Le populisme de Podemos : mirage politique ou solution démocratique ?

Le Retour de la question stratégique

Le populisme de Podemos : mirage politique ou solution démocratique ?

Par Lluis de Ndal, traduction par Rafael Karoubi rebours des clichés qui sont diffusés à l’encontre du populisme, Podemos a agi, d’une certaine manière, comme une force de régénération pour la démocratie espagnole, contribuant à l’assainir et à restaurer sa légitimité après une rupture entre institutions et citoyens, enclenchée lors de la dépression économique de 2008 et du mouvement des Indignés du 15 mai 2011 (15-M) dont la principale revendication se résumait en cette phrase : « Démocratie réelle maintenant! ». Neuf ans après ce mouvement de protestation et six ans après l’émergence de Podemos, force est de constater que le système politique espagnol est plus démocratique qu’auparavant et que la participation électorale a repris des couleurs : au lieu d’affaiblir les institutions démocratiques, comme le dénoncent ses détracteurs, Podemos les a en réalité renforcées.
Podemos, un parti populiste ?

Avant toute chose, il convient de définir la notion de populisme et d’identifier, ce faisant, l’identité politique de Podemos. La nature du populisme fait l’objet de discussions. Plusieurs théoriciens le définissent comme une idéologie, à l’instar du libéralisme ou du marxisme, mais avec une vision de la politique qui se caractérise par un certain simplisme. Son idée centrale est de considérer la politique comme une lutte manichéenne entre les forces du bien (le peuple) et celles du mal (les élites) exacerbant une conflictualité verbale dont le monde médiatique fait son miel. Ainsi, le populisme pourrait réunir des hommes politiques aux horizons idéologiques antagonistes, Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon, dans la mesure où il ne se caractériserait pas par un socle de convictions cohérent, mais bien par un discours qui en appelle au peuple contre les élites.

Dans quelle mesure pouvons-nous considérer que Podemos se rapproche de cette définition proposée pour décrire le populisme ? Plusieurs observateurs, notamment le politologue Cas Mudde, ont suggéré que Pablo Iglesias, le principal fondateur du mouvement, pensait réellement que la politique se limitait à une simple lutte entre un peuple pur et une élite corrompue. Cette interprétation de la pensée d’Iglesias est pour le moins simpliste, dans la mesure où ce dernier a pour idéologie de référence le marxisme-léninisme : deux détails, passés sous le radar de la plupart des observateurs, attestent de l’adhésion d’Iglesias à cette tradition politique. Premièrement, le secrétaire général de Podemos est un grand admirateur de Lénine, auquel il se référait souvent dans ses conférences avant la création de Podemos. Deuxièmement, il interpréta la crise de 2008 comme un moment « léniniste », c’est-à-dire comme une opportunité pour le communisme espagnol de récupérer le contrôle de l’opposition, voire même le pouvoir, par la voie électorale après sa perte de crédit politique au terme de la transition démocratique post franquiste (1975-1982). À cet égard, le populisme est interprété par Iglesias comme un moyen stratégique, pour ne pas dire opportuniste, d’accéder au pouvoir. Un état d’esprit qu’il résuma en ces termes : « lors de la Révolution russe, le chauve, ce génie, n’a pas parlé au peuple de marxisme, mais lui a promis ce qu’il attendait : du pain et la paix ». Le cas de Íñigo Errejón, principal théoricien de Podemos à ses débuts est différent et plus intéressant. À travers l’étude des expériences latino-américaines, la « marée rose » des années 2000-2010, Errejón a développé une fascination pour le populisme tel que l’ont développé Hugo Chavez (Venezuela), Evo Morales (Bolivie) et Rafael Correa (Équateur). Dans sa thèse universitaire, il souligne la capacité hors du commun qu’ont ces hommes à incarner les désirs de démocratie et de dignité de leurs peuples respectifs. Errejón est aussi un disciple enthousiaste de l’argentin Ernesto Laclau, l’un des principaux théoriciens du populisme du gauche. Inspiré par la posture néo-structuraliste de ce dernier, Errejón entend la politique exclusivement comme une construction discursive d’identité populaire à travers l’opposition antagonique entre le«eux» et le«nous».

