Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour

Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour

Docteur en Économie, Vincent Ortiz vient de publier aux Éditions du Cerf un ouvrage intitulé : L’ère de la pénurie : Capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires, dans lequel il revient sur la manière dont un certain nombre de discours écologistes centrés sur l’épuisement des ressources naturelles viennent paradoxalement favoriser l’explosion des profits des multinationales pétrolières. Nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur ce constat qui peut sembler contre-intuitif.

Photo : Pablo Porlan

Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez le coup de maître des sept sœurs et le revirement idéologique des compagnies pétrolières à la suite du choc pétrolier de 1973 ?

Les “sept sœurs”, c’est le surnom des sept principales multinationales occidentales qui se sont partagées le marché pétrolier mondial après la Seconde guerre mondiale : Exxon, Chevron, Mobil, Shell, British Petroleum, Texaco et Gulf Oil. Et leur « coup de maître », c’est ce qui induit un basculement dans la manière dont le pétrole est distribué dans le monde occidental : en 1973, les principaux groupes pétroliers se coalisent en un cartel visant à renchérir les prix, et à mettre fin à une ère de pétrole à bas coût qui garantissait une croissance confortable au monde occidental.

Durant la seconde partie du XXe siècle, elles se sont partagé les anciennes colonies britanniques, françaises et hollandaises jusqu’à être progressivement expropriées par un certain nombre de gouvernements, notamment au Moyen-Orient. Au début des années 1970, elles ne parviennent plus à maintenir leur hégémonie sur ces anciens potentats européens, et même des pays qui demeurent clairement dans l’orbite occidentale, tels que l’Arabie Saoudite ou l’Iran en 1973, finissent par nationaliser leurs ressources pétrolières. Cela signe le déclin de ces compagnies sur le marché mondial.

Or, le grand paradoxe que l’on observe, c’est que les entreprises occidentales, pourtant délestés de la plupart de leurs actifs au Moyen-Orient, connaissent une explosion de leurs profits. Explosion qui s’explique en grande partie par les accords de cartel passés avec ces pays qui avaient récemment nationalisé leurs ressources, afin de restreindre artificiellement l’extraction et la distribution de l’or noir dans le monde. Ce que les multinationales occidentales perdaient en termes de contrôle du marché pétrolier, elles le regagnaient largement par la hausse des prix que la nouvelle configuration géopolitique permettait (des États pétroliers souverains étant un atout non négligeable pour imposer un cartel mondial !).

Ce « coup de maître » a eu des implications fondamentales dans la manière dont les « sept soeurs » ont appréhendé la finitude des ressources, et ont cherché à imposer leur vision à l’opinion. Avant les années 1970, les entreprises pétrolières américaines ont intérêt à maintenir le mythe d’une forme d’abondance du pétrole sur leur territoire, puisqu’elles bénéficient de subventions étasuniennes et d’un certain nombre de mesures protectionnistes (contre la promesse d’une intensification de la production nationale). Or, à partir du moment où les prix mondiaux explosent, ces mesures protectionnistes et ces subventions leur deviennent inutiles. En revanche, il leur faut pérenniser ce cartel et cette hausse artificielle des prix, et pour ce faire il leur apparaît plus avantageux de propager une vision nouvelle : celle de la rareté géologique des ressources pétrolières. On comprend ce revirement : les prix augmentent ? C’est tout simplement que les ressources sont rares !

Avant 1973, ce qui prédomine dans les publications scientifiques et para-scientifiques contrôlées de près ou de loin par les “sept sœurs”, c’est non seulement l’idée d’une abondance, mais également d’une quantité illimitée d’or noir présente de par le monde et ce, pour deux raisons principales.

Tout d’abord, se propage le mythe d’une abondance de pétrole conventionnel, sous forme liquide, parce qu’à l’époque, on exploite une série de champs qui sont, de fait, abondants en pétrole conventionnel.

D’autre part, ces thèses reposent sur l’idée que, grâce aux progrès technologiques, on va pouvoir remettre en cause la distinction entre pétrole conventionnel et non conventionnel (qu’on trouve notamment à l’état de sables bitumineux, dans les fonds marins ou sous forme de gaz de schiste). L’idée qui est défendue par les multinationales occidentales est que des investissements constants dans la recherche vont permettre à terme d’exploiter ce pétrole non conventionnel avec une rentabilité équivalente à celle du pétrole liquide conventionnel. Elles défendent donc un point de vue cornucopien (du terme “corne d’abondance” en latin) qui correspond au Zeitgeist (esprit du temps) optimiste des années 1960 : le niveau de vie va continuer d’augmenter, ainsi que la disponibilité et la variété des biens de consommation. Une vision coïncide avec un élargissement réel de la classe moyenne en Occident.

Pour analyser le tournant qui s’opère, je me suis intéressé à un géologue qui s’appelle King Hubbert, qui a travaillé pour Shell avant d’être licencié en 1956 pour avoir alerté sur le fait que les réserves de pétrole conventionnel étaient bien moins abondantes que ce que l’on pensait. Il estimait qu’il y restait entre 250 et 300 milliards de barils de pétrole à extraire aux États-Unis, alors que l’industrie pétrolière prévoyait le double.

Ce qui est alors significatif, c’est le revirement de l’industrie pétrolière par rapport à ce chercheur qui a d’abord été conspué et réduit au silence, avant d’être soutenu par les multinationales de l’or noir, qui confèrent un écho national à ses travaux. Et de recevoir en 1977 le « prix Rockefeller », dont on sait ce que la famille doit au marché du pétrole ! Ce chercheur est proche du Club de Rome : il est cité dans le rapport Meadows, ainsi que dans les ouvrages de Herman Daly, économiste de référence du Club. Il n’est donc pas exagéré de dire que les géants pétroliers ont accompagné la vision pessimiste de la finitude des ressources que l’on trouve dans The Limits to Growth, le « Rapport Meadows » paru en 1972.

 

Parmi les premiers à alerter sur l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, il y a effectivement les membres du club de Rome et auteurs du rapport Meadows. Vous pointez néanmoins le fait que ces membres entretiennent des rapports étroits avec les élites économiques, voire y appartiennent. Vous analysez notamment les convergences idéologiques entre ces deux groupes en apparence diamétralement opposés à la lumière d’intérêts de classe partagés qui les conduisent à écarter de leurs analyses, plus ou moins volontairement, toute prise en compte de l’inégale répartition des ressources. Pouvez-vous revenir sur les différentes caractéristiques de ces convergences à la fois sociologiques et idéologiques ?

Dans l’historiographie du Club de Rome, l’idée qui a longtemps dominé est celle d’un groupe de chercheurs dont les découvertes étaient incompatibles avec l’ordre capitaliste et sa mutation néolibérale. Et il est vrai que la « classe capitaliste », pour la majorité de ses représentants, n’a pas réservé un accueil chaleureux au Club de Rome.

Pour la majorité seulement : je me suis intéressé à cette fraction des élites économiques, à la fois pétrolières, gazières et industrielles, qui a soutenu le Club de Rome. Celui-ci, rappelons-le, a été fondé par un ex-cadre dirigeant de Fiat, assumait sa volonté de se rapprocher des puissances d’argent, parlait de la multinationale comme « l’une des inventions les plus remarquables du XXe siècle », et souhaitait substituer à la conscience de classe ce qu’il nommait une « conscience émergente de l’espèce » (étant entendu que les enjeux environnementaux étaient pour lui globaux et non restreints à un seul groupe social).

Il ne faudrait donc ni partir du postulat que le Club de Rome était un groupe de capitalistes cherchant à mettre au pas la classe ouvrière – comme certains marxistes, dont David Harvey, l’ont suggéré – ni adopter le point de vue hagiographique le présentant comme un rassemblement confidentiel de scientifiques qui auraient, contre vents et marées, défendu et imposé des idées marginales dans le débat.

Le Club de Rome n’était ni confidentiel ni marginal : il a rapidement bénéficié d’une audience considérable, son discours a percolé dans les classes dirigeantes occidentales. Qu’il ait eu l’oreille d’un président des Etats-Unis, d’un président de la Commission européenne, d’un sous-secrétaire général de l’ONU ou de plusieurs économistes de la Banque Mondiale n’est pas tout à fait anodin.

Je renvoie au livre récent de Fabrice Nicolino qui s’appelle Le grand sabotage climatique et qui dresse un portrait acide de Maurice Strong, membre du Club de Rome. Ce sous-secrétaire général de l’ONU pendant plusieurs décennies est l’organisateur du premier « sommet de la Terre ». Il était actionnaire de plus d’une dizaine de multinationales pétro-gazières dans le monde, affairiste dans un nombre incalculable de pays, et propriétaire de plusieurs milliers d’hectares aux Etats-Unis – sur lesquels il est entré en conflit avec des populations locales. Il soutient immédiatement le « Rapport Meadows », et fait partie des hommes de pouvoir qui ont permis aux thèses du Club de Rome de connaître un si grand impact.

Sans remettre en cause la validité scientifique de la plupart des conclusions du Club de Rome, on peut s’intéresser à l’atout qu’elles ont constitué pour un capitalisme néolibéral émergent, qui avait besoin de conférer un supplément d’âme à un régime structurellement en récession (le choc de 1973 signe la fin de la croissance et du plein-emploi !). Les dirigeants politiques ont pu s’appuyer sur la vision du monde du « Rapport Meadows » pour justifier la hausse des prix et ne pas avoir à s’en prendre aux multinationales pétrolières qui en étaient pourtant responsables – ce fut le cas du président Jimmy Carter, par exemple. Les dirigeants pétroliers eux-mêmes ont cherché à naturaliser la hausse des prix dont ils étaient à l’origine, suggérant que les limites géologiques (mises en avant par le Club de Rome) en étaient la cause. Il y a une coïncidence chronologique entre le « Rapport Meadows » du Club de Rome, qui paraît en 1972, et le choc pétrolier de 1973, qui a donné lieu à ce rapprochement, à l’origine « contingent », avant de devenir de plus en plus « nécessaire »…

Un paradoxe mérite que l’on s’y attarde : les multinationales du pétrole, c’est aujourd’hui bien établi, ont tout fait pour masquer l’origine humaine du changement climatique et censurer les études sur le dépassement des frontières planétaires (notamment au sujet des émissions de gaz à effet de serre). Mais d’un autre côté, elles ont opéré en 1973 un rapprochement stratégique avec le Club de Rome pour mettre en avant la thématique des limites planétaires, notamment des limites géologiques du pétrole. Cela dit quelque chose de l’ambivalence politique des limites planétaires et de leurs implications, qui peuvent être malthusiennes. Je mentionne cet adjectif, car la grande majorité des membres du Club de Rome revendiquent alors l’héritage de Malthus : c’est le cas des auteurs du « Rapport Meadows », de leur économiste Herman Daly et de leurs compagnons de route les plus célèbres.

