Faut-il nationaliser nos données personnelles pour les protéger ?

Le Retour de la question stratégique

Faut-il nationaliser nos données personnelles pour les protéger ?

Nos données personnelles enrichissent les géants technologiques et font triompher le capitalisme de plateforme. Depuis quelques mois, un nouveau débat émerge : faut-il nationaliser nos données pour les protéger ? Cette protection est devenue un enjeu majeur de société alors que leur monétisation en fait le pétrole du XXIème siècle. Selon Facebook, chaque utilisateur européen lui rapporte tous les ans 32 euros de revenus publicitaires. Une vraie mine d’or. Pourtant, l’exploitation de nos données par l’intelligence artificielle et la création de richesse qui en résulte ne profitent pas aux citoyens, bien au contraire, alors que le marché de la don-née en Europe est estimé à plus de 1000 milliards d’euros. Une situation qui oblige à nous interroger sur notre souveraineté numérique et à reposer la question de l’exploitation de nos données dans un sens plus politique.
Trois modèles différents de société numérique basés sur l’exploitation des données personnelles

Une nouvelle société digitale, construite sur un modèle économique et social inédit, émerge actuellement. Elle trouve son origine dans l’accélération de la digitalisation de l’économie entamée avec l’arrivée d’internet dans les années 90. Tous les secteurs de l’économie et de la société sont désormais concernés par cette révolution, caractérisée par une montée en puissance des plateformes de services, qui utilisent nos données personnelles, et l’intelligence artificielle pour s’enrichir. En trente ans seulement d’existence, trois modèles différents de société numérique sont apparus.

Le premier est américain. Pour s’imposer, il a besoin d’utiliser les capacités d’innovation des entreprises, mais aussi d’exploiter la puissance de l’imaginaire et du récit entourant leurs créateurs. Le second modèle est chinois. Il mise tout sur le capitalisme de surveillance (crédit social, reconnaissance faciale…) pour assurer la stabilité de son parti/Etat. Enfin, le troisième modèle est européen. Depuis trois décennies, le vieux Continent subit une « colonisation » technologique. Il réagit principalement en protégeant ses citoyens avec des mesures comme le désormais célèbre Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), faisant de la souveraineté numérique une question majeure du débat en Europe et plus particulièrement en France ; bien plus qu’aux USA ou en Chine.

La stratégie européenne s’explique par les nombreux scandales liés à l’utilisation licite des données personnelles des utilisateurs des plateformes, à l’international mais aussi en France. Depuis 2013 et les révélations d’Edward Snowden, il est de notoriété publique que l’Agence Nationale de Sécurité américaine, la NSA, a massivement collecté et détenu des données personnelles de citoyens américains et étrangers. En 2016, de sérieux doutes ont plané sur l’ingérence du pouvoir russe dans la victoire de Donald Trump après que des manipulations pour influencer les résultats du vote ont été mises en évidence sur Facebook. Tout comme des doutes subsistent encore sur la victoire du camp du « Leave » lors du référendum pour ou contre le Brexit.

Le scandale de « Cambridge Analytica » a mis en lumière le rôle de cette entreprise spécialisée dans l’exploitation des données dans le résultat final du référendum, avec l’utilisation illégale de plus d’un million de comptes Facebook et la diffusion de publicités politiques utilisant la peur pour manipuler les utilisateurs. Au total, ce sont plus de 87 millions de données qui ont été utilisées à des fins électorales par l’entreprise londonienne. Dans une interview(1) à L’ADN, le lanceur d’alerte Christopher Wylie, à l’origine de la révélation du scandale, expliquait en septembre 2020 que “tout est en germe pour une nouvelle affaire Cambridge Analytica.