L’un des aspects les plus polémiques de la théorie laclausienne, qui a eu néanmoins une très grande influence sur les idées de Errejón, est le rôle central du leader en politique. Le théoricien argentin développe dans son ouvrage principal, La Raison populiste, l’idée selon laquelle la construction d’un « peuple », objectif du populisme, requiert l’identification affective d’un groupe significatif d’individus envers un leader, à travers un processus qui rappelle le développement du pouvoir charismatique que décrit Max Weber. La figure du chef est ainsi nécessaire pour incarner la volonté du peuple et garantir l’articulation entre les différents groupes sociaux communautaires qui le composent. De façon pour le moins idéaliste, Errejón a tenté d’appliquer strictement le modèle de Laclau pour construire Podemos. Ainsi, au cours du congrès fondateur de Podemos, Errejón s’érige en principal défenseur d’un modèle organisationnel centralisé autour d’un leader dont l’action doit être libérée des contrepouvoirs. S’inspirant ici aussi de Laclau, Errejón critique à plusieurs reprises dans la revue de sciences politiques Viento sur les corps intermédiaires, qu’il dépeint comme des entraves à l’expression de la volonté populaire qui s’incarne dans la figure du leader.

La principale victime de la dérive plébiscitaire du populisme de Podemos n’est nul autre qu’Inigo Errejon lui-même.

Les limites de ce principe d’organisation sont bien connues. Comme il est fréquent dans les partis populistes, Pablo Iglesias a utilisé des mécanismes plébiscitaires pour légitimer ses propres décisions, provoquant un départ massif de militants qui avaient initialement cru à la construction d’un mouvement basé sur les principes de la démocratie directe auxquels aspirait le 15-M.
Ironiquement, la principale victime de la dérive plébiscitaire du populisme de Podemos n’est nul autre qu’Íñigo Errejón lui-même, qui a perdu tout pouvoir de décision après avoir été défait par Iglesias à l’issue de diverses polémiques internes. Malgré le fait qu’Errejón ait pu compter sur le soutien de plusieurs « notables » et intellectuels au sein du parti, Iglesias a réussi à imposer sa volonté au terme d’un processus démocratique schmittien « d’acclamation populaire », à travers des plébiscites organisés sans transparence sur internet. Errejón, après avoir défendu l’utilité d’un leader charismatique pour remobiliser les masses mécontentes, n’a pu que constater à quel point celles-ci fournissaient un appui inconditionnel au chef incon testé du parti.

Cependant, dans un geste qui l’honore, Errejón a fini par donner raison à ceux qui critiquaient ce modèle organisationnel au motif qu’il manquait de contre-pouvoirs. Il est cependant curieux de constater que Chantal Mouffe, théoricienne du populisme dont il est très proche, dans son récent manifeste Pour un populisme de gauche n’a pas pris la peine de remettre en cause le modèle organisationnel qu’elle a cothéorisé avec son condisciple. En outre, elle omet de dénoncer la nette dérive autoritaire de certaines expériences politique de la gauche populiste sud- américaine : la dissolution du chavisme dans la dictature clownesque de Nicolás Maduro constitue une vérité peu commode pour ceux qui ne jurent que par le populisme de gauche pour briser l’hégémonie néolibérale.

Les succès inattendus de Po- demos

Malgré cette critique, il faut bien reconnaître que l’essor de Podemos a globalement été source de progrès pour la dé- mocratie espagnole : à la différence du madurisme, le parti violet n’a en aucun cas érodé les institutions représentatives. Pablo Iglesias n’a par ailleurs jamais pu prendre la tête de l’État : à son apogée en décembre 2015, son parti réunissait 20,6 % des voix, un chiffre considérable mais insuffisant pour se hisser au-delà de la troisième place. Il était donc bien loin de la promesse de conquérir le ciel « par assaut » comme il a pu le proclamer en paraphrasant Marx. Lors des élections générales de 2019, Podemos s’est effondré à 13% des voix, chutant à la quatrième position, dépassé par le parti d’extrême droite VOX.

