Chronos, l’Occident aux prises avec le temps

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Chronos, l’Occident aux prises avec le temps

Recension de l'ouvrage de François Hartog
Presque vingt ans après l’ouvrage « régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps » qui a fait date, François Hartog publie en 2020, alors que le monde retient son souffle et que le temps est suspendu à cause de la pandémie, un ouvrage qui poursuit et approfondit ses recherches sur le temps et les sociétés humaines. Pour Le Temps des Ruptures, Paul-Henry Schiepan revient sur cette étude captivante et érudite, « Chronos, l’Occident aux prises avec le temps »

Disons-le franchement, l’ouvrage de François Hartog, Chronos, l’Occident aux prises avec le Temps (Gallimard, 24,5 euros), paru en 2020 n’a pas eu un retentissement suffisant. Rappelons que l’auteur, historien, est l’inventeur du concept de régime d’historicité conçu pour mieux saisir les diverses manières dont les sociétés humaines articulent ensemble passé, présent et futur afin de doter le temps qui passe d’une cohérence narrative. L’ouvrage Régime d’historicité : présentisme et expériences du temps, paru en 2003, a fait date et bercé les cours de sciences politiques, de philosophie et d’histoire de plusieurs générations d’étudiants.

Chronos, l’Occident aux prises avec le Temps, s’inscrit dans le droit fil de ce maître ouvrage. L’auteur continue son investigation sur le temps dans ce qui relève ici d’une monographie centrée sur notre civilisation depuis ses origines grecques. C’est peu dire que cet ouvrage historique, d’une érudition impressionnante, se place sans le dire tout à fait sous le patronage de Paul Ricœur, l’auteur du monumental Temps et récit qui étudie justement notre usage du récit pour habiter le temps qui passe, le temps des hommes et le temps de l’histoire et ainsi surmonter l’inéluctabilité d’un Chronos implacable.

Pour réaliser sa monographie, François Hartog s’appuie sur trois concepts essentiels, tous trois hérités de la Grèce : Chronos, Kairos et Krisis. Chronos n’est autre que le temps que connaît la physique, le temps qui se dit selon le mouvement pour reprendre l’ancienne formule aristotélicienne. C’est le temps du cosmos, ce temps qui se confond presque avec l’éternité et qui pèse de tout son poids sur nos épaules de mortels. C’est justement pour ramener ce temps à hauteur d’homme que les concepts de Kairos et de Krisis sont mobilisés. Le premier désigne le temps opportun, le momentum, l’occasion à saisir, c’est Kairos qui dynamise le temps linéaire de Chronos. Le second nous est plus familier, c’est l’évènement à proprement parler, le temps des ruptures ou la rupture dans le temps et dont le champ lexical très contemporain de la crise est un lointain héritier.

Armé de ces trois concepts structurants, l’auteur entreprend une étude historique approfondie depuis l’antiquité tardive jusqu’à notre époque pour y repérer les indices d’une évolution de notre appréhension du temps, qu’il retranscrit ensuite dans les termes du trio que forment Chronos, Kairos, Krisis.

Une part importante du livre est ainsi dédiée à l’histoire du temps chrétien. De cette lente maturation qui s’étend des pères de l’Église à l’humanisme renaissant et qui, pour reprendre la formule de l’auteur, enserre le présent entre le temps de la fin (Kairos) et la fin des temps (Krisis), jusqu’au présentisme de notre époque contemporaine où le règne du simultané propre au numérique dissout un futur que la fin des idéologies avait déjà privé d’horizon.

Cette étude érudite éclaire la dette de notre civilisation envers la chrétienté qui a façonné notre expérience individuelle et collective du temps, à un point tel que les grandes pensées de la modernité apparaissent sous cet éclairage comme les reformulations successives d’une apocalypse toujours annoncée et toujours retardée.

Mais c’est bien la dernière partie consacrée au concept d’anthropocène qui donne à l’ouvrage sa portée contemporaine. Fruit d’une interpénétration, celle du temps des hommes, du temps de la nature et du temps du monde, d’un agencement inédit entre Chronos, Kairos et Krisis, l’anthropocène, ainsi définie, apparait pour ce qu’elle est : une ère de bouleversements sans précédents qui nous impose en conséquence, pour continuer d’appréhender et d’habiter le monde, de redessiner des perspectives temporelles pour nos sociétés.

Se tenant à égale distance des techno-prophètes et des curés de l’apocalypse climatique qui chantent en chœur la fin du monde des hommes, François Hartog nous indique une voie, celle d’une humanité passant de l’adolescence à l’âge adulte et capable d’assumer tant sa dette que sa responsabilité vis-à-vis de la nature et des générations futures. Loin d’imposer ses vues, il nous indique bien plutôt des auteurs sur lesquels nous appuyer, parmi lesquels figurent Hans Jonas, Gunther Anders ou, plus proche de nous, Bruno Latour.

Cette réflexion sur notre expérience du temps s’achève d’ailleurs prophétiquement par un post-scriptum de l’auteur daté d’avril 2020, à l’heure où l’humanité confinée faisait une double expérience inédite, celle de la suspension du temps humain percutée par l’hyper-connectivité de nos sociétés qui, même physiquement arrêtées, ont continué de fonctionner dans le cyberespace.

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

La littérature est-elle toujours politique ?
Entretien avec Alexandre Gefen
Pour ce troisième temps de notre série consacrée à la thématique du récit, nous nous sommes tournés vers ceux qui, mieux que quiconque, peuvent nous parler de récit : les écrivains.
 
A l’occasion de la parution d’une série d’entretiens réalisés par Alexandre Gefen, universitaire et chercheur en littérature contemporaine, sur les liens entre littérature et politique (« la littérature est une affaire politique », Editions de l’Observatoire, 2022) nous avons pu disséquer ensemble les résultats de cette enquête littéraire.
 
Alice Zeniter, Nicolas Mathieu, Annie Ernaux, Laurent Gaudé, Laurent Binet, Leïla Slimani… Alexandre Gefen a échangé avec certains des écrivains français contemporains les plus lus pour questionner leur rapport à la vie de la cité.
 
L’occasion, donc, d’explorer ensemble l’évolution de la relation entre ceux qui conçoivent et produisent des récits et le fait politique.

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Après la victoire… – épisode 1

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Après la victoire… – épisode 1

"Enfin, les ennuis commencent"
Et si la gauche l’avait emporté en avril et en juin 2022 ? Et si, malgré la diversité des sensibilités qui la composent, l’union de la gauche était désormais au pouvoir, aux responsabilités ? Comment parviendrait-elle à former un Gouvernement ? Quelles seraient ses priorités ? Comment affronterait-elle les divergences entre ses composantes ? C’est le scénario d’une gauche face au réel que nous avons voulu explorer dans cette série de politique fiction dont le premier épisode est consacré à la formation d’un Gouvernement d’union de la gauche au lendemain de la victoire aux élections législatives.

Un vrombissement de moteur résonna place de la République avant que le dernier camion de la régie ne s’engouffre boulevard du Temple. Le silence se fit enfin sur la place où gisaient par terre quelques drapeaux tricolores au milieu d’autres, abandonnés par les militants. On distinguait là l’étoile blanche sur fond rouge du PCF, ici le poing et la rose des socialistes ou le tournesol d’Écologie et Liberté, et, surtout, des drapeaux blancs frappés des trois lettres « LTR », le grand vainqueur, Le Temps des Ruptures. Quelques heures avant tout juste se tenaient sur la place, ivres de joie, les différents chefs de la fédération « unité et progrès », pour fêter ensemble une victoire retentissante aux élections législatives.

Seul manquait sur scène le Président nouvellement élu, Maël Ruggiero, condamné à suivre depuis son bureau les résultats, entouré seulement de quelques collaborateurs. Tout au long de la soirée il avait reçu des messages de félicitations, bien loin des scènes de liesse qui embrasaient la capitale et auxquelles il aurait pourtant aimé se joindre. Avait-il seulement eu le temps de réaliser le poids de la charge qui lui incombait désormais ? Il vivait et revivait quotidiennement le souvenir de sa propre victoire, deux mois plus tôt, à l’annonce du résultat final, l’instant fugace, le pincement de cœur qui dure le temps d’un battement de cil, l’éclair qui déchire le ciel en silence avant que le tonnerre n’éclate.

Cette nouvelle victoire était d’abord celle des militants, de ces infatigables artisans qui avaient battu la campagne, surmonté les innombrables bisbilles entre groupes locaux, sections et autres coordinateurs régionaux des différentes composantes de la fédération. Le contraste était saisissant entre cette campagne à échelle humaine, locale et nationale à la fois où chacun se sentait impliqué, proche de son candidat, proche de sa ville, et la personnification extrême de la campagne présidentielle avec sa culture du clash et du buzz, les sempiternelles questions des journalistes – « quelle sera votre première mesure si vous êtes élu ? » – les staffs de campagne de candidats inaccessibles et leurs conseillers-en-tout…

Le succès de la fédération devait beaucoup à un engouement que l’union de la gauche avait suscité chez des électeurs résignés et qui s’était traduit dans les urnes : soixante-quinze pourcents de participation aux élections législatives, du jamais vu depuis 1986 ! Les forces de gauche données perdantes avant le scrutin présidentiel s’étaient redressées brusquement et, par-delà les analyses tactiques et stratégiques des politologues de profession ou de bistrot, le principal moteur de la victoire avait bien été l’espoir ! L’espoir, que la gauche avait fait renaître chez des citoyens faussement désabusés, revenus de tout sauf de la démocratie et qui pouvaient bien renoncer à Dieu mais pas à communier ensemble. Protester dans une urne restait le moyen d’expression favori des vrais contestataires, près de deux siècles et demi après la grande Révolution, les Français continuaient de se rendre seuls maîtres et possesseurs de leur destin.

Mais le frisson de la victoire qui lui avait parcouru l’échine par deux fois ces dernières semaines devait autant à la joie qu’à l’effroi face à l’immensité de la tâche à accomplir. Surpris d’une accession au second tour qui devait beaucoup aux erreurs de la candidate d’extrême droite, Ruggiero s’était érigé en rassembleur des forces de transformation écologique et de progrès social.

Il avait fallu forcer l’union pour créer une dynamique, rendre celle-ci à la fois crédible et désirable pour le pays, pas seulement pour le « peuple de gauche », mais aussi pour les pans entiers de la société, passés avec armes et bagages à l’extrême droite, par dépit ou par colère, persuadés d’avoir été abandonnés et sacrifiés par ceux qui jusqu’alors les représentaient, les défendaient. Ceux qu’on appelait les « fâchés mais pas fachos » avaient été privés de leur candidate au second tour, il avait fallu les convaincre de revenir au bercail. Il avait aussi fallu convaincre une partie de la bourgeoisie sans trop la brusquer, la bourgeoisie des villes davantage sensible à l’écologie qu’à la question sociale. Il avait fallu, enfin, acquérir la stature, non plus du challenger ou de l’opposant, mais du chef d’Etat, du Président apte à diriger, à composer avec un pays en rupture.

Ce difficile chemin de crête avait valu au parti une scission, la frange la plus radicale n’acceptant pas que l’union se fasse au prix du moindre compromis avec les modérés, les « traitres » venus des rangs socialistes. Sceptique quant aux chances de succès de la fédération, Faouzia Ben Slimane-Couderc avait claqué la porte du Temps des Ruptures pour fonder Les Révoltés, entrainant avec elle davantage de militants que d’électeurs mais provoquant une crise interne dont il avait bien pensé qu’elle lui couterait la victoire.

La dynamique avait heureusement été plus forte que la dissension et ce soir, les électeurs venaient de confirmer leur choix, offrant au Président un mandat clair. « Enfin, les ennuis commencent ! » comme avait dit le socialiste Bracke-Desrousseaux au lendemain de la victoire du Front populaire, et cette phrase, répétée comme de rituel après l’élection de chaque président de gauche n’avait pas pris une ride depuis un siècle. C’est qu’on s’engage à gauche alors qu’on se contente la plupart du temps d’être de droite. A l’exception des fantasmes d’apprentis fascistes, la droite faisait d’ordinaire peu d’efforts pour penser le monde et brillait davantage par son instinct de conservation, son inclination à abandonner le monde à son devenir. « Administrer », « adapter », « accompagner », voilà les verbes d’action qu’affectionnait la droite là où la gauche se donnait pour mission de « transformer », « construire », « protéger ».

Ruggiero avait retenu de la déconfiture de son prédécesseur la leçon. Il ne pouvait se contenter d’accompagner la marche du monde en espérant ainsi préserver les quelques avantages dont jouissait encore un pays riche comme la France dans la grande compétition internationale. Il relevait du devoir d’un Président de gauche de croire en l’immense pouvoir de la volonté humaine, d’afficher la conviction inébranlable qu’il n’y a pour l’humanité de destination que celle qu’elle choisit de se donner. La tiédeur d’un déterminisme volontiers cynique douchait les espoirs d’une société qui n’osait plus rêver depuis trop longtemps. Le néolibéralisme avait imposé la théorie de l’évolution comme règle pour la société tout entière, creusant toujours plus profondément le sillon qui séparait les possédants de la multitude qu’ils condamnaient à la domination. Pour sortir de cette ornière il fallait renoncer à l’impuissance politique.

Il fut tiré de ses pensées par l’ombre portée du secrétaire général de l’Elysée, entré dans le bureau par la petite porte du côté. Au cabinet, on l’avait affublé du surnom d’aiglefin à cause de sa passion pour la pêche, mais d’autres y décelaient plutôt un sarcasme moquant ses petits yeux inexpressifs et la main toujours froide, toujours molle qu’il tendait à ses interlocuteurs.

« Karim m’a téléphoné, il veut remettre la démission de son Gouvernement dès demain midi. Il ne perd pas de temps. »

Maël resta songeur. En nommant le chef de file du PS comme Premier ministre il avait pris un risque. Mais il lui avait fallu mettre sur pied un Gouvernement de campagne pour préparer les législatives et Karim s’était imposé comme choix logique pour mettre en scène l’alliance entre la gauche engagée et résolue qu’il représentait et le centre gauche social-démocrate. Jeune et impatient mais bien formé à l’école du parti, le garçon avait du métier et un sens politique aiguisé comme une lame de rasoir. Il misait sa carrière depuis des années sur un pari simple mais audacieux : virer un à un les vieux chefs. A l’en croire, le rejet de la social-démocratie dans l’opinion provenait surtout d’un rejet viscéral des têtes d’affiches, de ces vieilles badernes boursoufflées qui avaient fait leurs classes sous Mitterrand et leur beurre sous Jospin. Il était convaincu qu’en purgeant le parti de ses caciques, en mettant en scène leur obsolescence, la social-démocratie renaîtrait de ses cendres. Les militants l’appelaient le tueur d’éléphants, l’anti-Morel.

Mais le petit était trop pressé, trop agité, il brûlait la chandelle par les deux bouts. « Chirac avait son Sarkozy, Ruggiero a son Zaoui » était même allé jusqu’à titrer un canard facétieux pendant la campagne. Hors de question pour Maël de se faire polluer le quinquennat par un ambitieux, comme son prédécesseur avant lui. Fallait-il le garder comme Premier ministre pour conjurer le sort ? La question restait entière.

Le Gouvernement de campagne qu’il avait mis sur pied était resserré, à peine dix postes, le minimum vital pour expédier les affaires courantes, seulement les têtes de série de la Fédération et quelques hommes et femmes de confiance pour tenir l’administration. Les cinq chefs de partis étaient convenus dès l’origine que les législatives feraient foi, qu’ils composeraient le nouveau Gouvernement en respectant les équilibres nés du scrutin. Mais ce soir, le brouillard était encore trop dense pour qu’on puisse mesurer l’état des forces de chacun et seule la nuit permettrait d’y voir clair. Il congédia aiglefin et se mit au lit, songeur. « Enfin, les ennuis commencent ! » se répéta-t-il pour se donner du courage.

*

La petite femme rondouillarde qui se tenait face à lui débordait de son tailleur gris clair, un tailleur hors d’âge et bien strict qu’elle n’avait jamais dû porter auparavant. Elle avait de beaux cheveux noirs qu’un chignon peinait à retenir. Depuis tout le temps qu’il la connaissait, Maël n’avait jamais vu Faouzia dans un tel accoutrement.