En France, d’autres scandales ont fait la Une des médias. Le premier concerne la plateforme « Health Data Hub » recensant les données médicales des Français, d’une ampleur inédite et officialisée par la loi santé du 24 juillet 2019. Toutes les informations liées aux actes remboursés par l’assurance-maladie, mais aussi celles des hôpitaux, des centres spécialisés ainsi que celles du dossier spécialisé partagé des patients y sont stockées. L’hébergement de cette mégabase, ouverte aux chercheurs et aux informaticiens, a  été confiée sans appel d’offres à Microsoft, un acteur américain, laissant de nombreuses interrogations quant aux lacunes de la France en matière de souveraineté numérique. Une situation d’autant problématique que l’accès aux informations aurait pu être autorisé à des acteurs privés alors que ces dernières étaient stockées à différents endroits sur le globe (Pays-Bas notamment).

Alertée par la situation, une quinzaine d’associations a saisi le Conseil d’Etat. En 2022, l’Etat a retiré auprès de la CNIL sa demande d’autorisation qui était pourtant une condition indispensable pour que le Health Data Hub fonctionne de manière opérationnelle. Encore plus récemment, l’application StopCovid a également été dénoncée par de nombreuses associations. Parmi les critiques formulées, il y avait notamment celle de la collecte des données personnelles de ses utilisateurs. Le 15 juin 2020, dans un article publié par Mediapart, le chercheur en cryptologie de l’Inria, Gaëtan Leurent, indiquait que les données collectées étaient plus nombreuses que ce qui était prévu initialement ; bien plus que la version de l’application validée par la CNIL.

Les données personnelles sont devenues une denrée stratégique et indispensable pour de nombreux secteurs de l’économie comme la banque ou encore les télécommunications. A tel point qu’un retour en arrière semble impossible et provoquerait même un choc sans précédent sur notre économie. Le marché de la data était estimé en 2020 à plus de 1000 milliards d’euros rien qu’en Europe, alors qu’en parallèle le vol de données est en passe de devenir la nouvelle criminalité de masse du XXIème siècle. Entre 2021 et 2022, le nombre de rançongiciels a augmenté de plus de 300 % pour atteindre un montant de 456,8 millions de dollars, touchant aussi bien les hôpitaux, les petites comme les grandes entreprises.

Toujours en 2022, la CNIL a prononcé 21 sanctions pour un montant total de 101,2 millions d’euros. Depuis l’entrée en vigueur du RGPD, plus de 2,5 milliards d’euros d’amendes ont été versés à l’Union européenne. A la première place des plus fortes amendes infligées on retrouve Google pour un montant de 250 millions d’euros, loin devant les autres géants technologiques que sont Méta et Microsoft qui ont écopé chacun d’une amende de 60 millions d’euros.

Cette situation inédite est pourtant prise en compte par le législateur depuis 2016 et la première loi dite « Lemaire » qui prévoyait une protection accrue pour les données personnelles des internautes. Mais c’est la loi relative à la protection des données personnelles de 2018 qui marquera une montée en puissance dans la protection des citoyens. Elle adapte la loi « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978 au « paquet européen de protection des données » qui comprendra le désormais célèbre Règlement général sur la protection des données (RGPD), directement applicable dans tous les pays européens au 25 mai 2018.

Pour mieux protéger les données utilisés, des solutions innovantes sont explorées par certains pays. La première d’entre elles consisterait à imposer aux services de cloud, comme ceux utilisés par les GAFAM, d’être stockés dans des datas centers situés dans le pays d’émission des données. En 2018, afin de se conformer à la loi chinoise sur la cybersécurité, Apple s’est vu imposer le transfert de toutes les données des utilisateurs de l’iCloud chinois à un partenaire local.

Selon l’association professionnelle « The Information Technology Industry Council », une douzaine de pays s’est engagée comme la Chine à la géolocalisation des données de leurs concitoyens. C’est la voie empruntée par l’application chinoise TikTok, alors que les menaces d’interdiction pèsent de plus en plus sur elle. Ses dirigeants viennent de décider le stockage des données de ses 150 millions d’utilisateurs européens dans trois data centers situés en Irlande et en Norvège. Dans une communication en date du 8 mars dernier (2), Théo Bertram, vice-président de l’application, précisait les contours du projet « Clover » censé rassurer les autorités américaines et européennes. « Nous commencerons à stocker localement les données des utilisateurs européens de TikTok cette année, et la migration se poursuivra jusquen 2024 (…) Une fois achevé, ces trois centres seront le lieu de stockage par défaut des données des utilisateurs européens de TikTok. Ils représentent un investissement annuel total de 1,2 milliard d’euros ».

