L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

Chronique

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

L’été approchant, un choix cornélien s’impose aux vacanciers avides de lecture(s) : quel livre prendre avec soi à la plage, à la montagne, ou chez ses grands-parents sur le canapé ? Souvent, il est conseillé de s’attaquer aux « classiques » répulsifs au premier abord, qu’on n’ose pas lire durant l’année de peur de s’ennuyer ou de ne pas les finir. « L’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, du haut de ses 450 pages et de son statut de classique parmi les classiques, en est. Dès lors, l’ayant relu récemment, il m’est apparu indispensable d’en faire une chronique pour inciter les lecteurs du Temps des Ruptures à franchir le Rubicon et à pénétrer cet été dans la complexité de la légèreté et de la pesanteur.

Cette œuvre, toute romanesque qu’elle soit, propose à chaque page de multiples réflexions philosophiques. Disons-le d’emblée, pour ne pas décevoir les grands amateurs de Kundera, tout ne pourra être dit ici. Non pas pour quelque pudibonderie de ma part, mais parce qu’à chaque lecteur sa lecture. Je veux dire par là qu’au moment où j’ai (re)lu « l’insoutenable légèreté de l’être », certains thèmes du roman m’ont davantage marqué que d’autres – ces derniers passant dès lors « à la trappe » de ma réflexion. Par ailleurs ce classique de Milan Kundera est un roman à thèses (au sens propre comme figuré), et je n’ai pas les compétences requises pour disserter vingt pages sur l’auteur tchèque. Avant de commencer l’écriture de cet article, j’esquissais plusieurs thématiques kunderiennes à aborder (le kitsch de la gauche, la vie comme partition musicale, le bonheur linéaire et circulaire). Il m’est toutefois apparu vain de parler de ces éléments, tout aussi importants qu’ils fussent, après avoir évoqué la légèreté et la pesanteur chez Kundera. Aussi, cette chronique de juin assume un parti pris : celui de ne pas tout dire. Si un seul lecteur du Temps des Ruptures décide d’emmener « l’insoutenable légèreté de l’être » avec lui cet été, alors ma tâche sera accomplie.

Pesanteur et légèreté, voici les deux pôles entre lesquels oscillent les vies humaines pour Kundera. Ces deux notions composent d’ailleurs le titre de deux chapitres du livre. Dès le début de l’ouvrage, l’auteur s’appuie sur Parménide pour les opposer. Pour le philosophe présocratique, la légèreté est positive là où le poids est nécessairement négatif. Kundera cherche durant tout le roman à dénier ce manichéisme ; il ne renverse pas la proposition de Parménide, mais explore à travers les pérégrinations amoureuses de quatre personnages les ambivalences de la légèreté et de la pesanteur. Comme l’auteur tchèque le dit lui-même, « le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde ». C’est cet examen de la vie humaine qui le conduit à explorer chez chacun des quatre personnages « principaux » le spectre de la liberté.

La légèreté, ambigüe, s’incarne dans les personnages de Tomas et Sabina. Le premier est à la fois mari passionné et amant volage. Il tombe presqu’immédiatement amoureux de Tereza lorsqu’il la rencontre pour la première fois après des années de célibat libertin, mais sa quête de liberté ne s’en trouve pas entravée. Aucunement menteur, il précise dès le début de leur relation qu’il distingue le corps et le cœur, la chair et l’âme. Il se rend bien compte que sa dissociation provoque le malheur de sa bien-aimée, elle qui symbolise la pesanteur dans tout ce qu’elle a de plus grave. Pourtant, Tomas ne peut s’empêcher de rechercher la singularité chez chaque femme qu’il croise – et cette quête passe nécessairement par le sexe qu’il disjoint de l’amour. Kundera dit d’ailleurs que « l’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) ». La légèreté de Tomas lui octroie le bonheur : homme qui multiplie les femmes, son obsession n’est pas romantique – Kundera définit l’obsession romantique comme la recherche éperdue de l’idéal, la recherche de l’âme sœur, qui ne peut par définition jamais se trouver et qui n’amène que déception. Son obsession est libertine, c’est-à-dire qu’il recherche systématiquement la singularité, ses relations sexuelles sont éphémères et aléatoires, il ne peut donc jamais être déçu. Il associe donc une passion amoureuse pour Tereza à une attitude hédoniste qui ne peut lui provoquer aucun désagrément. Le corps a ses raisons que le cœur ignore. Sabina, autre pendant de la légèreté, se trouve aussi être une amante de Tomas. Sa légèreté, ce qu’elle nomme « ses trahisons » successives (auprès de sa famille, des hommes, de ses amis), ne lui apporte guère de contentement. La sexualité est perçue chez elle comme une activité créatrice, presque comme de l’art, mais un art infécond. Cette libido, au lieu de lui procurer l’allégresse qu’on imagine chez Tomas, la renvoie au contraire à la vacuité de son existence, la vacuité de sa sexualité. La légèreté, incarnée dans deux existences humaines différentes, n’est donc ni mauvaise ou bonne en soi.

Quant à la pesanteur, personnifiée par Tereza (la femme de Tomas) et Franz, elle est également équivoque. Pour Tereza, la vie est un enfer tranquille marqué par des journées agréables en compagnie de son mari, mais des nuits épouvantables où l’image de ses amantes surgit toujours. La légèreté de son mari lui est insupportable, mais son amour pour lui – et l’amour qu’il lui porte réciproquement – l’emporte sur tout. La vie lui apparaît nécessairement comme devant être grave, sérieuse, pesante. Tereza incarne la femme morale, fidèle et dévouée à son mari, prônant un amour purement monogame. Elle associe la sexualité à la culpabilité, et l’unique fois où elle s’adonne à une relation extraconjugale, les remords la rongent terriblement. L’autre personnage associé à la pesanteur est Franz, où se reflète comme chez Tomas une plus grande complexité dans le rapport à la liberté. Il est embourbé dans un mariage morne, ennuyeux, dans lequel il ne trouve ni bonheur ni épanouissement. Son aventure avec Sabine le sort de cet engluement, il découvre la liberté et peut enfin se consacrer à son idéal qu’il avait enterré dans le tombeau de son mariage : la politique. Chez lui la sortie de la pesanteur – toute relative puisqu’elle se retrouve malgré tout dans son aspiration militante – est synonyme de réjouissance.

Le roman, au fur et à mesure que s’écoulent les pages, obscurcit cette bipolarité entre légèreté et pesanteur déjà ambivalente au départ. L’évolution des personnages, que nous sommes bien obligés de dévoiler pour saisir le cœur du roman, brouille les pistes préétablis. L’existence humaine, la nature humaine, est pétrie de contradictions, chacun des personnages évoluant finalement sur un pôle presque opposé au sien. Tomas, pris dans une dualité constante qui l’empêchait de « choisir » entre ses aventures érotiques et son amour pour Tereza, en finit finalement avec ses infidélités lorsqu’ils s’installent à la campagne. A l’inverse, Tereza parvient dans une certaine mesure à se libérer de sa dépendance viscérale vis-à-vis de Tomas sans pour autant cesser de l’aimer. Franz, quant à lui, s’éloigne de l’idéal amoureux – tout en ayant une aventure durable avec une étudiante – pour réinvestir sa gravité dans la politique. Chez Sabina, l’évolution est plus ardue, perdue dans les méandres de la légèreté (elle continue ses « trahisons) et de la pesanteur (elle reste longtemps avec ses amants et cherche à prendre le rôle d’une femme « traditionnelle »). Rien n’est écrit, aucune nature n’est immuable, Kundera montre que les hommes et les femmes restent en définitive libres de leurs choix.

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Les conseils de Rainer Maria Rilke à un jeune poète

Chronique

Les conseils de Rainer Maria Rilke à un jeune poète

Compilation d’échanges épistolaires avec Franz Xaver Kappus, cadet à l’école militaire de l’Empire austro-hongrois qui se rêve poète, Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke se révèle être un manifeste universel de l’écriture et, plus largement, de la sensibilité à toute forme d’art.

Franz Xaver Kappus découvre à vingt ans que le fameux poète Rilke fréquentait la même école militaire que lui. Dès lors, prenant son courage à deux mains, il choisit de lui adresser une première lettre pour lui faire part de ses doutes sur la suite donnée à sa carrière : l’armée ou la poésie. Au jeune poète qui lui envoie ses vers pour le prier de lui donner son avis, Rilke choisit de ne formuler ni critique ni jugement mélioratif. Ses réponses vont être en réalité de portée générale. Aussi cette compilation de lettres n’ouvre pas le chemin vers l’intime qu’on pourrait attendre d’une relation épistolaire. La préface de la réédition de 1987 à ce livre souligne d’ailleurs à juste titre la « portée universelle » de ce « manuel de la vie créatrice ».

L’œuvre du « vouloir écrire »

Cette expression vient du célèbre critique Roland Barthes (1), lequel a bien perçu que l’objet de l’échange de lettres n’était pas l’écriture en tant que telle – et donc ses problématiques techniques – mais la volonté d’écrire, le désir d’écrire voire la nécessité d’écrire. Pour savoir si ses vers sont « bons » ou non, le jeune poète de 20 ans ne doit pas chercher l’aval critique de ses pairs, mais puiser au fond de lui toute sa sensibilité.

Rilke l’affirme en ces termes : « Rentrez en vous-même. Cherchez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire. […] Creusez en vous-même jusqu’à trouver la raison la plus profonde. […] Et si de ce retournement vers l’intérieur, de cette plongée vers votre propre monde, des vers viennent à surgir, vous ne penserez pas à demander à quiconque si ce sont de bons vers ». Une sorte de chambre à soi intérieure est indispensable, dégagée des contingences de l’époque – stylistiques ou politiques. L’écriture est pensée par Rilke comme une recherche solitaire d’une vérité intime par et pour la poésie elle-même. La solitude est ainsi essentielle, l’écriture doit être tournée vers soi plutôt que tournée vers l’extérieur (et donc sa possible réception).

Prosaïquement, le dilemme professionnel auquel est confronté Franz Xaver Kappus n’en est pas un pour Rilke. S’il se sent pénétré d’un désir d’écrire, du désir d’écrire, alors celui-ci doit guider sa vie. Ce qui au demeurant n’est pas inconciliable avec une vie professionnelle plus ordinaire et traditionnelle. Le désir d’écrire peut se transcrire en une frénésie qui prend l’être tout entier, mais il peut aussi se traduire par des aspirations passagères mais non moins intenses.

Laisser l’art pénétrer lentement l’inconscient

L’autre conseil majeur que Rilke prodigue à son cadet renvoie tant à la production qu’à la réception d’une œuvre. Pour lui, l’intellectualisation est l’ennemi de la sensibilité. Dès lors, après avoir lu un livre ou des vers, il ne faut pas chercher à lire ce que les critiques en disent, ni l’analyser sur l’instant. Laisser maturer l’œuvre au sein de son esprit, là est la clé. C’est d’ailleurs ce conseil qui m’a poussé à écrire cette chronique du mois d’avril, puisque l’appliquant désormais, je ne peux que le recommander.

