- La thèse centrale de votre ouvrage consiste à montrer comment les électeurs américains, ainsi que leurs représentants, se sont progressivement polarisés pour aujourd’hui déboucher sur deux camps qui se font face. D’un pays faiblement politisé où le vote se faisait sur un attachement affectif à un parti, les États-Unis voient désormais des taux de participation record et des électeurs plus idéologiques que jamais. Quels facteurs expliquent cette lente homogénéisation sociale et idéologique des démocrates et des républicains ?
Effectivement, le paysage politique américain de l’après Seconde Guerre mondiale était l’exact opposé de ce qu’il est aujourd’hui : des partis politiques à la fois très modérés et composé d’élus très hétérogènes idéologiquement, et des électeurs mus par un attachement affectif aux partis souvent hérité de leur socialisation familiale, mais très peu par un attachement idéologique.
Tout change dans les années 1960, quand l’aile progressiste du parti démocrate menée par le Président Lyndon Johnson prend suffisamment de poids pour imposer à son aile conservatrice le vote de lois sur les droits civiques qui imposent la fin de la ségrégation raciale dans le Sud du pays. Conséquence, l’électorat conservateur – en fait, raciste et réactionnaire – du parti l’abandonne pour rallier le parti républicain, dont les électeurs progressistes font alors défection en sens inverse, en faveur des démocrates. En quelques années, les deux partis deviennent relativement cohérents idéologiquement, avec un parti démocrate qui se situe désormais assez clairement au centre-gauche et un parti républicain au centre-droit.
Ensuite, à partir des années 1980-1990, les deux partis s’éloignent de plus en plus. Ce phénomène a des causes très diverses. Tout d’abord, le phénomène de mise en cohérence idéologique des deux partis est évidemment lent : les flux d’électeurs et d’élus démocrates conservateurs vers le parti républicain (et vice-versa) s’étalent sur des décennies, ce qui renforce progressivement la radicalisation des partis. Il y a aussi des aspects liés au fonctionnement du système politique américain : le système des primaires, où la base électorale de chaque parti se mobilise fortement, ce qui favorise les candidats radicaux par rapport aux modérés ; le charcutage des circonscriptions électorales qui crée des districts très sûrs et dispense de plus en plus d’élus de faire campagne en direction de l’électorat modéré ; le système de financement de la vie politique, qui pousse les candidats à satisfaire les intérêts souvent radicaux des grandes entreprises, des riches donateurs ou des lobbys ; la montée dans les années 1990 des chaînes de télévision partisanes (Fox News à droite, MSNBC à gauche), suivies des réseaux sociaux dans les années 2010, qui créent des phénomènes de « bulles de filtres » enfermant les bases électorales politisées des deux partis dans des représentations du monde de plus en plus opposées…
- Dans le sens inverse, l’on pourrait dire qu’au fossé politique se superpose dorénavant un fossé affectif entre électeurs. Aujourd’hui, à quel point les relations sociales entre électeurs démocrates et électeurs républicains sont-elles dans un déplorable état ?
Depuis une quinzaine d’année, on parle effectivement de plus en plus d’un phénomène de polarisation « affective » qui s’ajoute à la polarisation idéologique. Non seulement, les électeurs d’un parti sont de plus en plus éloignés de ceux de l’autre parti du point de vue idéologique, mais ils ont effectivement une perception de plus en plus dégradée de ces derniers : avant, ils étaient des adversaires, désormais ils deviennent des ennemis. De fait, le pourcentage de démocrates qui perçoivent les républicains comme malintentionnés, stupides ou malhonnêtes – et vice-versa – est désormais nettement majoritaire.
Cela a des conséquences sociales bien concrètes, avec des pans entiers de la population qui ont du mal à parler non seulement de politique, mais aussi de tous les enjeux qui ont trait de près ou de loin à leurs valeurs avec des personnes de l’autre bord, quand bien même il s’agit d’amis ou de membres de sa famille. On constate ainsi que seuls 9% des couples américains sont constitués d’un(e) démocrate et d’un(e) républicain(e) – un véritable effondrement au cours des dernières décennies.
- Dans votre ouvrage, vous mettez en avant l’importance croissante des « guerres culturelles » dans le débat politique américain. Par quel(s) processus celles-ci ont supplanté les questions socio-économiques ? Et dans quelle mesure les questions économiques restent-elles prégnantes ?
