Le 11 septembre 1973, dans la capitale chilienne Santiago du Chili, les forces armées du Général Augusto Pinochet bombardent le Palais présidentiel “La Moneda” dans lequel est retranché le président socialiste Salvador Allende avec sa garde rapprochée. Plus tôt dans la nuit, les putschistes se sont emparés de Valparaiso, ville côtière située à une centaine de kilomètres de la capitale. Alors que l’armée menée par le Général Pinochet propose au président l’exil en assurant sa protection et celle de sa famille, Salvador Allende refuse. Il décide alors de transmettre un message radiophonique au peuple chilien et met fin à ses jours à l’aide d’un fusil dans un salon du Palais présidentiel.
“Travailleurs : j’ai confiance au Chili et à son destin. D’autres hommes espèrent plutôt le moment gris et amer où la trahison s’imposerait. Allez de l’avant sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues où passera l’homme libre pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le peuple, vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu’au moins ce sera une punition morale pour la lâcheté et la trahison.”
Si de multiples théories sur les causes de sa mort se sont vite répandues, la Cour de cassation chilienne a confirmé la thèse du suicide dans une décision rendue le 6 janvier 2014, soit plus de quarante ans après le coup d’État militaire.(1)
Ce 11 septembre 1973, en début d’après-midi, l’armée a pris le pouvoir par la force, le Chili bascule dans une dictature sanglante qui dura près de 17 années jusqu’en 1990.
Issu d’un milieu bourgeois et descendant d’une famille basque, Salvador Allende s’engage très vite en politique et participe en 1933 à l’âge de 25 ans à la création du Parti socialiste chilien dont il deviendra le secrétaire général. Brillant parlementaire, président du Sénat et ministre, il est élu à la présidence de la République chilienne le 24 septembre 1970 après plusieurs tentatives en 1958 et 1964. Les idées marxistes arrivent pour la première fois dans le monde au pouvoir dans un cadre démocratique. La classe ouvrière, les paysans et la jeunesse voient l’espoir de réels changements pour une société plus juste et solidaire. Salvador Allende instaure le gouvernement d’Unité populaire avec lequel il ambitionne d’endiguer la crise économique et sociale que traverse le pays. Très rapidement et sous l’impulsion d’une action viscéralement du côté des plus précaires, le Chili engage de grandes réformes économiques en nationalisant plusieurs secteurs stratégiques dont celui des mines de cuivre. Le pays en est le 4ème producteur mondial avec 685 000 tonnes extraites en 1970 et deuxième exportateur.(2) Par un amendement constitutionnel (Ley 17450)(3) voté à l’unanimité le 11 juillet 1971, le Chili consacre le droit inaliénable de l’État à disposer des ressources naturelles. Cette nationalisation, entrée en vigueur dès le lundi 12 juillet 1971, a fortement aggravé les relations déjà tendues avec les États-Unis puisque ce dernier contrôlait plusieurs mines de cuivre. S’ensuit alors un long combat judiciaire entre l’État chilien et les États-Unis sur l’indemnisation qui accentuera la défiance, déjà forte, des Américains envers le gouvernement socialiste. D’autres réformes visant à améliorer les conditions de vie des travailleuses et des travailleurs ont été adoptées notamment grâce au développement d’une véritable politique de syndicalisation afin de créer de véritables droits sociaux face au pouvoir économique. C’est ainsi que les Chiliens voient leurs salaires augmentés, les prix gelés et la retraite à 60 ans instaurée. Dans le domaine de la santé, plusieurs actes médicaux sont rendus gratuits dont les accouchements.(4)
Malgré toutes ces initiatives, la crise économique et financière que traverse le Chili n’est pas enrayée par les réformes structurelles portées par le gouvernement socialiste. Les États-Unis, qui voient leurs intérêts directement menacés, ont soutenu ce mouvement d’opposition et encouragé la prise du pouvoir par le Général Pinochet. À l’aube du coup d’État militaire, la gauche chilienne se divise entre ceux qui souhaitent freiner les réformes et discuter avec l’opposition et ceux qui prônent un approfondissement des réformes économiques et sociales engagées depuis 1970. Néanmoins, les difficultés économiques subies par le Chili lors des 3 années de la présidence d’Allende ne peuvent faire oublier les avancées sociales permises par le gouvernement d’Unité populaire, au premier rang desquelles l’enracinement des principes démocratiques et le respect des libertés publiques. C’est ainsi qu’aucune violation des droits humains ne sera connue au Chili jusqu’au coup d’État.(5)