Podemos a finalement abandonné ses présupposés populistes qui faisaient passer le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) pour un représentant de la caste ennemie du peuple, pour parier sur la constitution d’un gouvernement de coalition – le premier depuis 1936- dirigé par le socialiste Pedro Sanchez. Malgré l’échec de la stratégie populiste pour conquérir l’État – ou grâce à son échec – Podemos a contribué de façon notable à revitaliser la démocratie espagnole, pour deux principales raisons. Tout d’abord, le parti de gauche radicale a forcé le PSOE à revenir au centre-gauche après que ce dernier se soit aligné sur la troisième voie (la recette blairiste/clintonienne) de la libéralisation économique et de l’austérité budgétaire. Au cours des négociations de gouvernement, Podemos a également réussi à arracher au PSOE plusieurs concessions de caractère progressiste telles que l’augmentation du salaire minimum et une forme de revenu minimum d’insertion. La formation de Pablo Iglesias a ainsi fait pression sur le PSOE afin qu’il redevienne un parti plus sensible aux intérêts des classes populaires.

Le second acquis de Podemos, sans doute le plus significatif, a été de canaliser institutionnellement la conflictualité politique contre l’austérité, la dégradation des services publics et les inégalités, qui s’était exprimé dans la rue sans trouver de débouché politique. Il convient de rappeler que la plupart des activistes du 15-M préféraient agir sur les conséquences des lois, par des actes de désobéissance civile, que d’obtenir un changement de celles-là. Les mouvements protestataires déçus débouchent par ailleurs très souvent sur des périodes de violence lorsqu’ils ne trouvent pas de traduction institutionnelle, comme en témoignent la dérive émeutière d’une partie de l’indépendantisme catalan depuis 2019, suite à l’échec de la déclaration d’indépendance de 2017. Au contraire, le 15-M a pu être apaisé par l’apparition d’un parti politique, qui, malgré ses pratiques internes autoritaires, a connu un certain succès en tant que représentant des demandes matérielles des indignés. Cependant, ces avancées sociales déçoivent probablement une grande partie du mouvement social espagnol, et surtout Podemos, dans la mesure où elles sont encore insuffisantes pour attaquer les fondements du pouvoir économique et la répartition des richesses… À ce sujet, Pablo Iglesias a confié être « horrifié » face à la perspective d’un apaisement des espérances révolutionnaires du 15-M. Cependant, en prenant compte l’état dans lequel se trouvait le système politique espagnol avant le mouvement des Indignés, incarné par deux partis politiques néolibéraux – le PSOE et le PP – le fait d’avoir fait entrer la lutte contre les politiques d’austérité dans l’agenda institutionnelle est une victoire qui ne saurait être minorée. En dernière analyse, comme le souligne le professeur de sciences politiques Jan Werner Muller, l’essor de Podemos est bien plus le signe d’une résilience et d’une capacité de régénération du système politique espagnol représentatif né de la Transition que la manifestation de son crépuscule.

Un futur incertain

Cependant, l’heure n’est certainement pas à la fête pour Podemos. Réduit électoralement et désormais associé à l’élite gouvernementale, le parti de Pablo Iglesias aura le plus grand mal à figurer comme le représentant des intérêts des classes populaires à l’heure où l’extrême droite connaît une croissance importante en Espagne. Il est désormais probable qu’une grande partie du vote protestataire soit absorbé par VOX, si jamais ce dernier réussit la transition opérée par le FN en se représentant comme le parti des ouvriers « perdants de la mondialisation ». Concrètement, l’abandon de ses postulats ultralibéraux et sa volonté de construire un syndicat vont dans cette direction. La question est désormais de savoir si VOX réussira à parasiter durablement le système politique espagnol en attirant le vote ouvrier, ou si la coalition PSOE – Podemos parviendra à éviter une telle situation en se maintenant comme le principal représentant des intérêts des classes populaires.

Podemos a réussi à canaliser institutionnellement la conflictualité politique contre l’austérité.

Références

El Diarrio.es, Podemos o el leninismo inteligente, Salvador Mestre Zaragoza

Podemos, sur que nous pouvons ! EditionsIndigènes

Íñigo Errejón, La lucha por la hegemonía durante el primer gobierno del MAS en Bolivia (2006- 2009): un análisis discursivo, Universidad Complutense de Madrid 4. Ernesto Laclau, La Razon Populista, Siglo XXI

Íñigo Errejon, Viento Sur, construccion de identidades populares / construir pueblo, cc Chantal Mouffe

C. Schimtt, La théorie du partisan, Champs

Cette tendance est toujours soutenue par l’aile droite du parti incarnée par Felipe González, président du gouvernement de 1982 à 1995.