Ce stockage sur les terres européennes sera intégralement vérifié par un prestataire européen tiers de confiance. TikTok s’est également engagé à pseudonymiser les données personnelles ; une technique qui consiste à remplacer les données directement identifiantes (nom, prénom…) par des données indirectement identifiantes (alias…).

Au-delà du débat fondamental sur la protection des données, celui-ci s’est déplacé ces derniers mois sur leur valorisation financière qui échappe totalement au politique et à la société toute entière, accélérant les inégalités de richesse.

Vers une nationalisation des données, synonyme de revenu universel ?

Le 3 novembre 2020, les Américains n’ont pas seulement voté pour élire leur nouveau Président Joe Biden. Ils ont également participé à de nombreux scrutins locaux organisés dans les 3141 comtés des Etats-Unis. L’un des scrutins organisés en Californie portait sur l’opportunité de créer une CNIL locale ou encore de rémunérer les internautes pour l’exploitation de leurs données. 56% des électeurs ayant voté en faveur du texte soumis à référendum, il entrera en vigueur en 2023.

Depuis plusieurs mois, un débat de fond s’installe dans la société américaine quant à la juste rémunération de ce nouveau pétrole que représentent nos données personnelles. En 2019, le gouverneur californien Gavin Newsom proposait déjà le versement d’un dividende digital. « Les consommateurs californiens devraient également pouvoir partager la richesse créée à partir de leurs données », déclara-t-il lors d’une interview (3). Deux ans plus tôt, en 2017, l’État du Minnesota présentait un projet de loi qui obligeait les fournisseurs de services de télécommunications et d’internet à payer les consommateurs pour l’utilisation de leurs informations.

Enfin, lors des primaires démocrates de 2020, le candidat Andrew Yang, créateur du « Data Dividend Project », promettait de rendre à chaque citoyen l’équivalent de 1000 dollars par mois. Après tout, les entreprises de la Silicon Valley ne se gênent pas pour s’enrichir grâce à nos données, alors pourquoi ne partageraient-elles pas le fruit de cette richesse avec nous ?

Cette vision de la monétisation des données est portée en France par le think tank de Gaspard Koenig, Génération Libre. Dans le rapport « Mes data sont à moi » publié en 2018 (4), le think tank propose ainsi l’instauration d’un droit de propriété sur nos données personnelles. « Inspiré par le raisonnement déployé par le chercheur américain Jaron Lanier, lobjectif est de rendre lindividu juridiquement propriétaire de ses données personnelles. Chacun pourrait ainsi vendre ses données aux plateformes, ou au contraire payer pour le service rendu et conserver ses données privées », peut-on lire en introduction du rapport. Vendre ses données. Le mot est lâché ! Sachant que les limites juridiques à cette solution existent et qu’elle n’a été mise en place dans aucun pays dans le monde… Sauf chez Amazon qui a proposé à certains clients du service Prime de les rémunérer pour avoir accès à leurs données de navigation. Les volontaires se voient ainsi verser la somme de 2 dollars par mois. Une paille !

Pourtant, une autre stratégie est possible. Elle est même évoquée dans le rapport de Génération Libre. Elle repose sur une nationalisation des données à laquelle s’ajouterait la création d’une « agence nationale (…), rassemblant, mutualisant et chiffrant lensemble des données de la population, pour les mettre ensuite à disposition, sous certaines conditions, des entreprises les mieux à même de les utiliser ». Une stratégie que le think tank ne préconise pas. « Une telle mainmise de lEtat sur nos données créerait une bureaucratie diamétralement opposée à la culture de lInternet, et donnerait au pouvoir central des moyens de contrôle extravagants ».

Peut-être. Mais à la question de l’exploitation et la rémunération de nos données, il existe donc une réponse qui s’inscrit dans une logique plus égalitaire que celle proposée par les libéraux ; une solution qui n’accentuerait pas les inégalités, avec d’un côté les plus riches qui auraient les moyens de protéger leurs données, et de l’autre côté les plus pauvres incités à vendre leurs données pour obtenir un gain financier.

