Entretien avec Luc Carvounas : « Je propose que le logement des Français soit la Grande cause nationale de 2025. »

Entretien avec Luc Carvounas : « Je propose que le logement des Français soit la Grande cause nationale de 2025. »

Dans cet entretien, le maire d’Alfortville et président de l’UNCASS Luc Carvounas revient sur la crise du logement en France. Il propose plusieurs pistes pour en sortir, notamment l’idée d’une « densité harmonieuse ».
LTR – Compte tenu de la crise du logement social et du constat que vous en tirez, la politique du logement doit-elle devenir une compétence exclusive des collectivités territoriales ? 
Luc CARVOUNAS : 

« Au sujet de la question du logement, je voudrais d’abord signaler que malheureusement il ne s’agit pas d’un thème cher au Président de la République, qui depuis 2017 a dédaigné le secteur pour le plus souvent dégrader ses moyens, en témoignent la baisse des APL, les réductions aux aides à la pierre et bien d’autres choses encore.

Tout un symbole, mon amie Emmanuelle COSSE, ancienne Ministre du Logement aujourd’hui Présidente de l’Union Sociale pour l’Habitat, rappelait récemment qu’Emmanuel MACRON ne s’était jamais rendu à un Congrès des HLM, contrairement aux présidents MITERRAND, CHIRAC ou HOLLANDE(1). Tout est dit.

Pourtant, lorsque le Président de la République estime que le logement constitue un « système de sur-dépense publique » inefficace(2), il ne semble pas considérer l’activité économique et les emplois créés par ce secteur, ni l’argent que cela rapporte à l’État chaque année. Qui plus est, pour 1000 euros de dépense publique, l’État ne dépense que 15 euros pour le logement (quand il en dépense 26 pour la Culture ou 47 pour les transports)(3), qui est pourtant rappelons-le, le premier poste de dépense des ménages français.

Alors dans cette période de crise du logement qui mêle à la fois incertitudes économiques, transformation des usages et des pratiques, manque de réactivité du pouvoir exécutif et affaiblissement des capacités d’action des collectivités locales, beaucoup de Maires se battent avec le peu de moyens qu’il leur reste. Mais selon tous les observateurs, le marché immobilier ne se régule pas tout seul. Nous avons donc besoin d’un État partenaire fort et volontaire ainsi que d’une grande politique nationale en la matière, que ce soit pour le parc locatif privé, intermédiaire ou social, ou encore l’accession à la propriété.

Malheureusement encore, « jamais l’effort public consacré au logement n’a été aussi faible » nous informe la Fondation Abbé Pierre dans son dernier rapport, avec 41,5 milliards d’euros dépensés (pour 91,8 milliards d’euros rapportés par les prélèvement fiscaux).

Nous avons besoin d’un État fort et volontaire parce que comme le démontrait le récent rapport d’OXFAM sur les inégalités et le logement, le « désengagement progressif de la puissance publique (…) laisse une plus grande place à des acteurs financiarisés et à une quête de rentabilité à tout prix. »(4).

Dès lors, État et collectivités locales, je propose que nous faisions ensemble du logement des Français la Grande cause nationale de 2025. »

LTR – En quoi les communes seraient mieux à même de résoudre cette crise du logement ? L’Etat ne dispose-t-il pas de plus de moyens et d’une vision davantage conforme à l’intérêt général ?
Luc Carvounas : 

« S’il faut que l’État prenne toute sa part dans la résolution de la crise du logement comme je l’évoquais précédemment, le rôle des maires demeure essentiel par la connaissance fine qu’ils ont de leur territoire, de leur population comme de leurs besoins, mais aussi par la volonté politique – ou pas – de délivrer des permis de construire pour répondre à la demande de logement, qui rappelons-le constitue la première demande de l’administré envers son Maire.

De plus, ce sont dans nos villes que de nouvelles formes d’habitat se développent. Certaines sont subies : que l’on pense au retour contraint chez les parents pour un adulte, aux « résidants annuels » des campings et mobile-homes qui se logent ainsi non pas par choix mais par nécessité, ou encore aux « relégués » de leurs villes qui partent sous l’assaut de l’essor des meublés touristiques. De nouveaux usages d’habitat peuvent être pour leur part souhaités, comme le prouvent l’accroissement des colocations – juniors comme seniors – le développement du « coliving », des copropriétés à usages partagés, le logement intergénérationnel ou encore les résidences services seniors. Les maires sont donc les acteurs qui restent au plus près des besoins spécifiques de leur territoire.

Par ailleurs, lorsqu’il faut loger en urgence une femme victime de violences, un enfant en errance, évacuer les riverains d’une catastrophe naturelle, c’est bien évidemment vers le Maire que l’on se tourne et qui va opérer, en lien avec le préfet, pour coordonner les acteurs et répondre à l’urgence.

Alors l’intérêt général quand on est Maire – je le dis clairement et je l’assume – c’est d’avoir le courage de construire pour loger les gens dignement. Il y a toujours de prétendues bonnes raisons pour ne plus livrer de logements, mais au bout de la chaîne c’est à l’égalité sociale à laquelle on s’attaque.

De manière très concrète, lorsque l’on sait que 45% des couples mariés en France finiront par divorcer, ou encore que la France comptera 25% de plus de 65 ans en 2040 puis près de 30% en 2050, on constate que les besoins en logements pour demain ne correspondront plus à ce que nous connaissions hier.

LTR – En Ile-de-France, sommes-nous prêts pour ces changements, ou dirions-nous même pour affronter ces transformations profondes ? Comment pouvons-nous procéder pour y arriver ?
Luc Carvounas : 

« Dans notre région francilienne – puisque ma ville s’y trouve et que par ailleurs je suis Secrétaire général de l’Association des Maires d’Ile-de-France (AMIF) – nous accueillons entre 40.000 et 50.000 nouveaux habitants chaque année.

Dans le même temps, 50 communes franciliennes ne respectent pas l’application de la Loi SRU qui les oblige à proposer 25% de logements sociaux dans leur commune, et 81,7% des biens immobiliers mis en vente en Ile-de-France en 2022 étaient classés DPE « G » ou « F » (interdiction de louer en 2025 pour les « G » et 2028 pour les « F »).

Comme nous le rappelions récemment dans une tribune collective d’élus de Gauche d’Ile-de-France, notre région « est à la croisée des chemins : loger dignement sa population ou la chasser par la pénurie ou le prix ».(5)

Pour commencer à répondre à cette question, avec les Maires d’Ile-de-France – par la voix de l’AMIF – nous prônons l’instauration par l’État d’un dispositif de financement participant à l’investissement et au fonctionnement des équipements publics à construire. Ainsi, « l’instauration d’une recette pérenne apparait essentielle afin de rétablir un lien dynamique et durable entre l’arrivée de nouveaux habitants et les recettes des communes. », car rappelons-le, livrer de nouveaux logements inclut de livrer de nouvelles écoles, des places en crèche, de nouveaux services publics, de nouvelles places de stationnement…

Ce dispositif pourrait être suivi d’une bonification de la Dotation Globale de Fonctionnement (DGF) afin de couvrir les besoins en budget de fonctionnement. Ce dispositif pourrait reprendre le critère du nombre de mètres carrés développés afin de calculer « l’aide socle », car il permet d’encourager la production de logement dont la surface est suffisante à l’accueil des familles.

Mais pour aller plus loin, si nous y mettons la volonté politique nécessaire, je crois en notre capacité à réunir et fédérer les acteurs concernés autour de propositions fortes pour un « choc du logement francilien » :

  • retour d’une aide à la pierre significative
  • encadrement des loyers excessifs dans les zones en tension
  • respect de la loi SRU par l’application d’incitations et de sanctions nouvelles
  • rétablissement d’un taux de TVA réduit sur l’ensemble de la production sociale
  • fiscalité foncière tournée vers la construction
  • mesures de réduction de délais administratifs
  • renfort et simplification des aides à la rénovation
  • rétablissement de l’APL accession
  • augmentation des capacités d’hébergement d’urgence toute l’année
  • création de parcours sécurisés d’accès au logement pour les jeunes et les familles monoparentales
  • l’augmentation des taxes sur les logements vacants et les résidences secondaires. »
LTR – Que pensez-vous de la mesure adoptée dans le schéma directeur de la région Ile-de-France par Valérie Pécresse visant à empêcher les communes disposant déjà de 30% de logements sociaux d’en construire davantage ?
Luc Carvounas :

«  Tout d’abord, rappelons que la Région Île-de-France connaît les prix du logement les plus chers de France. L’absence de loyers accessibles est un frein majeur à l’emploi francilien, mais aussi à l’installation durable des jeunes actifs. Cela explique pourquoi tant de travailleurs essentiels se retrouvent à vivre si loin de leurs emplois.

Par ailleurs, et malheureusement, toutes les communes franciliennes ne respectent pas leurs obligations liées à l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000, car un quart des communes concernées n’ont toujours pas 25% de logements sociaux et une partie d’entre elles refusent de se conformer à la loi de la République.

Pourtant, dans son étude publiée en novembre 2023, l’Institut Paris Région montre qu’en Ile-de-France la tension sur la demande de logement social est passée de 406.000 demandeurs en 2010 au nombre historique de 783.000 en 2022. 14% des Franciliens attendent donc un logement social et ce alors même que le nombre d’agréments connaît une baisse inédite à 18.000 logements.

Le délai d’attente pour l’obtention d’un logement social est donc de 10,4 ans en Île-de-France contre 5,8 ans dans le reste de l’hexagone. La part du loyer dans le budget des Franciliens est toujours plus forte : les loyers du parc privé ont augmenté de 56% entre 2002 et 2020 quand les revenus ont augmenté quant à eux de 33%. On constate donc deux fois plus de demandeurs avec un délai d’attente toujours deux fois plus long que dans le reste du pays.

Construire de la densité harmonieuse, faciliter les rénovations thermiques des bâtiments ou encore réhabiliter les logements anciens devrait être une priorité majeure de notre région, surtout lorsque l’on sait que face à la crise immobilière, 72% des Français estiment que le logement constitue un domaine d’action sociale prioritaire (soit une hausse significative de 8 points depuis 2023). Cette inquiétude immobilière éclipse d’ailleurs le domaine de l’énergie (54% de taux de priorisation) qui subit pourtant une hausse des tarifs.(6)

Si l’État ne joue pas pleinement son rôle, la Région Île-de-France pourrait elle aussi faire bien mieux, et je suis au regret de constater que, sur les dix dernières années, son soutien financier à la production de logements sociaux toutes catégories confondues se soit effondré.

Cette clause dite « anti-ghetto » proposée dans le SDRIF-E doit donc bien sûr être supprimée, comme le réclame d’ailleurs les acteurs du logement social, et je rappelle que cette mesure a fait aussi l’objet de fortes réserves de la part du Préfet de Région, représentant de l’Etat, qui précise bien qu’elle ralentira plus fortement encore la construction de logements sociaux dont nous avons pourtant cruellement besoin. »

LTR – L’idéal d’une « densité harmonieuse », concept qui vous est cher, ne se heurte-t-il pas à la réalité de la crise du logement ?
Luc Carvounas : 

« Je crois que c’est tout l’inverse, mais il faut envisager la densité harmonieuse de manière globale sans la réduire à la seule question du logement. Je m’explique : « dense » ou « compacte », la ville du XXIème siècle se doit de maîtriser son aménagement spatial et l’organisation de ses services, être attractive, mélanger et proposer les diverses activités qui caractérisent la qualité de vie urbaine.