JW Muller, Italy, the brith side of populism ? The New York Review

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La République sociale a-t-elle encore les outils pour convaincre ?

Le Retour de la question stratégique

La République sociale a-t-elle encore les outils pour convaincre ?

Parler de la République aux jeunes d’aujourd’hui, notamment aux jeunes de gauche, se révèle être un exercice bien périlleux pour qui ose s’y risquer. Biberonnés à des concepts hors-sol, enveloppés dans leurs certitudes, bien à l’abri du monde et de leurs propres contradictions, nombreux sont ceux qui, aux prémices de leur politisation, décident de prendre leurs distances avec le projet républicain. Trop anachronique, trop connotée, trop conservatrice ou trop autoritaire, la République est la cible de toutes les attaques. Pourtant, et c’est l’objet de cet article, les lignes de fracture qui scindent actuellement la jeunesse de gauche ne font que préfigurer les affrontements idéologiques de demain. 
Une jeunesse de gauche orpheline

C’était il y a quelques mois. Charlie Hebdo commandait à l’IFOP une enquête pour connaître le rapport des Français au “blasphème”, aux caricatures et à la liberté d’expression. Les résultats, publiés à l’occasion de l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, nous permettent de brosser un portrait pour le moins troublant du rapport que les jeunes Français entretiennent avec la République et ses valeurs. On y apprend ainsi que 47% des répondants âgés de moins de 25 ans comprennent l’indignation suscitée par la publication des caricatures du prophète de l’islam, ils ne sont que 23% parmi les 35 ans et plus. De la même manière, alors que le pourcentage de Français de 25 à 34 ans qui déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République est de 25%, il monte à 37% pour les moins de 25 ans. Plus troublant encore, 27% des répondants qui se disent proches de La France Insoumise vont dans le sens de cette affirmation, contre 24% des sympathisants du Rassemblement national. Enfin, un autre rapport de l’IFOP, commandé par le Comité Laïcité République en novembre dernier, semble confirmer la tendance. Alors que 79% des Français de 35 ans et plus se disent favorables « au droit des enseignants de montrer des caricatures aux élèves », ce chiffre dégringole à 58% pour les moins de 25 ans. Une partie de la jeunesse et une partie de la gauche renouent donc actuellement avec une forme d’obscurantisme, ménagent les grandes susceptibilités des petits dévots, et s’accommodent très bien des écarts aux lois de la République. Il faut se rendre à l’évidence, l’idéal d’émancipation ne fait plus nécessairement vibrer la jeunesse de gauche.

Comme la nature a horreur du vide politique, les terres idéologiques abandonnées par la jeunesse de gauche seront bientôt réinvesties par la droite conservatrice et l’extrême-droite. Estimer que la nation, la souveraineté, la République, la lutte des classes ou l’État sont des idées réactionnaires et conservatrices, c’est faire un magnifique cadeau aux authentiques réactionnaires que compte ce pays. Peut-être faudrait-il d’ailleurs rappeler à ceux qui nourrissent le fantasme d’une convergence entre les républicains et l’extrême-droite que l’engagement des premiers, notamment à gauche, naît bien souvent de la volonté de contrer l’expansion des seconds. C’est une bataille silencieuse que mène la gauche républicaine pour éviter que les signifiants mentionnés ci-dessus ne finissent par être définitivement hégémonisés par une extrême-droite qui change d’identité politique comme on change de chemise. On comprend donc aisément pourquoi les procès en fascisme adressés à des personnes qui pensent être des soupapes de sécurité ne favorisent en rien le débat à gauche.

