Milei ou le « Tronçonneur » de l’État : Voyage au bout du néolibéralisme autoritaire

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Milei ou le « Tronçonneur » de l’État : Voyage au bout du néolibéralisme autoritaire

Suite à l’élection à la tête de la présidence argentine de Javier Milei, cet article revient sur la situation qui a permise son élection, ainsi que sur ses engagements de campagne.

« Ce que propose le FMI [Fonds monétaire international] est minuscule au regard du plan d’austérité que je propose ». C’est en ces termes qu’en pleine campagne présidentielle argentine, Javier Milei, libertarien revendiqué fraichement élu le 20 novembre 2023 à la tête du pays, s’engage ni plus ni moins à amplifier dans des proportions considérables l’application d’un projet économique ayant plongé près de 40% de la population argentine sous le seuil de pauvreté. En effet, cette situation résulte notamment de la dette historique contractée par le président conservateur Mauricio Macri qui, en 2018, a obtenu un prêt de 50 milliards de dollars en provenance du FMI. Or, il se trouve que, de même que l’ensemble des prêts octroyés par cet organisme international, celui-ci est conditionné à une réduction drastique des dépenses publiques, ainsi qu’à une reconfiguration des fonctions de l’État au profit du secteur privé, conformément à l’idéologie néolibérale selon laquelle la puissance publique doit se désengager au maximum du marché afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle qui est perçue comme la plus à même de permettre une gestion rationnelle de l’économie dans la mesure où elle cherche à maximiser son profit. Si cette théorie économique entre en adéquation avec les conceptions portées par Milei – en témoigne le fait qu’il ait baptisé l’un de ces cinq chiens en hommage à Milton Friedman, l’un des pères du néolibéralisme -, le nouveau dignitaire argentin estime cependant qu’il faut aller encore plus loin.

L’ « anarcho-capitalisme » : version paroxystique du néolibéralisme autoritaire

Se revendiquant de l’ « anarcho-capitalisme », il affirme en effet que : « Chaque fois que l’Etat intervient, c’est une action violente qui porte atteinte au droit à la propriété privée et, au final, limite notre liberté »(1). C’est là la différence fondamentale entre néolibéraux et anarcho-capitalistes. Là où les premiers estiment que l’Etat doit être présent en vue d’organiser son propre retrait du marché, les seconds considèrent que le marché est la seule institution à même d’organiser l’ensemble de la société. En d’autres termes, suivant cette conception, la totalité des activités humaines sans exception entrent dans les logiques de marché et aucune instance ne doit pouvoir entraver de quelque manière que ce soit la propriété privée, ce qui conduit Murray Rothbard, l’un des tenants de ce courant, à prôner un « marché libre des enfants », au nom du respect inconditionnel de la propriété des parents. La volonté de libéraliser la vente d’organes prônée par Milei s’inscrit ainsi pleinement dans ce courant qui pousse à son paroxysme l’idéologie néolibérale, ce qui conduit Mark Weisbrot, co-directeur du Centre pour la Recherche Politique et Économique (CEPR), à affirmer que : « Jamais quelqu’un d’aussi extrémiste en matière économique n’a été élu président d’un pays sud-américain »(2). Dans un continent ayant servi de laboratoire à l’idéologie néolibérale, ce n’est pas une mince affaire.

Cependant, de même que son maître à penser qui défend par ailleurs la mise en place d’un « État policier libertaire » dans lequel les forces de l’ordre, là encore débarrassées de toute contrainte institutionnelle, seraient « autorisées à appliquer des punitions instantanées », la défense inconditionnelle des libertés de la part de Milei semble s’arrêter aux frontières de l’économie. En effet, le volet sécuritaire de son projet inclut notamment des propositions telles que l’abaissement de la majorité pénale ou encore, la création d’un système national de surveillance ayant recours à la reconnaissance faciale. Milei affirme ainsi vouloir prévenir l’émergence de toute opposition interne susceptible d’être violente, à l’égard de laquelle il s’est empressé d’affirmer, à peine élu, qu’il serait implacable. Une logique qui n’est pas sans rappeler les propos tenus par Victoria Villarruel, candidate à la vice-présidence à ses côtés, qui a ouvertement affirmé à de nombreuses reprises que les crimes commis par le régime militaire au pouvoir entre 1976 et 1983 s’expliquaient avant tout par la déstabilisation interne provoquée par les mouvements d’opposition à cette dictature, reprenant ainsi en tous points les propos tenus par les responsables de ces exactions à l’occasion de leur procès. Si Milei s’est malgré tout engagé, lors de son discours d’investiture, à respecter toute mobilisation s’exprimant dans le cadre de la loi, une telle conception des oppositions internes ne peut que susciter des inquiétudes du côté des différentes organisations sociales et syndicales argentines. Et ce, d’autant plus que le nouveau dirigeant s’affirme par ailleurs ouvertement favorable à la remise en cause de certains droits sociaux tels que l’IVG, légalisée en 2020 au terme d’un large mouvement social ayant poussé l’Argentine à rejoindre le cercle très réduit des États du continent reconnaissant ce droit de manière inconditionnelle, aux côtés de l’Uruguay, de la Colombie, de Cuba et du Mexique.

Alors comment expliquer l’irruption d’une telle force politique venant mettre un coup d’arrêt à cette vague progressiste qui s’était également caractérisée par un rejet du modèle néolibéral défendu par Macri à l’occasion de la précédente élection présidentielle remportée par Alberto Fernandez, candidat du péronisme en 2019 ?

Entre dégradation de la justice et des termes de l’échange

Tout d’abord, nous pouvons constater que cette large victoire de Milei – qui l’emporte avec plus de 10 points d’avance sur Sergio Massa, ministre de l’Économie sortant – traduit avant tout un rejet massif du péronisme. Ce courant est notamment assimilé, au sein d’une grande partie de l’opinion publique, à des pratiques de corruption depuis la condamnation de la vice-présidente sortante Cristina Kirchner, le 6 décembre 2022, à une peine de 6 ans de prison après avoir été accusée d’avoir eu recours à des pratiques d’ « administration frauduleuse » en vue de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté en tant que sénatrice entre 2001 et 2005. Il n’est pas inutile de préciser ici, comme nous le rappelions alors dans ces colonnes(3), que Diego Luciani et Rodrigo Giménez Uriburu, respectivement procureur de l’affaire et président du tribunal, étaient réunis moins de 4 mois avant ce verdict pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à Mauricio Macri. Cette proximité avec l’un des principaux opposants au péronisme, combinée à la faiblesse manifeste de l’accusation – Kirchner se voyant condamnée sur la base de simples suspicions de complicité avec son mari dont l’implication dans l’affaire semble plus avérée -, dénote une évidente volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Si cela conduit à discréditer le principal parti de gauche argentin, c’est plus globalement l’ensemble de la classe politique traditionnelle qui en pâtit. C’est ainsi que, pris à son propre piège, le parti Juntos por el Cambio, représenté par Patricia Bullrich soutenue par Macri lors de cette élection, termine aux portes du second tour avec 23,83% des suffrages, loin derrière les 29,98% des voix obtenues par Javier Milei.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’exempter le gouvernement sortant de toute responsabilité dans ce résultat. En effet, il se trouve que, dans un contexte dans lequel l’inflation atteint 143%, cette campagne s’est quasi exclusivement centrée autour de la question économique. Le fait que Milei se trouve confronté, au second tour de ce scrutin, au ministre de l’Économie sortant     considéré comme comptable de cette situation n’a pu que jouer en sa faveur. Et ce, d’autant plus que, si Massa est issu d’un gouvernement initialement élu sur la base d’un projet de rupture avec le néolibéralisme, celui-ci a finalement tenu à respecter les engagements fixés par le FMI. Cela s’explique notamment par le fait qu’outre l’épidémie de Covid-19 qui survient trois mois à peine après l’arrivée au pouvoir de Fernandez, celui-ci doit également faire face à une sécheresse qui vient porter atteinte à la production agricole, l’une des plus grandes sources de revenus d’un pays qui occupe le 5e rang des producteurs internationaux de soja, de maïs ou encore, de tournesol. Dans un tel contexte, l’obtention de devises en dollars par le biais des exportations se réduit de manière significative. Par conséquent, les réserves de dollars se raréfient à l’échelle nationale. Or, ce type d’économie reposant principalement sur l’exportation de matières premières doit nécessairement disposer de suffisamment de dollars en vue d’importer l’ensemble des biens manufacturés qui ne sont pas produits sur son territoire. Dans un tel contexte, la demande de dollars ne suivant pas la chute de l’entrée de devises, il faut donc plus de pesos – la monnaie nationale argentine – pour obtenir un dollar. Le peso se déprécie alors par rapport au dollar, ce qui signifie que tous les prix en pesos augmentent. Le seul moyen de faire face à l’inflation qui s’ensuit est alors de contracter des prêts auprès d’organismes financiers susceptibles de pallier cette pénurie de dollars. C’est la dégradation des termes de l’échange dont sont victimes la plupart des pays latino-américains dépendants de l’exploitation et exportation de matières premières dont les prix dépendent des fluctuations de la demande internationale. Dans ce contexte, difficile pour le gouvernement péroniste d’engager une rupture frontale avec le FMI.

Un candidat « anti-caste » au service de l’ordre établi

C’est ce scénario qui conduit à l’émergence du projet de dollarisation de l’économie argentine porté par Milei. S’il est vrai que l’adoption du dollar pourrait être à même de réduire cette inflation générée par la dégradation des termes de l’échange, la contrepartie n’est pas négligeable. En effet, elle conduirait à limiter de manière significative les marges de manœuvre monétaires du gouvernement argentin, comme en témoigne l’économie équatorienne, dollarisée en 2000. Dans la mesure où l’ensemble des devises en circulation sur le territoire équatorien sont directement émises par la FED – la Banque Centrale des Etats-Unis -, l’État équatorien n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie en cas de crise. C’est ainsi que le choc des commodities, qui se traduit en 2015 par une chute subite du prix de la quasi-totalité des matières premières à l’échelle internationale, est d’autant plus dur à encaisser pour l’Équateur qu’il ne peut faire face à la concurrence imposée par ses voisins qui dévaluent leur monnaie de sorte à rendre leurs ressources plus accessibles. Par ailleurs, le fait que l’équilibre des devises en circulation sur le territoire d’un État dépend directement de la FED vient nécessairement limiter sa capacité à prôner un modèle économique alternatif à celui défendu par le gouvernement étasunien, sous peine de se voir privé de liquidités suffisantes.

C’est donc pour faire face à ce double mécanisme de dégradation des termes de l’échange et de dépendance généré par l’hégémonie du dollar dans les échanges commerciaux régionaux qu’un certain nombre de gouvernements de gauche récemment arrivés au pouvoir au sein du continent prônent, sous l’impulsion de Lula, la mise en place d’une monnaie régionale à taux flottants avec les devises nationales. Or, la défaite du parti péroniste qui représentait, aux côtés du président brésilien, l’un des principaux tenants de ce projet, ainsi que l’émergence, au sein de la troisième économie du continent, d’un partisan acharné d’un renforcement des relations diplomatiques et commerciales avec les Etats-Unis, pourrait venir mettre un coup d’arrêt à cette dynamique de constitution d’une nouvelle forme d’intégration régionale.

Seule ombre au tableau pour Milei : avec 37 députés sur 257, il ne dispose d’aucune majorité parlementaire et sera donc contraint de composer avec les 93 élus dont dispose Juntos por el Cambio. Ce rapport de force au parlement peut expliquer la raison pour laquelle Bullrich s’est empressée d’apporter son soutien au candidat libertarien à l’issue du premier tour. En effet, discréditée depuis la fin de la présidence de Macri, la droite traditionnelle a trouvé en ce candidat anti-système un moyen de reprendre le pouvoir sous couvert de rupture avec l’ordre établi. La majorité de Milei dépendra finalement de l’establishment qu’il a tant voué aux gémonies. 

Références

(1)Entrevista de Tucker Carlson a Javier Milei, 14 de septiembre de 2023 ; https://twitter.com/TuckerCarlson/status/1702442099814342725?t=Ojd1lv5MidxV-vCfTmWgHQ&s=19

(2)https://cepr.net/press-release/elecciones-en-argentina-nunca-alguien-tan-extremista-en-materia-economica-ha-sido-elegido-presidente-de-un-pais-sudamericano-dice-mark-weisbrot-codirector-del-cepr/ 

(3)https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/12/15/les-gauches-argentine-et-peruvienne-face-au-lawfare-et-au-neoliberalisme-par-surprise/

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Les gauches argentine et péruvienne face au lawfare et au « néolibéralisme par surprise »

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Les gauches argentine et péruvienne face au lawfare et au « néolibéralisme par surprise »

En Argentine comme au Pérou, les gouvernements élus sur une base programmatique visant à rompre avec l’organisation néolibérale de l’économie subissent actuellement de plein fouet les effets des tentatives de déstabilisation auxquelles ont recours leurs opposants de droite en vue de contourner les résultats des processus démocratiques ayant conduit ces dirigeants de gauche au pouvoir. La judiciarisation de la vie politique et la dénonciation de fraude électorale sont autant d’instruments utilisés par les néolibéraux en ce sens. La polarisation politique exacerbée qui en découle favorise l’émergence du“néolibéralisme par surprise”, qui se met notamment en place au Pérou sous l’impulsion de la nouvelle présidente Dina Boluarte qui estime qu’il est nécessaire de faire primer la gouvernance technocratique sur le gouvernement en vue de surmonter le blocage institutionnel auquel est confronté le gouvernement péruvien.

Si nous pouvons constater que l’Amérique latine est traversée par une nouvelle “vague rose” caractérisée par l’arrivée au pouvoir de gouvernements critiques vis-à-vis du l’idéologie néolibérale dans la majorité des Etats du continent depuis l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador à la tête du Mexique au mois de décembre 2018, les gouvernements issus de cette dynamique en Argentine et au Pérou sont, à des degrés divers, particulièrement fragilisés à l’heure actuelle. En effet, Cristina Fernandez de Kirchner, qui a été élue vice-présidente de l’Argentine aux côtés d’Alberto Fernandez en 2019 après avoir dirigé le pays entre 2007 et 2015, a été condamnée le 6 décembre dernier à une peine de six ans de prison, ainsi qu’à une inéligibilité à vie après avoir été déclarée coupable d’avoir eu recours à des pratiques d’ “administration frauduleuse” dans le cadre de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté au Sénat argentin entre 2001 et 2005. Dès le lendemain de cette condamnation, c’est au tour du président péruvien Pedro Castillo, lui aussi élu sur une base programmatique visant à rompre avec l’organisation néolibérale de l’économie en 2021, d’être destitué par le Parlement. Cette destitution survient après que le dignitaire de gauche ait annoncé la dissolution de ce même Parlement, malgré le fait que la Constitution ne l’autorise alors pas à appliquer une telle mesure. A l’heure où nous entendons tout et son contraire au sujet de ces deux affaires, il apparaît alors nécessaire de se pencher en détails sur les différentes dynamiques ayant conduit à ces deux événements qui pourraient être caractéristiques d’un reflux de la vague progressiste dans ces deux Etats.

