Et si la Chine avait déjà gagné la guerre (cognitive) ?

Et si la Chine avait déjà gagné la guerre (cognitive) ?

La croissance des usages militaires de l’IA pourrait bien signer la victoire de la Chine dans cette nouvelle guerre qui s’annonce : la guerre cognitive.

Ce qu’est la guerre cognitive

C’est devenu un lieu commun pour une certaine presse mainstream de dénoncer les campagnes de désinformation et l’ère des Fake news. Non pas qu’il faille s’en accommoder, mais, en-dehors des publications universitaires, rares sont les commentateurs qui prennent le temps de replacer cette nouvelle ère dans le contexte plus global de la bataille de l’information et de la propagande qui, elle, n’a rien de nouveau.

Ruse, manipulation, intox ont toujours existé et si certains régimes autoritaires, à l’image de la Russie, disposent au cours des XXe et XXIe siècles de stratégies particulièrement offensives en la matière (la maskirovka soviétique notamment), c’est souvent du côté des démocraties libérales qu’il faut se tourner pour trouver les recherches les plus innovantes en la matière.

Les pères de la propagande politique, mais également économique, telle que nous la connaissons ne sont pas nés du côté de l’Oural mais bien outre-Atlantique. Dès la fin de la Première Guerre Mondiale, les journalistes Edward Bernays et Walter Lippman et l’universitaire Harold Lasswell théorisent l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction.[1]»

Pourtant nous n’avons pas commencé à aborder le thème de la guerre de l’information qu’une autre guerre plus rude encore se présente à nous : la guerre cognitive.

Elle se distingue de la guerre de l’information en ce qu’elle vise à modifier directement la cognition des individus et leur prise de décision et non simplement à contrôler les flux d’informations. Une guerre que le neuroscientifique Giordano résume parfaitement quand il annonce que « le cerveau humain est devenu le champ de bataille du XXIe siècle »[2].  

Concrètement, elle est le résultat de la fusion entre guerre de l’information et neurosciences et se matérialise par des attaques se situant en « amont de la fabrique de la désinformation ». Ce que l’OTAN confirme dans un rapport affirmant que l’objectif des offensives cognitives est bien « d’attaquer, d’exploiter, de détériorer voire de détruire les représentations, le tissu de la confiance mentale, celui de la croyance en des logiques établies nécessaires au fonctionnement sain d’un groupe, d’une société, voire d’une nation »[3].

En somme, et comme le résume parfaitement Asma Mhalla, il s’agit de nous rapprocher de notre état grégaire. « Plus nos technologies duales, intelligence artificielle en tête, seront capables de reproduire nos schémas neuronaux, plus nous risquons de perdre le contrôle de nous-mêmes »[4].

Bien que le concept même de guerre cognitive reste relativement récent et ne fasse pas encore l’objet d’une littérature abondante[5] certains acteurs semblent d’ores et déjà mieux armés que d’autres dans la guerre qui s’annonce. Parmi ces acteurs, le géant chinois fait figure de grand favori.

Une possible domination qui s’explique en raison d’une culture stratégique particulièrement favorable à ce nouveau type de conflictualité mais également des avancées chinoises en matière d’intelligence artificielle.

Les avantages de la culture stratégique chinoise

Par ses influences philosophiques (confucianisme et taoïme) et guerrières (Sun Tzu), la culture stratégique propre à la Chine serait, selon certains universitaires, mieux adaptée à la guerre cognitive qui s’annonce. Une culture marquée également par la rupture de Pékin avec la pensée stratégique de Mao Zedong mais également de Deng Xiaoping.

Si les premières décennies de la République populaire de Chine se caractérisent par une stricte séparation des domaines civil et militaire et par la concentration des moyens économiques sur le second (tout à la fois en raison de l’objectif de « survie » du régime et de l’influence de l’URSS dans la vision économico-militaire du PCC à ses débuts) un tournant s’opère au début des années 2000.

Le 10e plan quinquennal (2001-2005) autorise la participation des entreprises privées au secteur militaire. Une directive de 2007 leur permet même de travailler sur le développement de technologies duales. La même année, Hu Jintao (secrétaire général du PCC de 2002 à 2012), dans son rapport sur le XVIIe Congrès du PCC déclare que le trop grand cloisonnement de l’industrie de défense est un désavantage pour Pékin et empêche l’armée populaire de libération de bénéficier des développements technologiques civils. Apparaît alors le concept « d’intégration civilo-militaire » (ICM) qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

Il faut néanmoins attendre 2016 et l’application du 13e plan quinquennal (2016-2020) pour que soit mentionnés des objectifs clairs et chiffrés. D’après le Centre de recherche économique de l’Université de défense nationale, 40% des projets compris dans le plan concerne alors l’ICM.

Défense et développement économique deviennent les deux faces d’une même pièce. Dans les documents du Comité central du PCC et du Conseil d’Etat, les dirigeants chinois évoquent désormais le développement coordonné de l’économie et de la défense nationale.

Dans le cadre de la stratégie de « développement national basée sur l’innovation » des mesures visant à renforcer l’ICM sont mises en valeur : (1) créer un mécanisme de coordination et de planification générale, (2) accroitre « l’innovation collaborative », (3) accroitre l’intégration des capacités S&T du secteur civil et du secteur militaire, (4) et promouvoir les transferts de technologies dans les deux sens.  « L’objectif à terme n’est donc pas seulement une plus grande coordination entre les bases industrielles et technologiques de défense et civile, mais la création d’une base industrielle et technologique nationale unifiée et d’un système d’innovation national unifié.[6] »

Le continuum entre monde civil et militaire ne se matérialise pas uniquement dans l’ICM et la stratégie d’innovation de Pékin mais également dans sa façon de penser la chose militaire. A la fin des années 1990, deux colonels de l’armée populaire de libération élaborent le concept « d’Unrestricted warfare ». A contrario de la logique binaire occidentale de la guerre et de la paix, le PCC ne conçoit aucune différence de nature entre les deux termes, plutôt une différence d’intensité dans le conflit.

C’est dans ce contexte que voit également le jour l’idée de « Sanzhàn », les « Trois Guerres : la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre juridique.

La guerre de l’opinion publique vise l’utilisation des médias et réseaux sociaux afin de diffuser des informations (y compris des fake news) auprès d’une cible précise. La guerre psychologique cherche à influencer les comportements et façons de penser de l’adversaire, à renforcer le soutien des alliés et partenaires et à maintenir la neutralité des indécis. La guerre juridique quant à elle est un outil de condamnation juridique de l’adversaire voire d’imposition de ses propres lois (l’extra-territorialité du droit n’est plus une prérogative proprement américaine, la Chine avance peu à peu sur ce sujet).

Chacune de ces guerres est complémentaire des deux autres. Mieux, elles se renforcent mutuellement. « La propagation du discours comprend le récit stratégique visant à convaincre les populations nationales et étrangères par les vecteurs de transmission (« guerre d’opinion «) en créant un environnement mental favorable (guerre psychologique) qui rend le message conforme aux idées reçues, tout en se protégeant derrière la logique de la souveraineté cybernétique, que la Chine tente d’imposer juridiquement au niveau international (« guerre juridique ») »[7].

Avec ces trois guerres s’estompent l’idée d’une stricte séparation entre militaires et populations civiles. Les secondes deviennent également des cibles de choix et des « technologies de l’esprit », à l’image de Tik Tok, leurs sont spécialement consacrées.


TIK TOk, incarnation de la stratégie chinoise de guerre cognitive

Peut-on parler de Tik Tok comme d’une plateforme numérique comme les autres ? A cette question, le rapport de la Commission d’enquête menée par les sénateurs Claude Malhuret et Mickaël Vallet répond par la négative[8]. Deux aspects essentiels la différencient : son algorithme hyper addictif et ses liens avec les autorités chinoises.

Si l’opacité qui entoure l’algorithme de Tik Tok persiste, ses effets sur ses utilisateurs sont de mieux en mieux documentés. Captation extrême de l’attention, sédentarité excessive et dépression, notamment chez les plus jeunes, les risques liés à son usage sont nombreux.

Dans leur rapport, Claude Malhuret et Mickaël Vallet mentionnent même des psychologues pour qui Tik Tok ne doit plus être évalué sous le prisme de l’addiction mais bien de « l’abrutissement ». Un constat partagé par le congrès américain selon qui Tik Tok représenterait un instrument d’ingérence et une arme biotechnologique dont l’objectif serait d’altérer durablement les capacités cognitives des populations occidentales.

La plateforme chinoise est marquée également par son inefficacité (volontaire ?) en matière de lutte contre la désinformation. Selon NewsGuard et la commission d’enquête sénatoriale, 40 minutes d’utilisation suffisent pour que soit proposées des vidéos contenant de fausses informations. Le Global Witness va dans le même sens : 90% des contenus de désinformation créés dans le cadre de leur étude ont été approuvés par Tik Tok (contre 20% pour Facebook).

Au-delà du contenu, ce sont également les liens qui existent avec les autorités chinoises qui posent problème. A l’instar d’autres entreprises de l’économie numérique, le Parti communiste chinois pratique un contrôle étroit sur la plateforme à travers notamment la société ByteDance. Une situation qui pousse les sénateurs Claude Malhuret et Mickaël Vallet à parler explicitement de stratégie de guerre cognitive à propos de Tik Tok.

Une stratégie dont l’objectif n’est plus de soumettre « l’Occident » sur le champ de bataille mais bien d’affaiblir suffisamment les démocraties libérales pour qu’elles ne soient plus capables ou désireuses de répondre à une agression. Ce que note dès 2012 un rapport de l’INSERM sur l’influence chinoise : « l’enjeu n’est pas tant de savoir quelle force armée va gagner mais quel récit, quelle version des faits va l’emporter auprès de l’opinion publique. Concrètement, la guerre de l’opinion publique telle que pensée par les Chinois consiste à faire de l’ « orientation cognitive » des masses, d’exciter leurs émotions et de « contraindre leur comportement »[9].

Cela étant, comme le rappelle à juste titre Asma Mhalla, les démocraties libérales ne sont pas toujours exemplaires en matière de manipulation de l’information et d’offensives cognitives, y compris vis-à-vis de leurs propres populations. Le scandale de Cambridge Analytica et la campagne américaine de 2016 en sont des preuves suffisantes.

Reste que le développement de l’intelligence artificielle et des neurosciences bouleverse les moyens de la manipulation de masse et donne un nouveau souffle au techno-nationalisme chinois.


Le techno-nationalisme : L’IA au cœur de la stratégie militaire chinoise

Avec le développement de technologies comme la robotique, les nanotechnologies, la biotechnologie, la technologie quantique, l’intelligence artificielle, la modernisation de l’armée chinoise s’effectue à un rythme suffisamment intense pour que soit sanctuarisé dans un livre blanc le passage de la guerre informatisée à la guerre « intelligentized ».

Dans cette guerre, l’intelligence artificielle occupe une position centrale : elle relie les domaines terrestre, maritime, aérien, spatial, électromagnétique, cybernétique et cognitif (conçu désormais par l’Armée Populaire de Libération comme un domaine à part).

Une nouvelle donne confirmée, selon les universitaires Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer[10], par la création par le gouvernement chinois d’une Force de soutien pour l’information de l’Armée populaire de libération le 19 avril 2024.

La cérémonie d’inauguration de cette force a d’ailleurs été l’occasion pour Xi Jinping d’affirmer qu’il était « nécessaire de soutenir efficacement les opérations, d’adhérer à la victoire conjointe basée sur l’information, de fluidifier les liens d’information, d’intégrer les ressources d’information, de renforcer la protection de l’information, de s’intégrer profondément dans le système d’opérations militaires conjointes, de mettre en œuvre de manière précise et efficace le soutien à l’information, et de servir à soutenir les luttes militaires dans toutes les directions et dans tous les domaines.[11]»

D’où l’importance donnée par Pékin aux avancées en matière d’outils neurologiques dont l’objectif est double : permettre à l’armée et à la population chinoises d’atteindre la « supériorité cognitive » via le développement des interfaces cerveau-ordinateur (BCI : brain-computer inferfaces) ; développer des armes neurologiques visant à affaiblir les fonctions cognitives des adversaires.

Loin d’être anodines, les interfaces cerveaux-ordinateurs sont d’ores et déjà identifiées parmi les industriels de défense et les différentes armées nationales comme des technologies aux conséquences importantes sur la tenue d’un conflit. « Cette technologie fera progresser la vitesse de calcul, la prise de décision cognitive, l’échange d’informations et l’amélioration de la puissance de calcul, ce qui améliorera considérablement les performances humaines ».[12]

Ce sont d’ailleurs les Etats-Unis qui avancent les premiers sur ce chantier. En 2013 est lancé la Brain initiative par la Defense Advenced Research Projects Agency (DARPA) sous l’administration Obama afin de déterminer les potentielles applications des neurosciences dans les domaines médical et militaire. Concomitamment, la IARPA (agence gouvernementale de recherche dédiée aux agences de renseignement fédérales américaines) inaugure d’autres projets visant à augmenter les capacités cognitives des soldats. En 2023 l’agence amorce un nouveau projet (Rescind) dont l’intention est de déceler les failles cognitives des adversaires afin d’améliorer la neutralisation des cyberattaquants.

De quoi pousser Pékin à lancer en 2016 le China Brain Project. Lors de la programmation quinquennal 2016-2020, le projet aurait reçu l’équivalent de 3,1 milliards de yuans (un peu plus de 400 millions d’euros). S’il sert également au financement de traitements médicaux (et notamment des troubles cérébraux) et implique aussi bien des organes de recherches militaires, des universités et des entreprises privées, le China Brain project est majoritairement tourné vers les usages militaires potentiels de l’intelligence artificielle. Un projet en matière d’IA qui sert le techno-nationalisme de Pékin et incarne parfaitement la stratégie d’intégration civilo-militaire chinoise.

Au-delà de l’usage de médias sociaux comme Tik Tok ou d’interfaces cerveaux-ordinateurs, la guerre cognitive telle que la conçoit Pékin (mais pas uniquement) dispose également d’un versant neurologique. Il s’agit alors d’infliger des lésions neurocognitives permanentes par l’utilisation de technologies de radiofréquence, d’acoustique, d’électromagnétisme ou encore de nanotechnologies.