Cette solution permettrait une meilleure répartition de la richesse créée par nos données, sachant que leur production infinie ne fait pas baisser leur valeur, au contraire elle l’augmente. Un constat partagé par Badr Boussabat, économiste, auteur et expert en intelligence artificielle (5) : « chaque jour, nous créons des données dont le volume et la valeur augmentent continuellement. Ces deux augmentations ne démontrant aucune corrélation négative, contrairement au constat avec la monnaie. »

De leur côté, les trois auteurs du livre Data démocratie, être un citoyen libre à l’ère du numérique  (6) proposent de créer une Haute Autorité à la donnée chargée de centraliser tous les sujets liés à la donnée en France, mais aussi d’instaurer une redevance nationale de la donnée payée par les sociétés du digital, « à l’image d’une SACEM de la data ». Un rôle que pourrait assurer la CNIL avec pour objectif principal de rassembler et de chiffrer l’ensemble des données.

Pour de nombreux observateurs, cette nouvelle ressource financière permettrait, par exemple, de doter d’un capital de départ tous les Français à leur majorité ou la mise en place d’un revenu universel de base équivalent au seuil de pauvreté mensuel, soit 1102 euros. Cette nouvelle ressource pour l’Etat pourrait également financer de nouveaux programmes en faveur de l’environnement ou de la santé. Un optimisme que ne partage pas tous les économistes. Au vu des ordres de grandeurs, il est très improbable selon eux qu’on puisse tirer un revenu universel significatif à partir de la monétisation de nos données, comme l’avance par exemple Andrew Yang. Pour eux, une imposition des GAFAM dans les règles apporteraient un complément de revenu fiscal significatif, estimé environ à 1 milliard d’euros, mais qui reste limité en comparaison du budget général de l’État.

La nécessité d’une stratégie européenne

Se poser la question de la protection et la valorisation de nos données, c’est aussi s’interroger sur la puissance des entreprises technologiques qui les utilisent et du modèle de société digitale qu’elles imposent, dans un contexte de compétition internationale.

Si la législation européenne s’est améliorée, l’exploitation de nos données personnelles représente de nouvelles menaces qui seront autant de défis pour l’Europe dans les prochaines années. Parmi ceux-ci, le Cloud Act américain, adopté en 2018 et qui permet aux États-Unis d’exploiter librement des données personnelles n’appartenant pas à des citoyens américains, rentre en conflit direct avec le RGPD européen.

Max Schrems, activiste et fondateur de l’organisation à but non lucratif « None of your business », réagissait en octobre dernier (7) sur le nouveau cadre fixé pour le transfert des données personnelles de l’Union européenne vers les Etats-Unis : « nous allons vraisemblablement attaquer le texte en justice ». Une menace prise très au sérieux puisque Max Schrems a déjà réussi à casser deux accords passés en 2015 et 2020 entre les Etats-Unis et l’Europe. Ces derniers visaient notamment à simplifier les échanges de données personnelles entre les deux continents. « La surveillance de masse va continuer (…) A la fin, lopinion de la Cour de justice de lUnion Européenne lemportera et tuera une nouvelle fois cet accord », prédit-il, optimiste.

Pour se prémunir des tentatives de domination sur le marché stratégique de l’hébergement des données en ligne, le couple franco-allemand a lancé en 2020 un embryon de cloud européen prénommé Gaia-X. Si ce dernier permet de réelles avancées, comme l’imposition aux hébergeurs de l’interopérabilité et la portabilité des données, il n’est toutefois pas de taille pour rivaliser avec les GAFAM.

