La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire

La gauche entre régression néolibérale et obsession identitaire

Alors que des forces du NFP cherchent à convaincre le président de la République de nommer un Premier ministre de gauche, David Cayla propose une analyse dure mais lucide de la situation électorale après les législatives 2024. Entre une gauche prête à accompagner le néolibéralisme et l’autre qui ne jure que par les affects, une voie est possible.

Les élections législatives de juillet dernier peuvent être interprétées de deux manières. La première est de considérer qu’après les échecs de 2017 et 2022, la création du NFP et l’union des partis de gauche derrière un programme commun lui ont permis de devenir la première force politique représentée à l’Assemblée nationale. Ce serait une victoire à laquelle le Président aurait dû « se soumettre » en nommant un Premier ministre issu du NFP.

Cette interprétation du résultat des dernières législatives est pourtant contestable. En effet, la victoire de la gauche doit beaucoup à la stratégie du front républicain qui a mécaniquement affaibli la représentation du Rassemblement national. Pour avoir une vision plus juste du poids réel des partis de gauche dans l’opinion, il faudrait plutôt regarder les scores du premier tour et les comparer avec ceux des élections précédentes.

Figure 1 : Évolution des rapports de force politiques au premier tour des élections législatives depuis 1993 en % des bulletins exprimés

 

La Figure 1 met en évidence deux phénomènes majeurs. Le premier est l’extraordinaire croissance de l’extrême droite depuis l’accession d’Emmanuel Macron au pouvoir. Alors qu’ils plafonnaient aux alentours de 12 à 15% depuis 1993 – l’année 2007 faisant exception – les partis d’extrême droite ont plus que doublé leur score dans la période récente. Ils sont ainsi devenus la première force politique du pays, obtenant cinq points de plus que la gauche et deux points de plus que l’addition de la droite et des macronistes.

Le second phénomène frappant est l’effondrement électoral structurel de la gauche. En 1993, cette dernière avait subi une défaite historique alors que son score était bien meilleur que celui qu’elle obtient aujourd’hui. Certes, l’expansion du bloc central a mécaniquement affaibli son poids électoral. Mais la politique d’Emmanuel Macron s’est beaucoup déportée à droite depuis 2017. Pourtant, les partis de gauche en ont très peu profité puisque leur score en 2024 était pratiquement le même que celui de 2022… et à peine 2,22 points supérieurs à celui de 2017.

Outre le fait que les forces de gauche ne progressent pas sur le plan électoral, on peut observer trois autres phénomènes apparus lors des derniers scrutins. Premièrement, l’exercice du pouvoir a affaibli le bloc central macroniste sans le faire s’effondrer ; deuxièmement, la droite classique s’est faite progressivement cannibalisée par l’extrême droite et le bloc central sans disparaître pour autant ; enfin, l’extrême gauche a pratiquement disparu des scrutins.

 

 

Pourquoi la gauche échoue-t-elle ?

Le niveau électoral très faible de la gauche dans son ensemble et son absence de progression réelle depuis 2017 impose une certaine lucidité. Contrairement à ce qu’affirment ses responsables, le NFP n’a jamais été en mesure de prendre le pouvoir. Plus grave, la seule force politique qui profite d’être dans l’opposition est l’extrême droite.

Faire un tel constat d’échec impose de ne pas en faire porter la responsabilité sur des facteurs externes. Il est tentant, et d’une certaine façon légitime, de dénoncer le rôle ambigu de la presse et des réseaux sociaux dans la montée de l’extrême droite. C’est d’autant plus tentant que la France n’est pas isolée et que l’extrême droite progresse dans la plupart des pays du monde. Néanmoins, une vision trop mécanique du rôle des médias est assez vaine. Si Vincent Bolloré et son empire médiatique ont obtenu l’influence qu’ils ont aujourd’hui, ce n’est pas simplement grâce au talent de leurs journalistes et animateurs. C’est aussi parce que ces médias rencontrent une opinion qui est prête à les écouter et à adhérer à leurs messages, chose que la gauche parvient de moins en moins à faire.

Pourquoi échoue-t-elle à convaincre ? En premier lieu, parce qu’elle a déçu. À ce titre, on ne peut faire l’économie d’une analyse lucide du mandat catastrophique de François Hollande. Car cet échec n’est pas un accident. Il a été préparé par d’autres échecs, celui de Lionel Jospin, et ceux de François Mitterrand avant lui.

Pour comprendre pourquoi la gauche subit systématiquement une lourde défaite après avoir exercé le pouvoir, il convient de revenir au contenu des politiques menées et sur l’ambiguïté de son discours et de ses pratiques. Le NFP prétend incarner les classes populaires, mais la sociologie de son électorat n’a cessé de s’en éloigner. Celle-ci est aujourd’hui essentiellement composé des catégories moyennes déclassées et diplômées qui habitent dans les métropoles et les centres-villes. Si elle parvient à subsister dans certains quartiers populaires urbains, elle a totalement disparu des campagnes et des petites villes au profit de l’extrême droite. Longtemps présente dans le nord industriel, elle en est progressivement balayée. À ce titre, l’échec de Fabien Roussel et l’élection très difficile de François Ruffin en juillet dernier dans leurs circonscriptions respectives témoignent du fait que l’éviction de la gauche de ses bastions historiques se poursuit et que le décalage entre la gauche parlementaire et les populations qu’elle entend représenter s’approfondit.

 

 

Une gauche néolibérale dépassée

La gauche n’a pas fait fuir les ouvriers sans raison. Elle a, aux yeux de nombre d’entre eux, accompagné, si ce n’est activement participé, au démantèlement des infrastructures industrielles du pays. Les chiffres sont assez éloquents. La France est l’un des pays d’Europe qui s’est le plus désindustrialisé. Entre 2000 et 2023, son secteur manufacturier a perdu 22,5% de ses emplois. Or, cette évolution est en grande partie la conséquence d’une dynamique de spécialisation au sein de l’Union européenne. Les zones centrales situées près des ports de la Mer du Nord bénéficient d’un positionnement géographique privilégié qui leur permet d’attirer les usines et l’emploi, tandis que les zones géographiquement éloignées, telles que le Portugal (-26,5%), la Finlande (-24%), ou la Grèce (-17,5%) ont vu leur activité industrielle s’effondrer[1]. Cette dynamique de polarisation protège l’activité manufacturière des pays situés dans le cœur industriel de l’Europe tels que l’Allemagne (+0%) et les pays à bas coûts salariaux qui lui sont proches (Pologne +1,7%), mais est dévastatrice pour les pays qui en sont éloignés[2].

Pourquoi accuser la gauche de complicité ? Principalement parce que c’est elle qui est à l’origine des grandes décisions qui ont accéléré la désindustrialisation française. À ce titre, le « tournant de la rigueur » de 1983, mais surtout la mise en place du marché unique européen par Jacques Delors lorsqu’il était président de la Commission européenne (1985-1995) furent des étapes décisives dans la conversion de la gauche au néolibéralisme. Le marché unique organise un double processus de concurrence. En permettant la libre circulation interne du capital, il met les différents territoires européens en compétition directe les uns avec les autres pour attirer les investissements productifs et les emplois. En supprimant le contrôle des flux de capitaux vis-à-vis des pays tiers, une mesure imposée par les autorités allemandes à Delors,[3] il a fait entrer l’UE de plain-pied dans la mondialisation. Conjuguée à la disparition progressive des droits de douane, cette dernière décision a engendré l’accélération des délocalisations vers les pays à bas coût.

Avec l’instauration du marché unique et la création de l’euro, l’industrie française a donc été prise en tenaille entre la concurrence des pays en voie de développement et celle des autres pays européens disposants d’avantages géographiques spécifiques. Les grandes entreprises industrielles françaises, y compris Renault dans laquelle l’État disposait de participations, se sont développées à l’international en investissant massivement à l’étranger. Or, à aucun moment, les responsables de gauche n’ont contesté cette logique néolibérale. Lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, la grande majorité des partis de gauche ont appelé au vote « oui ». Aujourd’hui encore, ils sont largement silencieux sur le contenu des projets de la Commission qui visent à renforcer la fluidité du Grand marché, en créant par exemple l’union des marchés de capitaux promettant de faire disparaître les régulations nationales de l’épargne et des marchés financiers. Tout cela contraste avec les déplorations opportunes d’un manque « d’Europe sociale » et la critique des paradis fiscaux. En effet, si certains pays européens maintiennent des salaires faibles et attirent les entreprises avec une fiscalité presque inexistante, c’est bien parce que la gauche a organisé le libre-échange et la libre circulation du capital. De fait, François Hollande n’a eu de cesse de dénoncer le protectionnisme comme « la pire des réponses »[4].

Le mandat Hollande est la conséquence de cette conversion au néolibéralisme. Partant du principe qu’il n’est pas possible de changer les règles européennes, la politique économique de la France s’est fourvoyée dans une vaine politique de l’offre visant à rendre son territoire plus attractif. Cette stratégie poussa les gouvernements Ayrault, puis Valls, à multiplier les cadeaux fiscaux aux entreprises et à engager la réforme du droit du travail, via la loi El-Khomri de 2016. Le « Pacte de responsabilité » de 2014, a ainsi engendré une baisse de 40 milliards des prélèvements sociaux et fiscaux au profit des entreprises.

En renonçant à agir sur le cadre dans lequel l’économie français est enferrée, une partie de la gauche française a annoncé la politique économique que poursuivra Emmanuel Macron. Le pire est que non seulement cette stratégie n’a pas permis d’enrayer la désindustrialisation, mais elle a tari les recettes fiscales, contraignant l’État à raboter ses dépenses, notamment celles qui permettent de faire fonctionner les services publics.

