Au Venezuela, Maduro contre le chavisme

Le drame de la situation vénézuélienne, c’est que ni Nicolas Maduro – actuel dirigeant du pays dont la récente réélection est particulièrement contestée -, ni l’opposition officielle dominée par une frange ultra conservatrice favorable au renforcement des sanctions économiques, ne semblent à même de préserver les acquis sociaux du chavisme « première génération », ainsi que de répondre aux aspirations démocratiques de la population.

« Le Parti populaire européen a décidé de construire un accord sur le Venezuela avec Orban, Meloni et Le Pen ». C’est en ces termes que le groupe social-démocrate (S&D) du Parlement européen dénonce l’adoption, le 19 septembre dernier, d’un texte visant à reconnaître Edmundo Gonzalez – principal opposant au président vénézuélien sortant Nicolas Maduro à l’occasion du dernier scrutin controversé -, comme dirigeant légitime du pays latino-américain. Un vote inédit car, si cette résolution a été conjointement présentée par les groupes des Conservateurs et réformistes européens (CRE), ainsi que des Patriotes pour l’Europe – au sein desquels siègent respectivement Mario Maréchal Le Pen et Jordan Bardella -, la droite européenne traditionnelle l’a sans réserve soutenu dans l’hémicycle, assumant par là-même ouvertement de briser tout cordon sanitaire la séparant de l’extrême droite. Si le groupe S&D tient ainsi à marquer ses distances vis-à-vis d’une telle entreprise de normalisation de partis nationalistes, cela ne l’empêche pas par ailleurs de qualifier l’actuel gouvernement vénézuélien d’autoritaire, une position confirmée par l’octroi, par les autorités espagnoles, de l’asile politique à l’opposant en exil. Une décision ayant suscité le renvoi de l’Ambassadeur d’Espagne à Caracas, le gouvernement maduriste arguant à son tour du caractère profondément putschiste de l’opposition dominante. Face à cette crise politique exacerbée, face à cet empressement des puissances internationales à reconnaître la légitimité de l’un ou l’autre, comment tirer le vrai du faux entre deux représentants autoproclamés de la souveraineté du peuple vénézuélien ?

 

Défendre la souveraineté populaire face aux ingérences

« Le principe fondamental de la souveraineté populaire doit être respecté par le biais de la vérification impartiale des résultats ». Voilà l’objectif prioritaire établi au sein du communiqué publié le 1er août dernier par les diplomaties brésilienne, colombienne et mexicaine en vue de trouver une issue pacifique à la crise politique qui fracture le Venezuela. Si celle-ci ne cesse de s’aggraver depuis que Nicolas Maduro a succédé, en 2013, à Hugo Chavez à la tête de l’État vénézuélien, elle a récemment été exacerbée par les auto-proclamations successives, au soir du dernier scrutin présidentiel qui s’est tenu le 28 juillet, de Maduro ainsi que de son principal opposant Edmundo Gonzalez, avant même la publication des procès-verbaux de l’intégralité des bureaux de vote par le Conseil National Électoral (CNE).

 Ce dernier prétend avoir été victime d’un piratage informatique l’empêchant, jusqu’à ce jour, de rendre publics l’ensemble des votes qui sont, au Venezuela, réalisés par voie électronique. Or, cette publication est particulièrement attendue en raison du fossé béant qui sépare les premiers sondages de sortie des urnes – qui plaçaient l’opposition largement en tête – des résultats nationaux proclamés par le CNE selon lesquels le président sortant aurait été réélu dès le premier tour avec 52% des voix. 

Un score définitivement validé le 22 août par le Tribunal suprême de justice (TSJ) qui ne vient pas pour autant apaiser les tensions, de nombreuses voix s’élevant – y compris en provenance de secteurs de la gauche vénézuélienne – en vue de dénoncer le manque de transparence de cette décision. Et ce, d’autant plus que cette instance est notamment dirigée depuis le mois de janvier par Caryslia Rodriguez, une avocate issue du Parti Socialiste Unifié du Venezuela (PSUV) au pouvoir. 

Si le manque d’indépendance politique du TSJ questionne le bon fonctionnement des institutions démocratiques vénézuéliennes, il serait incorrect de percevoir l’ensemble de l’opposition comme une simple victime passive d’un système façonné par un chavisme tout puissant dans la mesure où sa frange la plus radicale – encore prédominante au sein de la principale coalition d’opposition au gouvernement – a elle-même pesé de manière décisive sur l’orientation prise par cette cour suprême au cours de ces dernières années. 

