L’instrumentalisation de l’histoire de France et la mémoire par le politique

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L’instrumentalisation de l’histoire de France et la mémoire par le politique

Entretien avec Nicolas Offenstadt
Dans cet entretien accordé aux Temps des Ruptures, Nicolas Offenstadt historien et maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne revient sur la distinction entre histoire et mémoire, la manière dont les politiques s’en emparent et la mise en place d’une politique mémorielle dans l’espace public.
LTR : Quelle est la différence entre mémoire et histoire ? Car ces deux concepts sont beaucoup utilisés aujourd’hui, et notamment dans cette campagne présidentielle par des personnalités politiques faisant souvent l’amalgame entre les deux…
N. Offenstadt :

Il y a, disons, une distinction « idéal-typique », générale, puis il y a les nuances. La distinction générale définit l’Histoire comme l’écriture du passé à dimension universaliste et générale, plutôt faite par des professionnels dans un but de connaissance – une dimension universelle, généraliste, distanciée, et qui est a priori fondée sur un travail critique. La mémoire, c’est autre chose : on pourrait même plutôt dire les mémoires. C’est la manière dont une société – c’est-à-dire les individus, les groupes, les groupes mémoriaux, les communautés, … – transmet le passé. Donc évidemment, la différence est qu’elle est subjective, beaucoup plus émotionnelle et personnelle, et n’a donc pas la même logique ni la même fonction.

Ceci serait la distinction « idéal-typique », entre d’un côté un récit savant et universel, et de l’autre un rapport au passé émotionnel, subjectif et limité, à vocation beaucoup plus intérieure. Mais dans la réalité, la distinction se brouille : les historiens eux-mêmes ne sont pas des gens détachés des mémoires personnelles ou de l’engagement. En outre, il y a des historiens qui essayent de mettre de la distance avec les mémoires, de les objectiver, de donner une dimension savante à la transmission du passé même si elle est motivée par l’émotion. Donc il y a du brouillage entre les frontières, mais cet idéal-type permet de réfléchir à des manières d’établir un rapport au passé. D’ailleurs, la même personne peut avoir un rapport mémoriel au passé tout en en discutant de manière savante.

Ce qui est important, c’est d’être clair sur ce que l’on fait : donner le résultat savant d’un travail distancié, ou porter les mémoires que l’on souhaite défendre.

LTR : sur ce souci de clarté, justement, nous pouvons nous interroger sur la politique mémorielle d’Emmanuel Macron sur ces cinq dernières années. Quel est votre regard sur cette politique ? Nous l’avons vu faire des déclarations et prendre des positions – notamment sur la guerre d’Algérie. Cependant, on l’a aussi vu tenter de concilier ensemble plusieurs mémoires. Sont-elles de vraies tentatives de compromis, ou simplement des appels à certains groupes en fonction du contexte politique ?
N. Offenstadt :

Je pense qu’il a fait dans ce domaine ce qu’il fait dans tous les autres. Dans le fond, il n’a pas une ligne idéologique très forte. S’il en a une, il essaye toujours de faire des compromis, et son « en même temps » marche assez bien dans le cadre des politiques mémorielles – car en effet, on constate qu’il a un discours assez classique de président. Un discours « roman national » plutôt ouvert (c’est-à-dire qui n’exclut pas), qui valorise les Grands Hommes et les Grandes Femmes de l’Histoire de France : il a mis en avant la figure de Jeanne d’Arc, celle de Napoléon, même celle du Pétain de 14-18, ce qui a fait un scandale. C’est classique, ni révolutionnaire ni scandaleux. C’est une politique assez rétrograde car elle n’ouvre pas sur de nouvelles modernités, mais elle n’est pas non plus très clivante.

En revanche, je pense qu’il a une politique très affirmée et constante sur la guerre d’Algérie. Il est allé sur ce terrain qui est quand même extrêmement trouble dans la mémoire nationale – où en tout cas, dans les discours publics – et il a reconnu des éléments très clivants pour la droite conservatrice. Il y a quand même eu 4 ou 5 prises de position, donc il y a une vraie continuité, un traitement véritablement ouvert sur cette question historique. Par exemple, sur la question de la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel par l’armée française : tout le monde le savait, ça n’était un secret pour personne. Mais c’était quand même un élément qui n’avait jamais été dit comme il l’a fait, et la reconnaissance d’un crime commis par l’armée est quand même une preuve indéniable d’une politique de vérité et d’ouverture. C’est aussi le cas pour la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme un crime : certains auraient voulu qu’il aille plus loin, mais il est président de la République, et est donc tenu par un ensemble de contraintes. D’ailleurs, il a aussi rendu hommage aux victimes du massacre de Charonne (1962) pour les 60 ans de cet événement, alors qu’on sait pertinemment que ce sont des victimes de la police. Emmanuel Macron va donc à l’encontre de deux institutions de l’État. Il y a une vraie volonté d’affrontement avec le passé concernant la guerre d’Algérie, dans un sens qu’on peut considérer comme vertueux. Évidemment, c’est un homme politique et il n’est pas là pour peser les thèses et les mots comme un historien : on peut toujours mieux faire. Mais je pense quand même qu’en termes de politique mémorielle il a tranché avec ce qui se passait, en prenant des positions extrêmement fermes contre des institutions d’État sur des violences coloniales. Je ne partage pas l’opinion des maximalistes et le « il aurait dû… » : oui il aurait dû, mais il fait aussi avec un espace public et avec des contraintes, et il n’est pas le porte-parole des historiens. Il a quand même mis sur la place publique des thèmes qui restent controversés dans toute une partie de la droite et des institutions les plus conservatrices.

Cela n’empêche pas par ailleurs le discours « roman national », « en même temps » ! …

LTR : le « en même temps » mémoriel, on peut effectivement le voir avec Napoléon, Hubert Germain, son parcours mémoriel de 14-18, et à la fois on a une reconnaissance des erreurs du passé…
N.Offenstadt :

En tant qu’historien, je ne m’exprimerais pas tant en termes d’erreurs ou non. Je dis simplement qu’il faut rendre explicite les événements du passé et leur donner une consistance dans l’espace public. C’est ça le plus important : ne pas cacher, ne pas faire semblant de ne pas savoir qui a fait quoi. Ça je trouve ça assez courageux, c’est un vrai choix.

Sur 14-18 j’y ai participé, et ça reste effectivement classique comme politique. J’ai même été un peu déçu lorsque, à la cérémonie à la fin de la commémoration du centenaire où tous les chefs d’États belligérants étaient invités (novembre 2018), il a fait un long discours assez classique, moins ouvert, alors que nous lui avions donné les outils pour faire quelque chose de plus international, plus à jour. Il y a toujours cette balance entre récit classique et des vrais choix tranchés sur les questions coloniales, entre autres.