« Président, tu ne peux pas garder Karim comme Premier ministre… Si tu fais ça, tu fous en l’air le mouvement. Tous ces arrivistes, ces opportunistes qui vont venir gratter à la porte pour un poste, il faut leur mettre un tir de barrage d’emblée ! Sinon, tu vas t’institutionnaliser, te normaliser. Et tout l’engouement, tout l’espoir que ta victoire a suscité s’évanouira aussi sec. Et n’oublie pas, ce que tu perdras à gauche, tu ne le gagneras jamais à droite, pour eux tu seras toujours un bolchévik, un khmer vert ! »

En dépit de ses coups tordus, il appréciait Faouzia et la passion qui l’animait. Sa micro-scission au lendemain du premier tour des présidentielles avait d’abord mis en péril la cohésion du parti qu’il dirigeait mais il y avait vite trouvé son compte. Les Révoltés ayant quitté le navire LTR, il s’était mécaniquement recentré, devenant le seul à même de faire dialoguer gauche radicale et socialistes, de rassurer les uns sur les intentions des autres. La nomination de Karim avait fait grincer des dents, chacun voulant se tailler la part du lion, convaincu que l’identité du Premier ministre aurait une incidence déterminante sur le cours de la campagne et le résultat des législatives.

Faouzia enchainait les mauvais calculs depuis deux mois et s’était ralliée à la Fédération, contrainte et forcée, quelques jours avant le second tour du scrutin présidentiel. Alors que Maël et Karim avaient annoncé de concert, au lendemain du premier tour, leur intention de s’allier pour faire élire Maël à la présidence et aborder ensemble les législatives, Faouzia avait quitté avec fracas LTR pour créer Les Révoltés en dénonçant une forfaiture. Ne pouvant rien contre la dynamique populaire née de l’union, elle faisait partie des ralliés de la vingt-cinquième heure, qui avait rejoint la Fédération comme on signe la reddition. Ce mauvais calcul lui avait valu d’être servie chichement par la commission d’investiture. Sur la ligne d’arrivée, Faouzia et les siens obtenaient tout juste onze députés élus, et cela convenait très bien au Président qui avait craint qu’elle n’en obtienne quinze et ne puisse ainsi constituer un groupe parlementaire autonome dont elle aurait usé pour affaiblir la majorité. Elle était désormais pieds et poings liés.

Maël la laissa faire son numéro en silence, observant du coin de l’œil son conseiller spécial, Boris, également président de la commission d’investiture de la Fédération, qui peinait à dissimuler son agacement.

« Qu’est-ce que tu veux Faouzia ? Avec tes onze députés, tu ne demandes quand même pas le poste ? On ne peut pas nommer un Premier ministre qui vienne du Temps des Ruptures, c’était le deal avec la Fédération : on prend l’Élysée, on laisse Matignon. Donc ça se joue entre le PCF, Écologie et Liberté et le PS. C’est le PS qui a le plus de sièges aux législatives, donc Karim. Tu préfèrerais que ce soit Elsa ou peut-être Léon ? »

Elle leva les yeux et les bras au ciel dans un geste d’impuissance. L’huissier frappa à la porte et entra.

« Monsieur le Président, Madame Farami et Monsieur Badowski sont arrivés, ils patientent dans le salon des ambassadeurs. »

Karim devait rejoindre l’Élysée sur les coups de midi pour présenter la démission de son Gouvernement, laissant au Président le temps nécessaire pour débuter les négociations avec les partenaires de la majorité, ou plutôt pour leur faire accepter le principe de sa nomination. Maël avait pris sa décision, Karim avait un profil d’attaquant de pointe, ce qui constituait, certes, un risque à ce poste, mais calculé. Il mesurait l’adversité à laquelle le Premier ministre ferait face, qu’il s’agisse du chaudron bouillant de l’Assemblée, des médias prompts à clouer un jour au pilori ceux dont ils chantaient la veille encore les louanges et, surtout, de l’administration qui se méfiait du Président élu et se partageait entre une haute fonction publique acquise aux préceptes libéraux et des catégories B et C tentées par le vote d’extrême droite.

Le jeune loup rêvait de chausser les gants pour en découdre, un profil de conquérant qui plairait jusque sur les bancs de la droite et laisserait quelques semaines de répit à l’exécutif pour préparer les premiers grands orgues du quinquennat. Mais Maël craignait qu’il ne se plaise de trop à Matignon et, porté par son euphorie, ne s’y consume, comme tant d’autres avant lui. Une crainte fondée … soit, et alors ? Karim avait son destin en main et il lui revenait d’en écrire les bonnes pages. Et puis les candidats au poste ne manquaient pas. Non, s’il hésitait, cela tenait davantage à l’incapacité du garçon à jouer collectif. Il pouvait bien être le seul à marquer mais il faudrait bien défendre en groupe.

L’image comptait au moins autant que les résultats et Maël voulait que son Gouvernement soit sympathique aux yeux des Français. Loin de l’image rassurante des technos gris et ternes dont jouissaient les libéraux auxquels ils s’apprêtaient à succéder, le nouveau Gouvernement ferait immédiatement face à un procès en incompétences et en amateurisme, meilleure arme de leurs adversaires pour disqualifier toute velléité de transformation. Singer leurs prédécesseurs ne les mènerait nulle part, il fallait donner envie, donner envie de croire en eux. Et pour cela il voulait une équipe unie et soudée dans l’épreuve, à laquelle les gens auraient presque envie d’appartenir. Il fallait donner envie aux gens de les voir réussir, leur donner envie de placer en eux leur confiance. Tout l’inverse de ce qu’avait fait son prédécesseur… Karim, avec ses petites phrases qu’il distillait comme du cyanure, sa méfiance congénitale et son ambition démesurée, ne collait pas vraiment au rôle d’homme d’Etat réfléchi mais débonnaire que recherchait le Président. Un Chirac en somme, mais de gauche.

Il entra dans le salon des ambassadeurs où Elsa Farami et Léon Badowski, la première secrétaire d’Ecologie et Liberté et le secrétaire national du PCF, l’attendaient, rejoints quelques minutes auparavant par Faouzia.

« Ce sera bien Karim, dit-il d’emblée après que chacun se fut bien installé. »

Badowski réagit peu, il avait passé l’âge des outrances et connaissait trop bien les choses de la politique. Puis son véritable combat était ailleurs, il avait obtenu dix-neuf députés, ce qui lui permettrait de renforcer son groupe parlementaire à l’Assemblée, de récupérer des financements supplémentaires pour conserver son autonomie de fonctionnement et de mettre ses élus à l’abri de toute menace d’exclusion en cas de bisbille. Il faudrait le courtiser, et cela tombait bien car le vieux communiste escomptait bien placer des ministres au Gouvernement, au moins trois, comme en 1981, et à des postes sérieux s’il vous plaît ! Qu’on n’essaye pas de l’endormir avec la jeunesse et les sports ! Karim ? Ni pour, ni contre, bien au contraire.

Sans grande surprise ce fut Elsa qui ouvrit le feu la première :

« Vous privilégiez donc sans concertation l’homme qui a fait un score inférieur au mien à la présidentielle, c’est un mauvais signal pour l’avenir de la Fédération, et un casus belli majeur pour nous.

-On respecte le deal Elsa, Karim a peut-être fait un mauvais score au premier tour des présidentielles mais il est celui qui obtient le plus de députés après LTR. Et puis c’est lui aussi qui a été l’élément moteur pour la création de la Fédération, il y a une certaine cohérence…

-Il obtient peut-être plus de députés mais il a été mieux servi par la commission d’investiture, et puis au final on parle de quatre députés de plus que nous, pas de quoi éblouir la galerie ! Avec les circonscriptions qui leur avaient été réservées, il s’est débrouillé comme un manche. J’insiste, ce serait un casus belli pour nous. »

Le Président vérifia sur la fiche préparée par Boris les nouveaux chiffres de la Fédération. Une majorité de trois-cent dix-sept députés dont deux-cent vingt-sept pour LTR, onze pour Les Révoltés et dix-neuf pour le PC. Sur les soixante autres sièges, le PS en avait remporté trente-deux contre vingt-huit pour Écologie et Liberté. Il fit un rapide calcul avant de répondre à Elsa.

-Qu’est-ce que tu entends par casus belli ? Tu songes à quitter la Fédération ? Il y a tout un Gouvernement à constituer, c’est une belle victoire collective, tu seras très bien servie. Et puis qu’est-ce que tu feras, seule avec tes vingt-huit députés dont tu n’es même pas sûre qu’ils te suivront tous ? Tu veux sortir de l’alliance qui vous a permis d’obtenir, pour la première fois dans l’histoire de votre parti, suffisamment d’élus pour former un groupe, avant même d’avoir siégé, simplement sur une querelle de personne, une querelle d’égo ? Et tu ne penses pas que les électeurs te feront payer le prix de la déloyauté à la première occasion ?

-Sois raisonnable Elsa, renchérit Boris. Tu n’as pas de quoi compromettre la majorité. Même sans toi, nous serons toujours deux-cent quatre-vingt-neuf, c’est chiche mais ça reste la majorité absolue. »

L’œil du Président fut attiré à cet instant par Faouzia qui se dandinait sur sa chaise, triturant en silence ses doigts potelés. Un message de son chef de cabinet lui indiqua que Karim était au barrage de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Maël quitta la pièce pour accueillir son Premier ministre dans la cour, sous l’objectif des journalistes convoqués pour la journée. Le fringant quadra sortit de sa voiture tout sourire, un dossier à la main et sa veste sur le bras malgré le vent qui commençait à souffler et les nuages noirs qui s’amoncelaient. Il serra la main du Président chaleureusement et posa longuement avec lui sur le perron, à la manière d’un dignitaire étranger. Il savourait son triomphe, convaincu que cette double victoire devait beaucoup à son instinct politique, lorsqu’il avait surpris son propre parti et les électeurs au soir du premier tour où il avait réuni tout juste 5,1% des suffrages, en annonçant la création de la Fédération unité et progrès pour faire élire Maël. Il avait mené la bataille des législatives comme un général bat la campagne, supervisé celle-ci jusque dans ses moindres détails, cette victoire était la sienne et il venait désormais récupérer son dû, Matignon !

Lorsqu’il entra dans le salon des ambassadeurs, il vit le visage fermé de ses partenaires. Aiglefin semblait absorbé par le dossier posé devant lui qu’il relisait machinalement et Boris faisait grise mine. Pas tout à fait l’ambiance festive et joyeuse qu’il espérait, mais il connaissait trop bien Elsa et les états d’âme de cette quadragénaire, née la même année que lui, sa rivale, talentueuse avocate formée par Ruggiero et qui le méprisait, lui, l’opportuniste, le coupeur de têtes au sourire d’acier. Cette grande bourgeoise qui se comportait comme une parfaite héritière jusque dans les salons de l’Elysée était convaincue que le poste lui revenait de droit. Et si on lui refusait, elle jouerait une sérénade aux journalistes en pleurnichant sur sa condition de « femme dans un monde d’hommes, d’agneau parmi les loups. » Mais c’était bien elle, la louve, la prédatrice.

« Je m’oppose à ce que tu sois nommé Premier ministre Karim. »

Ce n’était pas vraiment une surprise mais elle n’avait pas les moyens de s’y opposer, il jeta un coup d’œil aux autres membres de la Fédération. Léon, ce vieux roublard, arborait le masque du sphinx. Faouzia, en revanche, n’arrivait pas à soutenir son regard. Il comprit avant même que cette dernière n’ouvre la bouche.

« Je ne peux pas voter l’investiture d’un Gouvernement dont tu serais Premier ministre, Karim. Même si je le voulais, mes troupes ne me suivraient pas.

Il eut tout un tas d’expression et de qualificatifs qui lui passèrent à cet instant par la tête. Boris qui avait bien fait ses calculs semblait désespéré. Sans Elsa, la majorité tenait à une voix, mais avec les onze députés de Faouzia, Le Présidet, Léon et lui n’avaient plus de majorité pour investir le Gouvernement. Aiglefin tenta en dernier recours de proposer une répartition des postes faisant la part belle aux deux factieuses.

« Aucune proposition, aussi généreuse soit-elle, ne fera l’affaire, répondit Elsa. C’est une question de principe, Karim ne peut pas être Premier ministre. Au-delà même de nos scores respectifs à la présidentielle ou bien aux législatives, il faut envoyer un signal aux électeurs, le temps de l’écologie est venu, c’est ça l’espoir que l’on doit incarner pour notre génération et pour la jeunesse. Karim, ne le prends pas mal, tu as toutes les vertus de l’homme politique et tu as un grand rôle à jouer, mais il faut que l’on affiche une vraie rupture, que l’on donne un cap clair. La social-démocratie à la papa, les socialos bon teint, c’est fini, c’est derrière nous, c’est le passé.

-Et toi Faouzia, demanda-t-il en désespoir de cause, c’est ce que tu penses aussi ?

-Je t’aime beaucoup Karim, tu as l’avenir devant toi et peut-être qu’un jour ce sera toi le Président, mais tu sais que je n’étais pas favorable à la Fédération dès le départ, parce que je voulais qu’on préserve notre radicalité originelle, celle qui a fait le succès d’LTR. Maël est Président désormais, il va progressivement s’institutionnaliser, perdre cette radicalité qui a fait sa popularité, c’est le jeu de la Ve République, même si je déteste ce régime. Si, en plus, on nomme un Premier ministre qui se revendique social-démocrate, bien que tu défendes, je le sais, un réformisme ambitieux et volontaire, alors on perdra nos soutiens, nos électeurs ne comprendront pas, penseront qu’on les a floués. Je ne veux pas rejouer la bérézina du dernier quinquennat socialiste. Ça ne peut être qu’Elsa. »

Cette sentence acheva Karim, qui savait qu’un gouffre béant, un monde séparait la militante acharnée, qui avait fait ses armes, toute jeune, à la Ligue communiste révolutionnaire, et s’était illustrée dans les manifs de gilets jaunes au point de devenir une porte-parole de fait du mouvement, de l’avocate du VIIIe arrondissement, femme de réseaux issue de sciences-po, passée par la conférence, et qui camouflait ses inclinations libérales sous un masque de verdure. Qu’elles tombent d’accord pour l’évincer le laissait sans voix, seul et trahi.

Les jeux étaient faits, tous ici le savaient. Le Président n’avait aucune bonne solution, la loi des nombres s’imposait. Elsa avait été la plus dure à convaincre et jusqu’au bout il avait fallu s’assurer de sa loyauté alors que le parti du Président battu la courtisait pour les législatives, espérant imposer à Maël une cohabitation grâce à son soutien. Quant à la gauche, Elsa s’en foutait, le Président qui avait formé la jeune avocate dans son cabinet le savait mieux que quiconque. Elle trouvait tout cela dérisoire, cette histoire qui confinait à la mythologie, ces intellectuels de canapé qui répétaient ad nauseam les mêmes rengaines sur la lutte des classes, ces rites dépassés et ces combines d’arrière-cour, toutes ces babioles de la gauche avaient leur place au musée avec Badowski, qu’elle tolérait encore parce qu’il avait le bon goût de ne pas radoter devant elle.

La pluie battait à la fenêtre face à laquelle le Président se tenait debout. Karim se leva, le parquet grinçait sous ses pieds alors qu’il se dirigeait vers la porte. Il déposa sur la table la lettre de démission de son Gouvernement et lança, avant de quitter la pièce :

« Soit, je pars sur deux victoires et laisse ma place. Mais je veux Bercy et les Affaires étrangères, plus deux ministres et trois secrétaires d’Etat et je serai intransigeant. Je rentre à Matignon faire mes affaires et préparer la passation avec Elsa. »

Elsa, la victorieuse, savourait cet instant, réalisait à peine qu’elle venait de briser l’élan de son principal rival et de s’imposer, de s’auto-désigner Première ministre. Faouzia avait le regard vide du prévenu qui encaisse la sentence des juges depuis le box des accusés. Léon se leva, impassible, insensible au sujet du Premier ministre, aucun des candidats ne lui inspirant confiance.

« Elsa, tu es Première ministre désormais, je te félicite et te charge officiellement de former un Gouvernement, dit le Président. »

Puis il ajouta :

« J’espère que tu mesures pleinement l’immensité de la tâche qui t’incombe désormais et que tu mesures bien que ta légitimité, c’est de moi que tu la tires. Tu gouverneras le pays d’après mes directives. Et lorsque les canons seront pointés vers moi, je n’aurai de cesse de les dévier vers toi.

-Je tire ma légitimité du Parlement, répondit-elle cinglante.

-Non Elsa, ton Gouvernement tire son autorité du Parlement qui t’accorde sa confiance si tu lui demandes, mais ta légitimité c’est de moi que tu la tiens, c’est moi qui te nomme et c’est moi qui te démets de tes fonctions. Garde bien ça en tête ! »

Elle eut un sourire en coin, un sourire plein de défiance qu’il lui connaissait depuis toute jeune, lorsqu’elle était encore élève avocate et rêvait déjà d’en découdre. Ils en restèrent là et le Président demanda à son secrétaire général de faire préparer le communiqué de presse annonçant sa nomination. Il s’apprêtait à quitter la pièce quand son chef de cabinet déboula dans le salon l’œil fou. Il tendit au Président son téléphone pour qu’il voit ce qui tournait en boucle sur les chaînes d’infos. On voyait à l’image la cour de l’Elysée pleine de journalistes et Karim qui se prêtait au jeu des questions.