C’est en soi qu’il faut laisser les œuvres faire leur œuvre, leur permettre de germer sans être adossées à une réflexion consciente. N’y voyez aucune psychanalyse ou spiritualisme, il n’y a pas de processus magique, simplement le temps offre de nouvelles perspectives et permet de de sortir de l’immédiateté de l’analyse artistique. Après la lecture d’un livre, d’un poème ou le visionnage d’un film, nous n’avons pas le recul nécessaire pour savoir précisément ce que l’on en pense. N’avez-vous jamais changé d’avis sur un film entre le moment où vous sortez de la salle et, disons, une semaine après alors que vous en parlez avec un ami ? C’est cette sensation que Rilke nous recommande de laisser se propager. Il intime son correspondant de laisser « chaque impression et chaque germe de sensibilité s’accomplir en [soi], dans l’obscurité, dans l’indicible, l’inconscient […], cela seul s’appelle vivre l’expérience de l’art ». Il ajoute également que « la patience est tout ». Il s’agit d’un processus sur lequel nous n’avons pas de prise directe. Laisser le temps faire son œuvre sur un vers ou un roman, voilà ce qu’enseigne Rilke à son jeune compair.

Réferences

(1) Roland Barthes, La Préparation du roman I et II : cours et séminaire au collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil, 2003

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Romain Gary et l’éducation européenne

Pour cette nouvelle chronique, Milan Sen ne peux résister à l’envie de vous parler à nouveau d’un roman de Romain Gary. Comme pour les Cerfs-volants, il traite du thème de la résistance, en la plaçant cette fois-ci non pas en Normandie mais en Pologne. Le titre peut porter à confusion, Milan Sen l’a lui-même acheté en pensant lire un ouvrage porté sur une sorte de culture européenne positive, voire un opus civilisationnel. C’est au contraire au travers des heures les plus sombres qu’a vécues notre vieux continent que Gary entend approcher une « conscience » européenne.

Traduit dans 27 langues, Education européenne se trouve être le premier roman publié par Gary, en 1944 en Angleterre et en 1945 en France. Il est principalement écrit en 1943 mais sa rédaction commence dès 1941, alors que son auteur combat comme aviateur pour la France libre. La mort s’approchant – la plupart des amis aviateurs de Gary perdent la vie durant la guerre – il ressent le besoin de laisser une trace pour l’histoire. Précisons toutefois que la version que j’ai lue, et qui est disponible en France, correspond à une version remaniée en 1956. Celle-ci voit l’ajout d’un nouveau personnage dont j’aimerais dire quelques mots : Nadejda.

Son apparition dans la version de 1956 modifie profondément le sens du texte. Le « partisan Nadejda » est un chef imaginé (peut-être imaginaire ?) qui dirigerait la résistance polonaise sans jamais se faire ni prendre ni découvrir. Personne ne l’a rencontré en personne mais tous les protagonistes connaissent quelqu’un qui connait quelqu’un qui jure l’avoir déjà approché. Les résistants polonais s’unissent derrière cette figure légendaire qui agit comme un catalyseur des espoirs et comme un « mythe mobilisateur » au sens de Georges Sorel, c’est-à-dire ensemble lié d’idées, d’images capables d’évoquer « en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie », les sentiments qui s’ordonnent à un projet donné, ici la résistance. A la lecture du roman on comprend aisément que Nadejda représente, dans l’esprit de Gary, le général de Gaulle. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le gaullisme inconditionnel du double Prix Goncourt dans une article ici, et cette fois encore sa passion pour l’homme du 18 juin est palpable. Nadejda, comme de Gaulle, c’est le personnage autour duquel tous les résistants se rallient, c’est le symbole de la liberté et de la souveraineté nationale. Mais loin d’être un roman nationaliste, l’Education européenne est avant tout une ode à l’entente entre les peuples européens.

On suit plusieurs personnages dans le maquis polonais, tantôt robustes, parfois chétifs ou lâches. Par une écriture tantôt poétique, tantôt descriptive, Gary crée des images vibrantes et saisissantes, qui touchent au cœur et marquent les esprits. Le roman n’est pas à laisser entre les mains d’un lectorat sensible, puisque la mort et l’atrocité de la guerre y sont omniprésents. Son style empreint de subtilité et de puissance captive l’attention et l’imaginaire, brossant des portraits sensibles et authentiques de personnages vivants – pour combien de temps ? – et mémorables. Ce sont les atrocités de la guerre et la souffrance de la résistance que l’auteur souhaite mettre en avant. Alors, se demanderaient certains, pourquoi placer ce roman sur le front de l’Est et pas en France ? Justement pour montrer que cette expérience de l’horreur est européenne.

Tadek Chmura, personnage important de l’ouvrage, donne une parfaite définition de ce qu’aurait pu être l’éducation européenne « positive », et une autre de ce qu’elle est au moment où Gary écrit : « l’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelotons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie belle. C’est l’heure des ténèbres. »

L’histoire donnera d’ailleurs raison à l’auteur de l’Education européenne. Les millions de morts des guerres mondiales auront davantage fait pour l’unité européenne (précisons qu’il n’y a ici aucun européisme béat de ma part, mais simplement le constat qu’aujourd’hui les Français qui souhaitent envahir l’Allemagne se comptent certainement sur les doigts d’une main) que des siècles de voisinage et d’échanges culturels. La véritable éducation européenne, ce n’est pas la Renaissance, les Lumières ou le socialisme. La véritable éducation européenne, c’est l’expérience commune des horreurs de la guerre.  

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Les Années, l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux

Chronique

Les Années, l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux

En ce mois de mars qui annonce le retour du printemps, rien de plus plaisant qu’un livre d’Annie Ernaux qui dépasse les trente pages (1). Alors que son tout récent Prix Nobel a fait exploser les ventes de ses œuvres, penchons-nous sur cet étrange roman à la forme innovante.

Il n’est pas bien disruptif d’avancer que le style d’Annie Ernaux, « on l’aime ou on le déteste ». Son idiolecte littéraire détonne et étonne ceux qui ne l’avaient encore jamais lue. Ecriture plate(2) et autobiographie factuelle dénuée de poésie ont fait son succès, mais aussi ses détracteurs. Il en va de même pour sa non mise en récit de morceaux de vie choisis, souvent spécifiquement féminins, à la première personne. Quoiqu’il en soit, bon nombre des ouvrages de l’écrivaine sont, dans la forme, très similaires – ce qui au demeurant renforce l’appréciation binaire qu’on peut en faire.

Pour Les Années, la forme est toute différente. Annie Ernaux parle elle-même « d’autobiographie impersonnelle » : un récit historique fondé sur son expérience singulière qui cherche à retrouver « la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle ». Un « nous » et un « elle » (qui la désigne) se substituent au « je » froid et ultra-factuel qui ressort habituellement de sa plume. La narratrice parle d’Annie Ernaux avec un relatif détachement, celui de l’historien pour son objet d’étude toutefois agrémenté de commentaires nettement intéressés.

L’objet d’étude justement, c’est le vécu historique d’une génération perçue à travers la vie personnelle d’Annie Ernaux. De la petite enfance sous l’occupation au 11 septembre, en passant par l’école catholique ou mai 68, le lecteur est entraîné dans une trame mémorielle dont il ne réchappe qu’au bout des 250 pages. Même si on connait mai 68, même si on connait l’histoire de l’occupation, les faire vivre au travers d’une véritable vie nous fait mieux les comprendre.  

Il n’y a pas que les « événements » de grande ou moyenne ampleur qui ponctuent le récit d’Annie Ernaux, il y a également les petits, aussi spéciaux qu’ils sont banals. Prenons par exemple la naissance d’un enfant. Banale, une naissance l’est en ce qu’elle s’est produite des milliards de fois. Mais spéciale, elle ne l’est pas moins, non pas en raison de la vieille antienne « chacun est unique », mais parce qu’une naissance ne se vit pas mentalement de la même manière selon les époques !

Pour éclaircir le présent propos, voici un autre exemple utilisé à l’envi par Annie Ernaux. Un repas de famille est anodin, personne n’a a priori besoin qu’un ami lui décrive le sien chaque année après le réveillon. Mais les repas de famille tels qu’écrits par Annie Ernaux ne se ressemblent pas en fonction des époques. Jeune, elle a à peine droit à la parole à table, et les récits de guerre des anciens (ceux qui l’ont faite et ceux qui l’ont subie) occupent toutes les discussions. Quelques décennies plus tard, une bascule s’opère puisque désormais lors des repas de famille, « le temps des enfants [remplace] le temps des morts ». Trente ans plus tard, l’évolution s’accentue et l’écrivaine explique que « dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits ». Ainsi à travers ce simple fait de vie que sont les repas de famille, Annie Ernaux arrive à nous faire ressentir tous les changements de mentalité d’une époque. Ce n’est pas faire offense aux historiens qu’affirmer que ce livre de deux cents pages peut nous en apprendre beaucoup sur les imaginaires collectifs de la seconde moitié du XXe siècle.

La forme de ce roman est, à mes yeux, une réussite totale. Annie Ernaux cherchait à « saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant ». La mission est pleinement remplie. A ceux que le style de la Prix Nobel peut rebuter, je ne peux que conseiller de lire ce livre plutôt qu’un autre.  

Références

(1)Son ouvrage paru en mai 2022, Le jeune homme, est on ne peut plus court. 

(2)Claire Stolz, « De l’homme simple au style simple : les figures et l’écriture plate dans La Place d’Annie Ernaux », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, nos 165-166,‎ 1er octobre 2015

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(5)Lorem

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Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

Chronique

Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

Qui d’autre que Romain Gary, double Prix Goncourt et compagnon de la libération, pour présenter la résistance sous les atours d’une histoire ce cerfs-volants ? Dans cette chronique du mois de février, alors que le déclenchement de la guerre en Ukraine « célébrera » son premier anniversaire, la lecture de cette œuvre m’apparaît opportune.  

Dernier livre publié par Romain Gary avant sa mort, Les cerfs-volants s’inscrit dans la droite lignée de ce que l’auteur a toujours fait : conjuguer sens et sensibilité. N’allons pas chercher chez ce gaulliste de la première heure une thèse politique, ce serait insulter son talent d’écrivain. Comprenons que ce qui se profile dans ce livre, c’est l’entrelacement entre la petite histoire – celle de Ludo avec son oncle puis avec Lila – et l’Histoire de France.

Ambroise Fleury, l’oncle sus-cité, construit à l’envi des cerfs-volants de toutes formes, couleurs ou tissus. Perçu comme fou dans son petit village de Normandie, il n’en a cure et s’attache à sa passion. En matière de folie, le petit Ludo n’est pas en reste, il subit les foudres de ses professeurs lorsque ceux-ci découvrent qu’il a une mémoire quasiment parfaite. Je ne résiste pas au désir de partager avec vous ce passage, lequel incarne bien la conciliation entre mémoire individuelle et mémoire historique :

 

L’oncle dit ceci au professeur de Ludo : « Nous chez les Fleury, on est plutôt doués pour la mémoire historique. Nous avons même eu un fusillé sous la Commune.