LTR : Donc vous défendez plutôt l’idée qu’en tant que président de la République, il a été obligé de mettre en balance des intérêts divergents ?
N. Offenstadt :

Exactement. On ne peut pas ne pas tenir compte de la situation où sont les acteurs : un président de la République ne peut pas parler aussi librement de l’Histoire car il doit tenir compte de différentes sensibilités. Et je trouve qu’il a quand même tranché sur des sujets assez lourds, donc on ne peut pas lui reprocher d’avoir instrumentalisé l’histoire nationale au profit d’une identité nationale mythique – comme l’ont fait certains, notamment Nicolas Sarkozy -, ou d’avoir été passif. Il a mis des coups dans le vieux récit conservateur nostalgique de l’Algérie française qui sont assez irréversibles, et qui vont vers la vérité historique (car l’on parle ici d’évidences, du point de vue historique).

LTR : Oui, on le voit également avec le rapport de Benjamin Stora, l’ouverture des archives… 
N. Offenstadt :

Tout à fait.

LTR : Sur l’histoire algérienne, on peut cependant avoir l’impression d’un glissement. Pendant sa campagne de 2017, Emmanuel Macron qualifiait la colonisation de crime contre l’humanité. Aujourd’hui, il n’en parle plus, et il a eu une altercation avec le gouvernement algérien à l’automne 2021 suite à sa déclaration sur la « rente mémorielle » qu’utiliserait le gouvernement algérien et sur le fait qu’il ne souhaitait pas trancher sur l’existence ou non d’une nation algérienne avant la colonisation. L’épisode de la non-panthéonisation de Gisèle Halimi a également fait débat.
N. Offenstadt :

Il n’est bien sûr pas incontestable. Je juge aussi par rapports aux politiques mémorielles que j’ai pu voir, et on voit quand même quelque chose d’assez tranché. Hollande avait aussi reconnu le 17 octobre 1961, mais c’était sous une forme plus édulcorée. On pourrait discuter de beaucoup de ses discours historiques, pour leur aspect « roman national » ou sur des questions de fond, mais il faut aussi voir l’ensemble. Et c’est cet ensemble-là qui restera, à mon avis.

LTR : vous avez participé à la rédaction d’un ouvrage collectif, Zemmour contre l’Histoire (éditions tracts, Gallimard). De quelle manière les politiques, et notamment chez un candidat d’extrême-droite et en partie révisionniste comme Eric Zemmour, instrumentalisent-ils l’Histoire ? Car on peut voir quelque chose d’ambivalent, dans les références sollicitées par ce candidat.
N. Offenstadt :
Je ne dirais pas qu’il est ambivalent car je vois deux choses se dégager très nettement. Premièrement – et c’est pour ça que nous avons réagi dans ce « tract » et que la question mérite de se poser -, c’est qu’il met l’Histoire au cœur de son processus politique. Les autres candidats de droite, extrême ou conservatrice (Le Pen, Pécresse etc.) en parlaient et en parlent encore, mais l’Histoire est un argument central au cœur de son idéologie. Pourquoi et comment ? Je pense qu’il y a deux matrices. Une assez générale, mais dont il force le trait, est celle où l’ont dit qu’en gros, dans un monde de plus en plus multipolaire et complexe où les citoyens se perdent dans les échelles, beaucoup de candidats vendent de la nostalgie de « la France d’antan ». Eric Zemmour a mis cela au cœur de sa démarche : on peut le voir avec l’ambiance créée dans des clips de campagne. Ça reste une Histoire des Grands Hommes : sa conception-même de l’Histoire est extraordinairement vieillie, démodée.

LTR : c’est là justement où on peut voir une ambivalence : d’un côté il y a cette matrice, mais de l’autre Eric Zemmour peut citer Fernand Braudel…

N. Offenstadt :

Ça, c’est du saupoudrage : dans le fond, c’est une Histoire « roman national » classique – et surtout, nostalgique : il y aurait tout un ensemble de valeurs que l’on aurait perdues, et ces valeurs sont historiques. Ça ne relève pas seulement d’un tableau décoloré de la IIIe République : ça va plus loin et touche au statut de l’Homme. Autrefois, nous étions dans un monde où la domination masculine était beaucoup plus considérée comme allant de soi. Donc tout ce monde que l’on a perdu et qu’il s’agit de récupérer dans tous les domaines, dans le domaine de l’autorité dont il parle sans cesse mais aussi de la domination masculine, des rapports femmes-hommes « à l’ancienne » où l’on peut tout se permettre à partir du moment où c’est la « galanterie française » … Il y a tout un schéma mental de projection de valeurs aujourd’hui perdues, et qui manquent faces aux voyous, aux racailles, etc. Il y a quand même une opposition entre le monde d’hier, avec ses valeurs, et le monde d’aujourd’hui, dégradé, avec ses multinationales, où les femmes ont pris une position qu’elles n’auraient jamais dû prendre, … Tout ceci est au cœur du mécanisme d’ Eric Zemmour.

Sur les autres éléments que vous mentionniez, je pense que ces discours ne sont pas ambivalents, mais complémentaires. C’est l’idée de raconter une autre Histoire de France, ultra-nationaliste, militaire, guerrière et violente pour valoriser une alliance objective entre la droite et l’extrême-droite. C’est un aspect beaucoup plus politique et stratégique d’unir les droites autour de valeurs guerrières, et ce discours historique va servir à revaloriser des figures de droite extrêmes qui étaient plutôt marginales en politique jusque-là et qu’il remet au centre. C’est le cas avec le Pétain de Vichy. Il y a ainsi un aspect électoral avec le discours sur les valeurs, et un aspect stratégique où la droite que souhaite Eric Zemmour passe par une nouvelle synthèse historique – car qu’est-ce qui empêche notamment les droites d’être unies aujourd’hui ? Des clivages anciens touchant à la collaboration, la résistance, le refus de l’antisémitisme et de ses théoriciens, … Réintégrer progressivement les figures « bannies » de l’espace public pourrait réunir et durcir ces droites en leur donnant les valeurs les plus proches du fascisme.

C’est aussi pour cela que l’histoire d’un « eux et nous » est centrale : il n’y a pas que « les musulmans et les Français », toute l’Histoire de France qu’il raconte se construit avec des ennemis intérieurs (qui participent au déclin du pays, les « pacifistes ») ou extérieurs qui ne sont pas « nous ». Vous avez là un schéma politique (plus offensif) qui marche en parallèle avec le schéma nostalgique (plus œcuménique), les deux pouvant évidemment se combiner très bien mais n’ayant pas exactement la même fonction.

LTR : Mais de quoi est-ce donc le nom ? Pourquoi un discours comme celui d’Eric Zemmour prend de l’ampleur aujourd’hui ? Est-ce un épiphénomène ou est-ce symptomatique de quelque chose de plus profond ? De l’état du débat public en France, de la confusion entre Histoire et mémoire, d’un malaise des Français avec leur Histoire… ?
N. Offenstadt :

D’une certaine manière, ce qui est très inquiétant, c’est la diffusion de son discours historique dans ses parties les plus folles où il raconte des choses en dehors de toute raison, de tout argumentaire historique – le pire étant de mettre en cause l’innocence de Dreyfus. Il y a toujours eu des gens qui ont remis en cause Dreyfus : le problème est effectivement que ce discours n’est plus marginal, limité à des cercles d’ultra-droite. Ce qui est fou, c’est que le type de discours qu’il tient a réussi à infuser même à droite : même Valérie Pécresse a parlé du « grand remplacement » dans son meeting, de cette obsession sans-queue-ni-tête pour une horde d’immigrés qui vient des milieux d’ultra-droite. Donc effectivement, vous avez raison de me poser cette question.