Dans ce contexte, comment la France et l’Europe peuvent concurrencer les géants américains et chinois ? Tout d’abord, la culture européenne du numérique pourrait être celle qui instaure l’utilisation de systèmes d’exploitation et de logiciels libres, comme Linux, et promeut un Internet de l’entraide et du partage. Elle pourrait également voter des lois anti-trust plus restrictives qui limiteraient les monopoles, comme le font les États-Unis, en limitant le niveau de certains marchés à 70%, voire moins, pour une seule entreprise. L’Europe pourrait aussi stimuler la création de plateformes collectives, semblables à celles que l’on connaît, dont les services seraient offerts en tant que service public, et sans exploiter les données personnelles à des fins commerciales. L’Europe pourrait enfin promouvoir le concept « d’Etat-plateforme » pour faciliter la relation du citoyen à l’administration d’une part, puis constituer une réponse au capitalisme de plateforme d’autre part. Son but serait de créer un nouveau modèle de société qui faciliterait les échanges ainsi que la production de biens et de services, tout en stimulant les partenariats avec le secteur privé. Là aussi l’Europe pourrait constituer une aide précieuse. Elle pourrait, par exemple, doter les entreprises de l’argent nécessaire à la recherche et au développement de nouvelles technologies en mutualisant entre les pays membres les sommes nécessaires pour concurrencer les États-Unis et la Chine dans les domaines clés du futur que sont l’intelligence artificielle, les superordinateurs, les nanotechnologies et l’informatique quantique.

La nationalisation des données personnelles pour mieux les protéger n’est plus un tabou aujourd’hui, alors que leur valorisation financière interroge de plus en plus au sein de la société. Qui profite réellement de leur monétisation automatisée par l’intelligence artificielle ? Les législations françaises et européennes sont-elles suffisantes pour apporter les réponses nécessaires aux préoccupations des citoyens ? Les différents scandales observés ces dernières années sont de nature à faire de la protection de nos données un sujet majeur du débat politique à l’avenir, alors qu’un vrai clivage entre la gauche et la droite se met actuellement en place sur ce sujet.

Références

(1)https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/christopher-wylie-cambridge-analytica-menaces-democraties/

(2)https://www.larevuedudigital.com/tiktok-veut-rassurer-leurope-en-hebergeant-localement-ses-donnees/

(3)https://www.lopinion.fr/economie/la-californie-envisage-daccorder-un-dividende-aux-internautes-sur-leurs-donnees-personnelles

(4)https://www.generationlibre.eu/wp-content/uploads/2018/01/2018-01-generationlibre-patrimonialite-des-donnees.pdf

(5)https://www.journaldunet.com/management/direction-generale/1497101-revenu-universel-par-la-donnee-10-raisons-pour-un-espoir-social/

(6)Thomas Jamet, Florian Freyssenet et Lionel Dos Santos De Sousa. « Data démocratie, être un citoyen libre à l’ère du numérique ». Editions Diateino (2022).

(7)https://www.solutions-numeriques.com/donnees-ue-usa-max-schrems-juge-tres-probable-une-nouvelle-action-en-justice/

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La gynécologie et les femmes

Le Retour de la question stratégique

La gynécologie et les femmes

entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur l’enquête socio-historique qu’elle a réalisé autour de la gynécologie médicale, la construction de ce qu’elle appelle « la norme gynécologique », ou encore le sujet des violences gynécologiques,

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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La réforme des retraites démontre l’impuissance économique d’Emmanuel Macron

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La réforme des retraites démontre l’impuissance économique d’Emmanuel Macron

À quoi était censée servir cette réforme des retraites, finalement ? À sauver le système des retraites menacé d’asphyxie financière ? On peut en douter. D’après le gouvernement, son objectif était de répondre à un déficit prévu de 13,5 milliards d’euros par an en 2030, selon certains scénarios du Conseil d’orientation des retraites (COR) (1). Or, non seulement les amendements successifs concédés à LR font qu’il n’est pas certain que ce projet de réforme rapporte cette somme, mais surtout l’enjeu financier était de toute façon assez dérisoire à l’origine.