L’individu ciblé est alors rendu à son état grégaire par des attaques visant directement son cerveau. Autant dire que nous touchons-là à des enjeux qui ne peuvent faire l’économie de discussions éthiques, politiques mais également juridiques.

De quoi s’interroger sur les capacités de résistance des démocraties libérales face à de telles offensives cognitives.


La mort culturelle des démocraties libérales ?

En 2023, le ministère français des Armées et l’université Paris Sciences et Lettres se sont associés afin de lancer un projet de prospection novateur : la Red Team. Composé d’analystes et de chercheurs, l’objectif de ce groupe est de réfléchir aux nouvelles formes de la guerre à l’horizon 2030-2060.

Dans une de leurs publications, Chronique d’une mort culturelle annoncée, les auteurs imaginent une Europe incapable de développer ses propres géants numériques, la rendant totalement dépendante des technologies étrangères (principalement américaines et chinoises) et soumise à des cyberattaques à répétition. A un point tel qu’il devient impossible pour les Etats européens d’assurer le fonctionnement des services publics mais également l’intégrité cognitive de leurs populations.

Si bien que les citoyens finissent par se regrouper dans des sphères de réalité alternative (des « safe spheres ») par affinité religieuse, classe sociale, quartiers. Un mouvement largement aidé par des puissances étrangères désireuses de fracturer définitivement les nations européennes.

Dans ce scénario où le séparatisme devient également territorial la seule issue est l’intervention de l’armée pour couper les infrastructures numériques à l’origine des « safe spheres » et « désintoxiquer » des pans entiers de la population.

Si nous n’en sommes pas encore là, les signes annonciateurs ne manquent pas : montée des populismes, défiance grandissante des populations vis-à-vis des institutions, affaiblissement du rôle de l’Etat notamment dans la sphère économique, polarisation des opinions. Autant de points d’appui pour des stratégies de déstabilisation de la part d’acteurs étrangers et contre-élites nationales.

Rien ne nous dit en revanche que les régimes autoritaires, celui de Pékin comme celui de Moscou, résisteraient mieux à l’émergence de conflits cognitifs dopés à l’intelligence artificielle. Dans le scénario de la Red Team l’un des premiers pays à s’effondrer n’est autre que….la Chine.


Références

[1] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628

[2] GIORDANO J., WURZMAN R., “Neurotechnologies as weapons in national intelligence and defense – An

overview”, Synesis, pp.T:55-T:71, 2011.

[3] Cité par Asma Mhalla,Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Seuil, 2024, p.123

[4] Idem, p.127

[5] Du moins dans le champ civil, les publications des organismes de recherches militaires étant beaucoup plus nombreuses.

[6] https://www.frstrategie.org/publications/recherches-et-documents/tournant-integration-civilo-militaire-chine-2017

[7] La guerre cognitive au cœur de la stratégie chinoise de socialisation, Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer

[8] https://www.senat.fr/salle-de-presse/dernieres-conferences-de-presse/page-de-detail/commission-denquete-influence-tiktok-1268.html

[9] https://www.inserm.fr/rapport.html

[10] La guerre cognitive au cœur de la stratégie chinoise de socialisation, Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer

[11] Cité par Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer

[12] MOORE B., “The Brain Computer Interface Future: Time for a Strategy”, Semantic Scholar, Air War College Air University Maxwell AFB United States, 2013.

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Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Proche de Walter Benjamin, à distance raisonnable de l’Ecole de Francfort, Siegfried Kracauer est essentiellement connu pour ses écrits sur le cinéma. Ses réflexions ne s’arrêtent pourtant pas là. Dès les années 1930-1940, l’auteur de L’Ornement de la masse offre une théorie des médias et de la propagande particulièrement subtile et moins systématique que celle de ses contemporains Adorno et Horkeimer.

Kracauer, critique du quotidien moderne

Dans un article brillant[1] sur l’œuvre de Kracauer, Thomas Schmidt-Lux et Barbara Thériault demandent au lecteur de se prêter à un exercice original : entrer dans une librairie, qu’importe que celle-ci se trouve à Montréal, Berlin ou Paris, et demander où se trouvent les ouvrages de Siegfried Kracauer. Quasi-systématiquement c’est vers les rayons de la section cinéma qu’on le dirigera. Parmi les centaines d’articles rédigés par ce philosophe juif allemand quelque peu oublié ce sont bien ses analyses de ce médium qui ont le plus retenu l’attention.

Un lecteur à la curiosité plus aiguisée, ou à l’entêtement plus caractérisé, pourra en revanche découvrir avec plaisir des ouvrages trop longtemps passés sous silence tel que Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle ou encore L’Ornement de la masse, Essai sur la modernité weimarienne.  Dans l’un et l’autre essais, quoique selon des styles et des sujets différents, Kracauer développe une critique acerbe de la modernité et de l’un de ses symboles : la grande ville industrielle.

Le feuilleton des Employés, découpé en 12 parties et d’abord publié sous forme d’articles en 1929, est l’occasion pour Kracauer de fournir une analyse du quotidien d’anonymes dans le Berlin de l’entre-deux guerres. Adepte d’une grande proximité avec les sujets de son étude, le sociologue suit les femmes et les hommes qu’il rencontre dans les bureaux d’entreprises, les grandes magasins, les halles et les accompagne jusque dans leurs échanges avec leurs supérieurs et leurs familles.

Loin de ramener ces employés à leurs catégories socio-professionnelles, ou plus prosaïquement à leurs classes, Kracauer les définit avant tout par le souci existentiel qui les anime : « un désir d’ascension sociale combiné avec la peur de sombrer dans le prolétariat qu’ils méprisent »[2]. Un souci que le sociologue conçoit comme une conséquence logique de l’appauvrissement spirituel de la vie moderne. « Dans la société moderne, les individus tentent de combler ce vide en formant des groupes dont l’unité est purement mécanique, motivée par la recherche du bien-être individuel et la consommation matérielle. »

C’est en tout cas l’un des sujets qui revient également dans le second feuilleton, celui de L’Ornement de la masse (publié tout au long des années 1920-1930). Etudiant les revues populaires des Tillers girls, Kracauer croit y déceler une analogie du monde moderne, des employés qui le peuplent et de l’anonymisation qui y règne. « Bras, cuisses et autres sections de corps » n’apparaissent que pour former une grande figure ornementale, à la manière des mains des ouvriers lors du travail à la chaîne ou, plus tard, des bras levés des soldats dans le film de propagande nazi Le triomphe de la volonté.

C’est ici que se fait la jonction avec les écrits que Kracauer consacre à la propagande publicitaire d’abord, politique ensuite. Son analyse de la communication de masse est fondamentalement reliée à ses réflexions sur la culture du divertissement.

 

Les écrits sur la propagande : la période française

Si les écrits de Siegfried Kracauer sur la propagande ont été passés sous silence c’est aussi en raison de leur manque d’accessibilité. Avant 2012, date de publication du volume 2 de ses œuvres complètes, la majeure partie de ces textes n’existait que sous forme manuscrite ou tapuscrite dans les archives de Marbach. Son traité sur la propagande nazie de 1937-1938 est d’ailleurs considéré comme perdu (dans sa version dactylographiée). Seul un manuscrit peu lisible subsiste.

Loin de marquer une rupture, les écrits sur la propagande forment un trait d’union entre les feuilletons des années 1920 et les écrits américains plus résolument tournés vers le cinéma : From Caligari to Hitler (1947), Theory of film (1960), History the last things before the last (1969). Si l’on suit les analyses d’Olivier Agard, deux moments existent néanmoins dans la réflexion de Kracauer : la période française (avant 1941) et la période américaine (après 1941).  

La période française de l’auteur de L’Ornement de la masse affiche un moindre souci du détails et du contenu de la propagande. Comme beaucoup de juifs allemands des années 1930, Kracauer dans sa condition d’exilé à Paris puis Marseille est fortement dépendant des commandes d’articles qu’on lui passe. N’ayant pas accès aux matériaux bruts de la propagande nazie, sa connaissance des différentes productions culturelles reste parcellaire. Reste que ces écrits « malgré leurs lacunes évidentes, contiennent des intuitions qui restent stimulantes »[3].

Fruit d’une rencontre entre Adorno et Kracauer en octobre 1936, La Propagande totalitaire est un ouvrage qui ne trouve pourtant pas grâce aux yeux du premier : certaines des thèses les plus structurantes de l’école de Francfort y sont, à demi-mots, remises en cause. A l’instar de la continuité évidente qui existerait entre capitalisme et fascisme, comme le pensent Horkheimer et Marcuse. L’arrivée au pouvoir d’Hitler ne relève, selon Kracauer, d’aucune fatalité mais bien d’alliances de circonstances entre la bourgeoisie allemande et le NSDAP afin de maintenir un statu quo et endiguer la menace communiste.

Délaissant, peut-être un peu trop, le contenu de l’idéologie national-socialiste (l’historien Johann Chapoutot démontrera plus tard que le nazisme est certes une esthétique mais également une éthique, et qu’à ce titre il dispose d’une idéologie qui lui est propre) Kracauer interprète le NSDAP uniquement comme une volonté de pouvoir débridée ne disposant d’aucune consistance. La force du parti, comme de l’ensemble des forces fascisantes de l’époque, tient à son talent indéniable pour produire, à travers une multitude de discours, films, rassemblements, émissions radiophoniques, une « pseudo-réalité » : celle d’une communauté du peuple (Volksgemeinschaft) dépassant les antagonismes sociaux.

Il y n’y aurait par conséquent aucune rupture nette entre la culture du divertissement propre au marketing, à la publicité et films promotionnels et la propagande nazie. L’une et l’autre tentent par tous les moyens de dissimuler les antagonismes sociaux et de combattre l’ennui, résultat du vide moderne dont nous parlions plus haut. Seul le contexte change, la grande crise économique de 1929, et l’immense paupérisation qui en découle, réduisent à néant l’effet anesthésiant de cette culture du divertissement. Laissant le champ libre à une propagande national-socialiste plus dangereuse et transformant « les nouvelles masses [celles-là même que les productions publicitaires formaient peu à peu] en masse totalitaire[4].

L’analyse faite de la « pseudo-intégration des masses artistiquement préparées par la propagande » au sein d’une communauté du peuple fictive est à cet égard particulièrement proche des écrits de Walter Benjamin sur l’esthétisation de la politique et sera par la suite confirmée par les historiens spécialistes du totalitarisme que sont Peter Reichel (La fascination du nazisme) et Didier Musiedlak (L’Espace totalitaire d’Adolf Hitler)

Pas de rupture nette donc entre la culture du divertissement qui s’épanouit sous Weimar et la culture national-socialiste mais deux différences qui restent fondamentales pour Kracauer. Certes, la première cherche elle-aussi à mettre sous le tapis les antagonismes sociaux, à créer une pseudo-réalité, mais elle n’y arrive jamais totalement. « Les démocraties de masse ont recours à la propagande mais cette propagande ne leur est pas consubstantielle : leur existence ne dépend pas de la production de cette apparence.[5] » Par ailleurs, le divertissement et les technologies modernes de l’image (photographie, cinéma…) sont fondamentalement ambivalentes et peuvent se retourner contre le bonne morale bourgeoise, devenir des instruments de la critique.

Un brin plus optimiste que Walter Benjamin, résolument plus qu’Adorno et Horkheimer, Kracauer considère que les productions culturelles qui accompagnent la modernité permettent une « expérience subjective réelle au monde ». Loin de lui l’idée de rejeter les formes modernes de la musique comme le font Adorno et Horkheimer à propos du jazz.

Son rejet des constructions théoriques fondamentalement rigides d’Adorno est explicite : « Chez toi le fascisme apparaît comme une chose achevée, qu’on peut à 100% ranger dans des catégories »[6].

C’est en revanche dans sa période américaine que ses réflexions, notamment sur la place du cinéma dans l’appareil de propagande ou dans ses fonctions « libératrices », prennent toute leur ampleur.

 

Les écrits sur la propagande : la période américaine

Comme de nombreux émigrés allemands aux Etats-Unis, Kracauer participe dès son arrivée en 1941 aux divers projets de recherches financés par la fondation Rockefeller et la New School for Social Research. L’objectif de ces travaux est de décrypter les mécanismes de la propagande nazie et d’établir les fondements de ce que serait une communication démocratique de masse.

Ces projets de recherche marquent d’ailleurs un tournant dans l’étude de la propagande : face aux théories relativement abstraites d’un Gustave Le Bon (Le viol des foules) ou d’un Ortega y Gasset est affirmé le primat d’une approche empirique reposant sur l’analyse des matériaux de la propagande. Un homme joue un rôle fondamental dans l’avènement de cette nouvelle ère de la communication et de son étude : Harold Lasswell. A tel point que David Colon (Propagande, La manipulation dans le monde contemporain[7]) verra en lui l’un des trois pionniers de la communication de masse[8].

Un pionner dont on enseigne encore les travaux partout dans le monde et qui, avec Edouard Bernays et Walter Lippman, théorise l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction »[9].

C’est donc sous le signe de cette ambiguïté idéologique que Kracauer, critique du marxisme orthodoxe certes mais critique du capitalisme tout de même, commence ses travaux pour Harold Lasswell. C’est sur une commande de ce dernier qu’il rédige notamment The Conquest of Europe on the screen. The Nazi Newsreel 1939-1940.

Disposant désormais d’un accès direct aux matériaux de la propagande nazie, Kracauer se plonge dans l’analyse des films hitlériens tout en conservant les idées forces qu’il avait déjà énoncées lors de sa période française : la communication, qu’elle soit totalitaire ou démocratique, repose toujours selon lui sur la construction d’une « pseudo-réalité » à travers son esthétisation.

Une esthétisation qui, dans les actualités cinématographiques, se manifeste par le sentiment de maîtrise du temps et de l’espace que créent la mobilité de la caméra et la succession de plans panoramiques. Et si, contrairement à de nombreux théoriciens du 7e art, il ne considère pas le montage comme l’élément principiel de la production cinématographique, il conçoit en revanche tout le potentiel de manipulation qu’abrite cette technique.