L’extrême-droite a toute une dimension réactionnaire, de retour à un temps envers lequel on considère que le monde actuel n’est plus redevable. C’est l’idée de déclin, celle d’un pays qui avaient des Grands Hommes et de la gloire guerrière et qui s’est abaissé pour toutes sortes de facteurs. Il y a un élément objectif dans ces discours : vous n’êtes plus gouvernés dans les mêmes échelles qu’à l’époque de Charles De Gaulle. La construction européenne était beaucoup moins avancée, le monde était bipolaire : des échelles très faciles à comprendre. Mais dans le monde d’aujourd’hui qui est beaucoup plus éclaté, vous avez une perte de repères importante, et la force de la droite extrême a été de répondre par le plus petit dénominateur commun : « la base est toujours là, mais on vous l’a abîmée, masquée ». Ce qui marche, en quelque sorte, c’est de rabattre les gens sur le repère le plus évident quand ils ont l’impression que les autres sont évanescents. Et comme, en plus, il y a eu instrumentalisation de l’ennemi objectif qu’est le terrorisme islamiste, cela pouvait donner l’impression de valider tous les discours de danger, et une situation objective est ainsi démultipliée.

Il y a donc le montage entre, sur le temps long, cette dégradation apparente des points de repères, et en même temps une violence objective qui peut donner raison à ceux qui construisent les problèmes de manière extrêmement facile comme un « eux et nous ». C’est un peu cette congruence entre deux temporalités qui explique le succès de la droite extrême : nous pourrions en discuter longtemps, mais je pense qu’il y a aussi une responsabilité de la gauche car elle n’a plus été de gauche. Autant la force de la droite a été depuis vingt ans, de mener clairement une politique de droite, assumée, autant la gauche a, pour plusieurs raisons, décidé que mener une politique de gauche était trop devenue trop clivant. On a affaire à ce panorama politique totalement dissymétrique : à partir des années 2000 où la droite a commencé à mener une politique assumée de droite, soutenue par un discours identitaire, il n’y avait personne en face pour affirmer clairement les positions de gauche et construire l’épine dorsale d’un contre-récit. La seule fois où François Hollande a voulu montrer une position claire, même si elle était instrumentale, c’était sa phrase sur le monde de la finance – et ça a marché ! On exagère peut-être l’impact de ce moment mais cela paraissait un vrai discours de gauche qui aurait pu correspondre à une vraie politique. Je pense donc qu’il y a un récit qui s’est très profondément structuré autour de ces valeurs classiques de la droite, mais qu’en face, la gauche n’a pas été capable de maintenir son identité première, ni dans les politiques menées, ni même dans les discours au-delà de coups d’éclat.

LTR : Donc le problème serait plus celui d’une mémoire alternative plutôt que de la conception de l’Histoire ? On donne à Eric Zemmour un crédit historique, mais l’Histoire est aussi une démarche de remise en question, de nuance. Est-ce que le problème n’est pas tant de donner une « culture historique », mais plutôt de forger un récit, une mémoire avec des faits établis ? Et si la question est plus de diffuser une culture historique, quel serait le rôle de l’historien dans le débat public ?
N.Offenstadt :

J’ai une position très influencée par Gérard Noiriel : je pense que le rôle de l’historien n’est jamais de donner un récit. Même authentifié, même argumenté, il ne s’agit pas de dire « voilà l’Histoire telle qu’on doit l’adopter ». Cela vaut aussi lorsque nous conseillons les politiques ou pour l’Histoire nationale, car il y a plusieurs Histoires nationales et elles sont différentes selon d’où vous venez, la temporalité dans laquelle vous vous inscrivez, etc. Mais – et cela m’est arrivé très souvent -, sur certains points de spécialité, on nous demande ce qu’il faut faire. Je ne réponds jamais à cette question car j’estime que la mémoire, c’est le rôle du politique. Lorsqu’on est confronté à une politique de mémoire, notre rôle d’historien est de donner l’état du savoir. Après, ce dernier n’est pas neutre : toutes les interprétations ne se valent pas, et toutes les politiques mémorielles non plus. On ne peut pas mettre sur le même plan bourreaux et victimes, même si on l’explique historiquement, et il y a des choix à faire sur qui mettre en avant. Donc le rôle de l’historien est de donner, que ça soit à l’État ou aux petites associations mémorielles, l’état du savoir, mais aussi de prévenir sur ce qu’impliquent les politiques mémorielles en fonction du contexte présent ou passé. Des violences du passé (comme la peine de mort ou les exécutions publiques) pouvaient être considérées à l’époque comme légitimes, donc ce qui était normal avant peut poser souci aujourd’hui. Cela n’empêche pas de dire que l’on veut faire une autre politique mémorielle aujourd’hui, mais il faut faire savoir que des contemporains à une période donnée pouvaient avoir d’autres valeurs.

On a donc, en simplifiant, trois degrés d’intervention : les faits, le contexte de l’époque, les enjeux des politiques mémorielles (donc ce que le lien entre le passé et le présent implique aujourd’hui). Ensuite -et c’est ma position-, c’est de dire aux gens de faire avec les premiers deux niveaux comme ils en ont envie. Je peux donner mon avis sur le choix de politique mémorielle, mais ça sera mon avis de citoyen.

Voilà pour le rôle de l’historien. J’ajouterais simplement que c’est un rôle à conduire de manière active : je ne suis pas pour l’historien dans sa tour d’ivoire. Certains disent qu’on ne sera jamais écoutés, que c’est inutile : moi, je pense qu’il faut occuper toutes les places possibles tant qu’elles ne sont pas dégradantes sur le plan intellectuel. Mais par exemple, je ne refuse pas de discuter avec des élus même s’ils ne sont pas les miens, car j’estime que c’est notre rôle et que je suis payé pour ça. C’est aussi pour cela que je pense que les historiens ont leur place dans l’ensemble des médias nationaux comme locaux. Simplement, il faut apprendre à les apprivoiser, en partant du principe qu’on ne doit pas donner l’impression de faire un cours. Il s’agit de donner des instruments aux gens pour qu’ils se fassent eux-mêmes leur avis.