Elle permet ainsi une baisse des déplacements contraints pour ses habitants, elle réalise une mixité sociale et intergénérationnelle réelle et partagée, elle offre des logements variés et adaptés à tous les âges de la vie, elle préserve et développe l’emploi et le commerce local, elle fait de la végétalisation et de la Nature en ville une priorité de sa qualité de vie.  

Elle lutte ainsi à la fois contre l’étalement urbain – donc contre la ségrégation spatiale – et contre l’artificialisation des sols, donc pour la préservation de la biodiversité et de l’accès à la nature en ville.

Les « maires bâtisseurs » ont donc le courage d’affronter certains discours démagogiques contre la construction de logements, alors qu’une fois encore il s’agit de la première demande du citoyen envers son Maire. Je veux rappeler les conséquences qui attendent un territoire urbain qui ne construit par de logements : une ville où de nouvelles familles ne s’installeront pas, ce qui entraîne moins d’enfants dans ses écoles donc une fermeture programmée de classes, ce sont aussi moins de commerces et moins de services – de santé par exemple – moins de recettes fiscales donc moins de services publics. En fin de compte, cela aboutit à la paupérisation d’un territoire, au vieillissement d’une ville, et donc à une résilience très affaiblie.

Dès lors, divers outils sont à la disposition des maires pour bâtir la « densité harmonieuse » en matière de logement. Sans être exhaustif, je veux citer : le « Permis de louer » pour lutter contre l’habitat indigne et insalubre, l’encadrement du prix du foncier et des loyers, la lutte contre l’obsolescence des bâtiments avec la mutation de leurs usages, la transformation des friches, des « verrues urbaines » ou des « dents creuses », la limitation réglementaire des meublés touristiques ou encore l’adoption de « Charte Qualité Habitat Durable » pour contraindre les promoteurs à construire du logement de qualité et sobre énergétiquement, tout en rendant de la « pleine terre » à la ville.

Lorsqu’il existe une volonté politique de résoudre la crise du logement dans nos villes, il est tout à fait possible de se saisir de ces outils pour augmenter son offre tout en préservant – et en renforçant – l’harmonie dans son territoire. Et j’en suis persuadé, l’harmonie est une bonne réponse politique aux problèmes que nous rencontrons dans nos quotidiens aujourd’hui. »

LTR – En quoi la densité harmonieuse peut-elle répondre aux maux des individus dans notre société urbaine ?
Luc Carvounas : 

« Je suis convaincu que les maux collectifs qui minent notre société et ses individus – la fatigue, la solitude, l’ennui, le stress ou encore le bruit – sont des sujets politiques.

J’en veux pour preuve le résultat d’une enquête du CREDOC pour Bruitparif en 2022 qui démontre que le bruit est « une préoccupation majeure pour les Franciliens. Lorsqu’ils sont interrogés sur la hiérarchie des inconvénients à l’échelle de leur quartier de vie, les Franciliens classent le bruit en première position (44%) devant la dégradation de l’environnement et le manque de propreté (41%), la pollution de l’air (37%) et le manque de transports en commun (20%) ».(7)

De plus, avec la multiplication des « Burn-out, dépression, charge mentale, fatigue numérique, épuisement professionnel, fatigue d’être soi… La fatigue semble avoir marqué de son sceau le début de notre XXIe siècle et avoir pris une nouvelle ampleur avec les restrictions liées à la pandémie. »(8)

La densité harmonieuse peut alors devenir une réponse politique à ces maux individuels et collectifs si elle permet aux habitants de nos villes de ralentir le rythme comme de retrouver du lien social et de la solidarité.

Mais attention, la densité harmonieuse n’encourage pas pour autant à réduire les distances et rendre du temps pour se recroqueviller sur soi – ce qui a trait à la santé mentale – ni à se sédentariser – pour évoquer la santé physique. Elle vise à libérer du temps pour aller vers ses prochains, et pour prendre soin de soi, physiquement comme mentalement.

Pour le résumer d’une phrase, la densité harmonieuse existe dans une « vie relationnelle » et une « ville solidaire, conviviale et sportive ».

Pour que le temps gagné grâce à la densité harmonieuse ne conduise ni à s’empâter ni à déprimer, elle se doit donc de proposer des espaces relationnels, d’accompagner activement son tissu associatif et ses Centres sociaux, d’investir sur la Culture, d’organiser des fêtes populaires et familiales, de favoriser la pratique sportive aussi bien en termes d’équipements publics que de soutien à ses clubs sportifs.

La densité harmonieuse c’est donc la proximité, contrairement à la « densité subie » qui elle confine à la promiscuité.

C’est une ville qui promeut la relation plutôt que la consommation, l’intérêt collectif plutôt que particulier, l’engagement citoyen à l’égoïsme individuel.

LTR – De manière concrète, pouvez-vous nous expliquer en quoi un Maire peut par exemple lutter contre la fatigue ou le stress de ses habitants ?
Luc Carvounas : 

« Tout d’abord en assumant une véritable politique de sécurité et de tranquillité publique dans sa ville – notamment la nuit – pour permettre à ses habitants de dormir paisiblement. Cela peut paraître simpliste, c’est pourtant essentiel.

Plus encore, la fatigue est souvent liée au stress, au trop grand nombre de déplacements contraints ou encore à l’angoisse de se retrouver seul.e face à ses problèmes.

En revisitant notre rapport à la vitesse, à la distance et à la hauteur, la densité harmonieuse lutte contre la fatigue, par exemple, en réduisant les distances à parcourir pour les activités de la vie quotidienne (transport, travail, garde d’enfants, courses, activités de loisirs, accès aux services publics…). Elle permet de réduire notre vitesse journalière – de décélérer – et ainsi d’adoucir le stress de notre vie quotidienne faite de contraintes. Finalement, elle nous offre une possibilité de « prendre le temps de prendre le temps ».

Concrètement, chaque territoire serait également avisé de mettre en place une véritable « politique des temps », comme avec : la mise en place du télétravail et des horaires aménagés, l’installation de tiers lieux, le partage des espaces publics et des équipements multi-usages, la promotion des mobilités douces, le développement de la « Culture accessible pour tous » comme nous le faisons par exemple à Alfortville avec le cinéma le moins cher d’Ile-de-France à 5 euros toute l’année, le développement des micro-crèches et des « villages séniors », l’organisation de la « ville plateforme » pour réaliser ses démarches administratives et ses paiements en ligne, l’ouverture de certains services publics le dimanche sur la base d’une concertation collective (par exemple une médiathèque).

La densité harmonieuse se doit de surcroît de prévoir des logements spécifiques et appropriés pour soulager les « aidants » – 8 à 11 millions de personnes aujourd’hui – qui assistent quotidiennement un parent âgé ou un enfant malade, et ainsi leur permettre de se retrouver à proximité de leurs proches – même si c’est parfois juste pour quelques jours ou quelques semaines.

 LTR – Nous imaginons que c’est un sujet qui vous tient à cœur en tant que Président de l’UNCCAS, puisque vous parlez souvent aussi de « construire la société du bien-vieillir » ? La densité harmonieuse en serait-elle l’une des solutions ?
Luc Carvounas : 

« Oui bien sûr, parce que lorsque l’on prospecte sur le futur de l’aménagement des villes, la densité harmonieuse répond à un enjeu fondamental : le boom démographique à venir du Grand Âge, alors que 16 millions et demi de Français auront 65 ans et plus en 2030, et 19 millions en 2040.

Avec l’association de Maires, d’élus locaux et de professionnels de l’action sociale que je préside – l’Union Nationale des Centres Communaux et intercommunaux d’Action Sociale (UNCCAS) – nous appelons depuis de nombreux mois déjà l’État à bâtir avec les collectivités locales un grand plan national pour préparer la société́ du bien-vieillir.

L’approche du vieillissement est souvent perçue sous le seul angle du médico-social. On parle des Ehpad, mais moins des résidences autonomes qui tombent en désuétude alors que dans le même temps de plus en plus de séniors souhaitent finir leur vie à domicile.

Il convient donc de garantir à nos ainés d’aujourd’hui et de demain des logements résilients et connectés, mais aussi, et c’est cela la densité harmonieuse, la proximité avec les commerces et les lieux d’animation, les services publics, un espace urbain adapté, accessible et inclusif, des modes de mobilité universels et des infrastructures et personnels spécialisés à la hauteur.(9)

Savez-vous aussi que 10.000 personnes âgées décèdent chaque année des suites d’une chute domestique(10) ? L’adaptation massive des logements aux séniors nécessitera donc de régler aussi ce type de questions très concrètes, et au-delà du réaménagement des logements, l’utilité sociale de la technologie domotique pourrait ici, comme ailleurs, faire ses preuves. Mais attention, si les solutions technologiques peuvent être d’une aide précieuse, cela ne remplacera jamais le besoin d’une présence humaine, d’une solidarité intergénérationnelle où nos séniors voient aussi leur place valoriser dans la société.

C’est cela aussi la densité harmonieuse, une ville solidaire où il fait bon vivre et passer son temps libre, et qui porte une attention particulière à chacun, du nouveau-né jusqu’au centenaire. Finalement, une grande famille qui partage un « esprit village » dans ce qu’il a de meilleur.

Références

(1)https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/13/crise-du-logement-le-choc-d-offre-annonce-par-le-gouvernement-un-vieux-slogan-et-de-multiples-contradictions_6216263_3224.html

(2) Cf. interview d’Emmanuel MACRON dans Challenges, datée du 10 mai 2023

(3) https://www.aft.gouv.fr/fr/argent-public

(4)« Logement : inégalités à tous les étages », Rapport publié par OXFAM France, 4 décembre 2023

(5)https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/m-le-premier-ministre-un-choc-en-faveur-du-logement-en-ile-de-france-est-vital-pour-la-cohesion-sociale-et-la-dignite-humaine-989195.html#:~:text=L%27Île%2Dde%2DFrance,de%2DFrance%20nous%20apparaissent%20vitaux.

(6) « 2ème Baromètre de l’Action Sociale » – IFOP pour l’UNCCAS, Mars 2024

(7) https://amif.asso.fr/communiques-de-presse/lancement-de-la-premiere-edition-du-trophee-des-collectivites-franciliennes-engagees-pour-la-qualite-de-lenvironnement-sonore/

(8) « Une société fatiguée », Essai collectif, Fondation Jean JAURÈS, 26 novembre 2021

(9) Contribution de l’Union Nationale des Centres Communaux et intercommunaux d’Action Sociale (UNCCAS) au Conseil National de la Refondation (CNR) « Bien-vieillir dans la cité », Avril 2023

(10) https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2022/plan-antichute-des-personnes-agees-la-contribution-de-sante-publique-france-au-dispositif#:~:text=Avec%20plus%20de%20100%20000,et%20une%20perte%20d%27autonomie.