Crédits photo : LP/ Jean-Baptiste Quentin

Des déficits… et 86,5 milliards de cadeaux fiscaux

Que représente le montant des retraites versé chaque année ? 332 milliards d’euros en 2020 d’après la DRESS. Autrement dit, les 13,5 milliards d’euros de déficit ne représentent que 4% du volume total des prestations versées. Mais ce chiffre lui-même est contestable, car on ne peut comparer le déficit de 2030 avec les recettes de 2020. Si l’on tient compte de l’inflation et de la croissance, les salaires en 2030 seront en réalité très certainement plus élevés qu’en 2020. C’est la raison pour laquelle le COR ne calcule pas les déficits en milliards d’euros mais en pourcentage du PIB. Avec ce mode de présentation, les déficits dont il est question devraient représenter environ 0,4% du PIB de 2030.

Autrement dit, la crise politique majeure que nous traversons a pour objet de résoudre un déficit potentiel en 2030 équivalent à 1/12ème du déficit actuel des comptes publics (4,7% en 2022). Tout ça pour ça !

Le pire, c’est qu’au même moment le gouvernement, conformément à ses engagements en faveur de la diminution de la fiscalité des entreprises, décidait de supprimer la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), ce qui représente un coût net de 8 milliards d’euros annuel pour les finances publiques. Il poursuit en cela la politique engagée par François Hollande qui avait introduit un crédit d’impôt pour les entreprises – le fameux CICE – qui a coûté près de 20 milliards, avant que le gouvernement Valls n’augmente le paquet cadeau de 21 milliards avec le mal nommé « pacte de responsabilité et de solidarité ».

Ajoutons à ces sommes la transformation de l’impôt sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière (coût net pour les finances publiques : 3,5 milliards d’euros) décidée en 2017, la suppression de la taxe d’habitation pour la résidence principale (14 milliards d’euros) et la baisse de l’impôt sur les sociétés qui est passé en quelques années de 33% à 25% (il était de 50% jusqu’au milieu des années 1980) et qui représente un manque à gagner d’environ 20 milliards d’euros en 2022. Si on fait le cumul de ces dépenses fiscales, on parvient à une perte annuelle pour les finances publiques de plus 86,5 milliards d’euros, soit environ 3,3% du PIB, dont l’immense majorité au profit des entreprises. Sans parler des subventions directes à ces mêmes entreprises qui se sont multipliées avant même la crise pandémique.

Financer la politique de l’offre

Il faut le dire et le répéter. Le déficit public actuel n’est en rien lié à la hausse des dépenses sociales, et encore moins au coût des services publics. Il résulte, au contraire, d’un choix politique mené avec constance, démarré par François Hollande et poursuivi par Emmanuel Macron : celui d’assécher systématiquement les ressources fiscales au nom de la compétitivité des entreprises.

Car c’est bien cela qui est en jeu. Pour poursuivre les cadeaux fiscaux aux entreprises tout en limitant ses déficits, l’État est contraint de trouver de nouvelles ressources ou d’alléger certaines dépenses. Trouver des ressources, ce fut la stratégie initialement employée avec la hausse de certaines taxes sur le tabac, l’alcool ou les carburants, ce qui revient à mettre à contribution les « gars qui fument des clopes et roulent au diesel » selon la formule de l’ancien porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux. Mais le mouvement des Gilets jaunes, fin 2018, mis fin brutalement cette option. À partir de cette date, l’État a donc mis en œuvre une autre stratégie, fondée sur des économies à réaliser sur les dépenses sociales. C’est ainsi que la réforme des retraites est revenue dans l’actualité, avant d’être interrompue par la pandémie du Covid. Souvenez-vous, à l’issue du premier Conseil de défense consacré à la pandémie, le gouvernement annonçait, à la surprise générale, l’utilisation du 49.3 pour faire passer en force une réforme dites « structurelle » des retraites. Une réforme qui, en réalité, avait bien pour but de dégager des économies.

Cette même année, le gouvernement avait annoncé des mesures d’économie sur l’assurance chômage pénalisant les saisonniers et les contrats courts. Puis, à la fin de l’année 2022, il engagea une nouvelle loi d’économie consistant à réduire la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi lorsque le taux de chômage diminue. C’est ainsi que les chômeurs furent mis à contribution des politiques d’aide aux entreprises.

