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Election présidentielle brésilienne : de l’union nationale à l’intégration régionale ?

L’élection présidentielle qui se tient ce dimanche 2 octobre au Brésil revêt une importance capitale pour la population brésilienne, mais également pour le monde, dans la mesure où, si l’enjeu de pacification de la société brésilienne représente l’un des principaux objectifs affichés par Lula, c’est surtout en termes d’intégration régionale et de préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre, que sa probable victoire face à Bolsonaro pourrait avoir le plus d’impact.

« Nous sommes les personnages de la même histoire, nous aimons le même drapeau ». Cette citation extraite d’un discours prononcé le 27 septembre par Lula, président de la République fédérative du Brésil entre 2003 et 2011 et principal concurrent du président sortant Jair Bolsonaro à l’occasion de l’élection présidentielle dont le premier tour se tient ce dimanche 2 octobre, traduit parfaitement l’enjeu majeur de ce scrutin. En effet, l’un des principaux objectifs affichés par le candidat du Parti des travailleurs (PT) depuis le lancement de sa campagne est de réunifier la population brésilienne autour d’un système démocratique sain en rompant avec plusieurs années de polarisation extrême entamées par la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016, puis renforcée par sa propre condamnation pour corruption en 2018 ayant conduit à l’élection de Bolsonaro.

C’est ainsi l’instrumentalisation à des fins politiques d’affaires judiciaires en cours qui favorisent l’émergence de la droite radicale au Brésil en 2018. En effet, si Lula est au départ accusé de corruption sur la base de simples suspicions au mois de juillet 2018, la Cour Suprême finit par annuler l’ensemble des accusations dont il fait l’objet au mois d’avril 2021, estimant que Sergio Moro, le juge chargé de cette affaire, a fait preuve d’une partialité manifeste, ce qui se confirme d’ailleurs dès le mois de janvier 2019 lors de sa nomination au Ministère de la Justice au sein du gouvernement de Bolsonaro, six mois seulement après la condamnation du leader du PT. Cet épisode est ainsi représentatif du phénomène de lawfare(1) sur lequel s’appuient depuis plusieurs années les partis conservateurs au sein de la majorité des États latino-américains, en vue de tenter de marginaliser leurs opposants progressistes.

Si ce processus est au départ appuyé par la droite brésilienne qui y voit une opportunité d’approfondir l’application de son agenda néolibéral en affaiblissant le principal parti de gauche du pays, elle en pâtit tout autant que le PT. En effet, l’importante couverture médiatique dont bénéficient ces accusations de corruption éclabousse plus largement l’ensemble de la classe politique et provoque par conséquent une crise de régime qui favorise l’émergence de la droite radicale représentée par Bolsonaro au détriment de la droite traditionnelle qui s’effondre lors de l’élection présidentielle brésilienne qui se tient en 2018.

Ainsi, Henrique Meirelles, candidat soutenu par le Mouvement démocratique brésilien (MDB) auquel appartient alors le président sortant de centre-droit Michel Temer, n’obtient qu’1,20% des suffrages, tandis que le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) qui, contrairement à ce que son nom indique, représente le principal parti de droite du pays depuis plusieurs décennies, ne réunit que 4,76% des voix, bien loin des 33,55% des suffrages obtenus lors du premier tour du scrutin présidentiel qui s’est tenu en 2014.

L’élection à venir semble définitivement acter l’effondrement des structures politiques traditionnelles de droite et de centre-droit dans la mesure où Simone Tebet, candidate soutenue par le MDB n’obtiendrait qu’environ 2% des suffrages selon les dernières enquêtes d’opinion, tandis que le très libéral Geraldo Alckmin, l’une des principales figures de proue du PSDB qui fut candidat lors des élections présidentielles de 2006 et 2018, a d’ores et déjà fait le choix de soutenir Lula dès le premier tour. Ce soutien a été entériné par sa désignation en tant que candidat à la vice-présidence aux côtés du leader du PT. C’est ainsi qu’une part importante de la droite néolibérale et des élites économiques brésiliennes se détournent de Bolsonaro, qu’elles avaient pourtant massivement soutenu lors du dernier scrutin présidentiel, pour faire de Lula le représentant d’une large coalition allant du centre-droit au Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui défend des positions ouvertement éco-socialistes et anticapitalistes.