LTR : il s’agit finalement, selon la formule de Gérard Noiriel, d’être un « intellectuel spécifique et collectif » !
N. Offenstadt :

Exactement ! Je pense que la parole historienne aura d’autant plus de poids dans l’espace public qu’elle sera fondée sur ses propres travaux. Car qu’est-ce qui fonde la parole historienne ? Ça n’est pas un génie créatif -ou alors dans ce cas, on intervient comme intellectuel, citoyen-, mais le savoir. Or, ce savoir n’est évidemment pas omniscient. Il s’agit donc d’intervenir, comme dit Gérard Noiriel comme intellectuel-historien spécifique : au nom de ma compétence, de ce que j’ai appris par beaucoup de travail, je peux vous dire telle chose. Et cette parole sera plus étayée que celle de mon voisin parce que moi, j’ai travaillé là-dessus, de la même manière qu’on préférera l’avis d’un menuiser si l’on veut construire un meuble. Nous, historiens, avons ce côté technicien, spécifique, et je pense qu’il est important de maintenir cela car c’est ce qui fait la richesse des interventions en tant qu’historien.

Et j’insiste de nouveau là-dessus : ces paroles d’historiens n’ont pas vocation à être professorales. Je ne vais pas dire à des citoyens que leur mémoire est « fausse » : je peux expliquer les implications et le contexte. Ça me rappelle un séminaire où un historien disait que la circulation était interdite durant l’occupation à un endroit précis, et quelqu’un a levé la main pour dire « ça n’est pas vrai, j’y étais ! » c’était son souvenir à lui, pas l’histoire. Donc, il faut prendre toutes les mémoires en considération, et je ne suis pas pour une opposition mémoire-histoire. Dans l’espace public, il faut pouvoir entendre des mémoires différentes. Ça ne veut pas dire que vous les endossez, mais cela fait partie du travail de l’historien d’écouter le rapport au passé des gens. On dit souvent que ces mémoires ne parlent que de leurs propres histoires « communautaires », et que si chacun demande sa place dans le récit national il n’y aurait plus de place. Mais c’est justement ça, faire de l’Histoire : c’est regarder comment agencer toutes ces mémoires, ce que certaines disent de plus profond que d’autres, voir à quoi elles correspondent, … C’est pour cela que je pense que leur singularité n’est pas un argument pour rejeter ces mémoires, même s’il faut les confronter à un récit plus global.

LTR : pour faire nation…
N. Offenstadt :

Ou pas ! Il y a des choses qu’on ne peut pas faire coïncider : on ne peut pas mettre ensemble bourreaux et victimes, et il n’y a pas de raison. Par exemple, si l’on fait un monument aux Alsaciens morts pendant la Seconde Guerre mondiale, ça se discute (et cela l’a été) : vous allez mettre ensemble les SS et les Juifs déportés sur le même mémorial ? Pourtant, ça fait l’Alsace. Donc non, on n’est pas obligé. Et peut-être même que ça ne fait pas Alsace, d’ailleurs, parce que les uns ont massacré des enfants et les autres ont été massacrés. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas écouter les mémoires, et on peut faire cela tout en leur donnant des outils pour se construire différemment. Mais ça aussi, c’est le travail de l’historien : écouter les voix du passé, les rendre audibles au présent. 

LTR : Justement, la question des mémoires au sein de la société se pose, notamment avec la question des déboulonnages de statues depuis quelques années ou encore de la cancel culture. Cela pose la question de qui on honore ou pas, qui retenons-nous de l’Histoire. Quels sont les principaux enjeux mémoriels aujourd’hui autour de cette question ? Quel est votre regard sur ces phénomènes ? Et quelles solutions ? Vous avez déjà évoqué dans les médias l’exemple des musées allemands, avec des plaques explicatives détaillées.
N. Offenstadt :

Je pense que le débat est très mal posé en France depuis longtemps : les gens pensent qu’en faisant tomber une statue ou en effaçant un nom de rue, on efface l’Histoire. Mais c’est complètement faux : c’est considérer que l’espace public actuel est l’Histoire. Or, il est le cumul de choix mémoriels de différentes générations. D’ailleurs, ça ne coïncide pas toujours : vous avez parfois tout et son contraire sur une place publique. Le problème posé, qui est souvent une attaque de la droite réactionnaire, est de dire qu’on efface l’Histoire comme s’il n’y avait qu’une seule Histoire qui se serait déployée tout naturellement, et que les places publiques ne transcriraient qu’un récit évident. Mais c’est totalement faux, et cela biaise d’emblée le débat. Les places publiques sont le cumul de mémoires différentes, parfois contradictoires, discutables à chaque époque. Et avec des rues débaptisées depuis longtemps et à chaque époque. On ne cesse de débaptiser des noms de rues lorsque des municipalités changent de majorité : regardez le nombre de rues dans les anciennes communes communistes débaptisées lorsque celles-ci sont passées à droite ! Le problème n’est donc pas du tout de changer la mémoire car, par définition, la mémoire change tout le temps : même les mémoires douloureuses n’ont pas un parcours uniforme. L’histoire, au sens évoquée, s’écrit ailleurs, plus sereinement souvent.

Donc le problème est mal posé : la vraie question est « quel choix voulons-nous faire dans le passé ? » Si je vote pour une statue, je ne vais pas voter comme historien, ça serait ridicule. Je voterai en tant que citoyen : je préférerais largement une place Jean Jaurès à une place Charles de Gaulle, mais ça n’est pas un avis d’historien -car, en tant qu’historien, Charles de Gaulle m’intéresse tout autant que Jean Jaurès. Mais en tant que citoyen, je fais des choix mémoriels en fonction de mes valeurs. Il faut que les citoyens sachent le mieux possible qui sont ces personnes pour faire leur choix, mais ça n’a rien à voir avec de l’Histoire, mais avec un choix mémoriel collectif des valeurs que nous voulons incarner.

Aussi, qu’est-ce que ça veut dire que de féminiser les noms de rue ou le Panthéon ? On ne se prononce pas sur l’Histoire des femmes, mais sur la manière dont l’on veut aujourd’hui, collectivement, faire parler le passé. C’est pour cela que c’est ridicule et malhonnête de dire qu’on veut effacer l’Histoire. C’est en fait une attaque politique conservatrice qui veut faire croire que l’Histoire est intangible, et que l’espace public se serait transmis de manière toute aussi intangible qui aurait été un média neutre d’une représentation de l’Histoire figée. Comme si l’Histoire avait été écrite une bonne fois pour toute, et que les gouvernements successifs depuis l’Ancien régime n’avaient fait que mettre en scène publiquement ce récit, et qu’attaquer les statues détruirait ainsi toute une Histoire naturelle. Rien en va ici : il n’y pas d’Histoire naturelle, et pas d’effacement de l’Histoire. Vous pouvez enlever toutes les statues de Napoléon, il sera toujours présent dans les archives, les bibliothèques, les expositions, les colloques de recherche, etc. Mais glorifier ou non certains aspects de Napoléon est un choix collectif, et il n’y a rien qui s’impose ! Il faut accepter que ces questions de statues et de noms de rue ne construisent, ni ne changent l’Histoire, même si l’on utilise des éléments historiques pour s’informer et que ça m’intéresse, en tant qu’historien, d’aller voir qui on célèbre et pourquoi. Il est urgent de revoir le débat tel qu’il est posé actuellement.