La démocratie argentine vacille sous les coups du Lawfare.

“La sentence était écrite. L’idée était de me condamner”, affirme Cristina Kirchner à l’issue du verdict rendu. Force est de constater que la manière dont s’est déroulé le processus judiciaire conduisant à cette sentence semble effectivement lui donner raison. Tout débute au mois de novembre 2008 par une plainte déposée par Elisa Carrio, qui n’est autre que l’adversaire de Cristina Kirchner au second tour du scrutin présidentiel qui s’était tenu un an auparavant. Accompagnée de plusieurs parlementaires issus de la Coalition civique, une coalition politique centriste fondée en 2007 en vue d’appuyer sa candidature face à la candidate de gauche qui sera finalement élue, elle accuse alors Nestor Kirchner, président de gauche sortant et époux de Cristina Kirchner, d’avoir octroyé un certain nombre de contrats publics à l’entrepreneur Lazaro Baez à des prix surestimés. En d’autres termes, il est alors accusé d’avoir mis en place un système de détournement de fonds publics en rémunérant à des prix surévalués les activités de construction d’infrastructures publiques routières réalisées par cet entrepreneur au sein de la province de Santa Cruz, le surplus relatif à ces financements étant, selon ces parlementaires, répartis entre Kirchner, Baez et plusieurs de leurs proches tels que Julio Miguel De Vido, ex Ministre de la Planification Fédérale. Il n’est ici pas inutile de préciser que Cristina Kirchner ne figure pas dans cette liste d’accusés lorsqu’éclate cette affaire alors prise en mains par le juge fédéral Julian Ercolini. Par ailleurs, celui-ci se déclare très vite inapte à faire la lumière sur cette affaire, arguant du fait que c’est à la Justice de Santa Cruz de se prononcer dans la mesure où : “la Direction Nationale de la Voirie a délégué à l’Administration Générale de la Voirie Provinciale” la gestion de la concession de contrats publics à Lazaro Baez. Or, il se trouve qu’en 2015, le juge d’instruction chargé du traitement de cette affaire déclare explicitement qu’il ne dispose d’aucune preuve lui permettant d’affirmer que les délits dénoncés à travers les accusations de la Coalition civique existent réellement.

Cependant, l’affaire revient quelques mois plus tard sur la table sous l’impulsion de Javier Iguacel, nommé à la tête de la Direction Nationale de la Voirie suite à l’élection du libéral Mauricio Macri à la présidence de l’Etat argentin. Ce dernier décide en effet d’engager un audit de l’ensemble des concessions publiques octroyées à Lazaro Baez dans la province de Santa Cruz. Et c’est là que le bât blesse. Si cet audit affirme noir sur blanc que : “Les erreurs de certification de travaux publics observées ne sont pas considérées comme significatives au regard de la magnitude des travaux en question”, celui-ci décide malgré tout de déposer une plainte auprès de la justice fédérale de Buenos Aires en vue de dénoncer ces erreurs de certification. Et cette fois-ci, Cristina Kirchner est placée sur le banc des accusés sur la base du simple motif d’ “association illicite” à des pratiques de corruption. Dans cette perspective, l’un des seuls arguments sur lesquels repose sa condamnation récemment officialisée est le fait qu’en tant que Première Dame, elle était indubitablement informée des agissements de corruption auxquels a pu avoir recours son époux, ce qui, nous en conviendrons, représente une preuve quelque peu insuffisante pour justifier le bien-fondé d’une affaire judiciaire de cette envergure.

Par ailleurs, une rapide analyse du profil des juges chargés de la gestion de cette affaire nous conduit nécessairement à nous interroger sur leur véritable attachement à l’idéal de justice. En effet, c’est notamment Julian Ercolini, qui s’était pourtant déclaré incompétent à traiter cette affaire 7 ans auparavant, qui décide de prendre en mains la plainte déposée par la Direction Nationale de la Voirie en 2015. Et ce, alors même que son épouse, Julia Kenny, occupe alors le poste de porte-parole de German Garavano, ministre de la Justice au sein du gouvernement Macri, ce qui représente un risque de conflit d’intérêt évident. Et les atteintes portées au principe d’indépendance de la justice ne s’arrêtent pas là. En effet, il se trouve que Carlos Belardi, l’avocat chargé de défendre Kirchner, n’est pas autorisé par la Cour de Cassation à assister au tirage au sort des membres du tribunal chargé de trancher cette affaire. Or, les conséquences de ces nominations opaques sont loin d’être anodines. En effet, Rodrigo Giménez Uriburu, président de ce tribunal, s’avère être un proche de Mauricio Macri, comme le révèle le quotidien Pagina 12 qui publie, le 8 août 2022, des photos montrant ce dernier, ainsi que Diego Luciani, le procureur de cette affaire, réunis pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à l’ex-président argentin(1). Ces relations entre les juges chargés de l’affaire Kirchner et l’un de ses principaux opposants politiques ne sont pas sans rappeler la proximité entre Jair Bolsonaro et le juge Sergio Moro, qui s’est vu nommer au poste de Ministre de la Justice au sein du gouvernement formé par le président de droite radicale seulement 6 mois après avoir condamné Lula pour corruption.

A l’image de la droite brésilienne en 2016, nous pouvons ainsi constater que son homologue argentine cherche à s’appuyer sur des motifs judiciaires en vue d’écarter de la scène politique la figure de gauche la plus populaire à l’approche des prochaines élections présidentielles qui doivent se tenir au mois d’octobre 2023. En effet, bien que Kirchner ait annoncé, suite à l’officialisation de sa condamnation, son choix de ne pas présenter sa candidature lors du prochain scrutin présidentiel, elle serait, selon une enquête d’opinion publiée le 21 octobre dernier par l’institut Pérez Aramburu y Asociados(2), la personnalité de gauche disposant du plus important potentiel électoral dans la mesure où 30% des sondés déclarent être certains ou du moins, ouverts à l’idée de lui apporter leur suffrage en cas de candidature, loin devant les 29 et 19% d’opinions favorables respectivement obtenues par Sergio Massa, actuel Ministre de l’Economie argentin, et Alberto Fernandez. A l’image de l’affaire Lula au Brésil, cette condamnation est ainsi représentative du processus de lawfare, qui désigne une instrumentalisation de la justice à des fins politiques, un instrument auquel ont recours de plus en plus systématiquement les droites conservatrices latino-américaines en vue de discréditer et marginaliser leurs opposants progressistes. Or, de même qu’au Brésil, cette immersion des juges dans la sphère politique depuis plusieurs années vient fragiliser le pacte démocratique argentin, ce qui conduit à une polarisation exacerbée de la société qui s’est notamment traduite par la tentative d’assassinat de Cristina Kirchner au mois de septembre 2022. C’est une polarisation politique d’une intensité similaire qui a conduit à l’exacerbation de la crise politique péruvienne.

La destitution de Castillo : de l’ “autogolpe” au “néolibéralisme par surprise”.

Depuis son élection à la présidence du Pérou au mois de juillet 2021, Pedro Castillo fait en effet face à des tentatives répétées de déstabilisation de la part de la droite qui cherche, par tous les moyens, à limiter les marges de manœuvre dont il pourrait disposer en vue d’appliquer son programme. Dès la proclamation des résultats par le Jury National des Elections (JNE), Keiko Fujimori, candidate de la droite conservatrice et autoritaire ayant affronté Castillo lors du second tour de ce scrutin, s’appuie sur le fait que seulement 44000 voix la séparent de son opposant de gauche afin de l’accuser d’avoir eu recours à une fraude électorale. Ainsi, si les droites brésilienne et argentine s’appuient sur une instrumentalisation à des fins politiques de motifs judiciaires, la stratégie adoptée par leur homologue péruvienne à l’issue du dernier scrutin présidentiel est caractéristique d’une seconde forme de judiciarisation de la sphère politique qui se traduit par la diffusion dans l’espace public de suspicions de fraude électorale. C’est ainsi que l’objectif affiché de préserver la démocratie en garantissant la transparence des processus électoraux représente paradoxalement un instrument utilisé par les droites latino-américaines en vue de contourner le résultat de processus démocratiques. Si Fujimori et ses soutiens sont finalement désavoués par l’ensemble des missions électorales présentes lors du second tour qui attestent du fait que cette élection a bel et bien été libre et transparente, ceux-ci ne s’arrêtent pas là. Le 28 mars 2022, plusieurs parlementaires de droite enclenchent une procédure de destitution à l’encontre de Castillo en s’appuyant sur des accusations de corruption relayées à son encontre par une lobbyiste qui s’avère en réalité avoir participé au financement de la campagne de Fujimori(3). Si cette motion de destitution n’obtient finalement que 55 voix – loin des 87 nécessaires, Castillo échappe de nouveau à une deuxième procédure de destitution au mois de novembre.

Ces tentatives répétées de déstabilisation sont renforcées par une importante instabilité gouvernementale depuis l’élection de Castillo. En effet, celui-ci a opéré à 4 changements de gouvernements et, par conséquent, à autant de changements d’orientation politique, en moins d’un an et demi. Cela s’explique par les démissions à intervalles rapprochés de plusieurs présidents du Conseil à la suite de révélations d’affaires judiciaires ou de désaccords politiques apparus au gré des réorientations gouvernementales, rendues pourtant indispensables par la nécessité de s’assurer le vote de confiance de la part d’une majorité de parlementaires dans un Congrès dominé par l’opposition de droite – qui dispose de 75 parlementaires sur 130. Le remplacement, dès le 20 août 2021, du chancelier Hector Bejar, intellectuel marxiste favorable à l’impulsion d’une réorientation significative de la diplomatie péruvienne, par Oscar Maurtua, un diplomate plus modéré désireux de revenir à une diplomatie plus traditionnelle, est représentatif de ces errements idéologiques caractéristiques de l’étroite coalition hétéroclite sur laquelle repose le maintien de Castillo au pouvoir depuis un an et demi. Ce premier revirement ouvre la voie à la nomination d’un certain nombre de personnalités politiques qualifiées d’indépendantes ou issues de partis de droite ou de centre-droit, à l’image de Heidy Juarez, qui occupe le poste de Ministre de la Femme et des Populations vulnérables au sein du dernier gouvernement Castillo, ce qui conduit ce dernier à s’aliéner progressivement une majorité des partis de gauche ayant permis son accession au pouvoir, au premier rang desquels le parti marxiste-léniniste Pérou Libre duquel il est issu.

C’est alors que, dos au mur et exposé à la menace d’une troisième procédure de destitution, Castillo précipite sa chute en annonçant la dissolution du Congrès péruvien le 7 décembre 2022. Il justifie alors cette décision par sa volonté de convoquer, dans un délai maximal de neuf mois, un nouveau Congrès qui se chargerait de rédiger un nouveau texte constitutionnel qui viendrait se substituer à l’actuelle Constitution héritée du régime autoritaire d’Alberto Fujimori. Cet acte peut s’expliquer par le fait que le texte constitutionnel actuellement en vigueur limite de manière significative les marges de manœuvre dont il dispose en vue de réorienter la politique économique péruvienne. En effet, un ensemble de principes néolibéraux y sont érigés en principes constitutionnels, à l’image de l’interdiction de la dénonciation des Traités bilatéraux d’investissements (TBI) conclus entre le Pérou et d’autres Etats en vue de favoriser les investissements d’entreprises privées issues de ces Etats au sein du territoire péruvien. Or, afin de pouvoir convoquer une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution, il est nécessaire d’obtenir au préalable l’approbation du Congrès péruvien ce qui s’est avéré impossible à plusieurs reprises depuis le début de la présidence de Castillo.

Si, dans un tel contexte, la dissolution du Parlement péruvien peut alors apparaître comme la seule solution en vue de tenter d’obtenir une Assemblée plus favorable à la rédaction d’une nouvelle Constitution, celle-ci est cependant contraire à la Constitution actuellement en vigueur. En effet, d’après l’Article 134 de ce texte constitutionnel : “Le Président de la République est habilité à dissoudre le Congrès si celui-ci a censuré ou refusé la confiance à deux Conseils des ministres”, ce qui, malgré les tentatives de déstabilisation répétées de la droite, n’est en l’occurrence pas le cas. Il n’en faut pas moins pour qu’une grande partie des membres du gouvernement Castillo se désolidarisent de cette décision et annoncent immédiatement leur démission. De ce point de vue, la réaction de Dina Boluarte, élue vice-présidente aux côtés du président péruvien au mois de juillet 2021, est notable. En effet, celle-ci se fend d’un tweet particulièrement critique dans lequel elle accuse Castillo de s’être rendu coupable d’un : “coup d’Etat qui aggrave la crise politique et institutionnelle que la société péruvienne devra surmonter dans le strict respect de la loi”. Il est vrai que cette tentative désespérée de Castillo peut s’apparenter à une forme d’ “Auto-coup d’Etat” dans la mesure où il opère à une rupture de l’ordre constitutionnel en vue de prendre la possession de la quasi-totalité des pouvoirs de l’Etat. En effet, il annonce également qu’il gouvernera par décret le temps que de nouvelles élections soient organisées en vue de désigner un nouveau Congrès chargé d’entamer un processus constitutionnel. Si nous ne pouvons réellement savoir si cette décision s’apparente à une volonté de rompre avec un ordre constitutionnel hérité d’un régime autoritaire ou, à l’inverse, d’imposer simplement de manière autoritaire son projet politique, toujours est-il que le fait de gouverner par décret pour une durée qui n’est pas clairement déterminée représenterait une entrave à la séparation des pouvoirs.