On pourrait aisément retracer l’historique de cette prise de distance entre une partie de la gauche et la République. La perte de crédibilité totale de la social-démocratie française sur les questions sociales, la dislocation de l’électorat traditionnel de la gauche ainsi que l’abandon de la lutte des classes comme paradigme structu- rant sont autant de renoncements qui ont conduit une partie de la jeunesse à chercher un nouvel horizon politique. Gageons aussi qu’un certain soft-power américain, couplé à l’importation en France de cycles de studies anglo-saxons (gender studies, black studies etc.) auront achevé le processus de ringardisation idéologique des républicains sociaux. Le salut de la gauche viendra-t-il de ces théories-là ? On peut le penser. Peut-être permettront-elles de renouveler la matrice idéologique de la gauche et de l’armer intellectuellement pour affronter les enjeux qui nous sont contemporains. Mais s’il est communément accepté dans cette jeunesse que le salut de la gauche viendra d’une autre terre, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer que ce dernier puisse jaillir d’un autre temps, d’une autre tradition politique ? Peut-être nous faut-il aujourd’hui réintroduire un peu de complexité dans l’offre politique en nous octroyant le droit de redécouvrir des penseurs et des pensées que certains ont peut-être voulu enterrer alors que leurs corps était encore chaud. Après tout, le rôle de la jeunesse n’est-il pas de questionner, voire de refuser, les clivages dans lesquels elle s’insère ? En ce sens, et ce de manière assez contre-intuitive, convoquer la République aujourd’hui c’est faire preuve d’une précieuse inventivité politique et idéologique. C’est créer un espace de lutte politique à l’abri des logiques identitaires, de gauche comme de droite, comme des logiques néolibérales dont les faiblesses ne sont plus à prouver.

Le projet républicain peut-il néanmoins répondre au besoin de rupture et de radicalité qui semble caractériser la jeunesse de gauche ? Il nous faut ici dissiper un malentendu. Non, les républicains ne sont pas des centristes, ils ne se contentent pas d’agréger les idées molles que nos gouvernements respectifs se passent de main en main depuis les années 1980. Une tendance politique le fait déjà très bien, elle s’appelle le macronisme. On pourrait dire des républicains qu’ils sont centraux, et c’est là toute la différence. C’est parce qu’ils sont attachés au primat du politique sur l’individuel, à l’unité de la polis, qu’ils se retrouvent au centre de cette chose publique qui fonde notre système politique. C’est parce qu’ils placent le curseur au niveau de cette propriété émergente qui apparaît au-delà des dissensus, et que l’on nomme le peuple, qu’ils peuvent mettre en oeuvre un projet de transformation radical de la société, notamment sur la question sociale. Le républicain, c’est celui qui envisage la Nation comme l’espace privilégié de la solidarité et qui, au sein de cet espace, refuse toutes les assignations à résidence, qu’elles soient socio-économiques ou communautaires. Pour le dire clairement : la République ne peut être autre chose qu’une République sociale. Comment pourrait-on se satisfaire d’une situation dans laquelle 8,3% de la population d’un pays se trouve sous le seuil de pauvreté, dans lequel il faut en moyenne six générations pour qu’un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen ?

La radicalité naît de ce qui nous lie, et c’est cette communauté de destin-là qui rend tout déterminisme social insupportable.

Empowerment ou émancipation ?

Les manifestations qui se sont tenues en juin dernier pour dénoncer le racisme et les “vio- lences policières”, et auxquelles a participé un fragment de la jeunesse de gauche, ont révélé l’ampleur du malentendu sur la nature de l’universalisme français. Ce dernier, considéré comme un concept archaïque, un bandeau que l’on se mettrait volontairement sur les yeux afin de devenir aveugles aux différences, a été ringardisé au profit d’une lecture communautaire du monde. Alors que cette lecture tentait d’hégémoniser l’antiracisme à gauche, les républicains, il faut bien le reconnaître, n’ont pas tous été au rendez-vous. Ils auraient pu rappeler quelques principes assez simples pour être entendus, notamment de la jeunesse. Tout d’abord que l’universalisme est en effet un idéal mais que, contrairement aux reproches qui lui sont adressés, cela constitue sa plus grande force et non sa principale faiblesse. Celui qui est capable de bâtir un modèle de référence, s’il est honnête, s’engage nécessairement à prendre en compte tout ce qui s’écarte de cet idéal. Mais celui dont l’horizon politique est un repli communautaire généralisé, quel modèle de société peut-il opposer aux discriminations ?

L’universalisme ne rend pas non plus les habitants de ce pays aveugles, il les invite simplement à ne pas réduire, essentialiser et enfermer leurs concitoyens dans un quelconque statut minoritaire. Anatomiquement, on ne peut pas s’empêcher de voir. Politiquement, par contre, on peut choisir le sens donné à ce que l’on voit, et on peut donc éviter de réduire la complexité d’un être et la complexité des rapports de domination qui peuvent s’abattre sur lui à une seule et simple variable : ici, la couleur de peau.