Comme l’énonce Olivier Agard : « Chez les nazis, le montage est mis au service de l’ellipse qui contribue à l’effacement de la réalité »[10]. L’annonce d’opérations militaires sur le grand écran est aussitôt suivie d’images victorieuses, effaçant toute trace de la résistance face au nazisme.

Bien que conscient de l’instrumentalisation réelle du cinéma à des fins de manipulation, Kracauer n’en démord pas : le cinéma est aussi un médium qui permet un accès plus direct à la réalité.

Aussi soigné que puisse être un montage, l’image ou le film de propagande n’est jamais parfait. « Il y a toujours quelque chose qui échappe au contrôle et à l’intention esthétique »[11]. Kracauer prend l’exemple des images de la visite d’Hitler à Paris le 23 juin 1940. Le dictateur évolue dans une ville dont le vide absolu est censé représenté le contrôle total du Führer sur la capitale française. Pourtant c’est la mort et le néant qui accompagnent l’idéologie nazie qui frappent le spectateur : « La vision touchante de cette cité fantôme désertée qui autrefois vibrait de vie fiévreuse reflète le vide du propre noyau du système nazi. La propagande nazie avait construit une pseudo-réalité rayonnante de mille couleurs, mais en même temps, elle vidait Paris, sanctuaire de la civilisation »[12].

D’autre part, en « émoussant » la conscience du spectateur un film peut également le rendre plus perméable à des expériences de pensée[13]. La photographie comme le cinéma deviennent alors des outils pertinents pour le sociologue ou l’historien en rendant visible ce qui auparavant ne l’était pas.

Chez un historien comme Jacques Revel, les techniques et procédés narratifs du cinéma (cadrage, gros plan, etc…) favorisent les jeux d’échelle, la multiplicité des points de vue. Dans sa préface de Jeux d’échelle. La Micro-analyse à l’expérience, Revel prend l’exemple du film Blow up de Mickelangelo Antonioni où c’est bien l’attention à des détails auparavant invisibles qui participe à la découverte d’histoires inattendues. Le cinéma rend alors toute sa complexité au réel.

Loin des analyses parfois monolithiques des membres de l’école de Francfort, les écrits de Kracauer, tant sur le quotidien sous Weimar que sur la propagande et le cinéma, méritent toute notre attention. Sans sombrer dans des parallèles grossiers, peut-être éclaireraient-ils également d’un jour nouveau les débats actuels, et parfois un peu trop simplistes, sur la société de la désinformation et l’ère des Fake news.

 

Références

[1] Schmidt-Lux, Thomas et Barbara Thériault. « Siegfried Kracauer, sociologue de la culture. » Sociologie et sociétés, volume 49, numéro 1, printemps 2017, p. 275–281.

[2] Ibid.

[3] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[4] Baumann, Stephanie. « Des nouvelles masses à l’ornement totalitaire ». Théorie critique de la propagande, édité par Pierre-François Noppen et Gérard Raulet, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020

[5] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[6] Siegfried Kracauer, Lettre à Adorno du 20.8.1938.

[7] David Colon, Propagande, La manipulation de masse dans le monde contemporain, Champs histoire, Flamarion, 2019

[8] Les deux autres étant Edouard Bernays et Walter Lippman.

[9] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628

[10] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, p.48

[11] Ibid, p.55

[12] Siegfried Kracauer, La propagande et le film de guerre nazi, p.351-352

[13] Pour reprendre l’expression de Nathalie Zemon Davis, Slave on Scree. Film and Historical Vision. Cambridge, Harvard University Press, 2000, p.14.

 

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Le Nouveau Front Populaire doit devenir le camp de la concorde nationale

Le Nouveau Front Populaire doit devenir le camp de la concorde nationale

La situation politique inédite dans laquelle nous nous trouvons, celle de la constitution de trois blocs sans majorité à l’Assemblée nationale, nécessite de ralentir et de s’accorder, chose difficile s’il en est dans le brouhaha ambiant, un temps de réflexion et d’analyse. Mettre fin au cocktail explosif entre bataille identitaire et réseaux sociaux, rompre avec l’impuissance publique qui mine le pays depuis 40 ans, renouer avec des politiques ambitieuses de cohésion sociale. Tel pourrait être le sens d’une gauche qui assumerait de nouveau être le camp d’une concorde nationale retrouvée.

Une Assemblée tripartite : résultat du rejet du RN

Alors que l’ensemble des sondages réalisés dans l’entre-deux tours donnait le Rassemblement national en tête (voire en situation de majorité relative ou absolue) c’est bien le Nouveau Front Populaire qui s’est imposé lors de ces élections législatives anticipées. Avec 182 députés, il devance Ensemble (168 sièges) et le Rassemblement national et ses alliés « ciottistes » (143 sièges, soit un gain de 54 sièges depuis 2022) F

Si le Nouveau Front Populaire s’impose, il reste en revanche très loin de la majorité absolue (289 sièges) tandis que la composition de l’Assemblée entérine la tripartition du paysage politique. Ce que le politiste Pierre Martin observait dès 2018 dans la majorité des démocratie occidentales.

Le nouveau système partisan qui se dessine sous nos yeux semble effectivement prendre la forme d’une structure tripolaire composée d’une droite conservatrice-identitaire (parfaitement incarnée par l’alliance Ciotti-RN), d’une gauche démocrate-écosocialiste et d’un centre libéral-mondialisateur[1].

S’il s’agit d’une tendance de fond qui travaille l’ensemble des systèmes partisans occidentaux, la situation reste inédite dans le cas de la Ve République française peu habituée aux logiques de coalition.

Il faut en revanche garder en tête que le résultat de ce second tour n’est dû qu’aux désistements de candidats NFP et macronistes afin d’éviter un Rassemblement national majoritaire à l’Assemblée. Le front républicain a fonctionné mais force est de constater qu’il se délite peu à peu et que le barrage est de moins en moins efficace.

A tel point que le politiste Jean-Yves Dormagen, considère qu’il s’agit désormais « d’une coalition électorale de barrage plus faible, plus incertaine, allant de l’électorat de gauche jusqu’à une partie des modérés[2] » et non d’un véritable front comme cela avait pu être le cas auparavant.

Et si le Nouveau Front Populaire arrive en tête en nombre de sièges, le Rassemblement national reste la première force en pourcentage des voix. Voilà pourquoi il est difficile de donner tort à Marine le Pen lorsqu’elle évoque, pour son propre camp, l’image d’une marée qui n’a pas fini de monter.

Reste à savoir ce que peut le Nouveau Front Populaire, et la gauche de manière générale, pour que le pire ne se produise pas. 

 

Le premier enjeu pour la gauche : le combat informationnel pour desserrer l’étau identitaire

Nul ne peut ignorer que le chaos qui survient en ce lendemain d’élections vient de loin et n’est pas simplement la conséquence de décisions irresponsables de la part du chef de l’Etat.  Il est avant tout le résultat de la séquence historique dans laquelle nous sommes plongés depuis les années 1980 : à savoir la montée irrémédiable des contestations suite au démantèlement des anciens cadres de régulations de la société par la mondialisation néolibérale.

Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs et par la société. Le problème étant qu’avec la destruction des anciens cadres de régulation, c’est l’ensemble des processus de reconnaissance qui sont remis en cause : panne de l’ascenseur social, précarisation des différentes formes d’emploi, délabrement du système de santé et de l’école publique, disparition des services publics, ségrégation urbaine.

Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social ».

Il en résulte une situation de vulnérabilité et d’insécurité généralisée pour des pans entiers de la société (ceux que l’on désigne tour à tour comme les perdants de la mondialisation, les déclassés, la France des oubliés, etc…). Se forme alors peu à peu ce que Christopher Lash appelle « une société de survie » « composés d’individus désindividués, aux egos fragilisés, infantilisés, insécurisés, plébiscitant des leaders forts pour incarner inconsciemment la figure du « père » émasculé[3] ». Si bien que face à cette évolution, les besoins exprimés par les citoyens se matérialisent moins par une demande d’émancipation face à une société jugée trop corsetée et traditionnelle (comme c’était le cas lors de la révolte de mai 68) que par une demande de protection et de sécurité.

Ayant parfaitement saisi cette demande de protection, les droites et les extrêmes droites ont mis en place une dialectique redoutable : celle consistant à exacerber les paniques morales des déclassés à travers tout un réseau d’entrepreneur du chaos (influenceurs, médias Bollorés) et à incarner de l’autre une réponse politique à ce besoin d’autorité voire d’apaisement national (il n’y a qu’à voir le mot d’ordre du Rassemblement national sur certaines de ses affiches : « la France apaisée »)

Exit le débat d’idées entre des orientations politiques différentes[4], bienvenue dans le monde de la bataille identitaire et de la fragmentation nationale.

Les adeptes de la culture du clash et de l’enfermement communautaire peuvent par ailleurs compter sur des réseaux sociaux qui fonctionnent comme autant de démultiplicateurs de cette bataille des identités.

Leur modèle économique et algorithmique favorise l’entre-soi en ne présentant jamais que des contenus qui nous ressemblent ou avec lesquels nous sommes d’accord. Pire encore, ils favorisent l’étouffement des désaccords au sein de sa propre « communauté » : « sur les réseaux sociaux, on craint paradoxalement moins le camp adverse que les puristes de son propre camp, qui exercent une redoutable police de la pensée »[5]. Les réseaux sociaux ne sont rien d’autre que des ghettos 2.0.

Il en résulte « brutalisation, polarisation, instrumentalisation économique et politique de la violence et de la colère, déflagration des liens, explosion du réel, atomisation des socles communs.[6]»

Si les médias plus traditionnels (presses papiers et en ligne, radios, chaînes TV) assurent encore un rôle de régulateur de ces affects volontairement exacerbés par les réseaux sociaux, il leur est de plus en plus difficile d’assumer cette fonction. On se souvient par exemple en 2002 de l’affaire « Papy Voise » (ce retraité passé à tabac et dont la maison avait été incendiée) et de ses répercussions sur l’élection présidentielle. L’emballement médiatique de TF1, France 2 et LCI à propos de cette affaire (favorisant largement le sentiment d’insécurité) a régulièrement été analysé comme l’une des causes de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour.

Plus proche de nous, le drame de Crépol (cet adolescent poignardé à mort lors d’une fête de village) a été instrumentalisé par la droite et l’extrême droite afin de prouver le lien selon eux inextricable entre délinquance et immigration. Et ce, quelques mois après les émeutes de juin qui avaient aussi participé à la droitisation dont témoignaient les instituts de sondage à l’été 2023. Les chaînes d’information en continu (Cnews en tête) ont repris en boucle cette « démonstration identitaire » jusqu’à contaminer les journaux télévisés traditionnels.

Les milliardaires Vincent Bolloré, Daniel Kretinsky et Pierre-Edouard Sterin ont d’ailleurs bien compris ce rôle de régulateur des médias traditionnels. Comment expliquer autrement leurs volontés de rachat de médias dont la rentabilité économique fait souvent défaut. De même que Jordan Bardella qui affirmait encore il y a peu que l’une de ses premières mesures en tant que Premier ministre serait de privatiser les chaînes publiques d’information.  

Face à ce cocktail explosif que représente la fusion de la bataille identitaire, des réseaux sociaux et des médias, les gauches sont fondamentalement désarmées et ne peuvent pas gagner.

Les quelques partis à gauche ayant adapté leur stratégie médiatique à cette nouvelle donne identitaire et radicaliser leur communication finissent lentement de se discréditer : la France insoumise est désormais considérée comme une plus grande menace pour la démocratie que le Rassemblement national[7] et comme un parti qui attise la violence. Quant aux partis ayant refusé cette brutalisation du débat public, leur existence médiatique est somme toute assez relative.  

Desserrer l’étau identitaire nécessite de changer drastiquement les règles du jeu médiatique et de réglementer les plateformes et réseaux sociaux : voilà pourquoi le premier combat de la gauche est désormais le combat informationnel.

De nombreuses propositions peuvent être émises dans ce sens. Tant dans la régulation des médias (inscription dans la Constitution d’un droit à l’information et de son corollaire la liberté de la presse ; renforcement du contrôle du Parlement sur les nominations à la tête de l’audiovisuel public ; adoption d’une loi anti-concentration, renforcement de la protection du secret des sources des journalistes, etc…) que dans la régulation des réseaux sociaux (contrôle du rythme des likes, retweets et partages, remise en cause des rentes publicitaires des GAFAM, etc…)[8].

Dans le contexte actuel d’absence de majorité à l’Assemblée nationale, cette lutte pour la régulation médiatique au nom de l’apaisement du débat public, et plus largement de la liberté d’informer, est un des rares combats pour lesquels un compromis est possible entre les partis du Nouveau Front populaire, des députés centristes et de centre-droit. Nul doute également que la société civile est amenée à jouer un grand rôle dans cette lutte.

La fragmentation de la société française n’est pas un horizon irrémédiable. La France n’est pas Twitter comme le dit si bien Denis Maillard et l’image que nous renvoient les réseaux sociaux et les journaux télévisés n’est pas un calque exact de l’état d’esprit des Français (c’est en tout cas l’une des leçons que l’on doit tirer de ces élections législatives)

Lorsqu’éclatent les émeutes urbaines suites à la mort de Nahel Merzouk à l’été 2023, « le discours médiatique a instantanément opposé les « anti-flics » aux « anti-banlieues ». Or l’enquête réalisée par le think tank Destin commun montre qu’une grande majorité de Français ne se situait dans aucun des deux camps : « parmi ceux qui s’inquiétaient de l’hostilité envers les jeunes des quartiers, 80 % étaient aussi inquiets de l’hostilité envers la police, et réciproquement »[9].

La situation est peu ou prou la même en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, « trois mois après le début de la guerre, parmi les 66 % de Français qui se déclaraient inquiets pour la population palestinienne, 79 % exprimaient aussi de l’inquiétude pour la population israélienne »[10].

Certes la division et la fragmentation nationales sont vécues comme telles par une majorité de citoyens : « 75 % des Français jugent que notre pays est divisé et 56 % considèrent même que nos différences sont trop importantes pour que nous puissions continuer à avancer ensemble »[11]. Mais cette situation n’appelle rien d’autre qu’un renforcement de l’intervention des pouvoirs publics afin de retrouver le chemin de la cohésion nationale. Encore faut-il en avoir les moyens et les capacités.

