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Après la victoire… – épisode 1

"Enfin, les ennuis commencent"
Et si la gauche l’avait emporté en avril et en juin 2022 ? Et si, malgré la diversité des sensibilités qui la composent, l’union de la gauche était désormais au pouvoir, aux responsabilités ? Comment parviendrait-elle à former un Gouvernement ? Quelles seraient ses priorités ? Comment affronterait-elle les divergences entre ses composantes ? C’est le scénario d’une gauche face au réel que nous avons voulu explorer dans cette série de politique fiction dont le premier épisode est consacré à la formation d’un Gouvernement d’union de la gauche au lendemain de la victoire aux élections législatives.

Un vrombissement de moteur résonna place de la République avant que le dernier camion de la régie ne s’engouffre boulevard du Temple. Le silence se fit enfin sur la place où gisaient par terre quelques drapeaux tricolores au milieu d’autres, abandonnés par les militants. On distinguait là l’étoile blanche sur fond rouge du PCF, ici le poing et la rose des socialistes ou le tournesol d’Écologie et Liberté, et, surtout, des drapeaux blancs frappés des trois lettres « LTR », le grand vainqueur, Le Temps des Ruptures. Quelques heures avant tout juste se tenaient sur la place, ivres de joie, les différents chefs de la fédération « unité et progrès », pour fêter ensemble une victoire retentissante aux élections législatives.

Seul manquait sur scène le Président nouvellement élu, Maël Ruggiero, condamné à suivre depuis son bureau les résultats, entouré seulement de quelques collaborateurs. Tout au long de la soirée il avait reçu des messages de félicitations, bien loin des scènes de liesse qui embrasaient la capitale et auxquelles il aurait pourtant aimé se joindre. Avait-il seulement eu le temps de réaliser le poids de la charge qui lui incombait désormais ? Il vivait et revivait quotidiennement le souvenir de sa propre victoire, deux mois plus tôt, à l’annonce du résultat final, l’instant fugace, le pincement de cœur qui dure le temps d’un battement de cil, l’éclair qui déchire le ciel en silence avant que le tonnerre n’éclate.

Cette nouvelle victoire était d’abord celle des militants, de ces infatigables artisans qui avaient battu la campagne, surmonté les innombrables bisbilles entre groupes locaux, sections et autres coordinateurs régionaux des différentes composantes de la fédération. Le contraste était saisissant entre cette campagne à échelle humaine, locale et nationale à la fois où chacun se sentait impliqué, proche de son candidat, proche de sa ville, et la personnification extrême de la campagne présidentielle avec sa culture du clash et du buzz, les sempiternelles questions des journalistes – « quelle sera votre première mesure si vous êtes élu ? » – les staffs de campagne de candidats inaccessibles et leurs conseillers-en-tout…

Le succès de la fédération devait beaucoup à un engouement que l’union de la gauche avait suscité chez des électeurs résignés et qui s’était traduit dans les urnes : soixante-quinze pourcents de participation aux élections législatives, du jamais vu depuis 1986 ! Les forces de gauche données perdantes avant le scrutin présidentiel s’étaient redressées brusquement et, par-delà les analyses tactiques et stratégiques des politologues de profession ou de bistrot, le principal moteur de la victoire avait bien été l’espoir ! L’espoir, que la gauche avait fait renaître chez des citoyens faussement désabusés, revenus de tout sauf de la démocratie et qui pouvaient bien renoncer à Dieu mais pas à communier ensemble. Protester dans une urne restait le moyen d’expression favori des vrais contestataires, près de deux siècles et demi après la grande Révolution, les Français continuaient de se rendre seuls maîtres et possesseurs de leur destin.

Mais le frisson de la victoire qui lui avait parcouru l’échine par deux fois ces dernières semaines devait autant à la joie qu’à l’effroi face à l’immensité de la tâche à accomplir. Surpris d’une accession au second tour qui devait beaucoup aux erreurs de la candidate d’extrême droite, Ruggiero s’était érigé en rassembleur des forces de transformation écologique et de progrès social.