En vertu de leurs présupposés malthusiens, donc, les membres du Club de Rome ont interprété la crise énergétique des années 1970 comme le produit de la finitude des ressources. Ils ont fermé les yeux sur les opérations de cartel des multinationales, qui se livraient pourtant à une véritable opération de sabotage pour faire monter les prix.

 

Qu’est-ce donc que ce que vous appelez l’économie politique du sabotage ? Et pourquoi cette pratique se constitue-t-elle comme un système selon vous ?

Le « sabotage » est une notion qui vient de Veblen, un économiste que les écologistes citent aujourd’hui volontiers pour ses travaux sur la « consommation ostentatoire ». Il entend par là cette forme de consommation qui vise à satisfaire une volonté de distinction au sein des classes moyennes et supérieures, qui se manifeste par l’affichage de signes extérieurs de richesse. C’est un prisme pertinent pour critiquer la consommation superflue et le gaspillage à laquelle elle conduit, à l’heure de la catastrophe environnementale.

C’est à une autre partie de son oeuvre que je m’intéresse : non pas celle où il analyse cette « surconsommation » ostentatoire, mais celle où il se penche sur une forme de « sous-consommation ». Veblen défend qu’une société dans laquelle l’ensemble des besoins sont comblés est une incapable de générer du profit. Le profit capitaliste est rendu possible par deux leviers : l’accroissement artificiel des besoins (la consommation ostentatoire en fait partie), ou la restriction volontaire et artificielle de la production (le « sabotage »).

La définition qu’il donne du sabotage est vaste, puisqu’il le caractérise comme la « restriction consciente de l’efficacité ». Son postulat est qu’avec les moyens technologiques du XXe siècle, il n’y a rien en théorie qui prévienne la satisfaction intégrale des besoins de l’Humanité. Néanmoins, pour continuer à générer du profit, les entreprises capitalistes doivent procéder à une restriction de l’extraction, de la production et de la distribution.

Je me suis principalement intéressé au sabotage énergétique, qui constitue un cas d’école pour la théorie de Veblen, puisque le coût d’extraction, de raffinage et de distribution du pétrole conventionnel est extrêmement faible. Et il est abondant une bonne partie du XXe siècle : le défi des multinationales occidentales a donc été de générer artificiellement sa rareté pour pouvoir en augmenter le prix.

Le sabotage est une pratique qui émerge donc spontanément dans un secteur où le capital est fortement concentré, et possède le pouvoir d’agir sur les cours à sa guise. Ce fut longtemps le cas pour l’or noir : le monopole pétrolier de David Rockefeller a été démantelé au début du XXe siècle en plusieurs géants pétroliers, dont chacun appartenait à un membre de la famille Rockefeller, ce qui n’a pas rendu trop difficile les pratiques de « sabotage ».

La déconcentration du capital d’un secteur peut être compensée par une capacité accrue à la coordination des acteurs. Pour continuer sur l’exemple du pétrole, la multiplication des acteurs dans la seconde moitié du XXe siècle, qui découle en partie de l’expropriation des capitaux occidentaux au Moyen-Orient, n’a pas entamé la capacité du secteur à se cartelliser. Bien au contraire : la mainmise des États de l’OPEP sur les régions pétrolifères a vraisemblablement aidé à la coordination, et permis de mener une hausse des prix totalement décorrélée des coûts de production. On rejoint ici un ensemble de réflexions sur le rôle de l’État dans la structuration des marchés, bien loin des fables libérales…

 

Vous vous appuyez notamment sur l’ouvrage The spoils of war d’Andrew Cockburn en vue de nous offrir un exemple du sabotage par restriction qualitative, qui représente l’une des deux formes majeures de “diminution consciente de l’efficacité de la production”, pour paraphraser Veblen.

Dans ce cas précis, le gouvernement étasunien favorise l’affaiblissement de ces capacités de défense engagé par les lobbys de l’armement en vue de maximiser leurs profits.

Ce n’est pas sans rappeler les quotas d’importation accordés en 1973 à des multinationales pétrolières qui participent notamment à un cartel visant à accroître les prix du pétrole en coopération avec des pays imposant un embargo aux Etats-Unis, au détriment de la population étasunienne. Puisque les gouvernements semblent jouer contre leur propre camp dans ces deux cas, peut-on considérer que cette économie politique du sabotage est corrélée à une insertion de plus en plus importante, au sein de différents appareils d’État, d’ “élites dénationalisées” (pour reprendre le concept établi par Susan Strange) ? C’est-à-dire d’élites s’appuyant sur des institutions internationales pour gagner en légitimité dans le champ politique national ?

Pour la première partie de la question, je pense que la guerre est le meilleur exemple pour comprendre les pratiques de sabotage. Prenons le cas de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. En Grande-Bretagne notamment, les entreprises de l’armement qui étaient déficientes au commencement de la Première Guerre Mondiale ont été mises sous tutelle de l’État et ont vu, à partir de ce moment, leur production décuplée. Certains historiens, comme Clara Mattei, autrice du remarquable The Capital Order – How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, mettent en lumière un lien direct entre l’étatisation de ces entreprises, l’accroissement de la production qu’elle permet et… la montée en puissance des mouvements socialistes. Ceux-ci affirment en effet que les capitaux privés sont inaptes à organiser la production pour l’intérêt général et se comportent de manière parasitaire : l’évolution positive des secteurs mis sous la tutelle de l’État semble leur donner raison. Si le mouvement ouvrier européen est si fort en 1918, et déclenche une série de grèves et d’insurrections sur tout le continent, c’est aussi parce que l’ineffectivité du mode de production capitaliste (et la prédominance des pratiques de « sabotage ») a clairement été démontré au cours de la guerre.

Cette tension entre profits à court terme, qui implique une forme continue de « sabotage », et hégémonie à long terme, qui implique une industrie fonctionnelle en matière de défense, est considérable aux Etats-Unis. L’ouvrage The Spoils of War, qui s’intéresse à l’administration Bush, met en évidence un conflit permanent entre les officiers du Pentagone d’une part, les entreprises de l’armement de l’autre. Les premiers cherchent à conquérir une victoire durable sur le terrain moyen-oriental tout en préservant la vie de leurs soldats : cela requiert une aviation « low-tech », capable de survoler le sol et d’atterrir rapidement. C’est un problème pour l’industrie privée : les avions A-10 (qui répondent à ces caractéristiques) sont assez rudimentaires, et il leur est impossible de les vendre à des coûts élevés. C’est la raison pour laquelle elle cherche à gonfler artificiellement ses carnets de commande en promouvant le F-35, joyau technologique dont le prix dépasse les 100 millions de dollars et… est contre-productif pour l’armée américaine. Il est en effet conçu pour voler à une hauteur très élevée et procéder à des bombardements massifs : rien qui permette de remporter une victoire durable au sol, ainsi que le déplorent les officiers du Pentagone.

Il y a une tension fondamentale entre ces deux aspects, qui explique en grande partie pourquoi les guerres étasuniennes sont aussi longues, douloureuses, et pourquoi aucune d’entre elles n’a réellement été gagnée sur le long terme. On peut analyser ces défaites successives sous le prisme du déclin de l’hégémonie américaine – qui est réel -, mais aussi sous d’après la perspective du maintien des profits de l’industrie privée de la Défense. Sa rentabilité est étroitement corrélée à une forme de « sabotage » compris au sens de Veblen : « restriction consciente de l’efficacité ». Notons au passage que les producteurs d’armes ne sont pas les seuls à s’enrichir lors des conflits, et à profiter de ces « guerres sans fins », néfastes pour l’hégémonie américaine. Étroitement corrélés à leurs profits, il y a ceux du secteur des matières premières, et notamment du pétrole, dont le cours explose toutes les fois que les tensions s’accroissent avec le Moyen-Orient – je renvoie aux travaux de Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, que je cite dans mon livre, qui ont une analyse très originale et convaincante du sujet.

Peut-on pour autant parler d’élites “dénationalisées” ? Le concept est intéressant puisqu’il y a clairement une contradiction entre les intérêts bien compris des Etats-Unis comme entité géopolitique (défendus par les « réalistes » qui œuvrent au maintien de cette hégémonie de manière à la fois pragmatique et cynique, raison pour laquelle ils s’opposent souvent aux va-t’en-guerre néo-conservateurs, à l’instar de Kissinger qui déplorait l’accroissement des tensions avec la Russie ou la Chine) et les intérêts des multinationales, qui n’ont aucune vision de long terme et profitent de conflits néfastes à l’hégémonie américaine.

            Mais d’un autre côté, les détenteurs de capitaux privés aux Etats-Unis ont conscience du rôle central de l’État dans leur capacité d’accumulation. Sans la prédominance militaire des États-Unis, sans l’hégémonie du dollar, leurs profits s’effondreraient. Ils sont donc prêts à une forme de pragmatisme et de restriction temporaire de leurs profits pour consolider l’hégémonie américaine lorsque c’est nécessaire. La tension existe mais l’État américain ne perd pas la main. Il dispose toujours d’un pouvoir coercitif sur ces entreprises. À mon sens, il faut garder à l’esprit que les élites ne sont jamais totalement « dénationalisées ». Du moins dans les pays « dominants », où les élites nationales savent trop bien ce qu’elles doivent à leur État. Le concept « d’élites dénationalisées » s’applique davantage aux pays « dominés » ou « périphériques », où l’on trouve une classe dominante que l’on peut qualifier de “compradore”, au service d’une accumulation étrangère de capital.

 

Le titre de votre dernier chapitre évoque justement la séparation entre centre et périphérie de l’empire que l’on retrouve dans les travaux de Fernand Braudel puis Emmanuel Wallerstein sur l’économie-monde d’une part et de l’autre, Robert Cox et la conception néo-gramscienne des relations internationales. Sont-ce des filiations intellectuelles que vous reconnaissez ?