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en

Lire la suite »

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en

Lire la suite »

Guerre à la guerre : Jaurès face à la montée des périls

Guerre à la guerre : Jaurès face à la montée des périls

Guerre à la guerre ! est le dernier tome des Œuvres de Jean Jaurès. Il concerne une période particulièrement dramatique qui s’étend du 1er octobre 1912 jusqu’au 31 juillet 1914, date de l’assassinat de Jaurès et veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Entretien avec les historiens Marion Fontaine et Christophe Prochasson

Marion Fontaine est professeure des universités à Sciences Po, vice-présidente de la Société des études jaurésiennes

Christophe Prochasson, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, directeur de Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle.

LTR : Il y a plus de 20 ans était lancée une entreprise éditoriale de grande ampleur, pour tous les passionnés d’histoire et toutes les femmes et les hommes de gauche : les œuvres de Jean Jaurès. Comment y avez-vous pris part et comment s’est façonné le dernier tome que vous dirigez tous les deux ?

 

Marion Fontaine : L’idée de rassembler le corpus très disparate des textes de Jaurès n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès les premières années qui suivent son assassinat, et un projet d’œuvres jaurésiennes est même lancé durant l’entre-deux-guerres, même s’il ne va pas jusqu’à son terme.. Rassembler les textes de Jaurès était par ailleurs au cœur des objectifs de la Société d’études jaurésiennes lors de sa fondation en 1959. Sa grande présidente, Madeleine Rebérioux, tenait à cette publication des œuvres. Au début des années 2000, l’entreprise a pu véritablement se lancer avec l’éditeur Fayard mais surtout avec un coordinateur général, Gilles Candar, le meilleur connaisseur de Jean Jaurès, qui a été le grand maitre de ces œuvres.

 

Il a en même temps été décidé que chaque volume serait édité, c’est-à-dire annoté, présenté, commenté par des historiennes et historiens membres de la Société d’études jaurésiennes. Ce dernier volume a été coordonné par moi-même, plutôt spécialisée dans les questions de politique sociale et d’histoire du travail, et Christophe Prochasson, dont les compétences en histoire intellectuelle et en histoire du socialisme ne sont plus à démontrer.

 

Christophe Prochasson : Ce sont des œuvres qui ne sont pas complètes. Pour une raison bien simple : Jaurès est un militant politique, il écrit des articles parfois similaires, pour ne pas dire répétitif, il enfonce le clou. Il a donc fallu faire des choix, et nous avons retenu les textes les mieux troussés, ceux aussi qui résonnaient le plus avec notre temps. Gilles Candar a souhaité associer différentes spécialités, mais aussi plusieurs générations. De grands historiens ayant marqué la production historiographique des années 1960-1980, aujourd’hui décédés, ont participé à la publication des premiers volumes, Maurice Agulhon ou Jean-Jacques Becker. De plus jeunes ensuite, ceux de ma génération, avec Vincent Duclert ou Gilles Candar. Enfin la jeune recherche, en pleine production, comme Marion Fontaine, voire plus jeune encore, à l’image d’Emmanuel Jousse. Ces historiennes et historiens voient les choses autrement, adossés qu’ils sont à une historiographie du politique beaucoup plus ouverte sur les sciences sociales.

 

Les volumes ne s’adressent pas seulement aux spécialistes de Jaurès, ni même aux spécialistes du socialisme. Ils résultent d’une volonté de pédagogique, et toutes les notes vont dans ce sens-là en donnant le contexte ou en précisant l’identité des acteurs cités. Dans les années 1980, j’avais participé à la publication des carnets de Marcel Cachin, autre grande figure du socialisme puis du communisme. Je mesure la différence de méthode de travail entre ces années et aujourd’hui. L’édition de textes est devenue beaucoup plus facile. De nombreux documents, imprimés et même archives, sont désormais numérisés, notamment la presse grâce à Gallica. On dispose également d’un accès libre au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (le Maitron) qui est un outil absolument remarquable, régulièrement mis à jour et toujours en prise sur la recherche. 

 

Marion Fontaine : Cela permet également aux historiens, mais aussi potentiellement au grand public, de travailler sur un corpus jaurésien immédiatement accessible. Il y là aussi un enjeu civique, presque politique, face aux instrumentalisations de la figure de Jaurès, ou plus souvent à sa réduction à quelques phrases et à quelques aphorismes. Nous voudrions que Jaurès ne soit pas réduit à des citations décontextualisées  ; il faut appréhender l’entièreté des discours dans leur contexte.

 

 

LTR : Ce dernier volume permet aussi d’intégrer les réflexions poussées par Jaurès dans L’armée nouvelle (1911) sur les questions militaires ?

 

Christophe Prochasson : Oui, Jaurès n’est pas Marx, c’est-à-dire qu’il n’a pas écrit de livres très théoriques, c’est avant tout un militant politique. Jaurès fait régulièrement référence à L’armée nouvelle, c’est son grand œuvre, son seul ouvrage vraiment théorique qui touche à des questions dépassant la seule présentation d’un projet de loi qu’il était censé accompagné. Le chapitre X, notamment, constitue une réflexion très fouillée sur l’Etat et sans doute l’une des analyses socialistes de l’Etat parmi les plus abouties.

 

 

LTR : En quoi sa conception de l’armée diffère-t-elle de celle des autres leaders socialistes ou de celle qui est en vogue dans la société politique française ?

 

Christophe Prochasson : Jaurès défend la conception d’une armée de milices, un peu sur le modèle suisse de l’époque. Le service militaire encaserné ne doit pas être trop long et doit se limiter aux nécessités de la formation élémentaire d’un soldat. C’est la raison pour laquelle il combat l’allongement du service militaire de 2 à 3 ans. Pour lui, la vie de caserne corrompt moralement, et pas seulement moralement d’ailleurs puisqu’elle met aussi en péril la santé des conscrits, les soldats qui y vivent. La vie en caserne n’est aussi politiquement pas saine parce qu’elle coupe le soldat de la population civile. Il en appelle en fait à une militarisation complète de la société, du moins des hommes qui sont les seuls concernés par l’activité militaire. Pour des raisons démocratiques, l’armée ne doit pas être isolée de l’ensemble de la nation. La seule façon, en outre, de compenser l’infériorité démographique de la France par rapport à l’Allemagne, c’est d’avoir de fortes réserves. La vision de Jaurès est largement partagée par les autres membres de la SFIO.

 

Marion Fontaine : Dans une partie de la CGT et du mouvement anarchiste, et d’une toute petite minorité socialiste en revanche, on a avant la guerre un véritable antimilitarisme, répandu aussi dans la classe ouvrière, et qui tient aux relations compliquées entre l’armée et les ouvriers. On n’a pas de CRS à l’époque et c’est l’armée qui souvent est chargée de rétablir l’ordre durant les mouvements de grève. Elle apparaît donc uniquement comme une force réactionnaire et répressive. Jaurès souhaite pourtant que les socialistes s’intéressent à la chose militaire ; pour lui, le socialisme ne peut pas rester dans une position de critique et doit s’approprier un certain nombre de réalités de son temps.

 

 

LTR : Est-ce que la vision de Jaurès ce n’est pas un peu les armées révolutionnaires de Valmy ?

Marion Fontaine : Oui, c’est certain. Jaurès est très marqué par l’histoire de la Révolution française, et cela conditionne sa vision de l’armée. C’est aussi un moyen pour lui pour que le prolétariat s’approprie l’armée et pour que l’armée se démocratise. Une armée proprement républicaine doit s’ouvrir le plus possible. Ça nous paraît loin parce qu’on n’a plus le même rapport à la guerre, mais c’est bien la pensée d’une relation démocratique entre l’armée et la nation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle L’armée nouvelle est aussi le livre où Jaurès va le plus loin sur la conception socialiste de la nation.

 

LTR : Est-ce que la militarisation de la société voulue par Jaurès peut servir à accélérer la révolution, de façon violente ?

Christophe Prochasson : La réponse est non. Les socialistes « pré-bolcheviques » ont la Révolution française, 1830, 1848 et la Commune comme modèles. Ils observent que dans ces moments-là, ce qui fait basculer les choses, c’est lorsque l’armée, ou pour le moins une partie d’entre elle, fraternise avec les révolutionnaires. Ont-ils l’idée qu’aura plus tard Lénine selon laquelle il faut transformer la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire ? Franchement, non. Ce n’est pas dans l’imaginaire jaurésien ni dans celui des guesdistes.

 

Je ne pense pas un instant que Jaurès ait en tête l’idée que la grève générale soit le moyen idoine pour empêcher le déclenchement de la guerre. Une fois le conflit engagé, l’armée n’a pas vocation à être révolutionnaire. C’est aussi ici poser la question de la violence chez Jaurès : il en a une horreur absolue. Dans certains cas il reconnaît qu’elle peut être utile, qu’elle puisse être un « coup d’épaule », lorsqu’elle vient au terme d’un processus qui a préparé la révolution conçue comme un mouvement de grande amplitude transformant progressivement les sociétés de fond en comble. Jaurès n’est ni blanquiste ni léniniste. Il en est même le contraire absolu.

 

Marion Fontaine : S’il y a un bien un trait caractéristique de Jaurès c’est sa répugnance à la violence, qu’elle soit nationaliste ou révolutionnaire. La violence, sous forme de sabotage ou d’attentats par exemple, qui peut être une tentation d’une petite partie du syndicalisme révolutionnaire, suscite de sa part une critique constante . D’une part parce que c’est antinomique avec la civilisation socialiste qu’il espère, et d’autre part parce que pour lui c’est une illusion. Au contraire, ça peut durcir la répression de la bourgeoisie. La révolution pourra faire appel à la violence, mais pas de façon gratuite, pas sans être assurée de sa force et dotée d’une certaine légitimité. Jaurès pousse d’ailleurs à une évolution de la CGT, non pour qu’elle se rallie à la SFIO, mais pour qu’elle soit mieux organisée. Pour peser politiquement, il faut que tous les représentants de la classe ouvrière soient forts. Il ne croit pas à l’avant-garde éclairée de Lénine.

 

Christophe Prochasson : Jaurès est un homme politique dialecticien qui porte une grande attention aux situations. Il observe les rapports de force. Ce n’est pas un esprit nuageux et hors sol. Contrairement à la réputation que lui bâtirent certains de ses adversaires, il exècre le verbalisme et la rhétorique creuse. C’est un esprit sérieux, soucieux de bien documenter les faits comme on le constate notamment dans les débats parlementaires dans lesquels il s’engage.

 

 

LTR : Dans ce volume il y a beaucoup de textes de Jaurès relatifs aux syndicats. Pour revenir sur ce que vous évoquiez à l’instant, comme articule-t-il l’action syndicale et l’action politique ?

Marion Fontaine : Depuis la création de la CGT puis l’affirmation de son autonomie à travers la charte d’Amiens, Jaurès ne souhaite pas qu’elle se fonde dans la SFIO, à la différence de Guesde ou de ce que fera le bolchévisme. Il pousse toutefois à une articulation du mouvement ouvrier car il pense que c’est seulement comme cela que la conquête de la société pourra s’opérer. Il pousse pour que le Parti, les syndicats mais aussi les coopératives soient autonomes mais en même temps travaillent ensemble et œuvrent dans la même direction. La CGT n’est pas particulièrement sympathique avec Jaurès dans la première décennie du XXème siècle, sur l’air « Jaurès est un réformiste bourgeois politique bien installé ». Dans la période 1912-1914, Jaurès a des raisons d’optimisme en voyant ces relations s’améliorer : les coopératives s’unissent et les dirigeants de la CGT, voyant que la stratégie du syndicalisme révolutionnaire est une impasse, entendent faire de la CGT un syndicat plus ouvert. Jaurès croit vraiment aux corps intermédiaires, la vie civile pour lui ne se limite pas aux partis politiques.