Il avait fallu forcer l’union pour créer une dynamique, rendre celle-ci à la fois crédible et désirable pour le pays, pas seulement pour le « peuple de gauche », mais aussi pour les pans entiers de la société, passés avec armes et bagages à l’extrême droite, par dépit ou par colère, persuadés d’avoir été abandonnés et sacrifiés par ceux qui jusqu’alors les représentaient, les défendaient. Ceux qu’on appelait les « fâchés mais pas fachos » avaient été privés de leur candidate au second tour, il avait fallu les convaincre de revenir au bercail. Il avait aussi fallu convaincre une partie de la bourgeoisie sans trop la brusquer, la bourgeoisie des villes davantage sensible à l’écologie qu’à la question sociale. Il avait fallu, enfin, acquérir la stature, non plus du challenger ou de l’opposant, mais du chef d’Etat, du Président apte à diriger, à composer avec un pays en rupture.

Ce difficile chemin de crête avait valu au parti une scission, la frange la plus radicale n’acceptant pas que l’union se fasse au prix du moindre compromis avec les modérés, les « traitres » venus des rangs socialistes. Sceptique quant aux chances de succès de la fédération, Faouzia Ben Slimane-Couderc avait claqué la porte du Temps des Ruptures pour fonder Les Révoltés, entrainant avec elle davantage de militants que d’électeurs mais provoquant une crise interne dont il avait bien pensé qu’elle lui couterait la victoire.

La dynamique avait heureusement été plus forte que la dissension et ce soir, les électeurs venaient de confirmer leur choix, offrant au Président un mandat clair. « Enfin, les ennuis commencent ! » comme avait dit le socialiste Bracke-Desrousseaux au lendemain de la victoire du Front populaire, et cette phrase, répétée comme de rituel après l’élection de chaque président de gauche n’avait pas pris une ride depuis un siècle. C’est qu’on s’engage à gauche alors qu’on se contente la plupart du temps d’être de droite. A l’exception des fantasmes d’apprentis fascistes, la droite faisait d’ordinaire peu d’efforts pour penser le monde et brillait davantage par son instinct de conservation, son inclination à abandonner le monde à son devenir. « Administrer », « adapter », « accompagner », voilà les verbes d’action qu’affectionnait la droite là où la gauche se donnait pour mission de « transformer », « construire », « protéger ».

Ruggiero avait retenu de la déconfiture de son prédécesseur la leçon. Il ne pouvait se contenter d’accompagner la marche du monde en espérant ainsi préserver les quelques avantages dont jouissait encore un pays riche comme la France dans la grande compétition internationale. Il relevait du devoir d’un Président de gauche de croire en l’immense pouvoir de la volonté humaine, d’afficher la conviction inébranlable qu’il n’y a pour l’humanité de destination que celle qu’elle choisit de se donner. La tiédeur d’un déterminisme volontiers cynique douchait les espoirs d’une société qui n’osait plus rêver depuis trop longtemps. Le néolibéralisme avait imposé la théorie de l’évolution comme règle pour la société tout entière, creusant toujours plus profondément le sillon qui séparait les possédants de la multitude qu’ils condamnaient à la domination. Pour sortir de cette ornière il fallait renoncer à l’impuissance politique.

Il fut tiré de ses pensées par l’ombre portée du secrétaire général de l’Elysée, entré dans le bureau par la petite porte du côté. Au cabinet, on l’avait affublé du surnom d’aiglefin à cause de sa passion pour la pêche, mais d’autres y décelaient plutôt un sarcasme moquant ses petits yeux inexpressifs et la main toujours froide, toujours molle qu’il tendait à ses interlocuteurs.