En effet, les membres du TSJ sont désignés par l’Assemblée nationale vénézuélienne, aujourd’hui largement dominée par les partisans de Maduro à la suite du boycott, par une part significative de l’opposition, des dernières élections législatives qui se sont tenues en 2020. Alors divisée et créditée d’à peine 20% des suffrages au terme d’un processus électoral notamment avalisé – à la différence du dernier scrutin présidentiel – par la mission d’experts internationaux de l’ONU, l’opposition s’est ainsi privée de l’un des principaux leviers sur lesquels elle pourrait aujourd’hui s’appuyer en vue d’espérer reprendre en mains les institutions du pays. 

L’intransigeance des plus radicaux opposants au madurisme a ainsi paradoxalement contribué à restreindre encore un peu plus leurs marges de manœuvre institutionnelles.    

Toujours est-il qu’en plus d’approfondir la crise politique interne, cette décision du TSJ génère plus largement des divergences au sein même du bloc progressiste latino-américain. En effet, tandis que le président chilien Gabriel Boric réitère son opposition – déjà manifestée à de nombreuses reprises depuis son arrivée au pouvoir – à ce qu’il qualifie de « dictature qui falsifie les élections »[1], son homologue mexicaine Claudia Sheinbaum – élue au mois de juin dernier avec l’objectif de consolider les orientations politiques de son prédécesseur, parmi lesquelles la promotion d’une forme de coopération régionale susceptible de représenter un contrepoids aux intérêts défendus par les Etats-Unis au sein du continent – finit par reconnaître la validité de ces résultats. 

Ce faisant, elle se distancie des gouvernements colombien et brésilien qui restent convaincus de la nécessité d’assurer une médiation entre les différentes forces en présence en vue d’aboutir à un audit public des votes, seule manière à leurs yeux de garantir la souveraineté du peuple vénézuélien. Et au vu de l’empressement d’un certain nombre de grandes puissances à reconnaître la victoire du camp le plus susceptible de sécuriser leurs intérêts stratégiques au sein de cet État pétrolier (à l’image de la Chine et de la Russie favorables à Maduro, mais également des Etats-Unis partisans de Gonzalez), difficile de leur donner tort.

Ces gouvernements prennent ainsi ouvertement leurs distances vis-à-vis d’un certain nombre de dirigeants conservateurs de la région qui, alignés diplomatiquement sur Washington, ont rapidement apporté leur soutien à Edmundo Gonzalez. 

C’est notamment le cas du président équatorien Daniel Noboa ou de son homologue argentin Javier Milei, qui ne sont par ailleurs pas particulièrement réputés pour leurs préoccupations démocratiques. Cependant, le Brésil et la Colombie s’éloignent tout autant du président vénézuélien, comme en témoigne la récente opposition de Lula à l’entrée du Venezuela dans les BRICS  – fait particulièrement notable au vu de la proximité entre les rhétoriques anti-impérialistes de figures telles que le président brésilien Lula et celle du gouvernement maduriste.

 

Le madurisme face aux limites du « capitalisme dépendant »

Cette prise de position peut notamment s’expliquer par le fait qu’au-delà des suspicions de fraude lors du dépouillement, ce scrutin a été biaisé dès le départ par l’invalidation, sur la base de motifs plus ou moins fondés, de plusieurs candidatures d’opposition. 

Le cas le plus médiatisé est celui de Maria Corina Machado, figure conservatrice ayant largement remporté les primaires organisées au mois d’octobre 2023 par la Table de l’unité démocratique, principale coalition d’opposition au madurisme. Or, celle-ci est déclarée inéligible par la justice vénézuélienne pour avoir appuyé et tiré profit du gel d’un certain nombre d’actifs nationaux placés dans les institutions bancaires de plusieurs États reconnaissant la légitimité de Juan Guaido, l’un des fers de lance de l’opposition qui s’est autoproclamé président du pays entre 2019 et 2023. 

Si l’utilisation de ces actifs par un dirigeant dont la légitimité démocratique est plus que contestable s’inscrit effectivement dans une forme d’ingérence n’ayant fait qu’aggraver le délitement de l’économie, ainsi que de la société vénézuélienne, il ne s’agit que d’un argument parmi d’autres utilisés pour marginaliser du scrutin un certain nombre d’autres partis d’opposition bien moins suspects d’être à la botte de velléités impérialistes. 