« Monsieur Zaoui, avez-vous été confirmé par le Président dans vos fonctions de Premier ministre ? Allez-vous former un nouveau Gouvernement, demandèrent en cœur les journalistes ?

-Ecoutez, j’ai vu le Président à qui j’ai remis la démission de mon Gouvernement. Manifestement le Président a accepté celle-ci et m’a annoncé son intention de nommer Mme Farami à ce poste. »

La surprise pouvait se lire sur les visages des journalistes trop heureux de tenir ce scoop et qui renchérirent sans attendre :

« Ce doit être une déception pour vous, comment expliquez-vous ce revirement, votre nomination semblait pourtant acquise après votre victoire aux législatives ? Allez-vous quitter la Fédération ?

-Je n’ai aucun commentaire à faire, j’attends désormais la composition du Gouvernement. Mon seul souhait est que les premières mesures du programme porté par la Fédération pendant la campagne soient mises en œuvre au plus vite. Les Français veulent des réponses à l’urgence sociale et climatique, le reste n’intéresse que les commentateurs. »

Il quitta la cour satisfait, Elsa devait comprendre qu’elle aurait toujours derrière elle son ombre, il voulait qu’elle sente le souffle d’une menace permanente sur sa nuque.

Le geste de Karim provoqua une petite crise institutionnelle comme les médias adorent les fabriquer, courtes et sans lendemain, donnant l’occasion à des commentateurs sans talent de disserter jusqu’à épuisement, de créer de l’anecdote pour alimenter le buzz, de répéter les analyses paresseuses d’anciens insiders sortis du formol pour l’occasion.

En à peine quelques jours l’image d’Elsa s’était écornée, les journalistes avaient fini par faire eux-mêmes les calculs et comprendre la manœuvre. Sa réputation d’arriviste était faite, elle aurait du mal à s’en départir. Karim avait obtenu sans peine les ministères qu’il voulait lors des négociations et pouvait à loisir se parer de toutes les vertus. Les Français aimaient les victimes qui portaient haut, qui jouaient de leur malheur pour faire valoir leur abnégation, le bougre savait y faire.

Lorsqu’Aiglefin sortit sur le perron de l’Elysée annoncer la composition du Gouvernement, emprunté et mal à l’aise, lui qui détestait la lumière et l’œil des caméras, le Président ne put s’empêcher d’éprouver une franche satisfaction. Le petit incident passé, tout était désormais en place et, dès le lendemain, lors du premier Conseil des ministres, le quinquennat commencerait, les premières mesures seraient annoncées. « Enfin, les problèmes commencent ! », se dit-il encore, comme un mantra pour guider son action

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

Le véganisme peut-il être un récit pour le XXIe siècle ?

Pour cette seconde émission consacrée à « renouer le fil du récit » nous sommes un peu sortis des sentiers battus.

Après un premier entretien consacré au concept même de récit, à ses différents avatars au cours de l’histoire, nous nous sommes intéressés à un récit qui connait aujourd’hui une certaine prospérité, exemple de ce que peut être un récit contemporain.

Ce récit, c’est celui du véganisme ! Loin du phénomène de mode souvent décrié, loin du gadget intellectuel, le véganisme gagne en audience parce qu’il prospère à la fois en tant qu’idéologie et en tant que récit proposant une clé de lecture de notre temps et un horizon pour nos sociétés.

L’occasion de prendre au sérieux le véganisme en compagnie d’Adrien Dubrasquet, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, et auteur d’un passionnant essai d’analyse sur le sujet « le véganisme, une idéologie du le XXIe siècle ? » (Editions de l’Aube, 17€)

Cet entretien n’est ni un pamphlet, ni une apologie, c’est avant tout l’analyse d’une idéologie contemporaine dans sa dimension narrative.

Bonne écoute à tous !

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

Entretien avec Johann Chapoutot (1/2)

Pour notre première émission sur La Fabrique, nous lançons une série consacrée à cette question brûlante d’actualité « Comment renouer le fil du récit contemporain ? »

Pour débuter cette série, un entretien en 2 parties avec Johann Chapoutot, historien, auteur du succès de librairie « Le Grand Récit, introduction à l’histoire de notre temps » (éditions PUF).

Qu’est-ce qu’un récit ? Comment les sociétés humaines se racontent-elles des histoires pour affronter la grande question de leur disparition ? Pourquoi les grands récits ont-ils déserté le monde contemporain ? Peut-on encore imaginer de grands récits pour demain ?

Ce sont toutes ces questions auxquelles nous allons tenter d’apporter une réponse avec Johann Chapoutot, dans la première partie de cet entretien.

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« L’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse »

Le Retour de la question stratégique

« L’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse »

Entretien exceptionnel avec Hubert Védrine
Ancien ministre des Affaires étrangères, ancien secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, l’expertise géopolitique d’Hubert Védrine est aujourd’hui internationalement reconnue. Il a très récemment publié l’ouvrage « Une vision du monde » (Bouquin, 30€) qui dessine, au fil des interventions réunies à cette occasion, une vision du monde et des relations internationales qualifiée de néo-réaliste. A cette occasion, il a accordé au Temps des Ruptures un entretien exceptionnel au cours duquel nous avons pu aborder la place de la France dans le monde, le conflit en Ukraine, l’avenir de l’Europe et du système international, l’impact géopolitique de la crise écologique et bien-sûr, le défi Chinois. L’occasion, en cette période troublée où nos repères géopolitiques des trente dernières années vacillent, de faire un point général.
Le Temps des Ruptures : Pour de nombreux commentateurs, la politique étrangère d’Emmanuel Macron renoue avec ce qu’on appelle le « Gaullo-Mitterrandisme », mais qu’est-ce au juste que cette doctrine ? Qui l’a théorisée et comment la définir au XXI siècle ? La France s’en était-elle vraiment écartée depuis quelques années ?
Hubert Védrine : 

C’est moi qui ai, le premier, dans les années 80, proposé l’oxymore « gaullo-mitterrandisme », pour désigner la reprise et la poursuite par le président Mitterrand des fondamentaux de la dissuasion nucléaire selon Charles de Gaulle. Cette expression a été ensuite étendue à la politique étrangère française en général. Elle a été utilisée au sein du Quai d’Orsay par ceux – les néo-conservateurs – qui, tout en prétendant que le néo-conservatisme n’existe pas (c’est même à cela qu’on les reconnaît) ont, depuis la présidence Sarkozy, mené la bataille occidentaliste contre ce gaullo-mitterrandisme présenté comme étant systématiquement anti-américain, anti-israélien, anti-mondialisation, etc., ce qui est évidemment faux. Ce terme désigne tout simplement une politique étrangère qui œuvre à ce que la France, loyale envers ses alliés et ses partenaires, conserve in fine son autonomie de décision, ce qui est de plus en plus difficile. Cela dit, personne ne sait ce que penserait le Général de Gaulle, ou Mitterrand, aujourd’hui ! Quant au président Macron, il a mêlé depuis 2017 dans sa politique étrangère et selon les sujets des approches gaullo-mitterrandienne, mondialistes, européennes, ou autres. En fait il mène une politique … macronienne, enrichie maintenant par cinq ans d’expérience.

LTR : Dans un monde ouvert comme le nôtre, chaque nation doit user des atouts dont elle dispose, quels sont les atouts de la France aujourd’hui pour construire sa politique étrangère et maximiser son influence ?
Hubert Védrine : 

La France a de très nombreux atouts qu’elle ne reconnaît pas et divers handicaps que, par masochisme, elle ne cesse de mettre en avant. Le décrochage économique par rapport à l’Allemagne est, lui, une réalité tangible. Mais la France reste une puissance (et il y a peu de puissances dans le monde, au maximum une quinzaine), une puissance moyenne d’influence mondiale. Chaque mot compte. Ce qui devrait suffire à écarter à la fois la grandiloquence et la déprime.

LTR : La politique étrangère de la France est-elle constante ou bien est-elle sujette au jeu de l’alternance démocratique ?
Hubert Védrine :

Les politiques étrangères des pays sont assez constantes dans la durée car elles découlent de la géographie, de l’histoire et de l’idée que les peuples se font d’eux-mêmes, de ce qu’ils redoutent ou espèrent, ce qui ne change que lentement, même si les rapports de force économiques évoluent plus vite. Mais plus les opinions pèsent dans les démocraties, pas seulement au moment des élections, mais en permanence, voire à chaque minute, plus les ouragans émotionnels médiatiques ou numériques peuvent contraindre ou handicaper des politiques étrangères obligées d’être « réactives ». A tel point que dans la plupart des démocraties, les dirigeants ne cherchent même plus à concevoir et à conduire une vraie politique étrangère, mais se bornent à prendre des « positions » pour satisfaire leur électorat ou calmer l’opinion à l’instant T, d’où une guerre interne, statique et stérile de « positions », ce qui n’a évidemment aucun impact sur les évènements internationaux. Cela les affaiblit beaucoup.

LTR : La France a, pour d’évidentes raisons historiques, été très active au Moyen-Orient. Pourtant on a le sentiment d’un désengagement, non seulement Français mais plus largement occidental, dans la région à la faveur de la recomposition en cours (Syrie, Irak, relations entre Israël et le Golfe, etc…), existe-t-il encore une politique Française structurée au Moyen-Orient ?
Hubert Védrine : 

Il y a en effet une fatigue visible et un désengagement occidental, y compris français, au Proche et, sur la question palestinienne, au Moyen-Orient. Il demeure quand même une politique française sur chaque problème et pays par pays. Mais la cohérence du tableau d’ensemble n’est pas évidente. Cela dit, cette remarque s’applique également aux autres puissances extérieures à cette zone, ainsi qu’aux puissances régionales (dont aucune ne peut l’emporter complètement sur les autres). Seul un compromis durable Iran/Arabie modifierait cette donne.

LTR : Vu d’Europe, l’Afrique est un enjeu essentiel du XXIe siècle pour des raisons démographiques et climatiques. Pourtant le continent peine à se structurer politiquement et reste la proie de certaines puissances dont la politique étrangère peut être qualifiée de néo-colonialiste. On voit par ailleurs l’échec de l’opération Barkhane au Mali (après le succès de l’opération Serval) et les difficultés que nous avons, y compris en zone francophone, à contenir l’emprise chinoise et, désormais, russe. Quelles sont nos marges de manœuvre ? Quels devraient être les piliers de notre politique étrangère en Afrique, au-delà de la seule aide au développement ?
Hubert Védrine : 

On ne peut parler d’Afrique(s) qu’au pluriel. Il y a trop de différences entre les régions et entre chaque pays ! En dépit de ce que ressassent les Européens, Français en tête, l’avenir des pays d’Afrique dépend avant tout des Africains eux-mêmes. Barack Obama avait été courageux de leur rappeler, à Accra, qu’ils ne pouvaient plus attribuer leurs problèmes aux colonisations, très anciennes, ni à l’esclavage (qui a d’ailleurs été, dans la durée, majoritairement d’origine africaine ou arabe) mais à eux-mêmes. Certains pays d’Afrique s’en sortiront très bien, d’autres moins. Nous n’y pouvons pas grand-chose. D’autant que l’aide au développement, abondante depuis des décennies, a été largement détournée ou plus encore gaspillée et qu’en plus il n’est pas certain que l’aide déclenche le développement. Cela se serait vu ! Les pays d’Afrique, sauf les très pauvres, demandent d’ailleurs plutôt des investissements ou l’accès à nos marchés.

 

Une de nos priorités concernant l’Afrique, ou plutôt le préalable, devrait être la cogestion des flux migratoires (nécessaires) entre les pays de départ ou de transit – il faudra qu’ils l’acceptent – et d’arrivée – un Schengen qui fonctionne vraiment – par la fixation annuelle de quotas par métiers. Ce qui nécessitera le démantèlement systématique des réseaux de passeurs qui savent très bien comment tourner et détourner massivement le droit d’asile, lequel doit être absolument préservé mais refocalisé sur sa vraie raison d’être : protéger des gens en danger.

Les Africains continueront bien sûr à jouer de la mondialisation en mettant en concurrence la quinzaine de puissances qui ont des projets et des intérêts en Afrique, et dont la plupart ne leur posent pas de conditions démocratiques ! On ne peut pas s’en étonner, ni leur reprocher ! En plus, vous avez vu que beaucoup d’entre eux n’ont pas condamné la Russie.

LTR : Par conséquent, pensez-vous que nous devrions rester au Mali ou bien quitter le pays ?
Hubert Védrine : 

On ne peut pas rester au Mali, coup d’Etat ou non, Russes ou pas, si le gouvernement de Bamako nous demande de partir. Les Maliens, comme les Guinéens, ont d’ailleurs déjà joué plusieurs fois la carte russe depuis leur indépendance. Grand bien leur fasse !

La France était venue au Mali avec l’Opération Serval, à la demande du Mali, des pays voisins et du Conseil de sécurité, pour empêcher la conquête de Bamako par un nouveau Daesh. Ce qui a été réussi. Nos 57 morts ne le sont pas pour rien. En revanche l’Opération Barkhane ne pouvait éliminer le djihadisme dans tout le Sahel si la France était à peu près seule !

En revanche, il faudrait obtenir de chacun des autres pays du Sahel une réponse claire  à la question : veulent-ils que nous restions pour les aider à lutter contre le djihadisme ? Si oui, on verra dans quelles conditions, mais alors ce sera à eux de régler leurs problèmes avec le Mali.

LTR : Enfin, pensez-vous que la France soit aujourd’hui une nation souveraine en matière de politique étrangère ?
Hubert Védrine :  

Il n’y a plus dans le monde globalisé de nations totalement souveraines au sens autarciques – même pas les Etats-Unis ou la Chine ou la Russie (quoi que croit Poutine) – tant les interdépendances sont fortes. Les pays se tiennent un peu tous par la barbichette, mais il y a quand même des pays qui réussissent à rester plus souverains ou moins dépendants que d’autres ! Voyez l’énergie ou les matières premières ! Au minimum, il faut préserver notre autonomie finale de décision sur les questions vitales et réduire méthodiquement toutes les dépendances que nous avons laissé s’accroître du fait d’une confiance trop naïve dans la mondialisation. Ce qu’a compris l’actuelle Commission et ce que va accélérer pour l’énergie le choc de la guerre en Ukraine qui s’ajoute à la désimbrication en cours, mais qui ne sera jamais totale, des économies chinoises et américaines.

LTR : La crise en Ukraine, qui n’est pas terminée, a été un révélateur : on a vu l’OTAN, pourtant en « état de mort cérébrale » comme le disait il y a peu encore Emmanuel Macron, revivifiée et l’Union Européenne parfaitement inaudible. Certains, en France, s’en désolent : faut-il en conclure que l’OTAN est un élément indépassable de notre politique étrangère ? Ou bien la confirmation que l’OTAN a pour seule vocation de gérer le cas russe ?
Hubert Védrine : 

L’OTAN est depuis sa création une alliance militaire défensive anti-soviétique. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle soit aujourd’hui revigorée par la guerre d’invasion russe en Ukraine, à ses frontières. Elle perdurera tant que les pays alliés européens jugeront impensable de la remplacer par quoi que ce soit d’autre, et notamment pas par une défense spécifiquement européenne, à laquelle ils ne croient pas. Mais ce n’est pas non plus le rôle de l’OTAN de définir une stratégie politique par rapport à la Russie. Rappelons-nous la guerre froide. Les dirigeants américains dissuadaient fermement l’URSS mais négociaient quand même avec elle, et ne chargeaient pas l’OTAN de ce volet politique. Donc il n’y a rien à reprocher à l’OTAN, mais il ne faut pas se tromper sur son rôle. Et de toute façon ce n’est pas d’actualité.

LTR : Un mot de la crise ukrainienne : comment en sommes-nous arrivés là en trente ans ? Comment répartiriez-vous les responsabilités entre Russes, Américains – OTAN – et Européens de l’est ? Ne sommes-nous pas en train de pousser définitivement la Russie dans les bras de la Chine ?
Hubert Védrine : 

Je pense en effet que les Occidentaux n’ont pas eu une politique intelligente envers la Russie, du moins au début, pendant le mandat effarant d’Eltsine, ainsi que pendant les deux premiers mandats de Poutine et celui de Medvedev. Je ne suis pas seul : Kissinger, Brezinski et d’autres Américains vétérans de la guerre froide (Kennan, Matlock) pensaient qu’il fallait impliquer, contraindre la Russie, dans un système de sécurité européen et que pour l’Ukraine, un statut de neutralité, à la finlandaise, avec de vraies garanties croisées, aurait été la meilleure solution. Le sommet de l’OTAN en 2008 à Bucarest qui provoquait sans choisir a été une erreur tragique. Mais l’attaque du 24 février balaye ces considérations et définit le nouveau contexte.