 

Ne pas trahir l’espoir : le nécessaire combat capacitaire

S’engager dans la voie de ce combat informationnel est une nécessité à (très) court-terme mais cela ne peut en aucun cas être l’unique terrain de lutte. Les insécurités, peurs et angoisses vécues par des pans entiers de la population, exacerbées par les réseaux sociaux, n’en sont pas moins réelles. La société de survie, des égos meurtries et des humiliations n’a pas attendu l’avènement de Twitter et de TikTok pour exister.

La dérégulation économique et financière, la compression des salaires, le recul des services publics, la ségrégation urbaine, le développement des avantages fiscaux au profit du capital et des dirigeants des multinationales sont des réalités indéniables.

Et répondre à l’ensemble de ces défis nécessite, avant toute de chose, de disposer de marges de manœuvre. Chose plus simple à dire qu’à faire. Ces fameux pouvoirs publics subissent depuis les années 1980 un affaiblissement continu de leurs capacités d’intervention. Un affaiblissement autant externe qu’interne.

D’une part, l’entrée dans la mondialisation néolibérale n’a pu se faire qu’en dessaisissant les pouvoirs publics (l’Etat au premier titre) d’un certain nombre de prérogatives et de compétences au profit d’institutions internationales par nature libérales (FMI, Banque mondiale, OCDE, Union européenne).

La social-démocratie a notamment, et dès les années 1980, fait le « pari faustien » (selon l’expression du politiste Remi Lefebvre) de la construction européenne : renoncer à la régulation nationale pour retrouver d’hypothétiques marges de manœuvre au niveau européen. Or aucune marge nouvelle n’est apparue. Pire, l’Union européenne a légitimé les dérégulations économiques et financières[12].

Une situation par ailleurs parfaitement résumée par le sénateur de Charente-Maritime Mickaël Vallet dans un article publié par le Temps des Ruptures : « La structuration des institutions européennes pousse systématiquement (au sens littéral) à une politique libérale, alors que la mondialisation des échanges nécessiterait que les peuples conservent la maîtrise de leur choix face au marché pour pouvoir en tirer un bénéfice réel et que cette nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité ne se résume pas à la délocalisation industrielle et à la concurrence entre des travailleurs du même continent.[13]»

D’autre part, cette entrée a été concomitante d’un démantèlement interne des pouvoirs publics. Les différentes vagues de décentralisation que l’on nous a vendues comme un remède à l’éloignement des décisions publiques et au cancer bureaucratique français ne se sont jamais réalisées qu’au profit d’élites et de notables locaux. Elles ont participé au désengagement de l’Etat et au recul des services publics. La décentralisation s’est faite sans le peuple[14].

Quant à l’Etat lui-même, à force de réductions des effectifs de fonctionnaires (enseignants, policiers, personnels de santé, etc..), de règlementations technocratiques absurdes et d’empilement de strates administratives, son action sur la société est devenue brouillonne et peu ambitieuse. Le lien de confiance qui l’unissait auparavant aux citoyens s’est peu à peu distendu.

« On peut s’interroger dès lors sur les conditions de possibilité d’une véritable politique de gauche ou arriver à la conclusion qu’elle implique des choix très radicaux et des ruptures auxquelles beaucoup de dirigeants de gauche ne sont pas prêt à consentir.[15]»

La gauche doit être une réponse à l’impuissance publique organisée depuis maintenant plus de 40 ans. Sans cela, lever l’espoir de grandes transformations sociales et écologiques ne servira à rien sauf à alimenter le ressentiment national.


Nouveau récit, nouveau modèle : la reconquête républicaine

Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous[16] » nécessite enfin de retrouver le chemin d’un nouveau récit, susceptible de mettre à bas la mythologie de la guerre civile que les entrepreneurs du chaos entretiennent tout aussi bien que l’apathie démocratique qui sévit dans l’Hexagone.

L’idée républicaine peut jouer ce rôle, si et seulement si, est mis un terme au faux consensus qui règne à son encontre. Manquant de rigueur dans l’analyse et dans le verbe, les faux républicains de la droite macroniste et de l’extrême droite ont réduit le projet républicain à une simple défense des droits civils, lui faisant faire un bon en arrière d’une bonne centaine d’années.

Ce faisant ils méprisent l’ensemble des combats menés au cours du XXe siècle pour la reconnaissance de droits sociaux (le droit du travail, la sécurité sociale, le droit à la retraite) et entrent en contradiction avec la Constitution de la Ve République (qui reconnaît dans son article 1er le caractère social de la République française)

« La gauche « sociale » celle de Louis Blanc, de Jaurès, de Blum, du Conseil national de la Résistance, est la force politique authentiquement porteuse d’un projet républicain qui suppose que les effets inégalitaires du marché soient maîtrisés, que certains biens essentiels à l’autonomie comme l’éducation et la santé demeurent accessibles à tous comme un droit et non pas réservés à ceux qui peuvent les payer.[17]»

Supposant une conception de la liberté comme « non domination », le projet républicain ne demande d’ailleurs qu’à être approfondi par l’intégration des luttes contre les différentes formes de discrimination[18] et du combat écologique (c’est tout le sens des travaux de Serge Audier sur l’éco-républicanisme).

Tel pourrait être en tout cas le sens d’une gauche qui ne se résigne pas à voir la bataille identitaire fracturer un peu plus le pays et qui assumerait de nouveau être le camp d’une concorde et d’une cohésion nationales retrouvées.

Références

[1] Selon la typologie mise en place par Pierre Martin dans son ouvrage Crise mondiale et systèmes partisans, Presses de Sciences Po, 2018,

[2] https://legrandcontinent.eu/fr/2024/07/08/legislatives-comment-la-mecanique-du-barrage-a-fonctionne/

[3] Asma Mhalla, Algorithmes sous tension : La Fièvre en trois équations technopolitiques

à résoudre, Fondation Jean Jaurès

[4] On observe d’ailleurs une réduction drastique du spectre des idées économiques et sociales représentées sur la place publique depuis les années 1980.

[5] Denis Maillard, De Baron noir à La Fièvre : portrait du conseiller en scénariste, Fondation Jean Jaurès

[6] Asma Mhalla, Algorithmes sous tension : La Fièvre en trois équations technopolitiques

à résoudre, Fondation Jean Jaurès

[7] https://www.francetvinfo.fr/politique/la-france-insoumise/lfi-considere-comme-plus-dangereux-pour-la-democratie-que-le-rn-selon-un-sondage_6113646.html

[8] Voir à ce sujet Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux, éditions du Passeur, 2020

[9] Denis Maillard, De Baron noir à La Fièvre : portrait du conseiller en scénariste, Fondation Jean Jaurès

[10] Idem

[11] Idem

[12] Voir à ce propos mon article sur la construction européenne : https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/05/22/une-certaine-idee-de-leurope/

[13] https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/06/17/du-resultat-des-europeennes-la-double-pression-2/

[14] Voir à ce sujet Aurélien Bernier, L’illusion localiste, l’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé, les éditions utopia, 2020.

[15] Rémi Lefebvre, Faut-il désespérer de la gauche, éditions textuel, 2022, p.44

[16] Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009

[17] https://aoc.media/analyse/2024/07/01/larc-republicain-une-mise-au-point/

[18] Voir à ce sujet les thèses de Philip Pettit.

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Une certaine idée de l’Europe

Une certaine idée de l’Europe

Si la construction européenne ne « démarre » véritablement qu’après la Seconde Guerre Mondiale il faut pourtant revenir à ce qui se joue sur le Continent dans les années 1920-1930. C’est à ce moment précis que l’ensemble de la problématique européenne est exposé et qu’émerge un courant de pensée à l’influence grandissante tout au long du XXe siècle : l’européisme. A bien des égards, l’histoire de la construction européenne, loin de résumer le projet européen, est avant tout l’histoire de la victoire implacable de cette certaine idée de l’Europe.

Lorsqu’il m’a été demandé d’écrire un article sur la construction européenne, j’ai d’abord pensé à son histoire la plus immédiate, c’est-à-dire l’histoire de sa construction juridique et institutionnelle, faites de traités en directives. Mais procéder de la sorte n’aurait aucunement permis de prendre la mesure de ce qu’est véritablement l’Union européenne.

Si sa construction ne « démarre » véritablement qu’après la Seconde Guerre Mondiale il faut pourtant revenir à ce qui se joue sur le Continent dans les années 1920-1930. C’est à ce moment précis que l’ensemble de la problématique européenne est exposé, que les grandes idées se dessinent et que les positions s’arrêtent. Pour paraphraser un géant du cinéma français (Jean Gabin dans le film d’Henri Verneuil le Président), dès les Années Folles tout le monde parle de l’Europe, mais c’est dans la manière de la faire que l’on ne s’entend plus.

Le traumatisme provoqué par la Premier conflit mondial sert alors de terreau à la naissance d’un nouveau mouvement composé tout autant d’élites intellectuelles que de patrons d’industries. Ce mouvement, qui prend peu à peu le nom « d’européisme » rassemble alors écrivains, philosophes et financiers autour d’une idée bien précise : faire l’Europe passe par la dissolution progressive des Etats-nations dans un grand ensemble fédéral, couvrant l’ensemble du continent, à même de rivaliser avec la puissante Amérique et l’inquiétante Union soviétique.

D’abord minoritaire dans l’entre-deux guerres, l’idée fait son chemin dès la Seconde Guerre Mondiale, jusqu’à ce que, ayant suffisamment imprégnée les cercles de pouvoir des capitales ouest-européennes, elle trouve des hommes d’influence et des hauts-fonctionnaires prêts à pousser l’Europe sur cette voie étroite.

A bien des égards, l’histoire de la construction européenne, loin de résumer le projet européen, est avant tout l’histoire de la victoire implacable de cette certaine idée de l’Europe[1].   

Les années folles : le cheminement intellectuel de l’européisme

L’européisme figure pour la première fois sous la plume de l’écrivain Jules Romains en 1915. La conscience soudainement prise de la fragilité de la civilisation européenne et l’émergence sur la scène internationale de nouvelles grandes puissances poussent alors une partie des élites européennes à imaginer le dépassement des souverainetés nationales dans une union économique et politique. S’Unir ou mourir est d’ailleurs le titre de l’ouvrage publié par Gaston Riou, figure intellectuelle de l’européisme, en 1929.

Loin d’être structuré, ce « premier âge d’or de l’engagement européen » se caractérise par une profusion de textes, d’initiatives et d’organisations aux ambitions diverses. Si, à l’instar du député radical Emile Borel et de son Comité français de coopération européenne, certains imaginent « faire l’Europe » par une simple coopération économique entre Etats, d’autres voient plus grand. C’est le cas du comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi et du mouvement qu’il fonde en 1923 : Paneuropa. Coudenhove défend l’idée d’une Europe politique et économique rassemblant tous les pays du continent, à l’exclusion de la Grande-Bretagne et devant faire face au péril communiste[2].

Si nombre d’écrivains et de philosophes font profession « d’avant-gardisme » sur le sujet dans l’entre-deux guerre, ce sont bien les industriels qui sont à l’origine des programmes les plus aboutis d’union entre Etats européens. Il en va ainsi de Louis Loucheur (plusieurs fois ministres sous la IIIe République et industriel de l’armement) et du sidérurgiste luxembourgeois Emile Mayrisch, partisans d’accords de cartels et d’unification des marchés européens sur de nombreux secteurs. C’est sous leur impulsion que voit le jour en 1926 l’Entente internationale de l’acier qui fixe des quotas de production pour les sidérurgies allemande, française, belge, luxembourgeoise et sarroise. Se trouve ainsi préfigurée la future Communautés européennes du Charbon et de l’Acier (CECA) dès les années vingt.

Bien sûr quelques grands noms font figure de chefs de file de ce tout jeune courant de pensée, à l’image d’Aristide Briand, l’un des monstres sacrés de la IIIe République[3]. Celui qui fut chef du gouvernement de 1915 à 1917 se fait le porte-parole de la cause européiste à la tribune de la Société des nations (SDN) d’où il prononce, le 5 septembre 1929, l’un des grands discours du fédéralisme européen. Il y plaide alors en faveur de l’union des « peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe »[4]. Mais c’est l’éclectisme des partisans de l’européisme qui frappe au premier abord : se trouvent mélangés pêle-mêle des anarchistes, des socialistes, des conservateurs, des libéraux, des monarchistes, des chrétiens radicaux. « L’européisme a vocation à accueillir en son sein tous les « hommes de bonne volonté », dès qu’ils se montrent capables de dépasser leurs partis pris et de comprendre la justesse de cette cause supérieure »[5].

Malgré cette situation pour le moins éclectique sur le plan intellectuel, quelques traits communs se dessinent. D’ordre idéologique d’abord : une fascination pour le modèle d’organisation des Etats-Unis, une commune détestation du parlementarisme (jugé tour à tour trop faible ou trop corrompu). Une apologie de la technique et des techniciens, censés remplacer des politiques impotents. La peur du communisme. La volonté de dissoudre les Etats-nations, entités selon eux passéistes, dans un ensemble fédéral. L’intime conviction que l’économie (et notamment la création d’un marché unique européen reposant sur une union douanière et monétaire du continent) est amenée à jouer un rôle important dans la construction européenne et, enfin, la défense du pacifisme.

D’ordre social ensuite : l’européisme est avant tout une affaire d’élites intellectuelles, industrielles et financières qui se reconnaissent comme telles et qui n’ont que peu de relais parmi les classes populaires et moyennes des sociétés européennes.