Il n’en faut pas moins pour que le Congrès se réunisse en urgence pour se prononcer sur une nouvelle motion de destitution pour “incapacité morale” qui est, cette fois-ci, adoptée à une large majorité dans la mesure où 101 parlementaires, y compris de gauche, se prononcent en faveur de cette motion. Pedro Castillo se voit alors arrêter par son garde du corps quelques heures plus tard et ce, alors même que le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador lui avait accordé l’asile politique dans la foulée. Suite à cette arrestation, Dina Boluarte prête serment devant le Congrès péruvien et remplace ainsi Castillo à la tête du pays. Cependant, son accession au pouvoir ne permet pas de pacifier la situation, bien au contraire. En effet, depuis cet événement, d’importantes mobilisations sociales se tiennent à l’initiative de syndicats agraires, ainsi que d’organisations sociales paysannes et indigènes en vue de manifester leur rejet du nouveau gouvernement mis en place par Boluarte, mais également leur souhait de voir le désormais ex président remis en liberté. Entre 1000 et 2000 personnes se sont notamment réunies le dimanche 11 décembre devant le Parlement en vue de demander la libération de Castillo.

Ce mécontentement peut s’expliquer par le fait que Dina Boluarte semble tourner le dos au projet politique qui avait été démocratiquement plébiscité lors du dernier scrutin présidentiel péruvien. En effet, à peine arrivée au pouvoir, elle a annoncé sa volonté de constituer un gouvernement “technique” n’incluant aucun parlementaire. En d’autres termes, pour paraphraser le juriste Alain Supiot, Boluarte privilégie la gouvernance par les nombres au gouvernement(4), c’est-à-dire qu’elle promeut un idéal fondé sur la réalisation efficace d’objectifs mesurables et utiles plutôt que la défense d’une puissance publique chargée d’assurer, par la loi, la justice et la réduction des importantes inégalités économiques et sociales qui fracturent la société péruvienne. De ce point de vue, si nous ne pouvons pas appuyer la thèse selon laquelle l’arrivée au pouvoir de Boluarte résulte d’un coup d’Etat parlementaire dans la mesure où la destitution a été adoptée conformément au cadre constitutionnel péruvien, il n’en demeure pas moins qu’elle est caractéristique d’une forme de “néolibéralisme par surprise” pour reprendre l’expression utilisée par Susan Stokes en vue de désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Nous ne pouvons qu’espérer qu’au lieu d’emprunter cette voie qui conduirait à fracturer une société déjà extrêmement polarisée, Boluarte s’en tienne plutôt aux priorités notamment exposées par Lula dans le communiqué publié en réaction à sa nomination. En effet, ce dernier y met l’accent sur la nécessité de rechercher, avant toute chose, la réconciliation du pays et la paix sociale. Deux objectifs que le Pérou partage notamment avec l’Argentine et le Brésil, deux autres pays dans lesquels le pacte démocratique a été tout autant fragilisé par les mécanismes de judiciarisation de la sphère politique.

Références

(1)Pagina 12, “Los partidos de futbol del fiscal Luciani y el juez Giménez Uriburu en la quinta de Macri”, 08/08/2022; https://www.pagina12.com.ar/447454-juicio-contra-cristina-kirchner-los-partidos-de-futbol-del-f

(2) La      Nación,      “Cristina     Kirchner      2023:      ¿una      realidad     o       una    utopía?”,    08/11/2022 ; https://www.lanacion.com.ar/opinion/cristina-kirchner-2023-una-realidad-o-una-utopia-nid08112022/

(3) RFI, “Procédure de destitution au Pérou : “des ficelles qui ressemblent à celles de la déstabilisation”, 28/03/2022 ; https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-haïti-et-des-amériques/20220328-procédure-de-destitution-au-péro u-des-ficelles-qui-ressemblent-à-celles-de-la-déstabilisation

(4)  SUPIOT Alain, La gouvernance par les nombres, Fayard, 18 mars 2015.

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Lula : un président aux pieds d’argile

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Lula : un président aux pieds d’argile

Au soir du 30 octobre 2022, Lula a été élu à la tête du Brésil au terme d’une campagne présidentielle marquée par l’agressivité du président sortant Jair Bolsonaro. Le nouveau président a désormais l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

« Il n’y a pas deux Brésils. Nous sommes un seul peuple, une seule Nation ». En s’exprimant ainsi au soir du second tour de l’élection présidentielle brésilienne, Lula met en avant le fait que l’un de ses principaux objectifs est de réunifier l’ensemble de la population autour de vues et d’objectifs communs, ce qui ne sera pas une mince affaire au vu des résultats de ce scrutin. En effet, le faible écart séparant le président nouvellement élu – qui obtient 50,9% des voix, de Jair Bolsonaro, son adversaire de droite radicale crédité de 49,1% des suffrages exprimés, vient confirmer la nette division de la société brésilienne en deux blocs porteurs de conceptions diamétralement opposées.

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que cette fracture idéologique se matérialise géographiquement, dans la mesure où le Nord-Est populaire du Brésil vote majoritairement en faveur du candidat du Parti des Travailleurs (PT) tandis que le Sud du pays, plus aisé, accorde majoritairement sa confiance au président sortant, ce qui vient confirmer une dynamique électorale ancrée depuis un certain nombre d’années. Cette fracture géographique semble ainsi traduire le poids du vote de classe dans les résultats de ce scrutin, ce que vient confirmer l’institut Datafolha, qui met en lumière le fait que, là où 65% des Brésiliens touchant l’équivalent de moins de deux salaires minimums ont voté pour Lula, 62% de ceux qui touchent plus de 10 salaires minimums par mois ont accordé leur suffrage à Bolsonaro.

Cependant, une analyse plus détaillée de ces résultats nous conduit à observer que la composante de classe n’est pas suffisante en vue de comprendre le fait que le président sortant d’extrême-droite ait obtenu un score bien plus important que prévu dans les différentes enquêtes d’opinion. En effet, celui-ci ne bénéficie pas seulement d’une grande part des votes exprimés par les classes sociales les plus aisées, mais obtient également la majorité des suffrages des classes moyennes, 52% d’entre elles ayant voté en sa faveur. Cela traduit le fait que, bien que Lula ait remporté cette élection avec près de 2 millions de voix de plus que son adversaire, la ligne politique incarnée par ce dernier semble s’être implantée au sein d’une part significative de la population brésilienne.

Ce constat est renforcé par le fait que, malgré sa défaite, Bolsonaro attire tout de même à lui plus de 400 000 voix de plus que lors de son élection en 2018, élargissant ainsi sa base électorale de 57 797 847 voix à 58 206 354 suffrages exprimés. Ces différents éléments doivent nous inviter à la plus grande prudence : Lula a remporté le scrutin mais le bolsonarisme est plus consolidé que jamais au sein de la société brésilienne.

Un bloc néolibéral soudé autour des églises évangéliques, des hydrocarbures et de l’agrobusiness

Comment expliquer le fait que le président sortant bénéficie d’une telle popularité, malgré le fait que son bilan se caractérise par un accroissement significatif des inégalités économiques et sociales, comme le traduit notamment la multiplication par deux du nombre de personnes souffrant de la faim au Brésil entre 2020 et 2022 ? Il est ici nécessaire de préciser que cet accroissement significatif de l’insuffisance alimentaire s’explique par le fait que Bolsonaro s’est évertué, tout au long de sa présidence, à réduire de manière drastique les dépenses publiques, arguant de la nécessité de démanteler les différentes structures d’un État considéré comme défaillant, en vue de promouvoir au maximum le développement de l’initiative individuelle. Dans cette perspective, la plupart des budgets destinés à des organismes publics chargés de la mise en place des mécanismes de redistribution sociale qui avaient été adoptés entre 2003 et 2016 sous les gouvernements de Lula et Dilma Rousseff sont réduits de manière significative, ce qui contribue à aggraver la situation économique dans laquelle se trouve un certain nombre de ménages frappés par les pertes d’emplois massives survenues au cours de la crise sanitaire.

A ces mécanismes, se substitue l’Auxilio Brasil, qui désigne une aide sociale octroyée de manière ciblée, individuelle et temporaire. En d’autres termes, le seul mécanisme de redistribution sociale mis en place au cours de la présidence de Bolsonaro s’inscrit parfaitement dans le cadre idéologique néolibéral, dans la mesure où il repose sur l’objectif d’apporter, de manière temporaire, une aide économique à certains individus en vue de créer les conditions de développement de leur initiative individuelle dont la réussite doit, suivant cette conception, bénéficier au plus grand nombre.

Si cette idéologie trouve un écho favorable au sein d’une grande part de la population brésilienne malgré les inégalités qu’elle génère, c’est en raison du fait qu’elle apparaît comme une solution à l’affaiblissement des marges de manœuvre de l’État brésilien à la suite du choc des commodities, caractérisé par une chute importante du prix des ressources naturelles en 2014.

En effet, il se trouve que dès 2003, le Parti des Travailleurs au pouvoir impulse une régulation significative des activités d’exploitation de ces ressources en vue de rediriger vers l’État la majorité des bénéfices générés par la hausse de leurs prix internationaux au début du XXIe siècle, de sorte à les réinvestir ensuite dans le développement d’activités destinées à consolider et diversifier la structure industrielle du pays, ainsi que dans des programmes de redistribution sociale visant à réduire la pauvreté.

De ce point de vue, cette étatisation porte ses fruits dans la mesure où nous pouvons constater qu’entre 2000 et 2010, 34 millions de brésiliens sont sortis de la pauvreté pour intégrer la classe moyenne. Cependant, la chute du cours des ressources naturelles qui survient en 2014 prive alors le gouvernement de Dilma Rousseff d’une manne financière importante en vue de consolider ce processus de diversification de la structure productive susceptible de répondre aux nouvelles demandes portées par ces classes moyennes émergentes. C’est alors que le discours néolibéral apparaît alors comme une alternative à cet affaiblissement de l’État en mettant l’accent sur la nécessité de faire primer l’initiative individuelle sur des administrations publiques considérées comme défaillantes. C’est ainsi qu’une partie des classes moyennes qui ont bénéficié des politiques de redistribution mises en place par le gouvernement de Lula au cours de la première décennie du XXIe siècle se détournent du Parti des Travailleurs au profit d’un discours paradoxalement fondé sur le démantèlement des structures ayant permis l’amélioration de leurs conditions de vie.

Cette idéologie se diffuse de manière d’autant plus importante au sein de la société brésilienne qu’elle est portée par les églises évangéliques, auxquelles appartiennent près du tiers de la population. En effet, pour paraphraser Max Weber, l’esprit du capitalisme se combine parfaitement avec l’éthique protestante(1) dans la mesure où la recherche de l’enrichissement personnel par le travail est perçue par les protestants comme un fondement nécessaire de la vie en société. Ces groupes évangéliques contribuent ainsi grandement à la diffusion de l’idéologie néolibérale promue par Bolsonaro dans toutes les strates de la société, ce qui explique le fait que l’on retrouve dans toutes les classes sociales une forme de rejet d’un État perçu comme incapable de remplir ses objectifs de transformation de la structure économique, malgré le fait que ce discours bénéficie avant tout aux élites économiques ou, du moins, à une part d’entre elles.

En effet, le démantèlement de l’État promu par Bolsonaro tout au long de sa présidence se traduit notamment par un coup d’arrêt à la logique de diversification de la structure industrielle engagée par les gouvernements du PT au profit de l’impulsion d’un nouveau cycle de « reprimarisation extractive », pour reprendre le concept utilisé par la géographe Marie-France Prévôt-Schapira en vue de désigner un phénomène d’exploitation et d’exportation des ressources naturelles qui se développe sous l’impulsion d’entreprises privées(2).

En d’autres termes, Bolsonaro décide d’abandonner toute stratégie d’industrialisation en vue de limiter le Brésil à son rôle d’exportateur de ressources naturelles stratégiques au sein des échanges économiques internationaux, conformément à la logique de l’avantage comparatif élaborée par l’économiste libéral David Ricardo(3) qui considère que chaque pays doit se spécialiser dans l’activité économique dans laquelle il est le plus performant en vue de trouver sa place dans les échanges économiques internationaux. Dans ce contexte, les élites économiques qui bénéficient de ce processus de réorientation économique, à savoir celles qui se trouvent à la tête des entreprises minières, pétrolières, ainsi que des groupes spécialisés dans l’agrobusiness qui tirent profit de la politique économique mise en place par Bolsonaro en vue d’accroître leurs activités, militent activement en faveur de ce dernier. Le rôle joué par ces secteurs dans la campagne de Bolsonaro n’est pas anodin dans la mesure où nous pouvons observer que les trois États dans lesquels celui-ci obtient ses meilleurs scores, à savoir ceux de Roraima, Acre et Rondonia qui lui apportent plus de 70% de leurs suffrages, se trouvent en Amazonie, soit au cœur des espaces dans lesquels se développent ces activités.

« Éliminer la faim » face aux blocages institutionnels

En revanche, les élites qui avaient tiré profit des politiques d’industrialisation engagées par les gouvernements du PT et qui se trouvent marginalisées par cette réorientation économique se sont tournées vers Lula, ce qui explique le caractère hétéroclite de la coalition politique qui s’est formée autour de ce dernier, mais également l’étroitesse des marges de manœuvre dont il dispose désormais en vue de mettre en place des mesures destinées à réduire les inégalités économiques et sociales. En effet, s’il a notamment affirmé, au soir du second tour, que : « Notre engagement le plus grand est d’éliminer à nouveau la faim », il devra chercher à convaincre ces élites qu’elles ont intérêt à accepter certaines avancées sociales, sans pour autant les brusquer par l’adoption de mesures telles que des hausses d’impôts sur les plus aisés, dans la mesure où il dispose d’une adhésion populaire trop étroite pour se permettre de se mettre à dos ces acteurs économiques. La mise en place de ce type de mesure qui pourrait offrir des marges de manœuvre intéressantes à l’État brésilien semble d’autant plus improbable que le PT se trouve en minorité au sein des deux chambres composant le Parlement brésilien. 

En effet, il se trouve qu’en parallèle de l’élection présidentielle, se déroulaient des élections parlementaires visant à renouveler la totalité des 513 élus au sein de la Chambre des représentants, ainsi qu’un tiers des 81 sénateurs. Or, force est de constater que ce scrutin s’est traduit, là encore, par une consolidation significative des droites porteuses d’un projet conservateur d’un point de vue sociétal et néolibéral économiquement. En effet, le Parti Libéral de Jair Bolsonaro obtient non seulement 66 représentants supplémentaires, devenant le premier parti au sein de la Chambre des représentants avec 99 élus, mais dispose également du groupe le plus important au Sénat, avec 13 sénateurs.