« Karim m’a téléphoné, il veut remettre la démission de son Gouvernement dès demain midi. Il ne perd pas de temps. »

Maël resta songeur. En nommant le chef de file du PS comme Premier ministre il avait pris un risque. Mais il lui avait fallu mettre sur pied un Gouvernement de campagne pour préparer les législatives et Karim s’était imposé comme choix logique pour mettre en scène l’alliance entre la gauche engagée et résolue qu’il représentait et le centre gauche social-démocrate. Jeune et impatient mais bien formé à l’école du parti, le garçon avait du métier et un sens politique aiguisé comme une lame de rasoir. Il misait sa carrière depuis des années sur un pari simple mais audacieux : virer un à un les vieux chefs. A l’en croire, le rejet de la social-démocratie dans l’opinion provenait surtout d’un rejet viscéral des têtes d’affiches, de ces vieilles badernes boursoufflées qui avaient fait leurs classes sous Mitterrand et leur beurre sous Jospin. Il était convaincu qu’en purgeant le parti de ses caciques, en mettant en scène leur obsolescence, la social-démocratie renaîtrait de ses cendres. Les militants l’appelaient le tueur d’éléphants, l’anti-Morel.

Mais le petit était trop pressé, trop agité, il brûlait la chandelle par les deux bouts. « Chirac avait son Sarkozy, Ruggiero a son Zaoui » était même allé jusqu’à titrer un canard facétieux pendant la campagne. Hors de question pour Maël de se faire polluer le quinquennat par un ambitieux, comme son prédécesseur avant lui. Fallait-il le garder comme Premier ministre pour conjurer le sort ? La question restait entière.

Le Gouvernement de campagne qu’il avait mis sur pied était resserré, à peine dix postes, le minimum vital pour expédier les affaires courantes, seulement les têtes de série de la Fédération et quelques hommes et femmes de confiance pour tenir l’administration. Les cinq chefs de partis étaient convenus dès l’origine que les législatives feraient foi, qu’ils composeraient le nouveau Gouvernement en respectant les équilibres nés du scrutin. Mais ce soir, le brouillard était encore trop dense pour qu’on puisse mesurer l’état des forces de chacun et seule la nuit permettrait d’y voir clair. Il congédia aiglefin et se mit au lit, songeur. « Enfin, les ennuis commencent ! » se répéta-t-il pour se donner du courage.

*

La petite femme rondouillarde qui se tenait face à lui débordait de son tailleur gris clair, un tailleur hors d’âge et bien strict qu’elle n’avait jamais dû porter auparavant. Elle avait de beaux cheveux noirs qu’un chignon peinait à retenir. Depuis tout le temps qu’il la connaissait, Maël n’avait jamais vu Faouzia dans un tel accoutrement.

« Président, tu ne peux pas garder Karim comme Premier ministre… Si tu fais ça, tu fous en l’air le mouvement. Tous ces arrivistes, ces opportunistes qui vont venir gratter à la porte pour un poste, il faut leur mettre un tir de barrage d’emblée ! Sinon, tu vas t’institutionnaliser, te normaliser. Et tout l’engouement, tout l’espoir que ta victoire a suscité s’évanouira aussi sec. Et n’oublie pas, ce que tu perdras à gauche, tu ne le gagneras jamais à droite, pour eux tu seras toujours un bolchévik, un khmer vert ! »

En dépit de ses coups tordus, il appréciait Faouzia et la passion qui l’animait. Sa micro-scission au lendemain du premier tour des présidentielles avait d’abord mis en péril la cohésion du parti qu’il dirigeait mais il y avait vite trouvé son compte. Les Révoltés ayant quitté le navire LTR, il s’était mécaniquement recentré, devenant le seul à même de faire dialoguer gauche radicale et socialistes, de rassurer les uns sur les intentions des autres. La nomination de Karim avait fait grincer des dents, chacun voulant se tailler la part du lion, convaincu que l’identité du Premier ministre aurait une incidence déterminante sur le cours de la campagne et le résultat des législatives.