 

 

LTR : Question d’histoire contrefactuelle, les mouvements socialistes européens étaient-ils suffisamment forts pour empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale, notamment à travers une grève générale ?

Christophe Prochasson : La grève générale n’est pas un concept très jaurésien. Jaurès le manipule avec beaucoup de prudence. Il a certes le sentiment qu’elle prend de l’importance dans les années 1904-1909 au sein du mouvement syndical et qu’il donc la considérer avec attention. Ce que Georges Sorel appelle le « mythe de la grève générale » est une idée qui circule aussi un peu dans le socialisme français, mais absolument pas dans le socialisme allemand – qui reste le plus grand mouvement socialiste européen et peu dans le socialisme international, à l’exception du cas italien. La grève générale s’apparente à une culture libertaire, anarchiste. Les Allemands sont, eux, de bons marxistes, imperméables aux tonalités libertaires qui effleurent parfois le socialisme français, ou certaines de ses zones. Ce n’est pas dans leur culture politique.

 

Ces divisions, ces nuances comme la faiblesse de l’Internationale indiquent que le mouvement socialiste ne disposait sans doute pas des forces suffisantes pour arrêter la course à la guerre, quoique rien ne soit jamais fatal dans un mouvement historique. De surcroît, les socialistes, partout en Europe, étaient de « bons patriotes ». Le volontarisme de Jaurès se heurte en partie au socialisme allemand qui contient une part d’impérialisme en lui. Comme le lui reproche, avec une certaine acrimonie bilieuse, le germaniste socialiste, Charles Andler, Jaurès s’est efforcé de dissimuler la part impérialiste du socialisme allemand afin de protéger les relations entre les deux partis, français et allemand . C’est tout le sens de la controverse très vive qui opposa les deux socialistes. Il est très émouvant de voir les dernières semaines et les derniers jours du combat de Jaurès contre la guerre. Il est très émouvant de le voir se débattre pour lutter contre la catastrophe qui vient. Il voit très bien que si la guerre est déclenchée, ce sera dramatique. Peu de politiques ont donné à ce risque cette ampleur à son époque et fait preuve d’une telle préscience.

 

Marion Fontaine : . La tragédie de 14 est que les socialistes européens sont à la fois internationalistes et, chacun à leur façon, de plus en plus ancrés dans leur nation. Face à la guerre, ils se trouveront donc tous de « bonnes raisons ». Les socialistes allemands trouveront à dire qu’ils sont menacés par l’impérialisme russe, les socialistes français pourront arguer de l’agression de la Belgique, etc. Ils auront tous des justifications à leurs yeux pleinement légitimes pour voter les crédits de guerre. Si Jaurès n’avait pas été assassiné, il est possible, probable qu’il aurait voté lui aussi les crédits de guerre en août 1914. Cependant, si on veut faire de l’histoire contrefactuelle, il faut se demander quelle aurait été  é son évolution au fil des années, en 1916, en 1917, au moment de la rédaction des traités de paix, etc. Il avait acquis en 14 un poids et un charisme qui n’auraient sans doute pas disparu en quelques années, et peut-être aurait-il pu, pas sur l’instant mais sur le moyen terme, infléchir un certain nombre de choses.   

 

 

LTR : Est-ce que vous pourriez nous présenter la conception jaurésienne de la Nation ? C’est un point qui éclaire les autres, notamment sur les questions de guerre, et on se souvient que Jaurès était qualifié par Lénine de « social-chauvin ». Sa conception est-elle encore actuelle ?  Dans Socialisme et sociologie, Bruno Karsenti revenait sur la façon dont une nation européenne pouvait se constituer, et son argumentation ressemble à celle qu’on pourrait apposer sur la nation française.

Marion Fontaine : Pour Jaurès, la nation est historique et sociologique ; il n’y a pas de nation éternelle, ni statique. Jaurès a des rapports ambigus avec Marx mais il pense qu’il y a des luttes entre classes sociales dans un pays, et que cela fait mouvement et que cela contribue une dynamique. Le prolétariat est amené ainsi pour lui à devenir le pôle à partir duquel se pense la nation. Effectivement, par rapport à un moment où certains sont tentés de revenir à une vision essentialisante et éternisante de ce que serait la France, c’est important de le rappeler. Sa fameuse phrase « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène » va dans ce sens. Dans le mouvement sociologique et historique, la première étape a été la construction des nations, l’étape à venir est la construction de l’humanité, de l’Internationale du genre humain, qui n’abolirait pas les nations mais les sublimerait dans une construction supérieure. Il faut cependant rappeler que cette Internationale, pour Jaurès, c’est encore surtout l’Europe.

 

Christophe Prochasson : sur la question nationale Jaurès reste un homme cultivé du XIXème siècle : les nations sont pour lui des agrégats culturels et le produit d’une histoire qu’il faut respecter. Encore faut-il les respecter toutes. Il reprend par exemple la notion de « nation nécessaire » à propos de la Turquie. L’équilibre civilisationnel en Europe impose, selon lui, d’avoir une présence musulmane par le truchement qu’est la « nation nécessaire » turque. Les nations sont utiles du point de vue socialiste car elles sont le cadre de la prise de conscience de classe du prolétariat. Pour lui, Marx s’est trompé, car le prolétariat passe d’une classe en soi à une classe pour soi grâce à la nation. Mais, dialectique oblige, il faudra dépasser tout cela pour rassembler l’ensemble de la « race humaine ». Il nous aide à penser en désessentialisant la nation.

Si, enfin, Jaurès n’est pas un ultra colonialiste, il reste un homme de son temps. Il est hostile à une colonisation brutale et guerrière telle qu’elle s’esquisse au Maroc au début du XXème siècle. De même voit-il bien les dangers que représente la concurrence coloniale notamment en Chine. Mais la colonisation n’est pas un mal en soi et rien ne fait de lui un « anticolonial », encore moins un « décolonial » !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en

Lire la suite »

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en

Lire la suite »

Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Umberto Eco place son récit au XIVème siècle dans la chrétienté médiévale, plus précisément au sein d’une abbaye bénédictine située entre la Provence et la Ligurie, dans une Italie qui n’est encore qu’une « expression géographique » selon le mot de Metternich. L’on y suit Guillaume de Baskerville, frère franciscain chargé de résoudre une enquête criminelle qui mêle théologie et luttes politiques. Quant à Milan Kundera, il déploie les fils de son roman dans la Tchécoslovaquie de l’après-guerre sous domination communiste. Quatre destins s’entremêlent dans un roman polyphonique, comme aime les écrire l’écrivain tchèque, notamment celui de Ludvik Jahn dont la vie s’apparente à un lent déclin déclenché par une blague.

Car c’est d’une lettre envoyée par Ludvik à sa petite amie de l’époque que procède le récit. Étudiant communiste connu et reconnu par ses pairs, il inscrit sur une carte postale : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! ». Ces deux derniers mots sont assimilés à un blasphème dans les pays communistes sous la férule de Staline. Dès lors, pour une simple plaisanterie, tout son destin bascule dans le vide.

Comme l’écrit Milan Kundera, « je veux simplement dire qu’aucun grand mouvement qui veut transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la moquerie, parce que c’est une rouille qui corrode tout ». Le rire, l’humour, la plaisanterie, érode le mécanisme implacable du totalitarisme, quel qu’il soit. Car rire, c’est accepter que tout ne doit pas être sérieux, et que le sens donné à la vie par l’idéologie n’est pas tout, que la vie, justement, ne s’y réduit pas. Tourner en dérision – alors même qu’on adhère sincèrement à l’idée communiste, comme c’est le cas pour Ludvik lorsqu’il adresse la carte postale à sa petite-amie – l’idée totalisante, c’est admettre qu’elle n’est pas absolue.

Dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, le rire occupe une place assez importance dans les débats théologiques ayant cours entre les différents moines. L’on s’y demande si Jésus, lui-même, a déjà ri ou non, et ce qu’il en a dit et pensé. Mais c’est surtout le dénouement du livre qui donne à comprendre le sens que revêt le rire pour ce qu’on pourrait appeler le totalitarisme religieux, ou du moins l’absolutisme. Attention, les lignes suivantes divulgâchent en partie la fin du roman. Jorge de Burgos, véritable maître de l’abbaye, fait tout pour que ne soit pas découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, consacré à la comédie – il est d’ailleurs à noter que ce manuscrit a réellement disparu. Jorge de Burgos avance que le rire est démoniaque, et qu’il ne faut pas que l’humanité accède aux réflexions du philosophe à son sujet. Le rire exorcise la peur, rend la vie plus légère et fait passer au second plan la crainte de Dieu. De la même manière qu’avec le pouvoir communiste, le rire ouvre une brèche dans l’absolutisme qu’il soit religieux ou politique, il offre un espace de légèreté et de mise à distance du sérieux.

Les livres de Kundera et Eco ne se limitent pas à cette réflexion sur le rire. Le premier est avant tout un roman d’amour, d’amours déchues et déçues, quand le second se trouve être un excellent roman d’enquête. Mais chacun, à sa manière, fait du rire une « arme du faible », un instrument de défense intellectuel face à l’absolutisme.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

A lire aussi…

Avec Kundera et Eco, le rire face aux absolutismes

Le rire peut-il être un objet politique et poétique ? Pour Milan Kundera et Umberto Eco, assurément. Le premier dans La plaisanterie (1967), le second dans Le nom de la rose (1982). Si les deux récits n’ont strictement rien à voir du point de vue formel, si chacun se déroule dans un espace-temps différent, ils ont en commun de mettre au premier plan le rire comme arme politico-poétique.

Lire la suite »

A la ligne – Joseph Ponthus

Chef-d’œuvre de la littérature française contemporaine, A la ligne – Feuillets d’usine, publié en 2019, permet d’entrevoir une réalité peu connue et peu médiatisée, celle des ouvriers d’usine et d’abattoir, à travers le récit poétique et autobiographique de l’écrivain Joseph Ponthus, mort prématurément en 2021.

Lire la suite »

Hiroshima, mon amour, Marguerite Duras

Si « Hiroshima, mon amour » est avant tout connu pour être un film d’Alain Resnais sorti en 1959, le scénario est quant à lui issu de l’imagination de Marguerite Duras. Gallimard, ne s’y trompant pas, publie dès l’année suivante les dialogues tirés du long-métrage. S’y retracent les amours entre une actrice française qui a subi les affres de l’épuration et un architecte japonais dont la famille s’est retrouvée balayée par la bombe atomique.