Ce 11 septembre 1973, au matin, le Chili tombe aux mains des putschistes et sombre dans une dictature sanguinaire. Les forces armées, pourtant réputées légalistes(6) dans ce pays, installent une junte militaire dirigée par quatre officiers avec à leur tête Augusto Pinochet, nommé quelques mois plus tôt commandant en chef de l’armée par le président Salvador Allende dont ce dernier avait toute la confiance pour assurer la sécurité du Chili. Dès lors, une terrible répression des opposants politiques est mise en place : le stade de Santiago est réquisitionné pour servir de prison pour 40 000 hommes et les arrestations se multiplient à travers tout le pays. Le Rapport de la commission nationale sur l’emprisonnement et la torture publié en novembre 2004, dit Rapport Valech, indique que plus de 33 000 personnes ont été arrêtées arbitrairement dont 27 255 d’entre-elles pour des raisons politiques durant le coup d’État. Ce sont près de 3 200 personnes qui seront tuées ou portées disparues. Les chiffres divergent selon les sources : entre 250 000 et 1 million de chiliens s’exileront entre 1973 et 1989. Le régime dictatorial met en place un système de torture des plus cruels : utilisation des rats, de l’électricité, de l’eau, violences physiques – dont des viols, et sévices sur les familles des prisonniers.(7)
Installée au pouvoir, la junte militaire mène une politique néolibérale, inspirée des Chicago Boys(8) et toujours soutenue par les États-Unis. Dans deux documents déclassifiés par l’État américain en août 2023, on y apprend que Agustín Edwards Eastman, probablement l’homme le plus riche du Chili et propriétaire du journal conservateur El Mercurio aurait rencontré le président des États-Unis Richard Nixon(9) quelques jours après l’élection de Salvador Allende après quoi le chef d’État américain aurait demandé à bloquer l’économie chilienne. C’est ainsi que plusieurs entreprises publiques sont privatisées et que le régime instaure la retraite par capitalisation.(10) Dans le même temps, les budgets de l’éducation et des affaires sociales sont considérablement baissés. Grâce à ce tournant économique, le régime de Pinochet a véritablement créé une économie de rente où un petit nombre d’entreprises s’enrichit grâce à l’exploitation des ressources naturelles du pays et ce système perdure encore aujourd’hui. 1% des Chiliens s’approprient 33 % des revenus du pays.(11)
En 1978, après de multiples condamnations internationales, notamment émanant de l’Organisation des Nations unies (ONU), le régime dictatorial organise un plébiscite dans des conditions obscures et fait adopter plusieurs lois d’amnistie afin de protéger les auteurs des crimes perpétrés lors du coup d’État. Le gouvernement chilien libère alors quelques prisonniers politiques dont le secrétaire général du Parti communiste chilien et sénateur Luis Corvalan. Dans un contexte de crise économique dans une société où les droits humains sont encore bafoués, l’espoir renaît peu à peu lorsqu’en novembre 1988 est organisé un référendum afin de prolonger jusqu’en 1997 le dictateur Pinochet au poste de président de la République. Après une campagne où les oppositions se sont organisées et rassemblées, le résultat est sans appel : 3 967 569 (55,99%) chiliens votent non. Le dictateur Pinochet quitte alors la présidence du Chili mais reste commandant en chef des forces armées jusqu’en 1998 et obtient un siège de sénateur à vie dont l’immunité le protégera. Le Chili enclenche alors une longue transition démocratique qui se traduit par l’organisation d’une élection présidentielle en 1989 durant laquelle Patricio Aylwin est élu président de la République. Son mandat est marqué par une forte croissance économique – de l’ordre de 10% par an, et le retour aux principes démocratiques d’un État de droit.