LTR : Il y a quand même des personnages de l’Histoire présents dans les archives, mais qui sont moins présents dans l’imaginaire et dont on va moins parler car justement, il n’y a pas cette représentation dans l’espace public. Je pense notamment à Maximilien Robespierre ou à la mémoire du Second Empire. D’autre part, sur le déboulonnage des statues : quand on pense à Jean-Baptiste Colbert, là où l’historien peut peut-être être utile, c’est pour remettre en contexte et éviter les anachronismes.
N. Offenstadt :

Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure : je pense que toutes ces décisions peuvent être prises, mais il faut un travail préalable d’information. Effectivement, il faut que toutes les formes de changement d’espace public puissent être informées, fondées sur une parole historienne visant à éclairer et non pas à surplomber la décision. Pour autant, je ne vois pas du tout pourquoi une société ne pourrait pas se dire « et pourquoi Colbert ? ». La question des jeunes générations sur les statues de Colbert est légitime. Je n’ai pas de réponse à apporter, mais je trouve cela assez insupportable de la part de la droite conservatrice de dire qu’on n’aurait jamais le droit de remettre en question. Même si cela peut être vu comme maladroit ou déplaisant, je considère comme légitime de se réinterroger – et heureusement, que les jeunes générations réfléchissent autrement sur l’écologie, les rapports femmes-hommes ou autre, car sinon ça serait catastrophique ! Il n’y a pas de raison pour qu’elles ne posent pas de questions sur le rapport au passé également, et qu’elles aient envie de nouveaux héros, de faire autrement, ou pas. Ça ne veut pas dire que je vais accepter les arguments donnés ou que je ne vais pas essayer de donner des éléments d’historien, mais poser dès le départ comme illégitime le fait de réinterroger l’espace public me paraît extraordinairement conservateur et figé sur le rapport au passé. Heureusement qu’émergent de nouveaux héros ! Pas seulement par la mémoire, d’ailleurs : les historiens aussi font émerger des gens que l’on ne connaissait pas, peu, ou différemment. On découvre ou redécouvre tout le temps des héros de la Résistance ou de la Commune, donc on se peut se poser la question de savoir s’ils ne sont pas aussi dignes de louanges ou de présence dans l’espace public que d’autres.

LTR : Est-ce que vous trouvez intéressant, par exemple, ce qu’a fait la mairie de Rouen avec la statue de Napoléon devant l’Hôtel de ville ? Cette statue avait été enlevée pour restauration, et un vote local a été organisé pour savoir quelle statue mettre à la place, et les Rouennais ont décidé de garder la statue de Napoléon…
 N. Offenstadt:

J’y ai participé. J’ai été invité à Rouen avec d’autres historiens : ils ont fait un travail remarquable qui était tout à fait dans l’esprit dans ce que je viens de dire. On a eu un podium, parmi d’autres tables-rondes, avec quelques autres historiens, et on nous a demandé d’avoir la discussion que nous sommes en train d’avoir ici. On a fait ça avec le maire de Rouen, et il y a eu d’ailleurs toute une série d’autres discussions : je suis intervenu sur les questions de mémoire, mais il y a aussi eu des collègues plutôt spécialistes de Napoléon. C’est un travail assez unique en France, à mon avis, car ça correspond exactement à l’idéal, d’éclairer par tout un ensemble de forums citoyens une question de mémoire dans l’espace public. C’était ouvert à tout le monde, nous avons parlé une heure et demie avec des collègues, des journalistes étaient présents, et chacun a pu donner arguments et contre-arguments. Les gens ont pris une décision mais ont eu dans la période pré-consultation tous les éléments pour faire un choix. J’ai trouvé le processus excellent : ce qu’ils ont fait est un modèle à suivre, et le fait que la mairie ait « perdu » -un projet alternatif était d’installer une statue de Gisèle Halimi – prouve, quelque part, que ça a été bien fait car la mairie n’a pas imposé ses arguments. Mais même si on aurait pu faire des améliorations, je pense qu’un Rouennais intéressé par le débat et sans idées pré-conçues a pu, avec le processus qui a eu lieu, faire un vrai choix.

LTR : Que pensez-vous de la manière d’enseigner l’Histoire dans l’éducation nationale aujourd’hui ? Est-ce un enseignement de l’Histoire ou une transmission de mémoire ?
N. Offenstadt :

On a la chance en France d’avoir beaucoup de liens entre la recherche et l’enseignement secondaire. Dans d’autres pays, les formations sont séparées : en Allemagne, si vous voulez être enseignant du secondaire, il faut aller en faculté de pédagogie, vous êtes moins en contact avec ceux qui deviendront professeurs d’université (en Histoire, en tout cas). Ici, je vois tout le temps des collègues du secondaires, avec des conférences, des réunions, des formations, etc. Donc l’idée de séparer l’université et le secondaire où on aurait une Histoire un peu plus figée, classique, ça ne marche pas en France. Chaque enseignant se tient plus ou moins au courant de l’actualité de la recherche, mais je pense qu’on a un enseignement secondaire très en prise avec les questions mémorielles et de recherche, et qu’il faut défendre et fortifier cet aspect du modèle français de transmission scolaire. Il n’est pas parfait, il n’y a notamment pas assez d’heures pour l’histoire-géographie, mais cette structure de coopération me paraît quand même très porteuse.

Références

L’histoire bling bling, Nicolas Offenstadt (2009)

L’histoire au présent, Nicolas Offenstadt (2014)

L’Historiographie, Nicolas Offenstadt (2017)

Zemmour contre l’histoire, Textes écrits par un collectif d’historiennes et d’historiens rassemblant : Alya Aglan – Florian Besson – Jean-Luc Chappey – Vincent Denis – Jérémie Foa – Claude Gauvard – Laurent Joly – Guillaume Lancereau – Mathilde Larrère – André Loez – Gérard Noiriel – Nicolas Offenstadt – Philippe Oriol – Catherine Rideau-Kikuchi – Virginie Sansico – Sylvie Thénault (2022). 

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La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Le Retour de la question stratégique

La convivialité : une techno-critique pour résoudre les crises écologiques.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, les pollutions et exploitations du mode de production et des institutions capitalistes sont de plus en plus visibles et contestées. Cette situation va mener plusieurs intellectuels à formuler critiques et réflexions sur la technique et les outils responsables de l’aliénation individuelle à l’ère du productivisme. Au prisme de cette analyse sera développé un concept-clé de l’écologie politique : la convivialité.

Les discours et politiques publiques environnementales actuels font la part belle à l’adaptation d’outils préexistants et à l’innovation technologique. Green New Deal, investissements dans les énergies renouvelables (ENR), finance verte, et même la 5G sont autant de solutions techniques ou mercantiles pour résoudre la crise climatique. Au risque parfois de se fourvoyer sur l’impact réel de ces solutions, comme en témoigne la foi dans le développement de la fusion nucléaire ou des technologies de capture de CO2 dans un contexte où l’urgence climatique implique une action immédiate.