LTR : Il y a trente ans, François Mitterrand élaborait et défendait avec Gorbatchev la notion de « maison commune » européenne. L’idée était de ne surtout pas encercler ni humilier la Russie mais de l’arrimer au bloc européen sur une base civilisationnelle. Cette idée, qui visait aussi à contrebalancer l’effet attendu de la réunification Allemande, a été torpillée par les Américains, les Allemands et plus largement les pays de l’est. N’aurait-ce pas été pourtant la meilleure solution pour unifier le continent et donner au projet eurasien – qui est en train de se faire sans nous – une coloration occidentale ?
Hubert Védrine : 

C’est très regrettable que les propositions de François Mitterrand pour une confédération européenne (lancée beaucoup trop tôt, dès le 31 décembre 1989), son intérêt pour la proposition de Gorbatchev d’une « maison commune européenne » (même si elle était très floue), le travail fait par tous les membres de l’OSCE à l’occasion de la Charte de Paris en novembre 1990, l’association de Gorbatchev au G7 de Londres en 1991, n’aient pas été amplifiés avec la Russie, et aient été torpillés. Il aurait fallu reprendre cette vaste question de la sécurité en Europe. L’histoire aurait peut-être pu être différente, si on s’y était pris autrement dès la fin de l’URSS.

Peut-être … Finalement, Poutine a fait un choix tragique pour les Ukrainiens et à terme désastreux pour son pays.

LTR : Le premier semestre de l’année 2022 est marqué par la présidence Française de l’Union, un évènement qui se produit une fois tous les 13,5 ans. Quelle a été selon vous l’évolution de l’influence Française au sein de l’Union Européenne depuis notre dernière présidence de l’UE, sous Nicolas Sarkozy ?
Hubert Védrine : 

L’influence de la France au sein de l’Union Européenne a en effet diminué, c’est incontestable : les causes sont diverses. Le décrochage économique et industriel français par rapport à l’Allemagne (industrie, dette, technologie, commerce extérieur) ; l’élargissement et le recul du français ; la réunification allemande qui a conduit à l’augmentation du nombre de parlementaires allemands au sein du Parlement européen (sans compter leur travail et leur assiduité) ; une pondération différente de voix au Conseil européen, du fait du Traité de Lisbonne qui a renforcé le poids de l’Allemagne.

LTR : Selon vous le départ d’Angela Merkel et l’arrivée d’un nouveau chancelier issu du SPD – et à la tête d’une coalition tripartite SPD, verts, libéraux – est-il l’occasion d’un rééquilibrage des rapports de force au sein de l’UE ? Le « verrou » allemand, notamment sur l’inflation et le mécanisme de stabilité (les 3% de déficit et 70% de dettes) peut-il sauter ?
Hubert Védrine : 

Au point de départ, la politique du nouveau chancelier allemand ne s’annonçait pas très différente de celle de Madame Merkel qui a géré l’immobilisme de façon favorable aux intérêts allemands. Une question se posait : comment le chancelier Scholz allait-il arbitrer les désaccords qui n’allaient pas manquer d’apparaître au sein de sa coalition tripartite, sur les questions internationales, européennes et budgétaire ?

Mais la décision de Poutine de déclencher la guerre a changé tout cela. L’abandon du pacifisme allemand et la (re)création d’une armée allemande vont avoir des conséquences considérables. Mais le débat sur l’usage de ces 100 milliards ne fait que commencer.

Et l’Allemagne est obligée de programmer d’autres sources d’énergie que le gaz russe …

LTR : En période de crise, nous sommes toujours surpris de constater à quel point, en l’état actuel, les intérêts des nations européennes ne sont pas alignés, et cela pour tout un ensemble de raisons : position géographique, besoins en ressources naturelles, intérêts commerciaux, tradition pacifiste ou bien de non-alignement, etc… Au vu de ces intérêts difficilement conciliables, pensez-vous que l’Europe puissance soit autre chose qu’un mythe fédérateur ? L’Union peut-elle peser sur la reconfiguration de l’ordre international ou bien est-elle condamnée à un atlantisme paresseux ?
Hubert Védrine : 

On ne devrait pas être surpris de redécouvrir que, pour les raisons mêmes que vous rappelez, les intérêts des nations européennes, à part quelques valeurs communes, ne sont pas automatiquement alignés. Et indépendamment même des intérêts, il y a des imaginaires et des narratifs, des peurs et des espoirs qui restent différents d’un pays européen à l’autre. De toute façon, la construction européenne n’a jamais été conçue par ses Pères fondateurs comme devant conduire à une « Europe puissance ». L’idée était de ne pas refaire le traité de Versailles. Cela a été un projet intelligent de relèvement de l’Europe après la guerre, notamment grâce au Plan Marshall et à l’Alliance Atlantique, sous la protection des Etats-Unis demandée et obtenue par les Européens. Cela n’a pas encore fondamentalement changé dans la tête des autres Européens, en dépit des innombrables propositions françaises, et notamment, depuis 2017, de celles du président Macron. Ca ne devrait pas empêcher les Européens, sur d’autres sujets que la défense, de mieux définir et défendre leurs intérêts dans le monde global et semi chaotique. Mais encore faudrait-il qu’ils arrivent à se mettre d’accord sur ces fameux intérêts et sur ceux qui sont prioritaires voire vitaux, et pas seulement sur leurs « valeurs ». De toute façon, la violente agression de Poutine nous a ramené au début de la Guerre froide et cela va avoir des effets disruptifs dans la tête des Européens.

LTR : L’ère « Fukuyamienne » semble définitivement refermée, le dernier clou dans son cercueil ayant sans doute été le mandat de Donald Trump. On constate aujourd’hui que Joe Biden ne parvient pas à renouer avec le langage hégémonique qu’un Barack Obama pouvait encore tenir. L’Amérique semble accepter progressivement l’idée que des blocs se reforment et cherche à souder ses alliés autour d’elle pour faire front. Pensez-vous que la guerre, froide ou non, soit inéluctable ?
Hubert Védrine : 

La vision de Fukuyama était illusoire ou alors très très prématurée. En tout cas rappelons des banalités : les Occidentaux ont perdu le monopole de la puissance ; il n’y a pas encore de communauté internationale, mais une foire d’empoigne au sein de laquelle les puissances installées essayent de préserver leurs acquis (et la Russie de maximiser sans retenue sa capacité de nuisance) et les puissances émergentes de s’affirmer de plus en plus sur une ligne post-occidentale. Le défi chinois symbolisant cette nouvelle période. Il faudrait que les Occidentaux soient très bien coordonnés et que leurs stratégies convergent pour gérer, avec the rest, cette gigantesque mutation, au mieux de leurs intérêts et de leurs croyances (les fameuses « valeurs »). Ce n’est pas encore le cas. L’ironie – contre-intuitive – de l’histoire étant que les pays européens n’ont jamais été aussi puissants et influents dans le monde que quand ils étaient en rivalité et en compétition permanente entre eux ..!

Mais revenons à 2022 : que ferons-nous du bouleversement traumatique provoqué par Poutine ?

LTR : Finalement la stratégie Américaine vis-à-vis de la Chine est la même qu’avec la Russie : la création d’alliances défensives (AUCUS, Taiwan, Séoul) visant à encercler l’adversaire. Néanmoins, la position des pays asiatiques vis-à-vis de la Chine est bien plus complexe, d’autant que ces pays-là ne font pas partie du bloc occidental – excepté l’Australie bien entendu –, la force de leur lien avec l’Occident est bien plus faible et distendu. Enfin, le conflit larvé qui oppose les Etats-Unis à la Chine est une rivalité de puissances qui ne se redouble pas d’un conflit idéologique profond et mobilisateur comme au temps de l’URSS. Pensez-vous que la stratégie Américaine en Asie ait une chance de réussite ou bien est-elle vaine ? Pensez-vous que les Américains soient réellement prêts à mourir pour Taiwan ou la Corée du sud ?
Hubert Védrine : 

Endiguer l’ascension de la Chine comme éventuelle première puissance mondiale va continuer à dominer la politique étrangère américaine des prochaines décennies, même après l’énorme bug poutinien. Ce qui continuera de rendre relativement secondaire, du point de vue américain, les conflits ailleurs. En Asie, les Etats-Unis peuvent bénéficier, en plus naturellement du soutien de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de Taïwan, de l’inquiétude d’un certain nombre de pays d’Asie du sud-est, qui ne veulent pas tomber complètement sous la coupe de Pékin, sans trop se lier, non plus, aux Etats-Unis. La suite dépendra de l’intelligence stratégique, ou non, des politiques américaines et chinoises. Mais si les Etats-Unis ne dissuadaient pas une attaque chinoise sur Taïwan, leur garantie ne vaudrait plus rien nulle part … Peuvent-ils l’accepter ?

LTR : Il y a une quinzaine d’années le concept de « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) pour qualifier les puissances émergentes avait le vent en poupe et permettait d’identifier les « puissances de demain ». Finalement seule la Chine a vraiment explosé. Ce concept est-il définitivement devenu inopérant ?
Hubert Védrine : 

Le concept de BRICS, formulé par un économiste de la banque Goldman Sachs, Jim O’Neill, désignait des puissances économiquement émergentes avec une classe moyenne très nombreuse, dont le pouvoir d’achat croissait. Mais cela n’a jamais été un concept géopolitique opérant. De plus, le parcours de la Chine est tout à fait singulier.

LTR : La Chine renforce son influence internationale : organisation de coopération de Shanghai, routes de la Soie, mais aussi recours massif au veto en conseil de sécurité et influence croissante sur les organisations internationales (le cas de l’OMS s’est révélé flagrant durant la crise du covid-19). Peut-elle selon vous faire vaciller l’ordre international ?
Hubert Védrine : 

En effet, la Chine cherche à réviser l’ordre international américano-global (comme d’autres puissances, l’Iran ou la Turquie, et d’autres, qui n’ont pas le même poids) pour le modifier en son sens, voire y substituer un nouveau système international post-occidental. C’est emblématique de notre monde au sein duquel les puissances installées depuis des siècles cherchent à préserver leurs acquis que remettent en cause les puissances émergentes révisionnistes. L’issue de ce gigantesque bras de fer, qui n’est pas écrite d’avance, dépendra de l’intelligence stratégique des Occidentaux (sauront-ils ne pas unir contre eux les puissances révisionnistes ? Pour le moment, ils font le contraire). Ils ne s’en sont pas souciés ces trente dernières années car ils pensaient avoir gagné la bataille de l’Histoire.

LTR : Enfin, pensez-vous que la crise environnementale soit d’ores et déjà un enjeu géopolitique ? Peut-elle devenir l’élément structurant d’un (dés)ordre international au XXIe siècle ?
Hubert Védrine : 

La dégradation des conditions de vie sur une planète surpeuplée et archi-productiviste/prédatrice est évidente. Cette prise de conscience s’impose partout. La discussion ou la controverse sur ce qu’il faut faire pour ralentir l’augmentation des températures, réduire le CO2, recycler les déchets, rendre productive une agriculture plus biologique, changer les modes de propulsion, bref, « écologiser » toutes les activités humaines, s’est déjà imposée dans toutes les enceintes internationales. D’innombrables discussions et conflits auront lieu au cours des prochaines décennies sur cette transformation. Ce n’est plus un combat binaire et manichéen – plus personne ne peut nier le risque écologique et le contrer est un impératif – mais un débat sur le rythme et les moyens. Or, sur ce plan aussi, la guerre en Ukraine et ses conséquences nous font tragiquement régresser …

LTR : L’effet de souffle du début de la guerre a déclenché des réactions très vives dans les opinions publiques des démocraties occidentales et jusqu’à l’assemblée générale de l’ONU, transformant le conflit ukrainien en théâtre d’affrontement entre le monde occidental et les puissances qui refusent cet hegemon, à l’image de la Russie. Un mois après le début de la guerre, la perception du conflit ne risque-t-elle pas de se transformer, d’un conflit perçu comme « mondialisé » – ou faisant peser un risque de guerre à une échelle intercontinentale – en un conflit essentiellement régional et interne à « l’espace russe » ?
Hubert Védrine : 

Attaquer l’Ukraine est une décision du président Poutine contre un autre Etat slave, dont il conteste par la guerre la légitimité. Et donc les Occidentaux (Etats-Unis, Canada et Union Européenne) ont réagi par des sanctions très dures : tout sauf l’entrée en guerre contre la Russie. Cette décision remet brutalement en cause l’idée que la guerre ne pouvait plus avoir lieu sur le continent européen (même s’il y a eu des guerres en Yougoslavie) et que le recours à la force pour régler les questions internationales était proscrit. C’est pour cela qu’aux yeux des Occidentaux cette guerre est intolérable. Mais notez qu’à l’occasion de deux votes aux Nations Unies, même si l’agression russe a été condamnée par 140 pays, une quarantaine, pour diverses raisons, n’ont pas voulu condamner la Russie, sont restés neutres. C’est la preuve que le monopole occidental dans la gestion du monde est bel et bien terminé.

LTR : Vladimir Poutine était, semble-t-il, sur le point d’obtenir la neutralité (la Finlandisation) de l’Ukraine à la veille de l’invasion – proposition désormais plus difficile à envisager et d’ailleurs rejetée par les Ukrainiens au début des pourparlers –, il n’a ensuite pas hésité à agiter le spectre d’un conflit nucléaire dès le début du conflit. Ces actes délibérés, sans compter les errements stratégiques et l’impréparation logistique qui témoignent d’un excès de confiance dans les capacités militaires réelles de l’armée russe, mènent de nombreux analystes à se poser une question dérangeante : Vladimir Poutine est-il encore un acteur rationnel ?
Hubert Védrine : 

C’est une tentation fréquente chez les Occidentaux, qui estiment être l’avant-garde morale du monde, les concepteurs des valeurs universelles et les piliers de la « communauté » internationale, de pathologiser les personnalités qui osent contester cet ordre « libéral » américano-global. En réalité – faut-il dire malheureusement ? – Poutine suit une sorte de logique. Il a pu se tromper totalement sur l’Ukraine d’aujourd’hui, sur son armée, médiocre au combat (mais qui peut commettre des atrocités), sur les aspirations à l’ouverture d’un grand nombre de Russes, sur la capacité de résistance et de réaction de l’Occident, mais il n’est pas fou au sens où il ne saurait plus ce qu’il fait …

LTR : Il semble que deux scénarii se dégagent désormais : 1/ un conflit militaire qui s’enlise –l’arrivée du Printemps et la perspective d’une guérilla urbaine acharnée ne sont pas de bons augures pour l’armée russe qui semble avoir provisoirement renoncé à conquérir les grandes villes, à l’exception de Marioupol, et privilégie désormais une campagne d’artillerie, comme à Kiev – ; 2/ une solution diplomatique dès lors que l’armée Russe sera parvenue à prendre le contrôle du Donbass et, peut-être, après Marioupol, d’Odessa, afin de contrôler les espaces russophones, la côte et de renforcer son accès à la mer Noire. Quels seraient les risques du premier scénario ? Quels pourraient être les termes d’un armistice acceptable pour les deux parties ? La partition du pays est-elle envisageable ou inévitable ?
Hubert Védrine : 

A la date d’aujourd’hui – 6 avril – plusieurs scénarii sont possibles : un long enlisement, une sorte de guerre de positions ; une escalade sur le terrain, dans l’hypothèse où la Russie décide, et a les moyens, de briser la résistance ukrainienne, dans l’est du pays, et notamment à Dniepro là où est concentré un tiers de l’armée ukrainienne en employant des armes plus dévastatrices encore (chimiques ?) – il y a déjà eu le massacre de Boutcha – ; un durcissement des contre-sanctions : la Russie exigeant que son gaz soit payé en roubles ; un élargissement si l’armée russe va jusqu’à frapper des concentrations d’armes destinées à l’Ukraine sur le territoire de pays voisins membres de l’OTAN ; et un scénario tout à fait inverse, qui commencerait par un cessez-le-feu. Dans les cas d’aggravation, on peut penser que les Occidentaux resteraient unis, en tout cas un certain temps. Dans l’autre scenario, si la Russie veut empocher ses gains territoriaux et que le président Zelenski finit, faute d’alternative, à se résigner au fait accompli, il peut y avoir une division entre les Occidentaux qui comprendraient le président ukrainien, et des maximalistes, surtout américains. Mais ce n’est pour le moment qu’une hypothèse.