Par ailleurs, si nous faisons la somme de l’ensemble des élus issus des autres partis de droite s’inscrivant dans cette mouvance idéologique et qui se revendiquent clairement dans l’opposition à Lula, à l’image des Républicains, proches des milieux évangéliques, de l’Union Brasil, parti libéral-conservateur doté du deuxième groupe au sein du Sénat, ainsi que du troisième groupe à la Chambre des représentants ou encore, de Podemos, le parti auquel appartient le juge Sergio Moro qui avait condamné Lula sur la base d’accusations infondées au mois de juillet 2018 avant de se voir nommé au poste de Ministre de la justice par Bolsonaro quelques mois plus tard, il s’avère que ceux-ci disposent de la majorité absolue des élus au sein des deux chambres parlementaires.

A l’inverse, la coalition « Brésil de l’espoir » composée du PT, du Parti Communiste Brésilien, ainsi que du Parti Vert, ne dispose que de 80 représentants. Si les 17 représentants du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui sont porteurs d’une ligne éco socialiste, sont susceptibles de soutenir d’éventuelles réformes sociales proposées par Lula, force est de constater que le gouvernement ne pourra s’appuyer que sur une maigre centaine de représentants acquis à des transformations sociales de grande ampleur. Le constat n’est guère plus reluisant du côté du Sénat, où le Parti des Travailleurs ne dispose que de 9 élus, représentant ainsi le cinquième groupe de cette chambre qui dispose d’un rôle non négligeable dans la mesure où elle est notamment chargée de la nomination des membres des tribunaux supérieurs ou des dirigeants d’un certain nombre d’organes de l’administration publique. La seule option qui s’offre à Lula en vue de conserver un minimum de marge de manœuvre sur ces fonctions stratégiques consistera alors à rechercher des terrains d’entente avec des partis situés plus au centre de l’échiquier politique, à l’image du Parti Social Démocratique ou du Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), qui disposent tous deux de 10 sénateurs. De ce point de vue, il est intéressant de constater que, si le MDB, duquel était issu l’ex président néolibéral Michel Temer ayant succédé à Dilma Rousseff après avoir activement appuyé sa destitution, maintient tant bien que mal ses effectifs au sein de ces deux chambres, le Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), qui a représenté pendant des décennies le principal parti de droite du pays, perd la moitié de ses sénateurs, ainsi que 16 élus au sein de la Chambre des représentants, ce qui vient confirmer l’effondrement des appareils politiques traditionnels de droite, au profit de la consolidation d’une droite plus conservatrice et proche des milieux évangéliques.  

Si ces éléments n’invitent pas à l’optimisme en termes de réorientation de la politique économique et sociale brésilienne, il n’en reste pas moins que cette élection devrait tout de même avoir un impact en termes d’intégration régionale. En effet, cette défaite de Bolsonaro acte définitivement la fin du Groupe de Lima, un organisme multilatéral créé en 2017 à l’initiative de plusieurs gouvernements de droite latino-américains en vue d’imposer par la force un changement politique au Venezuela. Dans cette perspective, cet organisme défend notamment l’application de sanctions économiques à l’encontre du gouvernement vénézuélien et appelle officiellement l’armée vénézuélienne à se ranger, en 2019, derrière le président autoproclamé Juan Guaido en vue de renverser Nicolas Maduro(4).

Si, dans un contexte caractérisé par l’émergence d’une nouvelle vague de contestation du néolibéralisme qui déferle au sein du continent, la majorité des États fondateurs de cet organisme s’en sont progressivement retirés, Bolsonaro représentait le dernier dirigeant du continent à défendre ouvertement ce type d’approche vis-à-vis de la crise vénézuélienne. A l’inverse, l’élection de Lula vient renforcer les conceptions portées par le Groupe de Puebla, qui désigne, non pas un organisme multilatéral, mais un think tank composé d’organisations de la société civile, ainsi que de différents chefs d’États latino-américains, auxquels s’ajoute donc désormais le mandataire brésilien, qui, face à l’affaiblissement et à l’échec des conceptions sur lesquelles ont pu reposer des initiatives régionales telles que le Groupe de Lima, cherchent à engager un ensemble de réflexions autour des modalités de construction d’une nouvelle forme d’intégration régionale fondée sur l’autodétermination des peuples face aux intérêts défendus par différentes puissances économiques au sein du continent latino-américain.

Si le Brésil pourrait ainsi jouer un rôle central dans la défense du droit des peuples latino-américains à disposer d’eux-mêmes, certains observateurs craignent que ce droit soit bafoué au sein même du territoire brésilien au vu des mobilisations massives qui se tiennent depuis l’élection de Lula à l’initiative de groupes bolsonaristes qui appellent ouvertement l’armée à renverser le président nouvellement élu. Cependant, le scénario d’un coup d’État semble peu probable pour plusieurs raisons. D’une part, les militaires disposent déjà d’un certain nombre de postes clés au sein de plusieurs entreprises et administrations publiques brésiliennes et la volonté affichée par Lula de réunifier l’ensemble de la population brésilienne au sein d’ « une seule Nation » devrait le conduire à chercher à maintenir une certaine conciliation avec ceux-ci. Il est donc très peu probable qu’il remette en cause leur présence importante au sein de l’appareil d’État. D’autre part, le gouvernement de Lula dispose de marges de manœuvre bien trop étroites pour être en mesure d’engager une transformation en profondeur du modèle politique et économique brésilien, ce qui rend d’autant plus improbable le scénario d’une tentative de renversement de son gouvernement. Cependant, il n’en reste pas moins que Lula semble représenter un président aux pieds d’argile, qui détient la clé de l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale, mais qui devra dans le même temps relever l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

Références

(1)WEBER Max, 1964, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Recherches en Sciences humaines.

(2)PREVÔT-SCHAPIRA Marie-France, 2008, « Amérique latine conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, p. 5-11.

(3)RICARDO David, 1817, On the Principles of Political Economy and Taxation, London, John Murray, Albemarle-Street.

(4) “Le groupe de Lima appelle l’armée vénézuélienne à se ranger derrière Juan Guaido », Le Monde, 5 février 2019.

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Election présidentielle brésilienne : de l’union nationale à l’intégration régionale ?

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Election présidentielle brésilienne : de l’union nationale à l’intégration régionale ?

L’élection présidentielle qui se tient ce dimanche 2 octobre au Brésil revêt une importance capitale pour la population brésilienne, mais également pour le monde, dans la mesure où, si l’enjeu de pacification de la société brésilienne représente l’un des principaux objectifs affichés par Lula, c’est surtout en termes d’intégration régionale et de préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre, que sa probable victoire face à Bolsonaro pourrait avoir le plus d’impact.

« Nous sommes les personnages de la même histoire, nous aimons le même drapeau ». Cette citation extraite d’un discours prononcé le 27 septembre par Lula, président de la République fédérative du Brésil entre 2003 et 2011 et principal concurrent du président sortant Jair Bolsonaro à l’occasion de l’élection présidentielle dont le premier tour se tient ce dimanche 2 octobre, traduit parfaitement l’enjeu majeur de ce scrutin. En effet, l’un des principaux objectifs affichés par le candidat du Parti des travailleurs (PT) depuis le lancement de sa campagne est de réunifier la population brésilienne autour d’un système démocratique sain en rompant avec plusieurs années de polarisation extrême entamées par la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016, puis renforcée par sa propre condamnation pour corruption en 2018 ayant conduit à l’élection de Bolsonaro.

C’est ainsi l’instrumentalisation à des fins politiques d’affaires judiciaires en cours qui favorisent l’émergence de la droite radicale au Brésil en 2018. En effet, si Lula est au départ accusé de corruption sur la base de simples suspicions au mois de juillet 2018, la Cour Suprême finit par annuler l’ensemble des accusations dont il fait l’objet au mois d’avril 2021, estimant que Sergio Moro, le juge chargé de cette affaire, a fait preuve d’une partialité manifeste, ce qui se confirme d’ailleurs dès le mois de janvier 2019 lors de sa nomination au Ministère de la Justice au sein du gouvernement de Bolsonaro, six mois seulement après la condamnation du leader du PT. Cet épisode est ainsi représentatif du phénomène de lawfare(1) sur lequel s’appuient depuis plusieurs années les partis conservateurs au sein de la majorité des États latino-américains, en vue de tenter de marginaliser leurs opposants progressistes.

Si ce processus est au départ appuyé par la droite brésilienne qui y voit une opportunité d’approfondir l’application de son agenda néolibéral en affaiblissant le principal parti de gauche du pays, elle en pâtit tout autant que le PT. En effet, l’importante couverture médiatique dont bénéficient ces accusations de corruption éclabousse plus largement l’ensemble de la classe politique et provoque par conséquent une crise de régime qui favorise l’émergence de la droite radicale représentée par Bolsonaro au détriment de la droite traditionnelle qui s’effondre lors de l’élection présidentielle brésilienne qui se tient en 2018.

Ainsi, Henrique Meirelles, candidat soutenu par le Mouvement démocratique brésilien (MDB) auquel appartient alors le président sortant de centre-droit Michel Temer, n’obtient qu’1,20% des suffrages, tandis que le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) qui, contrairement à ce que son nom indique, représente le principal parti de droite du pays depuis plusieurs décennies, ne réunit que 4,76% des voix, bien loin des 33,55% des suffrages obtenus lors du premier tour du scrutin présidentiel qui s’est tenu en 2014.

L’élection à venir semble définitivement acter l’effondrement des structures politiques traditionnelles de droite et de centre-droit dans la mesure où Simone Tebet, candidate soutenue par le MDB n’obtiendrait qu’environ 2% des suffrages selon les dernières enquêtes d’opinion, tandis que le très libéral Geraldo Alckmin, l’une des principales figures de proue du PSDB qui fut candidat lors des élections présidentielles de 2006 et 2018, a d’ores et déjà fait le choix de soutenir Lula dès le premier tour. Ce soutien a été entériné par sa désignation en tant que candidat à la vice-présidence aux côtés du leader du PT. C’est ainsi qu’une part importante de la droite néolibérale et des élites économiques brésiliennes se détournent de Bolsonaro, qu’elles avaient pourtant massivement soutenu lors du dernier scrutin présidentiel, pour faire de Lula le représentant d’une large coalition allant du centre-droit au Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui défend des positions ouvertement éco-socialistes et anticapitalistes.

Si des divergences importantes traversent indéniablement les différents membres de cette coalition, tous se retrouvent autour d’une priorité commune, à savoir la nécessité de tout faire pour empêcher la réélection de Bolsonaro en vue de pacifier la société brésilienne, aujourd’hui fracturée à l’extrême. En effet, la polarisation résultant de l’accession de Bolsonaro à la présidence du Brésil en 2018 n’a pas simplement conduit à l’affaiblissement des structures partisanes traditionnelles, mais également à une hausse considérable de la violence au sein de la société, comme en témoignent les conflits parfois mortels découlant de désaccords politiques.

Pour ne citer qu’un seul exemple, un homme est notamment abattu par un partisan de Bolsonaro le 24 septembre dans un bar situé dans l’État de Ceara pour avoir publiquement fait part de son soutien à Lula(2). Cet exemple parmi tant d’autres actes de violence témoigne de l’importance que revêt ce scrutin pour tous les partisans d’un climat politique sain reposant sur des règles démocratiques favorisant le débat d’idées plutôt que le règlement des différends par les armes et la justice arbitraire. Plus prosaïquement, si Lula parvient à agréger une grande part des élites économiques autour de sa candidature, c’est parce que celles-ci souhaitent que la société brésilienne se stabilise afin de regagner en crédibilité à l’échelle internationale, mais également à inciter les investisseurs privés à se tourner de nouveau vers l’économie brésilienne.

C’est ainsi que, si 11 candidats concourent au total à cette élection, le débat se polarise principalement autour des figures de Lula et de Bolsonaro qui, d’après un panel d’enquêtes recueillies par le Centre Stratégique Latinoaméricain de Géopolitique (CELAG) entre le 1er août et le 22 septembre(3), devraient obtenir des scores bien supérieurs à leurs autres concurrents, le président sortant obtenant environ 32 à 33% des suffrages, tandis que le candidat du PT terminerait largement en tête du premier tour avec 45 à 47% des suffrages. Selon plusieurs enquêtes d’opinion parues au cours des derniers jours, Lula serait même en mesure de remporter le scrutin dès le premier tour. Il apparaît alors pertinent de se pencher d’ores et déjà sur les principaux changements qui seraient susceptibles de découler de ce scénario.

Le scénario de la victoire de Lula

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que, si le rapprochement opéré par le PT avec les milieux d’affaires ne laisse pas présager une réorientation significative de la politique économique brésilienne dans le cas où Lula remporterait ce scrutin, celui-ci s’engage tout de même à adopter un certain nombre de mesures sociales, telles que l’augmentation du salaire mensuel minimum au-dessus de l’inflation, en vue de réduire les inégalités économiques et sociales qui se sont creusées de manière significative au cours de la présidence de Bolsonaro.

Ainsi, il est frappant de constater le fait que, si le Brésil n’apparaît plus sur la carte des pays caractérisés par une part importante d’insécurité alimentaire en 2014, le bilan de Bolsonaro est entaché d’un retour massif de la faim qui touche à l’heure actuelle 33 millions de brésiliens, soit 15% de la population(4). En d’autres termes, le nombre de personnes souffrant d’insuffisance alimentaire au Brésil a été multiplié par deux entre 2020 et 2022. Cet accroissement significatif des inégalités s’explique notamment par le fait que, tout au long de la crise de la Covid-19, le président brésilien, viscéralement attaché aux dogmes néolibéraux, s’est évertué à réduire de manière drastique les dépenses publiques et, par conséquent, à détricoter un certain nombre de mesures sociales héritées des gouvernements Lula et Rousseff, ce qui a contribué à renforcer les conséquences économiques et sociales de cette crise sur une part significative de la population déjà précarisée par les pertes d’emplois et la réduction des salaires dans ce contexte.

Un scrutin aux conséquences internationales

Si le résultat de ce scrutin sera ainsi déterminant pour la population brésilienne, il revêt plus globalement une importance capitale pour l’ensemble de la planète en raison de ses possibles conséquences sur la préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre qui capte 118 milliards de tonnes de CO2 par an et dont 60% de la surface se trouve sur le territoire brésilien. Or, il se trouve que cet espace est actuellement menacé par un accroissement significatif de la déforestation, qui s’est accrue d’environ 22% entre les mois d’août 2020 et juillet 2021(5), ainsi qu’une multiplication des incendies. De ce point de vue, l’Institut national de recherche spatiale (INPE) observe notamment qu’en seulement 9 mois, l’Amazonie brésilienne a déjà été frappée par un nombre plus important d’incendies que durant toute l’année 2021. Cela peut s’expliquer par le fait que, parallèlement à un désengagement croissant du gouvernement de l’ensemble des politiques de préservation de l’environnement dans la perspective de l’application d’une logique globale de réduction des dépenses publiques, l’exploitation des ressources naturelles se renforce au sein de ces espaces, que ce soit sous l’impulsion du développement de l’agro-business encouragé et soutenu par Bolsonaro, ou en raison de l’accroissement de l’orpaillage illégal.