A l’inverse, et c’est en ça que l’on aurait tout à fait pu apporter une réponse universaliste aux enjeux soulevés par les manifestations de juin dernier, chaque discrimination, lorsqu’elle est avérée, constitue une assignation à résidence identitaire.

Convoquer la République aujourd’hui c’est faire preuve d’une précieuse inventivité politique et idéologique.

Chaque mot, chaque comportement, chaque acte qui viendrait ramener un individu à sa condition de naissance et qui viendrait donc le placer à la marge de la communauté de citoyens entre en contradiction directe avec le projet universaliste. On ne peut pas sérieusement attendre d’une partie du peuple qu’elle s’émancipe si ses conditions d’existence la ramènent inlassablement à ce qui la différencie du reste de la communauté nationale. Néanmoins, encore faut-il savoir au nom de quoi la lutte contre ces discriminations doit être menée. Deux solutions semblent s’offrir à nous : la logique d’empowerment, qui crée un espace de lutte au sein de la communauté en question, ou la logique d’émancipation qui mène la lutte au nom de ce que nous avons en commun, à savoir une certaine vision de notre humanité commune et un attachement tout particulier à la dignité humaine. En d’autres termes, la gauche doit pouvoir résoudre la tension qui naît en son sein entre un droit à l’indifférence auquel elle est traditionnellement attachée et un droit à la différence qui séduit une part croissante de ses forces vives. Ces débats ne se limitent pas qu’à une question de langage ou de mots, c’est toute la grammaire de la gauche, voire de la société dans son intégralité, qui est ici en jeu. Il faut donc l’admettre, les républicains courent le risque de devenir une espèce en voie de disparition dans la faune de gauche. Cette régression n’est pas uniquement imputable à des facteurs exogènes. Si elle veut survivre, cette gauche-là doit être capable d’opérer un exercice réflexif. A chaque fois qu’elle refuse un débat en étant convaincue de la supériorité des arguments qu’elle avance, à chaque fois qu’elle singe la position de ses adversaires pour la disqualifier, elle perd un peu plus de terrain et elle prend le risque de devenir totalement archaïque. Les nouveaux paradigmes qui émergent à gauche, et que l’on pourrait qualifier d’identitaires ou d’intersectionnels, devraient pourtant permettre une saine mise à jour du logiciel républicain qui lui éviterait ainsi de s’enfermer dans son propre « safe-space », ce qui serait tout de même un comble. Les guerres fratricides sont un grand invariable dans l’histoire de la gauche et il faut savoir les accepter pour ce qu’elles sont : des moments de lutte pour l’hégémonie idéologique avec tout ce qu’ils peuvent comporter de stimulant comme de stérile. Tout une partie de la jeunesse de gauche se politise actuellement dans une relation de face-à-face, non pas avec la droite mais avec ses frères ennemis.

Le risque pour elle serait de réduire son identité politique à cette opposition-là. Non, le fait de ne pas embrasser les luttes, le langage et les tropismes des social justice warriors ne constituent pas une identité politique en soi et il y a fort à parier que les républicains auront plus à gagner en renouant avec le peuple qu’en s’abandonnant à de vaines querelles.

République sociale et réseaux sociaux

Pour renouer avec les jeunes, les républicains doivent donc se mettre à jour et, plus important encore, se donner à voir. Un espace en particulier revêt une importance capitale : Internet. On sous-estime encore très largement le rôle des réseaux sociaux dans la politisation de la jeune génération. Assemblant des fragments de pensées glanés de-ci de-là, cette dernière s’autorise une grande plasticité idéologique. Elle n’a pas peur de s’aventurer aux marges, d’hybrider, de garder ce qui lui plaît idéologiquement et d’ignorer ce qui la heurte. Ainsi, le paysage politique français verra-t-il peut-être émerger, d’ici quelques années, une armée de ventôsiens ou d’usulâtres (du nom des YouTubeurs politiques Tatiana Ventôse et Usul) qui aura été biberonnée au commentaire politique sur Internet. A ceux-là, à ces orphelins des grandes machines à produire de la politisation, il faut rappeler que l’option républicaine de gauche est valable, voire mieux, qu’elle est viable. Ce qui valait ci-dessus pour les idées, vaut ici pour les espaces. Bouder Internet, le considérer comme un espace trop interlope, ne fera qu’aggraver la marginalisation des républicains. De surcroît, l’extrême -droite et les identitaires de gauche, eux, ont déjà compris l’importance de ce média qui ne comporte quasiment aucune barrière à l’entrée. Devant leur caméra, derrière leur clavier, et dans le plus grand des silences, ils sont en train de modeler une partie du paysage politique à venir.