Fils de leur époque, les partisans de l’européisme croient, comme les marxistes les plus orthodoxes et les libéraux, que le vent de l’Histoire souffle dans leurs dos. La naissance d’un grand Etat fédéral rassemblant les peuples européens constitue selon eux une loi naturelle, si ce n’est divine, de l’évolution des sociétés. Et le projet politique se transforme en mystique. Il en va ainsi de la profession de foi de Julien Benda. Dans son Discours à la nation européenne publié en 1933, il annonce, tel un messie, que « l’Europe sera éminemment un acte moral […] une idée religieuse : celle de la certitude d’un lendemain meilleur, d’une nouvelle parousie […] l’Europe est une idée. Elle se fera par des dévots de l’Idée, non par des hommes qui ont un foyer. Les hommes qui ont fait l’Eglise n’avaient pas d’oreiller pour reposer leur tête.[6] »

Mais survient une chose à laquelle les européistes ne s’attendaient pas : la crise de 1929 et l’échec de la Société des Nations. Sur fond de désastre économique et de déboires diplomatiques, les idéologies concurrentes, trop tôt enterrées par les européistes, refont surface : le fascisme en Italie, le communisme à l’Est, puis le nazisme en 1933, fatal coup d’arrêt à une Destinée pourtant annoncée avec ferveur et empressement.

Vient alors une période trouble pour l’européisme : l’obsession du dépassement des souverainetés nationales conduit nombre de ses partisans à faire volte-face. Aveuglés par leur mystique, ces derniers entrevoient la guerre qui menace l’Europe comme un moyen, certes non conventionnel, de faire advenir l’union fédérale tant attendue. L’ambiguïté traverse d’abord les « non-conformistes », ces intellectuels rassemblés autour d’Emmanuel Mounier et des revues Esprits et Ordre nouveau en France. Parmi ses membres se trouvent quelques militants résolument antifascistes, mais une complaisance si ce n’est une fascination pour les dictateurs italien et allemand commencent à poindre chez beaucoup d’entre eux.

La « drôle de guerre » qui se déroule de septembre 1939 à juin 1940 est alors le théâtre d’une campagne politique et intellectuelle d’une rare intensité en faveur de l’avènement d’une fédération européenne. Pire, le nazisme est considéré par quelques-uns de ces intellectuels comme une nécessité historique permettant, comme l’indique le titre de l’ouvrage de Bertrand de Jouvenel, le « réveil de l’Europe »[7].

Lorsque la défaite française est consumée et que l’Allemagne nazie triomphe, nombre de ces intellectuels  « crurent discerner dans l’entreprise hitlérienne l’accomplissement de leur ambition « Europe nouvelle […] Et cela d’autant que la propagande nazie usa et abusa de ce thème auprès de certaines élites des pays occupés qui, aveuglés par leur engagement en faveur du fédéralisme, finirent par voir dans le nazisme « l’accoucheur brutal mais salutaire d’une nouvelle étape de l’histoire du continent. L’idée que Hitler remplit un rôle « progressiste » en réalisant par les armes un espace plus large que l’Etat-nation traditionnel, a joué à fond chez des hommes portés par un espoir pan-européen. [8]»

Bien que régulièrement passé sous silence, l’activisme du régime de Vichy en faveur du fédéralisme européen est pourtant une réalité. L’idée de « Communauté européenne » est en partie le fruit des réflexions menées par des intellectuels pétainistes lors des journées d’études communautaires, du 10 au 14 avril 1943 : « L’Europe est un ensemble de nations qui pourraient réaliser une communauté. Nous voulons lui donner ses institutions et ses moyens d’existence […]. Aussi, les institutions dont il s’agit ne sont-elles viables que si les Etats constituant la communauté délèguent volontairement une part de leur souveraineté – non pas à un Etat qui exercerait une hégémonie – mais au profit d’un ordre communautaire concrétisé par des institutions fédérales »[9].

C’est cette même idée de « communauté européenne » que l’on retrouve, quelques années plus tard en 1948, lors du rassemblement des fédéralistes européens au congrès de la Haye et qui se retrouvera jusque dans la dénomination des premières institutions européennes (Communauté européenne du charbon et de l’acier, Communauté européenne de défense, Communauté économique européenne, etc…).

Loin de pouvoir uniquement se résumer à une défense effrénée de la paix comme ses partisans voudraient nous le faire croire, l’idéologie européiste est traversée, dans l’entre-deux guerres, d’ambiguïtés nombreuses si ce n’est d’erreurs manifestes et de collaborations avérées. Elle est avant tout une réponse à une question lancinante : quelle place peut désormais occuper la vieille et fragile Europe, face aux géants américain et soviétique, dans une mondialisation qui ne lui appartient plus ? Et la réponse trouvée par les européistes dans ces années 1920-1930 est toujours la même aujourd’hui : les Etats-nations doivent s’effacer au profit d’une entité fédérale (aux contours bien vagues), seule à même de rivaliser avec le puissant allié américain et l’inquiétante Russie. Qu’importe si les nations résistent, qu’importe si les peuples n’adhèrent pas aux desseins de ces élites intellectuelles et financières. Qu’importe même si ces élites se trompent et se compromettent avec l’un des pires criminels de l’histoire du XXe siècle. Il faut que l’Europe fédérale advienne, irréversiblement.          

 

Rome 1957 : la consécration d’une méthode au service du projet européiste

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale il n’est plus temps pour l’européisme de penser l’Europe fédérale, il s’agit de la faire. Par l’économie et par le droit plutôt que par la culture. Le marchand et le juriste prennent le pas sur l’intellectuel. Un homme incarne tout particulièrement l’esprit européiste après 1945 : Jean Monnet. Ce fédéraliste convaincu a d’ailleurs une stratégie redoutable pour dissoudre peu à peu les souverainetés nationales dans le projet européiste : la stratégie de l’engrenage.

Face à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) et de la Communauté politique européenne en 1954, Jean Monnet comprend qu’on ne peut venir à bout des nations et des Etats aussi facilement. Il faut donc les contourner, créer des « solidarités de faits » comme l’invite l’esprit de la déclaration Schuman de 1950 ; les rendre dépendantes économiquement et finalement déguiser les grandes orientations politiques en de banales décisions techniques. La Communauté européenne du charbon et de l’Acier (CECA) et Euratom en sont les fruits.

C’est cette même méthode « Monnet » qui est utilisée pour qu’advienne la ratification, le 25 mars 1957, du traité de Rome instituant une Communauté économique européenne (CEE) entre la République fédérale d’Allemagne (RFA), la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et le Luxembourg. L’article 2 dudit traité indique qu’il s’agit « par l’établissement d’un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats-membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté… ». La mise en commun concerne également la politique agricole (la fameuse PAC), la politique des transports, la politique commerciale et les tarifs douaniers.

Au-delà des fins poursuivis, le traité de Rome est considéré comme « fondateur » car il fait naître les institutions qui, encore de nos jours, ont la responsabilité de la mise en œuvre des politiques européennes : un Parlement représentant les peuples à travers leurs élus, un Conseil composé des exécutifs des Etats-membres, une Commission « d’experts » censée représenter les intérêts communs de la CEE et une Cour de justice des communautés européennes (CJCE).

La principale originalité de ce traité est d’ailleurs de concentrer l’initiative législative dans les mains d’une Commission européenne qui ne tire sa légitimité d’aucune élection démocratique. Pourtant c’est bien elle qui élabore de son propre chef des directives (que le Conseil doit adopter et que les Etats doivent retranscrire dans leur droit national) et des règlements (qui s’appliquent directement dans le droit des Etats-membres).

Mais dès la fin des années 1950 le tournant pris par cette construction européenne est loin de faire l’unanimité. Sur la scène politique française deux figures politiques de premier plan s’opposent très tôt à cet européisme qui avance masqué : Pierre Mendès France et le général de Gaulle.

Lors des débats parlementaires sur le traité de Rome, Mendès-France prononce un discours prophétique à l’Assemblée nationale sur les dangers que recèle le projet de marché commun. « Mes chers collègues, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Sur ce point, je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter […] L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique »[10].

Deux ans plus tard, en 1959, le général de Gaulle, revenu à la tête de l’Etat, s’oppose aux velléités de transfert de pans entiers de souveraineté vers la Communauté économique européenne. A l’été 1960, il s’entretient avec ses homologues européens et obtient la création en 1961 d’une commission (la commission Fouchet, du nom du gaulliste qui la préside, Christian Fouchet) en charge de renforcer l’union politique des six états signataires du traité de Rome. Mais les divergences entre les Etats-membres sont trop nombreuses et les négociations se soldent par un échec.

A la tête de la Commission européenne, le chrétien-démocrate allemand Walter Hallstein est contraint d’imaginer de nouvelles voies pour l’idéal européiste. Puisque les Etats-nations résistent et que l’union politique ne se fera pas de sitôt c’est désormais par l’union juridique que le fédéralisme passera. Porté à la tête de la Commission par le chancelier Conrad Adenauer et son conseiller économique Wilhem Röpke, Walter Hallstein est un juriste de formation, radicalement anti-communiste et fondamentalement convaincu que l’ordre juridique européen doit avoir la primauté sur les ordres nationaux. En d’autres termes que la loi, pourtant reconnue en France par l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789 comme l’expression de la volonté générale doit désormais se soumettre aux pouvoirs des juges européen[11].  

Afin de défendre cette idée pour le moins discutable du point de vue de la démocratie, la Commission européenne s’active dès octobre 1961 afin de soutenir financièrement la naissance de la Fédération internationale pour le droit européen (FIDE). Cette fédération a vocation à réunir les juristes les plus influents des différents Etats-membres afin de faire la promotion du fédéralisme juridique défendu par Walter Hallstein. « Au sein de la FIDE, une position de principe se construit rapidement et se diffuse de réunion en colloque : non seulement le droit communautaire doit primer, mais n’importe quel citoyen, association ou entreprise doit pouvoir saisir la Cour compétente pour faire appliquer cette primauté »[12].

Loin d’être un vœu pieux, la possibilité pour tout ressortissant de la CEE de saisir la Cour de justice des communauté européennes (future CJUE) pour statuer sur l’application de disposition du Traité de Rome devient réalité dès 1963. Dans son arrêt Van Gend Loos, la CJCE estime effectivement que « la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains »[13]. Au-delà de la possibilité de saisine par les ressortissants, l’arrêt reconnaît officiellement que le libre-échange inscrit à l’article 12 du traité de Rome s’impose à chaque Etat-membre.

Si la décision de la Cour concerne uniquement cet article, la FIDE et la Commission européenne exagèrent à dessein la portée de l’arrêt Van Gend Loos et communiquent massivement autour de l’idée que désormais le droit européen prime sur le droit national.

A peine un an plus tard, la CJCE est de nouveau saisie. Cette fois-ci l’affaire concerne un citoyen italien, actionnaire d’une compagnie privée d’électricité, qui conteste le projet de nationalisation du secteur. Si la CJCE ne se prononce pas quant au bienfondé de la politique énergétique menée par le gouvernement italien elle précise en revanche  qu’« à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats-membres » et que « le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire ». L’arrêt Costa contre Enel marque un tournant, celui de la limitation définitive, aux yeux des juges européens, des droits souverains des Etats-membres qui, désormais, ne peuvent plus se prévaloir d’un acte unilatéral postérieur pour y déroger.   

Rassérénés par leurs succès juridiques, les européiste tentent une nouvelle fois de forcer la main aux Etats-membres et d’orienter définitivement la construction européenne dans un sens fédéraliste. Est proposée l’extension de la PAC et, surtout, la fin du vote à l’unanimité au sein du Conseil européen au profit d’un vote à la majorité. En total désaccord avec ces deux mesures, le général de Gaulle pratique dès juin 1965 la politique de la « chaise vide ». Politique dont l’efficacité s’avère redoutable : pendant plusieurs mois le fonctionnement de la communauté européenne est bloqué. Une issue à la crise est trouvée en janvier 1966 avec le « compromis de Luxembourg ». Le processus de décision à l’unanimité des Etats-membres est maintenu pour « les votes importants » ; renvoyant du même coup les européistes à leurs chimères.

Reste que la mise en garde de Pierre-Mendès France n’a pas été écoutée. La délégation des pouvoirs démocratiques « à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique » devient peu à peu une réalité. Le projet européiste se fond quant à lui dans le moule de la mondialisation financière.

Acte unique, Maastricht, TCE : le projet européiste au service de la mondialisation financière

              Vingt ans plus tard, la stratégie de l’engrenage revient, trouvant en la personne de Jacques Delors une incarnation plus que parfaite. Héritier revendiqué de Jean Monnet, ce « socialiste », séduit par le libéralisme économique anglo-saxon, et proche de François Mitterrand, prépare dès 1985 la signature (qui se fera un an plus tard) de l’Acte unique.

Unique, cet acte l’est autant par la symbolique qu’il revêt que par les conséquences qui seront les siennes. Loin de représenter une victoire politique pour la gauche désormais au pouvoir il incarne le renoncement de ceux qui souhaitaient, cinq ans auparavant, changer la vie. Dans ce « nouveau traité fondateur », la règle de l’unanimité au Conseil européen est abolie au profit du vote à la majorité qualifiée et le néolibéralisme est inscrit dans la chaire de la construction européenne : 300 directives sont prises afin de libéraliser les économies européennes ; la liberté de circulation des biens, des services, des personnes et, surtout, des capitaux est sanctuarisée pour que s’épanouisse enfin le grand marché européen[14].  

Entre la construction d’une société socialiste et la conversion au néolibéralisme au nom de l’idéal européiste, François Mitterrand a choisi. Loin d’avoir été contraint, comme une certaine mythologie voudrait nous le faire croire, le « paris pascalien » du Sphinx est un choix souverain.  L’expérience socialiste de 1981-1983, stoppée nette, est tout de suite remplacée par la mise en œuvre de la « voie française » de la mondialisation financière.

Car si les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou encore le Japon ont commencé à libéraliser leurs marchés de capitaux dès le début des années 1980, la mondialisation financière doit, selon eux, se réaliser au « coup par coup ». Une conception que les Français Jacques Delors (à la tête de la Commission européenne dès janvier 1985), Henri Chavranski (président du comité de l’OCDE chargé de surveiller l’application du Code de libéralisation des mouvements de capitaux de 1982 à 1994) et Michel Camdessus (directeur général du FMI de 1987 à 2000) ne partagent pas. Si mondialisation financière il y a, celle-ci doit prendre la forme d’un « grand saut libéral ».