LTR : Le Président Macron a assumé, malgré une opinion publique ambivalente sur ce sujet, le rôle de médiateur jusqu’au début du conflit. Le soutien affiché à l’Ukraine et au Président Zelenski a-t-il définitivement mis un terme à ce rôle que la France, et peut-être l’UE auraient pu jouer ? Qui sont aujourd’hui les médiateurs potentiels et sommes-nous devenus des acteurs de faitde ce conflit ? Aurions-nous dû préférer le non-alignement ?
Hubert Védrine : 

Le non-alignement est inenvisageable pour un pays membre de l’Union Européenne et de l’Alliance Atlantique. Je ne suis pas sûr que le Président Macron ait pensé pouvoir être vraiment un « médiateur », mais ce qui est sûr c’est qu’il a cherché à garder le contact, avec le président Poutine, même si c’est très pénible, parfois en compagnie du chancelier allemand. A ma connaissance, et en dépit de ses déclarations en Pologne, le président Biden juge utile qu’un des leaders occidentaux garde ce contact. En tout cas jusqu’aux massacres. Il ne peut pas y avoir de vraie médiation si la Russie n’en éprouve pas le besoin et s’il doit y avoir, le moment venu, un médiateur, il devra être accepté par les deux. Il ne pourra s’agir que d’un pays non-membre de l’OTAN (Finlande), ou, en tout cas, non occidental : Turquie, Israël, Inde ou Chine. Il ne s’agira pas de négociations, mais d’une décision ukrainienne de se résigner, ou non, et jusqu’à un certain point, au fait accompli.

LTR : La récente décision Allemande de porter à 2% de son PIB son budget militaire est une révolution dans la doctrine militaire de ce pays. Par ailleurs le projet d’une Europe de la Défense semble avoir repris des couleurs au sein de l’Union. Comment distinguer entre ce qui relève de la réaction et ce qui relève d’une mutation ? L’Europe de la défense peut-elle advenir sans une certaine prise de distance vis-à-vis de l’OTAN ? Le récent choix d’équipement fait par les Allemands (achat de F35 plutôt que de rafales) et l’annonce d’un renforcement d’envergure des capacités défensives de l’alliance sur son flanc est ne sont-ils pas les clous dans le cercueil d’une Europe de la défense mort-née ? 
Hubert Védrine : 

Pour le moment, l’agression russe a réveillé l’esprit de défense en Europe, qui avait disparu, notamment en Allemagne, et ressuscité l’OTAN. En ce qui concerne l’Europe de la défense, il faut se rappeler qu’aucun pays européen n’a jamais soutenu cette idée dès lors qu’elle comportait – à leurs yeux – le risque d’un éclatement de l’Alliance Atlantique et d’un retrait américain. Ce n’est pas nouveau. Il y avait eu là-dessus, en 1999, un compromis historique entre la grande Bretagne et la France au Sommet de Saint-Malo, et il est clair qu’il n’y aura pas, dans une perspective prévisible, une Europe de la défense capable de défendre l’Europe de façon autonome. En revanche il est tout à fait possible que le renforcement des capacités militaires des pays européens membres de l’Alliance les conduisent à s’affirmer plus au sein de l’Alliance dans les prochaines années.

LTR : Enfin, de quelle réalité internationale les différents sujets que nous avons abordés – la France et l’Europe dans le monde, la guerre en Ukraine, la compétition sino-américaine et leurs conséquences – procèdent-elles ? Quelles grandes leçons peut-on tirer de ces événements et des transformations géopolitiques majeures qui les accompagnent ?
Hubert Védrine : 

Pour moi, le fait majeur est que les Occidentaux ont perdu, au XXIème siècle, avec le décollage des émergents, Chine, etc., le monopole de la puissance qu’ils ont exercé, Européens d’abord, Etats-Unis ensuite, sur le monde, durant trois ou quatre siècles. Comprendre comment cela a pu être possible est un autre sujet, de même que l’évaluation qui peut être faite de cette période. Je ne rejoins pas le géopoliticien Kishore Mahbubani quand il affirme que c’est la fin de la « parenthèse » occidentale ! Mais quand même, il est évident que l’idée que les Occidentaux se sont faite dans les années 1990 de leur triomphe historique définitif était fausse. Universalisme de nos valeurs, de gré ou de force ; prosélytisme ; hubris ; hyperpuissance ; mais aussi américano-globalisation, dérégulation, financiarisation illimitée, combinées à l’idéologie OMC : cela n’a pas marché. Nous allons connaître non pas une démondialisation générale, impossible, mais une re-régionalisation, déjà entamée avec la désimbrication des économies américaine et chinoise, à quoi s’ajoute maintenant une inévitable mise au ban de la Russie et de quelques pays satellites. Jusqu’où ira l’alliance Chine-Russie n’est pas écrit. Les quarante pays qui ont refusé aux Nations Unies de condamner l’agression russe, dont l’Inde et la Chine, et qui représentent la majorité de la population mondiale, ont réinventé le non-alignement. Les Occidentaux resteront évidemment convaincus de l’universalité de leurs valeurs, mais d’autres ne le seront pas. Les Occidentaux vont tout faire pour préserver les démocraties libérales et le marché, mais ils auront à gérer la puissante contestation interne de la démocratie représentative par le vaste mouvement populiste. Et se posera toujours la même question concernant les Européens : veulent-ils faire de l’Europe une puissance ? Certains estiment que Poutine a provoqué ce réveil. En réalité, pour le moment, je le répète, il a ressuscité l’OTAN et l’esprit de défense dans chaque pays européen. Est-ce que cela va renforcer l’Europe en tant que telle ? Ce n’est pas encore acquis. Mais pourrait être obtenu par la France avant la fin de sa présidence de l’Union Européenne.

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (2/3) : propriété et fonction publique

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (2/3) : propriété et fonction publique

Entretien
Suite de notre grand entretien avec Anicet Le Pors, après une première partie consacrée à son parcours politique hors du commun, de la météo au Conseil d’Etat après avoir été ministre, nous entrons dans le vif des thèmes qui lui sont chers. L’occasion de revenir sur les grandes nationalisations de 1981 et le concept de propriété publique. Mais aussi de comprendre en profondeur ce qu’est la fonction publique, de se remémorer son histoire récente pour mieux réfléchir ensemble à son actualité au XXIe siècle.
LTR : Le concept de propriété publique fait partie des concepts que vous évoquez régulièrement en affirmant que le pouvoir se trouve là où se trouve la propriété publique ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Anicet le pors : 

La notion de propriété a une histoire. En droit romain, la propriété se définit par l’usus, l’abusus et le fructus (utiliser un bien, en retirer les fruits, pouvoir en disposer). Cette notion a joué un rôle positif durant la Révolution française en permettant à des citoyens nouveaux d’accéder à la propriété. La notion de droit de propriété est une dimension de la citoyenneté qu’on retrouve en deux endroits de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC). A l’article 1 tout d’abord, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. », et surtout dans l’article 17 qui tisse un lien très clair entre propriété privée et propriété publique : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » Ainsi la propriété publique apparaît comme une contrainte de la propriété privée et ce au nom de la nécessité publique. La propriété est donc un facteur d’émancipation mais dès 1789 elle rencontre une limitation : celle de la nécessité publique.

Toute la jurisprudence qui va se développer par la suite, notamment à partir du Conseil d’État, va faire ressurgir périodiquement cette question avec des positions qui vont varier chez les uns et chez les autres. Longtemps la CGT a été opposée aux nationalisations et ce pour deux raisons : d’une part parce que les nationalisations étaient perçues comme des béquilles pour le capital et ensuite parce que ces dernières auraient été une réponse à la loi du marxisme sur la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fallait laisser s’écrouler plutôt que secourir.

On retrouve également cette affirmation de la prégnance de la propriété publique au 9e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » C’est sur le fondement de cette disposition que les nationalisations d’après-guerre, dont la portée politique a pu être brouillée du fait de la collaboration de certaines entreprises, ont permis de développer un secteur public dont l’influence positive dans le processus de reconstruction de la France et des capacités d’action de l’État est indéniable.

Durant les années 1960-1965, le PCF théorise la notion de capitalisme monopoliste d’État, ce qui signifie que l’on est arrivé à un stade où se constitue un mécanisme qui allie la puissance de l’État et celle des monopoles. Nous avons déduit, en ce qui nous concerne, qu’il fallait accorder une attention particulière à la notion de propriété publique, qu’il fallait enrichir pour ne pas se contenter de considérer le service public comme simple monopole de fait. Il fallait lui redonner une « épaisseur » sociale, plus importante. C’est pour cela que, dans le programme commun, et je pense y avoir contribué pour l’essentiel, nous avons retenu 4 critères :

  • Les monopoles de fait ;
  • Le caractère de service public ;
  • Les entreprises bénéficiant de fonds publics ;
  • Les entreprises dominant des secteurs clés de l’économie.

 Nous avons réussi à convaincre le Parti Socialiste qu’il ne fallait pas se contenter d’une vision mécanique de la domination (comme la théorie du capitalisme monopoliste d’État le laissait sous-entendre) mais qu’il fallait en avoir une vision stratégique. Dans mon ouvrage les béquilles du capital, dans lequel j’entreprends de critiquer justement la vision réductrice de la théorie du capitalisme monopoliste d’État, c’est justement ce que j’essaye de montrer.

Nous avons réussi donc, à nous convaincre d’abord du bienfondé des nationalisations et également d’en convaincre le Parti Socialiste. Les discussions, néanmoins, ont été âpres et longues puisqu’ils avaient une approche des nationalisations essentiellement financière là où notre approche était une approche « réelle » pour ainsi dire. Nous pensions qu’un bien exproprié par la puissance publique n’était pas divisible, et qu’une nationalisation partielle aurait immanquablement créé une situation hybride, puisque l’entreprise aurait ainsi conserve le caractère marchand que son entrée dans la sphère du service public devait justement annihiler.

Cette question financière donne lieu à un Conseil des ministres épique, en 1981 à Rambouillet, et nous pensons à l’époque, nous les quatre ministres communistes du Gouvernement, que la partie est jouée puisque Mitterrand n’avait jamais été un fervent défenseur des nationalisations. A notre grande surprise le projet de loi présenté en conseil des ministres nous donne satisfaction. Mitterrand ouvre la discussion et interviennent alors des poids lourds du Gouvernement : Pierre Dreyfus qui était ministre de l’Industrie, Robert Badinter, Garde des sceaux, Jacques Delors, ministre de l’Économie et des Finances, Michel Rocard ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, qui tous témoignent leurs réserves – et c’est un euphémisme – sur le sujet des nationalisations totales. A la suite de cela, Jean-Pierre Chevènement intervient pour dire que le projet est moins ambitieux qu’imaginé mais qu’il s’y range, que ça lui convient. Nous avions décidé au préalable, côté communiste, que ce serait Fitterman [Charles Fitterman, alors ministre des Transports et numéro 2 du PCF, ndlr] qui interviendrait en notre nom. Il intervient pour dire que le projet lui convient. Mitterrand avait donc trouvé un point d’équilibre et nous sommes sortis satisfaits. Et, si vous voulez, c’est pour cela que j’en veux tant à Jospin qui est celui qui a vraiment privatisé.

LTR : Comment analysez-vous l’échec des nationalisations de 1981 ?
Anicet Le Pors : 

Avant de vous répondre, je voudrais juste revenir sur les faits : la loi du 11 juillet 1982 sur les nationalisations n’a pas résisté au tournant libéral de 1983. Les formations politiques qui avaient fait des nationalisations un enjeu central ont été surprises et ont tenté de comprendre pourquoi il n’y avait pas eu de réaction par la suite. A mon sens, la réponse tient en deux points : d’une part, si la partie centrale de l’opération, la partie juridique, a été bien menée, les finalités ont, en revanche, disparu très rapidement, dès le printemps 1983, ce qui a d’ailleurs provoqué le départ de Chevènement. Lorsque vous justifiez une nationalisation par la volonté de changer de cap, par la volonté de changer la logique de développement et de mettre en œuvre de nouveaux critères de gestion, et que finalement, vous supprimez ces finalités, alors vos nationalisations n’ont plus de sens. D’autre part, il fallait un soutien fort des salariés des entreprises, des travailleurs, et nous ne l’avons pas eu. Nous ne l’avons pas eu parce que la mise en application des lois Auroux, qui redonnaient du pouvoir aux salariés, s’est étalée sur la première partie du septennat et donc les travailleurs n’ont jamais été en mesure de se saisir de ces lois. La loi de démocratisation du secteur public date du 26 juillet 1983, après le tournant libéral ! Et donc une loi qui aurait pu être décisive – encore aurait-il fallu que les salariés eux-mêmes aient une conscience forte des enjeux – pour soutenir les nationalisations est arrivée trop tard, après le tournant de la rigueur.

On aurait pu faire un bilan de l’échec des nationalisations de 1981 mais personne ne l’a fait, c’est resté un sujet tabou, une blessure pour le PCF qui n’a plus voulu courir le risque d’être accusé de soviétisme et d’étatisation.

LTR : Vous parlez des « finalités » qui présidaient aux nationalisations, changer de cap, changer de modèle de développement et de critères de gestion, qui ont disparu après le tournant libéral de 1983, par quoi ont-elles été remplacées ?
Anicet Le Pors : 

Il aurait justement fallu les remplacer par quelque chose ! La notion de finalité était déjà présente dans chacun des plans mis en œuvre sous De Gaulle : plan de calcul, plan sidérurgie qui a permis de redresser une filière entière, plan nucléaire. Il y avait là des amorces de finalité. Mais après 1983, il n’y avait plus de finalités.

Par exemple, des économistes du PCF comme Philippe Herzog avaient bien tenté d’évoquer les finalités, en théorisant notamment la notion de « nouveaux critères de gestion » afin de renverser la logique capitaliste qui place le profit financier comme seule finalité, et de montrer que ces nouveaux critères de gestion permettent justement d’être plus performant que des entreprises appliquant les critères de gestion propres à la logique libérale. Mais c’est arrivé trop tard et n’a jamais pris parmi les travailleurs, c’était trop théorique.

Tout cela reste à inventer aujourd’hui encore, mais c’est devenu plus difficile qu’à l’époque du Programme commun et ce pour une raison très simple : la mondialisation elle-même. Il faudrait aussi une politique ambitieuse d’internationalisation dans le domaine public, c’est-à-dire de coopération entre des secteurs publics étrangers pour promouvoir ce modèle. Cela existe aujourd’hui, par exemple dans le secteur des transports, mais ce devrait faire l’objet d’une véritable politique volontariste. Ce fut aussi une des limites que nous avons rencontrées : nous avions gardé une vision trop hexagonale sans prendre la mesure du poids, déjà à l’époque, de la mondialisation. Je me souviens d’une réunion durant laquelle le PS défendait l’idée que les exportations ne devaient pas représenter plus de 25% du PIB ! Et je défendais justement, contrairement aux idées reçues, l’idée qu’il ne fallait pas mettre de limitations aux exportations… Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de réelle prise en compte ni de réflexion sérieuse sur ces enjeux.

LTR : Après la propriété publique, nous voudrions évoquer la question de la fonction publique. Dans votre réflexion sur cette notion essentielle vous opposez le fonctionnaire sujet au fonctionnaire citoyen, quelle est ici la différence ?
Anicet Le Pors : 

Il y a une phrase que j’emprunte à Michel Debré : « le fonctionnaire est un homme du silence, il sert, il travaille et il se tait. » C’est là la définition même du fonctionnaire sujet et lorsqu’on m’a demandé ce que j’entendais faire, comme ministre de la Fonction publique, lorsque je préparais la loi sur la fonction publique, [loi portant droits et obligations des fonctionnaires du 13 juillet 1983, dite « loi Le Pors », ndlr] je disais justement que je voulais faire l’inverse, le fonctionnaire citoyen !

J’ai veillé, dans la préparation du statut des fonctionnaires, à ce qu’il n’y ait pas d’expression comme « pouvoir hiérarchique » ou « devoir d’obéissance » ou « devoir de réserve ». Ces choses-là existent bien entendu, mais j’ai refusé qu’on les écrive car cela aurait servi de point d’appui pour une conception autoritaire.

Le fonctionnaire citoyen c’est au contraire celui qui est responsable ! Il y a quatre piliers, qui se traduisent par les quatre propositions de l’article 28 de la loi, pour définir ce qu’est le fonctionnaire citoyen :

  • « Le fonctionnaire est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées ».
  • « Il doit se conformer aux instructions de ses supérieurs hiérarchiques »
  • « Sauf ordre manifestement illégal ou de nature à compromettre gravement un intérêt public ».
  • « Il n’est dégagé d’aucune des responsabilités qui lui incombent par la responsabilité propre de ses subordonnés ».