C’est le cas des oppositions de gauche au madurisme, comme le démontre notamment le reportage réalisé par la politiste Yoletty Bracho pour la revue de critique communiste Contretemps[2]. L’un des représentants de la gauche vénézuélienne lui confie notamment : « Il est impressionnant de voir que la droite a pu avoir son candidat, mais que c’est nous à gauche qui n’avons pas le droit d’avoir de candidat. Nous n’avons pas de représentation lors de ces élections »[3]. Sous-entendu, le madurisme s’est détourné de la gauche du paysage politique. Un virage à droite confirmé par le fait que le Parti Communiste Vénézuélien (PCV) est récemment entré dans l’opposition, dénonçant la crise d’un « modèle de capitalisme dépendant (…) en contradiction avec les intérêts des travailleurs »[4].

 Ce modèle de capitalisme dépendant repose quasi exclusivement, depuis le début du XXe siècle, sur les revenus générés par les abondantes réserves pétrolières dont dispose le pays. Les données publiées par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) mettent en lumière le quasi-monopole occupé par les ressources pétrolières dans les exportations vénézuéliennes dans la mesure où elles représentent environ 85% des produits vendus par le pays sur la scène internationale[5]

Si cette structure économique n’est pas fondamentalement remise en cause par l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez en 1999, celui-ci modifie en revanche radicalement les modalités d’allocation de ces ressources. En réaffirmant la prédominance de la puissance publique dans la gestion de l’intégralité du processus d’exploitation et de commercialisation des ressources pétrolières, il redirige une majorité des revenus issus de ces activités vers l’État qui est alors en mesure de développer un certain nombre de programmes de redistribution sociale. Cela conduit notamment à une diminution significative de l’extrême-pauvreté qui passe de 22,6% à 8,2% de la population entre 2002 et 2012.

Cependant, le fait que ce modèle social repose quasi exclusivement sur les revenus générés par les exportations pétrolières le rend particulièrement dépendant aux variations du prix du baril à l’échelle internationale. Et s’il augmente globalement de manière continue au cours des années 2010, il chute subitement de 100 à 80€ entre 2013 et 2014, ce qui expose l’économie vénézuélienne à une dégradation des termes de l’échange. 

En effet, si la hausse considérable des exportations de ressources pétrolières provoque un afflux massif de devises en dollars, celles-ci doivent être converties en bolivar, la monnaie nationale vénézuélienne. Or, la contrepartie de la spécialisation dans la production pétrolière est que le Venezuela doit importer de nombreux biens manufacturés nécessaires à la satisfaction de la demande interne, de même que l’ensemble des équipements nécessaires à son industrialisation qui ne sont pas produits sur place. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. 

Lorsque les importations deviennent plus importantes que les exportations, la demande de dollars sur le marché des changes devient plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. 

C’est pour faire face à cette hémorragie de devises que, tout en conservant officiellement une rhétorique radicalement anti-impérialiste, le gouvernement vénézuélien laisse libre cours à la dollarisation officieuse de son économie. Or, la manière dont s’opère cette dollarisation ne fait qu’accroître la précarisation d’une part significative de la population. En effet, si la plupart des emplois restent rémunérés en bolivar – c’est notamment le cas de l’intégralité des travailleurs de la fonction publique -, la majorité des prix se calent désormais sur le cours du dollar. C’est ainsi que le prix moyen d’un déjeuner classique oscille autour de 10 dollars dans un pays dans lequel le salaire minimum équivaut à peine à 50 dollars par mois à l’heure actuelle.

 

Entre « Thatcher vénézuélienne » et démocratie sanctionnée

Mettre l’accent sur la part de responsabilité du gouvernement dans cette crise économique ne doit pas pour autant conduire à occulter le poids tout aussi important des différentes sanctions internationales imposées depuis 2013, en particulier par les Etats-Unis. 

A titre d’exemple, le gel du paiement des ressources exportées aux Etats-Unis par l’entreprise pétrolière publique PDVSA en 2019 la prive de 7 milliards de dollars, ce qui ne fait qu’aggraver l’hémorragie de devises qui frappe le pays sud-américain. 

Plus globalement, les pertes générées, au sein de l’industrie pétrolière vénézuélienne, par l’ensemble des mesures visant à restreindre ses échanges en dollars – les acteurs ayant recours à cette monnaie étant soumis à l’extraterritorialité du droit étasunien et, par conséquent, à d’éventuelles sanctions en cas de non-respect des restrictions imposées par Washington au pays sud-américain – s’élèveraient à près de 232 milliards de dollars[6]. Ces sanctions ont récemment été allégées à la faveur du conflit russo-ukrainien – un certain nombre de pays étant désireux de diversifier leurs sources d’approvisionnement en ressources pétrolières en vue de faire face à l’arrêt des importations de pétrole russe – mais comme en Iran, comme à Cuba, elles produisent toujours les mêmes effets : elles ne frappent que les populations civiles, tout en renforçant le virage autoritaire du gouvernement (justifié officiellement par la nécessité de lutter contre un impérialisme étasunien dont on peut, tout en condamnant les dérives du madurisme, difficilement nier l’existence). 