Absolument. Les fractures entre centre et périphérie me semblent fondamentales pour appréhender les relations internationales, à rebours d’un discours qui voudrait que le monde se soit horizontalisé, que les grandes puissances ou les grands empires aient disparu (que l’on trouve par exemple chez un Bertrand Badie). Cox comme Wallerstein analysent de manière chirurgicale les mécanismes de sujétion d’une partie du monde par rapport à une autre. Chez l’un comme chez l’autre, on trouve une théorie de l’hégémonie qui ne se réduit pas à la domination militaire, et dans laquelle l’usage de la force militaire est même le signe d’une crise. Wallerstein est sensible aux effets de long terme générés par la dépendance économique, tandis que Cox y ajoute une dimension culturelle et institutionnelle. De leur lecture, on ressort avec une vision à la fois marxiste et « réaliste » (même si Cox aurait rejeté ce terme) des relations internationales.

Cette articulation entre un capitalisme tendanciellement impérialiste, protégé par des institutions étatiques, constitue d’ailleurs l’un des grands points aveugles du mouvement écologiste contemporain. Je parle de son versant le plus institutionnel comme le plus radical. Si les partis écologistes européens prennent conscience, depuis l’invasion de l’Ukraine, de la nécessité de penser les relations internationales, ils le font sous un angle néo-conservateur que n’aurait pas renié George W. Bush, avec une dichotomie entre États autoritaires et démocratiques dignes d’un mauvais Western. Une vision marxiste permet de penser cette opposition comme un conflit entre super-puissances capitalistes, dominées par des intérêts fossiles – les États-Unis, pas moins que la Russie, sont un géant du pétrole, du gaz et du charbon !

Chez les écologistes plus radicaux, le problème est différent. Pour des raisons bien compréhensibles, ils considèrent l’État comme l’ennemi à abattre, dont ils ne connaissent que trop le bras répressif et le rôle de gardien des intérêts dominants. Une question demeure : étant entendu que des victoires en matière environnementale sont impensables sans contester le mode de production dominant, au sein duquel on trouve les grandes entreprises internationales, est-il envisageable que celles-ci se laissent dépouiller sans appeler la puissance publique à la rescousse ? Est-il envisageable, quelle que soit l’échelle dont on parle, d’initier une rupture avec le capitalisme néolibéral sans provoquer une réaction coercitive des principaux États qui en sont les gardiens ? Et comment leur résister, si ce n’est… en leur opposant une autre puissance étatique ?

 

Vous mentionnez l’impasse d’une écologie néo-malthusienne, quelle est-elle ? Vous ciblez ici les décroissants ?

Les impensés de l’écologie néo-malthusienne sont effectivement les mêmes que ceux de la plupart des théories décroissantes (j’exclus celle, marxiste, d’André Gorz) : les rapports de production et les antagonismes de classe.

Ils sont liés au fait que l’écologie néo-malthusienne et la plupart des « décroissants » raisonnent implicitement avec le postulat de la souveraineté du consommateur d’une part, sur la base d’une situation de concurrence parfaite de l’autre. Les ressources sont rares et limitées, disent-ils, alors que la voracité du système économique, qui découle d’un insatiable besoin de consommation, est sans limites. Par rapport aux limites (et aux frontières) planétaires, l’humanité se livre donc à une forme de surconsommation. Et les phénomènes contemporains d’inflation et de pénuries semblent conforter cette vision des choses.

Il faut adopter une posture critique à l’égard de ces postulats. S’il est indéniable que l’on pille les ressources planétaires à un rythme alarmant d’un point de vue géologique, il n’en va pas de même d’un point de vue socio-économique. Dans le premier cas, on observe à l’évidence une forme de surconsommation ; dans le second cas, une forme de sous-consommation (on a d’ailleurs qualifié d' »économistes de la sous-consommation » des penseurs aussi divers que Veblen, Keynes et Marx). Les ressources et les biens sont en effet mis à la disposition des consommateurs trop lentement par rapport à ce que les structures économiques permettraient si elles étaient différentes.

Pourquoi ? Il y a de multiples raisons à cette sous-consommation. Si l’on prend un point de vue veblénien, elle découle du pouvoir de marché des entreprises dominantes, qui restreignent la production pour faire monter les prix. En ce sens, notre système est caractérisé par un degré élevé de « sabotage ». Si l’on prend un point de vue inspiré de Keynes ou de Marx, la sous-consommation découle d’une faible demande, elle-même produit de bas salaires.

Les postulats néo-malthusiens s’effondrent : il n’y a pas de souveraineté du consommateur, le système productif n’est pas captif d’une insatiable demande – au contraire, il la restreint par de bas salaires. Il n’y a pas de concurrence pure et parfaite : les entreprises ne cherchent pas systématiquement à maximiser leur production pour satisfaire la demande, mais peuvent la restreindre pour causer une hausse des prix.

            Corollaire de la vision du monde des néo-malthusiens et de la plupart des « décroissant » : ils considèrent que le système économique et l’ensemble de ses agents tendent vers la croissance. Et on ne compte pas les dénonciations de la « croissance » au sein de l’écologie institutionnelle ou radicale, qui percolent beaucoup à gauche. Cette posture neutralise les critiques du capitalisme comme régime qui tend structurellement vers une croissance atone. Elle empêche de penser la question de la croissance en termes de rapports de pouvoir. Et pourtant, la croissance est un enjeu de pouvoir.

Un régime capitaliste à faible croissance est corrélé à un taux élevé de chômage et défavorise structurellement les travailleurs. Pour inverser ce rapport défavorable au travail, un régime de forte croissance – fût-il temporaire, fût-ce pour tendre vers une société de post-croissance – est nécessaire.

Un dernier mot sur le néo-malthusianisme : l’une de ses grandes victoires est d’avoir imposé l’idée que les guerres contemporaines étaient, de près ou de loin, des conflits pour l’accaparement de ressources rares. Or il est douteux que les derniers conflits énergétiques ou pétroliers aient été livrés pour cette raison. Depuis des décennies, les États-Unis justifient leur ingérence au Moyen-Orient par le spectre de la finitude des ressources énergétiques et du pic pétrolier. Qu’une version particulièrement alarmiste de ce dernier ait été promue par l’administration Bush n’est pas anodin : la hantise d’un épuisement de pétrole justifiait l’invasion d’un pays pétrolifère. Non seulement cette crainte était exagérée, mais surtout la guerre d’Irak n’a pas eu pour effet d’accroître l’extraction de pétrole par les entreprises occidentales : le chaos généré par le conflit en a au contraire bouleversé les voies d’approvisionnement. D’où cette hausse faramineuse des prix du pétrole que l’on observe dans la décennie 2000.

Nitzan et Bichler, que je citais plus haut dans votre question sur les élites dénationalisées, mettent en évidence une corrélation serrée entre hausse des profits pétroliers américains et résurgence de conflits au Moyen-Orient : l’accroissement des tensions avec un géant pétrolier conduit à une pénurie d’or noir (davantage perçue que réelle), qui provoque hausse des prix et des profits. N’y a-t-il pas là l’une des clefs d’un certain nombre de conflits contemporains ? Ne s’agit-il pas d’une modalité indirecte de « sabotage » ? Le postulat néo-malthusien d’États super-extractivistes en quête de ressources rares empêche de poser la question.

 

Au-delà de cette alliance idéologique objective entre capitalisme de rente et écologie néo-malthusienne, avez-vous pu observer des situations dans lesquelles des entreprises pétrolières vont jusqu’à appuyer plus directement (de manière financière ou autre) des actions de sabotage de la part de groupes écologistes ?

            Je n’ai pas observé d’instances dans lesquelles des lobbys pétroliers ou capitalistes auraient favorisé des formes de sabotages « écologistes ». Peut-être parce que ces mouvements ne sont pas suffisamment importants pour peser sur les flux mondiaux. Peut-être également parce que le mouvement écologiste a été suffisamment habile et conscient pour les prévenir.

          Il n’est cependant pas interdit de s’intéresser aux tentatives d’instrumentalisation de groupes écologistes par les grands intérêts fossiles. Les élections présidentielles de 2021 en Équateur offrent un cas intéressant pour la science politique – mais pas exceptionnel dans le panorama latino-américain. On y a vu une candidature à la fois « indigéniste », écologiste, critique de la croissance et de l’extractivisme et… néolibérale. Le candidat Yaku Pérez critiquait l’État équatorien de manière virulente pour sa politique minière et pétrolière, flirtant avec les discours libéraux de dénonciation de l’emprise étatique sur la mine et le pétrole. Cette ambivalence des mouvements « anti-extractivistes » a été analysée avec brio par Maëlle Mariette et Franck Poupeau dans Le monde diplomatique (dans un article intitulé « A bas la mine ou à bas l’État ? »).

 

On ne peut qu’être d’accord avec vous au sujet du mirage fabriqué de toute pièce par Bruno Latour autour d’une prétendue classe écologique qui se constituerait d’elle-même. A rebours de cette “conscience écologique”, des écologistes tels qu’Andreas Malm mettent l’accent sur la nécessité de réactualiser la conscience de classe en mettant en lumière le fait que les 1% les plus riches ont une empreinte carbone 175 fois plus élevée que celle des 10% les plus pauvres. L’incapacité patente de cette écologie néo-malthusienne à rompre avec les logiques capitalistes ne vient-elle finalement pas redonner toute sa légitimité au concept de lutte des classes comme grille d’analyse pertinente en vue de penser la transition énergétique ?

Difficile d’entrevoir une issue aux problèmes actuels si on perd la boussole de la lutte des classes. L’articulation avec les enjeux environnementaux n’a bien sûr rien d’évident, ni de systématique. Il ne suffit pas de dire « fin du monde, fin du mois, même combat », pour qu’une jonction se réalise. Et a contrario, il faut prendre au sérieux l’hypothèse d’un « capitalisme vert », qui ne changerait pas grand-chose au désastre climatique, mais imposerait une série de régulations qui nuiraient d’abord aux plus pauvres et aux petites entreprises, favorisant la dynamique de renforcement et de concentration du « grand capital » (une perspective entrevue de manière prémonitoire par André Gorz dans un article intitulé « leur écologie et la nôtre », paru en 1974). La « taxe carbone », à laquelle on doit l’un des mouvements sociaux plus massifs de l’ère contemporaine, relève d’une logique similaire.