  • Je ne vois pas le rapport.
  • Encore un qui se souvenait.
  • Se souvenait de quoi ?

Mon oncle observa un petit silence.

  • De tout, probablement, dit-il enfin.
  • Vous n’allez pas prétendre que votre ancêtre a été fusillé par excès de mémoire ?
  • C’est exactement ce que je dis. Il devait connaître par cœur tout ce que le peuple français a subi au cours des âges. »

 

Peut-être Romain Gary s’exprime-t-il lui aussi à travers l’oncle Fleury, lui qui avait une incommensurable passion pour la France et son histoire. Se souvenir des maux des siens et de son pays, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’engager pour qu’ils ne se reproduisent plus ? Or en 1940, comme chacun sait, la France perd la guerre. Le petit Ludo, si sûr de la force de sa patrie lors d’un séjour en Pologne, subit la défaite comme une onde de choc. A vrai dire, comme tous les Français. 

C’est avec l’occupation que le roman prend son envol. On y décèle chacun des comportements, mesquins ou héroïques, qui émanent des habitants du village normand. La guerre agit comme un puissant révélateur. Pourtant, loin de tomber dans le manichéisme, l’écrivain fait valser à dessin ses personnages entre allégorie facilement identifiable et complexité humaine.

Prenons Marcellin Duprat, grand chef cuisinier, qui engage tout son être dans la confection des meilleurs plats pour les Allemands. Nulle collaboration ici – même si Romain Gary reste, dans son écriture, flou jusqu’au bout – mais au contraire la permanence d’une certaine idée de la France. Marcellin Duprat nourrit les Allemands, mais par son art culinaire prouve que la France ne mourra jamais et restera à jamais souveraine.

Autre exemple, Lila, l’amour de jeunesse de Ludo qui hantera, même aux heures les plus dangereuses de la Résistance, ses pensées. Prise, elle aussi, entre son histoire personnelle et la Grande Histoire, elle navigue à vue sans anticiper les conséquences historiques de chacun de ses actes intimes. Une coucherie avec un Allemand, lui-même loin d’être un horrible nazi, lui vaudra la perte de ses cheveux, alors que ses belles actions en faveur de la France ne seront, elles, jamais récompensées. Comme Milan Kundera le souligne dans l’Art du roman, les grands personnages de roman sont des personnages ambigus.

Mais alors, quid des cerfs-volants ? Ils sont une permanence tout au fil du récit, une permanence qui elle aussi bringuebale entre confections privées et cerfs-volants politiques. Au début du roman, Bronicki, un aristocrate polonais, prend peur lorsque soudainement il voit apparaître devant ses yeux la tête de Léon Blum sur un cerf-volant. Les grandes fortunes tremblent face au visage du chef du Front Populaire. Cette information, que je vous offre comme un cheveu sur la soupe, doit permettre de comprendre la force que peuvent avoir ces bouts de tissu.

Ambroise Fleury, le « fou du village », usera justement de ses cerfs-volants comme un magnifique objet de résistance, douce parfois – multiplier les Jeanne d’Arc au nez et à la barbe de l’occupant – mais souvent frontale avec d’immenses cerfs-volants ornés du visage de de Gaulle flottant assez haut pour que la Luftwaffe l’aperçoive à chaque envol. Symbole d’audace, de beauté et de liberté, les grands cerfs-volants pavoisent chaque pensée des personnages et du lecteur. Ainsi Romain Gary oscille-t-il, lui aussi, entre grande poésie de l’intime et profondeur historique.

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Culture

Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

Dans cet article, Milan Sen revient une nouvelle fois sur un livre du Prix Nobel de la littérature Roger Martin du Gard. Jean Barois explore les pérégrinations religieuses et intellectuelles d’un homme de son temps, entre quête de sens et rejet de la tradition catholique.

La fin du XIXe siècle et la consolidation de la IIIe République voient l’acmé de la “Guerre des deux France”(1) entre républicains et catholiques. Roger Martin du Gard nous offre dans Jean Barois le portrait biographique d’un homme enchaîné dans ce conflit latent. Il donne à voir les méandres de vie d’un homme autant ancré dans son époque que déstabilisé par ses propres inquiétudes métaphysiques.

Le lecteur de cet article est prévenu : aucun divulgâchage ne lui sera épargné.

La rupture avec le monde catholique

Jean Barois naît au sein d’une famille catholique dans la seconde moitié du XIXème siècle, alors que ce même catholicisme subit les coups de boutoir des républicains et laïques. Le père de Jean n’est lui-même pas un très bon chrétien, c’est à peine s’il se rend à la messe pour Pâques. Cet atavisme critique se retrouve chez son fils, qui très rapidement dans le roman montre des signes d’éloignement vis-à-vis de la religion qui est encore d’Etat. 

Au fil des premières pages, Jean s’entretient à de nombreuses reprises avec des prêtres qui, eux aussi, sont soucieux de la Raison avec un grand R. Notre protagoniste est heureux de voir que sa suspicion à l’égard des superstitions catholiques est partagée même au sein du corps ecclésiastique. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, les doutes se muent en incertitudes, puis les incertitudes en scepticisme. Ses amis religieux, ceux-là même qui l’ont soutenu dans sa démarche critique, ne peuvent plus – intellectuellement – accepter que Jean voue la religion aux gémonies. 

Ce conflit entre libre pensée et foi inébranlable se redouble au domicile conjugal. Sa femme, qu’il a épousée jeune, est dévote. Parallèlement à la tension qui se joue dans son esprit entre scepticisme et croyance imprimée dans sa tendre jeunesse, se joue une lutte entre mari et femme. Cette lutte atteindra son apogée lorsque Jean s’avouera enfin à lui-même, et à sa femme, qu’il ne croit plus en Dieu. Son scepticisme s’est muté en incroyance brute. La rupture entre sa femme – qui attend pourtant son enfant – et lui devient inévitable. Jean Barois quitte son hameau familial pour rejoindre Paris. 

Le combat pour la Raison

Arrivé dans la capitale, le personnage créé par Roger Martin du Gard découvre un nouvel univers, de nouveaux champs sociaux. Il s’ouvre aux milieux républicains, intervient dans des séminaires à travers l’Europe, et prend après quelque temps une décision qui va changer sa vie. Jean Barois décide de fonder une revue, Le Semeur, avec ses amis (toute ressemblance avec des personnages contemporains existants serait purement fortuite). La petite troupe, à l’orée de leur trente ans, ferraille contre tous les dogmes et toutes les métaphysiques. L’atmosphère intellectuelle de la fin du XIXème siècle est admirablement bien dépeinte par le Prix Nobel de littérature, alors que le positivisme hérité d’Auguste Comte est à son acmé. Les avancées du siècle en sociologie et en biologie donnent à ces jeunes hommes une confiance aveugle en la science. Aux âges théologique puis métaphysique doit désormais se substituer l’âge positif. 

Puis vint ce qu’on n’appelait pas encore “l’Affaire”, celle de Dreyfus. La revue – qui tire désormais à plusieurs milliers d’exemplaires – va prendre à bras-le-corps la défense du capitaine injustement condamné. On suit sur une centaine de pages le périple des jeunes libres penseurs face à l’Etat et l’Armée, tous deux coupables d’avoir fait condamner un juif innocent. A leurs idées anticléricales s’ajoute désormais une passion, qu’on pense inébranlable, pour la justice.

Mais, parce qu’il y a un mais, arrivent ensuite les déconvenues qui font suite à l’Affaire. Avec les années, les “vainqueurs” de l’Affaire parviennent au pouvoir. Jean Barois fait sienne la phrase de Péguy qui dit que “tout commence en mystique et finit en politique”(2). Les désillusions l’assaillent, lui et ses amis, en voyant la libre pensée récupérée par la classe politique française – notamment le cabinet Waldeck-Rousseau qui choisit de faire du transfert des cendres de Zola au Panthéon un événement national. Leur combat, qui fut pourtant si beau et héroïque, leur paraît a posteriori gâché. 

“L’âge critique”

Tout au long de l’Affaire Dreyfus, et dans les années qui suivent, l’anticléricalisme de Jean Barois est constant. Il reste sa première bataille et sa bataille première. Et pourtant, un soir d’accident de “voiture” (s’entend au sens du XIXème siècle, plutôt calèche), alors qu’il croyait la mort arrivée, son premier réflexe fut de réciter un “Je vous salue Marie”… A son réveil à l’hôpital, la première chose qu’il fit lorsque son état le lui permit fut de rédiger un testament, une sorte de credo à l’envers, au cas où il céderait de nouveau aux sirènes de l’opium du peuple avant de mourir. Il y écrit qu’il affirme ne pas croire en Dieu, et affirme la supériorité de la science sur toute superstition cléricale. Ce petit testament est conservé à l’abri des regards, tout près de lui.

Cet incident est suivi d’infléchissements intellectuels, progressifs mais non sans conséquence. L’âge positif, voulu par Auguste Comte et encouragé par Jean Barois et ses camarades grâce au Semeur, s’avère être un échec. La science progresse, certes, mais ne remplacera jamais la religion comme eschatologie. Aujourd’hui, en 2022, il est ardu de comprendre que pour une partie des élites culturelles françaises, la recherche scientifique a pu paraître comme la finalité de l’humanité, son unique dessein et le remède à tous ses maux (tant théoriques que relatifs à la quête de sens). Albert Camus dira à propos de cet ouvrage qu’il est “le seul grand roman de l’âge scientifique, dont il exprime si bien les espérances et les déceptions”(3).

Les années passant, Jean Barois commence à mettre en doute son irréfutable athéisme. A un jeune rédacteur de sa revue venu lui indiquer son nouveau projet d’article antireligieux, il lui rétorque que le doute vaut mieux que l’affirmation dogmatique. Il ajoutera même, « et pourquoi pas l’existence de Dieu ? ». Alors qu’on pourrait à ce moment du livre craindre un cheminement facile vers le catholicisme, Jean Barois conserve toute sa fougue laïque lorsque deux jeunes nationalistes – qu’on devine maurrassiens – tentent de lui prouver la supériorité du catholicisme pour l’organisation de la société. Ainsi Jean se retrouve entre deux eaux, aussi critique vis-à-vis des catholiques intransigeants que méprisant à l’égard des jeunes athées qui se moquent de l’hypothèse « Dieu ». En réalité, là est notre théorie, ce n’est pas tant la religion que Jean recherche que le sacré, quel qu’il soit. Celui-ci transparut tout d’abord dans sa libre pensée de jeunesse, puis dans sa fougue libérale en faveur de la défense du capitaine Dreyfus. Le sacré permet de donner du sens à la vie(4), chaque société en a besoin, et notre protagoniste n’échappe pas à la règle. Jean dit ceci à un jeune collègue de sa revue : « Non, non, la conscience humaine est religieuse, en son essence. Il faut l’admettre comme un fait…Le besoin de croire à quelque chose ! … Ce besoin-là est en nous comme le besoin de respirer ».