 

 

L’impasse de la gauche identitaire

Face à l’échec de la gauche néolibérale, une autre gauche s’est levée en déployant un discours plus radical que celui porté par une social-démocratie discréditée. Incarnée par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne de 2017, cette gauche s’est d’abord montrée critique vis-à-vis des institutions européennes, puis son discours s’est infléchi en adoptant une rhétorique plus englobante inspirée des travaux de la philosophe Chantal Mouffe[5]. Le point principal de la proposition de Mouffe, le « populisme de gauche », est d’abandonner la lutte des classes comme axe central de l’action politique au profit d’une stratégie d’agrégation de luttes censées mieux refléter les préoccupations de la jeunesse et des classes urbaines : les combats sociétaux et féministes, l’antiracisme, l’écologie, la condition animale…

Un autre aspect de cette stratégie est qu’elle part du principe que le néolibéralisme est en crise et que la priorité ne doit donc pas être d’engager un combat contre lui mais contre l’autre force concurrente, le « populisme de droite ». « Dans les années à venir, j’en suis persuadée, c’est entre populisme de droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique, écrit Chantal Mouffe dans l’introduction de son ouvrage. Aussi, c’est en construisant un ‘‘peuple’’ et en mobilisant les affects communs pour faire naître une volonté commune d’égalité et de justice sociale que l’on pourra combattre efficacement les politiques xénophobes défendues par les partis populistes de droite ».

Comment, concrètement, « construire un peuple » ? Pour Mouffe, cela passe par la mobilisation des affects et par un tribun dont le charisme peut transcender les contradictions qui traversent les mobilisations militantes. Cette mobilisation des affects implique de déplacer le combat politique du terrain de l’argumentation rationnelle vers celui des principes moraux et des valeurs culturelles. Il faudrait ainsi mettre en avant la « bataille culturelle », chère à Antonio Gramsci, au détriment de la « bataille des idées ». Le problème est que lorsqu’on entend se battre sur le front culturel, on ne cherche plus à convaincre mais à se placer sur le terrain des valeurs. Une illustration de cette stratégie a été donnée lors de l’élection européenne de juin 2024. En affichant un soutien indéfectible à la cause palestinienne, la France insoumise ne s’est pas engagée sur le champ de l’argumentation, mais sur celui des affects et des valeurs. De fait, il n’y avait guère de propositions crédibles pour mettre fin au conflit à Gaza dans le programme proposé par LFI.

Parce qu’elle met l’accent sur les questions culturelles, cette gauche peine à développer un véritable discours économique et donc à combattre le néolibéralisme. Le plus souvent, elle ne propose pas de mesures précises visant à agir sur les structures de l’économie, mais entend mettre l’État au service d’un vaste programme de redistribution : taxer les riches et les grandes entreprises au profit des jeunes et des classes populaires. Le paradoxe est que si ce discours répond aux attentes des populations les plus défavorisées, il s’avère en profond décalage avec les angoisses des milieux ouvriers qui subissent la concurrence intra- et extra-européenne et craignent pour leur emploi.

Comment qualifier cette gauche ? Elle est, au fond, « identitaire » au sens où elle entend rassembler ses partisans et ses militants derrière des combats d’identité. Ainsi, à l’instar du site créé par Théo Delemazure, elle est prompte à labéliser des postures ou des politiques comme étant « de droite » ou « de gauche », comme si la question la plus importante n’était pas celle de savoir si une mesure est pertinente ou non, si elle participe à la construction d’un projet de société cohérent et désirable, mais si elle peut ou non être rangée dans le camp de ce qui constitue culturellement la gauche.

En fin de compte, le choix proposé aujourd’hui aux électeurs par les partis de gauche se décline en deux grands menus : le premier est celui de la gauche gestionnaire, héritière un peu honteuse des années hollande et qui est persuadée qu’on ne peut agir qu’à la marge sur les structures de l’économie. Elle entend gérer au mieux les contradictions du capitalisme néolibéral sans le remettre en question. Le second menu est celui concocté par la France insoumise et les mouvements qui incarnent les luttes écologiques et sociétales. Cette gauche-là prétend reconstruire la société à partir de combats culturels et de valeurs, mais sans s’intéresser au fonctionnement de l’économie contemporaine et aux contraintes qu’elle impose à l’exercice du pouvoir.

Malheureusement, on ne peut que faire le constat que ces deux menus peinent à convaincre et n’empêchent pas la progression électorale de l’extrême droite. Il faudrait donc inventer une troisième gauche, centrée sur les questions productives et économiques, et qui parvienne à s’adresser aux électeurs des classes populaires qui sont aujourd’hui tentés par l’abstention ou le vote RN. Cette gauche peine encore à émerger.

Références

[1] Sur les origines géographiques des phénomènes de polarisation industrielle lire : David Cayla (2019), « Crise de l’euro et divergences économiques : les conséquences du marché unique pour l’unité européenne », en ligne.

[2] Source : Main-d’œuvre dans l’industrie – données annuelles, Eurostat. Consulté le 30/10/2024.

[3] Lire à ce sujet l’excellent livre de Rawi Abdelal Capital Rules: The Construction of Global Finance, Harvard University Press, 2007, pages 10 et 11.

[4] « Le protectionnisme, « pire des réponses », dit Hollande au Chili », Reuters, 22/01/2017, un propos à nouveau martelé un mois plus tard à Belfort.

[5] Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

 

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L’éviction de Thierry Breton de la Commission européenne et son remplacement par un apparatchik sans poids politique véritable témoigne de la perte d’influence de la France sur la scène européenne. L’entretien de l’ancien commissaire européen dans l’édition du Monde de dimanche 29 septembre est aussi éclairant qu’inquiétant [1].

Quel que soit le substantif utilisé pour parler de la relation franco-allemande – couple, moteur, tandem -, chacun traduit la nécessité d’être deux pour avancer. Les grands présidents l’avaient compris. Le général de Gaulle prenant le risque de la main tendue à Adenauer quinze ans seulement après la fin du conflit, comme Mitterrand se donnant tous les moyens pour arrimer l’Allemagne de l’Ouest puis l’Allemagne réunifiée dans le camp européen, quel qu’en soit d’ailleurs le coût pour l’économie française. Mais côté allemand, il suffit d’échanger avec des parlementaires outre-Rhin pour constater que cette idée de moteur ou de couple sont des images absentes de l’imaginaire politique allemand.

Il est dans l’ordre des choses que chaque État-membre agisse en faveur de ses intérêts propres. Les Etats, c’est bien connu et même au sein d’une union aussi intégrée, ont des intérêts avant d’avoir des amis. Mais ce rapport de forces n’est profitable à tous que si chaque parti parvient dans un subtil jeu à défendre sa part du gâteau tout en participant à accroître le gâteau européen. Quand le général de Gaulle défend une PAC résolument favorable aux intérêts des exploitants français, il a aussi en tête les avantages qu’une agriculture communautaire pourrait offrir à chacun des États-membres. Ce n’est pas seulement l’idée de l’Europe comme une France en grand qui n’est qu’au mieux un fantasme et au pire une manière d’habiller les renoncements à des pans entiers de souveraineté. C’est bien plutôt la poursuite de l’objectif d’un développement concerté et bénéfique au plus grand nombre dans un cadre juridique original et qui n’appartient qu’au continent européen. Mais nous sommes, dans les faits, bien loin de ce jeu coopératif.

Car l’Allemagne avance ses pions au sein des institutions européennes avec une tendance hégémonique et elle le fait au détriment de la place de la France. C’est la rencontre de cette force exprimée et de cette faiblesse constatée qui, loin de renforcer l’édifice général déstabilise l’ensemble du continent.

L’éviction de Thierry Breton[2] illustre parfaitement cette situation. C’est un camouflet infligé autant à la France qu’à l’autonomie européenne. L’exultation affichée par Elon Musk au lendemain de sa démission dit tout de cet échec. S’il reste un homme de droite, l’ancien commissaire a été un fer de lance de la lutte contre les GAFAM et leurs manquements à nos règles communes. Et il a toujours pris soin de le faire dans l’idée de défendre l’intérêt général de l’union dont la plupart des Etats, et pas seulement la France, ont considéré que cela servait tout autant leur intérêt national.

Surtout, son remplacement par Stéphane Séjourné signe cruellement la baisse d’influence de la France au sein de la future Commission européenne. Personne ne déniera à l’ancien ministre français des Affaires étrangères certaines capacités à gérer les relations du groupe Renew avec le reste de la droite européenne. Mais il ne fera pas grand-chose de cette expérience-là lorsqu’il aura à définir une stratégie à long-terme pour l’industrie européenne face aux rouleaux compresseurs américains et chinois. Le portefeuille élargi accordé à Thierry Breton en 2019 venait compenser la désignation d’une Allemande à la tête de la Commission européenne – une première depuis plus de soixante ans. Or sans cet équilibre, la France ne pèse plus grand-chose. Thierry Breton, dans son entretien au Monde, précise du reste qu’il pourrait n’y avoir qu’un ou deux chefs de cabinet français pour neuf ou dix allemands dans la future architecture de la Commission. Gross Malheur.

Il en va de même du sort réservé par la présidente de la commission européenne au rapport Draghi tout juste sorti des presses. L’ancien président du conseil italien a montré que l’Union européenne avait besoin d’un nouveau souffle si elle ne voulait pas poursuivre son décrochage économique vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Mais l’Allemagne se trouve dans une situation économique et politique délicate. En stagnation économique depuis 2019, avec un gouvernement baroque où chacun des partis de la coalition feu tricolore joue sa propre partition, elle ne parvient pas à s’extraire de la crise. Sa classe politique voit en majorité d’un très mauvais œil l’idée d’une solidarité européenne accrue par des investissements assumés solidairement par les Etats par le biais d’emprunts communs. Avis confirmé, si certains en doutaient, par le ministre des Finances allemand et surtout par Mme Von Der Leyen qui réagit clairement en représentante de son pays. D’où vient que les commissaires européens français trouvent aussi facilement le chemin de l’intérêt général européen en se mettant à l’abri de toutes accusations de chauvinisme ? Qui oserait accuser Pascal Lamy, Pierre Moscovici et même Jacques Delors de s’être comportés en français à Bruxelles frôlerait le ridicule. Et nous connaissons trop de camarades manquant sur ce sujet de sens du ridicule.

Alors que nous persistons à être les idiots utiles du village global et que notre dépendance sécuritaire aux États-Unis ne faiblit pas, Thierry Breton a su être un commissaire qui défendant les intérêts de l’Europe et des Européens si à propos qu’il a défendu se faisant ceux de son pays. Son éviction, en plus d’être un camouflet infligé à notre vieux pays, est un cadeau offert aux GAFAM.

L’Allemagne, fidèle à son histoire d’après 1945 (on ne saurait lui reprocher), ne tourne pas la page du béatlantisme. C’est donc à la France macroniste que le reproche fondamental doit être fait. La France a la chance, par son histoire (que méconnait tant la macronie), de trouver de quoi affirmer une véritable vision de ce que l’Europe peut et doit être. En sabordant son influence au sein de la Commission européenne, elle commet une double-faute, autant contre l’Europe que contre la France. Une de plus. 

Références

[1] Le Monde, 29 septembre

[2] L’ancien ministre a annoncé sa démission le 16 septembre car il savait que la présidente de la Commission von der Leyen avait mis la France devant un dilemme : le maintenir avec un portefeuille plus restreint, ou offrir un portefeuille plus large à la France mais avec un autre titulaire au poste.

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Le Nouveau Front Populaire doit devenir le camp de la concorde nationale

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La situation politique inédite dans laquelle nous nous trouvons, celle de la constitution de trois blocs sans majorité à l’Assemblée nationale, nécessite de ralentir et de s’accorder, chose difficile s’il en est dans le brouhaha ambiant, un temps de réflexion et d’analyse. Mettre fin au cocktail explosif entre bataille identitaire et réseaux sociaux, rompre avec l’impuissance publique qui mine le pays depuis 40 ans, renouer avec des politiques ambitieuses de cohésion sociale. Tel pourrait être le sens d’une gauche qui assumerait de nouveau être le camp d’une concorde nationale retrouvée.

Une Assemblée tripartite : résultat du rejet du RN

Alors que l’ensemble des sondages réalisés dans l’entre-deux tours donnait le Rassemblement national en tête (voire en situation de majorité relative ou absolue) c’est bien le Nouveau Front Populaire qui s’est imposé lors de ces élections législatives anticipées. Avec 182 députés, il devance Ensemble (168 sièges) et le Rassemblement national et ses alliés « ciottistes » (143 sièges, soit un gain de 54 sièges depuis 2022) F

Si le Nouveau Front Populaire s’impose, il reste en revanche très loin de la majorité absolue (289 sièges) tandis que la composition de l’Assemblée entérine la tripartition du paysage politique. Ce que le politiste Pierre Martin observait dès 2018 dans la majorité des démocratie occidentales.

Le nouveau système partisan qui se dessine sous nos yeux semble effectivement prendre la forme d’une structure tripolaire composée d’une droite conservatrice-identitaire (parfaitement incarnée par l’alliance Ciotti-RN), d’une gauche démocrate-écosocialiste et d’un centre libéral-mondialisateur[1].

S’il s’agit d’une tendance de fond qui travaille l’ensemble des systèmes partisans occidentaux, la situation reste inédite dans le cas de la Ve République française peu habituée aux logiques de coalition.

Il faut en revanche garder en tête que le résultat de ce second tour n’est dû qu’aux désistements de candidats NFP et macronistes afin d’éviter un Rassemblement national majoritaire à l’Assemblée. Le front républicain a fonctionné mais force est de constater qu’il se délite peu à peu et que le barrage est de moins en moins efficace.

A tel point que le politiste Jean-Yves Dormagen, considère qu’il s’agit désormais « d’une coalition électorale de barrage plus faible, plus incertaine, allant de l’électorat de gauche jusqu’à une partie des modérés[2] » et non d’un véritable front comme cela avait pu être le cas auparavant.

Et si le Nouveau Front Populaire arrive en tête en nombre de sièges, le Rassemblement national reste la première force en pourcentage des voix. Voilà pourquoi il est difficile de donner tort à Marine le Pen lorsqu’elle évoque, pour son propre camp, l’image d’une marée qui n’a pas fini de monter.

Reste à savoir ce que peut le Nouveau Front Populaire, et la gauche de manière générale, pour que le pire ne se produise pas. 

 

Le premier enjeu pour la gauche : le combat informationnel pour desserrer l’étau identitaire

Nul ne peut ignorer que le chaos qui survient en ce lendemain d’élections vient de loin et n’est pas simplement la conséquence de décisions irresponsables de la part du chef de l’Etat.  Il est avant tout le résultat de la séquence historique dans laquelle nous sommes plongés depuis les années 1980 : à savoir la montée irrémédiable des contestations suite au démantèlement des anciens cadres de régulations de la société par la mondialisation néolibérale.

Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs et par la société. Le problème étant qu’avec la destruction des anciens cadres de régulation, c’est l’ensemble des processus de reconnaissance qui sont remis en cause : panne de l’ascenseur social, précarisation des différentes formes d’emploi, délabrement du système de santé et de l’école publique, disparition des services publics, ségrégation urbaine.

Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social ».

Il en résulte une situation de vulnérabilité et d’insécurité généralisée pour des pans entiers de la société (ceux que l’on désigne tour à tour comme les perdants de la mondialisation, les déclassés, la France des oubliés, etc…). Se forme alors peu à peu ce que Christopher Lash appelle « une société de survie » « composés d’individus désindividués, aux egos fragilisés, infantilisés, insécurisés, plébiscitant des leaders forts pour incarner inconsciemment la figure du « père » émasculé[3] ». Si bien que face à cette évolution, les besoins exprimés par les citoyens se matérialisent moins par une demande d’émancipation face à une société jugée trop corsetée et traditionnelle (comme c’était le cas lors de la révolte de mai 68) que par une demande de protection et de sécurité.

Ayant parfaitement saisi cette demande de protection, les droites et les extrêmes droites ont mis en place une dialectique redoutable : celle consistant à exacerber les paniques morales des déclassés à travers tout un réseau d’entrepreneur du chaos (influenceurs, médias Bollorés) et à incarner de l’autre une réponse politique à ce besoin d’autorité voire d’apaisement national (il n’y a qu’à voir le mot d’ordre du Rassemblement national sur certaines de ses affiches : « la France apaisée »)

Exit le débat d’idées entre des orientations politiques différentes[4], bienvenue dans le monde de la bataille identitaire et de la fragmentation nationale.

Les adeptes de la culture du clash et de l’enfermement communautaire peuvent par ailleurs compter sur des réseaux sociaux qui fonctionnent comme autant de démultiplicateurs de cette bataille des identités.

Leur modèle économique et algorithmique favorise l’entre-soi en ne présentant jamais que des contenus qui nous ressemblent ou avec lesquels nous sommes d’accord. Pire encore, ils favorisent l’étouffement des désaccords au sein de sa propre « communauté » : « sur les réseaux sociaux, on craint paradoxalement moins le camp adverse que les puristes de son propre camp, qui exercent une redoutable police de la pensée »[5]. Les réseaux sociaux ne sont rien d’autre que des ghettos 2.0.

Il en résulte « brutalisation, polarisation, instrumentalisation économique et politique de la violence et de la colère, déflagration des liens, explosion du réel, atomisation des socles communs.[6]»

Si les médias plus traditionnels (presses papiers et en ligne, radios, chaînes TV) assurent encore un rôle de régulateur de ces affects volontairement exacerbés par les réseaux sociaux, il leur est de plus en plus difficile d’assumer cette fonction. On se souvient par exemple en 2002 de l’affaire « Papy Voise » (ce retraité passé à tabac et dont la maison avait été incendiée) et de ses répercussions sur l’élection présidentielle. L’emballement médiatique de TF1, France 2 et LCI à propos de cette affaire (favorisant largement le sentiment d’insécurité) a régulièrement été analysé comme l’une des causes de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour.

Plus proche de nous, le drame de Crépol (cet adolescent poignardé à mort lors d’une fête de village) a été instrumentalisé par la droite et l’extrême droite afin de prouver le lien selon eux inextricable entre délinquance et immigration. Et ce, quelques mois après les émeutes de juin qui avaient aussi participé à la droitisation dont témoignaient les instituts de sondage à l’été 2023. Les chaînes d’information en continu (Cnews en tête) ont repris en boucle cette « démonstration identitaire » jusqu’à contaminer les journaux télévisés traditionnels.

Les milliardaires Vincent Bolloré, Daniel Kretinsky et Pierre-Edouard Sterin ont d’ailleurs bien compris ce rôle de régulateur des médias traditionnels. Comment expliquer autrement leurs volontés de rachat de médias dont la rentabilité économique fait souvent défaut. De même que Jordan Bardella qui affirmait encore il y a peu que l’une de ses premières mesures en tant que Premier ministre serait de privatiser les chaînes publiques d’information.  

Face à ce cocktail explosif que représente la fusion de la bataille identitaire, des réseaux sociaux et des médias, les gauches sont fondamentalement désarmées et ne peuvent pas gagner.

Les quelques partis à gauche ayant adapté leur stratégie médiatique à cette nouvelle donne identitaire et radicaliser leur communication finissent lentement de se discréditer : la France insoumise est désormais considérée comme une plus grande menace pour la démocratie que le Rassemblement national[7] et comme un parti qui attise la violence. Quant aux partis ayant refusé cette brutalisation du débat public, leur existence médiatique est somme toute assez relative.  

Desserrer l’étau identitaire nécessite de changer drastiquement les règles du jeu médiatique et de réglementer les plateformes et réseaux sociaux : voilà pourquoi le premier combat de la gauche est désormais le combat informationnel.

De nombreuses propositions peuvent être émises dans ce sens. Tant dans la régulation des médias (inscription dans la Constitution d’un droit à l’information et de son corollaire la liberté de la presse ; renforcement du contrôle du Parlement sur les nominations à la tête de l’audiovisuel public ; adoption d’une loi anti-concentration, renforcement de la protection du secret des sources des journalistes, etc…) que dans la régulation des réseaux sociaux (contrôle du rythme des likes, retweets et partages, remise en cause des rentes publicitaires des GAFAM, etc…)[8].

Dans le contexte actuel d’absence de majorité à l’Assemblée nationale, cette lutte pour la régulation médiatique au nom de l’apaisement du débat public, et plus largement de la liberté d’informer, est un des rares combats pour lesquels un compromis est possible entre les partis du Nouveau Front populaire, des députés centristes et de centre-droit. Nul doute également que la société civile est amenée à jouer un grand rôle dans cette lutte.

La fragmentation de la société française n’est pas un horizon irrémédiable. La France n’est pas Twitter comme le dit si bien Denis Maillard et l’image que nous renvoient les réseaux sociaux et les journaux télévisés n’est pas un calque exact de l’état d’esprit des Français (c’est en tout cas l’une des leçons que l’on doit tirer de ces élections législatives)

Lorsqu’éclatent les émeutes urbaines suites à la mort de Nahel Merzouk à l’été 2023, « le discours médiatique a instantanément opposé les « anti-flics » aux « anti-banlieues ». Or l’enquête réalisée par le think tank Destin commun montre qu’une grande majorité de Français ne se situait dans aucun des deux camps : « parmi ceux qui s’inquiétaient de l’hostilité envers les jeunes des quartiers, 80 % étaient aussi inquiets de l’hostilité envers la police, et réciproquement »[9].

La situation est peu ou prou la même en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, « trois mois après le début de la guerre, parmi les 66 % de Français qui se déclaraient inquiets pour la population palestinienne, 79 % exprimaient aussi de l’inquiétude pour la population israélienne »[10].

Certes la division et la fragmentation nationales sont vécues comme telles par une majorité de citoyens : « 75 % des Français jugent que notre pays est divisé et 56 % considèrent même que nos différences sont trop importantes pour que nous puissions continuer à avancer ensemble »[11]. Mais cette situation n’appelle rien d’autre qu’un renforcement de l’intervention des pouvoirs publics afin de retrouver le chemin de la cohésion nationale. Encore faut-il en avoir les moyens et les capacités.

 

Ne pas trahir l’espoir : le nécessaire combat capacitaire

S’engager dans la voie de ce combat informationnel est une nécessité à (très) court-terme mais cela ne peut en aucun cas être l’unique terrain de lutte. Les insécurités, peurs et angoisses vécues par des pans entiers de la population, exacerbées par les réseaux sociaux, n’en sont pas moins réelles. La société de survie, des égos meurtries et des humiliations n’a pas attendu l’avènement de Twitter et de TikTok pour exister.

La dérégulation économique et financière, la compression des salaires, le recul des services publics, la ségrégation urbaine, le développement des avantages fiscaux au profit du capital et des dirigeants des multinationales sont des réalités indéniables.

Et répondre à l’ensemble de ces défis nécessite, avant toute de chose, de disposer de marges de manœuvre. Chose plus simple à dire qu’à faire. Ces fameux pouvoirs publics subissent depuis les années 1980 un affaiblissement continu de leurs capacités d’intervention. Un affaiblissement autant externe qu’interne.

D’une part, l’entrée dans la mondialisation néolibérale n’a pu se faire qu’en dessaisissant les pouvoirs publics (l’Etat au premier titre) d’un certain nombre de prérogatives et de compétences au profit d’institutions internationales par nature libérales (FMI, Banque mondiale, OCDE, Union européenne).

La social-démocratie a notamment, et dès les années 1980, fait le « pari faustien » (selon l’expression du politiste Remi Lefebvre) de la construction européenne : renoncer à la régulation nationale pour retrouver d’hypothétiques marges de manœuvre au niveau européen. Or aucune marge nouvelle n’est apparue. Pire, l’Union européenne a légitimé les dérégulations économiques et financières[12].

Une situation par ailleurs parfaitement résumée par le sénateur de Charente-Maritime Mickaël Vallet dans un article publié par le Temps des Ruptures : « La structuration des institutions européennes pousse systématiquement (au sens littéral) à une politique libérale, alors que la mondialisation des échanges nécessiterait que les peuples conservent la maîtrise de leur choix face au marché pour pouvoir en tirer un bénéfice réel et que cette nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité ne se résume pas à la délocalisation industrielle et à la concurrence entre des travailleurs du même continent.[13]»

D’autre part, cette entrée a été concomitante d’un démantèlement interne des pouvoirs publics. Les différentes vagues de décentralisation que l’on nous a vendues comme un remède à l’éloignement des décisions publiques et au cancer bureaucratique français ne se sont jamais réalisées qu’au profit d’élites et de notables locaux. Elles ont participé au désengagement de l’Etat et au recul des services publics. La décentralisation s’est faite sans le peuple[14].

Quant à l’Etat lui-même, à force de réductions des effectifs de fonctionnaires (enseignants, policiers, personnels de santé, etc..), de règlementations technocratiques absurdes et d’empilement de strates administratives, son action sur la société est devenue brouillonne et peu ambitieuse. Le lien de confiance qui l’unissait auparavant aux citoyens s’est peu à peu distendu.

« On peut s’interroger dès lors sur les conditions de possibilité d’une véritable politique de gauche ou arriver à la conclusion qu’elle implique des choix très radicaux et des ruptures auxquelles beaucoup de dirigeants de gauche ne sont pas prêt à consentir.[15]»

La gauche doit être une réponse à l’impuissance publique organisée depuis maintenant plus de 40 ans. Sans cela, lever l’espoir de grandes transformations sociales et écologiques ne servira à rien sauf à alimenter le ressentiment national.


Nouveau récit, nouveau modèle : la reconquête républicaine

Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous[16] » nécessite enfin de retrouver le chemin d’un nouveau récit, susceptible de mettre à bas la mythologie de la guerre civile que les entrepreneurs du chaos entretiennent tout aussi bien que l’apathie démocratique qui sévit dans l’Hexagone.

L’idée républicaine peut jouer ce rôle, si et seulement si, est mis un terme au faux consensus qui règne à son encontre. Manquant de rigueur dans l’analyse et dans le verbe, les faux républicains de la droite macroniste et de l’extrême droite ont réduit le projet républicain à une simple défense des droits civils, lui faisant faire un bon en arrière d’une bonne centaine d’années.

Ce faisant ils méprisent l’ensemble des combats menés au cours du XXe siècle pour la reconnaissance de droits sociaux (le droit du travail, la sécurité sociale, le droit à la retraite) et entrent en contradiction avec la Constitution de la Ve République (qui reconnaît dans son article 1er le caractère social de la République française)

« La gauche « sociale » celle de Louis Blanc, de Jaurès, de Blum, du Conseil national de la Résistance, est la force politique authentiquement porteuse d’un projet républicain qui suppose que les effets inégalitaires du marché soient maîtrisés, que certains biens essentiels à l’autonomie comme l’éducation et la santé demeurent accessibles à tous comme un droit et non pas réservés à ceux qui peuvent les payer.[17]»

Supposant une conception de la liberté comme « non domination », le projet républicain ne demande d’ailleurs qu’à être approfondi par l’intégration des luttes contre les différentes formes de discrimination[18] et du combat écologique (c’est tout le sens des travaux de Serge Audier sur l’éco-républicanisme).

Tel pourrait être en tout cas le sens d’une gauche qui ne se résigne pas à voir la bataille identitaire fracturer un peu plus le pays et qui assumerait de nouveau être le camp d’une concorde et d’une cohésion nationales retrouvées.

Références

[1] Selon la typologie mise en place par Pierre Martin dans son ouvrage Crise mondiale et systèmes partisans, Presses de Sciences Po, 2018,

[2] https://legrandcontinent.eu/fr/2024/07/08/legislatives-comment-la-mecanique-du-barrage-a-fonctionne/

[3] Asma Mhalla, Algorithmes sous tension : La Fièvre en trois équations technopolitiques

à résoudre, Fondation Jean Jaurès

[4] On observe d’ailleurs une réduction drastique du spectre des idées économiques et sociales représentées sur la place publique depuis les années 1980.

[5] Denis Maillard, De Baron noir à La Fièvre : portrait du conseiller en scénariste, Fondation Jean Jaurès

[6] Asma Mhalla, Algorithmes sous tension : La Fièvre en trois équations technopolitiques

à résoudre, Fondation Jean Jaurès

[7] https://www.francetvinfo.fr/politique/la-france-insoumise/lfi-considere-comme-plus-dangereux-pour-la-democratie-que-le-rn-selon-un-sondage_6113646.html

[8] Voir à ce sujet Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux, éditions du Passeur, 2020

[9] Denis Maillard, De Baron noir à La Fièvre : portrait du conseiller en scénariste, Fondation Jean Jaurès

[10] Idem

[11] Idem

[12] Voir à ce propos mon article sur la construction européenne : https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/05/22/une-certaine-idee-de-leurope/

[13] https://letempsdesruptures.fr/index.php/2024/06/17/du-resultat-des-europeennes-la-double-pression-2/

[14] Voir à ce sujet Aurélien Bernier, L’illusion localiste, l’arnaque de la décentralisation dans un monde globalisé, les éditions utopia, 2020.

[15] Rémi Lefebvre, Faut-il désespérer de la gauche, éditions textuel, 2022, p.44

[16] Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009

[17] https://aoc.media/analyse/2024/07/01/larc-republicain-une-mise-au-point/

[18] Voir à ce sujet les thèses de Philip Pettit.

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Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour

Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour

Docteur en Économie, Vincent Ortiz vient de publier aux Éditions du Cerf un ouvrage intitulé : L’ère de la pénurie : Capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires, dans lequel il revient sur la manière dont un certain nombre de discours écologistes centrés sur l’épuisement des ressources naturelles viennent paradoxalement favoriser l’explosion des profits des multinationales pétrolières. Nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur ce constat qui peut sembler contre-intuitif.

Photo : Pablo Porlan

Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez le coup de maître des sept sœurs et le revirement idéologique des compagnies pétrolières à la suite du choc pétrolier de 1973 ?

Les “sept sœurs”, c’est le surnom des sept principales multinationales occidentales qui se sont partagées le marché pétrolier mondial après la Seconde guerre mondiale : Exxon, Chevron, Mobil, Shell, British Petroleum, Texaco et Gulf Oil. Et leur « coup de maître », c’est ce qui induit un basculement dans la manière dont le pétrole est distribué dans le monde occidental : en 1973, les principaux groupes pétroliers se coalisent en un cartel visant à renchérir les prix, et à mettre fin à une ère de pétrole à bas coût qui garantissait une croissance confortable au monde occidental.

Durant la seconde partie du XXe siècle, elles se sont partagé les anciennes colonies britanniques, françaises et hollandaises jusqu’à être progressivement expropriées par un certain nombre de gouvernements, notamment au Moyen-Orient. Au début des années 1970, elles ne parviennent plus à maintenir leur hégémonie sur ces anciens potentats européens, et même des pays qui demeurent clairement dans l’orbite occidentale, tels que l’Arabie Saoudite ou l’Iran en 1973, finissent par nationaliser leurs ressources pétrolières. Cela signe le déclin de ces compagnies sur le marché mondial.

Or, le grand paradoxe que l’on observe, c’est que les entreprises occidentales, pourtant délestés de la plupart de leurs actifs au Moyen-Orient, connaissent une explosion de leurs profits. Explosion qui s’explique en grande partie par les accords de cartel passés avec ces pays qui avaient récemment nationalisé leurs ressources, afin de restreindre artificiellement l’extraction et la distribution de l’or noir dans le monde. Ce que les multinationales occidentales perdaient en termes de contrôle du marché pétrolier, elles le regagnaient largement par la hausse des prix que la nouvelle configuration géopolitique permettait (des États pétroliers souverains étant un atout non négligeable pour imposer un cartel mondial !).

Ce « coup de maître » a eu des implications fondamentales dans la manière dont les « sept soeurs » ont appréhendé la finitude des ressources, et ont cherché à imposer leur vision à l’opinion. Avant les années 1970, les entreprises pétrolières américaines ont intérêt à maintenir le mythe d’une forme d’abondance du pétrole sur leur territoire, puisqu’elles bénéficient de subventions étasuniennes et d’un certain nombre de mesures protectionnistes (contre la promesse d’une intensification de la production nationale). Or, à partir du moment où les prix mondiaux explosent, ces mesures protectionnistes et ces subventions leur deviennent inutiles. En revanche, il leur faut pérenniser ce cartel et cette hausse artificielle des prix, et pour ce faire il leur apparaît plus avantageux de propager une vision nouvelle : celle de la rareté géologique des ressources pétrolières. On comprend ce revirement : les prix augmentent ? C’est tout simplement que les ressources sont rares !

Avant 1973, ce qui prédomine dans les publications scientifiques et para-scientifiques contrôlées de près ou de loin par les “sept sœurs”, c’est non seulement l’idée d’une abondance, mais également d’une quantité illimitée d’or noir présente de par le monde et ce, pour deux raisons principales.

Tout d’abord, se propage le mythe d’une abondance de pétrole conventionnel, sous forme liquide, parce qu’à l’époque, on exploite une série de champs qui sont, de fait, abondants en pétrole conventionnel.

D’autre part, ces thèses reposent sur l’idée que, grâce aux progrès technologiques, on va pouvoir remettre en cause la distinction entre pétrole conventionnel et non conventionnel (qu’on trouve notamment à l’état de sables bitumineux, dans les fonds marins ou sous forme de gaz de schiste). L’idée qui est défendue par les multinationales occidentales est que des investissements constants dans la recherche vont permettre à terme d’exploiter ce pétrole non conventionnel avec une rentabilité équivalente à celle du pétrole liquide conventionnel. Elles défendent donc un point de vue cornucopien (du terme “corne d’abondance” en latin) qui correspond au Zeitgeist (esprit du temps) optimiste des années 1960 : le niveau de vie va continuer d’augmenter, ainsi que la disponibilité et la variété des biens de consommation. Une vision coïncide avec un élargissement réel de la classe moyenne en Occident.

Pour analyser le tournant qui s’opère, je me suis intéressé à un géologue qui s’appelle King Hubbert, qui a travaillé pour Shell avant d’être licencié en 1956 pour avoir alerté sur le fait que les réserves de pétrole conventionnel étaient bien moins abondantes que ce que l’on pensait. Il estimait qu’il y restait entre 250 et 300 milliards de barils de pétrole à extraire aux États-Unis, alors que l’industrie pétrolière prévoyait le double.

Ce qui est alors significatif, c’est le revirement de l’industrie pétrolière par rapport à ce chercheur qui a d’abord été conspué et réduit au silence, avant d’être soutenu par les multinationales de l’or noir, qui confèrent un écho national à ses travaux. Et de recevoir en 1977 le « prix Rockefeller », dont on sait ce que la famille doit au marché du pétrole ! Ce chercheur est proche du Club de Rome : il est cité dans le rapport Meadows, ainsi que dans les ouvrages de Herman Daly, économiste de référence du Club. Il n’est donc pas exagéré de dire que les géants pétroliers ont accompagné la vision pessimiste de la finitude des ressources que l’on trouve dans The Limits to Growth, le « Rapport Meadows » paru en 1972.

 

Parmi les premiers à alerter sur l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, il y a effectivement les membres du club de Rome et auteurs du rapport Meadows. Vous pointez néanmoins le fait que ces membres entretiennent des rapports étroits avec les élites économiques, voire y appartiennent. Vous analysez notamment les convergences idéologiques entre ces deux groupes en apparence diamétralement opposés à la lumière d’intérêts de classe partagés qui les conduisent à écarter de leurs analyses, plus ou moins volontairement, toute prise en compte de l’inégale répartition des ressources. Pouvez-vous revenir sur les différentes caractéristiques de ces convergences à la fois sociologiques et idéologiques ?

Dans l’historiographie du Club de Rome, l’idée qui a longtemps dominé est celle d’un groupe de chercheurs dont les découvertes étaient incompatibles avec l’ordre capitaliste et sa mutation néolibérale. Et il est vrai que la « classe capitaliste », pour la majorité de ses représentants, n’a pas réservé un accueil chaleureux au Club de Rome.

Pour la majorité seulement : je me suis intéressé à cette fraction des élites économiques, à la fois pétrolières, gazières et industrielles, qui a soutenu le Club de Rome. Celui-ci, rappelons-le, a été fondé par un ex-cadre dirigeant de Fiat, assumait sa volonté de se rapprocher des puissances d’argent, parlait de la multinationale comme « l’une des inventions les plus remarquables du XXe siècle », et souhaitait substituer à la conscience de classe ce qu’il nommait une « conscience émergente de l’espèce » (étant entendu que les enjeux environnementaux étaient pour lui globaux et non restreints à un seul groupe social).

Il ne faudrait donc ni partir du postulat que le Club de Rome était un groupe de capitalistes cherchant à mettre au pas la classe ouvrière – comme certains marxistes, dont David Harvey, l’ont suggéré – ni adopter le point de vue hagiographique le présentant comme un rassemblement confidentiel de scientifiques qui auraient, contre vents et marées, défendu et imposé des idées marginales dans le débat.

Le Club de Rome n’était ni confidentiel ni marginal : il a rapidement bénéficié d’une audience considérable, son discours a percolé dans les classes dirigeantes occidentales. Qu’il ait eu l’oreille d’un président des Etats-Unis, d’un président de la Commission européenne, d’un sous-secrétaire général de l’ONU ou de plusieurs économistes de la Banque Mondiale n’est pas tout à fait anodin.

Je renvoie au livre récent de Fabrice Nicolino qui s’appelle Le grand sabotage climatique et qui dresse un portrait acide de Maurice Strong, membre du Club de Rome. Ce sous-secrétaire général de l’ONU pendant plusieurs décennies est l’organisateur du premier « sommet de la Terre ». Il était actionnaire de plus d’une dizaine de multinationales pétro-gazières dans le monde, affairiste dans un nombre incalculable de pays, et propriétaire de plusieurs milliers d’hectares aux Etats-Unis – sur lesquels il est entré en conflit avec des populations locales. Il soutient immédiatement le « Rapport Meadows », et fait partie des hommes de pouvoir qui ont permis aux thèses du Club de Rome de connaître un si grand impact.

Sans remettre en cause la validité scientifique de la plupart des conclusions du Club de Rome, on peut s’intéresser à l’atout qu’elles ont constitué pour un capitalisme néolibéral émergent, qui avait besoin de conférer un supplément d’âme à un régime structurellement en récession (le choc de 1973 signe la fin de la croissance et du plein-emploi !). Les dirigeants politiques ont pu s’appuyer sur la vision du monde du « Rapport Meadows » pour justifier la hausse des prix et ne pas avoir à s’en prendre aux multinationales pétrolières qui en étaient pourtant responsables – ce fut le cas du président Jimmy Carter, par exemple. Les dirigeants pétroliers eux-mêmes ont cherché à naturaliser la hausse des prix dont ils étaient à l’origine, suggérant que les limites géologiques (mises en avant par le Club de Rome) en étaient la cause. Il y a une coïncidence chronologique entre le « Rapport Meadows » du Club de Rome, qui paraît en 1972, et le choc pétrolier de 1973, qui a donné lieu à ce rapprochement, à l’origine « contingent », avant de devenir de plus en plus « nécessaire »…

Un paradoxe mérite que l’on s’y attarde : les multinationales du pétrole, c’est aujourd’hui bien établi, ont tout fait pour masquer l’origine humaine du changement climatique et censurer les études sur le dépassement des frontières planétaires (notamment au sujet des émissions de gaz à effet de serre). Mais d’un autre côté, elles ont opéré en 1973 un rapprochement stratégique avec le Club de Rome pour mettre en avant la thématique des limites planétaires, notamment des limites géologiques du pétrole. Cela dit quelque chose de l’ambivalence politique des limites planétaires et de leurs implications, qui peuvent être malthusiennes. Je mentionne cet adjectif, car la grande majorité des membres du Club de Rome revendiquent alors l’héritage de Malthus : c’est le cas des auteurs du « Rapport Meadows », de leur économiste Herman Daly et de leurs compagnons de route les plus célèbres.

En vertu de leurs présupposés malthusiens, donc, les membres du Club de Rome ont interprété la crise énergétique des années 1970 comme le produit de la finitude des ressources. Ils ont fermé les yeux sur les opérations de cartel des multinationales, qui se livraient pourtant à une véritable opération de sabotage pour faire monter les prix.

 

Qu’est-ce donc que ce que vous appelez l’économie politique du sabotage ? Et pourquoi cette pratique se constitue-t-elle comme un système selon vous ?

Le « sabotage » est une notion qui vient de Veblen, un économiste que les écologistes citent aujourd’hui volontiers pour ses travaux sur la « consommation ostentatoire ». Il entend par là cette forme de consommation qui vise à satisfaire une volonté de distinction au sein des classes moyennes et supérieures, qui se manifeste par l’affichage de signes extérieurs de richesse. C’est un prisme pertinent pour critiquer la consommation superflue et le gaspillage à laquelle elle conduit, à l’heure de la catastrophe environnementale.

C’est à une autre partie de son oeuvre que je m’intéresse : non pas celle où il analyse cette « surconsommation » ostentatoire, mais celle où il se penche sur une forme de « sous-consommation ». Veblen défend qu’une société dans laquelle l’ensemble des besoins sont comblés est une incapable de générer du profit. Le profit capitaliste est rendu possible par deux leviers : l’accroissement artificiel des besoins (la consommation ostentatoire en fait partie), ou la restriction volontaire et artificielle de la production (le « sabotage »).

La définition qu’il donne du sabotage est vaste, puisqu’il le caractérise comme la « restriction consciente de l’efficacité ». Son postulat est qu’avec les moyens technologiques du XXe siècle, il n’y a rien en théorie qui prévienne la satisfaction intégrale des besoins de l’Humanité. Néanmoins, pour continuer à générer du profit, les entreprises capitalistes doivent procéder à une restriction de l’extraction, de la production et de la distribution.

Je me suis principalement intéressé au sabotage énergétique, qui constitue un cas d’école pour la théorie de Veblen, puisque le coût d’extraction, de raffinage et de distribution du pétrole conventionnel est extrêmement faible. Et il est abondant une bonne partie du XXe siècle : le défi des multinationales occidentales a donc été de générer artificiellement sa rareté pour pouvoir en augmenter le prix.

Le sabotage est une pratique qui émerge donc spontanément dans un secteur où le capital est fortement concentré, et possède le pouvoir d’agir sur les cours à sa guise. Ce fut longtemps le cas pour l’or noir : le monopole pétrolier de David Rockefeller a été démantelé au début du XXe siècle en plusieurs géants pétroliers, dont chacun appartenait à un membre de la famille Rockefeller, ce qui n’a pas rendu trop difficile les pratiques de « sabotage ».

La déconcentration du capital d’un secteur peut être compensée par une capacité accrue à la coordination des acteurs. Pour continuer sur l’exemple du pétrole, la multiplication des acteurs dans la seconde moitié du XXe siècle, qui découle en partie de l’expropriation des capitaux occidentaux au Moyen-Orient, n’a pas entamé la capacité du secteur à se cartelliser. Bien au contraire : la mainmise des États de l’OPEP sur les régions pétrolifères a vraisemblablement aidé à la coordination, et permis de mener une hausse des prix totalement décorrélée des coûts de production. On rejoint ici un ensemble de réflexions sur le rôle de l’État dans la structuration des marchés, bien loin des fables libérales…

 

Vous vous appuyez notamment sur l’ouvrage The spoils of war d’Andrew Cockburn en vue de nous offrir un exemple du sabotage par restriction qualitative, qui représente l’une des deux formes majeures de “diminution consciente de l’efficacité de la production”, pour paraphraser Veblen.

Dans ce cas précis, le gouvernement étasunien favorise l’affaiblissement de ces capacités de défense engagé par les lobbys de l’armement en vue de maximiser leurs profits.

Ce n’est pas sans rappeler les quotas d’importation accordés en 1973 à des multinationales pétrolières qui participent notamment à un cartel visant à accroître les prix du pétrole en coopération avec des pays imposant un embargo aux Etats-Unis, au détriment de la population étasunienne. Puisque les gouvernements semblent jouer contre leur propre camp dans ces deux cas, peut-on considérer que cette économie politique du sabotage est corrélée à une insertion de plus en plus importante, au sein de différents appareils d’État, d’ “élites dénationalisées” (pour reprendre le concept établi par Susan Strange) ? C’est-à-dire d’élites s’appuyant sur des institutions internationales pour gagner en légitimité dans le champ politique national ?

Pour la première partie de la question, je pense que la guerre est le meilleur exemple pour comprendre les pratiques de sabotage. Prenons le cas de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. En Grande-Bretagne notamment, les entreprises de l’armement qui étaient déficientes au commencement de la Première Guerre Mondiale ont été mises sous tutelle de l’État et ont vu, à partir de ce moment, leur production décuplée. Certains historiens, comme Clara Mattei, autrice du remarquable The Capital Order – How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, mettent en lumière un lien direct entre l’étatisation de ces entreprises, l’accroissement de la production qu’elle permet et… la montée en puissance des mouvements socialistes. Ceux-ci affirment en effet que les capitaux privés sont inaptes à organiser la production pour l’intérêt général et se comportent de manière parasitaire : l’évolution positive des secteurs mis sous la tutelle de l’État semble leur donner raison. Si le mouvement ouvrier européen est si fort en 1918, et déclenche une série de grèves et d’insurrections sur tout le continent, c’est aussi parce que l’ineffectivité du mode de production capitaliste (et la prédominance des pratiques de « sabotage ») a clairement été démontré au cours de la guerre.

Cette tension entre profits à court terme, qui implique une forme continue de « sabotage », et hégémonie à long terme, qui implique une industrie fonctionnelle en matière de défense, est considérable aux Etats-Unis. L’ouvrage The Spoils of War, qui s’intéresse à l’administration Bush, met en évidence un conflit permanent entre les officiers du Pentagone d’une part, les entreprises de l’armement de l’autre. Les premiers cherchent à conquérir une victoire durable sur le terrain moyen-oriental tout en préservant la vie de leurs soldats : cela requiert une aviation « low-tech », capable de survoler le sol et d’atterrir rapidement. C’est un problème pour l’industrie privée : les avions A-10 (qui répondent à ces caractéristiques) sont assez rudimentaires, et il leur est impossible de les vendre à des coûts élevés. C’est la raison pour laquelle elle cherche à gonfler artificiellement ses carnets de commande en promouvant le F-35, joyau technologique dont le prix dépasse les 100 millions de dollars et… est contre-productif pour l’armée américaine. Il est en effet conçu pour voler à une hauteur très élevée et procéder à des bombardements massifs : rien qui permette de remporter une victoire durable au sol, ainsi que le déplorent les officiers du Pentagone.

Il y a une tension fondamentale entre ces deux aspects, qui explique en grande partie pourquoi les guerres étasuniennes sont aussi longues, douloureuses, et pourquoi aucune d’entre elles n’a réellement été gagnée sur le long terme. On peut analyser ces défaites successives sous le prisme du déclin de l’hégémonie américaine – qui est réel -, mais aussi sous d’après la perspective du maintien des profits de l’industrie privée de la Défense. Sa rentabilité est étroitement corrélée à une forme de « sabotage » compris au sens de Veblen : « restriction consciente de l’efficacité ». Notons au passage que les producteurs d’armes ne sont pas les seuls à s’enrichir lors des conflits, et à profiter de ces « guerres sans fins », néfastes pour l’hégémonie américaine. Étroitement corrélés à leurs profits, il y a ceux du secteur des matières premières, et notamment du pétrole, dont le cours explose toutes les fois que les tensions s’accroissent avec le Moyen-Orient – je renvoie aux travaux de Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, que je cite dans mon livre, qui ont une analyse très originale et convaincante du sujet.

Peut-on pour autant parler d’élites “dénationalisées” ? Le concept est intéressant puisqu’il y a clairement une contradiction entre les intérêts bien compris des Etats-Unis comme entité géopolitique (défendus par les « réalistes » qui œuvrent au maintien de cette hégémonie de manière à la fois pragmatique et cynique, raison pour laquelle ils s’opposent souvent aux va-t’en-guerre néo-conservateurs, à l’instar de Kissinger qui déplorait l’accroissement des tensions avec la Russie ou la Chine) et les intérêts des multinationales, qui n’ont aucune vision de long terme et profitent de conflits néfastes à l’hégémonie américaine.

            Mais d’un autre côté, les détenteurs de capitaux privés aux Etats-Unis ont conscience du rôle central de l’État dans leur capacité d’accumulation. Sans la prédominance militaire des États-Unis, sans l’hégémonie du dollar, leurs profits s’effondreraient. Ils sont donc prêts à une forme de pragmatisme et de restriction temporaire de leurs profits pour consolider l’hégémonie américaine lorsque c’est nécessaire. La tension existe mais l’État américain ne perd pas la main. Il dispose toujours d’un pouvoir coercitif sur ces entreprises. À mon sens, il faut garder à l’esprit que les élites ne sont jamais totalement « dénationalisées ». Du moins dans les pays « dominants », où les élites nationales savent trop bien ce qu’elles doivent à leur État. Le concept « d’élites dénationalisées » s’applique davantage aux pays « dominés » ou « périphériques », où l’on trouve une classe dominante que l’on peut qualifier de “compradore”, au service d’une accumulation étrangère de capital.

 

Le titre de votre dernier chapitre évoque justement la séparation entre centre et périphérie de l’empire que l’on retrouve dans les travaux de Fernand Braudel puis Emmanuel Wallerstein sur l’économie-monde d’une part et de l’autre, Robert Cox et la conception néo-gramscienne des relations internationales. Sont-ce des filiations intellectuelles que vous reconnaissez ?

Absolument. Les fractures entre centre et périphérie me semblent fondamentales pour appréhender les relations internationales, à rebours d’un discours qui voudrait que le monde se soit horizontalisé, que les grandes puissances ou les grands empires aient disparu (que l’on trouve par exemple chez un Bertrand Badie). Cox comme Wallerstein analysent de manière chirurgicale les mécanismes de sujétion d’une partie du monde par rapport à une autre. Chez l’un comme chez l’autre, on trouve une théorie de l’hégémonie qui ne se réduit pas à la domination militaire, et dans laquelle l’usage de la force militaire est même le signe d’une crise. Wallerstein est sensible aux effets de long terme générés par la dépendance économique, tandis que Cox y ajoute une dimension culturelle et institutionnelle. De leur lecture, on ressort avec une vision à la fois marxiste et « réaliste » (même si Cox aurait rejeté ce terme) des relations internationales.

Cette articulation entre un capitalisme tendanciellement impérialiste, protégé par des institutions étatiques, constitue d’ailleurs l’un des grands points aveugles du mouvement écologiste contemporain. Je parle de son versant le plus institutionnel comme le plus radical. Si les partis écologistes européens prennent conscience, depuis l’invasion de l’Ukraine, de la nécessité de penser les relations internationales, ils le font sous un angle néo-conservateur que n’aurait pas renié George W. Bush, avec une dichotomie entre États autoritaires et démocratiques dignes d’un mauvais Western. Une vision marxiste permet de penser cette opposition comme un conflit entre super-puissances capitalistes, dominées par des intérêts fossiles – les États-Unis, pas moins que la Russie, sont un géant du pétrole, du gaz et du charbon !

Chez les écologistes plus radicaux, le problème est différent. Pour des raisons bien compréhensibles, ils considèrent l’État comme l’ennemi à abattre, dont ils ne connaissent que trop le bras répressif et le rôle de gardien des intérêts dominants. Une question demeure : étant entendu que des victoires en matière environnementale sont impensables sans contester le mode de production dominant, au sein duquel on trouve les grandes entreprises internationales, est-il envisageable que celles-ci se laissent dépouiller sans appeler la puissance publique à la rescousse ? Est-il envisageable, quelle que soit l’échelle dont on parle, d’initier une rupture avec le capitalisme néolibéral sans provoquer une réaction coercitive des principaux États qui en sont les gardiens ? Et comment leur résister, si ce n’est… en leur opposant une autre puissance étatique ?

 

Vous mentionnez l’impasse d’une écologie néo-malthusienne, quelle est-elle ? Vous ciblez ici les décroissants ?

Les impensés de l’écologie néo-malthusienne sont effectivement les mêmes que ceux de la plupart des théories décroissantes (j’exclus celle, marxiste, d’André Gorz) : les rapports de production et les antagonismes de classe.

Ils sont liés au fait que l’écologie néo-malthusienne et la plupart des « décroissants » raisonnent implicitement avec le postulat de la souveraineté du consommateur d’une part, sur la base d’une situation de concurrence parfaite de l’autre. Les ressources sont rares et limitées, disent-ils, alors que la voracité du système économique, qui découle d’un insatiable besoin de consommation, est sans limites. Par rapport aux limites (et aux frontières) planétaires, l’humanité se livre donc à une forme de surconsommation. Et les phénomènes contemporains d’inflation et de pénuries semblent conforter cette vision des choses.

Il faut adopter une posture critique à l’égard de ces postulats. S’il est indéniable que l’on pille les ressources planétaires à un rythme alarmant d’un point de vue géologique, il n’en va pas de même d’un point de vue socio-économique. Dans le premier cas, on observe à l’évidence une forme de surconsommation ; dans le second cas, une forme de sous-consommation (on a d’ailleurs qualifié d' »économistes de la sous-consommation » des penseurs aussi divers que Veblen, Keynes et Marx). Les ressources et les biens sont en effet mis à la disposition des consommateurs trop lentement par rapport à ce que les structures économiques permettraient si elles étaient différentes.

Pourquoi ? Il y a de multiples raisons à cette sous-consommation. Si l’on prend un point de vue veblénien, elle découle du pouvoir de marché des entreprises dominantes, qui restreignent la production pour faire monter les prix. En ce sens, notre système est caractérisé par un degré élevé de « sabotage ». Si l’on prend un point de vue inspiré de Keynes ou de Marx, la sous-consommation découle d’une faible demande, elle-même produit de bas salaires.

Les postulats néo-malthusiens s’effondrent : il n’y a pas de souveraineté du consommateur, le système productif n’est pas captif d’une insatiable demande – au contraire, il la restreint par de bas salaires. Il n’y a pas de concurrence pure et parfaite : les entreprises ne cherchent pas systématiquement à maximiser leur production pour satisfaire la demande, mais peuvent la restreindre pour causer une hausse des prix.

            Corollaire de la vision du monde des néo-malthusiens et de la plupart des « décroissant » : ils considèrent que le système économique et l’ensemble de ses agents tendent vers la croissance. Et on ne compte pas les dénonciations de la « croissance » au sein de l’écologie institutionnelle ou radicale, qui percolent beaucoup à gauche. Cette posture neutralise les critiques du capitalisme comme régime qui tend structurellement vers une croissance atone. Elle empêche de penser la question de la croissance en termes de rapports de pouvoir. Et pourtant, la croissance est un enjeu de pouvoir.

Un régime capitaliste à faible croissance est corrélé à un taux élevé de chômage et défavorise structurellement les travailleurs. Pour inverser ce rapport défavorable au travail, un régime de forte croissance – fût-il temporaire, fût-ce pour tendre vers une société de post-croissance – est nécessaire.

Un dernier mot sur le néo-malthusianisme : l’une de ses grandes victoires est d’avoir imposé l’idée que les guerres contemporaines étaient, de près ou de loin, des conflits pour l’accaparement de ressources rares. Or il est douteux que les derniers conflits énergétiques ou pétroliers aient été livrés pour cette raison. Depuis des décennies, les États-Unis justifient leur ingérence au Moyen-Orient par le spectre de la finitude des ressources énergétiques et du pic pétrolier. Qu’une version particulièrement alarmiste de ce dernier ait été promue par l’administration Bush n’est pas anodin : la hantise d’un épuisement de pétrole justifiait l’invasion d’un pays pétrolifère. Non seulement cette crainte était exagérée, mais surtout la guerre d’Irak n’a pas eu pour effet d’accroître l’extraction de pétrole par les entreprises occidentales : le chaos généré par le conflit en a au contraire bouleversé les voies d’approvisionnement. D’où cette hausse faramineuse des prix du pétrole que l’on observe dans la décennie 2000.

Nitzan et Bichler, que je citais plus haut dans votre question sur les élites dénationalisées, mettent en évidence une corrélation serrée entre hausse des profits pétroliers américains et résurgence de conflits au Moyen-Orient : l’accroissement des tensions avec un géant pétrolier conduit à une pénurie d’or noir (davantage perçue que réelle), qui provoque hausse des prix et des profits. N’y a-t-il pas là l’une des clefs d’un certain nombre de conflits contemporains ? Ne s’agit-il pas d’une modalité indirecte de « sabotage » ? Le postulat néo-malthusien d’États super-extractivistes en quête de ressources rares empêche de poser la question.

 

Au-delà de cette alliance idéologique objective entre capitalisme de rente et écologie néo-malthusienne, avez-vous pu observer des situations dans lesquelles des entreprises pétrolières vont jusqu’à appuyer plus directement (de manière financière ou autre) des actions de sabotage de la part de groupes écologistes ?

            Je n’ai pas observé d’instances dans lesquelles des lobbys pétroliers ou capitalistes auraient favorisé des formes de sabotages « écologistes ». Peut-être parce que ces mouvements ne sont pas suffisamment importants pour peser sur les flux mondiaux. Peut-être également parce que le mouvement écologiste a été suffisamment habile et conscient pour les prévenir.

          Il n’est cependant pas interdit de s’intéresser aux tentatives d’instrumentalisation de groupes écologistes par les grands intérêts fossiles. Les élections présidentielles de 2021 en Équateur offrent un cas intéressant pour la science politique – mais pas exceptionnel dans le panorama latino-américain. On y a vu une candidature à la fois « indigéniste », écologiste, critique de la croissance et de l’extractivisme et… néolibérale. Le candidat Yaku Pérez critiquait l’État équatorien de manière virulente pour sa politique minière et pétrolière, flirtant avec les discours libéraux de dénonciation de l’emprise étatique sur la mine et le pétrole. Cette ambivalence des mouvements « anti-extractivistes » a été analysée avec brio par Maëlle Mariette et Franck Poupeau dans Le monde diplomatique (dans un article intitulé « A bas la mine ou à bas l’État ? »).

 

On ne peut qu’être d’accord avec vous au sujet du mirage fabriqué de toute pièce par Bruno Latour autour d’une prétendue classe écologique qui se constituerait d’elle-même. A rebours de cette “conscience écologique”, des écologistes tels qu’Andreas Malm mettent l’accent sur la nécessité de réactualiser la conscience de classe en mettant en lumière le fait que les 1% les plus riches ont une empreinte carbone 175 fois plus élevée que celle des 10% les plus pauvres. L’incapacité patente de cette écologie néo-malthusienne à rompre avec les logiques capitalistes ne vient-elle finalement pas redonner toute sa légitimité au concept de lutte des classes comme grille d’analyse pertinente en vue de penser la transition énergétique ?

Difficile d’entrevoir une issue aux problèmes actuels si on perd la boussole de la lutte des classes. L’articulation avec les enjeux environnementaux n’a bien sûr rien d’évident, ni de systématique. Il ne suffit pas de dire « fin du monde, fin du mois, même combat », pour qu’une jonction se réalise. Et a contrario, il faut prendre au sérieux l’hypothèse d’un « capitalisme vert », qui ne changerait pas grand-chose au désastre climatique, mais imposerait une série de régulations qui nuiraient d’abord aux plus pauvres et aux petites entreprises, favorisant la dynamique de renforcement et de concentration du « grand capital » (une perspective entrevue de manière prémonitoire par André Gorz dans un article intitulé « leur écologie et la nôtre », paru en 1974). La « taxe carbone », à laquelle on doit l’un des mouvements sociaux plus massifs de l’ère contemporaine, relève d’une logique similaire.

Bref : l’écologie n’est pas populaire par essence. Elle peut s’hybrider avec le libéralisme économique de mille manières, que j’explore dans mon livre. Mais si on prend au sérieux la transition énergétique, il faut la considérer sous l’angle des rapports de production, qu’il est nécessaire de bouleverser pour tendre vers une société écologiquement viable. Et il faut désigner ses adversaires : le capital fossile, mais aussi l’ensemble du capital dont la rentabilité implique une dévastation de l’environnement.

Le meilleur moyen de ne pas le faire est de nier ou brouiller ces antagonismes de classe, au nom de la nouvelle donne que constituerait le désastre climatique. C’était déjà la démarche du Club de Rome, qui évoquait la « problématique mondiale » de l’environnement (contre la vision étriquée des marxistes, qui pensaient en termes de classes). C’est celle de Bruno Latour et de ses épigones, qui, au nom du « Nouveau Régime Climatique », déclare que la lutte des classes appartient au passé. On comprend le présupposé : l’humanité n’a jamais affronté un défi aussi existentiel, qui menace sa survie même, et cela rebat les cartes. La nouvelle ligne de clivage se situe désormais entre ceux qui souhaitent contribuer à l’habitabilité de la terre (la « classe écologique » de Latour) et les autres, en abandonnant toute référence aux rapports de production.

Cette vision des choses est trompeuse : j’ébauche, dans mon livre, plusieurs scénarios possibles pour le capitalisme à l’ère des limites et des frontières planétaires. Et je tente de démontrer que tout épuisement d’une ressource, tout désastre, est aussi l’occasion d’une accumulation de capital. La raréfaction des ressources énergétiques renforce mécaniquement le pouvoir de marché de ceux qui sont en situation de les rationner. La multiplication des catastrophes météorologiques est l’occasion pour des secteurs gigantesques de la finance de continuer à croître via des mécanismes d’assurance et de réassurance, etc. Les antagonismes de classe ne disparaissent pas, ils se reconfigurent.

Quelques mots sur Bruno Latour, puisque vous l’évoquez, coqueluche de l’écologie institutionnelle, dont le décès a donné à une sanctification médiatico-intellectuelle sans précédent. On pense à la création du « Fonds Latour » de Sciences po, doté de plusieurs millions d’euros ; ou aux déclarations de Marine Tondellier selon laquelle la tâche de son mouvement est de créer cette « classe écologique » mentionnée par Latour. C’est à la fois proprement incompréhensible – les écrits de Latour constituent une série d’obstacle à l’appréhension des enjeux environnementaux – et très compréhensible si on prend en compte sa fonction idéologique.

Rappelons que Latour émerge d’abord d’une épistémologie « constructiviste », consistant à questionner l’universalité des conclusions des sciences naturelles et sociales. À ramener la vérité à une question de perspective, certaines étant simplement défendues par davantage d’agents que d’autres. Avec une radicalité étonnante (il va jusqu’à écrire que « rien ne distingue Pasteur, Shakespeare ou la NASA » (Pasteur) dans leur capacité à effectuer des prédictions). Ce n’est pas forcément inintéressant, mais c’est problématique si l’on considère que l’une des tâches majeures de l’écologie, aujourd’hui, est de lutter contre un climatoscepticisme fondé sur le déni de la science. Latour avait parfaitement conscience de cette tension, puisqu’il va jusqu’à écrire, en 2010 : « Avouons que nous sommes tous climatosceptiques. En tout cas, moi je le suis » (Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques). Sans jamais chercher à la résoudre.

À cette épistémologie constructiviste se mêle l’idée que la dévastation environnementale est causée par l’hubris de la science occidentale qui, pleine de certitudes arrogantes, a voulu réduire l’ensemble du vivant sous sa coupe. Par contraste avec les modes de pensée pré-modernes qui se seraient caractérisés par leur pluralisme et leur respect de la biosphère – Latour se fonde sur les travaux de Philippe Descola. Un moyen pratique de ne pas incriminer un mode de production (le capitalisme) en pointant du doigt un mode de pensée (le cartésianisme).

La science occidentale n’étant pas universellement valable, les modes de pensée pré-modernes étant plus respectueux de la biosphère, c’est très logiquement que Latour les réhabilite. Et il flirte en permanence avec un registre proprement animiste, ou panthéiste. Latour est un défenseur du courant dit « nouveau matérialisme », en opposition au « matérialisme historique » issu du marxisme. Ce dernier est fondé sur la centralité des rapports sociaux (et spécifiquement des rapports de production), considérés comme particulièrement déterminants pour comprendre le réel. Le « nouveau matérialisme » refuse ce postulat (qualifié de « socialiste ») : pour ses défenseurs, les rapports sociaux n’ont pas davantage de puissance d’agir que les déterminants physiques ou biologiques. Il faut lire (si on a du temps à perdre !) Face à Gaïa pour voir les absurdités auxquels cela le conduit : dans un passage particulièrement laborieux, Latour s’échine à prêter une « agentivité » au fleuve Mississippi, analogue à celle d’un groupe social. Derrière cette ontologie « plate » (les être humains n’ont pas une puissance d’agir supérieure à celle des animaux non humains et des agents non-humains), on trouve une célébration du cosmos (« Gaïa ») avant l’Anthropocène, qui s’autorégulerait selon des mécanismes vertueux si l’homme ne l’avait mis en coupe réglée.

Si l’on résume : le problème écologique vient d’un mode de pensée cartésien, manifestation d’une hubris dont la souveraineté politique est le stade suprême. Et non du capitalisme ou d’un quelconque mode de production. Et le salut réside dans une remise en cause de la centralité de l’homme sur le cosmos – aux modalités mystérieuses -, que Latour mentionne en parlant du « devenir termite » de l’humanité. Ce charabia est à ce jour la manière la plus sophistiquée pour tenter de nier que les enjeux environnementaux se lisent à travers le prisme des classes sociales.

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Depuis le déclenchement de la guerre, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré. Pourtant, alors que nous faisons déjà face à une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine aurait des effets désastreux pour plusieurs filières.

Depuis le déclenchement de la guerre provoquée par l’invasion russe, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré sous l’impulsion de nombreux chefs d’État et de gouvernement européens. Le 28 février 2022, le président Volodymyr Zelensky a officialisé la volonté de son pays d’entrer dans l’Union européenne. Cette initiative, très largement soutenue par l’opinion publique, marque un lent et long processus qui pourrait s’étaler sur les quinze prochaines années avant que soit actée cette éventuelle adhésion.

Alors que notre pays est frappé par une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne aujourd’hui aurait des effets désastreux pour certaines filières. Il va de soi que les coûts de production de nos modèles agricoles ne sont pas égaux et que la mise en concurrence de ceux-ci avec les exportations ukrainiennes fragiliserait inexorablement les agriculteurs français – déjà mis à mal par la mondialisation à laquelle ils doivent faire face depuis des années. Avant l’invasion russe, l’Ukraine était le 4ème pays agricole mondial, 1er exportateur d’huile de tournesol, 4ème de maïs et d’orge et se plaçait 5ème dans l’exportation de blé.(1)

Le destin des agriculteurs est intrinsèquement lié à la politique agricole commune (PAC) pilotée par l’Union européenne. Si ce dispositif fait débat et est amené à évoluer, en l’état actuel de son fonctionnement, plus l’on a de surface agricole, plus on reçoit de fonds. L’argent perçu bénéficie donc aux plus grandes surfaces, dont l’Ukraine ferait partie si elle venait à entrer dans l’Union européenne. Les dix plus grandes entreprises agricoles ukrainiennes contrôlent 70% du marché national.(2) Cela affecterait la compétitivité de certaines exploitations agricoles des Etats membres : le budget de la PAC exploserait au bénéfice de ces grands groupes, qui alimenteraient le marché européen de produits agricoles à bas coûts. Les Etats européens devront donc faire face à cette mise en concurrence qui pourrait être fatale à de nombreux pans de l’agriculture française.

Par ailleurs, il paraît difficile d’harmoniser les normes environnementales européennes avec celles en vigueur en Ukraine. Une adhésion aurait ainsi plutôt tendance à tirer ces normes vers le bas, ce qui serait désastreux pour la biodiversité et pour la santé des consommateurs. En effet, les obligations européennes en matière d’usage des pesticides sont très éloignées de celles mises en place par l’Ukraine sur sa production.

Les exportations agricoles ukrainiennes actuelles vers l’UE ont déjà fragilisé notre économie : entre 2021 et 2023, elles ont bondi de près de 176%. Selon les Echos, les importations de volaille ont augmenté de 50 % en 2023 par rapport à 2022. Le prix du poulet produit en Ukraine, au kilo, est de 3€ en moyenne. Il est de 7€ en France. Voilà à quoi doivent aujourd’hui faire face les agriculteurs français.

À l’heure où la France doit concentrer tous ses efforts à retrouver le chemin d’une souveraineté agricole et alimentaire, l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne peut donc apparaître comme une fausse bonne idée.

Références

(1)Benjamin Laurent, “Mobilisation des agriculteurs : les produits ukrainiens sont-ils une « concurrence déloyale » à l’agriculture européenne ?”, Géo, 2 février 2024.

(2) Stefan Lehne, « A Reluctant Magnet: Navigating the EU’s Absorption Capacity », 21 septembre 2023.

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Dans un rapport mis en ligne lundi 12 février, Viginum, le service technique et opérationnel de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères révèle l’existence d’un réseau (Portal Kombat) constitué de 193 sites internet relayant de fausses informations et visant à déstabiliser la population ukrainienne mais également des Etats comme la France ou l’Allemagne.

Entre septembre et décembre 2023 Viginum a mené des analyses approfondies d’un réseau regroupant des sites d’informations diffusant des contenus pro-russes, certains ouvertement politiques et d’autres plus anodins.

Baptisé « Portal Kombat » en raison de sa « stratégie informationnelle offensive », le réseau regroupe pas moins de 193 sites actifs pour certains depuis 2013 (et pour les plus récents juin 2023) dont l’activité vise explicitement les Etats occidentaux affichant leur soutien à l’Ukraine depuis l’invasion russe. Comme l’indique le rapport de Viginum[1], ces sites ne diffusent aucun contenu original et fonctionnent comme des relais de publications issues majoritairement de trois sources : les comptes de réseaux sociaux russes et pro-russes, les agences de presses russes et les sites officiels d’institutions ou d’acteurs locaux.

Le principal objectif poursuivi par « Portal Kombat » est de présenter une image positive de « l’opération militaire spéciale » menée par la Russie en Ukraine et, dans le cas français à travers pravda-fr[.]com, de « polariser les échanges et le débat public numérique francophone »[2]. Plusieurs techniques sont également utilisées afin d’élargir au maximum l’audience des 193 sites : la sélection des sources pro-russes selon les localités visées, l’automatisation de la diffusion des contenus et l’optimisation du référencement sur les différents moteurs de recherche.

Considérées comme de potentielles cellules dormantes pouvant redoubler d’activité lors des nombreuses élections prévues en 2024 en Europe et dans le monde, Paris et Berlin ont communiqué ensemble sur le sujet ce lundi 12 février lors de la réunion à la Celle-Saint-Cloud du format Weimar[3].

Références

[1] https://www.sgdsn.gouv.fr/files/files/20240212_NP_SGDSN_VIGINUM_RAPPORT-RESEAU-PORTAL-KOMBAT_VF.pdf

[2] Toujours selon le rapport de Viginum

[3] Le « triangle de Weimar », est le nom de la plateforme d’échange entre la France, l’Allemagne et la Pologne. Crée en 1991 pour soutenir l’adhésion de la Pologne à l’Otan, le triangle de Weimar est désormais un outil diplomatique plus large et est actuellement utilisé par les trois pays pour contrer efficacement les attaques russes de désinformation et les tentatives d’ingérences.

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