De ce point de vue, Davi et Dario Kopenawa, tous deux représentants de la communauté Yanomami résidant au sein de l’Amazonie brésilienne, dénonçaient, dans le cadre d’une conférence organisée le 3 novembre 2021 à La Sorbonne par l’organisation Survival International, le fait qu’en 2020, 304 indigènes ont été assassinés au Brésil en raison du développement de ces activités illégales. Dans ce contexte, la volonté affichée par Lula de lutter de manière intransigeante contre la déforestation et l’orpaillage illégal en s’appuyant sur des organismes publics tels que l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (Ibama), dont le budget avait été réduit de 24% en 2019, soulève d’importants espoirs en termes de préservation de l’environnement, ainsi que de protection des populations résidant au sein des espaces exploités. Cependant, l’impact de la probable victoire de Lula sur la réorientation des politiques environnementales brésiliennes reste à nuancer en raison du rapprochement opéré entre le PT et une partie des élites économiques du pays qui n’ont aucun intérêt à soutenir une rupture avec le modèle économique actuellement en vigueur et en particulier avec le développement de l’extraction légale des ressources naturelles stratégiques qui se trouvent sur le territoire brésilien.

Toujours est-il que Lula se montre malgré tout favorable, notamment par la voix de Celso Amorim, son ancien Ministre des Affaires étrangères et membre de son équipe de campagne, à l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale orientée vers la nécessité de répondre à l’urgence écologique et sociale.

L’intégration régionale en question

C’est précisément du point de vue de l’intégration régionale que le résultat de cette élection pourrait avoir le plus d’impact. En effet, l’élection de Lula viendrait ainsi renforcer la dynamique régionale caractérisée par l’accession au pouvoir de mouvements de transformation sociale dans la majorité des États latino-américains, à l’image des élections d’Alberto Fernandez en Argentine en 2019, de Luis Arce en Bolivie en 2020, de Pedro Castillo au Pérou en 2021, de Xiomara Castro au Honduras au mois de janvier ou encore, plus récemment, de l’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro en Colombie. Dans cette perspective, le fait que le Brésil bascule à gauche viendrait ainsi consolider la dynamique engagée par Andrés Manuel Lopez Obrador lors du VIe sommet de la Communauté d’États latino-américains et Caraïbes (CELAC) et activement appuyée par la plupart de ces dirigeants progressistes récemment élus, en vue de construire une nouvelle forme de coopération régionale susceptible de constituer un contrepoids aux intérêts défendus par les Etats-Unis ainsi que d’autres grandes puissances au sein du continent latino-américain. Et ce, d’autant plus que Lula se déclare favorable à la mise en place du SUR, une monnaie régionale qui viendrait se substituer à l’hégémonie du dollar dans le cadre des échanges économiques au sein du continent.

Cette idée est notamment portée par l’économiste Gabriel Galipolo, ancien président de la banque Fator et actuellement membre de l’équipe de campagne de Lula. Celui-ci est co-auteur d’un article récemment paru dans le journal Folha de Sao Paulo, dans le cadre duquel il prône la mise en place d’une telle monnaie qui serait émise par une banque centrale sud-américaine dont la capitalisation reposerait sur des apports de chacun des pays du continent proportionnellement à son poids dans les échanges économiques régionaux, ainsi que sur d’éventuelles taxes sur les exportations vers d’autres États extérieurs au continent(6). Il est particulièrement intéressant de constater que cette monnaie ne se substituera pas nécessairement aux monnaies nationales, mais viendra plutôt les compléter. De ce point de vue, il ne s’agit pas, contrairement à l’euro, d’une monnaie unique, mais d’une monnaie commune qui contribuera non seulement à préserver la souveraineté monétaire des États, mais même à la renforcer, étant donné qu’elle permettra de réduire les effets de dépréciation des monnaies nationales provoquées par la dépendance au dollar dans le cadre des échanges régionaux. En effet, la prédominance du dollar dans les échanges économiques régionaux contribuait jusqu’alors à renforcer la dépendance de ces États aux ressources naturelles dont ils sont pourvus au détriment de la diversification de leur structure productive.

En effet, si l’exportation de ressources telles que le pétrole ou les différents minerais provoque nécessairement un afflux important de devises en dollars au sein de ces États, celles-ci doivent être converties dans la monnaie nationale. Or, la contrepartie de la spécialisation dans une ressource est que les importations deviennent rapidement plus importantes que les exportations. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Dès lors que les importations surpassent les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient par conséquent plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensé par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que l’utilisation, dans le cadre des échanges commerciaux régionaux, d’une monnaie commune dont les taux seraient flottants avec ceux des monnaies nationales pourrait partiellement réduire ces risques d’hémorragie de devises et par là même, représenter une alternative à la dépendance financière exacerbée dans laquelle se trouvent la plupart des États latino-américains vis-à-vis d’organismes financiers internationaux ou d’autres États tels que la Chine, auprès desquels ils contractent des prêts destinés à appuyer la diversification de leur structure productive, en contrepartie d’un remboursement en ressources naturelles, ce qui renforce nécessairement leur dépendance à l’extraction de ces ressources. A l’inverse, l’instauration d’une monnaie commune pourrait ainsi permettre d’offrir à ces États de nouvelles marges de manœuvre en termes de diversification de leur structure productive.

Par conséquent, Lula pourrait être en mesure de faire d’une pierre, trois coups puisqu’après avoir favorisé l’unité de la population brésilienne autour d’un système démocratique sain, il pourrait faire du Brésil un État moteur de l’impulsion d’une forme d’intégration régionale susceptible de renforcer, par la même occasion, la souveraineté de chaque État du continent en termes de gestion de leurs secteurs économiques stratégiques.  

Références

(1)Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires afin d’écarter du pouvoir certains responsables politiques.

(2)UOL Eleiçoes, “Homem pergunta quem vota em Lula e mata eleitor em bar no Ceará”, 26/09/2022 ; https://noticias.uol.com.br/eleicoes/2022/09/26/homem-morto-ceara-eleitor-lula.htm

(3)CELAG, « Encuestas de intencion de voto », Agosto – Septiembre 2022.

(4)MEYERFELD Bruno, « Au Brésil, « la faim est partout, et l’Etat nulle part », Le Monde, 29/09/2022.

(5)France Info, « Brésil : la déforestation en Amazonie a augmenté de 22% en un an », 19/11/2021.

(6)Pagina 12, « « Sur » : como es el proyecto de Lula para crear una moneda unica en América latina », 2 de mayo de 2022 ; https://www.pagina12.com.ar/418745-sur-como-es-el-proyecto-de-lula-para-crear-una-moneda-unica-

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Les Etats face aux géants pétroliers et miniers en Amérique latine : quand David se heurte à Goliath

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Les Etats face aux géants pétroliers et miniers en Amérique latine : quand David se heurte à Goliath

À l’image de Rafael Correa, qui affirme que : « Le principal objectif d’un pays tel que l’Équateur est d’éliminer la pauvreté. Et pour cela, nous avons besoin de nos ressources naturelles », un certain nombre de dirigeants de gauche arrivent au pouvoir dans la majorité des pays latino-américains au cours des années 2000 avec l’objectif affiché d’impulser une étatisation significative des secteurs pétrolier et minier. Cet article vise alors à analyser dans quelle mesure les politiques minières et pétrolières mises en place, sous l’impulsion de conceptions néolibérales, au cours des années 1980 et 1990 engendrent un certain nombre de contraintes structurelles qui viennent limiter la volonté affichée par ces gouvernements de rompre avec deux décennies de néolibéralisme.

“L’idée centrale de ce rapport est d’élaborer une formule cohérente et intégrée en vue de mettre en place une économie décentralisée qui permette d’utiliser le plus efficacement possible les ressources dont dispose le pays, afin d’atteindre ainsi des taux élevés de développement”. C’est ainsi que débute le manifeste intitulé El Ladrillo, rédigé en 1973 par plusieurs Chicago Boys, un groupe d’économistes formés au sein de l’Université de Chicago qui constitue alors le laboratoire de la pensée néolibérale. Cette pensée postule que l’État doit se désengager au maximum du marché économique, afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle, perçue comme la condition d’une gestion adéquate d’un secteur économique dans la mesure où chaque individu agit de manière rationnelle puisqu’il poursuit son intérêt propre. Les néolibéraux considèrent ainsi que la réussite des uns bénéficie nécessairement aux autres. Si ce manifeste met l’accent sur la nécessité de protéger la liberté économique face à la régulation étatique, il sert de programme économique à la dictature militaire instaurée par Augusto Pinochet au Chili. Cela vient invalider les propos de Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, qui affirme que : “le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique”(1). Force est de constater qu’indépendamment de l’orientation politique des différents États latino-américains, la majorité d’entre eux mettent en place, au cours des années 1980, des politiques économiques largement influencées par la théorie néolibérale, dans un contexte de diffusion à l’échelle régionale des recettes promues par le Consensus de Washington, un programme d’ajustement structurel encourageant la libéralisation des économies latino-américaines et la privatisation de leurs principaux secteurs économiques.

Ces conceptions s’implantent au sein du continent latino-américain sous l’impulsion d’un certain nombre d’“élites dénationalisées”(2), pour reprendre le concept établi par le sociologue Saskia Sassen. Cette expression désigneles acteurs économiques tournés vers l’international qui contribuent à importer au sein de différents États des normes économiques qui se diffusent à l’échelle internationale, à l’image des Chicago Boys ou encore, de personnalités telles que Gonzalo Sanchez de Lozada. Après avoir réalisé des études de Lettres au sein de l’Université de Chicago, ce dernier devient dirigeant de la Compagnie Minière du Sud (Comsur), l’une des plus importantes entreprises minières boliviennes, avant d’occuper à deux reprises la fonction de Président de la Bolivie, de 1993 à 1996, puis entre 2002 et 2003. Il est ainsi intéressant de constater que le fait qu’il ait exercé un rôle clé au sein du secteur privé minier lui a permis de bénéficier d’une forte légitimité politique. Cela traduit le fait que l’importation des conceptions néolibérales au sein de la plupart des États latino-américains s’inscrit dans la perspective de “guerres de palais”(3). Cette expression désigne l’existence de luttes entre différentes factions de l’élite d’un pays qui cherchent à mobiliser des normes internationales susceptibles de leur permettre de s’imposer dans le champ politique national. Il se trouve que dans une période caractérisée par l’émergence de l’idéologie néolibérale à l’échelle internationale, l’expertise économique devient un gage de crédibilité politique. En effet, l’idéologie néolibérale est élaborée par un ensemble d’acteurs économiques désireux de relégitimer le libéralisme classique face au succès de théories hétérodoxes telles que le keynésianisme, selon laquelle la participation de l’État sur le marché économique est nécessaire en vue de stimuler la croissance et relancer l’activité économique par la demande. Dans ce contexte, les acteurs opposés à la théorie keynésienne, qui sont alors marginalisés au sein de l’élite économique, cherchent à acquérir une légitimité scientifique en s’appuyant sur des statistiques et évaluations précises. En découle alors l’idée que le néolibéralisme est un courant privilégiant l’expertise technique à l’idéologie. C’est ainsi qu’un certain nombre d’acteurs économiques favorables à l’application de mesures néolibérales parviennent à s’imposer dans le champ politique des différents États latino-américains en mettant en avant leur expertise économique.

Une dynamique de « reprimarisation extractive » au service de la survalorisation du capital

Or, l’importation de conceptions néolibérales en Amérique latine a eu des conséquences significatives sur les modalités de gestion des ressources naturelles disponibles en grande quantité sur le continent, à l’image du pétrole ou des minerais. De nombreux pays ont donc conduit des réformes similaires :  en Bolivie, l’adoption, sous l’impulsion du gouvernement de Sanchez de Lozada, d’une série de réformes visant à privatiser la majorité des entreprises publiques du pays, en particulier celles chargées de la gestion des ressources pétrolières et minières ; en Equateur l’adoption par le gouvernement de Sixto Duran Ballén en 1993 d’une réforme de la Loi des hydrocarbures qui reconfigurera la participation de l’État dans la gestion des ressources pétrolières au profit du secteur privé. Cette réforme a autorisé des entreprises privées à bénéficier d’un pourcentage de participation dans l’exploration et exploitation des gisements d’hydrocarbures. En d’autres termes, ces entreprises peuvent depuis non seulement exploiter ces gisements, mais sont également propriétaires d’une part de ces ressources, ce pourcentage de possession étant défini au sein d’un contrat de participation conclu avec l’entreprise pétrolière étatique Petroecuador.