Donc les fonctionnaires ont toujours une marge de manœuvre pour accomplir leurs missions, ils se conforment mais ils ne doivent pas obéissance aveugle ! Ils peuvent même désobéir mais, en ce cas, ils prennent leur responsabilité si jamais ils désobéissent à mauvais escient. La dernière proposition signifie que le fonctionnaire est responsable de ses actes mais également des actes commis par ceux dont il est le supérieur : le préfet est responsable de son action mais aussi de celle des sous-préfets, l’ambassadeur est responsable des consuls etc.

LTR : Sur la fonction publique il y a trois thèmes qu’on retrouve dans le débat public, fortement influencé par la pensée libérale, et que nous souhaiterions aborder : la place de la contractualisation, la mobilité entre public et privé et la notion de performance. Sur la notion de contractualisation, est-ce qu’il n’y a pas une place pour la contractualisation au sein de l’Etat, comme cela se fait aujourd’hui dans l’armée où la majorité des militaires du rang sont des contractuels et les cadres des fonctionnaires ?
Anicet le pors : 

Vous savez il y a toujours eu dans le statut des dispositions prévoyant l’embauche de contractuels pour les raisons que vous évoquez : il y a des travaux saisonniers, la compensation de l’imprévision administrative qui doit parfois répondre à un besoin qui surgit soudainement.

L’enjeu est justement de ne pas laisser échapper les emplois permanents au sein de l’administration, qui doivent être occupés par des fonctionnaires et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce que cela permet d’avoir une meilleure assurance de leur intégrité, ensuite parce que le principe méritocratique de recrutement sur concours permet d’avoir de solides garanties sur leur intégrité, enfin parce que cela permet de mener des politiques de long terme et non uniquement des missions et des projets ponctuels et temporaires.

Finalement la présence de fonctionnaire, qui s’inscrivent dans le temps long, permet de développer une vision plus conforme à ce qu’est la fonction publique et que je définis d’ordinaire par la reconnaissance de trois réalités : 1 : la fonction publique est une réalité collective ce qui rejoint la question de la responsabilité que nous avons évoquée, de la mutualisation et du travail en équipe ; 2 : la fonction publique est une réalité structurée, ce qui signifie que sa nécessité est consacrée par le temps, qu’il y a donc besoin de construire un ordre pour préserver des structures qui s’inscrivent dans une certaine permanence ; 3 : la fonction publique est une réalité de long terme, ce qui justifie en retour l’existence de structures, et la gestion du long terme implique une certaine prévisibilité pour pouvoir gérer et anticiper les besoin futurs pour s’y adapter, c’est à cela que sert aussi l’INSEE et la statistique publique.

Donc vous voyez bien qu’en application de cette triple réalité, collective, structurée et de long terme, il y a une place justifiée pour les contractuels mais une place restreinte au vu des buts poursuivis. C’est d’ailleurs symptomatique de voir la ministre de la Fonction publique, Amélie de Montchalin, justifier le recrutement de contractuels parce qu’il faut remplir des missions ponctuelles, des projets. A mes yeux,  c’est justement le problème, il manque une vision du temps long au-delà des projets. Et puis il y a une question éthique qui se pose : certes nous n’avons pas à les former, mais nous ne connaissons pas leur carnet d’adresse, ce qu’ils ont fait avant et où ils iront après…

LTR : Cela nous amène au deuxième thème : la mobilité publique / privée, je voudrais recueillir votre avis sur le sujet. Au-delà des impératifs déontologiques, de la prévention du conflit d’intérêts, il peut y avoir un intérêt, pour la fonction publique, à permettre la mobilité publique-privée, ne pensez-vous pas ?
Anicet le pors : 

Vous savez, je vais vous répondre en deux mots, en prenant l’exemple de la mobilité, dans son ensemble. Je pense avoir, à ce titre, donné l’exemple en passant 62 ans dans la fonction publique au sens large : j’ai été successivement ingénieur à la météo nationale, économiste au ministère des Finances, j’ai exercé des mandats politiques au niveau national, des fonctions exécutives au Gouvernement puis j’ai été juriste au Conseil d’Etat et Président de chambre à la cour nationale du droit d’asile, donc j’ai fait la démonstration de la mobilité.

J’ai fait écrire dans le statut des fonctionnaires, à l’article 14, que la mobilité était une garantie fondamentale. Si l’on est fonctionnaire et que l’on aspire à la mobilité, commençons donc par le faire là où on se trouve, si on est en administration centrale, on peut vouloir aller dans les services extérieurs. On doit permettre à des fonctionnaires de l’État de faire un passage dans la fonction publique territoriale ou hospitalière ou bien en entreprise ou organisme public par voie de détachement sans limite de durée. Si on réalise déjà la mobilité dans cet ensemble-là, dans la sphère publique, on répond en partie à la demande de mobilité qui peut légitimement s’exprimer.

Quant à la question de la mobilité publique-privée, celle-ci n’est pas exclue, les gens peuvent se faire mettre en disponibilité pour six années et au bout de cette période ils peuvent démissionner s’ils le souhaitent.

Il y a un livre intéressant de Laurent Mauduit, La caste, dans lequel il analyse le phénomène classique du pantouflage(1) au sein de l’Inspection générale des finances (IGF). Il montre que ce qu’il y a de nouveau c’est le phénomène de rétro-pantouflage, c’est-à-dire des inspecteurs des finances qui vont dans le secteur privé, se font un carnet d’adresses, et reviennent ensuite au sein de leur administration publique. Il y a donc un phénomène de captation de l’action publique. Il y a donc là un jeu de va et vient dont on ne pas dire qu’il soit très sain tout de même. Alors on peut réfléchir à élargir la durée de la mobilité au-delà de six années. Vous savez qu’il y avait même eu, à l’époque, un article de Bernard Tricot – ancien conseiller d’État – qui voulait interdire à des fonctionnaires ayant effectué plus de deux mandats parlementaires de réintégrer leur administration centrale !

On peut poser ces questions sur la mobilité publique-privée, mais il faut des garanties sur l’intégrité du fonctionnaire ainsi que sur l’intégrité des entreprises en question.

Références

(1)Le pantouflage est une pratique qui consiste, pour des hauts fonctionnaires dont les études ont été financées par l’État (dans des écoles tel que Polytechnique ou l’ENA), à quitter le secteur public pour rejoindre des entreprises privées, les entreprises privées rachetant à l’État, par une compensation financière, les années de service dues par le fonctionnaire à l’État, c’est ce que l’on appelle racheter « la pantoufle », d’où l’expression.

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (1/3) : de militant à ministre

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (1/3) : de militant à ministre

Anicet Le Pors, météorologiste de formation devenu économiste, militant syndical, engagé au Parti communiste (PC), ancien ministre de François Mitterrand qui a donné son nom à la loi sur les droits et obligations des fonctionnaires, puis conseiller d’Etat et enfin sénateur, est à la fois un militant et un intellectuel, un homme politique et un serviteur de l’Etat. Il a consacré sa vie au service de l’intérêt général, de la théorie à la pratique. Il a accordé au Temps des Ruptures un long entretien que nous avons divisé en trois parties. L’occasion pour Le Temps des Ruptures de faire connaître aux jeunes générations cette grande figure de la gauche, son histoire mais aussi sa pensée exigeante et d’une actualité brûlante. Première partie consacrée à son parcours.
LTR : Comment, encore jeune homme, entrez-vous en politique ? 
Anicet Le Pors : 

Ma famille est originaire du Léon, qu’on appelle aussi « la terre des prêtres ». C’est en Bretagne, dans le Finistère plus précisément, la partie nord de la mâchoire. L’Eglise a régné sur ce lieu depuis des temps immémoriaux et, à travers mes parents et mes grands-parents, j’ai également reçu cet héritage chrétien. En 1929 ils montent à Paris, d’abord à Versailles puis en différents lieux de la ceinture rouge, pour s’installer enfin au Pré-Saint-Gervais. Pour ma part, j’y suis né en 1931, donc la suite je l’ai vécue ici. Mes premiers engagements politiques se sont faits en direction du christianisme social, du côté du Sillon(1), dont le fondateur est Marc Sangnier. J’étais abonné à la revue Esprit et à Témoignage Chrétien, et j’ai au demeurant décidé d’adhérer à Jeune République, issu du Sillon de Marc Sangnier, en lien avec le personnalisme(2) d’Emmanuel Mounier. Ce sont des noms qui ont été très connus à mon époque.

Mon premier métier, au départ, est d’être météorologiste, et ma première affectation fut à Marrakech. J’ai vu de mes propres yeux l’expérience de la colonisation. Je faisais le catéchisme aux Marocains et ai donc également découvert le clergé colonial, et tout ça m’a désenchanté de la religion. Et pourtant, j’avais failli devenir prêtre quand même ! J’ai adhéré à la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) en 1953, et déçu, j’ai transité vers la CGT, plus à gauche, en 1955. Je rentre en France vers 1957, et je me replonge dans le bain des météorologistes d’ici. Autour de moi, au travail, quasiment tous mes collègues étaient membres de la CGT et adhérents du Parti communiste (PC). J’étais soumis à un pilonnage politique mais, en réalité, je n’attendais que ça ! Ce qui finit par me faire adhérer au PC, c’est le vote sur la Constitution gaulliste en 1958(3). Le Parti communiste était le seul parti qui, dans son entièreté, appelait à voter contre ce qui deviendra la Ve République. Le référendum a lieu le dimanche, avec malheureusement une victoire du « oui », et j’adhère le lundi matin à 8h au PC. J’ai rempli mon bulletin d’adhésion, en expliquant à la personne en face de moi que j’adhérais sans joie, mais qu’il le fallait parce que le PC était le seul à avoir eu le courage de s’opposer au général De Gaulle. J’étais farouchement opposé aux institutions de la Vème République, et je le suis resté. Voilà comment je suis devenu communiste, d’une manière très administrative. Mais ça correspond quand même à des options de fond.

LTR : C’est intéressant parce que vous adhérez au PC dans les années 50, à l’époque où il est un parti de masse avec une teneur idéologique puissante. A l’époque Althusser règne en maître sur la pensée communiste en France, c’est l’intellectuel organique par excellence. Mais vous, vous n’avez pas ce fond marxiste quand vous adhérez ?
Anicet le pors :

C’est un peu plus compliqué que ça. Quand j’étais à Marrakech, je lisais en lecture croisée la Bible et le Capital. Celui qui a provoqué un déclic chez moi, c’est un jésuite, Pierre Teilhard de Chardin. Il a théorisé la loi de convergence complexité-conscience, c’est-à-dire que plus la société devient complexe, plus elle a conscience d’elle-même et de sa complexité. C’est donc un jésuite qui, indirectement, m’a fait adhérer au Parti communiste. Il répondait à une double préoccupation chez moi : sociale-chrétienne d’une part, et scientifique de l’autre – en raison de mon métier- qui me faisait penser que la raison devait conduire vers le progrès. Tout au bout du graphique théorique de Pierre Teilhard de Chardin il y avait un oméga, et chacun était libre d’y mettre ce qu’il voulait : Dieu ou la société sans classe.

LTR : Même si à l’origine votre adhésion est administrative, le travail institutionnel du PC a-t-il progressivement fait de vous un véritable communiste ?
Anicet le pors :

C’était déjà à l’œuvre avant en réalité. Si vous voulez, en raison de mes racines chrétiennes, j’étais a priori réticent lorsqu’on évoquait le communisme. Une fois que vous avez franchi le pas de l’adhésion au Parti, toutes les barrières mentales que vous aviez construites s’effondrent. Elles s’effondrent parce qu’elles avaient avant tout un intérêt rhétorique, pas toujours fondé. Et, à partir de là, je suis devenu un militant de base très actif, discipliné, libre de mes choix.

LTR : Jusqu’à votre entrée au Comité central du Parti en 1979, quelles étaient vos fonctions au sein de l’appareil partisan ?
Anicet Le Pors :

Dans les années 60 et 70 j’ai essentiellement été un militant de base. Vous savez, ça peut étonner aujourd’hui, mais au Parti communiste ceux qu’on faisait monter c’étaient les militants ouvriers avant tout ! On ne regardait pas les intellectuels comme des acteurs du pouvoir, des cadres du Parti. Ils sont des références idéologiques, ils font de la pratique théorique, mais ils ne forment pas l’équipe dirigeante.

LTR : Et quelles étaient vos thématiques privilégiées en tant qu’intellectuel du Parti ?
Anicet Le Pors : 

Progressivement, on m’a regardé comme un expert au sein de l’appareil partisan. J’étais l’un des économistes majeurs du Parti. J’étais responsable des nationalisations et de la politique industrielle, ce qui m’a amené à rédiger cette partie-là du Programme commun(4) avec Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement.

En réalité la majorité de mon activité militante se déroulait à la CGT, et je pense avoir été globalement un bon militant syndical. Quand j’étais au Maroc je m’ennuyais un peu, donc je me suis inscrit en L1 de droit à Marrakech en parallèle de mon travail. Juste pour passer le temps. Et puis après ma première année validée, j’ai arrêté. Et en rentrant en France, j’apprends par hasard que l’économie – qui n’était à l’époque qu’une option de la licence de droit – devient un cursus à part entière. Et j’apprends que, si l’on a déjà une année en droit, on peut la faire valoir en licence économique. Donc évidemment je m’inscris ! C’est au moment du quatrième plan, le plus scientifique, donc à la CGT on critiquait farouchement De Gaulle. Mais c’était médiocre. Je me souviens d’un congrès général de la CGT où Benoit Frachon, secrétaire général de la CGT, disait en ouverture de son discours, « le quatrième plan plan plan rantanplan ». Ça m’a choqué. Si on traite des affaires générales avec une telle désinvolture on a forcément tort.

Cette affaire a eu lieu en même temps que l’ouverture de la licence de sciences économiques, donc j’ai décidé de m’y inscrire pour, ensuite, développer la culture économique de mon syndicat. J’ai fait ma licence, puis un DES (diplôme d’études supérieures). J’ai eu des professeurs remarquables, qui venaient presque tous de la Résistance. Je me suis inscrit pour une thèse que je ne soutiendrai qu’en 1975, avec Henri Bartoli, intellectuel catholique et résistant que j’aimais beaucoup. Le thème de la thèse était « les transferts entre l’Etat et l’industrie ». Ça a donné lieu à un livre, édité au Seuil, paru en 1977, dont le titre est les béquilles du Capital. Sous-entendu, le Capital ne peut tenir que par le financement public de l’Etat, pour lutter contre ce que les marxistes appelaient la baisse tendancielle du taux de profit(5). Tout ça se tient, politiquement, professionnellement, etc. J’en tiens un enseignement philosophique : on ne sait pas où on va, mais on y va. Il faut accumuler des potentiels, il faut penser qu’à tel moment, telle action est essentielle. A un moment, l’opportunité se présente.

LTR : En parallèle de votre parcours militant, comment se poursuit votre métier de météorologiste ? 
Anicet Le Pors :

En 1965, alors que j’étais météorologiste, Valérie Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Economie, crée la direction de la prévision. Giscard, homme de droite, avait rempli cette direction de communistes et de gauchistes, c’est étonnant quand même ! On devait s’occuper des prévisions macroéconomiques, et pointait déjà ce qu’on appelle la RCB, la rationalisation des choix budgétaires. Moi j’étais un canard noir là-dedans, il n’y avait quasiment que des normaliens ou des polytechniciens, de grands intellectuels. C’est assez drôle parce qu’on alimentait aussi bien le cabinet du ministre, que les journalistes de gauche, tout aussi bien que les partis socialiste et communiste ! Puisqu’il s’agissait de faire des prévisions, pourquoi pas les mettre au service du Programme commun. On a mis le Programme commun en musique comme les budgets de la Nation. Pendant trois ans, j’ai travaillé comme jamais, même le samedi et le dimanche. Les gens un peu snobs disaient de moi que je n’étais pas très intelligent, mais que je bossais bien, ça me suffisait amplement. Mais alors arrive mai 68. Tout bouillonne, on se retrouve à la cantine en assemblée générale, et là je suis obligé de me démasquer. Mes collègues découvrent que je suis un marxiste ! Ils tombent des nues, ils voient qu’en plus d’être bosseur, je suis bon orateur. J’ai, à cause de cela, toujours eu beaucoup d’admiration pour VGE. Il a pris le risque de prendre un paquet de marxistes dans son ministère, pour lui fournir des idées économiques nouvelles et qui le surprennent.