Faouzia enchainait les mauvais calculs depuis deux mois et s’était ralliée à la Fédération, contrainte et forcée, quelques jours avant le second tour du scrutin présidentiel. Alors que Maël et Karim avaient annoncé de concert, au lendemain du premier tour, leur intention de s’allier pour faire élire Maël à la présidence et aborder ensemble les législatives, Faouzia avait quitté avec fracas LTR pour créer Les Révoltés en dénonçant une forfaiture. Ne pouvant rien contre la dynamique populaire née de l’union, elle faisait partie des ralliés de la vingt-cinquième heure, qui avait rejoint la Fédération comme on signe la reddition. Ce mauvais calcul lui avait valu d’être servie chichement par la commission d’investiture. Sur la ligne d’arrivée, Faouzia et les siens obtenaient tout juste onze députés élus, et cela convenait très bien au Président qui avait craint qu’elle n’en obtienne quinze et ne puisse ainsi constituer un groupe parlementaire autonome dont elle aurait usé pour affaiblir la majorité. Elle était désormais pieds et poings liés.

Maël la laissa faire son numéro en silence, observant du coin de l’œil son conseiller spécial, Boris, également président de la commission d’investiture de la Fédération, qui peinait à dissimuler son agacement.

« Qu’est-ce que tu veux Faouzia ? Avec tes onze députés, tu ne demandes quand même pas le poste ? On ne peut pas nommer un Premier ministre qui vienne du Temps des Ruptures, c’était le deal avec la Fédération : on prend l’Élysée, on laisse Matignon. Donc ça se joue entre le PCF, Écologie et Liberté et le PS. C’est le PS qui a le plus de sièges aux législatives, donc Karim. Tu préfèrerais que ce soit Elsa ou peut-être Léon ? »

Elle leva les yeux et les bras au ciel dans un geste d’impuissance. L’huissier frappa à la porte et entra.

« Monsieur le Président, Madame Farami et Monsieur Badowski sont arrivés, ils patientent dans le salon des ambassadeurs. »

Karim devait rejoindre l’Élysée sur les coups de midi pour présenter la démission de son Gouvernement, laissant au Président le temps nécessaire pour débuter les négociations avec les partenaires de la majorité, ou plutôt pour leur faire accepter le principe de sa nomination. Maël avait pris sa décision, Karim avait un profil d’attaquant de pointe, ce qui constituait, certes, un risque à ce poste, mais calculé. Il mesurait l’adversité à laquelle le Premier ministre ferait face, qu’il s’agisse du chaudron bouillant de l’Assemblée, des médias prompts à clouer un jour au pilori ceux dont ils chantaient la veille encore les louanges et, surtout, de l’administration qui se méfiait du Président élu et se partageait entre une haute fonction publique acquise aux préceptes libéraux et des catégories B et C tentées par le vote d’extrême droite.

Le jeune loup rêvait de chausser les gants pour en découdre, un profil de conquérant qui plairait jusque sur les bancs de la droite et laisserait quelques semaines de répit à l’exécutif pour préparer les premiers grands orgues du quinquennat. Mais Maël craignait qu’il ne se plaise de trop à Matignon et, porté par son euphorie, ne s’y consume, comme tant d’autres avant lui. Une crainte fondée … soit, et alors ? Karim avait son destin en main et il lui revenait d’en écrire les bonnes pages. Et puis les candidats au poste ne manquaient pas. Non, s’il hésitait, cela tenait davantage à l’incapacité du garçon à jouer collectif. Il pouvait bien être le seul à marquer mais il faudrait bien défendre en groupe.