Bref : l’écologie n’est pas populaire par essence. Elle peut s’hybrider avec le libéralisme économique de mille manières, que j’explore dans mon livre. Mais si on prend au sérieux la transition énergétique, il faut la considérer sous l’angle des rapports de production, qu’il est nécessaire de bouleverser pour tendre vers une société écologiquement viable. Et il faut désigner ses adversaires : le capital fossile, mais aussi l’ensemble du capital dont la rentabilité implique une dévastation de l’environnement.

Le meilleur moyen de ne pas le faire est de nier ou brouiller ces antagonismes de classe, au nom de la nouvelle donne que constituerait le désastre climatique. C’était déjà la démarche du Club de Rome, qui évoquait la « problématique mondiale » de l’environnement (contre la vision étriquée des marxistes, qui pensaient en termes de classes). C’est celle de Bruno Latour et de ses épigones, qui, au nom du « Nouveau Régime Climatique », déclare que la lutte des classes appartient au passé. On comprend le présupposé : l’humanité n’a jamais affronté un défi aussi existentiel, qui menace sa survie même, et cela rebat les cartes. La nouvelle ligne de clivage se situe désormais entre ceux qui souhaitent contribuer à l’habitabilité de la terre (la « classe écologique » de Latour) et les autres, en abandonnant toute référence aux rapports de production.

Cette vision des choses est trompeuse : j’ébauche, dans mon livre, plusieurs scénarios possibles pour le capitalisme à l’ère des limites et des frontières planétaires. Et je tente de démontrer que tout épuisement d’une ressource, tout désastre, est aussi l’occasion d’une accumulation de capital. La raréfaction des ressources énergétiques renforce mécaniquement le pouvoir de marché de ceux qui sont en situation de les rationner. La multiplication des catastrophes météorologiques est l’occasion pour des secteurs gigantesques de la finance de continuer à croître via des mécanismes d’assurance et de réassurance, etc. Les antagonismes de classe ne disparaissent pas, ils se reconfigurent.

Quelques mots sur Bruno Latour, puisque vous l’évoquez, coqueluche de l’écologie institutionnelle, dont le décès a donné à une sanctification médiatico-intellectuelle sans précédent. On pense à la création du « Fonds Latour » de Sciences po, doté de plusieurs millions d’euros ; ou aux déclarations de Marine Tondellier selon laquelle la tâche de son mouvement est de créer cette « classe écologique » mentionnée par Latour. C’est à la fois proprement incompréhensible – les écrits de Latour constituent une série d’obstacle à l’appréhension des enjeux environnementaux – et très compréhensible si on prend en compte sa fonction idéologique.

Rappelons que Latour émerge d’abord d’une épistémologie « constructiviste », consistant à questionner l’universalité des conclusions des sciences naturelles et sociales. À ramener la vérité à une question de perspective, certaines étant simplement défendues par davantage d’agents que d’autres. Avec une radicalité étonnante (il va jusqu’à écrire que « rien ne distingue Pasteur, Shakespeare ou la NASA » (Pasteur) dans leur capacité à effectuer des prédictions). Ce n’est pas forcément inintéressant, mais c’est problématique si l’on considère que l’une des tâches majeures de l’écologie, aujourd’hui, est de lutter contre un climatoscepticisme fondé sur le déni de la science. Latour avait parfaitement conscience de cette tension, puisqu’il va jusqu’à écrire, en 2010 : « Avouons que nous sommes tous climatosceptiques. En tout cas, moi je le suis » (Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques). Sans jamais chercher à la résoudre.

À cette épistémologie constructiviste se mêle l’idée que la dévastation environnementale est causée par l’hubris de la science occidentale qui, pleine de certitudes arrogantes, a voulu réduire l’ensemble du vivant sous sa coupe. Par contraste avec les modes de pensée pré-modernes qui se seraient caractérisés par leur pluralisme et leur respect de la biosphère – Latour se fonde sur les travaux de Philippe Descola. Un moyen pratique de ne pas incriminer un mode de production (le capitalisme) en pointant du doigt un mode de pensée (le cartésianisme).

La science occidentale n’étant pas universellement valable, les modes de pensée pré-modernes étant plus respectueux de la biosphère, c’est très logiquement que Latour les réhabilite. Et il flirte en permanence avec un registre proprement animiste, ou panthéiste. Latour est un défenseur du courant dit « nouveau matérialisme », en opposition au « matérialisme historique » issu du marxisme. Ce dernier est fondé sur la centralité des rapports sociaux (et spécifiquement des rapports de production), considérés comme particulièrement déterminants pour comprendre le réel. Le « nouveau matérialisme » refuse ce postulat (qualifié de « socialiste ») : pour ses défenseurs, les rapports sociaux n’ont pas davantage de puissance d’agir que les déterminants physiques ou biologiques. Il faut lire (si on a du temps à perdre !) Face à Gaïa pour voir les absurdités auxquels cela le conduit : dans un passage particulièrement laborieux, Latour s’échine à prêter une « agentivité » au fleuve Mississippi, analogue à celle d’un groupe social. Derrière cette ontologie « plate » (les être humains n’ont pas une puissance d’agir supérieure à celle des animaux non humains et des agents non-humains), on trouve une célébration du cosmos (« Gaïa ») avant l’Anthropocène, qui s’autorégulerait selon des mécanismes vertueux si l’homme ne l’avait mis en coupe réglée.

Si l’on résume : le problème écologique vient d’un mode de pensée cartésien, manifestation d’une hubris dont la souveraineté politique est le stade suprême. Et non du capitalisme ou d’un quelconque mode de production. Et le salut réside dans une remise en cause de la centralité de l’homme sur le cosmos – aux modalités mystérieuses -, que Latour mentionne en parlant du « devenir termite » de l’humanité. Ce charabia est à ce jour la manière la plus sophistiquée pour tenter de nier que les enjeux environnementaux se lisent à travers le prisme des classes sociales.

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Tribune – Université des possibles : « La gauche doit engager la reconquête populaire »

Édito

Tribune – Université des possibles : « La gauche doit engager la reconquête populaire »

Élus et militants, intellectuels et associatifs, défendent l’initiative de l’ « Université des possibles » : engager la reconquête des classes populaires à gauche sur une ligne sociale et républicaine.
© Photo by CHRISTOPHE SIMON / AFP
Article original dans Marianne

 

A quelques jours du début des universités d’été des partis de gauche, et quelques semaines après les émeutes qui ont déchiré le pays, il devient urgent pour la gauche de proposer une nouvelle vision du monde. La tension sociale, à bien des égards explosive, dans laquelle le chef de l’État a poussé le pays depuis la mobilisation contre la réforme des retraites et l’explosion sociale consécutive à la mort de Nahel ont de quoi inquiéter. À mesure que la France s’intègre dans la mondialisation néolibérale, les crises se succèdent (économique, sanitaire, environnementale…) avec ce qu’elles charrient de conséquences néfastes : délocalisation des industries, destruction des écosystèmes, casse des services publics pour financer les mesures d’ »attractivité »…

L’EFFACEMENT DE LA GAUCHE DU DÉBAT PUBLIC

A chacune de ces crises on a prophétisé la fin du tout marché, le retour à la souveraineté nationale et à des mécanismes de régulation lorsque l’activité humaine se révèle prédatrice. La crise sanitaire et la mobilisation contre la réforme des retraites ont d’ailleurs toutes deux fait réémerger des thèmes chers à la gauche : relocalisation de l’activité économique, solidarité nationale et accès à des soins de qualité, nécessité de mener une transition écologique face au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité.

Pourtant, la course à la concurrence généralisée est toujours aussi vive et les partis de gauche semblent incapables de transformer les colères populaires en espoirs d’un ordre social nouveau. En témoignent les sondages qui dépeignent le RN comme grand vainqueur de la réforme des retraites. Les ouvriers, pour la grande majorité d’entre eux, ne votent plus à gauche et les classes populaires ne s’identifient plus à elle depuis longtemps. Bien que la Nupes soit parvenue à éviter la déroute de la gauche aux élections législatives, rares sont les Français qui s’identifient encore aux partis de gauche. La base sociale des différentes organisations qui la composent donne trop souvent l’impression de se rétracter autour d’un entre-soi de diplômés urbains et de militants vieillissants.

SORTIR DE L’IMPUISSANCE

En focalisant leur attention sur la compétition électorale (avec des débats interminables sur l’opportunité de créer des coalitions qui perdent parfois tout sens politique), les partis de gauche ont arrêté de penser les mutations économiques, sociales et politiques de notre société et ne parviennent plus à proposer une « vision du monde » cohérente et crédible, en même temps qu’ils délaissent toute ambition en matière d’actions concrètes sur le terrain.

Dans une société en crise, où il est de bon ton d’exalter la réussite individuelle et de mépriser les solidarités collectives, il est temps de proposer un autre modèle. Certes la concentration de la majorité des médias français entre les mains de quelques milliardaires complexifie l’émergence de récits alternatifs. Mais le travail sur les représentations collectives est depuis longtemps délaissé au profit d’incantations rituelles à la lutte contre l’extrême droite. À l’inverse, les droites, celle du chef de l’État comme celle du Rassemblement national, bien que défendant les intérêts des classes dominantes, grandes gagnantes de la mondialisation financière, ont su jouer sur les peurs des Français et toucher les déclassés et les classes populaires.

Autrefois existait une contre société de gauche, qui se manifestait par une multitude d’associations (sportives, de soutien scolaire, de musique, de collecte alimentaire, etc…) présentes un peu partout sur le territoire. Un grand nombre de Français avait ainsi une expérience concrète de l’action menée par ces associations : concerts, tournois de foot, cours du soir, etc… Certaines de ces associations existent toujours mais se réduisent comme peau de chagrin en raison du peu d’attention portée à la construction et à l’ancrage social des organisations politiques. Le contrecoup de la révolution numérique a été un éloignement physique grandissant entre les représentants politiques et les citoyens et l’abandon progressif de toute action locale (hormis la diffusion de tracts et le collage d’affiches en période électorale). S’inscrire dans le temps long de la construction idéologique et de l’ancrage social, voilà les conditions d’un véritable renouveau à gauche.

RESTAURER LES CONDITIONS DE L’ESPÉRANCE

Ce sont les objectifs que nous nous fixons en créant dès septembre 2023 l’Université des Possibles. Rassemblant des élus et militants de gauche, intellectuels et associatifs, salariés du public comme du privé, l’Université des Possibles organisera des tables rondes, largement accessibles, et visant à répondre aux grands enjeux auxquels devra faire face le pays au cours du XXIe siècle : la réinvention du contrat républicain ; la transformation écologique et la démondialisation de l’économie ; la révolution féministe ; l’invention d’une nouvelle coopération internationale.