Si des divergences importantes traversent indéniablement les différents membres de cette coalition, tous se retrouvent autour d’une priorité commune, à savoir la nécessité de tout faire pour empêcher la réélection de Bolsonaro en vue de pacifier la société brésilienne, aujourd’hui fracturée à l’extrême. En effet, la polarisation résultant de l’accession de Bolsonaro à la présidence du Brésil en 2018 n’a pas simplement conduit à l’affaiblissement des structures partisanes traditionnelles, mais également à une hausse considérable de la violence au sein de la société, comme en témoignent les conflits parfois mortels découlant de désaccords politiques.

Pour ne citer qu’un seul exemple, un homme est notamment abattu par un partisan de Bolsonaro le 24 septembre dans un bar situé dans l’État de Ceara pour avoir publiquement fait part de son soutien à Lula(2). Cet exemple parmi tant d’autres actes de violence témoigne de l’importance que revêt ce scrutin pour tous les partisans d’un climat politique sain reposant sur des règles démocratiques favorisant le débat d’idées plutôt que le règlement des différends par les armes et la justice arbitraire. Plus prosaïquement, si Lula parvient à agréger une grande part des élites économiques autour de sa candidature, c’est parce que celles-ci souhaitent que la société brésilienne se stabilise afin de regagner en crédibilité à l’échelle internationale, mais également à inciter les investisseurs privés à se tourner de nouveau vers l’économie brésilienne.

C’est ainsi que, si 11 candidats concourent au total à cette élection, le débat se polarise principalement autour des figures de Lula et de Bolsonaro qui, d’après un panel d’enquêtes recueillies par le Centre Stratégique Latinoaméricain de Géopolitique (CELAG) entre le 1er août et le 22 septembre(3), devraient obtenir des scores bien supérieurs à leurs autres concurrents, le président sortant obtenant environ 32 à 33% des suffrages, tandis que le candidat du PT terminerait largement en tête du premier tour avec 45 à 47% des suffrages. Selon plusieurs enquêtes d’opinion parues au cours des derniers jours, Lula serait même en mesure de remporter le scrutin dès le premier tour. Il apparaît alors pertinent de se pencher d’ores et déjà sur les principaux changements qui seraient susceptibles de découler de ce scénario.

Le scénario de la victoire de Lula

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que, si le rapprochement opéré par le PT avec les milieux d’affaires ne laisse pas présager une réorientation significative de la politique économique brésilienne dans le cas où Lula remporterait ce scrutin, celui-ci s’engage tout de même à adopter un certain nombre de mesures sociales, telles que l’augmentation du salaire mensuel minimum au-dessus de l’inflation, en vue de réduire les inégalités économiques et sociales qui se sont creusées de manière significative au cours de la présidence de Bolsonaro.

Ainsi, il est frappant de constater le fait que, si le Brésil n’apparaît plus sur la carte des pays caractérisés par une part importante d’insécurité alimentaire en 2014, le bilan de Bolsonaro est entaché d’un retour massif de la faim qui touche à l’heure actuelle 33 millions de brésiliens, soit 15% de la population(4). En d’autres termes, le nombre de personnes souffrant d’insuffisance alimentaire au Brésil a été multiplié par deux entre 2020 et 2022. Cet accroissement significatif des inégalités s’explique notamment par le fait que, tout au long de la crise de la Covid-19, le président brésilien, viscéralement attaché aux dogmes néolibéraux, s’est évertué à réduire de manière drastique les dépenses publiques et, par conséquent, à détricoter un certain nombre de mesures sociales héritées des gouvernements Lula et Rousseff, ce qui a contribué à renforcer les conséquences économiques et sociales de cette crise sur une part significative de la population déjà précarisée par les pertes d’emplois et la réduction des salaires dans ce contexte.