L’image comptait au moins autant que les résultats et Maël voulait que son Gouvernement soit sympathique aux yeux des Français. Loin de l’image rassurante des technos gris et ternes dont jouissaient les libéraux auxquels ils s’apprêtaient à succéder, le nouveau Gouvernement ferait immédiatement face à un procès en incompétences et en amateurisme, meilleure arme de leurs adversaires pour disqualifier toute velléité de transformation. Singer leurs prédécesseurs ne les mènerait nulle part, il fallait donner envie, donner envie de croire en eux. Et pour cela il voulait une équipe unie et soudée dans l’épreuve, à laquelle les gens auraient presque envie d’appartenir. Il fallait donner envie aux gens de les voir réussir, leur donner envie de placer en eux leur confiance. Tout l’inverse de ce qu’avait fait son prédécesseur… Karim, avec ses petites phrases qu’il distillait comme du cyanure, sa méfiance congénitale et son ambition démesurée, ne collait pas vraiment au rôle d’homme d’Etat réfléchi mais débonnaire que recherchait le Président. Un Chirac en somme, mais de gauche.

Il entra dans le salon des ambassadeurs où Elsa Farami et Léon Badowski, la première secrétaire d’Ecologie et Liberté et le secrétaire national du PCF, l’attendaient, rejoints quelques minutes auparavant par Faouzia.

« Ce sera bien Karim, dit-il d’emblée après que chacun se fut bien installé. »

Badowski réagit peu, il avait passé l’âge des outrances et connaissait trop bien les choses de la politique. Puis son véritable combat était ailleurs, il avait obtenu dix-neuf députés, ce qui lui permettrait de renforcer son groupe parlementaire à l’Assemblée, de récupérer des financements supplémentaires pour conserver son autonomie de fonctionnement et de mettre ses élus à l’abri de toute menace d’exclusion en cas de bisbille. Il faudrait le courtiser, et cela tombait bien car le vieux communiste escomptait bien placer des ministres au Gouvernement, au moins trois, comme en 1981, et à des postes sérieux s’il vous plaît ! Qu’on n’essaye pas de l’endormir avec la jeunesse et les sports ! Karim ? Ni pour, ni contre, bien au contraire.

Sans grande surprise ce fut Elsa qui ouvrit le feu la première :

« Vous privilégiez donc sans concertation l’homme qui a fait un score inférieur au mien à la présidentielle, c’est un mauvais signal pour l’avenir de la Fédération, et un casus belli majeur pour nous.

-On respecte le deal Elsa, Karim a peut-être fait un mauvais score au premier tour des présidentielles mais il est celui qui obtient le plus de députés après LTR. Et puis c’est lui aussi qui a été l’élément moteur pour la création de la Fédération, il y a une certaine cohérence…

-Il obtient peut-être plus de députés mais il a été mieux servi par la commission d’investiture, et puis au final on parle de quatre députés de plus que nous, pas de quoi éblouir la galerie ! Avec les circonscriptions qui leur avaient été réservées, il s’est débrouillé comme un manche. J’insiste, ce serait un casus belli pour nous. »

Le Président vérifia sur la fiche préparée par Boris les nouveaux chiffres de la Fédération. Une majorité de trois-cent dix-sept députés dont deux-cent vingt-sept pour LTR, onze pour Les Révoltés et dix-neuf pour le PC. Sur les soixante autres sièges, le PS en avait remporté trente-deux contre vingt-huit pour Écologie et Liberté. Il fit un rapide calcul avant de répondre à Elsa.

-Qu’est-ce que tu entends par casus belli ? Tu songes à quitter la Fédération ? Il y a tout un Gouvernement à constituer, c’est une belle victoire collective, tu seras très bien servie. Et puis qu’est-ce que tu feras, seule avec tes vingt-huit députés dont tu n’es même pas sûre qu’ils te suivront tous ? Tu veux sortir de l’alliance qui vous a permis d’obtenir, pour la première fois dans l’histoire de votre parti, suffisamment d’élus pour former un groupe, avant même d’avoir siégé, simplement sur une querelle de personne, une querelle d’égo ? Et tu ne penses pas que les électeurs te feront payer le prix de la déloyauté à la première occasion ?