Alors que la vieillesse s’approche à grand pas, Jean sent l’angoisse de la mort approcher. La science, qu’il a tant chérie et pour qui il a dédié sa vie, ne lui est plus d’aucun secours. Savoir que dans 10 000 ans peut-être on résoudra le secret de l’univers ne l’intéresse plus, ce qu’il veut c’est soulager sa terreur immédiate de la mort. Dès lors, revenu auprès de sa femme après moults péripéties, il s’ouvre au catholicisme, non pas à celui des symboles et des rites, mais à celui de la passion, de la ferveur religieuse. Alors, à l’heure où la mort effleure son visage de sa faucille, il s’accepte désormais pleinement en tant que chrétien. Sa conversion est finie. L’histoire aurait pu s’arrêter là, celle du triptyque émancipation – désillusion – (re)conversion.

Sa femme et le prêtre qui l’accompagnent jusqu’à son dernier souffle découvrent, à côté de lui, son fameux testament :

 

« À OUVRIR APRÈS MOI. »

« Ceci est mon testament. 

Ce que j’écris aujourd’hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l’âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l’attitude d’un vieillard dont la vie tout entière a été employée au service d’une idée, et qui, dans l’affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

En songeant que l’effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j’ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements ne manqueraient pas de tirer d’une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d’avance, avec l’énergie farouche de l’homme que je suis, de l’homme vivant que j’aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

J’ai mérité de mourir debout, comme j’ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances […] »

Jusqu’après la mort, le libre penseur aura vaincu le croyant torturé par le néant.

 

Références

(1)Poulat Emile, Liberté, Laïcité, la guerre des deux France et le principe de modernité, Cerf, 1987.

(2)Péguy Charles, Notre jeunesse, Gallimard, 1910.

(3)Albert Camus Roger Martin du Gard préface aux Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, t. I, Gallimard, Paris, 1955, p. XV.

(4)Voir sur le sujet la pensée de Régis Debray, notamment mise sur papier dans Debray Régis, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012.

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Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Culture

Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Dans cet article Milan Sen revient sur le livre Foucault, Bourdieu et la question néolibérale du sociologue Christian Laval. L’occasion d’interroger un concept devenu aujourd’hui omniprésent dans l’espace médiatique à l’aune de deux grands intellectuels français.

Le « néolibéralisme » défraie régulièrement la chronique politique. Mot-valise par excellence, presque unanimement décrié, personne ne s’en revendique vraiment. Souvent assimilé à tort à l’ultra-libéralisme, chacun y va de sa propre interprétation. On situe généralement la « vague » néolibérale au tournant des années 80, avec les victoires de Thatcher en 1979 au Royaume-Uni et de Reagan aux Etats-Unis en 1980. Pierre Bourdieu et Michel Foucault, en témoins privilégiés de cette (r)évolution politique, l’ont tout deux – sans jamais croiser leurs analyses – étudiée avec minutie. Disséminées au sein de plusieurs écrits, leurs analyses n’avaient encore jamais fait l’objet d’une étude globale. C’est chose faite depuis 2008 et la publication par le sociologue Christian Laval de Foucault, Bourdieu et la question néolibérale aux éditions La Découverte.

Pour Michel Foucault, la gouvernementalité du néolibéralisme
Un nouvel art de gouverner les hommes

Dès 1979, Foucault s’essaye à l’analyse de ce qu’on appellera plus tard le néolibéralisme. Dans un cours au collège de France, Naissance de la biopolitique, le philosophe examine les mécanismes de pouvoir dans des espaces vus et perçus comme politiques. Il étudie ce qu’il appelle le « pouvoir de normalisation », c’est-à-dire les relations de pouvoir qui s’immiscent dans les relations sociales ordinaires. Pour le philosophe, la gouvernementalité ne se réduit pas à une diffusion centralisée de commandements, mais à une manière historiquement située de « conduire les individus dans une société donnée ». Le sujet est gouvernable par son milieu, malgré sa liberté dans ce milieu : comme un poisson dans son bocal, libre de bouger, mais restreint dans son mouvement. Plutôt que d’inscrire l’avènement néolibéral dans l’histoire du capitalisme, il l’inscrit dans l’histoire des conduites des hommes en régime libéral. La conviction que les individus se conduisent et sont conduits par la poursuite de leurs propres intérêts économiques est centrale dans la gouvernementalité libérale, elle « est un gouvernement économique des hommes ». C’est un gouvernement qui ne repose pas sur la coercition, puisque les hommes n’ont qu’à suivre leur propre intérêt présumé – lequel ne peut être, dans une perspective, libérale, qu’économique.

Pour le philosophe, « gouverner, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres », c’est définir les frontières du bocal pour filer la métaphore. Comment le gouvernement libéral a pu progressivement étendre sa politique jusqu’aux espaces de vie privée des individus ? Le gouvernement monarchique, lui, n’usait que de coercition – telle chose est interdite, telle autre autorisée. Se précise une double logique de limitation du pouvoir politique (au sens de «la » politique politicienne) et du principe subjectif de la rationalité de chaque individu. Autrement dit, l’Etat doit favoriser l’épanouissement individuel et restreindre son propre champ d’intervention. La liberté n’est pas ici perçue comme première – au sens propre – mais doit être construite par les pouvoirs publics. La liberté néolibérale est une construction sociale.  

Dans son cours de 1978, Sécurité, Territoire, Population, le libéralisme est compris comme une « technologie de pouvoir » qui intervient au cœur de la réalité concrète. Dans Surveiller et punir le ton était plutôt critique, mais ici Foucault « prend au sérieux le libéralisme comme méthode politique de maximisation des effets de l’action publique et de minimisation des ressources utilisées ». L’économie politique libérale renvoie à l’homo economicus (calculateur et rationnel), or cette figure ne peut être que le produit de dispositifs disciplinaires. La liberté néolibérale est produite par des dispositifs disciplinaires. L’art libéral de gouverner est un art utilitariste. Il dessine une contrainte douce visant à conduire les hommes à mener leur vie eux-mêmes. Dès lors, le néolibéralisme n’est pas l’idéologie jusnaturaliste libérale qui considère l’homme comme possédant naturellement des droits. Il est l’art de modifier le milieu dans lequel l’individu évolue, « c’est par l’intérêt porté à ce qui est rendu disponible, à la fois accessible et légitime, que l’on forme et que l’on guide l’individu ». Pour Foucault, « le gouvernement, en tout cas le gouvernement dans cette nouvelle raison gouvernementale, c’est quelque chose qui manipule des intérêts ».

Le néolibéralisme en acte(s)

Le pouvoir moderne, id est à partir du XVIIème siècle, se constitue par l’économie, quand bien même celle-ci est constituée et façonnée par les dispositifs de pouvoir. Le pouvoir biopolitique, comme tout pouvoir, n’est pas qu’un pouvoir négatif qui réprime et interdit, il a également une dimension positive. Dans Sécurité, Territoire, Population, Foucault avance le propos suivant : « le milieu, c’est un certain nombre d’effets qui sont des effets de masse portant sur tous ceux qui y résident ». Prenons l’exemple de la « nosopolitique », c’est à dire la politique de santé au XVIIIème siècle. On est ici aux commencements de la gouvernementalité libérale. Les interventions publiques visent alors à « constituer la famille en milieu de l’enfant ». La famille doit devenir un milieu qui favorise le maintien et le développement du corps sain de l’enfant. Pour ce faire, les institutions publiques diffusent des normes médicales dans la société.  Sans pour autant s’introduire dans la vie privée des familles, la politique familiale compte sur les parents eux-mêmes pour assurer la santé de leurs enfants en suivant les normes diffusées dans la société. Le pouvoir biopolitique agit donc sur le milieu familial en diffusant ces normes, et cette action provoque d’autres actions de la part des familles ayant elles-mêmes un effet sur la santé des enfants.

La cohérence politique du néolibéralisme est double : une critique de la raison gouvernementale totalisante qui prétend avoir une vue globale sur l’économie (critique d’Hayek) et une action politique sur les individus par leur milieu. Ces deux aspects sont complémentaires, chacun participe de la responsabilisation des individus conçus comme entrepreneurs de leurs propres capitaux humains (compétences, diplômes, réseaux etc). Dans Naissance de la biopolitique, Foucault précise les contours de la figure humaine dans le néolibéralisme : « l’homo œconomicus, c’est celui qui est éminemment gouvernable. » Gouvernable par son environnement, son milieu. Au sein d’un espace régulé et rempli d’incitations, l’individu est en soi libre d’agir de la manière qu’il souhaite, de consommer ce qu’il veut, mais « surtout de capitaliser ses propres ressources ». Le milieu qui produit le mieux des incitations est, on s’en douterait, le marché.

Le néolibéralisme va encore plus loin. En plus de considérer l’individu comme un acteur rationnel, il « marchéise » son environnement construit comme un grand marché. D’une part, le néolibéralisme naturalise le marché, d’autre part, il crée les conditions essentielles au fonctionnement optimal de ce mêmemarché. Par la responsabilisation individuelle, les hommes sont appréhendés comme entreprises de soi – pensons à l’essor du fameux développement personnel au XXIe siècle -, lesquelles ne nécessitent alors pas d’aides et subventions étatiques. La gouvernementalité néolibérale est donc à la fois une politique de société, c’est-à-dire une action environnementale (= sur l’environnement, et non au sens écologique du terme), accompagnée d’une subjectivation individuelle. Reprenant le panoptique de Bentham, Foucault présente l’exercice du pouvoir comme un « calcul [du gouvernement] sur un calcul [des individus] ». En transformant les normes du milieu, l’on transforme le champ d’action de l’individu. L’individu n’agit pas dans un environnement neutre. S’inspirant toujours de Bentham, Foucault pense le pouvoir justement comme une action à distance, et non une force sur les corps eux-mêmes. Les comportements ne sont pas déterminés par une pression structurelle, mais par la surveillance de chacun, c’est à dire une panoptique généralisée, « l’opinion publique y est érigée en tribunal permanent ».

Le néolibéralisme du temps de Foucault

Mort en 1984, Foucault n’a aperçu que les prémices de la révolution néolibérale des années 70. Il a toutefois été un témoin attentif du septennat de Valérie Giscard d’Estaing, souvent considéré comme le commencement du néolibéralisme en France – notamment après la nomination de Raymond Barre à Matignon en 1976 en lieu et place du gaulliste Jacques Chirac. Pour VGE, le marché est essentiel, mais c’est au politique de participer à sa construction. Foucault considère que l’avènement de la droite libérale en France produit une inflexion néolibérale qui prend prétexte de la crise économique pour mettre en place une politique économique particulière, mais qui touche la société dans son ensemble. Apparaît alors la prévalence du marché sur l’ensemble des domaines politiques.