Soucieuse de renouer avec l’éducation populaire, et fidèle à l’héritage des universités itinérantes promues par Jean Jaurès, l’Université des Possibles organisera également des événements populaires (cafés débat, conférences, banquet populaire) sur l’ensemble du territoire national, dans les grandes villes comme dans la France périphérique et rurale. Au cours de la programmation pour l’année 2023-2024, l’université sera notamment présente à Marseille, Rochefort, aux Lilas, à Nantes, Lyon, Angers, Bordeaux, Toulouse, Mont-de-Marsan, Montélimar.

Construire une alternative à l’actuelle dérive autoritaire et libérale du chef de l’Etat est nécessaire : d’autres possibles existent pour répondre à la crise globale.

Le temps presse : pour réussir ensemble, unissons-nous !

***

Les premiers signataires :

Bassem Asseh, PS, 1er adjoint de la maire de Nantes

Philippe Brun, Député PS de l’Eure

David Cayla, maître de conférences en économie à l’université d’Angers

Jean-François Collin, ancien haut-fonctionnaire

Jean-Numa Ducange, Professeur d’histoire contemporaine (Université de Rouen)

Frédéric Farah, économiste et enseignant à Paris 1

Frédéric Faravel, conseiller municipal et communautaire GRS de Bezons

Barbara Gomes, conseillère municipale de Paris, groupe Communiste et Citoyen

Hugo Guiraudou, directeur de publication du Temps des Ruptures

Liem Hoang Ngoc, ancien député européen, économiste et président de la Nouvelle Gauche Socialiste

Jean-Luc Laurent, Maire MRC du Kremlin-Bicêtre

Marie-Noëlle Lienemann, Sénatrice de Paris, co-fondatrice de la Gauche Républicaine et Socialiste, ancienne ministre

Emmanuel Maurel, Député européen, co-fondateur de la Gauche Républicaine et Socialiste

Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas

Arnaud de Morgny, directeur-adjoint du centre de recherche de l’école de guerre économique-cr451

David Muhlmann, essayiste et sociologue des organisations

Pierre Ouzoulias, Sénateur PCF des Hauts-de-Seine

Chloé Petat, co-rédactrice en chef du Temps des Ruptures

Christophe Ramaux, maître de conférence en économie à l’université Paris I

Laurence Rossignol, Sénatrice PS de l’Oise, ancienne ministre

Stéphanie Roza, chargée de recherche au CNRS, philosophe spécialiste des Lumières et de la Révolution française

Milan Sen, co-rédacteur en chef du Temps des Ruptures

Mickaël Vallet, Sénateur PS de Charente-Maritime

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Retraites : le 49.3 de trop ? et après …. le référendum ?

Édito

Retraites : le 49.3 de trop ? et après …. le référendum ?

Au terme d’un examen chaotique qui aura nécessité l’emploi de la force parlementaire et le recours à toutes les armes constitutionnelles que la Ve République offre à l’exécutif pour contraindre le Parlement, le Gouvernement a déclenché l’emploi de l’article 49§3 de notre Constitution. Se trouve de fait adopté le projet de réforme des retraites sans vote de l’Assemblée nationale.

Emmanuel Macron et Elisabeth Borne. Photo Sipa/Jacques WITT

Au terme d’un examen chaotique qui aura nécessité l’emploi de la force parlementaire et le recours à toutes les armes constitutionnelles que la Ve République offre à l’exécutif pour contraindre le Parlement, le Gouvernement a déclenché l’emploi de l’article 49§3 de notre Constitution. Se trouve de fait adopté le projet de réforme des retraites sans vote de l’Assemblée nationale.

Les groupes parlementaires ont eu vingt-quatre heures pour déposer une motion de censure. Deux motions ont été déposées, par les groupes Liberté Indépendant Outre-Mer et Territoires (LIOT) et RN. Si chaque motion recueille les signatures d’un dixième au moins des députés (soit 57), elles seront soumises au vote de l’Assemblée la semaine prochaine.

Dans les conditions actuelles il y a toutefois peu de chances de voir ces motions adoptées, même si rien n’est à exclure tant la situation parlementaire semble se déliter d’heure en heure.

Motion de censure ou non, cela n’effacera pas l’affront fait par le Président de la République au peuple français.

Élu par défaut et sans autre projet que d’empêcher l’accession de l’extrême droite au pouvoir, le Président n’a pas pris la mesure de l’étroitesse de sa majorité. Convaincu de pouvoir faire pression sur les députés LR pour faire adopter son texte, il a sous-estimé la force du mouvement social soudé et déterminé, massivement soutenu par les Français. Si la majorité sénatoriale a prolongé l’attente, les députés LR, élus au suffrage universel direct, s’y sont refusés.

Rarement le pays n’a été aussi unanime dans son refus d’une réforme jugée injuste et inéquitable, menée sans aucune concertation, sans aucune volonté de négocier et de transiger, alors que l’exécutif s’était déjà heurté au mur de la rue en 2019 : Emmanuel Macron n’a pas appris de la crise des gilets jaunes et continue à vouloir imposer des réformes sans passer par le dialogue.

Le Président a fait le choix politique d’une épreuve de force dont le principal objectif était d’affermir son autorité durant ce second mandat, qui sera également le dernier.

Si le mouvement social dégénère, le Président ne pourra s’en prendre qu’à lui-même. Et si le calme demain revient, la blessure infligée par cet énième 49§3, auquel les Français refusent de s’habituer, sera si profonde que nous pouvons légitimement nous demander ce qu’il restera à faire de ce quinquennat mort-né. Les choses pourraient aller plus loin encore, à savoir, une remise en cause globale de la Vème république et de ses institutions.

Que faire maintenant ? Faire sauter la Première ministre comme un fusible institutionnel ? Dissoudre l’Assemblée nationale pour rebattre les cartes ? Aucune de ces solutions n’est de nature à apaiser les tensions, et une dissolution aujourd’hui aboutirait, presque mécaniquement, à renforcer la dynamique électorale de l’extrême droite. Il faudra attendre la mobilisation du 23 pour voir quelle direction prendra le mouvement social.

Une solution toutefois permettrait au pays de sortir de ce face-à-face dangereux entre le pouvoir et la rue : le référendum. La nature du projet de loi entre dans les critères de l’article 11 de notre Constitution et permettrait d’enclencher un débat public dans le cadre d’une campagne électorale sur le sujet capital des retraites.

Plus qu’une simple réforme comptable, l’enjeu des retraites est celui du modèle de société que nous voulons, d’une conception collective des différents temps de la vie et du légitime droit au repos de ceux qui ont pris leur part. Dans un monde qui exalte volontiers les vertus individuelles, et notamment l’épargne individuelle, notre système de retraites fondé sur la solidarité intergénérationnelle fait figure d’exception. Une exception qui illustre avec éclat l’idéal de fraternité inscrit dans notre devise.

Peu de chances pourtant que le Président accepte de prendre un tel risque alors que l’opposition au texte se double désormais d’une colère sociale contre un exécutif qui escamote le débat parlementaire pour imposer sa volonté.

Notre système de retraites, pierre angulaire du pacte social de notre pays, mérite pourtant mieux qu’une guérilla juridique et constitutionnelle dont rien, ni personne ne sortira vainqueur et qui contribue à affaiblir encore davantage nos institutions.

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La Seine-Saint-Denis comme miroir de la France (par Stéphane Troussel)

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La Seine-Saint-Denis comme miroir de la France (par Stéphane Troussel)

Stéphane Troussel vient de publier aux éditions de l’Aube son premier ouvrage « Seine-Saint-Denis, la République au défi », que l’équipe du Temps des Ruptures a eu l’occasion de lire. Cet ouvrage, sous forme d’entretien avec Madani Cheurfa, est à la fois une autobiographie de Stéphane Troussel (son parcours, son engagement politique), un partage de sa vision du département aujourd’hui, et de ce qu’il imagine pour demain.

Stéphane Troussel vient de publier aux éditions de l’Aube son premier ouvrage « Seine-Saint-Denis, la République au défi », que l’équipe du Temps des Ruptures a eu l’occasion de lire. Cet ouvrage, sous forme d’entretien avec Madani Cheurfa, est à la fois une autobiographie de Stéphane Troussel (son parcours, son engagement politique), un partage de sa vision du département aujourd’hui, et de ce qu’il imagine pour demain.

 « S’engager pour ceux qui n’y croient plus ». Voilà comment commence le premier livre de Stéphane Troussel. Le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis revient sur son parcours politique : issu de parents communistes, il s’engage dans la voie du socialisme dans les années 1980, par adhésion à la voie tracée par le PS de l’époque, qui lui semble la plus à même de répondre aux enjeux contemporains et aux aspirations populaires. Il raconte ainsi l’histoire d’une gauche porteuse d’un espoir bien réel, qui a fait son succès , et d’une promesse toujours actuelle : celle de nouvelles générations vivant mieux que les anciennes. Le PS, à ce moment précis de son histoire, n’a pas rompu avec les classes populaires. Mais l’espoir a laissé la place à la désillusion au moment du quinquennat de François Hollande. A ce moment précis, selon Stéphane Troussel, le Parti Socialiste a failli à sa mission historique : défendre ceux qui en ont le plus besoin.

Stéphane Troussel évoque par la suite les nombreux défis que doit relever aujourd’hui la gauche pour reconquérir son électorat, dont une partie a basculé vers l’extrême droite, les « fachés pas fachos ». Se réapproprier la valeur travail et valoriser les salaires en est une condition sine qua non selon lui : les classes populaires ne vivent pas dans un monde dont l’horizon plus ou moins proche serait celui de la fin du travail. Fidèle à la doctrine socialiste, le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis se situe ainsi sans ambiguïté dans le camp du travail. Une autre tâche d’ampleur attend également la gauche selon lui : revendiquer haut et fort son attachement à l’universalisme républicain, c’est-à-dire, selon lui, concrétiser la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » partout sur le territoire national. Des développements supplémentaires sur ce point auraient néanmoins été intéressants pour le lecteur.

Plus loin dans l’ouvrage, Stéphane Troussel aborde un ensemble de thématiques, sous le prisme de la situation en Seine-Saint-Denis : désengagement de l’Etat central dans le département, croissance démographique, transformation industrielle, etc.. La Seine-Saint-Denis est un territoire en constante transition, un territoire historique d’immigration, un ancien bassin d’industrie désormais devenu « attractif » pour nombre d’entreprises.  