Plus de 30 ans après le retour à la démocratie, le Chili porte toujours aujourd’hui les stigmates de cette période où les libertés publiques ont été bafouées et des crimes infâmes commis. Depuis 2021 et l’élection de Gabriel Boric, ancien syndicaliste étudiant, le pays renoue avec un récit social où la défense des classes populaires prime sur les intérêts économiques d’une minorité. Néanmoins, l’échec de la proposition de nouvelle constitution progressiste lors d’un référendum en septembre 2022 avec plus de 61% de votes contre, le Chili se heurte aux fantômes de son passé. Cette proposition de constitution visait notamment à rompre avec celle héritée de l’ère Pinochet et portait l’ambition d’un nouveau souffle démocratique en renforçant la liberté d’expression. Il s’agissait d’un texte composé de 387 articles répartis en 11 chapitres, ce qui en aurait fait la plus longue constitution au monde.
Face au rejet massif, le président Boric s’est engagé à construire un nouveau processus constitutionnel en appelant toutes les forces politiques à y contribuer. Le fantôme d’Augusto Pinochet règne encore sur la société chilienne où les conservatismes sont encore très puissants. Les constituants devront donc réconcilier un peuple fracturé qui n’a pas encore tourné la page d’une période dont la transparence n’a vraisemblablement pas été totalement établie.
Pour aller plus loin :
“Chili, par la raison ou par la force” réalisé par Lucie Pastor et Paul Le Grouyer, (Fr., 2022, 90 min) : https://www.arte.tv/fr/videos/112851-000-A/chili-par-la-raison-ou-par-la-force/
“Allende, c’est une idée qu’on assassine”, écrit pas Thomas Huchon, 2010.
“Des femmes contre Pinochet – Odile Loubet et les résistantes de l’ombre (Chili 1973-1990)” écrit pas Samuel Laurent Xu avec la collaboration de Gaspard Marcacci Thiéry, 2023.
Références
(1)Le Monde avec AFP, « Chili : la Cour suprême conclut au suicide de Salvador Allende », Le Monde, 7/01/2014.
(2)KALFON Pierre, « Après la nationalisation du cuivre : les négociations avec les États-Unis seront difficiles », Le Monde Archives, 14/07/1971.
(3) Ley 17450, Reforma de la Constitution politica del Estado, Ministerio de Minería, Biblioteca del Congreso Nacional de Chile, Promulgación:15/07/1971.
(4) Radio Canada, “Il y a 50 ans, Salvador Allende devenait président du Chili”, 2/11/1970.
(5) PALIERAKI Eugenia, « Crise et fin de la démocratie », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, 29/09/22.
(6) COMPAGNON Olivier. « Chili, 11 septembre 1973. Un tournant du xxe siècle latino-américain, un événement-monde », Revue internationale et stratégique, vol. 91, no. 3, 2013, pp. 97-105.
(7) FERNANDEZ Marc et RAMPAL Jean-Christophe, Pinochet : un dictateur modèle, Paris, Hachette, 2003, 279 p.
(8) Il s’agit d’un groupe d’économistes chiliens formé aux États-Unis dans les années 60, opposé au président Salvador Allende et soutien actif de la dictature d’Augusto Pinochet.
(9) Sankari Lina, “Le Chili exige la vérité sur le rôle des États-Unis dans le coup d’État de 1973”, L’Humanité, 29/08/2023.
(10) THOMAS Gérard, “Pinochet, seize ans de dictature”, Libération Archives, 14/11/1998.
(11) Programa de las Naciones Unidas para el Desarrollo, « Desiguales. Orígenes, cambios y desafíos de la brecha social en Chile », 9/05/2018.