Le néolibéralisme progresse précisément dans un contexte de phobie d’État. Par exemple le mouvement libertaire, celui de la libération sexuelle entre autres, qui suit la tendance consistant à critiquer la normalisation imposée par l’État. La deuxième gauche a embrassé cette phobie d’État en lui opposant la société civile, affranchie de toute domination. Foucault met cette deuxième gauche qui assimile l’État au totalitarisme devant ses contradictions (à savoir que moins d’Etat = plus de marché). Il n’en oublie pas moins de blâmer les principaux coupables, les néolibéraux eux-mêmes. La crise de gouvernementalité trouve son essor dans la vague de contestations sociales des années 60, « avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus qui prétend faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique ». Cette crise ne commence pas avec la crise pétrolière mais dans les années qui suivent mai 68. Alliance objective entre libération et libéralisation, entre gauchisme culturel et néolibéralisme. Victoire de la forme de pouvoir fondé sur le marché concurrentiel.

Chez Bourdieu, le néolibéralisme comme extension du domaine de l’économie
La découverte du néolibéralisme et l’inflexion politique de Bourdieu

Dans les premières décennies de sa longue carrière de sociologue, Pierre Bourdieu fait du modèle républicain sa cible prioritaire, sa « ligne théorique » – définie comme « la prédilection pour un objet jugé prioritaire, par la lutte contre un adversaire jugé principal. » Dans l’ordre de la connaissance, c’est la philosophie qui primait – la fameuse « IIIème République des professeurs ». La domination sociale, entérinée à l’école, se fondait principalement non pas sur l’économie mais sur le capital culturel. L’idéal républicain trouvait par ailleurs son débouché dans le pouvoir symbolique des grands serviteurs de l’Etat – les hauts fonctionnaires sur lesquels le général De Gaulle s’est appuyé durant sa présidence. L’ère du néolibéralisme amène Bourdieu à une rupture avec cette position. Se met progressivement en place une nouvelle structure de domination dans laquelle la République, au lieu d’être oppressive, devient aux yeux de Bourdieu le bouclier des dominés – via l’école et la puissance de l’Etat notamment. Dans cette nouvelle structure néolibérale, la philosophie se voit remplacée par la science économique. Le capital culturel tend à devenir second au profit du capital économique. Conséquence logique, ce n’est plus l’école qui établit la structure sociale mais les médias et la haute finance. Guillaume Erner, dans un billet politique de 2018(1), résume ce virage à 180 degrés : « Terminée, sa dénonciation du pouvoir comme lieu de domination des dominants ; cette fois-ci, « les dominés ont intérêt à défendre l’État, en particulier dans son aspect social ». L’Etat n’est plus dirigé par une élite intellectuelle et dévouée à l’intérêt général – avec tous les biais et limites que cette formule réductrice comporte – mais par une « oligarchie convertie aux idéaux du capitalisme mondialisé. ». Voyons désormais plus en détails comment le célèbre sociologue français décortique cette nouvelle idéologie dominante.

De la critique de la science économique à l’analyse sociologique du néolibéralisme

La théorie de Bourdieu fut d’abord un antiphilosophisme. Elle devint un antiéconomisme. Disséminée dans plusieurs écrits, l’analyse bourdieusienne vise à retranscrire la genèse de l’autonomisation du champ économique qui participe du développement de l’abstraction de l’économie dominante. Le sociologue conteste la réduction économiciste de l’acteur rationnel, figure propre à la théorie libérale – comme présentée plus haut dans notre article. Il propose un acteur raisonnable qui répond à des lois de son propre champ. Pour le dire plus simplement, les individus ne sont pas tous conduits par la raison économiciste, mais chaque individu est conduit par une raison propre à son champ. Avant de poursuivre la réflexion, il est nécessaire de préciser ce qu’entend Bourdieu par « champ » et, surtout, les conséquence pratiques de l’existence de ces champs. C’est un microcosme social qui fonctionne avec ses propres lois, ses enjeux de lutte qui lui sont propres, ses valeurs et principes spécifiques. Pour prendre un exemple très rudimentaire, le champ culturel diffère dans ses lois du champ économique. Dans le champ économique, l’enjeu de lutte est l’accumulation d’argent, alors que dans le champ culturel, la domination symbolique ne se fait pas en fonction du nombre de livres vendus, mais de la reconnaissance des pairs et de la postérité. Pour le dire plus simplement, Guillaume Musso – avec ses millions de livres vendus – occupe une position plus basse dans la structure sociale du champ culturel que, par exemple, Annie Ernaux ou Michel Houellebecq.

La science économique a remplacé le philosophisme parce qu’elle dispose d’une légitimité similaire avec des abstractions mathématiques et des dogmes abstraits (donc incontestables). Elle est devenue, au fil du temps, la science d’Etat par excellence. L’autonomisation du champ économique a été justement facilitée par la reconnaissance dont dispose la science économique. La révolution néolibérale correspond au moment d’après, celui où, non content de s’être autonomisé, le champ économique colonise les autres champs. A cette théorie des champs s’ajoute une autre notion chère à Bourdieu, celle de « champ de pouvoir ». C’est le champ dans lequel « se dispute et se décide la hiérarchie des champs », composé des dominants de chaque champ qui essayent de mettre en avant la prédominance de leur propre champ, « pour faire prévaloir dans tous les champs le type de domination que chaque type d’agents exerce dans son propre champ ». Tend à s’imposer ainsi un ‘principe de domination dominant ». Pour reprendre notre exemple, cela revient à se demander qui est dominant dans la structure sociale française entre Michel Houellebecq et Bernard Arnault. Pour Bourdieu, la réponse est évidente : c’est Bernard Arnault. « Quand le capital économique devient ainsi principe de légitimité de l’action politique, on peut parler de domination symbolique et réelle de l’économie dans le champ politique ». L’époque néolibérale se caractérise comme la domination du mode de domination propre au champ économique dans d’autres champs, qui deviennent des lieux d’encensement de l’accumulation du capital économique. Le pouvoir symbolique participe de la légitimation du désir d’accumulation économique, Bourdieu nomme cette évolution une « destruction de la civilisation ». Les logiques propres au champ économique colonisent tous les autres champs du monde social. Dès lors, il n’est plus si certain que Houellebecq domine dans l’ordre symbolique Guillaume Musso.

Comment cette révolution globale, c’est à dire le mouvement de remise en question de l’autonomisation des champs (constitutif de la différenciation sociale) couplée à la colonisation des logiques du champ économique, s’est-elle opérée ?

La « révolution néolibérale » 

Révolution symbolique, le néolibéralisme use de la « philosophie sociale de la fraction dominante de la classe dominante » pour critiquer l’état des choses. Dès lors, ceux qui s’opposent aux mesures néolibérales sont présentés et décrits comme conservateurs, puisqu’ils veulent protéger un modèle social perçu par la classe dominante comme « désuet ». Pour Bourdieu, le tournant néolibéral est en réalité la conséquence d’une transformation de la formation des élites. C’est au niveau de l’État que la révolution a lieu. Symboliquement, l’ENA a remplacé l’ENS ; les techniciens ont remplacé les intellectuels. Le néolibéralisme ne correspond pas à une demande de la population, mais crée l’offre et, in fine, la demande. Dans un article(2), Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin étudient la politique d’aide à la personne menée par Raymond Barre pour accéder à la propriété. Leur conclusion est la suivante : il n’y avait pas de demande d’aide pour l’accès à la propriété, mais l’Etat, via des politiques d’aides publiques, a encouragé cette demande. L’Etat avait donc en tête, indépendamment de la demande démocratique, de contribuer à la production de petits propriétaires.

Autre exemple flagrant, que chacun peut sentir dans son rapport aux services publics, la révolution néolibérale dans la fonction publique – autrement appelée le new public management. Chaque Français constate les difficultés auxquelles font face les fonctionnaires qui, d’une part, manquent de moyens, mais qui, de surcroît, subissent des injonctions d’efficacité administrative qui renvoient à une logique économiciste alors que l’habitus du fonctionnaire n’est pas prédisposé à la rentabilité rempli économiciste. Tout au contraire, les dispositions sociales et mentales incorporées progressivement par les fonctionnaires relèvent souvent du sens de l’intérêt général.

Dernier exemple qui vient compléter notre précédent exemple sur le champ culturel. Prenons le champ musical. Auparavant, avant que le champ économique ne colonise tous les autres, la domination symbolique dans le champ de la musique s’exerçait par la reconnaissance des pairs – critiques et artistes – ou l’inclusion dans les mondes dominants de la musique – opéra, concerts classiques etc. Désormais, cette logique propre au champ culturel tend à s’estomper, et la logique économique prend le pas. Pensons aux rappeurs qui, pour afficher leur réussite, ne vont non pas dire « j’ai plus de talent qu’un tel » ou « ma musique est travaillée, réfléchie et réussie » mais plutôt « j’ai vendu X nombre d’albums », « j’ai vendu plus qu’un tel ». Cette révolution néolibérale n’est donc pas qu’économique, même si c’est son versant le plus décriée et commentée, elle est avant tout symbolique. Le néolibéralisme travaille et modifie « tous les champs en profondeur et de façon durable en s’imposant par la fabrication d’habitus purement économiques ». Il détruit les fondements mentaux et moraux du désintéressement. Dès lors le désintéressement – longtemps critiqué par Bourdieu comme étant hypocrite – des fonctionnaires devient un outil de résistance face au néolibéralisme.

Dès lors, et pour reprendre la célèbre formule de Lénine, que faire ? L’analyse bourdieusienne présente les mécanismes théoriques du néolibéralisme, mais aussi ses implications politiques. Pierre Laval, dans son livre, affirme ceci : « dans son travail sociologique, Bourdieu est passé d’une stratégie critique des illusions propres aux champs de production des biens symboliques à une stratégie défensive qui fait de leur autonomisation un « acquis de la civilisation » et donc de la défense de leur autonomie une tâche politiquement prioritaire. » Autrement dit, Bourdieu n’abandonne pas sa méthode critique initiale, mais entend avant tout protéger l’autonomie des champs – sans pour autant s’interdire une critique des formes de domination injustes qui s’y exercent. La « civilisation républicaine », héraut du désintéressement relatif au service public (la fameuse « main gauche de l’Etat »), consiste en une stricte différenciation des champs. Encore faut-il que les contempteurs du néolibéralisme, tout bien intentionnés qu’ils soient, acceptent de se départir eux-mêmes de raisonnements économicistes.  

Les analyses de Foucault et Bourdieu diffèrent tant dans la forme que dans leur contenu. Leurs outils d’analyse, ainsi que les temporalités d’études, ne sont pas les mêmes. Mais chacun décèle bien qu’au tournant des années 80 se déroule une révolution politique et anthropologique qui aura des effets majeurs sur les démocraties occidentales. L’économisme, dans l’analyse du néolibéralisme de Bourdieu comme celle de Foucault, prime désormais sur le reste – la politique, les relations sociales ou les collectifs. Ces analyses éclairent intellectuellement ce qui saute aux yeux de tout un chacun, la primauté du marché dans un nombre croissant de domaines de notre vie. Dès lors, en tant qu’hommes et femmes de gauche, il nous devient indispensable de (re)penser une alternative qui ne se limite pas à des pansements sociaux sur des plaies causées par l’économie de marché.

 

Références

(1) Guillaume Erner, France Culture, Bourdieu et l’Etat protecteur, 4 avril 2018. https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-par-guillaume-erner-du-mercredi-04-avril-2018

(2)Bourdieu Pierre, De Saint Martin Monique. Le sens de la propriété. Dans : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 81-82, mars 1990. L’économie de la maison. pp. 52-64.