Tous s’appliquent alors dans leurs institutions respectives à réécrire les textes qui permettaient autrefois aux Etats de contrôler les capitaux. Et si la proposition d’amendement des Statuts du FMI échoue au milieu des années 1990, la libéralisation au sein de la Communauté européenne et l’OCDE (70% à 80% des transactions de capitaux concernent à l’époque les pays membres de ces deux institutions) est si importante que la mondialisation financière peut se poursuivre sans heurt[15].

La parfaite mobilité des capitaux à l’intérieur et à l’extérieur du marché européen est en effet l’une des conditions posées par le chancelier Helmut Kohl pour qu’advienne l’union monétaire tant voulue par François Mitterrand. Un marchandage qu’Aquilino Morelle résume par une formule limpide « le libéralisme financier contre l’euro ». De sorte que ce n’est pas un prétendu consensus de Washington qui est à l’origine de la mondialisation financière telle qu’on la connaît actuellement mais bien le « consensus de Paris ». Et ce ne sont pas l’Américain Ronald Reagan et la Britannique Margareth Tatcher qui en sont les principaux acteurs, mais bien les Français Jacques Delors, Henri Chavranski et Michel Camdessus. François Mitterrand jouant le rôle de metteur en scène génial.

Il reste néanmoins au président de la République française un dernier acte à mettre en scène pour que la pièce soit parfaite et que la France n’ait plus la possibilité de retenter l’expérience socialiste : soumettre définitive-ment l’ordre juridique national à l’ordre communautaire. Au piège économique s’ajoute donc le piège du droit. Et c’est le traité de Maastricht qui en sera l’instrument.

Il faut néanmoins avouer que les juges français ont grandement facilité la tâche à François Mitterrand. En 1989, une « révolution juridique » a lieu au conseil d’Etat. D’abord en février, avec la décision Alitalia, puis en octobre avec la décision Nicolo. Lors du premier jugement, le Conseil d’Etat estime qu’il revient à l’administration de « ne pas appliquer et d’abroger les actes réglementaires contraires aux objectifs d’une directive ». Lors du second, le juge administratif s’octroie la possibilité de contrôler la compatibilité d’une loi nationale avec les traités européens, y compris quand la loi leur est postérieure. Il reconnaît dès lors, à l’instar du juge européen, la primauté du droit communautaire sur le droit national – en d’autres termes, sa soumission.[16]. Le rêve de l’ancien commissaire allemand Walter Hallstein devient réalité.

Le caractère éminemment politique de la décision du conseil d’Etat en octobre 1989 n’échappe d’ailleurs à personne. Marceau Long vice-Président de l’institution, dont les idéaux européistes sont connus, reçoit une lettre du Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, reconnaissant « l’importance pour l’Europe de votre décision historique, symbole le plus tangible de l’engagement de la France dans la construction de l’Europe, sentiments amicalement dévoués »[17].

François Mitterrand dispose alors de toute latitude pour entériner la soumission à l’ordre juridique communautaire dans le texte suprême du droit national. Le traité de Maastricht est signé le 7 février 1992. Le 25 juin de la même année, la loi constitutionnelle n° 92-554 ajoute à la Constitution de la Ve République un nouveau titre « Des communautés européennes et de l’Union européenne »[18]. Désormais, les choix démocratiques, notamment en matière économiques, ne sont valables que dans la mesure où ils respectent le cadre fixé par les commissaires et les juges européens.

Comme en 1957 quelques voix s’élèvent pour dénoncer le rapt de la souveraineté nationale et populaire. A gauche Jean-Pierre Chevènement affirme que « désormais ce n’est plus tout à fait le système républicain » qui prévaut en France. Mais c’est de la droite que viendra la manifestation la plus éclatante du caractère fondamentalement anti-démocratique et anti-populaire du Traité de Maastricht. 

Dans la nuit du 5 mai 1992, au moment du vote sur la révision constitutionnelle nécessaire à la mise en œuvre du traité, le député RPR des Vosges, et ancien ministre des Affaires sociales et de l’emploi, Philippe Seguin prononce un discours qui fera date. Dans la droite ligne de Pierre Mendès-France et du général de Gaulle, le tribun s’oppose à la volonté gouvernementale non seulement sur le fond mais également sur la forme : une révision constitutionnelle aux conséquences aussi importantes ne peut pas avoir lieu sans consultation du peuple. Un référendum est nécessaire. L’idéal européiste qui sous-tend par ailleurs le traité, et qui remet entre les mains des experts et des juges l’ensemble des instruments de la politique économique du pays, est contraire à l’histoire républicaine de la France, est contraire à la conception de la nation qui prévaut depuis 1789.

« Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences. […] que l’on ne s’y trompe pas la logique du processus de l’engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais fondamentalement anti-démocratique, faussement libéral et résolument technocratique, L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti-1789. […] Quand, du fait de l’application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait.[19] »

Dans son vibrant plaidoyer, le député RPR souligne à juste titre tout ce que le traité de Maastricht implique en matière de choix économique. Est sanctuarisée dans le texte une approche résolument « monétariste » des économies européennes, synonyme de « taux d’intérêts réels élevés, donc de frein à l’investissement et à l’emploi et d’austérité salariale ».

Après un discours magistral de plus de deux heures, Philippe Seguin apparaît dans la salle des Quatre-Colonnes du Palais-Bourbon, triomphant : 101 députés ont voté l’exception d’irrecevabilité. Parmi eux la moitié du groupe RPR, l’ensemble des communistes trois UDF et cinq socialistes dont Jean-Pierre Chevènement. Il faudra alors tout le poids politique de François Mitterrand pour que le peuple français ratifie le traité de justesse (51,04% des voix), le 20 septembre 1992.  

A la suite de Maastricht, l’européisme et ses partisans bénéficient encore d’une vingtaine d’années de conquêtes politiques et économiques. Obsédés par l’idée de couvrir l’ensemble du continent, ils militent activement pour l’intégration des pays d’Europe de l’Est. En 2004, l’Union européenne s’élargit encore et compte 25 membres.

Un an plus tard, « le grand saut fédéral » est tenté : la constitutionnalisation de l’Union à travers le Traité constitutionnel européen (TCE). Essayant tant bien que mal de cacher les conséquences politiques du traité sous des considérations techniques, les partisans du « Oui » au référendum répètent à longueur de journaux télévisés qu’il s’agit uniquement de « simplifier » le fonctionnement administratif et politique de l’Union européenne. Les enjeux sont bien évidemment beaucoup plus importants. Sont inscrits dans le texte : l’interdiction de toute restriction de mouvements de capitaux, l’indépendance de la Banque centrale, le refus de l’harmonisation sociale. « Inédite hiérarchie des normes, en effet, que celle d’un texte qui place la concurrence, l’économie et la finance au poste de commandement, alors que la Constitution française, dans son article premier, dispose que la République « est indivisible, laïque, démocratique et sociale »[20].

L’intense campagne menée par les opposants au traité s’avère néanmoins payante : le TCE est rejeté par les Français le 29 mai 2005 à 54,67%. Deux jours plus tard, ce sont les Néerlandais qui le rejettent également par référendum (62%). Pourtant, le 8 mars 2008, le président de la République française nouvellement élu, Nicolas Sarkozy, bafoue ouvertement la souveraineté populaire et fait ratifier par le Parlement un traité de Lisbonne qui reprend la majorité des éléments du TCE.

A la faveur de la crise financière de 2007-2008, une nouvelle « gouvernance économique » est mise en place, confirmant une nouvelle fois les orientations économiques orthodoxes de l’Union. En 2012, l’Union européenne met en place le Mécanisme européen de stabilité (MES), sorte de « fonds monétaire » visant à protéger les banques du risque de défauts des Etats-membres et impose un Traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) entérinant le tournant austéritaire de l’UE. François Hollande candidat à la présidence de la République, fait alors la promesse de renégocier le traité. François Hollande, président de la République, n’en bouge pas une ligne.

Depuis 2008, les illusions perdues de l’européisme : le décrochage européen et le choc des souverainetés

Mais la machine européiste semble se gripper peu à peu. L’illusion démocratique a fait long feu. Le « Non » au TCE exprimé en 2005 et son non-respect a cristallisé dans la mémoire de nombreux Français l’image d’une construction européenne exclusivement technocratique. Le sort réservé à la Grèce marque quant à lui durablement les esprits. Sa soumission dès 2010 à une « purge sociale » dans le seul but de préserver des intérêts financiers « qui avaient pourtant eux-mêmes déclenché la crise[21] », s’est doublée d’une humiliation démocratique par la Commission européenne et la BCE : Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission, proclame solennellement « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques en dehors des traités européens ». A l’été 2015, la coalition de gauche Syriza nouvellement élue est obligée de plier face à la pression bancaire exercée par la Banque centrale européenne. Un an plus tard, les Britanniques votent en faveur de la sortie de l’Union européenne. Depuis lors, l’Union européenne est loin de connaître la ferveur populaire.

L’illusion économique et monétaire s’est également dissipée. La BCE reconnaît officiellement en décembre 2017 qu’au bout de dix-huit ans (1999-2016) la convergence économique entre les onze pays fondateurs de l’euro est particulièrement faible. Elle admet également que la mise en œuvre d’une monnaie unique a creusé les écarts de richesse existants pour des pays comme l’Espagne, la Grèce ou encore l’Italie (seuls les pays de l’Est en ont quelque peu profité). Mieux, elle convient que les Etats-membres ayant refusé l’euro (Suède, Bulgarie, Hongrie, Tchéquie, Croatie, Pologne, Roumanie, Danemark) enregistrent de meilleures performances économiques que les Etats l’ayant adopté.

On aurait pu croire d’ailleurs que la crise du Covid-19 aurait définitivement raison de l’orthodoxie des traités européens. Suite à un accord franco-allemand, le 21 juillet 2020, le Conseil européen adopte un plan de relance qualifié « d’historique » de 750 milliards d’euros, baptisée Next Generation EU. La BCE lance un programme massif de rachats de dette et les ministres des finances des Etats-membres décident de suspendre les règles budgétaires en vigueur (les fameux 3% de déficit et 60% de dettes publiques) pour permettre la mise en œuvre de plans de relance nationaux.

C’était sans compter l’obstination de la Commission européenne qui annonce dans ses orientations budgétaires 2024 un retour de la rigueur et engagent les Etats-membres à réduire rapidement leurs déficits. Dans la foulée sont annoncées des réductions de budgets en France et en Allemagne (respectivement de 10 et 17 milliards d’euros) et un plan de privatisation en Italie (de 20 milliards d’euros). Par ces orientations économiques qui confinent à l’absurde est entériné ce qui semble bien être le décrochage économique et technologique du Vieux Continent face à la Chine et aux Etats-Unis

Alors que l’UE s’enferme dans son orthodoxie, Joe Biden annonce quant à lui des plans de soutien massif à l’industrie américaine (l’Inflation Reduction Act) et aux entreprises de la tech (Chips and Science Act). Le second, à hauteur de 280 milliards de dollars (52,7 milliards pour les semi-conducteurs) vise notamment à répondre à l’ascension chinoise en matière de nouvelles technologies et technologies critiques. Washington a pris la mesure du leadership de l’empire du milieu dans un certains nombres de technologies utilisées dans des secteurs comme la 5G, les batteries, les missiles hypersoniques, l’énergie solaire et éolienne.

Rien de tel du côté européen. La dépendance de pays de l’UE vis-à-vis de la Chine sur certaines infrastructures est, à bien des égards, alarmante : 100 % du réseau RAN 5G de Chypre est composé d’équipements chinois, le chiffre est de 59 % pour l’Allemagne. Tout au plus la Commission européenne a timidement élaboré en janvier 2024 un plan de renforcement de la sécurité économique de l’UE face à l’influence grandissante de la Chine dans les économies des Etats membres.

Malgré les déclarations de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, qui entendait être à la tête d’une « Commission géopolitique » l’illusion s’est, dans ce domaine, heurtée plus d’une fois au mur de la force brut et des divergences d’intérêts entre Etats-membres. La dépendance militaire de l’UE vis-à-vis de l’OTAN, et énergétique vis-à-vis de la Russie, se sont révélées dès les premiers jours de l’agression de l’Ukraine par Poutine. Et l’unité européenne contre le Kremlin cache de multiples divergences quant à la forme et à l’intensité du soutien à apporter à Kiev. Pour preuve l’opposition de nombreux dirigeants européens (dont le chancelier allemand) à la possibilité envisagée par Emmanuel Macron d’envoyer des troupes en Ukraine.

Les équilibres géopolitiques au sein de l’Union demeurent par ailleurs instables. La Pologne, autrefois sous le coup de sanctions financières pour ses manquements à l’Etat de droit, est désormais considérée comme l’un des fers de lance du soutien militaire à l’Ukraine. L’Allemagne, quant à elle, première économie du continent, auparavant si réticente à l’idée même de puissance, redevient un acteur géopolitique de premier plan : « 100 milliards d’euros sur la table destinés à bâtir la première armée conventionnelle du continent, à prendre la tête du pilier européen de l’OTAN  […] et à déployer une stratégie qui fait basculer le centre de gravité de l’Europe vers l’est. Sur le plan économique comme sur le plan militaire, l’Allemagne met tout en œuvre pour créer une zone d’influence pangermanique qui marginalise, voire exclut, la péninsule européenne (France, Espagne, Portugal, Italie du Sud »[22]. Loin d’avoir été abandonné outre-Rhin, le principe de la souveraineté du peuple allemand y compris sur la politique économique (et l’absence de « peuple européen » et de « souveraineté européenne ») est d’ailleurs régulièrement rappelé par les juges de la Cour de Karlsruhe (l’équivalent de notre Conseil constitutionnel en France).

            Un dicton « populaire » voudrait que « l’Europe avance dans les crises ». Pour le moment force est de constater qu’elle n’avance pas, elle s’obstine. Les arguments économiques et politiques proférées par les dirigeants de cette union sont les mêmes que ceux utilisés dans les années 1920-1930, l’audace intellectuelle en moins. L’européisme, qui se voulait une façon de répondre à la perte d’hégémonie des nations européennes face aux géants américain et russe (et désormais chinois) en proposant une « troisième voie » semble avoir échoué et s’être coulée dans le moule de la mondialisation financière. Pire, la voilà technologiquement dépendante de la Chine, militairement des Etats-Unis et énergétiquement de la Russie.