La question du nucléaire, de manière générale, est d’ailleurs un clivage important au sein des mouvements écologistes qui ne peut se comprendre sans analyser l’histoire des idées écologistes. Car, au-delà de la question technique et des ordres de grandeur (quelle quantité d’énergie peut-on produire ?), les mouvements antinucléaires ne se sont pas contentés, comme à leurs débuts, de s’opposer à l’usage militaire de cette énergie. Ils vont, à partir des années 1970, contester également le nucléaire civil en raison du modèle politique qu’il implique. Centralisée et nécessitant de larges infrastructures et l’acquisition de savoirs de pointe pour la manier (impliquant donc que seules certaines personnes en aient la maîtrise), la technique nécessaire pour le nucléaire serait le reflet de la société de l’époque : bureaucratique, technocratique, antidémocratique.

Les écologistes politiques de l’époque établirent ainsi un lien essentiel entre choix des techniques et outils et choix de société. Un lien élargi au-delà du nucléaire pour servir une techno-critique du capitalisme et du productivisme, qui, d’un même mouvement, privent les humains de leur autonomie et détruisent la nature. Qu’apporte cette analyse de la technique à la critique du capitalisme ? Et quelle alternative politique en découle ? À cette dernière question, un penseur autrichien nommé Ivan Illich répondra en un mot, dans un ouvrage éponyme : la convivialité.

UN ENVIRONNEMENT D’OUTILS : QUAND LA TECHNIQUE DICTE SA LOI

Avant d’expliquer cette notion, il convient de revenir sur l’importance donnée à la technique et aux outils dans les pensées de l’écologie politique : pourquoi s’y attarder, et pourquoi s’attarder sur leur « essence » plutôt que sur leur seule utilisation ?

Quel est même le rapport avec l’écologie ? Car, à première vue, l’environnement n’est pas directement concerné : en effet, on entend ici par “technique” et “outil” ce qu’on qualifie couramment de “technologie”. Un usage dérivé de l’anglais, vu que le troisième terme recouvre l’étude des deux premiers. Cependant, la technique est généralement définie comme l’ensemble des procédés servant à fabriquer, maintenir ou gérer, tandis que l’outil désigne, selon le sens large donné par Illich, tout objet, instrument, ou institution mis au service d’une intentionnalité ou comme moyen d’une fin. Deux définitions semblables qui rangent ainsi dans une même catégorie un marteau, l’école publique ou encore le code du travail pour mieux se concentrer sur l’essentiel : leur utilité, évaluée en fonction de l’efficacité pour atteindre un but défini, et la manière dont ils gouvernent les rapports humains. Jacques Ellul, historien du droit et penseur phare de la technique en France, pose d’ailleurs cette quête absolue de l’efficacité comme critère distinguant la technique de la simple machine.

En effet, la critique de la technique et de l’outil commence par le constat de leur sacralisation et prolifération au point où l’environnement immédiat devient technique, dans le fond comme dans la forme. Partant de sa définition de technique comme quête de l’efficacité, Ellul constate ainsi, dans son ouvrage “Le système technicien” (1977), qu’elle a dépassé le simple statut d’intermédiaire entre l’homme et son environnement pour devenir, matériellement et immatériellement, l’environnement immédiat des individus dans la société occidentale moderne.

Il ne s’agit donc pas uniquement d’une accumulation de machines et de produits : la technique devient à la fois la logique organisatrice de la société et autonome par rapport à celle-ci. La technique ne vise que son propre perfectionnement et étalement, et devient notre environnement car la société s’adapte à ses progrès et à sa logique d’efficacité et d’utilité. Ainsi, l’invention du moteur à combustion entraînerait mécaniquement d’autres innovations techniques, comme la voiture ou l’avion, pour répondre aux besoins de la technique elle-même et pas forcément à ceux des sociétés humaines, qui se plieraient à ces injonctions techniques. Un mécanisme conforme à l’adage “on n’arrête pas la marche du progrès”.

Par son influence et par son autonomie, la technique dépasse alors dans les sociétés modernes le simple statut de moyen en vue d’une fin pour devenir un “milieu environnant à part entière”, ce qui soulève des enjeux écologiques à proprement parler, c’est-à-dire relatif à l’interaction entre l’homme et son milieu. Or, comment évoluer dans un environnement technique sans risquer déconnexion, d’une part, et perte de contrôle de ces techniques, d’autre part ?

Sur le premier plan, la déconnexion serait d’abord ontologique : le philosophe allemand Günther Anders, pionnier de la pensée techno-critique et de la lutte antinucléaire outre-Rhin, propose ainsi la notion de “honte prométhéenne”. Renvoyant à la figure de la mythologie grecque ayant amené aux humains la civilisation par le feu, il décrit une honte de l’individu de n’être “que” biologique, limité et imparfait, en opposition à la machine puissante et sans défaut. En cherchant à atteindre la perfection de la machine, l’humain renforce ainsi sa soumission à la logique technique et s’éloigne des contraintes physiques. Soulignant ainsi une indissociabilité du projet technique et du projet humain, ce qui l’amène à mettre en garde contre le nucléaire, qui ferait entrer l’humanité dans le “temps de la fin”, c’est-à-dire que son temps serait compté avant d’aboutir à son annihilation totale du fait de ses propres créations.

Sur le plan de la perte de contrôle, la critique porte sur l’autonomie de la sphère technique qui la rendrait de plus en plus complexe et « géante » au détriment des bénéfices réels pour les individus. Illich insiste ainsi sur le seuil à partir duquel la technique devient nocive et se retourne contre son but initial et son utilisateur. Prenant l’exemple de la voiture, il montre que sa prolifération n’a pas engendré le gain de temps et de vitesse qu’elle était censée permettre. Entre le nombre d’heures passées à travailler pour pouvoir acquérir une voiture, à entretenir le véhicule, à rester dans les bouchons, et ainsi de suite, la voiture n’aurait pas fait gagner de temps à la population américaine. En prenant en compte le fait qu’une personne lambda consacre en tout et pour tout (temps passé à travailler, entretien, etc…)  plus de 1600h/an à sa voiture pour parcourir en moyenne 10 000km, la voiture ne roule en réalité qu’à … 6 km/h !

L’exemple de la voiture est également utilisé pour montrer que la technique va parfois non seulement créer un besoin, mais se définir comme seule réponse à ce besoin et restreindre l’accès aux autres. En goudronnant les routes et en étalant les villes en fonction des distances que peut parcourir une voiture, cette dernière nous prive de la possibilité de marcher ou de faire du vélo. En exerçant ce monopole radical, selon la formule d’Illich, la technique oblige les individus à recourir à elle. De plus, son niveau de complexité croissant ne permet pas une utilisation libre et contribue à renforcer la technique comme environnement des individus. Illich étend d’ailleurs ce raisonnement à l’école, qui n’éduquerait plus des individus dans le but de les rendre autonomes dans leur vie, mais formerait uniquement à servir les intérêts de formes multiples de la technique. Ou encore à l’appareil hospitalier, qui empêcherait le recours à d’autres formes de soin ou n’existerait que pour permettre de continuer à servir des appareils techniques (les médicaments serviraient à retourner au travail et pas tant à redonner une bonne santé, qui dépendrait plus du cadre de vie que de la prise ou non-prise de médicaments).