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Dans cet entretien accordé au Temps des Ruptures, la sociologue Chahla Chafiq revient sur l’histoire de l’Iran post-1979 et sur la révolte populaire qui touche le pays depuis la mort en détention de Masha Amini. Au prisme des débats actuels sur la police des mœurs et les droits des femmes dans le pays des Mollahs, Chahla Chafiq retrace également le rapport toujours complexe qu’entretien l’Iran avec le féminisme universaliste.
Le Temps des Ruptures : Pourriez-vous nous présenter brièvement votre parcours, de l’Iran à la France ?
Chahla Chafiq :

Au moment de la Révolution iranienne de 1979, j’étais encore étudiante en sciences humaines à la Faculté de Téhéran. Rapidement après, je suis entrée en clandestinité pendant deux ans, période durant laquelle mes études sont un peu passées, vous vous en doutez, au second plan. Une fois arrivée en France, je n’ai pas tout de suite repris mes études car je pensais ne rester ici que quelques temps, mais il s’est vite avéré que la situation en Iran n’irait pas en s’améliorant. Mon exil a été très douloureux, mais il m’a offert d’autres horizons et perspectives, en matière de réflexion et de création notamment. Quand j’ai repris mes études à la Sorbonne, la situation iranienne, la situation de mon pays, m’obsédait, et j’ai donc décidé de travailler sur la question du voile, son histoire sociale. J’étais traumatisée par mon ignorance. En tant que jeune de gauche radicale, je pensais que la question politico-religieuse n’était pas une problématique centrale. C’est en faisant mes premières recherches dans le cadre de mes études universitaires ici que j’ai pris conscience de mon erreur. Mes travaux de DEA, sous la direction de Cornélius Castoriadis, m’ont fourni la matière de mon premier essai, La femme et le retour de l’islam. J’ai énormément appris de Castoriadis. Ensuite, j’ai entamé une vie professionnelle dans le champ des relations interculturelles, ce qui m’a permis de saisir l’importance de lier la réflexion théorique à une analyse des pratiques de terrain. Sans cela, on se retrouve très vite hors sol. C’est dans ce contexte que j’ai croisé de près le phénomène islamiste en France dès les années 1990. Par la suite, j’ai vu comment l’ambition de créer des concepts théoriques dits innovants peut, indépendamment de la volonté des auteurs, amener à des inventions socialement et politiquement nuisibles, telles que le « féminisme islamique », par exemple, tout droit sorti des laboratoires de sciences humaines américains ou du moins anglo-saxons avant d’être exporté sur le terrain. J’ai formulé une critique à ce sujet dans mon essai Islam politique, sexe et genre (PUF, 2011), ainsi que dans divers articles.

LTR : Dans cet ouvrage, vous présentez la révolution constitutionnelle iranienne, qui court de 1905 à 1911, comme une période durant laquelle l’Occident – ou le Farang en persan – apparaît comme un objet de curiosité mêlé d’admiration. Soixante ans plus tard, il devient pourtant l’objet d’une haine farouche à gauche comme à droite. Comment expliquer cette évolution ?
CC :

Si l’on définit la modernité comme un projet politique, celle-ci porte en elle la démocratie au sens que lui en donne Castoriadis, à savoir un projet politique d’autonomie. La différence entre ce projet et « l’ancien » est radicale : il ne s’agit pas simplement pour le peuple d’élire ses représentants mais de définir lui-même ses propres projets. Ainsi, la société ne se réfère plus à un pouvoir méta-social, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue ou d’une institution religieuse ; tout à l’inverse de ce qui se passe sous un pouvoir islamiste qui peut éventuellement permettre au peuple de donner son avis, mais dans le cadre restreint par la Charia.

Dans le cas de l’Iran, les avant-gardes de la révolution constitutionnelle du début du XXe siècle portaient un projet moderne, démocratique. C’est pourquoi leur regard sur l’Occident était positif. Le désir de liberté existait à l’intérieur de la société. Ce n’était pas une importation occidentale. Prenez l’exemple de Tahirih Qurratu’l-Ayn, poétesse babiste iranienne du XIXe siècle. Empreinte de culture iranienne, elle n’a pas attendu l’inspiration occidentale pour revendiquer l’égalité entre les femmes et les hommes – en 1848 elle avait osé jeter son voile alors qu’elle parlait devant une assemblée publique masculine. Plus tard, dans les années 1940, une confusion entre les valeurs universelles et les pratiques colonialistes et impérialistes a favorisé un rejet de l’universalisme, ce dont les islamistes ont profité. Ce rejet de l’Occident s’est développé tout au long du XXe siècle.

LTR : Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « modernité mutilée » qui se définit comme une modernisation technologique et économique sans modernité politique, démocratique.  
CC :

Exactement. Mais, à travers ce concept, je ne pense pas uniquement au Chah. La dynastie Pahlavi a voulu faire de l’Iran une puissance développée, mais sans démocratie ! C’est ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Mais ce même phénomène se retrouvait, sous d’autres formes, du côté de ses oppositions – depuis la gauche marxiste jusqu’au centre-droit libéral, en passant par les islamistes. Du côté de la gauche, il y avait l’idée que la démocratie et les droits humains étaient des droits formels qui ne servaient que les intérêts de la bourgeoisie. On s’est rendus compte, trop tard, que loin d’être un simple vernis ils étaient au fondement de l’émancipation ! Quant à l’opposition islamiste, elle incarnait une autre forme de « modernité mutilée » par son rejet de la démocratie, supposée être une forme d’aliénation à l’Occident. Mais les islamistes modernes, proches de Khomeini, qui avaient étudié dans les universités occidentales, savaient ce qui parlait aux démocrates et aux gens de gauche. Ils ont aidé Khomeini à orner son discours d’éléments empruntés à la modernité politique pour les rassurer. Une stratégie payante. Voyez le mot « révolution » ou « république », vous vous doutez bien qu’ils ne figurent pas dans le Coran. En usant de ces vocables modernes et en y accolant « islamique » – révolution islamique, ou République islamique -, Khomeini a endormi les non-islamistes avec des symboles. Dans une moindre mesure, il s’est passé quelque chose de similaire en France avec Tariq Ramadan. Lorsqu’il disait que le voile était le feu vert ou le passeport de la citoyenneté en France pour les musulmanes, il liait un symbole islamique à un symbole républicain, démocratique. Il inventait une sorte d’islamisme républicain.

Autre piège dans laquelle la gauche iranienne est tombée : le voile. Avant la révolution, nous avons vu apparaître un voile, qui est par la suite devenu l’uniforme de la République islamique. Au départ, la dimension politique de l’habit était totalement occultée. Les islamistes étaient habiles, ils présentaient les femmes voilées comme des femmes du peuple, donc des femmes que la gauche ne pouvait pas « critiquer » puisqu’appartenant aux damnés de la terre. Rappelons qu’une fois au pouvoir, les islamistes ont lancé une chasse sanglante pour laminer la gauche et toutes les forces politiques non-islamistes.

Soulignons aussi que l’offre identitaire de l’islamisme puise dans les normes sexuées. Depuis les années 1990, le vide social laissé par la fin des grandes idéologies a favorisé le développement d’idéologies identitaires, qui s’appuient notamment sur la gestion sexuée des corps. Aux Etats-Unis, cela s’exprime à travers la question de l’avortement que l’extrême droite religieuse travaille à faire interdire, et avec l’islamisme, cela s’exprime à travers le voile.

LTR : Comment peut-on alors expliquer que les femmes elles-mêmes, celles qui n’étaient pas islamistes, aient pu accepter de porter le voile ?
CC :

Quand j’étais adolescente, je voulais porter le voile comme ma grand-mère que j’adorais. Elle m’en a dissuadée en me disant que pour elle cette habitude venait de son éducation et que, si un jour je voulais le porter, il faudrait que je le fasse en toute conscience, à l’âge adulte.

En 1979, lors de la révolution, les hommes islamistes venaient dans les manifestations pour nous inciter à porter le voile en signe de solidarité avec les femmes du peuple. Ils nous demandaient de porter un petit foulard en soutien symbolique, mais progressivement ils sont devenus de plus en plus agressifs, et Khomeini, à la veille du 8 mars [8 mars 1979, Marche des iraniennes contre le voile et pour l’égalité], a appelé les femmes à se voiler sur les lieux de travail. Dès le lendemain, des milliers des femmes sont descendues dans les rues pour protester. Faute de soutien des groupes politiques non-islamistes, leur mouvement a reculé. Puis, avec l’instauration de la charia, le port du voile est devenu obligatoire dans l’espace public. Je n’ai pas tardé à découvrir la fonction du voile en tant qu’étendard de l’ordre islamiste.

Hélas, les non-islamistes, de la gauche radicale ou libérale ainsi que de la droite, ne réfléchissaient absolument pas à cette question. Ils voyaient le voile comme le signe distinctif des femmes du peuple. Dans cette vision, la religion se substituait à l’appartenance sociale.

Les progressistes ont, par ailleurs, commis l’erreur de réduire l’Occident à la colonisation et à l’impérialisme. Ce mouvement idéologique existait aussi en France chez certains intellectuels de gauche qui ont défendu pendant longtemps le stalinisme en raison de leur position sur l’impérialisme occidental. Les idéaux post-modernes selon lesquels toutes les valeurs se valent ont aussi participé à la justification d’un relativisme culturel primaire et à la sacralisation des cultures – même rétrogrades. Ces mouvements idéologiques ont aveuglé la gauche iranienne, dont je faisais – et fais encore – partie, face au danger islamiste, ce qui a fait d’elle une alliée objective de Khomeini.

Au moment de la révolution iranienne, la question de l’impérialisme l’a emporté sur toutes les autres questions, ce fut là une erreur fondamentale. Nous avons confondu capitalisme et démocratie. Impérialisme et universalisme. À la Faculté de Téhéran, nous ne nous intéressions pas à ce qu’une femme comme Simone de Beauvoir pouvait dire, alors qu’elle avait été traduite en persan. Pour nous, le féminisme était un phénomène bourgeois, occidental.

LTR : Lorsque les femmes étaient dans la rue pour manifester contre le voile obligatoire, n’y avait-il aucun homme avec elles ?
CC :

Une minorité d’hommes soutenaient les manifestantes. Mais il y avait aussi des femmes khomeynistes qui venaient intimider les femmes non voilées. En réalité, ce qui se jouait à ce moment-là n’était pas exclusivement une domination des hommes sur les femmes, mais des islamistes – dont des femmes – sur l’ensemble des femmes.

