Édito

L’interdiction des abayas ou l’arbre qui cache la forêt

Le 27 août, quelques jours avant la rentrée scolaire, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal a pris la décision d’interdire les qamis et les abayas à l’école. Cette mesure était attendue par les personnels éducatifs et s’inscrit dans la droite ligne de l’esprit de la loi de 2004. Un laïque conséquent ne peut que s’en féliciter. Toutefois, choisir de faire de cette interdiction le sujet principal de la rentrée scolaire permet au nouveau ministre d’éviter les sujets qui fâchent, à savoir la crise multifactorielle que traverse l’école publique.

Le 27 août, quelques jours avant la rentrée scolaire, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal a pris la décision d’interdire les qamis et les abayas à l’école. Cette mesure était attendue par les personnels éducatifs et s’inscrit dans la droite ligne de l’esprit de la loi de 2004. Un laïque conséquent ne peut que s’en féliciter. Toutefois, choisir de faire de cette interdiction le sujet principal de la rentrée scolaire permet au nouveau ministre d’éviter les sujets qui fâchent, à savoir la crise multifactorielle que traverse l’école publique. La phrase de Charles Péguy s’applique tout aussi bien aux détracteurs de la laïcité qu’aux gouvernants qui ont abandonné l’école publique : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».

L’annonce de Gabriel Attal a fait réagir sur les réseaux sociaux – qui bien qu’étant une bulle fermée sur elle-même, influence tout de même la sphère politico-médiatique. Le tombereau d’insultes qu’a suscité, à titre d’exemple, la prise de position laïque du députée socialiste Jérôme Guedj en témoigne. Alors que selon un sondage IFOP près de 80% des Français approuvent cette mesure (60% des sympathisants LFI et EELV), une partie des militants de gauche perd de vue à la fois sa boussole laïque et son électorat. L’argument des contempteurs de l’interdiction qui revient le plus souvent est le suivant : l’abaya est un habit culturel et non cultuel, aussi le prohiber revient à exercer un racisme pur et dur qui vise une nouvelle fois les musulmans. C’est d’ailleurs, disent-ils, ce qu’affirme le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Notre réponse tiendra en plusieurs points.

Premièrement, en République laïque celle-ci n’a pas à tenir compte des considérations des institutions religieuses concernant tel ou tel vêtement pour apprécier son éventuelle dimension cultuelle. L’Etat n’a en la matière pas besoin des appréciations théologiques des docteurs de l’islam ou du catholicisme. Comme l’a expliqué Patrick Weil dans un entretien à Marianne, « le burkini n’était pas prévu dans le Coran, les vêtements portés par les juifs orthodoxes Loubavitch ne sont pas non plus obligatoires selon la pratique traditionnelle mais on ne dira pas pour autant que ces tenues ne sont pas religieuses. C’est le juge qui va déterminer ce qui est religieux ou pas ». Ce qui fait office de caractère religieux, c’est notamment le fait que le vêtement soit porté de manière permanente. La rédaction adoptée par la loi du 15 mars 2004 – celle qui prohibe le port de signes religieux ostensibles – ne se limite pas aux vêtements religieux par nature, mais vise aussi les signes religieux par destination. La jurisprudence du Conseil d’Etat, depuis 2007, confirme cet esprit de la loi. En 2007 il avait jugé qu’un bandana couvrant les cheveux manifestait une appartenance religieuse ostensible, alors qu’à ma connaissance nul verset du Coran ne mentionne un quelconque bandana.

Deuxièmement, et c’est un point que beaucoup de personnalités politiques omettent, c’était une décision attendue massivement par les personnels éducatifs. Seuls 15% d’entre eux considéraient que les abayas et les qamis étaient des habits culturels, contre 68% qui les voyaient comme des signes religieux – et donc tombant sous le coup de la loi de 2004. Depuis près d’un an, les professeurs et proviseurs demandaient au ministère des consignes claires. Pap Ndiaye n’avait pas tranché, et mettait par là même les professeurs dans la confusion. Pourtant dès juin 2022 le Conseil des sages de la laïcité conseillait, par la voix de son secrétaire général Alain Seksig, « de ne pas laisser à nouveau les personnels de direction livrés à eux-mêmes ». Le « à nouveau » est à ce titre édifiant, et renvoie à la situation pré-loi de 2004 pendant laquelle les enseignants n’arrivaient plus à gérer le port du voile islamique en classe. Cette interdiction va donc soulager les personnels éducatifs, et permet une clarification demandée depuis un an par les syndicats. Le soutien apporté le 29 août par Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, à la décision de Gabriel Attal, en est révélatrice.

Troisièmement, et ce point-là est passé sous silence par les insoumis et écologistes, l’abaya n’est pas une simple mode vestimentaire qui sort de nulle part. Les atteintes à la laïcité ont doublé entre l’année scolaire 2022-2023 et la précédente. Le port de tenues religieuses représentait « 15 % à 20 % des faits rapportés jusqu’au printemps 2022 et dépassent désormais les 40 % des remontées mensuelles » (Le Monde).  Si le port de l’abaya était à l’école inexistant il y a encore quelques années, et s’il apparaît désormais massivement dans certains lycées – selon Iannis Roder, expert à la Fondation Jean Jaurès, certains lycées lyonnais voyaient près de la moitié des jeunes filles porter un abaya en classe -, ce n’est pas un hasard. Dès l’été 2022, les renseignements territoriaux alertaient le ministre d’une offensive menée par des prédicateurs islamistes sur les réseaux sociaux, notamment tiktok. Etait mise en avant une stratégie de contournement de la loi de 2004, justement grâce au port de quamis et d’abayas – mais, évidemment, il était surtout demandé aux femmes de se couvrir le corps… Ces appels ont été massivement relayés sur les réseaux sociaux, ce qui explique pourquoi, à la rentrée de septembre 2022, des milliers d’abayas sont apparus dans les écoles françaises.

 

La décision du ministre, mettant fin au flou de son prédécesseur, s’avère être une sage décision. Mais, non content de faire parler de lui, le ministre renforce volontairement les lignes de fracture à gauche sur les questions de laïcité. Par ailleurs le choix d’en faire le sujet principal de la rentrée scolaire apparaît au mieux comme un camouflet, au pire comme une instrumentalisation visant à passer sous silence d’autres sujets majeurs. Il manquera en effet 3 000 professeurs à la rentrée, des dizaines de milliers d’élèves rateront des cours essentiels à leur instruction. Le ministre se garde bien de proposer de véritables mesures financières pour remédier à ce problème, qui une nouvelle fois touchera principalement les plus pauvres, ceux qui n’ont pas leur famille pour les aider en cas de cours manqués. Se découvrant laïque, le ministre se garde pourtant bien de toucher à l’école privée, dont on sait grâce au fichier détaillé de l’Indice de position sociale (IPS) (dont la publication a longtemps été obstrué par l’ancien ministre) que les différences sociales s’accroissent entre école privée et école publique. Les écoles privées accueillent de plus en plus d’enfants de bourgeois, là où la ségrégation sociale de l’école publique ne fait que se renforcer d’année en année. Le précédent ministre avait tenté tant bien que mal d’endiguer ce phénomène, mais la toute-puissance de l’école privée en France (pourtant largement financée par des fonds publics) l’en a empêché. Se découvrant laïque, le ministre se garde pourtant bien de s’attaquer aux ghettos scolaires où l’islamisme fait florès, où la gangrène identitaire prospère sur la disparition des services publics. Pas de lutte contre le repli communautaire sans mixité sociale et culturelle. Gageons de garder en tête la maxime de Jaurès : « La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale ».

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