Lire la suite »

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en

Lire la suite »

Les fausses bonnes idées en politique

Édito

Les fausses bonnes idées en politique

Il apparaît qu’en politique, comme sur un fleuve, il soit vain d’aller à contre-courant. Notre camp, celui de la gauche, celui du progrès, celui du mouvement, s’est longtemps attaché à l’Histoire, puisqu’elle était amenée, pensait-on, à prévoir les mondes nouveaux – matérialisme historique oblige. Aussi, certains combats paraissaient aller dans le sens de l’Histoire, et l’on opinait à leur bon sens sans vraiment réfléchir à leurs implications. Et voilà que, des années plus tard, ces fausses bonnes idées se révèlent avoir produit de bien fâcheuses conséquences.

Il apparaît qu’en politique, comme sur un fleuve, il soit vain d’aller à contre-courant. Notre camp, celui de la gauche, celui du progrès, celui du mouvement, s’est longtemps attaché à l’Histoire, puisqu’elle était amenée, pensait-on, à prévoir les mondes nouveaux – matérialisme historique oblige. Aussi, certains combats paraissaient aller dans le sens de l’Histoire, et l’on opinait à leur bon sens sans vraiment réfléchir à leurs implications. Et voilà que, des années plus tard, ces fausses bonnes idées se révèlent avoir produit de bien fâcheuses conséquences.

Ce n’est pas de ce qu’on appelle communément les « questions de mœurs » ou les « questions sociétales » qu’il s’agit ici. En l’espèce, il y a un progrès indéniable sur ces enjeux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et on ne peut que s’en féliciter. La chape de plomb morale qui subsistait sur les têtes de nos concitoyens est progressivement mais sûrement écartée au profit de libertés émancipatrices.

Non, ce dont il s’agit véritablement, ce sont des idées qui semblent, en raison d’un contexte donné, aller de soi. Je souhaiterais donner deux exemples précis, qui à dire vrai n’ont aucun rapport entre eux, mais illustrent chacun à leur manière l’égarement d’une partie – sinon de la totalité – de la classe politique.

Le premier concerne la désindustrialisation. Cette notion, désormais honnie de la gauche radicale au RN en passant par la Macronie, fut il y a encore peu de temps l’alpha et l’oméga de la politique économique française. A la fin des années 90, la mondialisation « heureuse » permettait enfin aux nations occidentales de se décharger du lourd fardeau de la production industrielle. La tertiairisation offrait l’occasion de délocaliser les usines dans les pays en développement, notamment la Chine, et de supprimer la classe ouvrière au profit de salariés-individus éclatés. Rares étaient ceux qui, à l’époque, contestaient le mouvement en marche. Et le PDG d’Alcatel d’ajouter que la marque française devait « devenir une entreprise sans usines ». Du reste, la réflexion était cohérente, et il est évidemment plus simple de railler a posteriori un fourvoiement collectif aussi grave. Pourtant, aujourd’hui, il n’est pas un responsable politique qui ne se réclame de la relocalisation industrielle. La désindustrialisation ? Fausse bonne idée historique que plus personne ne défend aujourd’hui.

Autre objet de forfaiture républicaine, la fâcheuse tendance qu’ont eue gauche et droite confondues de croire la laïcité dépassée. En 1989, lors de la fameuse « affaire de Creil », des responsables politiques considéraient que la guerre des deux France (entre laïques et catholiques) étant terminée, la laïcité mérite assouplissement et accommodements raisonnables. Cela allait aussi dans le sens de l’histoire, avec la phraséologie différentialiste qui allait avec. Pour bon nombre de politiques de gauche, le progrès devait balayer les obscurantismes religieux et donc n’apparaissait plus la nécessité de lutter fermement contre ceux-ci. D’où le non-choix de Jospin, alors Premier ministre, qui aboutit à une politique d’atermoiement – « il est urgent de ne pas se presser » – laquelle ne se résoudra qu’en 2004 avec l’adoption de la loi prohibant le port de signes religieux ostensibles. Son vote est d’ailleurs quasiment unanime, à gauche comme à droite, montrant là que quinze années ont été perdues, quinze années durant lesquelles la laïcité a reculé. Assouplir la laïcité ? Fausse bonne idée historique que peu de gens défendent aujourd’hui.

En cette nouvelle année 2024 qui commence, de nouveaux combats politiques vont être menés, et des enjeux inédits apparaîtront dans le débat médiatique. Je pense par exemple à l’autonomie de la Corse, sur laquelle les partis semble-t-il ne parviennent pas à se prononcer. Qu’ils y soient opposés ou favorables, c’est un tout autre débat. Mais espérons, pour le bien de notre démocratie, et surtout pour ne pas le regretter dans vingt ans, qu’ils réfléchiront avant de suivre aveuglément le sens du vent. L’appartenance au camp du mouvement ne doit pas nous empêcher, parfois, d’orienter le gouvernail pour ne pas se laisser emporter.

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Hiroshima, mon amour, Marguerite Duras

Chronique

Hiroshima, mon amour, Marguerite Duras

Si « Hiroshima, mon amour » est avant tout connu pour être un film d’Alain Resnais sorti en 1959, le scénario est quant à lui issu de l’imagination de Marguerite Duras. Gallimard, ne s’y trompant pas, publie dès l’année suivante les dialogues tirés du long-métrage. S’y retracent les amours entre une actrice française qui a subi les affres de l’épuration et un architecte japonais dont la famille s’est retrouvée balayée par la bombe atomique.

Mon camarade de la chronique cinéma voudra bien me pardonner, mais je souhaiterais moins ici présenter le film d’Alain Resnais que le scénario de Marguerite Duras. C’est à travers la transcription des dialogues, compilés dans un Folio poche très accessible, que j’ai découvert cette merveille pleine de poésie. Le réalisateur n’en pensait pas moins, lui qui disait à la future Prix Goncourt « Faites de la littérature. Oubliez la caméra ».

Car bien qu’André Malraux, alors ministre de la Culture, ait qualifié « Hiroshima, mon amour » de « plus beau film que j’ai jamais vu », il peut paraître à bien des égards un brin monotone, ou à tout le moins contemplatif. Se concentrer uniquement sur les dialogues, ce qu’offre le livre, permet de faire un pas de côté sur la mise en scène. Ils mettent en lumière le fond du film, le fond de divers problèmes abordés par nos deux protagonistes.

Le premier, un architecte japonais dont toute la famille a été tuée par la bombe nucléaire, rencontre une actrice française venue tourner un film sur Hiroshima. A première vue, rien ne les rapproche, et pourtant, les confessions de la seconde créent au fil de l’eau une convergence de vues. Son adolescence, qu’elle vécut à Nevers, est marquée par un bombardement allié dans sa ville qui provoqua la mort de 163 personnes. Parmi elles, un Allemand, son Allemand, son premier amour qu’elle aimait éperdument. Dans la chambre d’hôtel, le Japonais et son Allemand se confondent, lorsqu’elle voit la main du premier, c’est celle du second, ensanglanté par le bombardement américain, qui ressurgit à sa mémoire. A la Libération, celle qui s’était épris de l’ennemi héréditaire est tondue, marque de la honte dans tout son village. Alors lorsqu’elle apprend, quatorze ans plus tard, qu’à Hiroshima les cheveux des femmes tombaient par poignées, elle comprend.

Elle comprend que, de Nevers à Hiroshima, c’est la même histoire. Les amours déchirées par la guerre, quel que soit le camp. Et l’autrice de confirmer : « Nous avons voulu faire un film sur l’amour. Nous avons voulu peindre les pires conditions de l’amour, les conditions les plus communément blâmées, les plus répréhensibles, les plus inadmissibles. Un même aveuglement règne du fait de la guerre sur Nevers et sur Hiroshima ». Pourtant, entre victimes de la barbarie, victimes de la mort de l’être ou des êtres aimés, un fossé mémoriel reste à combler. L’architecte japonais fait comprendre à l’actrice française, et ce à de multiples reprises, qu’elle ne comprendra jamais.

ELLE

— J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont ressurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.

LUI (il lui coupe la parole).

— Tu n’as rien vu. Rien. Chien amputé. Gens, enfants. Plaies. Enfants brulés hurlant.

 

 

ELLE (bas)

— Ecoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué.

LUI

— Rien. Tu ne sais rien

 

Elle ne sait rien parce qu’elle n’y était pas. L’indicible tient lieu de tentative de parole, tentative mélodramatique qui systématiquement échoue. Il est impossible de témoigner, impossible de parler, et quand elle s’y essaye, son amant japonais lui fait comprendre que, non, elle ne le peut. L’on retrouve cette même mémoire traumatique, mutique surtout, chez les survivants de la Shoah. Les survivants sont, finalement, condamnés à témoigner de l’impossibilité de témoigner.

Chaque protagoniste, en s’essayant à sa propre narration, accouche de sa propre histoire. Ou plutôt, de sa propre mémoire, car les images ne reviennent pas dans un ordre chronologique, historique, mais selon ce qui se déroule, pour chacun des protagonistes, au présent. Ici mémoire et histoire se croisent sans s’embrasser. La mémoire fait figure de troisième protagoniste. Sans l’oubli, elle serait bien trop lourde à porter. Mais avec l’oubli, le drame peut recommencer.

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

Culture

« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine.

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine. Publié en 1956, ce roman s’ancre dans une Afrique en pleine transformation post-coloniale. Considéré comme le premier roman écologiste, nombreuses analyses ont déjà exploré ce volet de l’œuvre. Mais face à la « crise générale des majuscules » (Debray), j’ai pensé que cette chronique pourrait être l’occasion de mettre à l’honneur la « certaine idée de l’Homme » que l’auteur insère à son personnage.

 

L’histoire se déroule dans les vastes plaines africaines où un personnage fascinant, Morel, se lance dans une croisade pour la protection des éléphants, symboles de liberté à ses yeux. Romain Gary peint un portrait saisissant de ses motivations, montrant comment son apparente facétieuse passion pour la défense de ces animaux majestueux transcende les frontières culturelles et politiques. Mais Morel n’a pas d’affection particulière pour les éléphants en tant qu’ils sont des éléphants ; simplement ils incarnent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes…

La référence à la première phrase des Mémoires du général de Gaulle n’est ainsi pas fortuite, et Romain Gary lui-même pousse la comparaison tout au long de son roman. C’est ce parallèle Morel/de Gaulle qui m’intéresse au plus haut point. Alors que les éléphants sont encombrants, inutiles, improductifs, et que tous les voient comme archaïques, il se trouve un homme, Morel, qui contre vents et marées voue sa vie à leur protection. Affleure de la plume du double prix Goncourt cette magnifique phrase : « Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants ».

Le grand Charles, en 1940, alors que toute la France, des politiques aux militaires, s’avoue vaincue, choisit de poursuivre la lutte contre l’envahisseur allemand. « Le plus illustre des Français » (Coty), en 1940, c’est un peu, à sa façon, Morel et les éléphants. Nos démocraties contemporaines, obnubilées par la rentabilité et l’utilité, comprennent mal ce genre de proclamations têtues et désintéressées de dignité et d’honneurs humains. Ce que Morel défend, avec ses éléphants, « c’était une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté ».

Morel arbore d’ailleurs tout au long de l’œuvre une croix de Lorraine, incarnation de son passé de résistant. Des camps de la mort aux étendues sauvages peuplées de pachydermes, le combat reste le même : celui de la liberté. Il faut aux hommes un idéal, un sacré – et donc un sacrilège (le meurtre d’un éléphant) et un possible sacrifice (mourir en martyr face au gouvernement français qui organise la chasse à l’éléphant). Un sacré laïque, donc, mais un sacré quand même.