Ces deux exemples traduisent le fait que l’implantation du néolibéralisme en Amérique latine a engendré, au sein de la majorité des États du continent, un processus de « reprimarisation extractive »(4)qui se traduit par l’installation de multinationales sur les principaux gisements d’hydrocarbures ou de minerais. Ce processus vient alors reconfigurer les modalités de gestion de ces ressources stratégiques dans la mesure où leur exploitation à grande échelle se substitue progressivement à des modalités d’extraction plus artisanales et locales, qui représentaient jusqu’alors la majeure partie des activités extractives. En d’autres termes, l’insertion du secteur privé dans la gestion des ressources naturelles stratégiques a engendré un élargissement significatif des surfaces exploitées, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences environnementales significatives puisque la construction d’infrastructures nécessaires au développement de l’exploitation pétrolière et minière sur des surfaces de plus en plus importantes repose pour une grande part sur de la déforestation. De ce point de vue, nous pouvons constater que, si la dégradation de l’environnement est inhérente à la nature même de l’extractivisme, le fait que le développement de ces activités repose principalement sur des conceptions néolibérales contribue à aggraver leur impact environnemental. Le  géographe Andréas Malm explique notamment que les tenants du néolibéralisme appréhendent les ressources naturelles comme des « leviers de survaleur du capital »(5). Autrement dit, elles permettent selon eux d’optimiser au maximum la mise en valeur du capital en démultipliant dans des proportions considérables la production d’un travailleur. De ce point de vue, Malm explique notamment que l’avantage des ressources pétrolières repose sur le fait qu’elles ne nécessitent que peu de main d’œuvre pour être extraites. En effet, dès lors que le gisement est creusé, il est possible de retirer des quantités considérables de pétrole, ce qui permet de maximiser la production du travailleur qui se charge de son exploitation. Si la configuration même des activités extractives permet la survalorisation du capital tiré de ces ressources, nous pouvons constater que les multinationales minières et pétrolières qui s’installent en Amérique latine cherchent à maximiser les effets de ce levier en réduisant le plus possible leurs coûts de production. Ainsi, les modalités d’extraction pétrolière développées par le groupe étasunien Chevron-Texaco en Équateur sont significatives. En effet, Pablo Fajardo, avocat de l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif composé de citoyens et de membres de communautés indigènes qui se constituent partie civile en 2003 en vue de dénoncer les dommages environnementaux causés par les activités de cette entreprise pétrolière en Amazonie, affirme notamment que : « Chevron voulait obtenir le plus de profits possibles avec le plus bas investissement possible. Jamais elle n’a appliqué la technologie adéquate en Amazonie. Elle a jeté des déchets toxiques directement dans la nature »(6). Le collectif dénonce ainsi le fait que le modèle d’extraction pétrolière développé par Chevron-Texaco repose sur la volonté d’accumuler le maximum de profits issus de ces ressources, au détriment de l’investissement dans des technologies susceptibles de réduire l’empreinte environnementale de ces activités. Cette volonté de maximiser la survalorisation du capital généré par les activités pétrolières entraîne ainsi une dégradation significative de la biodiversité au sein de l’Amazonie équatorienne, mais également une raréfaction des ressources hydriques. De ce point de vue, Fajardo explique notamment que Chevron-Texaco : « a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litres d’eau toxique ». La dynamique de « reprimarisation extractive » génère ainsi une pollution importante des cours d’eau, ce qui impacte de manière considérable l’approvisionnement en eau des communautés locales dans la mesure où un certain nombre de ressources hydriques présentes dans ces espaces ne peuvent plus être consommées. Nous pouvons ainsi constater que l’insertion du secteur privé dans la gestion des activités extractives au cours des années 1980 et 1990 a engendré d’importantes inégalités territoriales étant donné que les populations résidant au sein d’espaces fortement pourvus en ressources naturelles stratégiques souffrent notamment d’un manque d’accès à l’eau.

A ces inégalités territoriales, s’ajoutent des inégalités économiques et sociales significatives, comme en témoigne un rapport publié par le Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Équateur(7) qui met en lumière le fait que, tandis que la part du revenu global revenant aux 20% les plus riches de la population équatorienne a augmenté de 7 points entre 1990 et 2004, les 20% les plus pauvres n’en touchent plus que 2,4%, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 1990. Selon plusieurs acteurs économiques et politiques de premier plan tels que Rafael Correa, la dynamique de privatisation des activités pétrolières et minières représente la principale cause de ces inégalités dans la mesure où elle encourage la constitution de monopoles privés qui bénéficient de la majorité́ des profits issus des secteurs occupant une place stratégique au sein des économies latino-américaines, au détriment des États. Dans ce cadre, ces derniers ne disposent pas de ressources suffisantes pour mettre en place des programmes de redistribution sociale de grande ampleur, ou développer des activités susceptibles de permettre la diversification de la structure productive et, par conséquent, une importante création d’emplois.

La privatisation des secteurs minier et pétrolier : une double délégation du pouvoir économique et militaire aux multinationales

Si cette dynamique est malgré tout encouragée par la majorité des gouvernements latino-américains au cours de cette période, c’est parce que ceux-ci cherchent à tirer un avantage comparatif de ces ressources, conformément à la théorie établie par l’économiste libéral David Ricardo, qui affirme que chaque pays doit se spécialiser dans la production dans laquelle il est le plus performant afin de maximiser ses profits et de trouver ainsi sa place dans le système économique international. Dans un contexte de diffusion de l’idéologie néolibérale à l’échelle régionale, l’insertion du secteur privé dans les activités pétrolières et minières est perçue comme la condition d’une gestion optimale de ces ressources, que ce soit en termes de quantité extraite, de modalités d’extraction ou de rentabilité. C’est ainsi que la recherche d’un avantage comparatif vient renforcer la double dynamique de privatisation et d’accroissement des activités pétrolières et minières.

Cependant, l’installation de multinationales joue également un rôle régalien dans un contexte de baisse importante des dépenses publiques.En effet, en vue de justifier la cession de l’ensemble des actions de l’entreprise publique Minera Afrodita au groupe canadien Dorato Resources en 2008, Allan Wagner, alors Ministre de la Défense au sein du gouvernement péruvien, explique que : « La nouvelle conception qui prévaut dans le monde actuel consiste à passer de la sécurité défensive à la sécurité entrepreneuriale ». Autrement dit, la reconfiguration du rôle de l’État sous l’impulsion de l’idéologie néolibérale entraîne une délégation des prérogatives de l’armée aux multinationales minières, qui se chargent alors d’assurer, en lieu et place de l’État, le maintien de l’ordre au sein des territoires fortement pourvus en ressources naturelles. Par conséquent, les grands groupes pétroliers et miniers disposent d’importantes marges de manœuvre en vue de limiter les mouvements de contestation au développement de leurs activités. Outre l’adoption de mesures visant à reconfigurer la participation de l’État dans la gestion des activités extractives au profit du secteur privé, la délégation de la « violence légitime » de l’État à ces multinationales représente ainsi un second pilier sur lequel repose le processus de « reprimarisation extractive ».

Le « tournant éco-territorial » de la fin des années 1990 : l’ouverture d’un nouveau cycle politique en Amérique latine

Malgré le fait que les multinationales minières et pétrolières disposent ainsi de marges de manœuvre considérables en vue d’étendre leurs activités au sein du continent, des mobilisations massives se tiennent au sein de la majorité des États latino-américains à partir de la fin des années 1990 en vue de dénoncer les conséquences sociales et environnementales de la double dynamique de privatisation et d’accroissement des activités extractives. Aux yeux de la sociologue argentine Maristella Svampa, ces différents mouvements constituent un « tournant éco-territorial »(8), qui se caractérise selon elle, par l’émergence d’une subjectivité collective résultant de la rencontre entre des matrices indigènes, des discours environnementalistes, mais également une volonté de réappropriation territoriale, qui conduisent à des changements politiques significatifs. En effet, ces mobilisations engendrent un nouveau cycle politique caractérisé par l’arrivée au pouvoir d’une série de dirigeants de gauche qui s’engagent notamment à réaffirmer la participation de l’État dans la gestion des ressources naturelles stratégiques, à l’image de l’élection d’Hugo Chavez à la présidence du Venezuela en 1999, de Luiz Inácio Lula Da Silva au Brésil et de Nestor Kirchner en Argentine en 2003, suivies de l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en Bolivie en 2006, ainsi que de Rafael Correa en 2007 en Équateur. Cette volonté de reconfigurer les modalités de gestion des ressources naturelles stratégiques au profit de l’État vise à répondre à un double objectif, comme en témoigne la priorité établie par le Plan National pour le Buen Vivir adopté en 2009 en Équateur, qui stipule explicitement que l’État doit s’appuyer sur : « L’accumulation pour la transition et le renforcement de la redistribution ». La priorité du gouvernement équatorien est ainsi d’accumuler le maximum de ressources issues des secteurs économiques déjà développés sur le territoire équatorien afin de mettre en place des politiques de redistribution destinées à réduire la pauvreté, ainsi que les inégalités économiques et sociales, tout en favorisant l’émergence de technologies permettant le développement d’activités industrielles. L’étatisation des ressources pétrolières est ainsi mise au service de la diversification de la structure productive qui doit permettre à l’Équateur de sortir de sa dépendance à l’exploitation des ressources naturelles.  Si la majorité des gouvernements de gauche qui arrivent au pouvoir au cours des années 2000 partagent des objectifs similaires, ils se trouvent rapidement confrontés à un ensemble de contraintes structurelles qui viennent « déradicaliser » leur objectif initial de réorienter de manière significative les modalités de gestion de leurs ressources naturelles stratégiques.

Les gouvernements progressistes face à la dégradation des termes de l’échange

Ces gouvernements subissent notamment les conséquences d’une dégradation des termes de l’échange, pour reprendre le concept établi par l’économiste Raul Prebisch, premier directeur de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL). Ilmet en lumière le fait que la division internationale du travail résultant de la recherche d’un avantage comparatif engendre une relation inégale entre deux catégories de pays : ceux du « Centre » et de la « Périphérie ». Tandis que les premiers, qui sont industrialisés et disposent d’une structure productive diversifiée, se spécialisent dans l’exportation de produits manufacturés, les pays périphériques, faiblement industrialisés, dépendent de l’exportation de matières premières substituables. Ce schéma d’insertion économique internationale est la source de la dégradation des termes de l’échange. Selon Prebisch, les pays qui dépendent de l’exportation de matières premières pour développer leur économie n’ont pas la capacité́ de diversifier leur structure productive, alors que la spécialisation dans la fabrication de produits industriels facilite le développement de structures productives diversifiées, qui nécessitent des créations d’emplois. En effet, si la hausse considérable des exportations de ressources pétrolières ou minières provoque un afflux massif de devises en dollars au sein de ces différents États au cours des années 1980 et 1990, celles-ci doivent être convertis dans la monnaie nationale de ces États, dans la mesure où aucune économie latino-américaine n’est alors dollarisée. Or, la contrepartie de la spécialisation dans la production pétrolière ou minière est que ces États doivent importer de nombreux biens manufacturés,qui ne sont pas produits sur place. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Lorsque les importations deviennent plus importantes que les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensée par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que, lorsque ces dirigeants de gauche arrivent au pouvoir, la majorité des économies latino-américaines sont non seulement mono-exportatrices et faiblement industrialisées, mais également fortement endettées auprès de plusieurs organismes internationaux, ce qui restreint de manière significative les marges de manœuvre dont disposent ces États en vue d’impulser une diversification de leur structure productive. En effet, ils doivent allouer une part importante des revenus issus des activités extractives au remboursement de ces dettes. Certains d’entre eux tentent alors de remettre en question la légitimité de ce type de prêts, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’orientation de leur politique économique.

De ce point de vue, le cas équatorien est significatif. En effet, suite à son arrivée au pouvoir, Rafael Correa décide de créer en 2007 une Commission pour l’Audit Intégral du Crédit public chargée de déterminer la légitimité de l’ensemble des dettes contractées par les gouvernements qui se sont succédés entre 1976 et 2006. Il est convaincu que la remise en cause du modèle économique néolibéral implique de questionner la légitimité de ces prêts dans la mesure où ils sont, pour la plupart, conditionnés à la mise en place de politiques d’ajustement structurel et de réduction des dépenses publiques. Sur la base des résultats de cet audit, l’État équatorien décide alors d’annuler une partie des dettes contractées auprès de ces organismes. Or, si l’État équatorien dénonce la logique sur laquelle repose les prêts octroyés par des organismes tels que le FMI ou la Banque Mondiale, il ne peut pas pour autant se passer d’appui financier extérieur en raison de sa structure économique dollarisée. L’ensemble des liquidités en circulation en Équateur est en effet imprimé par la Federal Reserve (FED), la Banque Centrale des États-Unis(9). Autrement dit, l’État équatorien n’a pas le pouvoir de créer lui-même les devises monétaires en circulation sur son territoire. Par conséquent, il doit en permanence faire en sorte de maintenir un nombre suffisant de liquidités en circulation. Or, l’hostilité suscitée auprès des marchés internationaux par le refus de régler une partie de ses dettes publiques fait que l’Équateur a perdu un certain nombre de débouchés internationaux pour l’exportation de ses ressources naturelles. L’État équatorien manque alors de liquidités et est contraint de se tourner vers de nouveaux créditeurs tels que la Chine. Dans cette perspective, la Banque de développement chinoise (BDC) a notamment mis en place une ligne directe de financement du budget national équatorien en 2011. Or, ce rapprochement économique avec la Chine contribue à renforcer l’extraction des ressources pétrolières en Équateur dans la mesure où, en contrepartie de ces prêts, l’État chinois obtient des parts de marché dans ce secteur économique. C’est ainsi qu’en 2011, l’État équatorien autorise notamment l’entreprise PetroOriental, réunissant la Corporation Nationale Pétrolière Chinoise (CNPC) et le groupe chinois Sinopec, à modifier les délimitations du bloc pétrolier 14 situé dans la province amazonienne de Sucumbíos, afin d’élargir la surface exploitée. Cet accroissement de l’extraction pétrolière s’accompagne d’un renforcement des conséquences sociales de ces activités dans la mesure où des groupes tels que Sinopec exigent, en complément de l’obtention de concessions pétrolières, de bénéficier de l’autorisation de s’appuyer sur un certain nombre de salariés chinois ou provenant de provinces éloignées de celles dans lesquelles se trouvent les ressources pétrolières, dans la mesure où ces salariés sont disposés à accepter des rémunérations plus faibles que les populations locales. Nous pouvons ainsi constater que la configuration de la structure productive et monétaire équatorienne limite à tel point la volonté de rompre avec le processus de « reprimarisation extractive » qu’elle conduit paradoxalement à un renforcement des logiques néolibérales sur lesquelles reposait ce processus.

En effet, de même que les multinationales pétrolières qui s’installent au cours des années 1980 et 1990, les groupes chinois qui développent des activités extractives au cours de la présidence de Rafael Correa cherchent à survaloriser au maximum le capital généré par ces activités en réduisant le plus possible la rémunération de leurs salariés, les mettant par là-même en concurrence avec les populations locales qui sont tout autant précarisées par ce processus. En effet, si ces dernières se voient octroyer des salaires plus élevés en guise de compensation des conséquences sociales et environnementales générées par les activités pétrolières, ces rémunérations restent tout de même insuffisantes en vue de répondre aux nouveaux besoins suscités par le changement de mode de vie qui leur est imposé. De ce point de vue, nous pouvons notamment faire référence au fait qu’en 2011, l’État décide d’installer, au sein du territoire Panacocha situé dans l’Amazonie équatorienne, un centre urbain désigné sous le nom de Communauté du Millénaire et composé d’un certain nombre d’infrastructures telles qu’un centre de santé communautaire, un hôtel s’inscrivant dans la perspective d’une dynamique de développement d’activités touristiques dans cet espace ou encore, une école. Si la biologiste Esperanza Martinez, fondatrice de l’organisation écologiste Accion Ecologica, considère que ces investissements répondent avant tout à une volonté de relogement de la population au sein de nouvelles infrastructures, de sorte à favoriser le développement de l’extraction pétrolière au sein des territoires restants(10), le gouvernement équatorien affirme que le développement de ce type de projets est nécessaire en vue de garantir un accès aux services publics à l’ensemble de la population équatorienne. Cependant, le contrepied de cette logique est qu’elle conduit à imposer aux populations locales un mode de vie qui accentue leur précarisation, dans la mesure où, comme le confient à Esperanza Martinez des membres d’une communauté indigène résidant au sein du territoire Panacocha : “Vivre dans un centre urbain serait impossible car nous n’avons pas de travail susceptible de nous permettre de vivre dans une ville et payer l’eau, l’électricité, d’autres services ou acheter du gaz”. C’est ainsi que la situation de dépendance monétaire dans laquelle se trouve l’Équateur vis-à-vis des États-Unis vient accentuer les conséquences du phénomène de dégradation des termes de l’échange sur les conditions de vie de la population équatorienne. S’il est ainsi nécessaire de tenir compte de la configuration des structures économique et monétaire de ces États afin de comprendre les difficultés qu’ils rencontrent en pour les sortir de leur dépendance à l’extraction de leurs ressources pétrolières et minières, il apparaît par ailleurs important de souligner le fait que le processus de transition énergétique dans lequel s’engage la majorité des États occidentaux à l’heure actuelle vient paradoxalement renforcer l’extractivisme au sein du continent latino-américain.