Pour qui ne souhaite pas que l’Europe, et les nations qui la composent sortent définitivement de « l’Histoire », rompre avec l’européisme, et par conséquent l’illusion fédéraliste, est une nécessité.

Car loin de résumer l’ambition de coopération entre les peuples européens, l’européisme n’est qu’une façon parmi tant d’autres de concevoir l’histoire et le destin de notre continent. Aux politiques revient la responsabilité de démontrer que l’Europe n’est pas morte et qu’elle peut prendre d’autres chemins afin de répondre aux enjeux, à bien des égards terribles, du XXIe siècle.

Références

[1] Une certaine idée de l’Europe est également le nom d’un petit essai de Georges Steiner reprenant les principaux éléments d’une conférence donnée à l’Institut Nexus.

[2] Paneuropa connaît un succès certain et son premier congrès en 1926 rassemble une partie importante des élites intellectuelles, politiques et industrielles du Continent.

[3] Aristide Briand initie, dès 1924 une politiquement d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne à travers le plan Dawes et signe un an plus tard avec le ministre des Affaires étrangères d’outre-Rhin Gustav Stresmann, les accords de Loccarno.

[4] Aristide Briand initie, dès 1924 une politiquement d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne à travers le plan Dawes et signe un an plus tard avec le ministre des Affaires étrangères d’outre-Rhin Gustav Stresmann, les accords de Loccarno. Néanmoins, certains s’interrogent sur les convictions réelles de Briand. Sous couvert de promotion de l’européisme, l’ancien chef du gouvernement ne chercherait qu’à pérenniser les frontières orientales de l’Allemagne. Briand précise d’ailleurs à la fin de son discours que l’association ainsi créée ne touchera en rien à la souveraineté des nations.

[5] Aquilino Morelle, L’Opium des élites, éditions Grasset, 2021, p.200

[6] Cité par Aquilino Morelle dans l’Opium des élites, p.199

[7] On voit donc qu’en matière de slogan de campagne certains auraient pu se tourner vers des formules historiquement moins marquées.

[8] Aquilino Morelle, L’Opium des élites, éditions Grasset, 2021, p.202

[9] Cité par Aquilino Morelle dans l’Opium des élites, p.210

[10] https://blogs.mediapart.fr/danyves/blog/250317/discours-de-pierre-mendes-france-contre-le-traite-de-rome-le-18-janvier-1957

[11] Dans un texte pour la fondation Res publica, Jean-Eric Shoettl parle de « souveraineté juridiquement mutilée » :  « en raison de la dépossession sérieuse et continue des pouvoirs appartenant au législateur, pourtant seul dépositaire selon la Constitution de l’exercice du pouvoir législatif. Une Commission Européenne, un Conseil Européen et cinq Cours suprêmes (Conseil Constitutionnel, Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cour de Justice de l’Union Européenne, Conseil d’État, Cour de Cassation) fabriquent à jet continu des décisions rivalisant de zèle pour écarter nos lois, relativiser leur application, interdire tout ou partie de leur contenu et inventer toutes sortes de règles afin de les rendre caduques. Écrire la loi et par conséquent prendre des décisions en toute indépendance est devenu un travail de slalomeur serré entre les bâtons hérissés d’interdits illisibles, imperfectibles, instables et parfaitement illégitimes. » https://fondation-res-publica.org/2024/04/04/europe-et-souverainete-nationale-ou-en-est-on-que-faudrait-il-faire/

[12] La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Collectif « Chapitre 2 », 2019, p.35

[13] Arrêt Van Gend Loos, 5 février 1963

[14] La directive entérinant la liberté de circulation des capitaux est signée en juin 1988.

[15] Voir à ce sujet l’article de Rawi Abdelal, Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale (Critique internationale, no. 28 (juillet/septembre 2005)

[16] La primauté des règlements européens sur la loi nationale est quant à elle actée en septembre 1990 CE, 24 septembre 1990, M.X. n°58 657

[17]  https://fondation-res-publica.org/2024/04/04/europe-et-souverainete-nationale-ou-en-est-on-que-faudrait-il-faire/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_source_platform=mailpoet&utm_campaign=colloque-sur-la-formation-des-elites-organise-par-la-fondation-res-publica-le-mardi-20-juin-de-18h-a-21h-a-la-maison-de-la-chimie-3

[18] L’article 88-1 dispose que « La République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». L’article 88-2 dispose que « Sous réserve de réciprocité, et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne ainsi qu’à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières extérieures des Etats membres de la Communauté européenne ».

[19] […] Enfin, et je souhaite insister sur ce point, la normalisation de la politique économique française implique à très court terme la révision à la baisse de notre système de protection sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire, tant pour l’harmonisation que pour la fameuse « convergence » des économies. Que la crise de notre État providence appelle de profondes réformes, je serai le dernier à le contester. Que cette modernisation, faute de courage politique, soit imposée par les institutions communautaires, voilà qui me semble à la fois inquiétant et riche de désillusions pour notre pays. Il suffit d’ailleurs de penser à cette « Europe sociale » qu’on nous promet et dont le Président de la République, lui-même, inquiet, semble-t-il, des conséquences de la monnaie unique, cherchait à nous convaincre, à l’aurore de ce 1er mai 1992, qu’elle aurait un contenu, qu’elle nous assurerait un monde meilleur. Hélas, quand on lit les accords de Maastricht, on ne voit pas très bien où est le progrès social ! »

[20] https://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/CASSEN/12227

[21] La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Collectif « Chapitre 2 », 2019, p.83

[22] Pascal Lorot, Le choc des souverainetés, Débats publics, 2023, p.155.

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Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Innovation : 84% des Français estiment qu’elle bénéficie surtout aux riches

Le Trust Barometer 2024 d’Edelman (baromètre annuel de la confiance mené auprès de plus de 32 000 participants dans 28 pays) révèle la naissance d’un nouveau paradoxe : l’innovation serait à l’origine d’une nouvelle ère de prospérité mais aggraverait les relations entre citoyens, dirigeants et scientifiques et serait un facteur important de déstabilisation des sociétés contemporaines.

L’innovation : facteur de polarisation de la société française

Si l’étude menée par le Trust Barometer 2024[1] démontre que les principales préoccupations des Français concernant l’avenir restent globalement stables (chômage (85 %), dérèglement climatique (77 %), conflits nucléaires (76 %) et inflation (72 %)) de nouvelles « menaces » apparaissent néanmoins à l’horizon. 78 % des Français (+ 7% par rapport à 2023) mentionnent également les cyber-risques et 67% les fake news (+13% par rapport à 2023).

En un mot, l’innovation inquiète : 71 % des Français considèrent que la société évolue trop rapidement et que ces changements ne leurs sont pas bénéfiques. Cette inquiétude se double par ailleurs d’une « lecture sociale » de l’innovation :  84 % des Français considèrent qu’elle se fait en priorité au bénéfice des plus riches. 66% estiment même que le capitalisme technologique est à l’origine de plus de maux que de biens pour les sociétés contemporaines.  

Existe-t-il un profil-type des personnes réticentes à l’innovation ?

Près d’une personne sur deux considère que l’innovation est « mal gérée ». Néanmoins aucun profil type ne se dégage de l’étude, la méfiance vis-à-vis de l’innovation concerne « tous les groupes d’âge, tous les niveaux de revenus et tous les sexes, et dans les pays développés comme dans les pays en développement » selon l’étude.

Une légère politisation de la méfiance peut néanmoins être observée dans les démocraties occidentales : les personnes se déclarant de droite sont plus susceptibles (45%) de rejeter les innovations que les personnes de gauche (36%). Certains pays connaissent par ailleurs des écarts entre droite et gauche particulièrement importants : États-Unis (41 points), Australie (23 points), Allemagne (20 points) et Canada (18 points).

Un sujet est néanmoins rejeté dans les mêmes proportions à gauche et à droite : l’intelligence artificielle. En France 58% des personnes se déclarant de gauche la rejettent et 56% des personnes se déclarant de droite.

Une méfiance qui ne peut qu’être compréhensible au vu des utilisations politiques qui en sont faites.  Elle a par exemple été utilisée en Argentine pour manipuler l’image de candidats et leur faire prononcer des paroles qu’ils n’ont jamais dites. En janvier de cette année, un faux appel téléphonique de Joe Biden a également été généré par intelligence artificielle afin d’appeler les démocrates du New Hampshire à ne pas voter à la primaire.

Une moindre confiance dans l’innovation dans les pays occidentaux

L’indice de confiance envers les ONG, entreprises, gouvernements et médias est particulièrement faible dans les pays occidentaux. En 2024, le Royaume-Uni arrive en dernière position avec un indice de confiance de 39% à égalité avec le Japon. L’Allemagne affiche un taux de 45%, les Etats-Unis de 46%, la France de 47%.

A l’inverse, la Chine dispose de l’indice de confiance le plus élevé (79%), et est suivie de près par l’Inde (76%) et les Emirats arabes unis (74%).

 

Une science « trop politisée » et des pairs comme principale source de confiance

L’un des chiffres particulièrement significatifs de l’étude concerne le niveau de confiance des sondés envers la communauté scientifique concernant les nouvelles technologies et l’innovation. Si ce chiffre reste relativement élevé en France (l’indice de confiance s’établit à 65%), il est en revanche en dessous de l’indice de confiance accordé aux pairs (67%) qui arrive quant à lui en première position.

L’étude révèle également que 60% des Français sondés considèrent que la science est trop politisée. 52% estiment également que le gouvernement et les organismes de financement ont une influence trop grande sur la recherche scientifique.

Cette situation n’est pas propre à l’Hexagone, dans l’étude globale sur les 28 pays, les indices de confiance envers les scientifiques et envers les pairs s’établissent tous deux à 74%. 67% des Américains et 75% des Chinois considèrent que la science est trop politisée.

« Dans le contexte de la plus grande année électorale mondiale de l’histoire, avec plus de 50 élections prévues […] Les inquiétudes concernant l’impact de l’innovation et de ceux qui la conduisent ont conduit à une plus grande méfiance à l’égard des systèmes économiques et politiques » selon Kirsty Graham, présidente de Global Practices and Sectors chez Edelman.

L’entreprise, un acteur clé pour l’innovation selon les Français

Considérée comme l’institution la plus fiable pour innover avec un indice de confiance atteignant 46%, l’entreprise se place juste devant les ONG (45%) et affiche un écart significatif avec le gouvernement (37%) et les médias (37%). Une majorité d’employés attend par ailleurs que les dirigeants communiquent publiquement autour des compétences professionnelles attendues dans le futur (72%), autour de l’usage éthique des technologies (68%) et des conséquences de l’automatisation sur l’emploi (68%).  

Références

[1] https://www.edelman.fr/trust/2024/trust-barometer

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Guerre à la guerre : Jaurès face à la montée des périls

Guerre à la guerre : Jaurès face à la montée des périls

Guerre à la guerre ! est le dernier tome des Œuvres de Jean Jaurès. Il concerne une période particulièrement dramatique qui s’étend du 1er octobre 1912 jusqu’au 31 juillet 1914, date de l’assassinat de Jaurès et veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Entretien avec les historiens Marion Fontaine et Christophe Prochasson

Marion Fontaine est professeure des universités à Sciences Po, vice-présidente de la Société des études jaurésiennes

Christophe Prochasson, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, directeur de Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle.

LTR : Il y a plus de 20 ans était lancée une entreprise éditoriale de grande ampleur, pour tous les passionnés d’histoire et toutes les femmes et les hommes de gauche : les œuvres de Jean Jaurès. Comment y avez-vous pris part et comment s’est façonné le dernier tome que vous dirigez tous les deux ?

 

Marion Fontaine : L’idée de rassembler le corpus très disparate des textes de Jaurès n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès les premières années qui suivent son assassinat, et un projet d’œuvres jaurésiennes est même lancé durant l’entre-deux-guerres, même s’il ne va pas jusqu’à son terme.. Rassembler les textes de Jaurès était par ailleurs au cœur des objectifs de la Société d’études jaurésiennes lors de sa fondation en 1959. Sa grande présidente, Madeleine Rebérioux, tenait à cette publication des œuvres. Au début des années 2000, l’entreprise a pu véritablement se lancer avec l’éditeur Fayard mais surtout avec un coordinateur général, Gilles Candar, le meilleur connaisseur de Jean Jaurès, qui a été le grand maitre de ces œuvres.

 

Il a en même temps été décidé que chaque volume serait édité, c’est-à-dire annoté, présenté, commenté par des historiennes et historiens membres de la Société d’études jaurésiennes. Ce dernier volume a été coordonné par moi-même, plutôt spécialisée dans les questions de politique sociale et d’histoire du travail, et Christophe Prochasson, dont les compétences en histoire intellectuelle et en histoire du socialisme ne sont plus à démontrer.

 

Christophe Prochasson : Ce sont des œuvres qui ne sont pas complètes. Pour une raison bien simple : Jaurès est un militant politique, il écrit des articles parfois similaires, pour ne pas dire répétitif, il enfonce le clou. Il a donc fallu faire des choix, et nous avons retenu les textes les mieux troussés, ceux aussi qui résonnaient le plus avec notre temps. Gilles Candar a souhaité associer différentes spécialités, mais aussi plusieurs générations. De grands historiens ayant marqué la production historiographique des années 1960-1980, aujourd’hui décédés, ont participé à la publication des premiers volumes, Maurice Agulhon ou Jean-Jacques Becker. De plus jeunes ensuite, ceux de ma génération, avec Vincent Duclert ou Gilles Candar. Enfin la jeune recherche, en pleine production, comme Marion Fontaine, voire plus jeune encore, à l’image d’Emmanuel Jousse. Ces historiennes et historiens voient les choses autrement, adossés qu’ils sont à une historiographie du politique beaucoup plus ouverte sur les sciences sociales.