Le début des Mémoires du général de Gaulle commence de la manière suivante : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Un personnage du livre s’y réfère en ajoutant : « Eh bien ! Monsieur, remplacez le mot « France » par le mot « humanité », et vous avez votre Morel. Il voit, lui, l’espèce humaine telle une princesse des contes ou la madone des fresques, comme voué à un destin exemplaire… Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors il se fâche et essaye d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité, un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé ». Mais ne pourrait-on en dire autant de Romain Gary lui-même ?

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

L’interdiction des abayas ou l’arbre qui cache la forêt

Édito

L’interdiction des abayas ou l’arbre qui cache la forêt

Le 27 août, quelques jours avant la rentrée scolaire, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal a pris la décision d’interdire les qamis et les abayas à l’école. Cette mesure était attendue par les personnels éducatifs et s’inscrit dans la droite ligne de l’esprit de la loi de 2004. Un laïque conséquent ne peut que s’en féliciter. Toutefois, choisir de faire de cette interdiction le sujet principal de la rentrée scolaire permet au nouveau ministre d’éviter les sujets qui fâchent, à savoir la crise multifactorielle que traverse l’école publique.

Le 27 août, quelques jours avant la rentrée scolaire, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal a pris la décision d’interdire les qamis et les abayas à l’école. Cette mesure était attendue par les personnels éducatifs et s’inscrit dans la droite ligne de l’esprit de la loi de 2004. Un laïque conséquent ne peut que s’en féliciter. Toutefois, choisir de faire de cette interdiction le sujet principal de la rentrée scolaire permet au nouveau ministre d’éviter les sujets qui fâchent, à savoir la crise multifactorielle que traverse l’école publique. La phrase de Charles Péguy s’applique tout aussi bien aux détracteurs de la laïcité qu’aux gouvernants qui ont abandonné l’école publique : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».

L’annonce de Gabriel Attal a fait réagir sur les réseaux sociaux – qui bien qu’étant une bulle fermée sur elle-même, influence tout de même la sphère politico-médiatique. Le tombereau d’insultes qu’a suscité, à titre d’exemple, la prise de position laïque du députée socialiste Jérôme Guedj en témoigne. Alors que selon un sondage IFOP près de 80% des Français approuvent cette mesure (60% des sympathisants LFI et EELV), une partie des militants de gauche perd de vue à la fois sa boussole laïque et son électorat. L’argument des contempteurs de l’interdiction qui revient le plus souvent est le suivant : l’abaya est un habit culturel et non cultuel, aussi le prohiber revient à exercer un racisme pur et dur qui vise une nouvelle fois les musulmans. C’est d’ailleurs, disent-ils, ce qu’affirme le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Notre réponse tiendra en plusieurs points.

Premièrement, en République laïque celle-ci n’a pas à tenir compte des considérations des institutions religieuses concernant tel ou tel vêtement pour apprécier son éventuelle dimension cultuelle. L’Etat n’a en la matière pas besoin des appréciations théologiques des docteurs de l’islam ou du catholicisme. Comme l’a expliqué Patrick Weil dans un entretien à Marianne, « le burkini n’était pas prévu dans le Coran, les vêtements portés par les juifs orthodoxes Loubavitch ne sont pas non plus obligatoires selon la pratique traditionnelle mais on ne dira pas pour autant que ces tenues ne sont pas religieuses. C’est le juge qui va déterminer ce qui est religieux ou pas ». Ce qui fait office de caractère religieux, c’est notamment le fait que le vêtement soit porté de manière permanente. La rédaction adoptée par la loi du 15 mars 2004 – celle qui prohibe le port de signes religieux ostensibles – ne se limite pas aux vêtements religieux par nature, mais vise aussi les signes religieux par destination. La jurisprudence du Conseil d’Etat, depuis 2007, confirme cet esprit de la loi. En 2007 il avait jugé qu’un bandana couvrant les cheveux manifestait une appartenance religieuse ostensible, alors qu’à ma connaissance nul verset du Coran ne mentionne un quelconque bandana.

Deuxièmement, et c’est un point que beaucoup de personnalités politiques omettent, c’était une décision attendue massivement par les personnels éducatifs. Seuls 15% d’entre eux considéraient que les abayas et les qamis étaient des habits culturels, contre 68% qui les voyaient comme des signes religieux – et donc tombant sous le coup de la loi de 2004. Depuis près d’un an, les professeurs et proviseurs demandaient au ministère des consignes claires. Pap Ndiaye n’avait pas tranché, et mettait par là même les professeurs dans la confusion. Pourtant dès juin 2022 le Conseil des sages de la laïcité conseillait, par la voix de son secrétaire général Alain Seksig, « de ne pas laisser à nouveau les personnels de direction livrés à eux-mêmes ». Le « à nouveau » est à ce titre édifiant, et renvoie à la situation pré-loi de 2004 pendant laquelle les enseignants n’arrivaient plus à gérer le port du voile islamique en classe. Cette interdiction va donc soulager les personnels éducatifs, et permet une clarification demandée depuis un an par les syndicats. Le soutien apporté le 29 août par Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, à la décision de Gabriel Attal, en est révélatrice.

Troisièmement, et ce point-là est passé sous silence par les insoumis et écologistes, l’abaya n’est pas une simple mode vestimentaire qui sort de nulle part. Les atteintes à la laïcité ont doublé entre l’année scolaire 2022-2023 et la précédente. Le port de tenues religieuses représentait « 15 % à 20 % des faits rapportés jusqu’au printemps 2022 et dépassent désormais les 40 % des remontées mensuelles » (Le Monde).  Si le port de l’abaya était à l’école inexistant il y a encore quelques années, et s’il apparaît désormais massivement dans certains lycées – selon Iannis Roder, expert à la Fondation Jean Jaurès, certains lycées lyonnais voyaient près de la moitié des jeunes filles porter un abaya en classe -, ce n’est pas un hasard. Dès l’été 2022, les renseignements territoriaux alertaient le ministre d’une offensive menée par des prédicateurs islamistes sur les réseaux sociaux, notamment tiktok. Etait mise en avant une stratégie de contournement de la loi de 2004, justement grâce au port de quamis et d’abayas – mais, évidemment, il était surtout demandé aux femmes de se couvrir le corps… Ces appels ont été massivement relayés sur les réseaux sociaux, ce qui explique pourquoi, à la rentrée de septembre 2022, des milliers d’abayas sont apparus dans les écoles françaises.

 

La décision du ministre, mettant fin au flou de son prédécesseur, s’avère être une sage décision. Mais, non content de faire parler de lui, le ministre renforce volontairement les lignes de fracture à gauche sur les questions de laïcité. Par ailleurs le choix d’en faire le sujet principal de la rentrée scolaire apparaît au mieux comme un camouflet, au pire comme une instrumentalisation visant à passer sous silence d’autres sujets majeurs. Il manquera en effet 3 000 professeurs à la rentrée, des dizaines de milliers d’élèves rateront des cours essentiels à leur instruction. Le ministre se garde bien de proposer de véritables mesures financières pour remédier à ce problème, qui une nouvelle fois touchera principalement les plus pauvres, ceux qui n’ont pas leur famille pour les aider en cas de cours manqués. Se découvrant laïque, le ministre se garde pourtant bien de toucher à l’école privée, dont on sait grâce au fichier détaillé de l’Indice de position sociale (IPS) (dont la publication a longtemps été obstrué par l’ancien ministre) que les différences sociales s’accroissent entre école privée et école publique. Les écoles privées accueillent de plus en plus d’enfants de bourgeois, là où la ségrégation sociale de l’école publique ne fait que se renforcer d’année en année. Le précédent ministre avait tenté tant bien que mal d’endiguer ce phénomène, mais la toute-puissance de l’école privée en France (pourtant largement financée par des fonds publics) l’en a empêché. Se découvrant laïque, le ministre se garde pourtant bien de s’attaquer aux ghettos scolaires où l’islamisme fait florès, où la gangrène identitaire prospère sur la disparition des services publics. Pas de lutte contre le repli communautaire sans mixité sociale et culturelle. Gageons de garder en tête la maxime de Jaurès : « La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale ».

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

« La gauche doit renouer avec les classes populaires »

Le Retour de la question stratégique

« La gauche doit renouer avec les classes populaires »

Entretien avec Philippe Brun, député de la 4ème circonscription de l'Eure
Dans cet entretien, Philippe Brun, député socialiste de l’Eure et membre de l’Université des possibles, présente un constat accablant pour la gauche : celle-ci ne parle plus aux classes populaires. Loin d’opposer France périphérique et banlieues, il propose aux partis de gauche de renouer avec l’esthétique populaire tout en offrant une alternative crédible à Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
LTR : Sur les cinq circonscriptions de l’Eure, on compte quatre députés RN, contre zéro lors des élections législatives de 2017. Comment expliquez-vous cela ?
Philippe Brun :

L’Eure est un territoire à la fois rural et périurbain qui vit tous les symptômes de la France contemporaine. D’abord il y a eu une forte désindustrialisation dans les années 1980. Dans ma circonscription, à Louviers, Bernard Tapie est venu fermer la dernière usine de piles Wonder qui salariait 2000 personnes, l’entreprise Philipps aussi est partie, beaucoup d’autres ont fait de même. Dans le même temps, l’Eure connaît tous les stigmates de ce qu’on appelle la « France périphérique ». Je pense par exemple à la désertification des services publics. Dans ma circonscription, on a fermé sept centres des finances publiques en cinq ans, une quinzaine de classes d’écoles dans le département, plus d’une dizaine de bureaux de poste, etc. On a aussi une désertification médicale très marquée, nous sommes le premier désert médical de France métropolitaine avec 63 médecins pour 100 000 habitants, on a perdu 50 médecins généralistes sur les cinq dernières années et on en perd 8 dans ma circonscription seulement en 2023.

Donc désert de services publics, désert médical, et enfin désert de sociabilité. Le développement urbain de l’Eure est caractérisé par l’explosion du nombre de lotissements et la périurbanisation croissante qui amène son lot de destructions d’infrastructures collectives. On assiste à un affaiblissement des référentiels collectifs, et cela amène à avoir des villages où il n’y a plus rien : ni café, ni bistrot. C’est statistique, le Rassemblement national fait ses meilleurs scores dans les villages où il n’y a plus de café.

LTR : Comment est perçu le lien entre gauche et classes populaires dans votre circonscription ?
Philippe Brun :

Le très mauvais bilan de François Hollande est toujours pointé, mais pas seulement. Il y a un problème esthétique, la gauche doit retrouver une esthétique populaire. Dans les slogans, les couleurs, les choix des mots, nous nous sommes éloignés des classes populaires. Et depuis quelques années la gauche a tendance à s’intéresser à des sujets périphériques, je ne parle pas forcément des sujets « sociétaux », mais plutôt des polémiques sur le Tour de France, la viande, les sports automobiles, etc. Il y a également certains slogans qui sont repoussoirs ; dire que la police tue, alors que dans mon département c’est le dernier service public qui tient encore à peu près debout, ce n’est pas possible.