C’est ainsi qu’outre leurs conséquences significatives sur l’économie vénézuélienne, ces sanctions ne sont par ailleurs pas étrangères au dysfonctionnement du système démocratique du pays. A ce sujet, le Centre de Recherche Économique et Politique (CEPR) affirme notamment que de telles mesures sont susceptibles de : « convaincre les gens de voter comme le souhaitent les Etats-Unis ou de se débarrasser du gouvernement par d’autres moyens »[7]. Une entrave supplémentaire à la garantie d’élections réellement libres et transparentes au Venezuela.

C’est pour cette raison qu’au-delà de l’indéniable dérive autoritaire de l’administration maduriste, l’opposition officielle, qui plébiscite ouvertement le renforcement de ces sanctions, semble tout autant incapable de répondre aux aspirations démocratiques exprimées par les mobilisations en cours. 

Sachant que les oppositions de gauche et / ou centristes au madurisme ont été marginalisées en amont du scrutin, le président sortant faisait en effet face à la frange la plus conservatrice lors de ce scrutin. Si Gonzalez semble relativement mesuré sur certains sujets tels que l’éducation publique qu’il affirme vouloir préserver, celui-ci ne cesse de s’afficher en compagnie de Maria Corina Machado qui incarne un courant politique dont l’objectif est de revenir purement et simplement au néolibéralisme radical en vigueur avant l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez. 

Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine, met notamment l’accent sur le fort dogmatisme libéral de Machado qui se traduit par sa volonté affichée, et répétée à de nombreuses reprises, de privatiser PDVSA[8]

Dans un pays dans lequel cette société est vue comme un joyau de l’État, une telle proposition est particulièrement iconoclaste, y compris au sein de l’opposition au madurisme. Preuve que l’opposition semble à l’heure actuelle noyautée par sa frange la plus radicale. Et ce, d’autant plus que celle qui se voit régulièrement attribuer le sobriquet de « Thatcher vénézuélienne » a par ailleurs ouvertement fait appel à de nombreuses reprises à une intervention armée des Etats-Unis en vue de renverser le chavisme.

En somme, le drame de la situation vénézuélienne, c’est que ni Maduro, ni l’opposition majoritaire ultra conservatrice ne semblent à même de préserver les premiers acquis sociaux du chavisme « première génération » – qui se distingue du madurisme en de nombreux points. 

Si Chavez inaugure en effet sa première présidence par l’adoption d’une nouvelle Constitution destinée à démocratiser la société vénézuélienne, parallèlement à la réaffirmation de la prédominance du pouvoir politique sur l’armée – le défilé militaire accompagnant traditionnellement la mise en place d’une nouvelle Assemblée constituante n’ayant exceptionnellement pas eu lieu à cette occasion -, son successeur semble à l’inverse assumer de plus en plus ouvertement ses similarités avec les militaires ayant dirigé à plusieurs reprises le pays. En témoigne l’ouverture de centres pénitentiaires de haute sécurité dans lesquels les opposants seront soumis au travail forcé « comme à l’époque »[9] … 

Vincent Arpoulet

Références

1 BRACHO Yoletty, «  « Tout le monde

[1] https://x.com/GabrielBoric/status/1826703332268015733

[2] BRACHO Yoletty, «  « Tout le monde sait ce qu’il s’est passé. » Pour une approche de gauche des élections vénézuéliennes », Contretemps. Revue de critique communiste, 6 août 2024 ;  https://www.contretemps.eu/gauche-internationaliste-elections-venezuela/

[3] Ibid

[4] BENOIT Cyril, « Venezuela : les communistes pour une alternative populaire à la crise », PCF, Secteur International ; https://www.pcf.fr/venezuela_les_communistes_pour_une_alternative_populaire_la_crise

[5] https://statistics.cepal.org/portal/cepalstat/national-profile.html?theme=2&country=ven&lang=en

[6]  VENTURA Christophe, « Au Venezuela, une crise sans fin », Le Monde diplomatique, octobre 2024.

[7]  CEPR, « Venezuela’s disputed election and the pathforward”, 12 août 2024.

[8]  POSADO Thomas, « Venezuela : Maria Corina Machado, nouvelle figure du radicalisme de droite », France Culture, 26 octobre 2023 ; https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/venezuela-maria-corina-machado-nouvelle-figure-du-radicalisme-de-droite-7868137

[9] BRACHO Yoletty, « « Tout le monde …, op. cit.

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