LTR : Vous avez adhéré au Parti communiste, vous avez participé à la rédaction du Programme commun, vous avez été dans l’appareil d’Etat, mais vous n’avez jamais fini par adhérer au Parti socialiste, contrairement à beaucoup d’autres. Pourquoi ?
Anicet Le Pors : 

C’est culturel, presque viscéral. Je dirais que je n’ai pas confiance en eux. J’ai vu trop de retournements de veste chez les socialistes. A l’époque, pour citer quelques noms, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane ou Jacques Fournier étaient d’ardents défenseurs de la propriété publique. Mais Jacques Fournier – qui est toutefois resté un ami jusqu’au bout – n’a jamais pu, par exemple, se départir de son appartenance de caste, il a bifurqué sur une théorie vaseuse de l’Etat stratège. Les socialistes ont évacué la question de la propriété. Au moment des gilets jaunes, j’ai publié une tribune dans L’Humanité, pour répondre à Philippe Martinez qui disait que les gilets jaunes, c’était le Front National. Et Fournier n’avait pas cru bon de s’intéresser plus que ça aux gilets jaunes. Son analyse sur eux tenait en une ligne : « le pauvre discours des gilets jaunes ». C’est montrer qu’on appartient à un monde qui ne connait pas le peuple. Quand son père était médecin, le mien était agent de manœuvre à la SNCF rue d’Hautpoul. On n’est pas du même monde. Ça ne me confère pas la moindre aristocratie populaire pour autant, mais ces gens-là ne connaissent pas le peuple.

LTR : Faisons un saut dans le temps. En mai 1981, François Mitterrand est élu Président de la République. En juin de la même année, les élections législatives portent à l’Assemblée une vague rose – 285 députés socialistes – à laquelle s’ajoutent 44 députés communistes. Comment se déroulent alors les tractations entre le Président de la République et le Parti communiste pour la nomination des ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

A aucun moment il n’y a eu de discussion avant le 22 juin 1981. Les seules négociations qui ont eu lieu se sont déroulées dans la nuit du 22 au 23 juin. On avait perdu au sein de la gauche contre les socialistes. Se posait alors la question de la participation au gouvernement. Est-ce qu’on va avec les socialistes ? Si on y va, sur quelles bases ? Pour quels ministères ? Avec combien de ministres ? J’étais alors élu au comité central depuis 1979, donc j’étais dans les proches de Georges Marchais. Je suis donc dans la boucle de négociation. Il y avait d’un côté Mitterrand, Mauroy, Bérégovoy, Fournier. Et côté communiste, Braibant, Le Pors, Fiterman, Marchais. La communication s’est faite à travers cette chaîne, dans cet ordre précis.

On était donc, le 22 au soir, sur le canapé de Georges Marchais et on réfléchissait à ce qu’on devait faire. On était pour qu’il y ait une proportion de ministres correspondant aux voix obtenues aux législatives au sein de la majorité présidentielle. Mais Mitterrand, dans son livre Ici et maintenant, voulait que ce soit sur la base du nombre de députés à l’Assemblée. Ce qui, compte tenu du scrutin majoritaire aux législatives, a favorisé le Parti socialiste plutôt que nous. Avec leur calcul, ça devait faire 5,6 ministres communistes. Comment on pouvait compter ça ? Un ministre d’Etat ça fait 1,5 ministre ; et quatre ministres.

On mandate donc la délégation communiste pour transmettre cette demande aux socialistes, et on décide d’aller se coucher. Le lendemain matin je me retrouve dans le bureau de Georges Marchais avec Charles Fiterman. Marchais ne voulait pas aller au gouvernement. En fin politique, il savait qu’il y avait un risque à s’écarter de la direction du Parti. Georges Marchais s’adresse à Charles Fiterman et lui dit qu’il doit être le chef de file des ministres communistes. Il lui demande ce qu’il aimerait avoir comme ministère. Fiterman répond qu’il aimerait beaucoup les transports. Puis il se tourne vers moi et me demande quel ministère je souhaiterais obtenir. Je fais une synthèse entre mon passé syndical, ma connaissance de l’administration et ma qualification en politique industrielle et nationalisations : le croisement va vers les PTT(6). On fait donc savoir aux socialistes que Fiterman voudrait les transports et moi les PTT. Ils reviennent assez vite en disant « d’accord pour les personnes, d’accord pour les ministères ».

On attendait la suite, on avait amorcé la pompe. Mais rien ne vient. Bon, on va manger. On contacte Pierre Mauroy après déjeuner pour lui dire « et la suite ? » Mauroy nous dit que le Président Mitterrand dit que c’est terminé. Pas d’autres ministères. Georges Marchais devient furieux et fait savoir à Pierre Mauroy qu’on ne participera pas au gouvernement. Deux ministères c’était ridicule. Mais finalement, après un long travail de Fournier et Braibant dans un café place de la République, on apprend qu’on nous accorde quatre ministres dont un ministre d’Etat. On apprend tout de même que Louis Mexandeau refuse de me laisser les PTT : étrange. Bon, finalement, Charles Fiterman aux Transports ; Jack Ralite à la Santé ; Marcel Rigout à la Formation professionnelle ; et moi-même à la Fonction publique et aux Réformes administratives, délégué auprès du Premier ministre Pierre Mauroy. J’ai accepté parce que je m’entendais bien avec lui, et surtout ministre délégué au Premier ministre c’est, dans la hiérarchie, plus haut qu’un ministre ordinaire ! Ça fait 1,25 ministre. Donc on finit à 4,75 ministres.

LTR : Comment, après seulement quelques années au gouvernement, vivez-vous le fameux « tournant de la rigueur »(7)?
Anicet Le Pors : 

En mars 1983, Mitterrand laisse tomber les orientations du Programme commun pour s’aligner sur Thatcher, Reagan et Kohl, qui avaient été élus respectivement en 1979, 1980 et 1982. C’est le début du néolibéralisme dans le monde. La France n’est pas « en phase » avec ce nouvel ordre mondial. C’est pour cette raison que les communistes décident, en 1984, de quitter le gouvernement.

LTR : Comment se passe, au sein du PC, et à travers les échanges entre le PC et le PS, les discussions autour de la sortie ou non du système monétaire européen (SME) (8) ? Quelle est alors la position du PC ?
Anicet Le Pors : 

En conseil des ministres, Chevènement fait un beau discours pour essayer de conserver la politique socialiste, et donc sortir du SME. Il ne souhaite pas du tournant de la rigueur. J’interviens également à ce fameux conseil des ministres. Je ne dis rien d’extraordinaire, mais j’apporte ouvertement mon soutien à Chevènement, qui était la bête noire des libéraux du PS. Jacques Delors dit alors, en me regardant : « il ne peut pas y avoir deux lignes au gouvernement ». La position du PC était la même, on voulait sortir du SME et poursuivre une véritable politique sociale au service du peuple. Mais le Parti n’est pas beaucoup intervenu malheureusement.

LTR : Comment se déroule alors, en 1984, le départ du gouvernement des quatre ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

Le matin du 18 juillet 1984, on avait voté au Parti, au bureau politique, le maintien des ministres dans le gouvernement. Et Georges Marchais, alors en vacances, est prévenu. Il rentre immédiatement à Paris. Il arrive l’après-midi de ce vote, et impose finalement que l’on vote le départ des ministres.

LTR : Faisons une nouvelle fois un bond en avant. En 1993, vous quittez le comité central du Parti, et en 1994 le Parti communiste lui-même. Comment, personnellement, vivez-vous progressivement cette rupture ?
Anicet Le Pors : 

Je décortique, dans un livre intitulé Pendant la mue le serpent est aveugle, cette mécanique de ma séparation progressive avec le PC. Avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS, on voit en France se développer des nouveaux courants dans le Parti communiste, qui veulent le refonder ou le renouveler. J’en faisais partie. On voulait en France la même libéralisation de l’appareil partisan que ce que faisait Gorbatchev avec sa perestroïka (9). J’étais très libre contrairement à d’autres camarades. J’ai toujours travaillé en dehors du Parti, à la météorologie ou à la direction de la prévision, je n’ai jamais été entièrement inféodé au Parti. Depuis 1985 j’étais de plus au Conseil d’Etat, je n’étais pas dépendant financièrement du Parti communiste, alors que mes camarades l’étaient.

Ils avaient, et ça peut se comprendre, peur de perdre leur poste en critiquant l’appareil politique. J’avais plusieurs revendications en 1990 : 1° supprimer le discours fleuve au début de congrès qui ne servait à rien ; 2° pas de vote sur le rapport introductif au bureau central – parce qu’on discutait puis votait sur un texte sans le modifier, ça ne servait à rien ; 3° la fin du centralisme démocratique (10). Finalement, tous ces points m’ont été accordés quelques années plus tard. J’avais satisfaction sur tout. Je me suis alors dit que j’étais en train de me faire avoir, « il faut tout changer pour que rien ne change » comme dit l’adage. C’est pour ça que je démissionne du comité central en juin 1993, parce que je considérais qu’on se foutait de ma gueule, je ne croyais pas à leurs faux changements. En 1994, je quitte définitivement le Parti communiste, que j’avais rejoint près de quarante ans plus tôt. La même année, je rejoins Chevènement – qui avait quitté le PS – sur une liste aux européennes. La liste a quand même de la gueule. Numéro un, Chevènement, numéro deux, Gisèle Halimi, numéro trois Le Pors. J’ai également suivi Chevènement aux présidentielles de 2002, et ça n’a pas été plus chanceux. Avec le recul, je pense qu’il lui a manqué un 18 juin…

LTR : Pour avoir la stature d’un De Gaulle ?
Anicet Le Pors :

Non, pour avoir une opportunité, une brèche historique où se glisser. Il lui a manqué le coup du destin. J’ai longtemps conservé des rapports amicaux avec Chevènement, un peu moins maintenant parce que je trouve qu’il vieillit mal [rires]. De la même manière, j’ai toujours de très bonnes relations avec les communistes. Tous les deux ou trois mois, l’Humanité me demande d’écrire un article pour eux. Mes amis communistes me disent souvent « toi au moins, tu n’as pas adhéré au Parti socialiste ! »

Références

(1) Mouvement politique fondé en 1894 qui vise à rapprocher République, ouvriers et catholicisme.

(2) Mouvement spirituel et philosophique, fondé sur le respect de la personne humaine, qui se voulait une troisième voie entre le capitalisme débridé et le fascisme.

(3) Le référendum constitutionnel du 28 septembre, qui fonde notre Ve République, est approuvée par 82,6% des Français. Il instaure un régime, quoique toujours parlementaire, qui donne un certain pouvoir au Président de la République.

(4) Le Programme commun est le programme de gouvernement adopté en juin 1972 entre le Parti communiste et le Parti socialiste. En 1977, cette alliance programmatique est rompue, mais le programme du PS en restera profondément imprégné lors de la rédaction de son programme présidentiel de 1981.

(5) En résumé, cette théorie marxiste indique que les capitalistes, pour augmenter leur productivité, sont obligés d’avoir de plus en plus recours à du Capital (machines par exemple) plutôt qu’à du Travail. Or, en théorie marxiste, le profit vient de la valeur ajoutée du Travail. En conséquence, si on diminue la part du Travail dans le mode de production, la valeur ajoutée – donc le taux de profit – diminue.

(6)Postes, télégraphes et téléphones. Administration disparue en 1990.

(7) Bifurcation libérale du gouvernement socialiste en mars 1983 qui décide, pour s’aligner sur l’idéologie libérale de la mondialisation, de tourner le dos aux réformes sociales majeures du début du septennat de Mitterrand.

(8) Système monétaire européen, système instauré en 1979 qui avait pour dessein de resserrer les convergences entre monnaies européennes.

(9) La perestroïka était la grande réforme de la bureaucratie soviétique lancée par Gorbatchev pour impulser un nouveau dynamisme à l’URSS alors calcifiée. Avec la glasnost (politique de transparence et d’ouverture), la perestroïka furent les deux piliers de l’ère Gorbatchev rompant avec l’immobilisme de l’ère Brejnévienne.

(10) Le centralisme démocratique est un concept marxiste-léniniste qui renvoie à l’organisation du parti communiste. En principe, la liberté de parole doit y être consacrée, les débats encouragés, mais une fois le vote effectué c’est l’unité d’action qui prime. 

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (3/3) : utilité commune et intérêt général

Le Retour de la question stratégique

Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (3/3) : utilité commune et intérêt général

Dernière partie de notre série d’articles retranscrivant le grand entretien que nous a accordé Anicet Le Pors. Après une première partie consacrée au parcours de l’ancien ministre et une seconde dédiée aux thèmes essentiels de la propriété et de la fonction publique, nous abordons désormais la question de l’intérêt général et de la participation des travailleurs du secteur privé à l’utilité commune. L’occasion de revenir ici sur la figure envahissante du « manager » qui s’impose de plus en plus au sein de l’Etat et aussi de tracer quelques perspectives de changement pour l’avenir.
 

LTR : Je voudrais que nous abordions la notion d’intérêt général qui revient souvent dans vos écrits, comment définiriez-vous cette notion essentielle ?

ALP : Grande question que l’intérêt général ! La théorie néoclassique a essayé d’en proposer une définition minimale dont le principe de base est le suivant : l’individu est un agent économique et un être rationnel, qu’il soit producteur ou consommateur. Il faut donc lutter contre les causes qui peuvent entraver la rationalité du choix. Or la cause principale est l’asymétrie d’information qui existe dans les relations économiques (entre consommateurs et producteurs, entre producteurs, etc…). Le meilleur moyen pour garantir la rationalité du choix de l’agent sans que celui-ci ne soit trompé et remédier à l’asymétrie d’information est de mettre en œuvre les conditions de la libre concurrence[1]. Si ces deux conditions, dont l’une entraîne l’autre, sont réunies (libre concurrence et symétrie d’information) on parvient alors à un optimum social qui est ce que la théorie néoclassique entend par intérêt général.

Le manquement fondamental de la théorie néoclassique est justement, et c’est un lieu commun, qu’elle réduit le citoyen à un agent économique, à un consommateur. Cela limite tout de même drastiquement la portée de la notion d’intérêt général.

Il y a une réflexion féconde, dès la seconde moitié du XIXe siècle, sur la notion de service public justement, c’est ce qu’on a appelé l’école de Bordeaux menée par Léon Duguit, qui a donc très vite rencontré la question de l’intérêt général et a considéré, c’est aujourd’hui une ligne directrice du Conseil d’Etat, qu’il n’appartient ni au juge ni au Conseil d’Etat de définir l’intérêt général et que cela relève du pouvoir politique. Mais, et c’est là le paradoxe, le Conseil d’Etat considère qu’il relève de sa compétence en un sens, de reconnaître là où se trouve l’intérêt général. Par exemple, le Conseil d’Etat dit que l’égalité entre femmes et hommes ou bien la continuité du service public sont des principes d’intérêt général.

LTR : Cette fiction juridique est intéressante puisqu’elle fait de l’intérêt général un signifiant vide, une notion évolutive. Mais comment faire la distinction entre intérêt général et intérêt de l’Etat, ou bien, parce que la notion existe en matière pénale, entre intérêt général et intérêts fondamentaux de la Nation ?

ALP : L’Etat est le fondement, le lieu de sécrétion de l’intérêt général puisqu’il est l’instrument politique suprême. Donc c’est l’Etat qui dit l’intérêt général, nécessairement. Un cas où intérêt général et intérêt de l’Etat deviennent antagonistes, c’est la Révolution de 1789. Quand la Révolution est advenue, la nouvelle contradiction a été, à ce moment, entre les citoyens et l’Etat, avec d’ailleurs pour les citoyens une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et pour l’Etat, une constitution.

L’intérêt général est, dans l’absolu, une notion contradictoire : il n’y a pas d’intérêt général qui puisse être défini, fixé une fois pour toute, et on peut s’en féliciter.

L’intérêt général se manifeste par le peuple, dans la forme des différentes structures (partis, mouvements, syndicats, associations, fondations, etc…) qui émergent et sont la traduction, dans le champ politique, de la pluralité de la notion. Et c’est le vote qui tranche.

Par exemple, il faut bien admettre que les Gilets jaunes ont été des acteurs de l’intérêt général, en même temps que de leur intérêt tel qu’ils le concevaient.

L’intérêt général, comme la laïcité, sont des processus de création continue, ils existent sans jamais être parfaitement identifiables et ils évoluent. Il faut admettre la contradiction. Si on ne l’admet pas on érige un dogme et à ce moment-là, c’est fini ! Le Conseil d’Etat joue un rôle très important pour assurer la plasticité de la notion, un rôle ambigu mais tout à fait essentiel.

LTR : Vous faites une histoire des grandes tendances qui ont structuré l’Etat, la première est un mouvement croisé de sécularisation / affirmation dont vous faites remonter l’origine à Philippe le Bel, la seconde sur la socialisation croissante du financement des dépenses essentielles pour maintenir la cohésion de la société…

ALP : Je commence effectivement toujours mes conférences par une référence à Philippe Le Bel, mais je pourrais remonter plus loin encore je pense.