C’est pour investir cet espace laissé vacant par mes semblables idéologiques que j’ai décidé, il y a un peu plus de deux ans déjà, d’ouvrir une petite chaîne YouTube répondant au doux nom de Contre Courant. J’avais alors l’impression d’être porté par des courants contradictoires : repoussé à droite par une certaine gauche, repoussé à gauche par une certaine droite. J’étais tour à tour le gauchiste du quartier, le crypto-fasciste du village. Je débordais idéologiquement, j’étais condamné à la marge. Je réalisais alors que ce que j’étais politiquement devenu, un néo-chevènementiste diront certains, je le devais en grande partie à Internet.

Et contre les dévots, qu’ils soient jeunes ou vieux, contre les communautaires de gauche comme de droite, contre ceux-là, il faudra faire front.

Je les revois, ces longues soirées passées à ingurgiter les rediffusions de mes émissions politiques préférées. YouTube a constitué le principal levier de ma politisation. Ce site, et j’ai presque honte de l’avouer, a été ma principale ressource. Facile, me direz-vous, lorsqu’on ne jouit d’aucune autre ressource pour se bâtir une colonne vertébrale idéologique. Il y a deux ans je suis donc arrivé à la conclusion qu’il m’appartenait peut-être de rendre à cette plateforme ce qu’elle m’avait donné. J’étudiais à ce moment-là dans un Institut d’Études Politiques et je découvrais que la politique pouvait être morne, qu’elle pouvait abandonner cette belle ambition, celle de “changer la vie”, pour lui substituer des discussions d’alcôves et un entre-soi mortifère. Cet avant-goût de la culture politique légitime m’a convaincu d’une chose : en politique, il ne faut pas craindre l’interlope, il faut s’aventurer aux marges ou accepter de mourir. Ma marge à moi est en partie composée de jeunes : 40% des internautes qui regardent mes vidéos ont entre 18 et 24 ans. Cette jeunesse-là à une appétence pour le savoir et le débat. Elle n’a pas de centre de gravité poli- tique fixe. En un mot, cette jeunesse-là est orpheline. Il nous appartient de lui rendre le monde intelligible, de lui décrire les forces politiques en présence, de lui proposer des catégories d’analyse. Nous avons le devoir de parier sur son intelligence. La reconquête politique ne se fera pas sans elle, elle ne se fera pas unique- ment avec des congrès, des universités d’été et des petits pin’s. Il faut s’insinuer dans son intimité, lui donner à lire, lui donner à voir, lui donner à penser. En attendant, le réel enjeu aujourd’hui, c’est celui de la création du désir et de l’attente en politique.

Et s’il était déjà trop tard ? Que se passerait-il si la plaie était trop profonde, la distance trop grande ? Et si les gauches étaient devenues irréconciliables ? Nous disions plus haut qu’il était contre-productif de s’engouffrer dans de vaines querelles fratricides. Peut-être faudra-t-il à un moment accepter qu’il est tout autant contre-productif de continuer à tendre la main à une jeunesse qui ne partage plus les mêmes références et les mêmes valeurs. Une jeunesse qui n’évolue plus dans le même monde idéologique. La destruction se devra alors d’être créatrice et de porter en son sein les germes d’un renouveau. Il faudra détourner le regard et aller parler à ceux qui ne votent plus, aux apathiques comme aux déçus. Et contre les dévots, qu’ils soient jeunes ou vieux, contre les communautaires, de gauche comme de droite, contre ceux- là, il faudra faire front.

Pour renouer avec les jeunes, la République sociale doit se mettre à jour et se donner à voir. Un espace revêt une importance capitale : internet.

Références

https://www.ifop.com/publication/droit-au-blaspheme-caricatures-liberte-dexpression-les-francais- sont-ils-encore-charlie/

https://www.ifop.com/publication/le-rapport-a-la-laicite-a-lheure-de-la-lutte-contre-lislamisme-et-le- projet-de-loi-contre-les-separatismes/

https://www.inegalites.fr/evolution_pauvrete_annuelle

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