AUTONOMIE ET HÉTÉRONOMIE : L’ALIÉNATION PAR LA TECHNIQUE

Finalement la critique de certaines œuvres de la technique, à l’exemple de la voiture, pose ainsi la question de l’autonomie individuelle. C’est le cas notamment chez André Gorz qui, marqué par l’existentialisme de Sartre, pose toujours la liberté et l’émancipation de l’individu comme boussole politique. En effet, passé un certain seuil de développement et de prolifération, la technique rend les connaissances de moins en moins accessibles aux individus privés d’expertise, de plus en plus dépendants des institutions et appareils techniques pour satisfaire leurs besoins.

Illich et Gorz qualifient ainsi de “monde hétéronome” cet environnement promouvant et animé par des logiques qui nuisent à l’autonomie de l’individu, les rendant dépendants de leurs ouvrages techniques pour satisfaire leurs besoins. C’est là un des effets principaux des monopoles radicaux et de la technique comme environnement : nous ne sommes pas autonomes dans nos déplacements lorsque nous dépendons de la voiture pour se déplacer. Nous ne sommes pas autonomes si nous avons l’obligation de passer par l’industrie pharmaceutique pour se soigner, sans pouvoir comprendre les médicaments ni décider de comment ils sont produits. Et cette hétéronomie est amplifiée par les interconnexions et effets cliquets que provoquent les créations de techniques et outils nouveaux : lorsque toute la société s’est habituée à l’usage du téléphone mobile, nous sommes de moins en moins libres de ne pas en avoir un.

La technique légitime ainsi la consommation, et donc la valeur du travail : Illich pointe du doigt l’aptitude des individus à se soigner, produire ou apprendre par eux-mêmes qui serait confisquée par les personnes détenant l’usage de l’outil industriel. Ce phénomène est l’un des cinq équilibres dont dépendent, selon Illich, les humains pour vivre sur Terre et que l’outil industriel détruit. Après la destruction de l’autonomie de l’individu, on retrouve ainsi :

1/ La menace du droit de l’homme à s’enraciner dans son environnement : isolé dans un environnement technique, l’être humain perdrait sa capacité à cerner les limites de la biosphère, et serait incapable de voir que ce sont les outils dont il s’est entouré qui causent pollution et surproduction

2/ L’équilibre du savoir : distinguant le savoir acquis par interactions avec son environnement (parler, marcher, parler en public, etc.) et le “savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé”, plus intentionnel et programmé (les mathématiques, la danse classique, etc.), Illich note un accroissement du second type de savoir au détriment du premier. Provoquant une raréfaction du savoir et une délégitimation des savoirs qui ne répondent pas aux exigences des outils.

3/ L’équilibre du pouvoir : la structure même de l’outil industriel empêche les personnes non-qualifiées de se servir de ces outils, et permet aux élites sachant manier l’outil de définir les besoins des autres. L’outil industriel établit alors forcément une polarisation du pouvoir. C’est cet outil et non pas les personnes qui le manient qui détermine cette polarisation, ce qui amènera Illich à dire “changer l’équipe dirigeante, ce n’est pas une révolution”.

4/ Le droit à l’histoire et à la tradition : comme les individus ne sont pas libres de choisir leur production, “l’outil impose la direction et le rythme de l’innovation” (p.109). Cette innovation, couplée à l’obsolescence des anciens produits qui en résulte, prive la majorité de la population de références communes.

En détruisant son environnement et la capacité même de l’individu à s’y déterminer librement, la technique provoque une crise écologique en même temps qu’elle provoque une crise du sens. L’individu est condamné à faire tourner ce moyen devenu une fin en soi, et ne peut plus définir ses besoins propres. L’aliénation, au sens marxien, ne se limite alors plus au travail, mais touche la vie tout entière : notre consommation, notre environnement, tout devient déterminé de l’extérieur par des techniques hors du contrôle de la majorité de la population.

Pour autant – et c’est la nuance qui retient les penseurs de l’écologie de tomber dans un rejet complet de la technique et de la civilisation –, la technique n’a pas à être aliénante. Chez Gorz, si elle l’est, c’est parce qu’elle a été conçue pour servir des intérêts capitalistes et productivistes (et s’oppose ainsi à la thèse du développement autonome de la technique défendue par Ellul). Illich note bien que c’est aussi la question des limites et des seuils qui rendent un outil aliénant et contre-productif, et non l’outil lui-même. Et les deux admettent la nécessité d’avoir des outils se déployant à grande échelle.

CONVIVIALITÉ OU ÉCOFASCISME

Répondre à la crise écologique nécessite donc de répondre à la crise humaine, la technique provoquant les deux d’un même mouvement destructeur et autoritaire. Dès lors, quel système politique ériger pour répondre à la fois à l’aliénation individuelle et à la crise écologique ? Les penseurs de la technique clarifient les choses : rejeter totalement la technique, et donc l’industrie et les espaces hétéronomes, serait un non-sens. Se détachant de tout projet politique de “retour à la lampe à huile”, les écologistes techno-critiques prônent un régime politique garantissant le maximum d’autonomie aux individus en s’éloignant d’une logique productiviste et capitaliste. Une rupture nécessitant un débat sur les technologies et la production pour choisir celles qui répondent à des besoins définis démocratiquement.

Ce débat est essentiel car la focalisation sur les seuls problèmes environnementaux ne suffira pas pour libérer les humains. Gorz admet ainsi la possibilité d’un techno-fascisme, d’une dictature technocratique, où la réponse à la crise écologique serait laissée aux seuls experts contrôlant tous les facteurs de l’existence. Une telle réponse renforcerait alors l’emprise de la technique industrielle sur les humains, réduisant davantage encore leur autonomie.

Gorz rappelle à cet égard que les progrès scientifiques permettant déjà de nourrir, loger et vêtir tout le monde sur Terre, la politique et l’organisation de la production sont les seuls freins à la satisfaction des besoins humains. La crise écologique devient alors indissociable d’une crise du sens : qu’adviendrait-il de la vie sur une planète débarrassée des crises écologiques mais où toute autonomie serait impossible ?

Face à cette force aliénante et destructrice du lien social et de l’environnement que représente la technique, Illich propose donc la notion de convivialité. Une reconstruction conviviale déboucherait sur une société respectant les cinq équilibres que l’outil industriel détruirait, et laisserait ainsi le maximum d’autonomie à l’individu dans le respect de celle des autres.