L’échec patent de l’attractivité fiscale

Si l’on s’en tenait à cette analyse, on pourrait résumer ainsi la logique fondamentale de la réforme des retraites de 2023 : Diminuer les dépenses sociales pour financer les politiques de compétitivité menées depuis dix ans visant à augmenter le taux de marge des entreprises. Sur ce plan, il faut bien reconnaître que la stratégie fut un succès. Jamais les bénéfices réalisés par les entreprises n’ont été aussi élevés. Ainsi, les sociétés du CAC 40 ont dégagé 152 milliards d’euros de profit l’année dernière, un montant « sans précédent », note le journal Le Monde.

Le problème est que ces milliards ne « ruissellent » pas sur l’économie française. C’est là que se situe l’impuissance de Macron et de sa stratégie. Persuadé que, pour relancer l’activité et l’emploi, il suffit d’attirer les entreprises, Macron – et Hollande avant lui – ont engagé la France dans la course à l’attractivité fiscale. Pourtant, non seulement le taux de croissance de l’économie française est faiblard depuis 2012, mais en plus les entreprises industrielles continuent de fermer et de délocaliser. Le résultat, c’est que la balance commerciale française a connu en 2022 un déficit record de 164 milliards d’euros, le pire de son histoire, soulignait Les Echos. En somme, la stratégie de relocalisation défendue au nom de la « souveraineté économique » est un échec. En témoigne l’état de notre industrie pharmaceutique qui n’a cessé de décliner depuis 2008. Et si on constate dernièrement quelques projets de relocalisation d’usines produisant des médicaments, c’est essentiellement grâce à des aides sectorielles, c’est-à-dire à de nouvelles dépenses publiques, et non du fait de la politique fiscale.

L’impuissance économique de Macron

Pourquoi les entreprises industrielles continuent-elles de fuir la France malgré la multiplication des cadeaux fiscaux ? Voici la question que devraient enfin se poser le gouvernement et les députés Renaissance. La réponse est pourtant simple et tient en deux éléments. Le premier est que ces aides fiscales ne sont jamais conditionnées à des contreparties ni concentrées sur des secteurs particuliers. En arrosant très large, on donne en fait très peu à chacun, ce qui coûte cher aux finances publiques tout en produisant un effet pratiquement nul pour chaque entreprise prise individuellement. C’est ainsi que le CICE a davantage profité aux grandes surfaces qui sont protégées de la concurrence internationale qu’aux entreprises industrielles qui doivent l’affronter.

La deuxième raison est que, tous les pays menant la même politique d’attractivité, les cadeaux des uns annulent bien évidemment les effets de ceux des autres. Si la France dépense 20 milliards pour attirer les emplois sur son sol et que l’Allemagne dépense 40 milliards pour faire la même chose, alors la politique d’attractivité française sera annihilée par celle de l’Allemagne et le coût pour les finances publiques jamais compensé par des gains d’emploi. J’avais prédit à l’époque l’échec de cette guerre économique que se mènent les pays européens entre eux et on ne peut pas dire que les faits, depuis, m’aient donné tort.

L’impuissance de Macron, en fin de compte, c’est celle qui consiste à tenter d’infléchir la dynamique de la mondialisation et de la concurrence intra-européenne en faisant payer aux Français d’abord les coûts directs de la désindustrialisation et de la perte des emplois, puis en leur faisant payer une seconde fois ces mêmes coûts en tentant vainement d’atténuer leurs effets par la politique fiscale et les mesures d’austérité.

Cette stratégie est d’autant plus vouée à l’échec que les seules politiques de réindustrialisation qui ont prouvé leur efficacité dans l’histoire sont celles, justement, que Macron ne peut pas employer : une politique commerciale protectionniste, à l’image de l’Inflation reduction act (IRA) mis en œuvre cet automne par Biden aux États-Unis ; une politique industrielle active qui viserait par exemple à faire baisser le coût de l’énergie et des matières premières ou à réserver une partie de la commande publique à des entreprises nationales ; une politique de change et une politique monétaire adaptées aux besoins de nos entreprises industrielles.