Je ne sais pas si on peut vraiment résumer l’histoire politique américaine à une lente montée en puissance des enjeux culturels au détriment des enjeux socio-économiques. Après tout, des sujets éminemment culturels comme l’esclavage dans les années 1850-1860, la prohibition dans les années 1920-1930 ou les droits civiques dans les années 1950-1960 ont exercé une influence électorale majeure. Et a contrario, actuellement, les enjeux socio-économiques restent très importants aussi bien pour les candidats que pour les électeurs.
Il est néanmoins vrai que les débats sur l’accès à l’IVG, les droits des personnes LGBT ou des minorités raciales et l’acceptation de l’immigration sont très mis en avant par les candidats et jouent un rôle croissant dans les choix électoraux des Américains. Les mécanismes qui expliquent cette montée des enjeux culturels sont assez simples : ils sont plus propices à la polarisation, car il peut très facilement y avoir un rapport direct entre l’identité des citoyens et le positionnement des candidats. C’est moins le cas pour les enjeux socio-économiques, qui sont souvent plus complexes et nécessitent pour être décryptés un minimum d’intérêt et de connaissances. Pour un candidat qui, dans un contexte de polarisation, souhaite chauffer à blanc sa base électorale, les enjeux culturels sont bien plus porteurs que les enjeux économiques et sociaux.
- La politique économique interventionniste d’un Joe Biden, notamment son plan de relance de 1 900 milliards de dollars en 2021, a-t-elle malgré tout des effets électoraux ?
C’est très difficile de démontrer clairement qu’une politique publique a des effets électoraux, et en tout cas qu’elle peut contribuer à modifier l’opinion et le vote des individus à grande échelle. J’aurais tendance à dire que non, tant la perception de la réalité par les électeurs est désormais totalement décidée à travers leurs a priori partisans. C’est particulièrement vrai sur le plan économique : les sondages sur le moral des ménages de l’université du Michigan indiquent que ce qui détermine le plus le sentiment des Américains vis-à-vis de la situation économique du pays, c’est leur proximité à un parti. Les républicains jugeaient très majoritairement que la situation économique était bonne sous le mandat de Donald Trump, avant que ce sentiment ne s’effondre au moment de l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Et pour les démocrates, le mouvement a été inverse. Dans ce contexte, les politiques publiques telles que le plan de relance de 2021 n’ont probablement pas convaincu beaucoup d’électeurs républicains de changer de camp, de même que les baisses d’impôts massives votées sous le mandat de Trump n’ont pas eu d’impact sur les électeurs démocrates.
- L’on craint souvent, à tort ou à raison, que ce qui se déroule aux États-Unis arrive en France avec quelques années de décalage. De plus en plus, en France aussi, c’est notamment une des thèses du dernier livre de Vincent TIberj, les questions socio-économiques laissent place aux questions identitaires, culturelles, dans le débat public. S’achemine-t-on donc dans notre pays vers la même forme de polarisation politique ?
Certains des facteurs qui alimentent le processus de polarisation idéologique et affective aux Etats-Unis, comme le charcutage électoral des circonscriptions le système de primaires, l’utilisation massive de publicités politiques ou le financement privé quasi-illimité des campagnes électorales n’existent pas en France, ou en tous cas pas à la même échelle. En conséquence, nous n’en sommes clairement pas au même degré de polarisation dans notre pays
Mais clairement, la tendance à la polarisation des élus est à l’œuvre ici : la réforme des retraites, la loi sur l’immigration ou les débats actuels sur le budget sont l’occasion d’une hostilité virulente entre les députés, et les gouvernements utilisent toutes les ressources du « parlementarisme rationnalisé » face à des oppositions qui sont tentées par une obstruction farouche.
Mais est-ce qu’il y a, parallèlement à cette polarisation des élus, une polarisation des électorats ? C’est moins évident. Il me semble que les électorats de nos trois blocs sont à ce stade beaucoup moins homogènes socialement et idéologiquement que ceux des deux partis américains. Il reste des électeurs qui passent d’un bloc à l’autre – comme les électeurs de la liste Glucksmann aux européennes qui sont revenus vers le camp macroniste aux législatives, ce qui devient rarissime aux Etats-Unis. Enfin, le simple fait que nous sommes actuellement dans un contexte de tripartition est sans doute moins propice à un affrontement très fort dans les électorats qu’une situation binaire qui favorise la rhétorique du « eux contre nous ». Mais la dynamique en cours n’en reste pas moins à surveiller.