LTR : Pour revenir sur la phrase de Khomeini citée précédemment, comment s’exerce selon vous le contrôle des corps des femmes par l’habit ? Comme une frontière entre le pur et l’impur ? Pourquoi cette peur de la liberté des femmes ?
CC :

Très bonne question. Toutes les idéologies identitaires qui instrumentalisent la religion font du corps des femmes un enjeu central. Le projet social qu’elles portent est patriarcal et antidémocratique. Dans cette perspective, la religion ne relève plus de la foi, mais d’une loi totale. Et lorsque la religion devient la source de la loi, il est en fini de la liberté et des droits des femmes. Dans un modèle social fondé sur la citoyenneté démocratique, les citoyens sont considérés comme libres et égaux devant la loi. Mais dans un ordre social fondé sur la loi religieuse, les citoyens sont des sujets de Dieu, un Dieu représenté par une poignée d’hommes qui s’auto-désignent à la tête d’un pouvoir autoritaire. Pour fonctionner efficacement, ce pouvoir s’appuie sur une cellule familiale elle aussi autoritaire, hiérarchisée entre l’homme et la femme. Accepter la domination des hommes sur les femmes revient à accepter la domination autoritaire du pouvoir sur tous. C’est pourquoi la question des femmes n’est pas une question de femmes, mais une question qui concerne toute la société. Les rapports sociaux de sexe sont éminemment politiques.

LTR : Quand on est femme dans une telle société, on peut selon vous adopter des subterfuges comme le « mauvais voile » – qui consiste à ne pas se couvrir correctement les cheveux, à utiliser du rouge à lèvres ou à ne pas porter des tenues assez amples. Y a-t-il d’autres pratiques que les femmes peuvent utiliser pour insidieusement contourner le pouvoir établi ?
CC :

Dès l’imposition du voile obligatoire par Khomeiny, les Iraniennes ont adopté le « mauvais voile ». Le pouvoir islamiste a alors mis en place une police de la conduite morale (dite « police des mœurs » en France). La confrontation entre les femmes rebelles à l’ordre islamiste et cette police dure depuis 40 ans. C’est cette résistance continue qui explique l’accueil très positif de diverses campagnes comme « Libertés furtives » et les « Mercredis blancs » lancés depuis l’extérieur par Masih Alinejad, une journaliste iranienne fraîchement exilée. On a ensuite assisté au mouvement « Les filles de la rue de la Révolution », initié par une jeune Iranienne à l’intérieur du pays, Vida Movahed, qui a retiré son voile pour en faire un drapeau.

Raïssi [le président de la république islamique d’Iran depuis le 3 août 2021] a durci les sanctions à l’encontre de ces contrevenantes avec l’ambition de régler la question du « mauvais voile ». En vain, comme nous le voyons depuis un mois avec le début des révoltes en Iran.

Cette résistance existe également dans d’autres domaines. Par exemple, les femmes ont investi si massivement l’université que le régime islamiste a établi un quota afin de limiter leur présence. Mais partout elles résistent et occupent les espaces autant qu’elles le peuvent.

LTR : Dans votre livre Islam politique, sexe et genre, l’avocate Kar confie avoir cru dans les années 1980 à une émancipation des femmes par les droits islamiques. Toutefois, elle déclare amèrement, quelques années plus tard : « Nous sommes arrivés à un point où les militantes ne peuvent que partir des droits humains pour faire avancer leurs idées. Toute autre démarche est vouée à l’échec. » Ce faisant, y a-t-il un retour de l’universalisme pour faire reconnaître les droits des femmes en Iran ?
CC :

Absolument. Mon dernier essai paru, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, porte précisément sur ce sujet. Beauvoir fascine une partie de la jeunesse iranienne éprise d’émancipation parce qu’elle est femme, universaliste et qu’elle vivait en union libre. Dans des blogs de jeunes femmes féministes, on pouvait lire à l’époque où ce support d’expression n’avait pas encore été remplacé par les réseaux sociaux : « Nous sommes le deuxième sexe ». Dans d’autres écrits de jeunes femmes et hommes, l’image de Beauvoir se mêle à la poésie et aux rêves. Dans l’Iran actuel, l’universalisme anime intensément les jeunes comme nous pouvons le percevoir dans le slogan qui anime les manifestions depuis le 16 septembre dernier « Femme, Vie, Liberté ».

LTR : L’universalisme réapparaît donc comme une solution.
CC :

Je pense que c’est l’avenir et qu’il en ira de même au Maghreb et en Egypte. L’universalisme n’est pas occidental ; il est porteur de valeurs et de droits auxquels tout un chacun peut aspirer. Ce qui m’inquiète actuellement en France, c’est le retour des identités parmi les jeunes, notamment au nom de l’anticolonialisme ou du post-colonialisme. Je trouve ce type de positionnements très dangereux.

LTR : Vous dites que l’universalisme est l’avenir des droits des femmes en Iran. Est-ce que la laïcité hors de France – parce qu’elle est très circonscrite à la France – pourrait être une sorte de bouclier contre les cléricalismes de tous bords ?
CC :

Bien sûr ! Je pense que la laïcité est un principe universalisable. Beaucoup de jeunes en parlent en Iran, utilisent le mot « laïcité », alors qu’il a longtemps été méconnu. Le combat laïque se poursuit aussi au Maghreb, en Egypte, au Brésil, en Turquie. Nous avons perdu quelques fronts, mais je pense que la laïcité est absolument universalisable.

LTR : Dans un entretien que vous avez réalisé pour Les Chemins de la philosophie, Géraldine Mosna-Savoye vous parle du voile et vous dit que beaucoup de femmes le portent par choix. Si vous lui répondez que c’est le cas pour la majorité d’entre elles, vous précisez que le choix ne clôt pas le débat. Au contraire, il lance la réflexion : ce n’est pas parce que l’on choisit quelque chose que l’on ne peut pas interroger ce choix. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
CC :

Dans notre société néolibérale, le choix devient sacré.

Prenons l’exemple de cette jeune lycéenne qui avait lancé : « Si je fais le choix de l’adultère, je fais le choix de la lapidation. » Que devons-nous lui répondre : « Très bien, c’est votre choix ? » alors même que la lapidation est un acte barbare ? La sacralisation du choix peut virer à l’absurde. Le choix s’inscrit toujours dans un contexte, et ce contexte est relatif. On peut faire un choix à 18 ans qu’on regrettera à 50 ans. Un choix n’est pas absolu, tout choix peut donc être questionné : pourquoi ce choix ? quelles en sont les conséquences ?

Je vais vous rapporter une discussion très intéressante que j’ai eue avec une jeune anthropologue anglo-pakistanaise qui portait le voile. Elle me dit qu’elle se voile par choix et s’étonne que je ne remette pas en cause ce fait car on dit souvent aux femmes que le voile leur est imposé. Mais, ayant admis que c’était son choix, je lui demande si elle veut bien m’en expliquer les raisons. Elle me répond qu’elle ne voulait pas que les hommes la regardent, ce à quoi je réponds que dans l’islam le désir sexuel des femmes est reconnu – et que les hommes peuvent par là-même devenir eux aussi des objets de désir – mais que pourtant le voile n’est pas préconisé pour eux. Elle poursuit en me disant qu’en tant que musulmane elle se doit de respecter le voile. Je lui rétorque que l’histoire du voile dans l’islam est très complexe et que les femmes du prophète elles-mêmes ne se voilaient pas. Elle finit par argumenter que son voile vise à combattre le racisme antimusulman. Pourquoi combattre le racisme par le sexisme, lui ai-je demandé ? Le voile n’étant imposé qu’aux femmes, il relève d’une prescription sexiste, et en acceptant cela elle se réduit elle-même à un statut d’objet de désir. Le voile sexualise à ce point le corps des femmes que dans les pays où il est obligatoire, comme en Iran, la moindre parcelle de peau dénudée peut devenir un objet de convoitise.

LTR : En se référant à cette idée de choix, peut-on, quand on est une femme en Iran, consentir à quelque chose qui nous opprime en étant persuadée que c’est quelque chose de fondé, de construit ?
CC :

En Iran, comme partout dans le monde. Je pense que ce qui différencie la domination des femmes par rapport aux autres formes de domination, c’est qu’elles sont valorisées comme mères, épouses, sœurs ou filles et aimées en tant que telles, ce qui peut brouiller leur discernement. Cette tension explique par ailleurs l’oscillation entre une envie de sécurité et le sentiment d’être protégées d’une part et le désir de liberté d’autre part, ainsi que Beauvoir le met en réflexion dans son œuvre.

LTR : Quand vous dites qu’il existe une peur de la liberté et un repli identitaire vers ce qui rassure, vers une idéologie « totale » voire totalitaire au sens où elle régirait toutes les parties de la vie, pensez-vous que, la nature ayant horreur du vide, on se sécurise avec des idéologies porteuses ?
CC :

Oui, y compris avec l’islamisme, l’extrême droite, ou certains populismes de gauche… Je pense que cela s’explique par le vide politique laissé par le recul de l’humanisme et des idéologies qui mobilisaient massivement et donnaient du sens à la vie. L’être humain a besoin de sens pour vivre, il ne peut pas se satisfaire d’être un simple consommateur. Comme disait Albert Camus, nous baignons dans l’absurde. Seules nos pensées et nos actions donnent sens à la vie que nous menons. Il en va de même au niveau collectif. En l’absence d’idéaux humanistes, les extrémismes trouvent un terreau propice pour se développer dans la société.

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

La littérature est-elle toujours politique ?
Entretien avec Alexandre Gefen
Pour ce troisième temps de notre série consacrée à la thématique du récit, nous nous sommes tournés vers ceux qui, mieux que quiconque, peuvent nous parler de récit : les écrivains.
 
A l’occasion de la parution d’une série d’entretiens réalisés par Alexandre Gefen, universitaire et chercheur en littérature contemporaine, sur les liens entre littérature et politique (« la littérature est une affaire politique », Editions de l’Observatoire, 2022) nous avons pu disséquer ensemble les résultats de cette enquête littéraire.
 
Alice Zeniter, Nicolas Mathieu, Annie Ernaux, Laurent Gaudé, Laurent Binet, Leïla Slimani… Alexandre Gefen a échangé avec certains des écrivains français contemporains les plus lus pour questionner leur rapport à la vie de la cité.
 
L’occasion, donc, d’explorer ensemble l’évolution de la relation entre ceux qui conçoivent et produisent des récits et le fait politique.