Un scrutin aux conséquences internationales

Si le résultat de ce scrutin sera ainsi déterminant pour la population brésilienne, il revêt plus globalement une importance capitale pour l’ensemble de la planète en raison de ses possibles conséquences sur la préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre qui capte 118 milliards de tonnes de CO2 par an et dont 60% de la surface se trouve sur le territoire brésilien. Or, il se trouve que cet espace est actuellement menacé par un accroissement significatif de la déforestation, qui s’est accrue d’environ 22% entre les mois d’août 2020 et juillet 2021(5), ainsi qu’une multiplication des incendies. De ce point de vue, l’Institut national de recherche spatiale (INPE) observe notamment qu’en seulement 9 mois, l’Amazonie brésilienne a déjà été frappée par un nombre plus important d’incendies que durant toute l’année 2021. Cela peut s’expliquer par le fait que, parallèlement à un désengagement croissant du gouvernement de l’ensemble des politiques de préservation de l’environnement dans la perspective de l’application d’une logique globale de réduction des dépenses publiques, l’exploitation des ressources naturelles se renforce au sein de ces espaces, que ce soit sous l’impulsion du développement de l’agro-business encouragé et soutenu par Bolsonaro, ou en raison de l’accroissement de l’orpaillage illégal.

De ce point de vue, Davi et Dario Kopenawa, tous deux représentants de la communauté Yanomami résidant au sein de l’Amazonie brésilienne, dénonçaient, dans le cadre d’une conférence organisée le 3 novembre 2021 à La Sorbonne par l’organisation Survival International, le fait qu’en 2020, 304 indigènes ont été assassinés au Brésil en raison du développement de ces activités illégales. Dans ce contexte, la volonté affichée par Lula de lutter de manière intransigeante contre la déforestation et l’orpaillage illégal en s’appuyant sur des organismes publics tels que l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (Ibama), dont le budget avait été réduit de 24% en 2019, soulève d’importants espoirs en termes de préservation de l’environnement, ainsi que de protection des populations résidant au sein des espaces exploités. Cependant, l’impact de la probable victoire de Lula sur la réorientation des politiques environnementales brésiliennes reste à nuancer en raison du rapprochement opéré entre le PT et une partie des élites économiques du pays qui n’ont aucun intérêt à soutenir une rupture avec le modèle économique actuellement en vigueur et en particulier avec le développement de l’extraction légale des ressources naturelles stratégiques qui se trouvent sur le territoire brésilien.

Toujours est-il que Lula se montre malgré tout favorable, notamment par la voix de Celso Amorim, son ancien Ministre des Affaires étrangères et membre de son équipe de campagne, à l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale orientée vers la nécessité de répondre à l’urgence écologique et sociale.

L’intégration régionale en question

C’est précisément du point de vue de l’intégration régionale que le résultat de cette élection pourrait avoir le plus d’impact. En effet, l’élection de Lula viendrait ainsi renforcer la dynamique régionale caractérisée par l’accession au pouvoir de mouvements de transformation sociale dans la majorité des États latino-américains, à l’image des élections d’Alberto Fernandez en Argentine en 2019, de Luis Arce en Bolivie en 2020, de Pedro Castillo au Pérou en 2021, de Xiomara Castro au Honduras au mois de janvier ou encore, plus récemment, de l’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro en Colombie. Dans cette perspective, le fait que le Brésil bascule à gauche viendrait ainsi consolider la dynamique engagée par Andrés Manuel Lopez Obrador lors du VIe sommet de la Communauté d’États latino-américains et Caraïbes (CELAC) et activement appuyée par la plupart de ces dirigeants progressistes récemment élus, en vue de construire une nouvelle forme de coopération régionale susceptible de constituer un contrepoids aux intérêts défendus par les Etats-Unis ainsi que d’autres grandes puissances au sein du continent latino-américain. Et ce, d’autant plus que Lula se déclare favorable à la mise en place du SUR, une monnaie régionale qui viendrait se substituer à l’hégémonie du dollar dans le cadre des échanges économiques au sein du continent.