-Sois raisonnable Elsa, renchérit Boris. Tu n’as pas de quoi compromettre la majorité. Même sans toi, nous serons toujours deux-cent quatre-vingt-neuf, c’est chiche mais ça reste la majorité absolue. »

L’œil du Président fut attiré à cet instant par Faouzia qui se dandinait sur sa chaise, triturant en silence ses doigts potelés. Un message de son chef de cabinet lui indiqua que Karim était au barrage de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Maël quitta la pièce pour accueillir son Premier ministre dans la cour, sous l’objectif des journalistes convoqués pour la journée. Le fringant quadra sortit de sa voiture tout sourire, un dossier à la main et sa veste sur le bras malgré le vent qui commençait à souffler et les nuages noirs qui s’amoncelaient. Il serra la main du Président chaleureusement et posa longuement avec lui sur le perron, à la manière d’un dignitaire étranger. Il savourait son triomphe, convaincu que cette double victoire devait beaucoup à son instinct politique, lorsqu’il avait surpris son propre parti et les électeurs au soir du premier tour où il avait réuni tout juste 5,1% des suffrages, en annonçant la création de la Fédération unité et progrès pour faire élire Maël. Il avait mené la bataille des législatives comme un général bat la campagne, supervisé celle-ci jusque dans ses moindres détails, cette victoire était la sienne et il venait désormais récupérer son dû, Matignon !

Lorsqu’il entra dans le salon des ambassadeurs, il vit le visage fermé de ses partenaires. Aiglefin semblait absorbé par le dossier posé devant lui qu’il relisait machinalement et Boris faisait grise mine. Pas tout à fait l’ambiance festive et joyeuse qu’il espérait, mais il connaissait trop bien Elsa et les états d’âme de cette quadragénaire, née la même année que lui, sa rivale, talentueuse avocate formée par Ruggiero et qui le méprisait, lui, l’opportuniste, le coupeur de têtes au sourire d’acier. Cette grande bourgeoise qui se comportait comme une parfaite héritière jusque dans les salons de l’Elysée était convaincue que le poste lui revenait de droit. Et si on lui refusait, elle jouerait une sérénade aux journalistes en pleurnichant sur sa condition de « femme dans un monde d’hommes, d’agneau parmi les loups. » Mais c’était bien elle, la louve, la prédatrice.

« Je m’oppose à ce que tu sois nommé Premier ministre Karim. »

Ce n’était pas vraiment une surprise mais elle n’avait pas les moyens de s’y opposer, il jeta un coup d’œil aux autres membres de la Fédération. Léon, ce vieux roublard, arborait le masque du sphinx. Faouzia, en revanche, n’arrivait pas à soutenir son regard. Il comprit avant même que cette dernière n’ouvre la bouche.

« Je ne peux pas voter l’investiture d’un Gouvernement dont tu serais Premier ministre, Karim. Même si je le voulais, mes troupes ne me suivraient pas.

Il eut tout un tas d’expression et de qualificatifs qui lui passèrent à cet instant par la tête. Boris qui avait bien fait ses calculs semblait désespéré. Sans Elsa, la majorité tenait à une voix, mais avec les onze députés de Faouzia, Le Présidet, Léon et lui n’avaient plus de majorité pour investir le Gouvernement. Aiglefin tenta en dernier recours de proposer une répartition des postes faisant la part belle aux deux factieuses.

« Aucune proposition, aussi généreuse soit-elle, ne fera l’affaire, répondit Elsa. C’est une question de principe, Karim ne peut pas être Premier ministre. Au-delà même de nos scores respectifs à la présidentielle ou bien aux législatives, il faut envoyer un signal aux électeurs, le temps de l’écologie est venu, c’est ça l’espoir que l’on doit incarner pour notre génération et pour la jeunesse. Karim, ne le prends pas mal, tu as toutes les vertus de l’homme politique et tu as un grand rôle à jouer, mais il faut que l’on affiche une vraie rupture, que l’on donne un cap clair. La social-démocratie à la papa, les socialos bon teint, c’est fini, c’est derrière nous, c’est le passé.