Mais un constat plus alarmant arrive : 28,6% de la population du département vit sous le seuil de pauvreté, contre 14,7% au niveau national, ce qui en fait le département le plus pauvre de France. Ce territoire est ainsi surexposé à de nombreuses difficultés, conséquence logique du désengagement de l’Etat : inégalités de richesses importantes, problèmes d’accès au logement (avec une hétérogénéité de la répartition du logement social sur le territoire du département), fermeture de services publics,  déserts médicaux, nombre de bénéficiaires du RSA en constante hausse, etc. Le constat est sans appel, le remède bien connu : la République doit s’incarner dans tous les territoires, notamment en Seine-Saint-Denis.

Stéphane Troussel évoque finalement ses ambitions face à l’ensemble de ces défis : l’école publique doit redevenir un ascenseur social, permettre une mixité réelle ; l’écologie doit être résolument populaire, et non punitive, surtout dans un département comme la Seine-Saint-Denis. Le président du conseil départemental évoque également les projets en cours : la candidature de Saint-Denis comme capitale européenne de la culture en 2028, l’expérimentation de la renationalisation du RSA. De belles perspectives qui doivent donc se traduire par des effets concrets.

Mais des motifs de réjouissance attendent également ce territoire : les Jeux Olympiques 2024, le Grand Paris Express, l’installation du CHU Grand-Paris Nord, l’installation de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à Saint-Ouen ou encore du Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer à Saint-Denis, etc. Autant d’évènements aux conséquences majeures pour le territoire, synonymes de plus d’emplois, plus de transports, de nouvelles infrastructures sportives si tant est que le département ne soit plus appréhendé comme une simple zone à traverser.

Ainsi, cet ouvrage est un bel hommage à ce territoire, qui démonte les idées-reçues et les mauvais clichés de ceux qui ne voient dans la Seine-Saint-Denis qu’une « zone de non-droit »  . C’est l’inverse que donne à voir Stéphane Troussel : la Seine-Saint-Denis est un territoire en mouvement, représentatif de la société française, de sa diversité, de ses difficultés et ambivalences et finalement des défis qui l’attendent.

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Avortement aux Etats-Unis : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini

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Avortement aux Etats-Unis : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini

Pour les femmes des États-Unis, le glas a sonné. L’arrêt historique Roe vs Wade a été annulé par la Cour suprême américaine. Tous les États qui le souhaitent peuvent à présent rendre illégal l’avortement. Le constat est violent. Direct. C’est la fin. Mais que les bigots ne s’y trompent pas, ce n’est pas la fin de l’avortement. Les plus riches iront à l’étranger ou dans un autre Etat. Les plus pauvres iront risquer leur vie avec des cintres et autres mixtures troubles, au péril de leurs jours.

Pour les femmes des États-Unis, le glas a sonné. L’arrêt historique Roe vs Wade a été annulé par la Cour suprême américaine. Tous les États qui le souhaitent peuvent à présent rendre illégal l’avortement.

Le constat est violent. Direct. C’est la fin. Mais que les bigots ne s’y trompent pas, ce n’est pas la fin de l’avortement. Les plus riches iront à l’étranger ou dans un autre Etat. Les plus pauvres iront risquer leur vie avec des cintres et autres mixtures troubles, au péril de leurs jours.

Ce bond de géant en arrière a été savamment calculé par le magnat d’extrême-droite qui a gouverné le pays pendant six ans, Donald Trump. Pendant ses campagnes et tout au long de son mandat, il a tout fait pour attaquer les droits les plus fondamentaux des femmes, pour décrédibiliser leurs combats, leur parole, leur intégrité physique.

L’offensive d’extrême-droite obscurantiste et intolérante connaît un regain inattendu aujourd’hui, aux États-Unis et dans le reste des pays occidentaux. Nous le savons, les droits des femmes sont fragiles, Simone de Beauvoir nous en avait avertis. En ce 24 juin, la preuve nous est fournie.

Mais nous sommes vigilantes et vigilants. Une fois le coup de l’annonce passé, il faut le crier haut et fort : ils l’espèrent, mais le combat n’est pas fini.

Les américaines et les américains et tous les féministes du monde se lèveront ensemble pour que ce droit fondamental de l’avortement redevienne garanti, au pays de l’oncle Sam et partout ailleurs.

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Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

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Pionnières : une exposition pour découvrir les femmes artistes méconnues des années 20

Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Jusqu’au 10 juillet 2022, le musée du Luxembourg met en lumière des femmes artistes du début du XXe siècle, restées injustement dans l’ombre en raison de leur genre.

Débutant par la production artistique ayant court pendant la Première Guerre Mondiale, l’exposition surligne le rôle des femmes pendant le conflit, leur implication dans les usines en remplacement des hommes, mais aussi l’écho de l’événement jusque dans le monde de l’art. Ici aussi les femmes remplacent souvent les hommes, et l’art est influencé par l’esthétique de la machine de Fernand Léger, fondateur de l’Académie moderne. On peut par exemple citer les oeuvres de Franciska Clausen, telle que Composition Mécanique, qui s’inspirent directement de cette esthétique.

Au-delà de la simple mise en valeur des productions faites par des femmes, l’exposition pose la question des conditions matérielles qui les rendent possibles. Et au fil des œuvres, des réflexions émergent sur la combinaison du travail « productif » (ici artistique) et « domestique » lié à l’éducation des enfants et aux tâches du foyer.

Emerge également des réflexions sur la sexualité et le genre. Les artistes femmes, au travers de la peinture, de la littérature ou encore de la production audiovisuelle remettent en cause les codes établis et dérangent le spectateur jusque dans son identité. Il en va ainsi de Marlow Moss ou d’Anton Prinner qui, au gré de leurs œuvres comme Composition Yellow, Black and White (1949) ou encore les sculptures Women with braided hair, jouent des ambivalences qui traversent les figures masculines et féminines. Au-même titre que certaines œuvres de l’exposition, directement inspirées des Deux amis (tableau de Tamara Lempicka et expression caractérisant à l’époque les relations sexuelles entre deux femmes) rompent le cadre des relations hétérosexuelles et donne toutes leurs places aux amours lesbien et homosexuel.

La représentation du corps féminin dans le monde de l’art connaît également des bouleversements dans ces années d’entre-deux guerres, comme le montre avec puissance Nu cubiste, tableau de Mela Muter. Comme son nom l’indique, l’œuvre puise dans le répertoire cubiste pour mieux représenter le corps nu d’une femme qui, placée face aux spectateurs, écarte les jambes et laisse entrevoir ce qui auparavant devait rester caché.

Si l’exposition s’avère malheureusement un peu courte, elle est fortement recommandée par La Rédaction.  

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

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Comment renouer le fil du récit contemporain ?

Entretien avec Johann Chapoutot (2/2)

Seconde partie de notre entretien avec l’historien Johann Chapoutot consacrée à « renouer le fil du récit ».

Après avoir parcouru dans la première partie de cet entretien les grands récits de notre histoire, de la chrétienté jusqu’aux idéologies du XXe siècle, viens maintenant le temps de s’interroger sur la sortie des grands récits. 

Pourquoi le monde contemporain ne parvient-il pas à accoucher de récits structurants ? D’où vient cette impression que nous vivons dans un présent perpétuel et sans horizon ? Qu’est-ce que cela dit de notre rapport au monde ?

Tentatives de réponse dans le seconde et dernière partie de ce grand entretien avec Johann Chapoutot, auteur notamment de l’ouvrage Le grand récit, introduction à l’histoire de notre temps

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Entretien avec Johann Chapoutot (1/2)

Retour de campagne : la part du rêve et l’épreuve du réel

Édito

Retour de campagne : la part du rêve et l’épreuve du réel

Après une campagne électorale très courte et marquée par les crises, du covid-19 à la guerre en Ukraine, le Président sortant a finalement et logiquement été réélu, à plus de 58%, par défaut et malgré une nette progression de Marine Le Pen. Comment comprendre cette nouvelle victoire d’un centre hypertrophié ? La stratégie populiste peut-elle mener à la victoire du peuple sur les « élites » ? Quel horizon pour la gauche dans les prochaines années ? Ces questions brûlantes, alors que la campagne pour les élections législatives n’a pas encore commencé, nous avons tenté d’y répondre dans cet édito de retour de campagne.

Il y a quelques années de cela, Alain Juppé utilisait une expression culinaire pour décrire la stratégie électorale qu’il comptait mettre en œuvre et qui aura finalement tenu lieu de feuille de route à Emmanuel Macron : couper les deux bouts de l’omelette… Comprendre par-là : constituer un bloc centriste dont l’assise serait suffisamment large pour forcer les oppositions à se radicaliser jusqu’à se disqualifier elles-mêmes aux yeux des électeurs. Comptant sur le fait que la France « souhaite être gouvernée au centre » comme disait Giscard, il pensait qu’un tel bloc centriste permettrait ensuite de couper ces fameux bouts de l’omelette, comprendre : les forces de droite radicale et de gauche radicale. Pari gagné !

En cinq ans, cette stratégie électorale aura permis à Emmanuel Macron de se qualifier, et de l’emporter, par deux fois. De quoi relativiser l’idée qu’il existerait trois blocs politiques équivalents (gauche, centre, droite), car si trois blocs il y a, force est de constater qu’ils ne sont pas de même taille. Comment le pourraient-ils d’ailleurs ? Certains commentateurs ont l’air de découvrir ces trois blocs comme s’il s’agissait d’un phénomène nouveau, rien de tel. Dans son ouvrage, récemment réédité chez Gallimard, La gauche et la droite : histoire et destin, Marcel Gauchet explique bien que la répartition « topographique » des forces politiques dans l’hémicycle se fait, en France, entre trois blocs et ce depuis le début du XIXe siècle, depuis la Restauration plus exactement. Cette tripartition du champ politique entre la gauche, le centre et la droite, se retrouve tout au long des XIXe et XXe siècle, même si la signification de ce clivage a changé au cours du temps : la gauche de 1936 n’est plus celle de 1830, la droite non plus…

Dans ce paysage, les institutions de la Ve République sont éminemment singulières à cause de l’élection présidentielle au suffrage universel direct : la répartition des forces ne se mesure plus tant à l’intérieur du Parlement qu’à l’occasion de l’élection reine et les blocs politiques se superposent, bien qu’imparfaitement, avec les catégories socio-professionnelles. Or, si l’on excepte De Gaulle dont la stature et le poids historique rendent toute comparaison inadaptée, sur sept présidents de la République, deux sont issus directement du centre, Valéry Giscard d’Estaing et Emmanuel Macron, et deux autres ont été élus avec l’appui non négligeable de ce bloc, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Rappelons d’ailleurs que la défaite de Nicolas Sarkozy en 2012 doit beaucoup à la défection d’une partie des forces centristes qui, en raison de la droitisation de son discours sur les thèmes identitaires, se sont reportées sur François Hollande.