- Vers la fin de votre livre, vous nuancez votre propos sur l’extrême polarisation américaine en démontrant que deux tiers de la population restent modérés. Quels seraient, selon vous, les leviers pour que ces modérés puissent reprendre une place centrale dans le débat politique ? Pensez-vous que la dépolarisation passe nécessairement par une refonte des institutions, des médias ou de l’éducation politique des citoyens ?
Effectivement, un point à garder en tête c’est qu’une part importante des Américains se qualifient encore de modérés malgré le contexte de polarisation. Mais déjà, cela ne veut pas forcément dire qu’ils le sont effectivement dans leurs valeurs et leurs idées. De plus, la très grande majorité de ces modérés s’identifient néanmoins, à des degrés plus ou moins fort, à un des deux partis : les vrais « indépendants », qui n’acceptent aucune proximité avec les deux partis, sont désormais très rares ; et les républicains « modérés » comme les démocrates « modérés » votent au final autant que les républicains « conservateurs » et les démocrates « libéraux » pour les candidats de leur parti.
Quand on regarde ce que proposent les experts et les universitaires pour ralentir voire affaiblir la dynamique de polarisation, cela passe souvent par redonner à ces modérés un poids plus important dans la vie politique. Tout d’abord, en renforçant leur participation électorale – car ils ont tendance à moins voter que les autres – en simplifiant les procédures (par exemple, vote le week-end ou un jour férié). Ensuite, en favorisant les moments d’échanges et de discussion entre des électeurs modérés des deux camps, qui se rendraient compte qu’ils sont en fait proches sur de nombreux sujets et pourraient influer sur leur parti. Enfin, en renforçant les procédures visant au compromis et aux projets bipartisans au Congrès pour redonner du poids aux élus modérés.
Tout ceci est très intéressant, mais il y a un écueil : dans le contexte actuel de polarisation massive, comment pousser les dirigeants de deux partis, qui sont très hostiles, à mettre en place des réformes institutionnelles et politiques qui les pousseront à travailler ensemble, alors que les bases électorales militantes ne le souhaitent pas ? A court-terme, ces pistes ne semble pas très opérationnelles, et il n’y a donc pas de solution évidente.
- Le titre de votre ouvrage est plus radical que son contenu. Pensez-vous qu’une véritable guerre civile sourde à bas bruit outre-Atlantique ?
La conclusion, c’est effectivement qu’on n’en est sans doute pas rendu au point où une guerre civile stricto sensu pourrait se déclencher aux Etats-Unis, en tous cas à court et moyen-terme. Le poids de l’électorat modéré reste important dans les deux partis, et leur influence est donc forte. En tout état de cause Donald Trump ne dispose plus de ses pouvoirs présidentiels de 2020 et sa base la plus radicalisée a sans doute été refroidie par les peines très lourdes qui ont été infligées à certains des participants à l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021. Il sera donc plus difficile de rééditer un évènement de ce type.
On peut donc éventuellement parler de guerre « civique » entre deux électorats qui ne partagent désormais plus guère de valeurs et d’aspirations communes, mais le vocable de « guerre civile » paraît donc trop fort pour qualifier la situation actuelle. Mais si la dynamique de polarisation s’amplifie dans les années à venir, alors rien n’est impossible.
- Quelles seraient les conséquences d’une victoire des démocrates aux prochaines élections sur la polarisation américaine ? Et d’une victoire des républicains ?
Je ne vois pas très bien comment la victoire d’un des deux camps pourrait conduire à une réduction de la dynamique de polarisation. Il n’en reste pas moins qu’une victoire de Donald Trump pourrait avoir des conséquences majeures sur le fonctionnement de la démocratie américaine. C’est vrai par les mesures qu’il pourrait prendre, mais c’est aussi et surtout vrai par le signal envoyé par un Président sans doute mieux préparé qu’en 2016 à sa base électorale. On sait que la montée de la polarisation conduit à une montée de l’autoritarisme : dans un contexte d’opposition viscérale entre deux camps, de plus en plus d’électeurs préfèrent troquer les principes démocratiques contre leurs intérêts partisans. Ainsi, depuis 2020, une majorité d’électeurs républicains s’obstine à penser que le scrutin présidentiel ayant conduit à la défaite de leur poulain a été truqué et à penser que les élus conservateurs au Congrès n’auraient pas dû en certifier les résultats. Après quatre années de radicalisation supplémentaire, je ne suis pas certain qu’ils pourraient supporter, le cas échéant, d’abandonner le pouvoir à un démocrate