Retrouver cette esthétique populaire, c’est ce que j’ai fait pendant ma campagne : on a tracté sur les foires à tout, sur les ronds-points. Nous avons également créé la « fête populaire » qui, avant d’être politique, est une véritable fête ! On a des manèges, des trampolines, des auto-tamponneuses, et au milieu de tout ça : un atelier sur le féminisme, ou l’écologie, ou le travail, et un discours à la fin. Ça a été un vrai succès l’année dernière, on a eu plus de 500 participants alors que je n’étais absolument personne et qu’il n’y avait pas de personnalité nationale à cet évènement. Voilà ce qu’il est possible de créer.

LTR : A l’automne 2022, avec plusieurs autres parlementaires socialistes, vous publiez une tribune intitulée « une ligne populaire pour sauver la gauche ». Pouvez-vous nous présenter votre démarche ?
Philippe Brun :

Avec l’éruption de la NUPES, chaque parti politique de gauche est creusé par le débat suivant : faut-il continuer à parler, ou non, avec la France insoumise. De mon point de vue ce débat est suranné, il faut utiliser la NUPES comme un levier pour faire passer nos idées. Avec cette tribune on voulait montrer aux dirigeants du parti socialiste qu’on passait à côté du vrai débat : l’expansion du Rassemblement national et la fin prochaine de la Macronie. Les 150 députés obtenus sont une belle réussite, mais il y a un effet d’optique : on ne progresse pas en nombre de voix par rapport à il y a cinq ans. Le RN a gagné 2 millions de voix en 5 ans, la gauche seulement 10 000.

On a un problème de discours sur le fond, on perd des électeurs chez les ouvriers et les employés. L’idée de la « ligne populaire » c’est d’appliquer à chacune de nos réflexions, à chacune de nos positions, un principe simple : nous devons servir les intérêts des classes moyennes et des classes populaires. La ligne populaire est un nouveau cadre d’analyse qui nous permet de mettre en avant ce que nous voulons défendre.

LTR : Dans le paysage politique on a tendance à opposer les campagnes et les quartiers populaires. Comment pensez-vous l’articulation entre les deux ?
Philippe Brun :

Je ne crois pas à cette divergence, je pense qu’il y a une erreur d’analyse liée à la circonstance suivante : les quartiers populaires ne votent pas pour Marine Le Pen parce qu’elle est raciste, et qu’ils sont composés majoritairement de populations d’origine étrangère. Mais le discours de la gauche ne convainc pas les quartiers, en réalité très peu de gens vont voter. L’ouvrier de quartier n’est pas davantage convaincu par la gauche que l’ouvrier rural, la différence c’est que l’ouvrier de quartier il est peut-être d’origine étrangère et donc il considère que le RN est dangereux pour lui, à l’inverse de l’ouvrier rural qui lui n’a pas peur du RN. C’est pour cela qu’au Parti socialiste, on m’a chargé de m’occuper de la convention « retrouver le peuple ». L’objectif n’est pas de retrouver uniquement le peuple rural, mais le peuple dans toutes ses composantes.

LTR : Pendant l’épisode de la réforme des retraites, c’est clairement la gauche et la NUPES qui ont été sur le devant de la scène. Pourtant, lorsqu’on observe les sondages, on constate qu’en ne faisant rien, le RN a davantage marqué de points que la gauche. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Philippe Brun :

La gauche a montré à la fois sa persévérance dans le combat mais aussi son incapacité à lutter efficacement contre la réforme des retraites. La France insoumise a fait de l’obstruction parlementaire pour empêcher l’Assemblée nationale de voter le fameux article 7 [Ndlr, qui repoussait l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans]. Les gens ont bien compris que la gauche a joué l’outrance avant l’efficacité. J’étais dans l’hémicycle, le dernier vendredi de discussion de ce texte, et je peux vous assurer que nous étions majoritaires dans l’opposition à cet article 7 : nous aurions dû aller au vote. Ce vote a été empêché par Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin, responsable de la France insoumise pour ce texte, avait décidé de retirer tous ses amendements, comme ce que les socialistes, communistes et écologistes ont fait, afin de pouvoir aller au vote de cet article 7. Jean-Luc Mélenchon a forcé son groupe à ne pas le faire, il porte une responsabilité dans cet échec.

Les gens dans ma circonscription me le disent : on en a marre du bazar de la NUPES à l’Assemblée nationale. Il faut une équipe B pour remplacer celle de Macron. Or aujourd’hui, pour les Français, l’équipe B de Marine Le Pen apparaît comme plus sérieuse que la nôtre. Notre équipe paraît outrancière et inefficace. Nous devrions montrer l’image d’une gauche prête à gouverner.

LTR : Depuis votre élection, vous êtes beaucoup sur le terrain en circonscription. Est-ce qu’avec les gens que vous côtoyez et que vous essayez de convaincre dans l’Eure, vous sentez une sensibilité retrouvée à la gauche ? Arrivez-vous à faire changer d’avis d’anciens électeurs RN ?
Philippe Brun :

J’étais justement tout à l’heure en discussion avec Virginie : elle était sympathisante du RN et aujourd’hui elle réfléchit à nous rejoindre. La politique c’est du travail de terrain, de persuasion individuelle. Les gens ne se politisent pas qu’à travers la télévision mais aussi par des discussions. Et dans ma circonscription ça fonctionne, je fais 7 événements par jour le week-end dans l’Eure : chaque semaine, cela représente des centaines de personnes que j’essaye – et que souvent j’arrive – à convaincre. Ma proposition de loi pour nationaliser EDF et créer un bouclier énergétique tarifaire pour les artisans m’a attiré la sympathie de tous les boulangers de ma circonscription. Un boulanger qui penche à gauche c’est quand même rarissime. Une gauche de la protection face au désordre néolibéral, ça parle aux gens.

J’aimerais toutefois relativiser. La relation interpersonnelle fonctionne, mais elle ne permet pas de gagner en millions de voix à l’échelle nationale : on ne gagne pas une élection en faisant du porte à porte – même s’il faut en faire ! Après le choc de sincérité de l’accord NUPES de 2022, il faut un choc de crédibilité.

LTR : N’y a-t-il pas un effet cliquet avec le vote RN ? Peut-on véritablement voter à nouveau à gauche une fois qu’on a été déçue par celle-ci et qu’on a choisi de voter pour l’extrême droite ?
Philippe Brun :

Il n’y a plus une dynamique de « plus jamais ça » tout simplement parce que la gauche n’est pas au pouvoir. En revanche il faut avoir en tête que les électeurs sont moins fidèles qu’avant, la volatilité électorale est très forte. Il n’y a aucune certitude de l’arrivée de Le Pen au pouvoir dans quatre ans, la gauche peut gagner. Tout porte à croire, quand on regarde la Macronie et qu’on écoute les discours du président, qu’Emmanuel Macron veut faire de Marine Le Pen son Medvedev. Une fois arrivée au pouvoir, compte tenu de son incompétence, elle ne pourra pas tenir cinq ans et il pourra revenir au pouvoir.

LTR : Comment la gauche peut-elle travailler son sérieux et sa crédibilité ? Ne risque-t-on pas de devenir invisibles si on est trop calmes et modérés ?
Philippe Brun :

La France insoumise parle à ce sujet de « crétinisme parlementaire ». Cela désigne les gens comme moi qui sont sérieux, qui posent des amendements et essayent de faire adopter des propositions de loi. Néanmoins je remarque que dans le dernier tract de la France insoumise, qui présente toutes les victoires de la NUPES à l’Assemblée nationale, n’est mentionnée qu’une seule grande victoire législative : ma proposition de loi visant à nationaliser EDF. Ça prouve bien qu’avec le travail législatif on peut changer la vie des gens, même dans l’opposition. Il faut qu’on ramène des victoires à la maison.

LTR : La gauche est assez taciturne sur les sujets régaliens (sécurité, immigration). Pour gagner en crédibilité, et être capable de gouverner demain, comment doit-elle se positionner sur ces enjeux classés traditionnellement « à droite » ?
Philippe Brun :

On ne va pas dénaturer notre gauche, nous n’allons pas nous aligner sur la politique danoise en matière migratoire par exemple. D’une part ce serait une faute morale, d’autre part ce serait une faute politique car elle est impraticable en France. Nous ne sommes pas un pays de 6 millions d’habitants, et accueillir des immigrés du monde entier participe de notre grandeur mondiale. La politique d’immigration est aussi une politique d’influence.

Maintenant il faut prendre au sérieux les interrogations populaires sur les questions migratoires. Chaque semaine dans les communes de ma circonscription je leur demande ce qu’ils pensent à ce sujet. Ils sont favorables a priori à un arrêt de l’immigration. Mais ensuite, quand je leur demande pourquoi, ils m’expliquent que c’est parce que plus personne ne se respecte. Si les gens sont opposés à l’immigration, c’est parce qu’ils trouvent que la société est désordonnée. Ce n’est donc pas du racisme, mais un besoin d’ordre, de justice, de repères. On a le désordre économique, avec notamment le marché européen de l’électricité qui fait exploser les prix de l’énergie en France alors qu’on a le nucléaire ; on a l’insécurité sociale de manière générale avec les divorces, la fin des structures familiales, la fin des structures territoriales (associations, partis, syndicats, etc) ; on a aussi l’insécurité tout court avec la montée massive des incivilités. La gauche doit porter un vrai discours sur l’ordre, sur la civilité, il faut cesser d’individualiser toujours plus notre discours. Elle doit être promesse de collectif, d’un « nous » fondé sur des repères collectifs. C’est ce que Ségolène Royal appelait « l’ordre juste ».

LTR : Pour renforcer cette ligne populaire, vous avez lancé différents projets, notamment l’école de l’engagement. Pensez-vous que la politique doive aujourd’hui se faire en dehors des partis ?
Philippe Brun :

Les appareils sont des outils de désenchantement pour les militants, un chemin de possibles doit être tracé. La gauche se recréera par des initiatives en dehors des partis, même si ceux-ci restent toujours nécessaires pour sélectionner les candidats et organiser les élections.

L’école de l’engagement est la première école de formation politique destinée aux classes populaires en France. Sans l’aide d’aucun parti, et un financement participatif, nous avons monté une équipe très efficace qui produit un programme de formation de huit mois. Nous en sommes à notre deuxième promotion et nous allons bientôt recruter la troisième ! Plusieurs de nos élèves se préparent pour les municipales. J’aimerais que l’un d’entre eux soit en position éligible aux européennes.

LTR : Dans la stratégie de Ruffin, n’y a-t-il pas une aporie entre la reconquête des classes populaires passées au RN et la tentative de séduction du centre-gauche pour les futures échéances électorales ?
Philippe Brun :

La politique se meurt de voir les Français comme des parts de marché électoral bien définies. L’opinion, ça se travaille, les gens suivent le mouvement s’il est attirant. Pense-t-on vraiment qu’en 1981, quand Mitterrand gagne l’élection présidentielle, une majorité de Français est favorable à l’autogestion ou au passage du capitalisme au socialisme ? En vérité les gens suivent, regardent, écoutent. C’est la victoire culturelle qui emporte ensuite la victoire politique.