Elle se définit d’abord par des outils dont le caractère convivial repose sur le respect de trois exigences : la garantie de l’efficience sans amoindrissement de l’autonomie personnelle, la disparition des rapports de sujétion et de servitude, l’élargissement du rayon d’action personnel, c’est-à-dire le périmètre au sein duquel l’individu peut exprimer sa créativité et agir sur son environnement. Le niveau de technicité n’est ainsi pas forcément un critère : Illich présente d’ailleurs le téléphone comme un outil convivial car il est facilement appropriable, et permettant d’étendre notre champ d’action sans priver les autres de leur liberté.

Dans une société conviviale, de tels outils et techniques de production sont choisis démocratiquement. Les techniques, outils, et modes de production qui en découlent y sont librement débattus et choisis par les individus les maniant, et sont subordonnées “à l’extension continuelle des autonomies individuelles et communautaires”. Ce choix n’est pas déterminé par les seuls experts monopolisant le savoir, mais par les “producteurs-et-usagers” de la communauté concernée en fonction de leurs besoins, eux-mêmes définis par cette même communauté. Selon Gorz, cette redéfinition de la technique est préalable et essentielle à toute tentative de sortie du capitalisme et de construction de modèles de production alternatifs.

La critique écologiste de la technique redéfinit ainsi ce que l’on qualifie d’ordinaire de progrès, en dehors des sentiers du progrès technique et de la croissance sans limite. Dans un XXème siècle où le progrès technique était une condition sine qua none de l’émancipation, la techno-critique veut ouvrir un chemin rejetant les impératifs d’efficacité et glorifiant l’autonomie et la diversité des activités. Et ce, dans un but d’émancipation du genre humain, en ne se concentrant plus sur le « plus » mais sur le « mieux ». Les critères définissant alors une société écologiste deviennent la mesure et l’équilibre menant à un mieux-être.

Que reste-t-il de cette techno-critique aujourd’hui ?

Constatons tout de même que le fétichisme de la technique et de la prouesse technologique a du plomb dans l’aile. L’installation de nouvelles techniques aux effets sanitaires ou environnementaux potentiellement risqués (nucléaire, 5G) n’est plus acceptée comme allant de soi, notamment du fait de leur imposition sans concertation préalable.

D’autre part, les notions de sobriété (Illich qualifiait d’“austère” l’humain vivant en société conviviale), de respect des équilibres avec l’environnement et d’autonomie (prise dans son acception la plus large et non uniquement dans le cadre du travail) ont apporté de nouvelles grilles de lecture et imaginaires pour les courants politiques s’emparant de la thématique écologiste, à l’image des formations partisanes existant à gauche. Pour nombre de nos contemporains, l’association entre progrès technique et progrès humain ne va plus de soi, elle a été remplacée, au contraire, dans l’imaginaire collectif, par de la méfiance vis-à-vis d’une technique dont l’usage intensif crée un risque pour l’humanité. C’est donc également une révolution intellectuelle pour une gauche marquée par le marxisme et le productivisme : le problème n’est plus uniquement le patron, mais aussi l’usine elle-même.

Politiquement, si la techno-critique relève plutôt du libertarisme de gauche (autogestion, égalité, communautés à taille humaine, démocratie directe, …), elle ne s’est pas cantonnée à ce camp. Ainsi, l’intuition d’imputer à la même cause – l’organisation du système productif – la destruction de la planète et celle des humains se retrouve à la base du courant écosocialiste (qui fut largement inspiré par Gorz). Certains groupes politiques français s’en revendiquent, comme le Parti de Gauche et la France Insoumise, tous deux créés par Jean-Luc Mélenchon. Ce qui n’est sans doute pas un hasard, vu son attention portée à l’Amérique Latine où l’écosocialisme a connu son heure de gloire, notamment via le concept de “buen vivir”. Ces concepts pourraient, davantage aujourd’hui qu’hier, connaître une vitalité nouvelle à la faveur du consensus qui se dégage dans les opinions publiques des pays démocratiques et dans le domaine scientifique sur l’urgence écologique et le lien entre question sociale et question environnementale.

Néanmoins, cette source d’inspiration ne nous dispense pas d’effectuer un retour critique sur ces concepts forgés par des auteurs marqués par les contingences de leur époque.  La première critique concerne l’absence de prise en compte du vivant non-humain : les penseurs de la technique que nous avons mentionnés ici ne remettent pas en cause la grande et classique division entre nature et culture. Gorz ne voyait ainsi pas comme un problème en soi la dégradation de la nature tant que cela ne remettait pas en cause les équilibres permettant la vie, c’est-à-dire essentiellement la vie humaine. Il ne considère pas les crises écologiques comme des problèmes en soi, mais comme une justification supplémentaire pour mettre fin à un système aliénant pour les humains, voire comme un problème secondaire.

Or la mise en scène de cette distinction fut à la base d’un mouvement d’appropriation sans précédent du vivant et on ne peut, au XXIe siècle, se satisfaire d’un tel aveuglement sur les causes comme sur les conséquences d’une crise écologique dont les manifestations n’étaient certes pas aussi évidentes à l’époque de Gorz qu’elles ne sont aujourd’hui, ni l’information à ce sujet aussi bien partagée, mais dont les prémices auraient dû tout de même attirer son attention. Si la société de la technique implique un fétichisme de l’efficacité et du contrôle dont il s’agit de se débarrasser, comment ne pas aussi remettre en question l’hubris d’une maîtrise totale de notre environnement naturel induit par un tel fétichisme ?

Gorz et les penseurs de la technique ont aussi eu tendance à voir en la science une entité presque toujours assimilable par le capitalisme lorsqu’elle n’alimente pas un projet politique. En avertissant sur le risque d’un écofascisme et en distinguant son écologie politique d’une écologie scientiste, Gorz supposait que le capitalisme userait comme toujours de sa capacité d’adaptation pour intégrer les connaissances sur le climat et la biodiversité sans changer son modèle. Or, force est de constater que le capitalisme et ses défenseurs ont nié, minimisé, détourné les alertes et recommandations des scientifiques, comme ce fut le cas de certaines majors de l’énergie et du pétrole, à l’image d’ExxonMobil ou de Total.

De même, une expérience comme celle de la Convention pour le Climat, où des propositions furent élaborées selon un processus de délibération citoyenne fondé sur des données scientifiques et avec le concours de la communauté scientifique, montre bien qu’il n’y a pas d’appropriation de la production scientifique par des intérêts économiques, bien que certains intérêts économiques n’hésitent pas à développer des pratiques s’apparentant à de la corruption intellectuelle pour obtenir un blanc-seing scientifique.

L’enjeu est ici, dans le processus de production et de diffusion de la connaissance scientifique et comme le remarquait Bruno Latour dans son essai Politiques de la nature, de penser les voies et moyens pour « faire entrer les sciences en démocratie » et sortir justement du règne sans partage de l’expertise qui ne peut mener qu’à une technocratie anti-conviviale.

NOTA : sauf mention contraire, les extraits cités ici sont tous tirés soit de “La convivialité” (1973) d’Ivan Illich, soit de “Ecologie et politique” (1975) et “Ecologie et liberté” (1977) d’André Gorz.

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