Seul fait exception dans ce paysage François Mitterrand, qui fut élu sans le soutien des forces centristes, à une époque néanmoins où le poids électoral du PCF assurait la soudure électorale et permettait au PS d’apparaître comme une force centrale à gauche.

La seule prouesse d’Emmanuel Macron finalement est d’avoir su élargir son assise politique de Jean-Pierre Chevènement à Jean-Pierre Raffarin. Or un centre élargi et fort entraine mécaniquement l’affaiblissement de la droite et de la gauche et oblige à radicaliser les clivages pour espérer bousculer le centre qui devient, de fait, le centre de gravité électoral du pays.

Emmanuel Macron agit depuis cinq ans comme un trou-noir pour les forces centrales de gauche comme de droite. Les voix cumulées des candidates LR et PS n’ont pas dépassé en 2022 les 6%, alors même que ces deux partis sont aujourd’hui à la tête de la majorité des villes de France (modulo les victoires écologistes de 2020 dans quelques grandes villes sur fond d’abstention massive et d’alliances avec les autres forces de gauche), de la majorité des départements et des douze régions métropolitaines.

Emmanuel Macron a soudé autour de sa personne un bloc centriste politiquement hétéroclite mais électoralement cohérent qui représente à lui seul désormais le « cercle de la raison » dont les contours ont été élargis de façon inédite.

Or cette image du « cercle de la raison » est un verrou puissant : il départage dans l’esprit de nos concitoyens ceux qui sont perçus comme aptes à exercer le pouvoir de ceux qui ne le sont pas, dans un pays qui reste une puissance sur la scène internationale et où le chef de l’Etat dispose des codes nucléaires. Les Français ne s’y sont pas trompés dimanche 24 avril, en rejetant à plus de 58% Marine Le Pen et le « bloc national » qu’elle formait dans les urnes avec les électeurs d’Éric Zemmour ainsi qu’avec les éléments les plus radicaux de la droite traditionnelle.

Ce verrou est d’autant plus difficile à faire sauter que l’élection du Président au suffrage universel fait primer une perception presque charnelle du candidat sur la réalité du discours et le bienfondé des propositions. Pis, les programmes ne sont, dans ce cadre, que des outils pour étayer une « figure », celle du candidat providentiel. Les propositions doivent permettre de rehausser tel trait saillant que l’on souhaite mettre en exergue ou bien lisser tel autre. On y cherche davantage des « marqueurs » politiques, que de véritables solutions à même de dessiner une vision du monde cohérente.

L’importance accordée dans notre pays au débat d’entre-deux tours est à comprendre sous ce prisme : davantage que de projets c’est la confrontation entre deux personnalités dont on jugera à la fin laquelle est la plus apte à diriger le pays. La stature est tout, le programme pèse peu. Et si Marine Le Pen a échoué pour la seconde fois au second tour, c’est parce que les Français ne les jugent, elle et son équipe, ni dignes, ni aptes à exercer le pouvoir.

Le « cercle de la raison » est un verrou indéboulonnable pour une raison à la fois simple et terrible : la France est un pays riche, bien que des pans entiers de sa population soient paupérisés. On peut dramatiser et radicaliser à outrance les clivages, voir la fracture politique se redoubler d’une véritable fracture géographique entre l’ouest et l’est du pays, les métropoles et les villes moyennes, voire les zones rurales, il n’y fait rien : les Français aiment se donner des frissons mais ils ne veulent pas des extrêmes.

Bien que notre imaginaire politique soit aujourd’hui encore tout entier structuré autour de cet évènement fondateur et mythifié qu’est la grande Révolution, nous ne sommes plus un peuple révolutionnaire depuis plus d’un siècle et demi.

Pour autant, nos concitoyens, biberonnés à l’idéal humaniste et rousseauiste, sont davantage enclins à la révolte que les populations des pays d’Europe du Nord, de l’Allemagne ou encore de l’Italie, où l’esprit « chrétien démocrate » irrigue les représentations politiques. Grande mobilisation contre les retraites, référendum d’initiative citoyenne contre la privatisation d’ADP, « gilets jaunes » : le peuple Français a un besoin irrépressible de se manifester physiquement et de redoubler la démocratie représentative d’une expression directe propre à contraindre ses élus.

Ainsi la pratique qui est faite de notre Constitution (contournement du Parlement, alignement des mandats et des calendriers électoraux pour garantir une majorité au Président élu) et le scrutin majoritaire sont autant de carcans imposés à la volonté populaire.   

Proprement ahurissants et, malheureusement, symptomatiques ont été à cet égard les débats de l’entre-deux tours sur la nature de notre Constitution et l’usage du référendum, durant lesquels des juristes bon-teints et les partisans du Président sortant ont presque théorisé la supériorité des normes constitutionnelles sur le référendum, soit la supériorité du droit positif sur le choix du peuple souverain. La défiance, voire le mépris vis-à-vis du « peuple » perçu comme une foule violente crée un ressentiment terrible qui fracture la nation et donne corps à un clivage peuple / élite dont l’effet s’avère particulièrement délétère.

Osons une hypothèse : les trois dirigeants des trois blocs sortis des urnes en 2022 sont trois dirigeants populistes qui creusent le sillon d’un clivage entre des supposées élites et un peuple pour remporter l’élection. Emmanuel Macron est, à cet égard, le représentant des élites qui, sans le dire, avalisent ce clivage et font bloc pour éviter le grand renversement. Dit autrement, Emmanuel Macron a été élu pour s’assurer que le couvercle reste bien sur la cocotte-minute pendant cinq ans.

Face à cela, les forces de gauche comme de droite, qui ont avalisé ce clivage populiste, sont poussées à la radicalité et ne peuvent prospérer qu’en agitant l’espoir d’un bouleversement réel, d’un renversement. L’extrême droite rêve d’un renversement qui signerait à la fois la fin des élites mondialisées et la fin de l’immigration – c’était le sens du slogan de Marine Le Pen « rendre aux Français leur pouvoir d’achat et leur pays » – et Jean-Luc Mélenchon brosse, lui, plus large : rendre aux Français des institutions démocratiques, les richesses accaparées par quelques-uns, leur souveraineté et engager la transition écologique. Le ressort est identique et conforme aux canons populistes : « reprenez le pouvoir » (« take back control ») à ceux qui vous l’ont injustement dérobé.

Cela fait dix ans et trois élections que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon jouent chacun sur ce registre, dix ans qu’ils échouent. La progression de Marine Le Pen a beau être réelle entre 2017 et 2022, elle cache mal la détermination de nos concitoyens à rester dans un régime modéré. Combien de millions d’électeurs ont, la mort dans l’âme, voté Emmanuel Macron en 2017, en 2022 ? Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon pourraient être dix fois candidats, ils échoueraient dix fois, sauf circonstances exceptionnelles. Un clivage peuple / élite ne peut tourner qu’à l’avantage électoral des classes moyennes supérieures et de la bourgeoisie qui forment un bloc sociologique bien plus cohérent et conscient de ses intérêts de classe qu’un peuple qui hésitera toujours entre l’identité nationale et la question sociale.

Éric Zemmour l’a d’ailleurs justement pointé au début de sa campagne : Marine Le Pen ne peut pas gagner car elle enferme ses partisans dans « un ghetto électoral », comme le PCF de 1969 qui pouvait faire 22% au premier tour mais n’aurait su l’emporter.

La perspective du grand bouleversement créera, à terme, de la frustration parmi nos concitoyens Cette machine à produire de la radicalité n’est pas seulement une machine à perdre, elle est aussi une formidable machine à détruire le consensus démocratique.

Dans un tel contexte et afin de se mettre au travail dès le lendemain des élections législatives, quelles leçons pouvons-nous tirer de cet échec, pourtant attendu, de la gauche ? Au moins trois, bien que la liste ne soit pas exhaustive.

La première : prendre garde à ne pas se laisser enfermer dans un ghetto électoral, celui de la gauche extrême. Si le projet de transformation sociale et écologique est porté par un discours de défiance permanente, il suscitera davantage la méfiance que l’adhésion et ne pourra espérer l’emporter. Nous ne devons pas seulement souhaiter la rupture, nous devons encore la rendre possible et notre responsabilité collective est de la faire advenir en étudiant les leviers d’action qui sont à notre disposition, tous autant qu’ils sont ; en renouant également avec les « fachés mais pas fachos » que le scrutin présidentiel ne mobilise pas, ou si peu.  

La seconde, qui est une réponse à la première : dissoudre le bloc libéral et pour cela parler également à ce qui fut, il y encore peu de temps, l’électorat du parti socialiste. Ce n’est pas se renier ni renoncer à ses convictions que de s’affronter au réel tel qu’il est et non tel que l’on souhaiterait qu’il soit. La gauche est réformiste parce qu’elle veut transformer le monde, et elle doit pour cela partir du monde tel qu’il est, et notamment des contraintes qui, malheureusement, existent. L’essence de la politique réside dans l’affrontement entre volontés antagonistes. Un programme de gauche doit être ambitieux sur tous les points : social, écologique, institutionnel, économique. Il doit également être crédible, applicable en l’état.

Les résultats électoraux de la gauche à Paris sont porteurs d’espoirs, battant en brèche la théorie des deux gauches irréconciliables : Jean-Luc Mélenchon y a dépassé les 30% au premier tour. Sa progression dans des zones acquises à Emmanuel Macron en 2017 est impressionnante, là où Emmanuel Macron a, en 2022, fait le plein dans les arrondissements de droite. Or cet électorat, le fameux électorat de centre-gauche, dit « bobo » et si conspué par la France Insoumise a réaffirmé au détour d’un vote utile pour Jean-Luc Mélenchon, ses convictions de gauche au 1er tour, avant de voter pour Emmanuel Macron au second.