L’extractivisme au cœur d’un processus de délocalisation de la pollution

En effet, afin de répondre aux objectifs de réduction de gaz à effet de serre fixés par la COP21, la majorité des États occidentaux cherchent depuis plusieurs années à sécuriser leur approvisionnement en ressources minières indispensables à la conception de technologies utilisées dans le cadre de la transition énergétique. Le journaliste Guillaume Pitron explique notamment qu’une voiture électrique peut contenir jusqu’à 4 kilogrammes de cuivre, cette ressource étant utilisée pour concevoir les câbles électriques indispensables à leur rechargement. Par conséquent, la viabilité de la transition énergétique dans laquelle s’engage la majorité des États occidentaux à l’échelle internationale repose paradoxalement sur un accroissement de l’extraction des ressources minières. De ce point de vue, Pitron affirme que “pour satisfaire les besoins mondiaux d’ici à 2050, nous devrons extraire du sous-sol plus de métaux que l’humanité n’en a extrait depuis son origine”(11). De plus, dans un document publié en 1991 et intitulé « Summers Memo » Lawrence Summers, économiste en chef de la Banque Mondiale, invite les États occidentaux à déléguer la majorité de leurs activités polluantes vers des pays pauvres. Suivant cette logique, plusieurs économies de la « Périphérie » (pour reprendre le terme de Prebisch) engagent un processus de répartition des tâches de la transition énergétique avec les États occidentaux, par le biais duquel : « les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques », pour reprendre les termes de Pitron.

Or, l’accroissement de l’exploitation de ressources minières généré par ce processus de délocalisation de la pollution suppose nécessairement une augmentation de l’énergie nécessaire pour extraire ces ressources au sein des pays de la « Périphérie ». A titre d’exemple, la mine de Chuquiquamata, plus grande mine à ciel ouvert du monde située au Chili, est alimentée en électricité par une centrale à charbon qui se trouve dans la ville de Tocopilla dont le fonctionnement repose sur du charbon extrait dans d’autres pays tiers, tels que la Colombie et la Nouvelle-Zélande. L’accroissement de l’extraction de cuivre au Chili qui résulte de la hausse de la demande de voitures électriques au sein des pays développés engendre ainsi une augmentation significative de la consommation d’autres ressources non renouvelables telles que le charbon. Il est particulièrement intéressant de constater que ce processus est encouragé par plusieurs pays occidentaux fortement demandeurs de ressources minières indispensables à la conception des technologies vertes, à l’image de la France. En effet, la centrale à charbon de Tocopilla est administrée par le groupe Engie qui possède cinq autres centrales du même type au Chili. Par ce biais-là, les entreprises à la pointe de la transition énergétique encouragent ainsi un processus d’accroissement des activités extractives qui engendre des conséquences environnementales et sanitaires significatives. En effet, une étude publiée par le Collège médical d’Antofagasta révèle notamment la présence de 19 métaux lourds dans l’atmosphère de cette ville portuaire au sein de laquelle sont transportées les ressources extraites de la mine de Chuquiquamata en vue d’être exportées. D’autre part, le processus d’extraction et de transformation de ces ressources vient renforcer la problématique de l’accès à l’eau au sein des territoires exploités. En effet, au Chili, le déficit d’eau devient tellement important en raison de l’extraction minière qu’il devrait conduire les groupes miniers à utiliser, d’ici 2026, 50% d’eau de mer dessalée. Par conséquent, les agriculteurs et les habitants des régions minières sont soumis à un stress hydrique important. La diffusion de technologies considérées comme étant plus respectueuses de l’environnement au sein des pays occidentaux dépend ainsi paradoxalement d’un accroissement de pratiques polluantes au sein d’autres États dont la structure économique dépend en grande partie de l’extraction de ressources minières.  

Une hausse des nationalismes miniers et pétroliers qui se heurte à la configuration du système d’arbitrage international relatif aux investissements

Face à cette dynamique de délocalisation de la pollution impulsée par un certain nombre d’entreprises issues des pays   occidentaux, nous pouvons constater une hausse des nationalismes miniers et pétroliers au sein de la majorité́ des pays de la « Périphérie ». A titre d’illustration, en Bolivie, où se trouve la plus importante réserve de lithium au monde, Evo Morales a fait adopter en 2008 un Plan national d’industrialisation des ressources évaporitiques visant à développer un ensemble d’activités industrielles permettant à l’État bolivien de maîtriser l’ensemble de la chaîne de production du lithium, de l’extraction de cette ressource à sa transformation en produits dérivés, tels que les batteries nécessaires aux véhicules électriques. L’idée est ainsi de sortir la Bolivie de son statut d’économie mono-exportatrice en impulsant une diversification de sa structure productive par le biais de l’industrialisation du secteur du lithium. Cependant, ces volontés d’étatisation se confrontent à l’opposition d’un certain nombre d’entreprises privées qui s’appuient sur le système d’arbitrage international relatif aux investissements en vue de défendre leurs intérêts. Ce système repose sur des traités bilatéraux d’investissements (TBI) qui sont conclus entre deux États en vue d’accorder un certain nombre d’avantages juridiques aux entreprises issues de l’un des deux États signataires, qui souhaitent investir et développer des activités économiques au sein de l’autre État. Il se trouve que dans un contexte de diffusion des conceptions véhiculées par le Consensus de Washington en Amérique latine au cours des années 1980 et 1990, la majorité des États du continent signent un certain nombre de TBI en vue d’inciter le secteur privé à investir dans leurs secteurs économiques stratégiques. Dans cette perspective, ces traités garantissent notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national, par le biais de la clause de “Traitement juste et équitable” qui établit d’autre part que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements. A ce titre, si une entreprise se considère flouée, elle peut porter plainte contre l’État à l’échelle internationale devant des entités telles que la Cour Permanente d’Arbitrage, qui est notamment chargée d’arbitrer actuellement un différend entre l’État équatorien et le groupe étasunien Chevron-Texaco.

 Ce procès est représentatif de la manière dont le système d’arbitrage international contribue à limiter les marges de manœuvre des États en termes de gestion de leurs ressources pétrolières. En effet, ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’UDAPT, suite à laquelle le groupe pétrolier se voit condamné en 2011 par la Cour Provinciale de Sucumbíos à payer un dédommagement d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices environnementaux et sociaux générés par ses activités. Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’État équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ce géant pétrolier dépose alors une plainte internationale à l’encontre de l’État équatorien. Cela démontre que ce type de traités constitue un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Nous pouvons notamment constater que Charles Brower, l’arbitre désigné par Chevron en vue de défendre ses intérêts, a auparavant été révoqué d’un autre procès opposant l’Equateur à l’entreprise pétrolière Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel(12). Cela démontre à quel point les TBI sont utilisés par le secteur privé comme des instruments de pression à l’encontre du pouvoir politique et ce, d’autant plus qu’à l’image de Brower, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur reconnaissent ouvertement : « qu’ils ne se considèrent pas comme des garants de l’intérêt public »(13), dans la mesure où ils sont membres de directoires d’entreprises. Cela débouche par conséquent sur de nombreux conflits d’intérêts entre des juges chargés d’arbitrer des conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées.

Ainsi, l’arsenal législatif et juridique qui accompagne la dynamique de « reprimarisation extractive » au cours des années 1980 et 1990 limite par conséquent de manière significative les marges de manœuvre dont disposent les Etats en vue de réorienter la gestion de leurs ressources naturelles stratégiques.

Références

(1)FRIEDMAN Milton, Capitalism and Freedom, 1962.

(2)SASSEN Saskia, Losing Control : Sovereignety in an age of globalization, New York : Columbia University Press.

(3)DEZALAY Yves, GARTH Bryant, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’Etat en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys », Paris, Le Seuil, 2002.

(4)PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, 2008, p. 5-11.

(5)MALM Andreas, L’anthropocène contre l’histoire, Éditions La Fabrique, 2017.

(6) Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.

(7)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008.     

(8) SVAMPA Maristella, “Consenso de los commodities, giro ecoterritorial y pensamiento crítico en América latina”, in Revista del Observatorio Social de América Latina, OSLA, CLASO, Año XIII No 32, Noviembre de 2012, p. 15-38.

(9)CHIRIBOGA-TEJADA Andrés, “La gestion de la liquidité dans l’économie du Buen Vivir”, in SARRADE COBOS Diana, SINARDET Emmanuelle, Le “Bien Vivre” en Équateur : alternative au développement ou développement alternatif ?, Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines (CRIIA), n°9, 2019.

(10) MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador.Version digital disponible en : www.amazoniaporlavida.org.

(11)PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2019.

(12)BROWER Charles N., “A World-Class Arbitror Speaks !”, The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.

(13)PARK, W. & ALVAREZ, G. 2003, « The New Face of Investment Arbitration : NAFTA Chapter 11”, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p.394.

 

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La gauche équatorienne face à la gestion des ressources naturelles

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La gauche équatorienne face à la gestion des ressources naturelles