Si je pense que les classes populaires doivent être prioritaires pour la gauche, ce n’est pas qu’une question stratégique. C’est avant tout un enjeu moral, c’est ce que nous devons être. On ne peut pas imaginer que la gauche cesse de défense ceux pour qui elle existe. Ensuite, pour aller chercher l’électorat modéré, celui des déçus de la Macronie, c’est un autre sujet. Les études montrent que les électeurs macronistes de gauche ne votent pas en fonction du programme, mais de la capacité à gagner. Le vote utile, c’est eux ! S’il y a une gauche unie, apaisée, crédible, elle réussira à convaincre les électeurs dits modérés qui chercheront avant tout une victoire.

LTR : Comment voyez-vous l’avenir de la NUPES ?
Philippe Brun :

Nous sommes de facto associés, mais mal représentés. Il y a à l’Assemblée nationale un groupe qui fait objectivement la pluie et le beau temps, c’est la France insoumise, sans que nous soyons associés et consultés sur sa stratégie. Soit on arrête l’union, et on repart avec des gauches divisées et minoritaires, soit on continue, et nous serons forcés de nous intégrer davantage. Il faudrait presque faire un parti NUPES, NUPES is the new PS ! Si demain on a le fonctionnement démocratique interne du PS avec un programme de transformation ambitieuse, celui de la NUPES, cela formerait un beau mélange. Je ne crois pas qu’il y ait de salut hors de l’union.

Bon, maintenant, je suis bien conscient que cette solution ne sera jamais acceptée. Le vrai chemin aura lieu en 2027, avec je l’espère une primaire de la gauche. Nous devons tout faire pour qu’il y ait une primaire : cela permettra au peuple de gauche de trancher entre différentes options. S’il y a deux ou trois millions de Français qui votent à cette primaire, on aura réussi notre pari, et la gauche pourra battre Marine Le Pen.

Invités de l’évènement : Nicolas Mayer Rossignol, Arthur Delaporte, Alexis Corbière, Cyrielle Chatelain,  etc. 

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

Chronique

Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

Pour Régis Debray, notre réactionnaire d’extrême gauche favori, notre littérateur éternellement bougon, la cause est entendue : « l’âge du livre est terminé ». Mais, s’empresse-t-il de rappeler, « reconnaissons qu’il nous aura fait plus de bien que de mal ». Dans De vivants piliers, il rend un vibrant hommage, sous forme d’un panthéonesque abécédaire, aux écrivains qui ont nourri son âme.

L’Europe est romaine, disait Rémi Brague, parce qu’elle se pense comme une civilisation de messagers. Hermès culturel, elle ne fait pas table rase du passé mais a vocation à transmettre aux générations futures qui arrivent le meilleur de ce qui fut. Il en va du civilisationnel comme de la littérature : « fut-il en fin de carrière ou de vie, un cadet de l’art d’écrire ne saurait déménager à la cloche de bois sans régler ce qu’il doit aux grands aînés qui l’ont, à leur insu, incité à poursuivre ou à tenter de rebondir. Tous les écrivains abritent au fond de leur cœur des passagers plus ou moins clandestins, souvent de la génération précédente, qui font pour eux office d’incitateurs ou d’excitants » nous dit Régis Debray. De cet ouvrage, De vivants pilliers, s’exprime une profonde gratitude envers les auteurs qui l’ont inspiré.

Le drame de sa génération, affirme souvent Debray, est de n’avoir pas connu la Seconde Guerre mondiale, et donc la Résistance. Ce manquement originel, cet affront générationnel, laissèrent une trace indélébile. « On est trop sérieux quand on a dix-sept ans ». Le reste de sa jeunesse fut donc une fuite en avant socialiste, qu’il ne regrette ni ne dénigre, d’abord au côté de Che Guevara puis, plus sage, de Mitterrand à l’Élysée. Mais, chute du mur oblige, l’eschatologie révolutionnaire du XXème siècle s’en est allée avec le nouveau, et le je(u) des égos remplaça les « nous » des égaux. La politique n’offrant plus à ses yeux qu’un spectacle de piètre qualité – « après moi il n’y aura plus que des financiers et des comptables » aurait dit Mitterrand -, seule lui reste la littérature, cet art de l’égotisme et de l’exploration de situations singulières.

La forme et le style surpassent désormais le fond pour Régis Debray, et là où les idées séparent, les lettres créent de drôles de communautés de destin. Ainsi se comprend cet abécédaire à 32 entrées qui voient se fréquenter Aragon et Céline, Sartre et Paul Morand, des staliniens et des antisémites. Le compagnon de Simone de Beauvoir nous reste d’ailleurs bien davantage pour son théâtre que pour son œuvre philosophique, et Les Mythologies de Barthes se placent en bonne position dans les rayons de librairie alors que plus personne ne s’intéresse au degré zéro de l’écriture. Les éminences intellectuelles d’antan laissent doucement la scène aux écrits plus intimes. La littérature perdure et résonne avec chaque nouvelle génération de lecteurs.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Les nouvelles de Vercors, ou l’apprentissage de la résistance

Chronique

Les nouvelles de Vercors, ou l’apprentissage de la résistance

Jean Brullet, illustrateur parisien, se donne pour pseudonyme littéraire « Vercors » pendant la Résistance. Il opte pour ce nom dès 1941 en référence au massif montagneux près duquel il fut mobilisé pendant la guerre. Vercors est particulièrement connu pour avoir créé une maison d’édition clandestine devenue célèbre par la suite, « Les Editions de Minuit ». Elle accueillera sa première nouvelle de résistant, « le Silence de la mer », et bien d’autres par la suite. Pour la première fois cette chronique littéraire du Temps des Ruptures ne décrypte pas un roman, mais plusieurs courtes nouvelles de Résistance d’un même auteur.
La marche à l’étoile

Cette nouvelle dépeint l’histoire de Thomas Muritz, né en Moravie en 1866 et qui s’amourache au fil de son enfance pour le pays de Voltaire, qu’il rejoint à 16 ans à peine. Immédiatement ses sentiments de jeunesse pour notre pays s’amplifient, et chaque ruelle de Paris lui rappelle des vers d’Hugo. Son patriotisme est incontestable et incontesté : lors de la Première guerre mondiale, son fils meurt face aux Allemands. 

Voici comment Thomas Muritz exprime sa passion de la France, un amour tant irraisonné qu’il ne peut venir que d’un étranger qui en est tombé amoureux : « La France n’est pas un pays comme les autres. Ce n’est pas un pays qu’on aime seulement parce qu’on a eu la chance, mérité ou non, d’en jouir de père en fils. On ne l’aime pas seulement par un attachement de bête à sa garenne. Ou d’un germain à sa horde. On l’aime avec la foi d’un chrétien pour son Rédempteur. Si vous ne me comprenez pas, je vous plains. »

Ce patriotisme ne s’estompe pas avec la défaite de 1940. Pour Thomas, elle est due à la barbarie allemande, laquelle ne recule devant rien pour écraser ses voisins. Surtout, et c’est ici que se ne noue la trame du récit, Thomas ne voit dans la collaboration de Vichy qu’une ruse pour tromper les Allemands. Vercors, résistant de la première heure, expose ici une vision partagée par encore beaucoup de Français, au moment de l’occupation mais après également : les Français, trop purs, ne peuvent être coupables de rien.

Thomas s’affuble lui-même de l’étoile jaune, en soutien aux Juifs et en signe de résistance à l’occupant allemand. Pour le port de cet insigne, il est embarqué avec d’autres par les gendarmes français pour être exécuté. Voyant sa fin arriver et sa vie s’achever, il n’en démord pas : les forces de l’ordre ne font qu’obéir aux ordres de l’occupant allemand.

Puis, dans un dernier regard avant de mourir, il comprend la haine que les gendarmes français portent aux fusillés, il comprend que c’est la France qui l’exécute à la mitrailleuse : pas les Allemands. En un regard, en une seconde, son monde s’effondre.

Le silence de la mer

L’enjeu de cette nouvelle, la plus célèbre de Vercors, est similaire à celui de « la marche à l’étoile » mais avec un truchement par l’occupant allemand. Werner von Ebrennac, un officier allemand passionné comme Thomas Muritz de culture et d’art français, choisit de s’installer après la victoire allemande dans la maison d’un vieil homme qui vit avec sa nièce. C’est un bel homme, sensible et intelligent.

Loin d’être un nazi fanatique, cet officier tente chaque jour de convaincre ses hôtes que l’occupation allemande est une bonne chose pour les deux peuples frères. Une alliance entre ces deux grandes nations, entre le glaive et la plume, entre la puissance et la culture, doit permettre de créer une Europe nouvelle, épurée de ses guerres fratricides. Comprenons-nous bien, l’officier allemand pense sincèrement ce qu’il exprime à l’homme âgé et à sa nièce. Il ne veut pas écraser la France d’une botte de fer allemande, la guerre est d’après lui malheureuse mais aussi une belle occasion de favoriser l’union entre ces deux peuples. Gageons de comprendre que cette vision est, à l’époque, partagée par bon nombre de Français qui s’accommodent volens nolens de l’occupation.

Voilà au demeurant qu’au fil du récit, l’officier allemand s’éprend de la belle jeune femme qui tient avec son oncle les lieux. Face à ces soliloques, fort bien amenées par l’auteur, l’oncle résiste par un mutisme absolu. Pas une seule fois il n’adresse la parole à l’envahisseur qui tente de l’attendrir avec son idée d’alliance entre la France et l’Allemagne. La nièce, toute aussi taciturne en apparence, manque plusieurs fois de céder sous les monologues grandiloquents de l’occupant. Lorsqu’il en vint à évoquer explicitement une union maritale entre la France et l’Allemagne – comprenez, entre elle et lui – son cœur bascule. Avant d’entériner ce nouveau pacte conjugal tout en symbole, l’officier voyage à Paris lors d’une permission.

A son retour, l’officier s’inscrit à son tour dans un mutisme total. Ni la nièce ni l’oncle ne comprennent ce qui se déroule sous leurs yeux, pourquoi ce soudain changement d’attitude ? A chaque pas l’Allemand est tremblant, et manque par plusieurs fois de s’effondrer. Il décide finalement d’expliquer à ses hôtes les causes de son profond mal-être. En séjournant à Paris auprès d’officiers nazis haut placés, il a découvert la vérité : les Allemands n’ont aucune envie de fusionner les deux peuples, ils veulent anéantir la France, les Français et, surtout, l’esprit français. L’occupation se fait au prix de l’annihilation absolue d’un peuple, non pas dans une optique génocidaire, mais une annihilation de tout ce qui fait qu’on est français. Dès lors son désespoir ne va faire que croître.

A travers ces deux nouvelles – le livre intitulé « Le silence de la mer et autres nouvelles » en comporte une petite dizaine – Vercors s’inscrit dans son temps, celui de la Résistance. Son objectif n’est pas littéraire mais politique, chaque nouvelle entend faire comprendre à son lecteur que malgré les apparences (un occupant bienveillant ou une police française soumise au joug allemand) la Résistance active est la seule solution pour laquelle opter. Relire ces nouvelles aujourd’hui, alors que pour nous les fausses évidences de l’époque nous paraissent bien erronées, c’est aussi faire un détour par l’histoire des Français pour comprendre les ressorts de la résistance, de la collaboration et, surtout, de la passivité d’une écrasante majorité de Français.

Lire aussi...

La dérive machiste des Passport Bros
Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes
Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé
Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?
Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter