« Le vieillissement est une réalité, qu’il faut regarder de face » – entretien avec Jérôme Guedj

Alors que le projet de loi sur la fin de vie commence son parcours législatif à l’Assemblée nationale, la question du bien vieillir se pose en France de manière accrue. Hormis lors de scandales très médiatisés, comme l’affaire Orpea, la vieillesse est absente de notre débat public. Pourtant, le déni n’empêche pas le vieillissement de la population d’arriver. Jérôme Guedj est député socialiste, très investi sur les questions du grand âge, a publié en 2013 « Plaidoyer pour les vieux » (éditions Jean-Claude Gawséwitch). Pour Le Temps des Ruptures, il revient sur l’importance que la prise en compte de la vieillesse revêt pour notre société et pour son avenir.

Le Temps des Ruptures : Le grand âge est un sujet sur lequel vous travaillez depuis de nombreuses années. Que la population française vieillisse est un fait, qui d’ailleurs a été maintes fois répété au cours des débats sur la réforme des retraites. Quels sont les défis que ce vieillissement fait apparaître et va faire émerger pour le pays dans les années à venir ?

Jérôme Guedj : Nous faisons face à un fait : la population française vieillit et vit plus longtemps. Cette évolution est une chance, tout comme un défi. La démographie est une science quasi exacte : nous savons que nous vivons, entre 2017 et 2025, un doublement du nombre de personnes âgées en perte d’autonomie. En effet, ils étaient 1,3 millions de personnes âgées “dépendantes” en 2017, ils seront 2,9 millions en 2025 chez les plus de soixante ans. Déployer un doublement de la prise en charge nationale en moins d’une décennie n’est pas anodin, d’autant plus que le phénomène se poursuit. L’Igas estime que nous assisterons à une hausse du nombre de personnes âgées en perte d’autonomie à hauteur de 16% en 2030 par rapport à 2020, de 36% en 2040 et  de 46% en 2050. Cela représente près de 4 millions de personnes. C’est un défi considérable qui nécessite des moyens humains et financiers énormes. À titre d’exemple, la Drees évalue, à horizon 2030, le besoin de places additionnelles en Ehpad à 108 000 lits. C’est donc un double défi qu’il nous faut relever : former et recruter assez de professionnels du secteur, et les financer, elles et leurs conditions de travail du quotidien.

Car la transition démographique est d’autant plus un défi que les métiers du lien, du médico-social, sont en crise :  temps partiels forcés, horaires décalés, faibles rémunérations, accidentalité trois fois supérieure aux métiers du BTP… Ces secteurs sont en difficulté de recrutement non pas à cause de la nature du métier, mais de la dégradation des conditions de travail.

Dans ce contexte, les annonces du gouvernement promettant 50 000 nouveaux postes d’ici 2030 est insuffisant. En 2019, le rapport El Khomri préconisait 93.000 créations de postes cumulées à 260.000 formations de professionnels entre 2020 et 2024. Notre société est en train d’appliquer des pansements sur une fracture ouverte.

Gouverner, c’est prévoir. Pourtant, il n’y a a pas eu d’anticipation de ce phénomène tout à fait connu. En 2013, en écrivant “Plaidoyer pour les vieux”, je refusais de tenir des discours catastrophistes et écrivais que “la crise du vieillissement n’aura pas lieu”. Force est de constater que, plus le temps passe, et plus la réalité me donne tort.

Si nous ne prenons pas les bonnes décisions rapidement au niveau systémique, la crise du vieillissement aura bel et bien lieu, et ce alors que des signaux forts existent depuis longtemps.

La canicule de 2003 nous a appris avec horreur que des personnes âgées étaient si isolées qu’on ne découvrait pas leur corps avant une semaine. Près de deux décennies plus tard, la pandémie de Covid-19 nous a rappelé que nous devons être solidaires de toutes les classes d’âges, ce qui n’est pas le cas à ce jour.

Si en septembre, à la rentrée scolaire prochaine, il y avait seulement un enseignant pour 50 élèves dans les écoles primaires, ce serait la révolution dans tout le pays, une indignation nationale. Pourtant, c’est la situation dans les Ehpad, qui accueillent, leur nom l’indique, des personnes âgées dépendantes : leur perte d’autonomie nécessite un accompagnement récurrent et de plus en plus important. Pourtant, l’Etat ne nous en donne pas les moyens.

Toutefois, des solutions existent, de nombreuses initiatives locales montrent que d’autres modèles sont possibles, que nous ne sommes pas condamnés à négliger les vieux en France. Par ailleurs, ma proposition de loi visant à garantir le droit à vieillir dans la dignité et à préparer la société au vieillissement de sa population rassemble la traduction législative des nombreuses recommandations des rapports menés récemment sur la transition démographique.

 

LTR : Malgré des faits établis, la mobilisation des acteurs du secteur et votre engagement, il n’y a pas de plan global de prise en charge du grand âge qui se dessine. Comment interprétez-vous cela ?

Nous avons des choix collectifs à faire. Or, nous avons collectivement pris la décision, depuis des années, tout gouvernement confondu, de ne pas accompagner les Ehpad en fonction des besoins des résidents.

En 2002, la création de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) a été une révolution dans l’approche de la vieillesse. Malheureusement, depuis cette date, les dispositions n’ont pas suivi la réalité. Une branche de la sécurité sociale a été créée pour prendre en charge le “cinquième risque”, sans que rien ne change dans le fond. Les financements sont accordés par miette et des petites briques législatives sont posées de façon inarticulée.

Tous les acteurs du secteur appellent à une loi grand âge, or, les différents gouvernements de Macron s’y refusent. Nous avons eu de nombreuses promesses, mais nous avons appris à les prendre avec précaution, parfois même circonspection. La dernière en date était la plus concrète : Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités, et Elisabeth Borne, alors Première ministre, avaient toutes deux formulé une promesse devant la représentation nationale pour une loi grand âge, co-construite avec les acteurs du secteur et les parlementaires, déposée avant l’été 2024, et adoptée avant la fin 2024. C’était par ailleurs le sens de mon amendement adopté à l’unanimité par les députés lors de l’examen de la proposition de loi Bien Vieillir. Cependant, le remaniement a balayé tous nos espoirs : Gabriel Attal et Catherine Vautrin refusent de reprendre ces engagements, ce qui soulève la question de la continuité d’Etat.

 

LTR : La difficile prise en compte du secteur du grand âge par notre société traduit-elle un besoin de mise à distance de ce moment de la vie ?

Bien sûr, la vieillesse fait peur. Seulement, cette peur est le résultat d’une représentation erronée de la vieillesse. Nous associons aux vieux la maladie, la fin de vie, la réclusion. Il y a un déni intime et collectif de la vieillesse.

Néanmoins, nous devons arrêter les discours anxiogènes. Le vieillissement de la population n’est pas un problème, mais une chance, car il est le résultat de la réussite de notre système de santé et des progrès de la médecine. C’est aussi la réussite de notre système de protection sociale. Notre système de retraite, malgré sa déstabilisation, a permis d’inverser une tradition séculaire : la bascule dans la pauvreté au moment de la fin de l’activité professionnelle.

Finalement, nous devons poser la question de la place des personnes âgées dans leur diversité, car le vieillissement est une donnée universelle. En tant qu’universaliste républicain, j’estime qu’il faut considérer l’ensemble de ces fragilités. Le handicap, le sans-abrisme, la maladie mentale, la maladie chronique sont des fragilités. Tout le monde sera concerné par les fragilités du vieillissement : nous sommes tous des vieux. Nous sommes tous engagés dans un processus de vieillissement, qui se traduit, dès 40-50 ans, par la survenance d’un certain nombre de fragilités. Il y a une formule que j’aime répéter “L’arbre de la dépendance ne doit pas cacher la forêt du vieillissement”. Car c’est souvent la dépendance, la perte d’autonomie, Alzheimer, la question des Ehpad, des services à domicile qui prévalent lors qu’on parle longévité. Mais la vieillesse n’est pas une maladie.

Le vieillissement est une réalité, qu’il faut regarder de face. Nous ne pouvons l’ignorer, l’invisibiliser. Selon moi, l’utilisation même de mots comme “séniors” et “personnes âgées” démontre le malaise de la société par rapport à ses vieux. “Personne âgée” est une paraphrase vide de sens : nous sommes tous âgés. Nous utilisons bien l’expression “les jeunes”, son opposé est “les vieux”. Pour faire de la vieillesse un objet politique, nous devons la nommer explicitement.

Cela participerait à un changement de paradigme du regard de la société sur les vieux, alors qu’ils sont sous-représentés. L’Arcom évalue la présence des personnes âgées sur la télévision à 6%. Pour que la vieillesse gagne en visibilité, nous pouvons rendre les lieux de vieillesse à la cité. J’aimerais désenclaver les vieux, à savoir ne pas faire des Ehpad des ghettos à vieux mais des lieux de vie pour tous.  Il serait très simple d’autoriser les Ehpad à devenir des bureaux de vote.

Je propose aussi d’obliger les lieux d’accueil de personnes âgées à être jumelés avec les clubs sportifs et les écoles, pour favoriser les échanges intergénérationnels, institutionnaliser les pratiques sportives et culturelles, pour aider aux devoirs… Les gains sont nombreux.

 

LTR : Que traduisent les scandales comme celui de la société Orpea ? Le grand âge est-il devenu un secteur lucratif comme les autres ?

La question de la rentabilité du grand âge pose la question du manque de soutien financier de l’État à l’ensemble du système de protection sociale. Nous devons être attentifs au détricotage de l’Etat providence.

Néanmoins, le secteur privé a sa place dans la prise en charge des personnes âgées. Comme pour l’éducation, les Français ont un droit de choisir leurs conditions de vie et d’accompagnement. Toutefois, ce ne peut pas être l’unique option des vieux et leurs familles, mais un choix libre. Le secteur privé croît de manière exponentielle, car il réagit à la croissance des besoins et des demandes. Le secteur public doit effectuer le même sursaut.