-Et toi Faouzia, demanda-t-il en désespoir de cause, c’est ce que tu penses aussi ?

-Je t’aime beaucoup Karim, tu as l’avenir devant toi et peut-être qu’un jour ce sera toi le Président, mais tu sais que je n’étais pas favorable à la Fédération dès le départ, parce que je voulais qu’on préserve notre radicalité originelle, celle qui a fait le succès d’LTR. Maël est Président désormais, il va progressivement s’institutionnaliser, perdre cette radicalité qui a fait sa popularité, c’est le jeu de la Ve République, même si je déteste ce régime. Si, en plus, on nomme un Premier ministre qui se revendique social-démocrate, bien que tu défendes, je le sais, un réformisme ambitieux et volontaire, alors on perdra nos soutiens, nos électeurs ne comprendront pas, penseront qu’on les a floués. Je ne veux pas rejouer la bérézina du dernier quinquennat socialiste. Ça ne peut être qu’Elsa. »

Cette sentence acheva Karim, qui savait qu’un gouffre béant, un monde séparait la militante acharnée, qui avait fait ses armes, toute jeune, à la Ligue communiste révolutionnaire, et s’était illustrée dans les manifs de gilets jaunes au point de devenir une porte-parole de fait du mouvement, de l’avocate du VIIIe arrondissement, femme de réseaux issue de sciences-po, passée par la conférence, et qui camouflait ses inclinations libérales sous un masque de verdure. Qu’elles tombent d’accord pour l’évincer le laissait sans voix, seul et trahi.

Les jeux étaient faits, tous ici le savaient. Le Président n’avait aucune bonne solution, la loi des nombres s’imposait. Elsa avait été la plus dure à convaincre et jusqu’au bout il avait fallu s’assurer de sa loyauté alors que le parti du Président battu la courtisait pour les législatives, espérant imposer à Maël une cohabitation grâce à son soutien. Quant à la gauche, Elsa s’en foutait, le Président qui avait formé la jeune avocate dans son cabinet le savait mieux que quiconque. Elle trouvait tout cela dérisoire, cette histoire qui confinait à la mythologie, ces intellectuels de canapé qui répétaient ad nauseam les mêmes rengaines sur la lutte des classes, ces rites dépassés et ces combines d’arrière-cour, toutes ces babioles de la gauche avaient leur place au musée avec Badowski, qu’elle tolérait encore parce qu’il avait le bon goût de ne pas radoter devant elle.

La pluie battait à la fenêtre face à laquelle le Président se tenait debout. Karim se leva, le parquet grinçait sous ses pieds alors qu’il se dirigeait vers la porte. Il déposa sur la table la lettre de démission de son Gouvernement et lança, avant de quitter la pièce :

« Soit, je pars sur deux victoires et laisse ma place. Mais je veux Bercy et les Affaires étrangères, plus deux ministres et trois secrétaires d’Etat et je serai intransigeant. Je rentre à Matignon faire mes affaires et préparer la passation avec Elsa. »

Elsa, la victorieuse, savourait cet instant, réalisait à peine qu’elle venait de briser l’élan de son principal rival et de s’imposer, de s’auto-désigner Première ministre. Faouzia avait le regard vide du prévenu qui encaisse la sentence des juges depuis le box des accusés. Léon se leva, impassible, insensible au sujet du Premier ministre, aucun des candidats ne lui inspirant confiance.