Cette idée est notamment portée par l’économiste Gabriel Galipolo, ancien président de la banque Fator et actuellement membre de l’équipe de campagne de Lula. Celui-ci est co-auteur d’un article récemment paru dans le journal Folha de Sao Paulo, dans le cadre duquel il prône la mise en place d’une telle monnaie qui serait émise par une banque centrale sud-américaine dont la capitalisation reposerait sur des apports de chacun des pays du continent proportionnellement à son poids dans les échanges économiques régionaux, ainsi que sur d’éventuelles taxes sur les exportations vers d’autres États extérieurs au continent(6). Il est particulièrement intéressant de constater que cette monnaie ne se substituera pas nécessairement aux monnaies nationales, mais viendra plutôt les compléter. De ce point de vue, il ne s’agit pas, contrairement à l’euro, d’une monnaie unique, mais d’une monnaie commune qui contribuera non seulement à préserver la souveraineté monétaire des États, mais même à la renforcer, étant donné qu’elle permettra de réduire les effets de dépréciation des monnaies nationales provoquées par la dépendance au dollar dans le cadre des échanges régionaux. En effet, la prédominance du dollar dans les échanges économiques régionaux contribuait jusqu’alors à renforcer la dépendance de ces États aux ressources naturelles dont ils sont pourvus au détriment de la diversification de leur structure productive.

En effet, si l’exportation de ressources telles que le pétrole ou les différents minerais provoque nécessairement un afflux important de devises en dollars au sein de ces États, celles-ci doivent être converties dans la monnaie nationale. Or, la contrepartie de la spécialisation dans une ressource est que les importations deviennent rapidement plus importantes que les exportations. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Dès lors que les importations surpassent les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient par conséquent plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensé par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que l’utilisation, dans le cadre des échanges commerciaux régionaux, d’une monnaie commune dont les taux seraient flottants avec ceux des monnaies nationales pourrait partiellement réduire ces risques d’hémorragie de devises et par là même, représenter une alternative à la dépendance financière exacerbée dans laquelle se trouvent la plupart des États latino-américains vis-à-vis d’organismes financiers internationaux ou d’autres États tels que la Chine, auprès desquels ils contractent des prêts destinés à appuyer la diversification de leur structure productive, en contrepartie d’un remboursement en ressources naturelles, ce qui renforce nécessairement leur dépendance à l’extraction de ces ressources. A l’inverse, l’instauration d’une monnaie commune pourrait ainsi permettre d’offrir à ces États de nouvelles marges de manœuvre en termes de diversification de leur structure productive.

Par conséquent, Lula pourrait être en mesure de faire d’une pierre, trois coups puisqu’après avoir favorisé l’unité de la population brésilienne autour d’un système démocratique sain, il pourrait faire du Brésil un État moteur de l’impulsion d’une forme d’intégration régionale susceptible de renforcer, par la même occasion, la souveraineté de chaque État du continent en termes de gestion de leurs secteurs économiques stratégiques.  

Références

(1)Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires afin d’écarter du pouvoir certains responsables politiques.

(2)UOL Eleiçoes, “Homem pergunta quem vota em Lula e mata eleitor em bar no Ceará”, 26/09/2022 ; https://noticias.uol.com.br/eleicoes/2022/09/26/homem-morto-ceara-eleitor-lula.htm

(3)CELAG, « Encuestas de intencion de voto », Agosto – Septiembre 2022.

(4)MEYERFELD Bruno, « Au Brésil, « la faim est partout, et l’Etat nulle part », Le Monde, 29/09/2022.

(5)France Info, « Brésil : la déforestation en Amazonie a augmenté de 22% en un an », 19/11/2021.

(6)Pagina 12, « « Sur » : como es el proyecto de Lula para crear una moneda unica en América latina », 2 de mayo de 2022 ; https://www.pagina12.com.ar/418745-sur-como-es-el-proyecto-de-lula-para-crear-una-moneda-unica-

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