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Les Thibault de Roger Martin du Gard, une photographie sociale de la Belle Epoque

Culture

Les Thibault de Roger Martin du Gard, une photographie sociale de la Belle Epoque

Aux lecteurs courageux, prêts à avaler les deux mille quatre cents pages réparties en huit volumes de cette œuvre titanesque, il faut tout de suite dire une chose : vous n’aurez pas perdu votre temps. Son Prix Nobel obtenu en 1937, Roger Martin du Gard le doit en grande partie à cette saga familiale qui aura ponctué vingt années de sa vie. Etalée de 1922 à 1940, la publication des huit romans qui composent le cycle des Thibault lui vaut les éloges des spécialistes du monde entier. À mi-chemin entre le naturalisme scientifique et le réalisme, ce roman fleuve nous plonge dans les tribulations de deux frères, Jacques et Antoine, entraînés par leur milieu social et leur époque (1). Cet article n’a pas vocation à mettre en exergue tous les points d’intérêt de l’œuvre de Martin du Gard. Nous ne prétendons ni à la ratiocination littéraire ni à l’épuisement de toute la richesse des Thibault. Il existe déjà des analyses très subtiles du style littéraire du Prix Nobel 1937, notamment au sujet de la polyphonie des huit romans. Ici, c’est une entrée plus humble dans son œuvre qui est proposée, focalisée sur trois temps de la saga des deux frères Thibault.
Une étude familiale et psychologique

C’est avant tout comme roman familial que se présente a priori le cycle de Martin du Gard. On y suit deux familles, les Thibault et les Fontanin. La première compte trois personnages principaux : Oscar Thibault, le père, Antoine Thibault, le fils médecin, et enfin Jacques Thibault, de près de dix ans son cadet, plus rêveur et solitaire. Chez les Fontanin, Thérèse, la femme au mari adultère et fuyant, et ses deux enfants Daniel, du même âge que le benjamin des Thibault, et Jenny, au caractère encore plus asocial que Jacques. L’histoire, au fil des huit livres, se centre de plus en plus sur les Thibault au détriment des Fontanin. Les premiers sont catholiques et les seconds protestants, précision qui passerait pour anecdotique dans la France de 2022 mais qui ne l’était pas au tournant du XXème siècle. Le futur lecteur des Thibaut ne doit pas s’attendre à des aventures romanesques qui emmèneraient nos amis (car oui, après 2400 pages ils nous apparaissent comme tels) dans des situations improbables. Héritier des Balzac et autre Tolstoï, Roger Martin du Gard a à cœur de rendre son récit réaliste. Exit donc les happy end, les combats à l’épée ou les complots politiques. Ce que le lecteur trouvera dans cette saga, c’est une famille bourgeoise somme toute assez ordinaire, c’est ici que réside paradoxalement tout l’intérêt de cette cellule familiale.

Si un terme devait résumer l’étude familiale que nous offre Roger Martin du Gard, ce serait l’atavisme. Défini chez le Robert comme une « hérédité des caractères physiques ou psychologiques », autrement dit des singularités qui se retrouvent chez différents membres d’une même famille, l’atavisme traverse tout le récit. Jacques et Antoine d’abord, que tout semble opposer pendant les deux mille premières pages, se trouvent finalement avoir des similitudes quasi insondables. Il faudra attendre qu’Antoine soit à l’orée de la mort pour s’en rendre compte. Atavisme également entre Oscar Thibault et ses enfants, bien qu’une génération sépare la fratrie du paternel. Importance de la famille, de la transmission et de l’hérédité. Les dernières pages du dernier roman, Epilogue, qui reproduisent le carnet de notes d’Antoine (destiné à Jean-Paul, un personnage dont nous ne voudrions pas gâcher la découverte aux lecteurs et lectrices), aboutissent sur une sorte de parachèvement de l’atavisme des Thibault. Antoine, à la question du sens de la vie, répond finalement ceci :

« Au nom du passé et de l’avenir. Au nom de ton père et de tes fils, au nom du maillon que tu es dans la chaîne… Assurer la continuité… Transmettre ce qu’on a reçu, – le transmettre amélioré, enrichi. Et c’est peut-être ça, notre raison d’être ? »

Une autre focale essentielle des Thibault réside dans la relation, difficile et sinusoïdale, entre les frères Jacques et Antoine. Neuf années les séparent – autant que la différence d’âge entre un frère et une sœur dans une autre œuvre de Roger Martin du Gard, Le lieutenant-colonel de Maumort. Dans les deux-mille-quatre-cents pages, on compte sur les doigts d’une main les moments d’affection chaleureux entre Jacques et son aîné. L’âge, le caractère, le mode de vie ; tout les sépare à première vue. On ressent chez l’un comme chez l’autre cette tristesse, cette frustration de ne pouvoir ouvrir complètement son cœur. Ils ne se comprennent pas, et pourtant s’aiment profondément. Ils ne pensent pas de la même façon, et pourtant pensent souvent à l’autre. Deux frères que tout oppose, mais que des caractères héréditaires, issus du père Thibault, réunissent malgré tout.

Cette ethnologie familiale ne serait pas complète si l’auteur n’avait pas intégré, en dernière instance, l’emprise du père sur ses enfants. Sur toute la famille à vrai dire, les deux frères sont entourés d’une multitude de personnages secondaires qui sentent aussi peser sur eux le poids du père autoritaire. Sa femme étant morte en couche lors de la naissance de Jacques – encore une fois on retrouve exactement le même schéma dans Le lieutenant-colonel de Maumort -, le père règne en unique maître sur toute la maison des Thibault. Autre schéma présent dans ces deux œuvres romanesques, la distance froide et austère entre le père et les enfants. Roger Martin du Gard, au détour d’une pensée de Jacques, confesse ce qui semble en réalité être la sienne : « et Jacques se souvint d’une phrase qu’il avait lue il ne savait plus où : « quand je rencontre deux hommes, l’un âgé et l’autre jeune, qui cheminent côte à côte sans rien trouver à se dire, je sais que c’est un père et son fils. » Derrière l’implacable joug patriarcal se cache, on se rend compte progressivement, une sensibilité enfouie depuis la mort de la mère. Une sensibilité que découvriront, au fil des pages, les deux frères, chacun à leur façon. Tout se tient dans cette géniale fresque familiale, des liens généalogiques à l’évolution psychologique des personnages en relation avec leur parent.

La peinture sociale d’une bourgeoisie à la croisée des chemins

Entre Oscar Thibault et ses enfants, un fossé générationnel se creuse. Après la mort du père, Antoine restera dans la « bonne » bourgeoisie catholique. La croisée des chemins, c’est à nos yeux une révolution anthropologique qui s’opère entre le père et ses enfants, entre une génération et une autre. Le père est austère, conservateur, républicain par défaut plus que par excès ; il construit au fil des années son empire économique et moral sur la bonne société parisienne. À l’inverse, Jacques devient socialiste et Antoine un progressiste modéré, féru de critiques antireligieuses. Autant le premier se révolte contre les valeurs bourgeoises et peut, à ce titre, se targuer d’être sorti des pas de son père, autant le second revendique une certaine forme de continuité. Mais tout en se pensant dans la suite de son paternel, il est en réalité radicalement différent. Il s’insère dans la bourgeoisie parisienne, autant qu’Oscar Thibault, mais l’idéologie bourgeoise évolue. Elle est moins austère, moins sobre, davantage progressiste et surtout, éloignée de la religion.

L’ouverture du premier roman dépeint une haine sans merci de Thibault père, fervent catholique, vis-à-vis des protestants. Savoir que son fils a fricoté avec un « parpaillot » le met hors de lui. La médiation entre les deux familles se fait donc sous une atmosphère de conflit religieux. L’homme choisi pour jouer la conciliation entre le camp catholique et le camp protestant – celui des Fontanin -, c’est justement Antoine. Faire l’entremetteur ne lui pose pas le moindre problème, en tant qu’agnostique, voire athée. Dans notre société contemporaine, détachée pour grande partie du religieux, on ne mesure pas la rupture – et son coût moral – entre la bourgeoisie du XIXe siècle et celle de la « Belle époque », confiante dans le progrès inéluctable du monde moderne. Sur des dizaines de pages, Roger Martin du Gard met en exergue cette confrontation entre un monde austère qui finit et un autre qui s’ouvre, hardi et naïf en même temps. Il laisse débattre deux de ses personnages, Antoine Thibault d’un côté « contre » l’abbé Vécard de l’autre. Arguments de foi contre exposés antireligieux, l’auteur présente Antoine comme sûr de lui, certain de la force de la raison contre le dogme religieux en général et catholique en particulier. Citons un court passage où Antoine s’adresse à l’abbé Vécard : « il y a si peu d’hommes qui attachent plus de prix à la vérité qu’à leur confort ! Et la religion, c’est le comble du confort moral ». Le confort moral, c’est celui d’une bourgeoisie besogneuse et conservatrice dont le nouveau siècle sonne le glas.

De « la fresque sociale à la fresque historique »(1)

Les huit romans des Thibault présentent plusieurs strates d’analyse. Une première, l’atavisme familial, celle immédiatement perceptible qui lie le père, Jacques et Thibault. Puis vient, implicitement, la fresque sociale qui recouvre l’évolution de chaque personnage. Enfin se dessine la dernière strate, en surplomb de tout le reste, et qui vient bousculer l’ordre familial et/ou social : l’histoire avec sa grande hache(2).

L’amorce du XXe siècle voit se développer des idéologies politiques radicales. Après une lutte centenaire entre la République et l’Ancien Régime, gagnée par la première, de nouvelles fractures politiques se font jour. À gauche, incarné ici par Jacques, un socialisme révolutionnaire d’un genre nouveau. Avant la Première Guerre mondiale, l’auteur nous fait suivre à travers le cadet des Thibault les ardeurs révolutionnaires des militants de la IIe Internationale, de la France à l’Allemagne en passant par la Genève de laquelle il s’est épris. Le lecteur passionné de socialisme y trouvera son compte, entre les personnages historiques (Jaurès, Vaillant, Sembat, etc) et les discussions théoriques. Celles-ci torturent Jacques, révolutionnaire mais idéaliste, plus hugolien que léniniste, qui tient en horreur la grande violence. Meynestrel, le chef de la petite bande de socialistes de Genève, marquera d’ailleurs sa différence avec Jacques, en expliquant ceci : « pas d’enfantement sans passer par les grandes douleurs ». Son maximalisme ira d’ailleurs jusqu’à encourager la déflagration mondiale pour détruire l’ordre des nations afin de faire advenir la révolution internationale.

Autre mouvement de pensée qui prend un essor en 1914 : le nationalisme. Ici ce n’est pas l’idée politique, avec ses militants et ses partis, qui est étudiée par Roger Martin du Gard, mais bien plus l’idéologie diffuse qui se propage à l’été 1914 à l’orée de la Première Guerre mondiale. On observe au fil des pages des individus pacifistes, socialistes, anarchistes ou couards, évoluer vers un nationalisme défensif contre « l’agresseur » allemand, assimilé au barbare là où ils se convainquent que la France, elle, symbolise le droit et la civilisation. Le changement est notable chez Antoine, qui justifie progressivement – et, disons-le, avec brio – un devoir moral qui incombe de défendre la patrie. Loin d’être va-t-en-guerre, il se fait à l’idée de partir avec son régiment. Il en ressortira, comme tous les Français, terriblement changé. La guerre, dans ce roman, détruit les convictions enracinées – notamment le pacifisme et l’idée de progrès inéluctable – et les vies toutes tracées.

Les contextes sociaux et historiques, déterminants dans ce cycle de huit romans, modifieront les opinions des personnages. Antoine, pourtant très porté sur sa personne avant le conflit mondial, expliquera dans les dernières pages que la vie consiste à « ne pas se laisser aveugler par l’individuel ». Aphorisme qui résume bien l’œuvre de Roger Martin du Gard.

Références

(1) Guarguilo René, « L’œuvre romanesque », L’École des Lettres, numéro sur Roger Martin du Gard du 1er mars 1999, Paris, éd. l’École des loisirs, p. 8-9.

(2) L’expression vient de Georges Perc.

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