Pour vous répondre brièvement, j’ai toujours dit et répété qu’aucun président de la République ne parviendrait à faire baisser les prélèvements obligatoires. Lorsqu’un candidat à la présidence explique dans son programme qu’il va supprimer plusieurs centaines de milliers d’emplois publics et baisser de X% les dépenses publiques, c’est toujours en vain, et pour une raison simple : parce que la pression des besoins dans une société comme la nôtre est au mieux constante, si ce n’est croissante.

LTR : C’est toute la question, sur la socialisation croissante de ces dépenses, comment peut-on l’expliquer ? Est-ce une expression des besoins ? Un développement intrinsèque de l’Etat ?

ALP : Je pense que la réponse apportée par Emmanuel Macron à la crise économique liée à l’épidémie de covid-19 est un bon exemple : alors même qu’Emmanuel Macron est un pur produit du néolibéralisme, il a été le président du « quoiqu’il en coûte ». Ce n’est pas pour ça que c’est un grand réformateur ou un révolutionnaire mais il y a, si vous voulez, une pression des besoins qui est évidente. Mais, pour être parfaitement honnête, ce que je dis là, sur la socialisation croissante des dépenses, c’est une observation, un constat empirique indéniable, mais je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Je pense que c’est un champ justement qu’il faut davantage investiguer !

LTR : Vous évoquez régulièrement la possibilité de créer un véritable statut des salariés du secteur privé, c’est une idée très intéressante. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

ALP : C’est une histoire qui vient d’un peu loin… Dans la décomposition ambiante, il y a aussi la pensée syndicale qui est un peu décomposée aujourd’hui. Sous la direction de Bernard Thibault, il y a eu, aux alentours des années 2004-2005, un congrès durant lequel a été mis en avant l’idée d’un nouveau statut du travail salarié. C’était l’une des conclusions du congrès et l’on avait chargé Mireille Dumas, longtemps membre du CESE et ancienne fonctionnaire des postes, de réfléchir à ce sujet. Elle n’avait rien trouvé de mieux à faire que de proposer d’en finir avec le statut pour le remplacer par une convention collective pour l’ensemble des salariés du secteur public !

En 2009 la CGT a repris cette proposition dans un numéro du Peuple : puisqu’il y avait à l’époque 15% de contractuels au sein de la fonction publique, ils se sont demandé s’il était finalement  opportun de différencier le droit du travail entre fonctionnaires et salariés du privé. Certains sont allés jusqu’à dire qu’au fond, le statut était assimilable à une convention collective pour salariés de la fonction publique. Je me suis élevé contre cette idée complètement aberrante en bureau confédéral. Je leur ai dit qu’ils faisaient tout à fait fausse route, qu’un tel projet entérinait la dissolution de l’intérêt général, de l’idée même de service public et consacrait le manager comme figure de proue de la société, y compris au sein de la sphère publique. Ils se sont amendés en 2011 mais enfin ils avaient failli tomber dans le panneau !

Partant de cette mésaventure, j’ai voulu apporter une réponse à cette question de l’avenir du salariat, notamment dans le secteur privé. Il m’a semblé qu’il fallait défendre l’idée ancienne que la référence en matière de droit social devait demeurer le statut des fonctionnaires, et surtout pas le droit du travail privé.

L’idéal défendu dans le statut me semble être une bonne boussole. Donc j’ai considéré qu’à partir du code du travail on pourrait et on devrait créer quelque chose comme une « sécurité sociale du travail » par exemple ou bien une sécurisation des parcours professionnels. C’est-à-dire inscrire dans le code du travail un socle minimum de grands principes, droits et devoirs qui consacrent la participation des salariés du privé à l’utilité commune. Je plaide donc pour que ces derniers bénéficient de certaines garanties qui ne sont pas celles accordées aux salariés chargés de la défense de l’intérêt général, les fonctionnaires, mais suffisantes pour leur conférer une dignité au travail consacrant leur utilité dans la société. J’ai fait un article à ce sujet dans la revue de droit du travail de mars 2010, donc avant la remise au point de la CGT de 2011 mais après l’article de 2009.

L’idée était de consolider par la loi, et non par décret comme pour une convention collective, le statut des salariés du privé, d’où le titre : « statut législatif du travailleur salarié du secteur privé ».

Parallèlement, j’ai toujours défendu une approche en cercles concentriques afin de défendre les droits des salariés. Premièrement, je pense qu’il faut favoriser les échanges entre représentants des trois fonctions publiques (fonction publique d’Etat, fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière). Aujourd’hui les représentants de ces trois sous-ensembles du fonctionnariat ne se rencontrent pas suffisamment.

Le second cercle est élargi aux salariés du secteur public qui jouissent d’un statut, donc les salariés de la SNCF, de la RATP, d’EDF, etc… Ce second cercle englobe tous ceux qui sont aujourd’hui des salariés « à statut » pour ainsi dire et qui ont intérêt à travailler ensemble.

Le troisième cercle est, bien entendu, celui des salariés dans leur ensemble, donc des salariés du secteur public et du secteur privé, afin déjà de faire taire cette rivalité ridicule et encouragée par certains cyniques et qui dépeint les fonctionnaires comme des nantis qu’il faudrait aligner sur le régime privé. D’où l’idée d’un statut du salariat privé qui tendrait davantage vers l’idéal qui transparait dans le statut général des fonctionnaires de participation à l’utilité commune.

LTR : Comment définir la figure contemporaine du manager, consacrée au sein de l’Etat depuis maintenant une vingtaine d’années avec la mode du New public management, et pourquoi est-elle insoluble dans l’idée même de service public ?

ALP : Ça se comprend tout à fait si vous analysez la loi organique relative aux lois de finances (LOLF, qui fixe la structure des lois de finances de l’Etat ainsi que ses modalités d’examen par le Parlement, ndlr) et la réforme générale des politiques publiques (RGPP, politique publique mise en œuvre sous Nicolas Sarkozy visant à réformer en profondeur le fonctionnement de l’Etat, ndlr). Pour la RGPP, Nicolas Sarkozy avait fait appel à des cabinets privés pour déterminer ce qu’il fallait supprimer au sein de l’Etat comme services et comme politiques publiques, et le cabinet avait inventorié environ trois-cents mesures. Idem pour la LOLF, qui consacre l’asymétrie entre les différents types de crédits (dépenses d’investissements, dépenses de fonctionnement, dépenses de personnels, dépenses d’intervention, dépenses d’opérations financières) et segmente les budgets en créant des catégories pour lesquelles les dépenses sont non-fongibles (par exemple vous pouvez utiliser les crédits de personnels pour toute autre dépense, mais l’inverse est impossible). Si vous ajoutez à cela le principe d’annualité budgétaire, et le principe de performance, omniprésent, vous comprenez qu’il devient difficile de mener une politique publique de long terme.

Mais, si vous voulez, l’irruption de cet esprit managérial dans la gestion de l’Etat, c’est quelque chose qui fleurit d’anecdotes que j’hésiterais même à raconter. Par exemple, la loi du 6 août 2019 sur la transformation de la fonction publique consacre le principe selon lequel le rôle du chef d’équipe est de lever toutes les contraintes qui peuvent gêner le travail de son équipe et, en particulier, c’est à lui que revient de mettre en place les lignes directrices de gestion qui sont décidées « en haut » et qui descendent. Et la seconde chose gênante, c’est bien entendu les batteries d’indicateurs toujours plus importantes pour mesurer la performance. On ne juge donc plus du tout les fonctionnaires par rapport à leur responsabilité ou à l’idée qu’ils se font de l’intérêt général, on leur demande simplement de rendre des comptes. C’est une régression par rapport à la conception du fonctionnaire citoyen.

 Le rapport Silicani (livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, rendu en 2007 au Gouvernement par le conseiller d’Etat Jean-Ludovic Silicani, ndlr) , diligenté par Nicolas Sarkozy, et qui a été mis en échec fort heureusement, avait trois objectifs : faire échec à la loi par le contrat (recours massif aux contractuels) ; faire échec à la fonction par le métier (favoriser l’organisation de la fonction publique en métiers, c’est-à-dire en compétences) ; faire échec à l’efficacité sociale de la structure et du collectif par la mesure de la performance individuelle. Et qu’est-ce que l’efficacité sociale ? C’est nécessairement plus vaste que la performance économique. Lorsque je travaillais à la direction de la prévision, nous avions commencé à travailler sur ce sujet, à essayer d’établir des grilles multicritères pour traduire la pluridimensionnalité de la notion, mais cela était difficile.

Je vais vous donner un exemple amusant : on nous avait à l’époque demandé de déterminer l’utilité sociale d’un barreau d’autoroute et dans le rapport coût / avantage du barreau d’autoroute, on avait marqué : dédommagement du pretium doloris (compensation financière, ndlr) du chagrin de la veuve des futurs accidentés de la route. Autrement dit nous ne savions pas faire autrement que de tout monétiser ! On ne savait pas prendre en compte ce que Marx appelait la valeur d’usage, on ne savait, en bons économistes, qu’évaluer la valeur marchande. C’est un problème théorique majeur parce que les valeurs d’usage ne sont foncièrement pas commensurables. D’où la nécessité de compenser le handicap théorique et économique par la démocratie : si ce n’est pas mesuré ni mesurable, on discute, et chacun fait valoir la valeur d’usage qu’il accorde au fait considéré.

Il y avait une méthode qu’on appelait la méthode ELECTRE (élicitation et choix traduisant la réalité, ndlr) : face à un problème pour lequel on ne sait pas évaluer correctement, on réunit des gens qui sont parties-prenantes et on leur soumet un QCM, puis on produit des statistiques à partir de l’agrégation des réponses. Puis on leur présente cette statistique moyenne et on les invite à se positionner par rapport à celle-ci, c’est-à-dire qu’ils peuvent reconsidérer leur choix initial après avoir pris connaissance de la moyenne ou de la médiane. L’idée sous-jacente était que chacun prendrait en compte le choix moyen ou médian, c’est-à-dire l’opinion de l’autre et donc que les résultats finiraient par converger. Evidemment, avec ce type de méthode on court un risque, car on peut converger sur un argument démagogique par exemple, mais la méthode était intéressante.

Tout ça pour vous dire que lorsqu’on arrive au bout des capacités de calcul, la démocratie, la délibération doit prendre le relais. Ce qui n’empêche pas ensuite de retrouver une approche statistique pour objectiver le résultat de la délibération.

LTR : Une dernière question, très générale, sur le siècle que nous vivons et que vous qualifiez, dans le sillage d’Edgar Morin, de siècle des métamorphoses. Voyez-vous aujourd’hui se dessiner le point d’arrivée de cette métamorphose ?

ALP : Je ne sais pas répondre à cette question, malheureusement. Je sais simplement qu’il y aura un point d’arrivée mais je ne sais pas ce qu’il sera. Si vous voulez, les contradictions sont aujourd’hui tellement exacerbées, on parle beaucoup du climat mais il n’y a pas que ça, il y a bien-sûr les inégalités ! Ça m’ennuie de ne pas savoir quelle sera la réponse, parce qu’il y aura bien-sûr une réponse. Je crois fondamentalement que le XXIe siècle sera l’âge d’or du service public, mais je ne pense pas que cela pourra advenir sans une catastrophe. Les nouvelles donnes n’arrivent jamais sans un état de crise particulièrement grave, et potentiellement violent. C’est pour cela qu’en l’état actuel je ne suis pas pour une constituante ou une nouvelle République. Pour qu’il y ait une nouvelle constitution, il faut trois choses : que la constitution présente soit récusée avec un quasi-consensus ; qu’il y ait une idée consensuelle sur ce que doit être la nouvelle constitution ; qu’un évènement de rupture se produise. Aucune de ces trois conditions ne sont réunies aujourd’hui. Une présidentielle n’est pas un évènement d’une ampleur suffisante, pour un changement profond, il faut un choc, un traumatisme, même si je ne peux pas le souhaiter.

Mais je pense malheureusement qu’il n’y aura pas non plus de gauche, de gauche nouvelle par simple évolution des modes de scrutin. Pour les jeunes comme vous, j’ai conscience qu’une telle réponse est pathétique et décevante, mais c’est aussi l’aventure de la vie ! J’ai connu l’occupation et la libération, j’ai vu des femmes tondues en 1945 ! J’ai connu tout cela, et je sais à quel niveau doit se situer l’ampleur du traumatisme pour qu’il y ait une vraie métamorphose, même si on ne peut pas préconiser ni souhaiter cela. C’est à vos générations de tracer une voie, de faire ses choix pour l’avenir !

Références

(1)Dans la théorie néoclassique, la libre concurrence est vue comme le moyen de lutter contre une tendance inhérente des agents économiques à vouloir organiser les conditions de l’asymétrie d’information à leur profit. La concurrence parce qu’elle donne le pouvoir de choisir entre différentes possibilités au consommateur, ou au producteur dans les relations entre producteurs, lui rend ainsi le pouvoir en incitant les producteurs à se conformer à la demande du consommateur pour gagner des parts de marché. C’est notamment pour cela que les lois sur la concurrence punissent particulièrement sévèrement la notion de cartel qui est une entente entre producteurs pour maintenir, dans un marché concurrentiel, une asymétrie d’information. Pour cela aussi que la question de la transparence est particulièrement prégnante dans les systèmes concurrentiels où les associations de consommateurs sont structurées et influentes.

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Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, de Johann Chapoutot

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Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, de Johann Chapoutot

Histoire / philosophie
Un ouvrage érudit sans être jamais pesant, qui creuse son sujet en profondeur tout en restant accessible. Un essai d’une grande actualité sur la désagrégation des grands récits qui caractérise la « condition postmoderne ». Une réflexion qui porte enfin sur la question du sens dans l’histoire de l’humanité, mais aussi sur l’essence même du travail de l’historien : raconter le temps.

L’historien, chercheur en histoire contemporaine et professeur à la Sorbonne université, Johann Chapoutot, spécialiste du IIIe Reich et auteur notamment de La révolution culturelle nazie (Gallimard, NRF, 2017) et de La loi du sang, penser et agir en nazi (Gallimard, NRF, 2014), publie aux PUF son dernier ouvrage : Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps (PUF, 2021). Ouvrage lumineux, foisonnant de références littéraires et philosophiques, il est aussi singulier par son objet : les grands récits qui ont structuré les représentations du temps et du monde en Occident. Véritable histoire des philosophies de l’histoire, de Saint Augustin à Lyotard en passant par Hegel et son avatar marxiste, c’est aussi un ouvrage à plusieurs niveaux de lecture, ce qui fait là sa richesse.

Un premier niveau tout d’abord, celui de l’historien universitaire, du professeur, qui se livre à un exercice difficile mais bien mené en donnant un cours d’histoire des idées et prend le temps d’expliquer, sans dénaturer, ce qui est complexe.

Un second niveau, qui tisse un lien entre destin personnel et destinée collective, et culmine dans cette phrase empruntée par l’auteur à Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire : « l’histoire est la science des hommes dans le temps ». Elle n’est donc pas cette discipline que l’on chargerait de traquer la raison dans l’histoire de l’humanité ou bien une quelconque loi de nécessité régissant les sociétés humaines comme la physique et la biologie ont la charge d’identifier les lois de la nature. Elle est au contraire la discipline qui étudie cet être condamné au sens qu’est l’homme, condamné à donner du sens au temps vécu, à son histoire. Telle est la finalité même du récit : donner du sens à l’existence d’hommes voués à la mort. Cette histoire du sens, ou plutôt des sens, n’est finalement rien d’autre qu’une histoire de la liberté humaine dans le monde.

Enfin, le troisième niveau de lecture, celui du chercheur en histoire, est une tentative de réponse à cette question posée en filigrane de l’ouvrage : qu’est-ce finalement qu’écrire l’histoire ? La réflexion sur ce qu’est une narration, sur le pouvoir de la langue, traverse et finalement structure l’essai jusqu’à en constituer le fondement. Les quelques références au maître ouvrage de Paul Ricoeur (Temps et récit, tomes 1, 2 et 3) sont autant d’indices de la prégnance de la pensée du philosophe sur celle de l’auteur. Ce dernier ne cesse de creuser pour comprendre – comprendre toujours, plutôt qu’expliquer – le pouvoir créatif du récit, ce pouvoir immense qu’a la langue de façonner le réel.

Un essai qui nous éloigne des controverses stériles entre philosophie et histoire et qui, tout en restant fidèle à l’objet d’étude qu’il se donne, nous emmène respirer plus haut. Un essai dont on sort non seulement plus instruit, mais qui donne aussi matière à ruminer bien au-delà de la dernière page.

Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, de Johann Chapoutot (PUF, 2021, 15€)

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