge des personnes âgées etc.) et implicitement « soignantes » (éducation, assistance sociale, protection de l’environnement). Voir son article After the Family Wage: Gender Equity and the Welfare State, in Political Theory, 22 (4), pp. 591-618. Il ne s’agit pas ici de résumer les luttes féministes au Care.

Voir à ce propos Robert Castel, La fin du travail, un mythe démobilisateur, Le Monde diplomatique, septembre 1998. Voir également Alain Supiot, Le travail n’est pas une marchandise : Contenu et sens du travail au xxie siècle : Leçon de clôture prononcée le 22 mai 2019. Paris. Collège de France, 2019

Voir à ce sujet Fabien Escalona, La reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz, 2018.

C’est ce qu’Etienne Balibar appelle le théorème de Machiavel : « C’est dans la mesure où les luttes de classes (qui forment le noyau ou – à d’autres égards – le modèle d’un ensemble de mouvements sociaux) conduisent la « communauté » au point de rupture qu’elles contraignent le pouvoir d’Etat à l’inventivité institutionnelle, à laquelle elles fournissent en retour une matière non pas simplement « sociale » mais proprement politique ». L’Europe, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, 2005, p.127.

Le concept de « classe cadriste » a été théorisé par Jacques Bidet pour décrire les groupes sociaux disposant des compétences organisationnelles nécessaires aux fonctionnements des sociétés contemporaines (fonctionnaires, universitaires, professeurs, intellectuels)

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