Il faut donc être vigilants, sans dramatiser : le secteur privé lucratif (à opposer au privé associatif) ne représente encore qu’un cinquième des prises en charge en France. En effet, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) rapporte que les 7502 Ehpad français accueillaient, en 2020, 601 300 résidents, dont 51% en établissements publics, 29% en établissements privés associatifs et 20% en établissements privés lucratifs.

Seulement, nous devons rester vigilants aux dérives lucratives dans le traitement des personnes âgées. Les moyens de contrôle doivent être renforcés, notamment sur les minima d’encadrement. En moyenne, dans le public, le taux d’encadrement médian est ainsi de 72,1 équivalents temps plein (ETP) pour 100 places en 2018, contre 52,3 ETP dans le secteur privé lucratif. Le taux recommandé est d’au moins 80 ETP pour 100 résidents.

 

LTR : Quelles sont les solutions ? Faut-il créer un grand service public du grand âge ?

Nous avons besoin d’un sursaut du service public pour le grand âge. Car il existe déjà, mais il est en souffrance. Tout le secteur souffre d’un manque d’investissement pour pouvoir répondre aux besoins actuels et pour se développer suffisamment pour répondre aux besoins futurs. Un grand service public du grand âge permettrait d’avoir une politique transversale solide, mais aussi de faire guichet unique pour les usagers. Sur ce dernier point, c’est d’ailleurs le sens du Service public départemental de l’autonomie (SPDA) expérimenté par 18 départements.

Il est de notre devoir d’assurer que les personnes âgées restent uniquement fragiles, et les aider à éviter de tomber dans la dépendance. Plus concrètement, pour lutter contre les fragilités au quotidien, au travers du développement de l’activité physique et la lutte contre l’isolement, autant social que d’accès aux services. Rappelons-le, ce sont 500 000 personnes en situation de mort sociale en France. Enfin, nous devons absolument adapter les logements : seul 6 % du parc immobilier français est adapté aux plus de 65 ans selon l’Anah. Pourtant, les gouvernements d’Emmanuel Macron légifèrent à contre-courant : la loi ELAN a réduit l’obligation d’accessibilité à seulement 20% du bâti, alors qu’avant 2019 elle s’appliquait à toute nouvelle construction.

Ainsi, au-delà des services pour pallier la perte d’autonomie, il faut la prévenir et donc adopter une approche transversale et globale. Selon moi, la société doit s’adapter au vieillissement et non l’inverse. Ne pas intégrer les fragilités du vieillissement dans notre mode de pensée correspond à une exclusion automatique des vieux. Lors de mon cours à Sciences Po sur les enjeux du vieillissement, mon objectif est de transmettre cette philosophie aux étudiants : “voir la vie avec un œil de vieux”. Cette attitude se décline premièrement sur la ville, ses politiques et son organisation. Des choix apparemment anodins ont un grand impact pour les personnes âgées, notamment celles en perte d’autonomie. Premier exemple : le retrait des bancs dans l’espace public est un frein aux déplacements piétons des personnes âgées. Les bancs qui jalonnaient nos rues ont été retirés, souvent pour de mauvaises raisons, avec pour conséquence de retirer la possibilité de faire des pauses fréquentes lors d’une balade, d’une course, d’un déplacement quelconque. Les personnes avec des difficultés pour marcher sont donc interdites, de fait, de se déplacer à pied. Cela ne concerne d’ailleurs pas uniquement les vieux.

Le développement de toilettes publiques est une autre illustration des enjeux des politiques de la ville. Certaines personnes âgées, surtout les femmes ayant eu des enfants par voie basse, développent une incontinence, parfois même très jeunes. La présence de toilettes publiques dans la rue et les lieux de services peut être salvatrice pour ces personnes, qui, sans ça, risquent de limiter leurs déplacements à des temps très courts. Avec pour conséquence une réduction de la vie sociale, de l’accès à l’administration, aux soins, aux services, etc. Ce sont ces micro décisions qui font système et invisibilisent les vieux, les écartent de la vie commune en société.

 

LTR : Le débat en dents de scie sur la fin de vie peut-il permettre de lancer une réflexion plus large sur le grand âge et la prise en charge de nos aînés ?

Je suis un défenseur de l’aide à mourir, que ce soit suicide assisté ou euthanasie, avec des critères précis. Pourtant, je suis inquiet à l’idée que le projet de loi pour l’aide active à mourir soit un palliatif au refus d’aborder les enjeux du vieillissement. Une loi pour l’aide active à mourir est nécessaire, car elle correspond à un souhait vastement majoritaire des Français. De plus, l’objectif de cette loi est d’élargir les options pour les personnes ayant leur pronostic vital engagé à court ou moyen termes, donc de tous les âges et pas simplement car ils sont vieux. Toutefois, l’inconsidération totale de la thématique du vieillissement me crée un doute : j’ai peur que les aides actives à mourir soient présentées comme une solution de facilité par rapport à la prise en charge de la vieillesse. Tout comme légiférer sur l’aide active à mourir sans pleinement réhausser l’offre de soins palliatifs est problématique, je m’inquiète du refus d’apporter des réponses suffisantes à la longévité.

Avant de mourir dans la dignité, il faudrait vieillir dans la dignité, ça dure plus longtemps.

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