La troisième condition, qui découle de la seconde, est une condition opérationnelle. Un bloc central à gauche doit émerger, ce qui ne veut pas dire un bloc centriste ! Nous devons faire à gauche ce que Macron a fait au centre : créer un pôle de gauche capable d’exercer le pouvoir. La gauche est multipolaire par essence, sa diversité fait sa richesse. Croire qu’une force peut éradiquer les autres, l’emporter et ensuite gouverner est une chimère. Le combat pour la victoire de la gauche est d’abord un combat pour l’unité de la gauche. Cette gauche, écologiste, sociale, républicaine, existe déjà, elle est l’aspiration d’une part immense de nos concitoyens, elle n’attend qu’une étincelle pour s’embraser électoralement.

Cette étincelle ce sera l’émergence d’une force nouvelle, structurée et surtout centrale à gauche. Cette force devra être capable de dialoguer avec toutes ses composantes, capable d’en retenir le meilleur, mais aussi d’assumer les désaccords, d’assumer la pluralité et de lutter pour le compromis. Elle devra également affronter un autre phénomène inquiétant de l’élection que nous venons de vivre : le clivage générationnel. L’élan de la jeunesse est le supplément d’âme de la gauche, mais nous ne pouvons pas tourner le dos à nos anciens. Réparer la France, c’est aussi faire dialoguer les générations plutôt que de bâtir entre elles des clivages stériles.

En 2022, alors qu’elle était condamnée, la gauche s’est levée pour réaffirmer son existence. Le vote utile en faveur d’un Jean-Luc Mélenchon ayant pourtant adopté une ligne radicale est une excellente nouvelle : en se recentrant un peu la gauche peut demain l’emporter. Le comportement de vote des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au second tour est aussi une bonne nouvelle : malgré la colère et le dépit, les électeurs de gauche ont choisi de sauver la concorde plutôt que de jeter le pays dans le chaos, un signe de sagesse et de maturité.

Rappelons-nous que la gauche n’existe que par sa capacité à dessiner un horizon désirable – ce que les forces écologistes devraient mieux mesurer – et à paver la voie pour y parvenir. Plus que jamais c’est là ce que réclame notre pays au lendemain d’une élection présidentielle qui laisse dans la bouche de nombreux électeurs un goût de cendres.

Notre tâche est immense et la route vers la victoire sera semée d’embûches, mais comme le dit souvent Jean-Luc Mélenchon en citant Camus : « il faut imaginer Sisyphe heureux. »

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Aujourd’hui, à Paris, Marseille, Lyon et partout en France, nous marcherons pour les droits des femmes. Aujourd’hui, main dans la main, nous irons crier, encore une fois, notre indignation. Contre les écarts de salaires, contre les discriminations sexistes au travail et à l’école, contre les violences sexuelles et les féminicides, contre les agressions quotidiennes. Aujourd’hui, nous irons marcher pour protester contre ces responsables politiques, et en particulier un ministre et des candidats à l’élection présidentielle, accusés d’agression sexuelle et toujours en fonction, trop peu inquiétés.

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La liste est longue, le mouvement sera massif.

Mais aujourd’hui, nous marcherons aussi pour les femmes du monde entier, d‘Afghanistan et d’Ukraine. Pour celles qui ont dû fuir leur pays, un matin, de peur d’être pendues ou tuées en pleine rue, pour sauver leur liberté.

Aujourd’hui, nous n’oublierons pas les femmes de Kaboul, soumises au joug impitoyable et archaïque des talibans. Nous marcherons pour elles, qui, courageuses, manifestent et bravent leurs fouets et leurs matraques.

Nous n’oublierons pas non plus les femmes de Kyiv, d’Odessa ou de Kharkiv, qu’elles aient fui les bombes ou soient restées les affronter. Nous marcherons pour elles, qui fuient avec leurs enfants, qui dorment dans des bunkers, qui prennent les armes.

Enfin, nous n’oublierons pas celles qui, réfugiées dans les pays de l’Union Européenne, fuyant la mort, sont rattrapées par les proxénètes, qui les guettent aux frontières, pour engraisser leur entreprise indécente. Le cynisme de ceux-là est inqualifiable, n’oublions pas les femmes qu’ils piègent.

En ce 8 mars, nous n’oublierons pas le courage de toutes ces femmes, qui luttent inlassablement pour leur dignité.

Alors marchons, et affirmons-le encore une fois et tant qu’il le faudra : la domination patriarcale a fait son temps, il est venu le temps des femmes.

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Bruits de bottes en Ukraine (2) : l’affrontement qui vient…

Édito

Bruits de bottes en Ukraine (2) : l’affrontement qui vient…

Edito de la rédaction
Le 31 janvier dernier, nous publiions un édito consacré à la crise en Ukraine dans lequel nous tentions de répondre à une question lancinante : la crise en Ukraine marque-t-elle un « retour du XXe siècle » ou bien est-elle annonciatrice d’un nouvel ordre international ? Force est de constater que l’évolution de la situation en Ukraine ces dernières 24 heures nous oblige à revoir notre position initiale alors que la fin de la crise diplomatique laisse entrevoir le début d’un conflit armé.

Les efforts de médiation entrepris par la France n’y auront rien fait. Revitalisant la tradition diplomatique française, soucieuse depuis le général de Gaulle d’affirmer son autonomie vis-à-vis de l’alliance et de préserver le dialogue avec la Russie, Emmanuel Macron qui, durant son mandat, a multiplié les mains tendues à Vladimir Poutine – on se souvient de la réception très médiatisée de l’autocrate russe à Versailles en 2017 ainsi qu’au fort de Brégançon à l’été 2019 alors que Donal Trump avait déjà rompu les ponts –, aura été le seul dirigeant occidental à entreprendre sérieusement de mener une médiation entre Kiev, son protecteur américain et Moscou. Plusieurs fois il aura tenté, en vain, de réanimer les négociations dites en « format Normandie »[1].

Olaf Scholz n’aura pas démérité non plus en dépit d’une relative inexpérience sur la scène internationale, liée à sa récente accession au poste de Chancelier, mais également d’autres obstacles plus structurels : divergences de position sur le cas russe entre les partis composant la coalition au pouvoir, importance des intérêts commerciaux et énergétiques de l’Allemagne en Russie et dépendance militaire de son pays vis-à-vis des Etats-Unis.

Malgré l’annonce par le ministre de la Défense russe, en début de semaine dernière et à grand renfort de vidéos montrant d’interminables trains chargés de blindés, du rapatriement des troupes envoyées en Crimée pour mener des exercices militaires, l’espoir d’une désescalade n’aura pas fait long feu. Alors que les services de renseignement occidentaux faisaient état de l’imminence d’une invasion depuis quelques jours, les chancelleries européennes ont appelé leurs ressortissants à quitter le pays sans délai dès dimanche, signe que nous approchions du point de rupture. L’appel de la dernière chance passé par Emmanuel Macron dimanche après-midi n’y aura rien fait : dès lundi matin, Vladimir Poutine repoussait à plus tard l’organisation d’un sommet réunissant Russes et Américains, actant ainsi l’échec de la voie diplomatique.

Lundi soir, avant un conseil de sécurité réunissant ce qu’il faut bien qualifier d’« aigles russes » par parallélisme avec les faucons américains[2], Vladimir Poutine s’est très longuement exprimé sur la crise en cours. Assis derrière son bureau, le maître du Kremlin a, pendant près d’une heure, retracé l’histoire des relations entre la Russie et l’Ukraine depuis 1917, présentant la création du pays comme une erreur de la jeune Union soviétique et fustigeant la supposée trahison des élites ukrainiennes qui seraient responsables des tensions, ces dernières années, entre les deux pays.

Vladimir Poutine a donc pris la décision unilatérale de rompre les accords de Minsk[3] de 2015 pour devenir Tsar de toutes les Russies comme dit la formule et présider aux destinées de la grande Russie, de la Russie blanche, c’est-à-dire la Biélorussie, et de la petite Russie, c’est-à-dire l’Ukraine.

Trente ans après l’implosion de l’URSS, nous devons nous rendre, impuissants, à l’évidence : l’Ukraine n’a pas les moyens de son indépendance. Elle est vouée à osciller entre l’empire russe et le bloc occidental. Or l’Occident a échoué à attirer à lui ce pays sans éveiller la colère russe, tout comme il a échoué à apaiser les craintes de la Russie pour sa sécurité. C’était pourtant la responsabilité du vainqueur de créer les conditions d’une paix acceptable et durable. 

Intégrer l’Ukraine à l’OTAN était, en ce sens, un pari aussi osé qu’invraisemblable : si l’Ukraine avait intégré l’OTAN, l’obligation de solidarité entre membres de l’alliance nous aurait collectivement obligé en cas d’agression russe et aurait donc neutralisé la possibilité même d’une guerre, personne n’imaginant les troupes de plusieurs puissances nucléaires, dont quatre membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, s’opposer sur un champ de bataille. C’est tout l’enjeu du conflit pour Vladimir Poutine.

c’est la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qui est à l’origine du conflit que nous vivons, en revanche l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN aurait rendu la perspective même d’un conflit inenvisageable. »

Le Président russe savait également, compte tenu de la situation encalminée dans le Donbass et de la volonté pressante de l’actuel président Ukrainien de rejoindre l’OTAN pour garantir son indépendance, que le temps jouait contre lui. Tout le paradoxe de la situation est là : c’est la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qui est à l’origine du conflit que nous vivons, en revanche l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN aurait rendu la perspective même d’un conflit inenvisageable.

Vladimir Poutine a donc renversé la table pour reprendre le contrôle de la temporalité : maître du jeu, il a ainsi eu tout le loisir d’attendre que la crise diplomatique atteigne son paroxysme pour refuser ensuite le retour au statu quo et agir. Hier soir, donc, Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance du Donbass (les « Républiques » de Donetsk et de Lougansk), et envoyé ses armées pour y maintenir la paix. En violation des règles du droit international – puisque seule la Russie reconnaît aujourd’hui ces deux « Républiques » autoproclamées – la Russie a donc commencé à envahir le territoire ukrainien, s’approchant par l’est de 200 kilomètres supplémentaires en direction de Kiev alors que le reste de ses troupes continuent de mener des exercices militaires en Biélorussie, tout proche de la frontière nord de l’Ukraine.

Que va faire l’Occident ? Quelle sera notre réaction si Moscou avance jusqu’à Kiev ? Sans présumer de la bonne volonté des dirigeants du monde libre, il semble que nous n’irons pas au-de