Par Vincent Arpoulet L’arrivée de Rafael Correa à la tête de l’Equateur en 2006 s’inscrit dans une rupture par rapport aux gouvernements précédemment élus et leurs mesures néolibérales. Cela s’est traduit notamment par une réforme constitutionnelle qui a renationalisé une importante partie du secteur pétrolier dans le but d’utiliser les revenus de cette activité pour financer la lutte contre les inégalités. Pour autant, ce sujet divise au sein de la gauche équatorienne : les corréistes sont favorables à un « état fort et centralisé » utilisant les revenus extractifs pour mener des réformes, quand une autre partie de la gauche voit en l’extractivisme le « cheval de Troie » du capitalisme, favorisant l’accumulation des richesses pour un petit nombre.
« Alors que les avatars du marxisme ont perdu le souffle originaire de la pensée marxienne, alors que la théologie de la libération s’est épuisée, nous retrouvons unis, dans les textes de la constitution correanne, la source retrouvée des deux messages de fraternité humaine »(1). C’est en ces termes très élogieux que le philosophe Edgar Morin fait référence à la Constitution adoptée par référendum en 2008 en Equateur, suite à l’élection de Rafael Correa à la Présidence de la République équatorienne au mois d’octobre 2006. Il considère ainsi que la réforme constitutionnelle impulsée par ce dernier s’appuie à la fois sur des grilles d’analyse marxistes et sur une conception inspirée de la théologie de la libération, imprégnée de l’idée qu’il faut en permanence lutter contre les inégalités économiques et sociales pour améliorer les conditions de vie de la population. En ce sens, l’élection en 2006 du gouvernement de la Révolution Citoyenne, avec à sa tête Rafael Correa, représente la première tentative d’institutionnalisation d’un mouvement d’opposition au néolibéralisme en Equateur. Il estalors intéressant de se pencher sur les modalités d’application des conceptions portées par les acteurs de la Révolution Citoyenne afin de dresser un bilan exhaustif de ce processus politique.
L’arrivée au pouvoir de Rafael Correa et la volonté de “renationalisation” des activités extractives
L’élection de Rafael Correa s’inscrit dans la foulée d’importantes mobilisations sociales qui se tiennent à partir de 2005 pour dénoncer les conséquences économiques et sociales des mesures de privatisation des principaux secteurs économiques progressivement adoptées par les gouvernements qui se sont succédés à partir du début des années 1980, en particulier au cours de la présidence du conservateur Sixto Duran Ballén (1992-1996). Un rapport du Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur, publié en 2008 déclare que dans la population équatorienne, les 20% les plus pauvres touchent en moyenne 2,4% du revenu global en 2004, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 19902. Dans ce contexte, à la suite de son élection, Rafael Correa s’engage à réguler les ressources économiques afin qu’elles permettent de financer d’importants programmes de redistribution sociale, en s’appuyant notamment sur les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières. En effet, comme le mentionne explicitement la réforme de la Loi des Hydrocarbures de 1971 adoptée en 2010 : “les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien”(3). Les activités d’exploitation des ressources pétrolières se sont renforcées avec l’arrivée au pouvoir du général Guillermo Rodriguez Lara en 1972. Suite à la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures au sein de l’Amazonie équatorienne, ce dernier décide de s’appuyer sur l’exploitation de ces ressources pour financer l’industrialisation du pays. Les gouvernements successifs vont faire le choix de renforcer l’exploitation de ces ressources, pour que l’Equateur se démarque sur la scène internationale comme un pays producteur et exportateur de pétrole. Selon Henry Llanes, spécialiste des politiques pétrolières équatoriennes, au cours de la période s’étendant de 1972 à 2002, les revenus issus de l’extraction pétrolière ont représenté en moyenne 35,7% du budget général de l’État(4). C’est pour cela que Rafael Correa considère qu’il est nécessaire de s’appuyer sur une réorientation des revenus pétroliers vers l’État pour mettre en place des programmes de redistribution destinés à réduire la pauvreté. Il déclare à ce titre : “Le principal objectif d’un pays tel que l’Equateur est d’éliminer la pauvreté. Et pour cela, nous avons besoin de nos ressources naturelles”(5). Pour autant, au sein des mobilisations qui se tiennent en 2005, plusieurs mouvements tels que la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE) dénoncent les conséquences sociales et environnementales des activités extractives. La gestion des ressources pétrolières est alors au coeur des controverses traversant la gauche équatorienne. Dans l’ouvrage intitulé : Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Matthieu Le Quang et Tamia Vercoutere, respectivement politologue et sociologue, expliquent que le courant qualifié d’“éco-marxiste”(6), majoritaire au sein du gouvernement formé par Rafael Correa, ne suscite pas l’unanimité au sein du mouvement Alianza Pais qui a pourtant soutenu sa candidature à l’occasion de l’élection présidentielle de 2006. Ce courant envisage l’État comme un outil permettant de redistribuer les moyens de production et de rompre ainsi radicalement avec le modèle capitaliste. Dans cette perspective, les corréistes considèrent que le principal problème de l’économie équatorienne n’est pas l’extractivisme en lui-même, mais le fait que la part principale des revenus de cette activité revienne au secteur privé et non à l’État. Selon la géographe Marie-France Prévôt-Schapira, à l’image de nombreux pays latino-américains, l’Equateur s’engage, à partir des années 1980, dans un processus de “reprimarisation extractive”(7) défini comme “un nouveau cycle d’exploitation et d’exportation de leurs ressources naturelles” fondé sur une reconfiguration de la participation de l’État au profit du développement de l’initiative privée dans la gestion des ressources pétrolières. Cette dynamique s’opère en parallèle (et est potentiellement encouragée) par la diffusion au sein du continent latino-américain du Consensus de Washington. Il s’agit d’un programme de stabilisation économique et d’ajustement structurel, qui s’inspire des théories économiques de l’Ecole de Chicago, une école de pensée néolibérale, promouvant l’idée selon laquelle l’État doit se désengager du marché économique au profit de l’initiative individuelle. Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, déclare à ce titre : « nous supposerons que l’individu qui prend ces décisions agit comme s’il poursuivait et tentait de maximiser un seul but »(8). Le Consensus de Washington encourage ainsi la libéralisation des économies latino-américaines, la privatisation de leurs principaux secteurs économiques et l’abaissement des barrières aux Investissements Directs Étrangers (IDE). C’est donc en réaction aux politiques économiques néolibérales du Consensus de Washington que va se construire la pensée économique des principaux acteurs de la Révolution Citoyenne. En effet, aux yeux de Rafael Correa, la libéralisation des économies est le pilier du capitalisme : c’est donc au néolibéralisme qu’il faut s’opposer afin d’élaborer une politique de rupture avec l’économie capitaliste. C’est parce que le Consensus de Washington encourage la privatisation des principales activités économiques des pays latino-américains que la “reprimarisation extractive” va encourager l’installation de grandes entreprises privées en Equateur. Le néolibéralisme apparaît donc comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant de la majorité des profits issus de l’activité extractive. Ce qui est critiqué est moins l’importance de l’activité extractive dans l’économie équatorienne que sa dimension capitaliste. Le principal objectif affiché par Rafael Correa lorsqu’il arrive au pouvoir est donc de construire un État fort et centralisé, capable de contrôler ses activités et de développer efficacement son marché économique. Cela se traduit notamment par l’adoption, le 27 juillet 2010, d’une réforme de la Loi des Hydrocarbures adoptée en 1971, qui engendre une importante étatisation du secteur pétrolier par le biais de la création de deux organismes : le Secrétariat aux Hydrocarbures, chargé de renégocier les contrats de participation octroyés aux entreprises privées et de l’Agence de Contrôle des Hydrocarbures, qui veille au respect de l’application des clauses contenues dans les contrats renégociés, ainsi qu’à l’application des sanctions à l’égard des entreprises cherchant à contourner la loi.
Le néolibéralisme apparaît comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant des revenus de l’activité extractive.
La construction d’un État fort et centralisé : instrument de l’institutionnalisation d’un anti-néolibéralisme équatorien
Le pendant politique de cette étatisation économique est la volonté d’unifier le peuple équatorien autour du concept de nation. En effet, les corréistes considèrent que les faiblesses de l’État équatorien sont dues au poids de différentes corporations qui défendent les intérêts d’un secteur de la société, au détriment des autres. Or, ces corporations jouent selon eux un rôle prépondérant dans la détermination des politiques économiques en faisant pression sur les gouvernements. C’est pour cette raison que, selon Rafael Correa, la construction d’un État fort et centralisé doit reposer sur une “décorporisation”. Il envisage ainsi l’État comme un outil permettant d’unifier les différents secteurs de la société autour d’une vision et d’objectifs communs sur lesquels doit reposer la nation politique. L’étatisation sur le plan économique, est donc fortement corrélée à la centralisation politique. Il défend l’idée que le gouvernement est le seul à défendre les intérêts de l’ensemble de la nation, alors que les corporations et les différents corps intermédiaires mettent en avant uniquement les intérêts de certains groupes. C’est pourquoi, le gouvernement de la Révolution Citoyenne a fait de la lutte contre la “corporisation” de l’État une priorité. La volonté affichée de gouverner en se passant des corps intermédiaires peut conduire à rapprocher cette politique du populisme. Le populisme est défini par Ernesto Laclau(9) non pas comme un régime politique en soi, mais plutôt comme un moyen d’exercer le pouvoir au sein d’un régime politique. Il distingue la “totalisation démocratique” de la “totalisation populiste”. La première s’appuie sur la logique de la différence, en distinguant clairement les demandes de chaque groupe social ou secteur de la société. Chaque demande nécessite donc des réponses spécifiques. Cette totalisation démocratique annihile toute forme d’antagonistes puisqu’elle considère qu’il n’existe pas des demandes opposées, mais seulement des demandes différentes. Rafael Correa s’oppose à cette totalisation démocratique puisqu’elle encourage le développement de la “corporisation”. A l’inverse, sa conception de l’État s’appuie plutôt sur la “totalisation populiste”, consistant à unifier les différentes demandes autour d’un intérêt commun. Le populisme cherche, selon Ernesto Laclau, à unifier tous les exclus et dominés en leur montrant que leurs problèmes ont une source commune, le néolibéralisme. De ce point de vue, le gouvernement de Rafael Correa, tout comme les théoriciens marxiste, a pour objectif de convaincre toutes les catégories sociales en difficulté que leurs problèmes ont la même source et qu’elles doivent donc se soulever pour renverser le système de domination qui les maintient dans cette situation. Si, dans les deux cas, l’ennemi désigné est le capitalisme, il n’est pas appréhendé de la même façon : en effet Rafael Correa considère que la transition vers une sortie du système capitaliste doit passer par une rupture avec les logiques néolibérales. C’est pourquoi ce gouvernement équatorien a tenté d’y parvenir par le biais d’une institutionnalisation d’un mouvement anti-néolibéral, au travers de la constitution d’un État fort. Pour autant, ce gouvernement ne peut être qualifié d’anti-démocratique. S’il rejette la totalisation démocratique et répand des concepts habituellement attribués au populisme, il est fondamentalement démocratique. Ce gouvernement considère qu’il doit lutter contre les corporations afin de renforcer le lien direct entre lui et le peuple, qu’il estime être le seul représentant légitime des intérêts de l’ensemble de la société. Ce lien direct repose notamment sur le plébiscite, c’est-à-dire que les élections et référendums donnent une légitimité indispensable à la poursuite de la Révolution Citoyenne. La réforme constitutionnelle souhaitée par Rafael Correa dès son arrivée au pouvoir est ainsi adoptée par référendum. Cependant, cette conception de l’État est contestée par les deux autres principaux courants du mouvement Alianza Pais, qui sont qualifiés par Le Quang et Vercoutere d’ “écologistes” et de “culturalistes” – ou d’“indigénistes”.
Les écologistes équatoriens, entre anticapitalisme et anti-extractivisme
L’un des principaux représentants du courant écologiste est Alberto Acosta, Ministre de l’Energie et des Mines au début de la présidence de Rafael Correa. S’il se montre rapidement critique à l’égard du gouvernement, c’est car il n’appréhende pas l’extractivisme de la même manière. Oui, la dimension capitaliste de l’extractivisme a engendré des inégalités, mais il va plus loin et pense que l’extractivisme est, par essence, capitaliste. Selon lui : « l’extractivisme est une modalité d’accumulation qui commença à se forger il y a 500 ans. (…) Cette modalité d’accumulation extractive fut alors déterminée par les demandes des centres métropolitains naissants ». Il explique ainsi que le développement des activités extractives est corrélé au développement des logiques d’accumulation des ressources. L’extractivisme est ainsi l’une des conditions du développement du capitalisme, au niveau national comme au niveau international. Selon lui, l’importance de la pauvreté dans un pays est souvent corrélée à la présence de ressources naturelles. Cela montrerait que l’extractivisme est fondamentalement capitaliste puisqu’à l’échelle nationale, il favorise l’accumulation du capital entre les mains d’un petit nombre d’individus détenant les entreprises qui exploitent les ressources naturelles. A l’image d’Alberto Acosta, les écologistes dénoncent ainsi le fait qu’à l’échelle internationale, le développement des activités extractives renforce le système capitaliste puisqu’il assigne chaque pays à une place précise dans la hiérarchie internationale en fonction de son activité économique. En d’autres termes, l’extractivisme favorise selon eux la logique de la division internationale du travail telle que théorisée par l’économiste libéral David Ricardo. Les écologistes considèrent donc que la priorité est de mettre fin à l’extraction des ressources naturelles.
Le Sumak Kawsay face à l’État-nation
Cette priorité est partagée par les “culturalistes”, qui défendent les volontés de souveraineté territoriale et d’autosuffisance économique des communautés indigènes qui vivent notamment au sein des territoires impactés par le développement des activités extractives. Ces revendications sont notamment portées par plusieurs organisations, comme la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE). Les “culturalistes” s’appuient sur le concept indigène de Sumak Kawsay, qui affirme : la priorité de “faire” sur “avoir”, l’adaptation des activités humaines à l’environnement, la valorisation des traditions et savoirs ancestraux et la volonté d’autogestion communautaire, reposant sur le développement d’initiatives locales. Ainsi, on retrouve dans le concept de Sumak Kawsay ceux de la défense du territoire, des identités locales et l’idée d’une relation harmonieuse entre l’Homme et la nature. Les tenants de cette conception considèrent l’être-humain comme faisant partie de l’environnement qui l’entoure et non comme un individu qui entretiendrait un rapport de domination et de prédation avec lui. L’extraction pétrolière entre en contradiction avec les traditions indigènes. Il est ainsi intéressant de constater que les débats relatifs à l’extraction des ressources naturelles sous-tendent deux conceptions bien distinctes de la société. En effet, la défense par le gouvernement de Rafael Correa d’un État fort et centralisé comme le contrepied de l’organisation néolibérale de la société se confronte à la revendication d’un État plurinational, défendu par un certain nombre de communautés indigènes et la CONAIE. Ces derniers défendent ainsi la mise en place d’un État reconnaissant l’existence de différentes nationalités et veillant au respect et à la protection de leurs traditions. Dans cette perspective, plusieurs communautés indigènes ont fait preuve d’une certaine réticence à l’égard de la volonté affichée par le gouvernement d’utiliser les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières dans la construction d’établissements éducatifs. En effet, si le développement d’écoles sur l’ensemble du territoire est perçu comme une condition de l’amélioration de l’accès à l’éducation par les corréistes, cela est ressenti par les peuples indigènes comme une stratégie d’assimilation à un autre modèle de société. Ils perçoivent le développement de ce type d’infrastructures comme une menace pour la préservation de leurs traditions et de leurs savoirs. Le témoignage de plusieurs membres de la communauté Kichwa de Pañacocha est significatif : “Ils sont en train de construire les écoles du millénaire qui cherchent à réunir tous les étudiants de la paroisse de Pañacocha et des communautés aux alentours. Un internat sera créé pour le cycle secondaire pour éviter des dépenses aux étudiants. Mais nous ne savons pas si l’éducation interculturelle bilingue disparaîtra car toutes les écoles seront remplacées par cette école et collège du millénaire, ils ne se rendent pas compte qu’il y a des enfants indigènes et colons”(10). Nous pouvons constater que les divisions autour de la gestion des ressources naturelles ainsi que de la conception de l’État sont structurantes au sein de la gauche équatorienne. Ces lignes de fracture permettent notamment de comprendre la victoire du conservateur Guillermo Lasso face au corréiste Andrés Arauz à l’occasion de l’élection présidentielle qui s’est tenue le 11 avril 2021. En effet, un certain nombre de représentants indigènes ont refusé de se positionner en faveur de Andrés Arauz en raison de leur hostilité affichée à l’égard des corréistes, à qui ils reprochent de défendre un modèle économique portant atteinte à l’environnement ainsi qu’à leur identité. Cependant, il serait malgré tout inexact de considérer qu’il existe un mouvement indigène unifié qui serait inconciliable avec la gauche attachée au concept d’État-nation. En effet, à l’occasion du premier tour de ce scrutin, un certain nombre de communautés indigènes telles que les Shuars ont préféré soutenir Andrés Arauz plutôt que Yaku Pérez, candidat du parti indigène Pachakutik, soutenu par la CONAIE, en affirmant qu’ils accordent la priorité à la lutte contre les politiques économiques d’orientation néolibérale. D’autre part, malgré les importantes lignes de fracture entre les corréistes et la CONAIE, Jaime Vargas, dirigeant de cette organisation, a choisi d’appuyer officiellement Andrés Arauz face à Guillermo Lasso à l’occasion du second tour de ce scrutin. Aussi, une recomposition de la gauche équatorienne sur la base d’un rapprochement entre les tenants des conceptions de la Révolution Citoyenne et une partie des communautés indigènes autour de la construction d’un projet post-néolibéral commun n’est pas à exclure. Références (1)MORIN Edgar, « Préface », juillet 2013 in CORREA Rafael, De la République bananière à la Non République, Les Editions Utopia, novembre 2013, traduction française de l’ouvrage original : CORREA Rafael, Ecuador : de Banana Republic a la No Republica, Debate, décembre 2009 (2)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008. (3)Asamblea Nacional, Ley Reformatoria a la Ley de Hidrocarburos y a la Ley Orgánica de Régimen Tributario Interno, Registro Oficial n°244, 27 de Julio del 2010 (4)LLANES Henry, Estado y Política Petrolera en el Ecuador, Quito, Ecuador, 2004. (5)CORREA Rafael, « Interview », New Left Review, 77 (5), 2012 : p89-107. (6)LE QUANG Matthieu et VERCOUTERE Tamia, Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Quito, IAEN, 2013. (7)BOS Vincent, VELUT Sébastien, « Introduction », L’extraction minière entre greffe et rejet, Cahiers des Amériques latines, Editions de l’IHEAL, n°82/2016. (8)FRIEDMAN Milton, Price Theory : A Provisional Text, Chicago, Aldine, 1966. (9)LACLAU Ernesto, La raison populiste, FCE, Buenos Aires, 2005. (10)MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador. www.amazoniaporlavida.org ; Consulté le 05/05/2021.

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