« Elsa, tu es Première ministre désormais, je te félicite et te charge officiellement de former un Gouvernement, dit le Président. »

Puis il ajouta :

« J’espère que tu mesures pleinement l’immensité de la tâche qui t’incombe désormais et que tu mesures bien que ta légitimité, c’est de moi que tu la tires. Tu gouverneras le pays d’après mes directives. Et lorsque les canons seront pointés vers moi, je n’aurai de cesse de les dévier vers toi.

-Je tire ma légitimité du Parlement, répondit-elle cinglante.

-Non Elsa, ton Gouvernement tire son autorité du Parlement qui t’accorde sa confiance si tu lui demandes, mais ta légitimité c’est de moi que tu la tiens, c’est moi qui te nomme et c’est moi qui te démets de tes fonctions. Garde bien ça en tête ! »

Elle eut un sourire en coin, un sourire plein de défiance qu’il lui connaissait depuis toute jeune, lorsqu’elle était encore élève avocate et rêvait déjà d’en découdre. Ils en restèrent là et le Président demanda à son secrétaire général de faire préparer le communiqué de presse annonçant sa nomination. Il s’apprêtait à quitter la pièce quand son chef de cabinet déboula dans le salon l’œil fou. Il tendit au Président son téléphone pour qu’il voit ce qui tournait en boucle sur les chaînes d’infos. On voyait à l’image la cour de l’Elysée pleine de journalistes et Karim qui se prêtait au jeu des questions.

« Monsieur Zaoui, avez-vous été confirmé par le Président dans vos fonctions de Premier ministre ? Allez-vous former un nouveau Gouvernement, demandèrent en cœur les journalistes ?

-Ecoutez, j’ai vu le Président à qui j’ai remis la démission de mon Gouvernement. Manifestement le Président a accepté celle-ci et m’a annoncé son intention de nommer Mme Farami à ce poste. »

La surprise pouvait se lire sur les visages des journalistes trop heureux de tenir ce scoop et qui renchérirent sans attendre :

« Ce doit être une déception pour vous, comment expliquez-vous ce revirement, votre nomination semblait pourtant acquise après votre victoire aux législatives ? Allez-vous quitter la Fédération ?

-Je n’ai aucun commentaire à faire, j’attends désormais la composition du Gouvernement. Mon seul souhait est que les premières mesures du programme porté par la Fédération pendant la campagne soient mises en œuvre au plus vite. Les Français veulent des réponses à l’urgence sociale et climatique, le reste n’intéresse que les commentateurs. »

Il quitta la cour satisfait, Elsa devait comprendre qu’elle aurait toujours derrière elle son ombre, il voulait qu’elle sente le souffle d’une menace permanente sur sa nuque.

Le geste de Karim provoqua une petite crise institutionnelle comme les médias adorent les fabriquer, courtes et sans lendemain, donnant l’occasion à des commentateurs sans talent de disserter jusqu’à épuisement, de créer de l’anecdote pour alimenter le buzz, de répéter les analyses paresseuses d’anciens insiders sortis du formol pour l’occasion.

En à peine quelques jours l’image d’Elsa s’était écornée, les journalistes avaient fini par faire eux-mêmes les calculs et comprendre la manœuvre. Sa réputation d’arriviste était faite, elle aurait du mal à s’en départir. Karim avait obtenu sans peine les ministères qu’il voulait lors des négociations et pouvait à loisir se parer de toutes les vertus. Les Français aimaient les victimes qui portaient haut, qui jouaient de leur malheur pour faire valoir leur abnégation, le bougre savait y faire.

Lorsqu’Aiglefin sortit sur le perron de l’Elysée annoncer la composition du Gouvernement, emprunté et mal à l’aise, lui qui détestait la lumière et l’œil des caméras, le Président ne put s’empêcher d’éprouver une franche satisfaction. Le petit incident passé, tout était désormais en place et, dès le lendemain, lors du premier Conseil des ministres, le quinquennat commencerait, les premières mesures seraient annoncées. « Enfin, les problèmes commencent ! », se dit-il encore, comme un mantra pour guider son action

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