 

Les volumes ne s’adressent pas seulement aux spécialistes de Jaurès, ni même aux spécialistes du socialisme. Ils résultent d’une volonté de pédagogique, et toutes les notes vont dans ce sens-là en donnant le contexte ou en précisant l’identité des acteurs cités. Dans les années 1980, j’avais participé à la publication des carnets de Marcel Cachin, autre grande figure du socialisme puis du communisme. Je mesure la différence de méthode de travail entre ces années et aujourd’hui. L’édition de textes est devenue beaucoup plus facile. De nombreux documents, imprimés et même archives, sont désormais numérisés, notamment la presse grâce à Gallica. On dispose également d’un accès libre au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (le Maitron) qui est un outil absolument remarquable, régulièrement mis à jour et toujours en prise sur la recherche. 

 

Marion Fontaine : Cela permet également aux historiens, mais aussi potentiellement au grand public, de travailler sur un corpus jaurésien immédiatement accessible. Il y là aussi un enjeu civique, presque politique, face aux instrumentalisations de la figure de Jaurès, ou plus souvent à sa réduction à quelques phrases et à quelques aphorismes. Nous voudrions que Jaurès ne soit pas réduit à des citations décontextualisées  ; il faut appréhender l’entièreté des discours dans leur contexte.

 

 

LTR : Ce dernier volume permet aussi d’intégrer les réflexions poussées par Jaurès dans L’armée nouvelle (1911) sur les questions militaires ?

 

Christophe Prochasson : Oui, Jaurès n’est pas Marx, c’est-à-dire qu’il n’a pas écrit de livres très théoriques, c’est avant tout un militant politique. Jaurès fait régulièrement référence à L’armée nouvelle, c’est son grand œuvre, son seul ouvrage vraiment théorique qui touche à des questions dépassant la seule présentation d’un projet de loi qu’il était censé accompagné. Le chapitre X, notamment, constitue une réflexion très fouillée sur l’Etat et sans doute l’une des analyses socialistes de l’Etat parmi les plus abouties.

 

 

LTR : En quoi sa conception de l’armée diffère-t-elle de celle des autres leaders socialistes ou de celle qui est en vogue dans la société politique française ?

 

Christophe Prochasson : Jaurès défend la conception d’une armée de milices, un peu sur le modèle suisse de l’époque. Le service militaire encaserné ne doit pas être trop long et doit se limiter aux nécessités de la formation élémentaire d’un soldat. C’est la raison pour laquelle il combat l’allongement du service militaire de 2 à 3 ans. Pour lui, la vie de caserne corrompt moralement, et pas seulement moralement d’ailleurs puisqu’elle met aussi en péril la santé des conscrits, les soldats qui y vivent. La vie en caserne n’est aussi politiquement pas saine parce qu’elle coupe le soldat de la population civile. Il en appelle en fait à une militarisation complète de la société, du moins des hommes qui sont les seuls concernés par l’activité militaire. Pour des raisons démocratiques, l’armée ne doit pas être isolée de l’ensemble de la nation. La seule façon, en outre, de compenser l’infériorité démographique de la France par rapport à l’Allemagne, c’est d’avoir de fortes réserves. La vision de Jaurès est largement partagée par les autres membres de la SFIO.

 

Marion Fontaine : Dans une partie de la CGT et du mouvement anarchiste, et d’une toute petite minorité socialiste en revanche, on a avant la guerre un véritable antimilitarisme, répandu aussi dans la classe ouvrière, et qui tient aux relations compliquées entre l’armée et les ouvriers. On n’a pas de CRS à l’époque et c’est l’armée qui souvent est chargée de rétablir l’ordre durant les mouvements de grève. Elle apparaît donc uniquement comme une force réactionnaire et répressive. Jaurès souhaite pourtant que les socialistes s’intéressent à la chose militaire ; pour lui, le socialisme ne peut pas rester dans une position de critique et doit s’approprier un certain nombre de réalités de son temps.

 

 

LTR : Est-ce que la vision de Jaurès ce n’est pas un peu les armées révolutionnaires de Valmy ?

Marion Fontaine : Oui, c’est certain. Jaurès est très marqué par l’histoire de la Révolution française, et cela conditionne sa vision de l’armée. C’est aussi un moyen pour lui pour que le prolétariat s’approprie l’armée et pour que l’armée se démocratise. Une armée proprement républicaine doit s’ouvrir le plus possible. Ça nous paraît loin parce qu’on n’a plus le même rapport à la guerre, mais c’est bien la pensée d’une relation démocratique entre l’armée et la nation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle L’armée nouvelle est aussi le livre où Jaurès va le plus loin sur la conception socialiste de la nation.

 

LTR : Est-ce que la militarisation de la société voulue par Jaurès peut servir à accélérer la révolution, de façon violente ?

Christophe Prochasson : La réponse est non. Les socialistes « pré-bolcheviques » ont la Révolution française, 1830, 1848 et la Commune comme modèles. Ils observent que dans ces moments-là, ce qui fait basculer les choses, c’est lorsque l’armée, ou pour le moins une partie d’entre elle, fraternise avec les révolutionnaires. Ont-ils l’idée qu’aura plus tard Lénine selon laquelle il faut transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire ? Franchement, non. Ce n’est pas dans l’imaginaire jaurésien ni dans celui des guesdistes.

 

Je ne pense pas un instant que Jaurès ait en tête l’idée que la grève générale soit le moyen idoine pour empêcher le déclenchement de la guerre. Une fois le conflit engagé, l’armée n’a pas vocation à être révolutionnaire. C’est aussi ici poser la question de la violence chez Jaurès : il en a une horreur absolue. Dans certains cas il reconnaît qu’elle peut être utile, qu’elle puisse être un « coup d’épaule », lorsqu’elle vient au terme d’un processus qui a préparé la révolution conçue comme un mouvement de grande amplitude transformant progressivement les sociétés de fond en comble. Jaurès n’est ni blanquiste ni léniniste. Il en est même le contraire absolu.

 

Marion Fontaine : S’il y a un bien un trait caractéristique de Jaurès c’est sa répugnance à la violence, qu’elle soit nationaliste ou révolutionnaire. La violence, sous forme de sabotage ou d’attentats par exemple, qui peut être une tentation d’une petite partie du syndicalisme révolutionnaire, suscite de sa part une critique constante . D’une part parce que c’est antinomique avec la civilisation socialiste qu’il espère, et d’autre part parce que pour lui c’est une illusion. Au contraire, ça peut durcir la répression de la bourgeoisie. La révolution pourra faire appel à la violence, mais pas de façon gratuite, pas sans être assurée de sa force et dotée d’une certaine légitimité. Jaurès pousse d’ailleurs à une évolution de la CGT, non pour qu’elle se rallie à la SFIO, mais pour qu’elle soit mieux organisée. Pour peser politiquement, il faut que tous les représentants de la classe ouvrière soient forts. Il ne croit pas à l’avant-garde éclairée de Lénine.

 

Christophe Prochasson : Jaurès est un homme politique dialecticien qui porte une grande attention aux situations. Il observe les rapports de force. Ce n’est pas un esprit nuageux et hors sol. Contrairement à la réputation que lui bâtirent certains de ses adversaires, il exècre le verbalisme et la rhétorique creuse. C’est un esprit sérieux, soucieux de bien documenter les faits comme on le constate notamment dans les débats parlementaires dans lesquels il s’engage.

 

 

LTR : Dans ce volume il y a beaucoup de textes de Jaurès relatifs aux syndicats. Pour revenir sur ce que vous évoquiez à l’instant, comme articule-t-il l’action syndicale et l’action politique ?

Marion Fontaine : Depuis la création de la CGT puis l’affirmation de son autonomie à travers la charte d’Amiens, Jaurès ne souhaite pas qu’elle se fonde dans la SFIO, à la différence de Guesde ou de ce que fera le bolchévisme. Il pousse toutefois à une articulation du mouvement ouvrier car il pense que c’est seulement comme cela que la conquête de la société pourra s’opérer. Il pousse pour que le Parti, les syndicats mais aussi les coopératives soient autonomes mais en même temps travaillent ensemble et œuvrent dans la même direction. La CGT n’est pas particulièrement sympathique avec Jaurès dans la première décennie du XXème siècle, sur l’air « Jaurès est un réformiste bourgeois politique bien installé ». Dans la période 1912-1914, Jaurès a des raisons d’optimisme en voyant ces relations s’améliorer : les coopératives s’unissent et les dirigeants de la CGT, voyant que la stratégie du syndicalisme révolutionnaire est une impasse, entendent faire de la CGT un syndicat plus ouvert. Jaurès croit vraiment aux corps intermédiaires, la vie civile pour lui ne se limite pas aux partis politiques.

 

 

LTR : Question d’histoire contrefactuelle, les mouvements socialistes européens étaient-ils suffisamment forts pour empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale, notamment à travers une grève générale ?

Christophe Prochasson : La grève générale n’est pas un concept très jaurésien. Jaurès le manipule avec beaucoup de prudence. Il a certes le sentiment qu’elle prend de l’importance dans les années 1904-1909 au sein du mouvement syndical et qu’il donc la considérer avec attention. Ce que Georges Sorel appelle le « mythe de la grève générale » est une idée qui circule aussi un peu dans le socialisme français, mais absolument pas dans le socialisme allemand – qui reste le plus grand mouvement socialiste européen et peu dans le socialisme international, à l’exception du cas italien. La grève générale s’apparente à une culture libertaire, anarchiste. Les Allemands sont, eux, de bons marxistes, imperméables aux tonalités libertaires qui effleurent parfois le socialisme français, ou certaines de ses zones. Ce n’est pas dans leur culture politique.

 

Ces divisions, ces nuances comme la faiblesse de l’Internationale indiquent que le mouvement socialiste ne disposait sans doute pas des forces suffisantes pour arrêter la course à la guerre, quoique rien ne soit jamais fatal dans un mouvement historique. De surcroît, les socialistes, partout en Europe, étaient de « bons patriotes ». Le volontarisme de Jaurès se heurte en partie au socialisme allemand qui contient une part d’impérialisme en lui. Comme le lui reproche, avec une certaine acrimonie bilieuse, le germaniste socialiste, Charles Andler, Jaurès s’est efforcé de dissimuler la part impérialiste du socialisme allemand afin de protéger les relations entre les deux partis, français et allemand . C’est tout le sens de la controverse très vive qui opposa les deux socialistes. Il est très émouvant de voir les dernières semaines et les derniers jours du combat de Jaurès contre la guerre. Il est très émouvant de le voir se débattre pour lutter contre la catastrophe qui vient. Il voit très bien que si la guerre est déclenchée, ce sera dramatique. Peu de politiques ont donné à ce risque cette ampleur à son époque et fait preuve d’une telle préscience.

 

Marion Fontaine : . La tragédie de 14 est que les socialistes européens sont à la fois internationalistes et, chacun à leur façon, de plus en plus ancrés dans leur nation. Face à la guerre, ils se trouveront donc tous de « bonnes raisons ». Les socialistes allemands trouveront à dire qu’ils sont menacés par l’impérialisme russe, les socialistes français pourront arguer de l’agression de la Belgique, etc. Ils auront tous des justifications à leurs yeux pleinement légitimes pour voter les crédits de guerre. Si Jaurès n’avait pas été assassiné, il est possible, probable qu’il aurait voté lui aussi les crédits de guerre en août 1914. Cependant, si on veut faire de l’histoire contrefactuelle, il faut se demander quelle aurait été  é son évolution au fil des années, en 1916, en 1917, au moment de la rédaction des traités de paix, etc. Il avait acquis en 14 un poids et un charisme qui n’auraient sans doute pas disparu en quelques années, et peut-être aurait-il pu, pas sur l’instant mais sur le moyen terme, infléchir un certain nombre de choses.   

 

 

LTR : Est-ce que vous pourriez nous présenter la conception jaurésienne de la Nation ? C’est un point qui éclaire les autres, notamment sur les questions de guerre, et on se souvient que Jaurès était qualifié par Lénine de « social-chauvin ». Sa conception est-elle encore actuelle ?  Dans Socialisme et sociologie, Bruno Karsenti revenait sur la façon dont une nation européenne pouvait se constituer, et son argumentation ressemble à celle qu’on pourrait apposer sur la nation française.

Marion Fontaine : Pour Jaurès, la nation est historique et sociologique ; il n’y a pas de nation éternelle, ni statique. Jaurès a des rapports ambigus avec Marx mais il pense qu’il y a des luttes entre classes sociales dans un pays, et que cela fait mouvement et que cela contribue une dynamique. Le prolétariat est amené ainsi pour lui à devenir le pôle à partir duquel se pense la nation. Effectivement, par rapport à un moment où certains sont tentés de revenir à une vision essentialisante et éternisante de ce que serait la France, c’est important de le rappeler. Sa fameuse phrase « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène » va dans ce sens. Dans le mouvement sociologique et historique, la première étape a été la construction des nations, l’étape à venir est la construction de l’humanité, de l’Internationale du genre humain, qui n’abolirait pas les nations mais les sublimerait dans une construction supérieure. Il faut cependant rappeler que cette Internationale, pour Jaurès, c’est encore surtout l’Europe.

 

Christophe Prochasson : sur la question nationale Jaurès reste un homme cultivé du XIXème siècle : les nations sont pour lui des agrégats culturels et le produit d’une histoire qu’il faut respecter. Encore faut-il les respecter toutes. Il reprend par exemple la notion de « nation nécessaire » à propos de la Turquie. L’équilibre civilisationnel en Europe impose, selon lui, d’avoir une présence musulmane par le truchement qu’est la « nation nécessaire » turque. Les nations sont utiles du point de vue socialiste car elles sont le cadre de la prise de conscience de classe du prolétariat. Pour lui, Marx s’est trompé, car le prolétariat passe d’une classe en soi à une classe pour soi grâce à la nation. Mais, dialectique oblige, il faudra dépasser tout cela pour rassembler l’ensemble de la « race humaine ». Il nous aide à penser en désessentialisant la nation.

Si, enfin, Jaurès n’est pas un ultra colonialiste, il reste un homme de son temps. Il est hostile à une colonisation brutale et guerrière telle qu’elle s’esquisse au Maroc au début du XXème siècle. De même voit-il bien les dangers que représente la concurrence coloniale notamment en Chine. Mais la colonisation n’est pas un mal en soi et rien ne fait de lui un « anticolonial », encore moins un « décolonial » !

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