Hélas, dans ces trois domaines la France n’est plus souveraine. Elle ne peut plus rétablir le contrôle des prix de l’énergie et des matières premières du fait des politiques de libéralisation ; elle est impuissante à corriger les dysfonctionnements pourtant flagrants du marché européen de l’électricité ; elle ne peut, au nom du respect de la concurrence, réserver une partie de sa commande publique à ses entreprises nationales ; elle ne décide plus de sa politique commerciale, déléguée de manière exclusive à la Commission européenne, laquelle multiplie les accords de libre-échange ; enfin, elle ne maîtrise plus sa monnaie et sa politique monétaire.

Ainsi, confronté à sa propre impuissance économique, il ne reste plus à Emmanuel Macron que des « solutions » qui n’en sont pas : continuer de faire payer aux Français une stratégie inepte incapable d’engendrer les effets escomptés. Et on peut malheureusement s’attendre à ce que cette politique soit poursuivie jusqu’à ce que le déclin économique et industriel de la France ne devienne irrattrapable.

David Cayla

Références

(1) https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2022-12/RA_COR2022%20def.pdf

(2)Lorem

(3)Lorem

(4)Lorem

(5)Lorem

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Le féminisme, nouveau moteur des luttes sociales ?

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entretien avec la sénatrice Laurence Rossignol
Laurence Rossignol est sénatrice PS de l’Oise, elle a été secrétaire d’État chargée de la Famille et des Personnes Âgées en 2014, puis ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes de 2016 à 2017. Infatigable militante féministe, elle a milité pour le droit à l’IVG au sein du MLF et est aujourd’hui la présidente de l’Assemblée des Femmes. Elle a accepté de discuter avec le Temps de Ruptures des liens entre féminisme et anticapitalisme.
LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé ?

Le Retour de la question stratégique

Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé ?

Interrogée par les députés européens le 8 juin dernier, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a reconnu que le marché européen de l’électricité « ne fonctionne plus ». Fin août, elle s’est engagée à « une réforme structurelle du marché de l’électricité ». À l’heure où ces lignes sont écrites, les contours de cette réforme n’ont pas été dévoilés. Mais une analyse lucide montre que l’Union européenne s’est fourvoyée en créant un marché de l’électricité profondément dysfonctionnel qui engendre des prix instables et élevés au profit d’acteurs qui soit n’apportent aucune valeur sociale, soit bénéficient de rentes indues. C’est toute la théorie économique dominante qui est prise en défaut. Cette note vise à expliquer les causes de ces dysfonctionnements et à montrer pourquoi le système fondé sur des monopoles publics nationaux s’avère supérieur à un marché de l’électricité fondé sur une concurrence artificielle.

Note publiée initialement par les Economistes attérés. A retrouver ici.

« La conception du rôle de l’État a évolué dans la plupart des pays. L’État producteur est devenu État régulateur. Sous la pression des parties prenantes et faisant face à une contrainte budgétaire lâche (les déficits d’une entreprise allant gonfler le budget global ou la dette publique), les entreprises contrôlées par la puissance publique, à quelques exceptions près, ne produisent pas à des coûts bas des services de qualité. Autrefois juge et partie, l’État s’est donc souvent recentré sur son rôle de juge, par exemple sous la forme d’autorités sectorielles, sous le contrôle d’autorités de la concurrence, toutes deux autorités indépendantes. »

Jean Tirole, Références économiques, n°30, 2015. Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.

La météo des prochaines semaines pourrait réserver quelques surprises. En cas de grand froid, pour faire face à une éventuelle surcharge du réseau électrique, le gouvernement a prévu la possibilité d’organiser des délestages tournants de 2 heures. Ces coupures pourraient s’avérer indispensables pour éviter un black-out, une panne générale d’électricité. La dernière fois que la France fut confrontée à un tel évènement, c’était le 19 décembre 1978. Au petit matin, la défaillance d’un câble haute tension à un moment où le réseau était très sollicité avait déclenché une coupure de près de quatre heures sur les trois quarts du territoire.

1978, c’est aussi une période charnière pour la stratégie électrique nationale. Le plan Messmer de nucléarisation, lancé en 1974, n’avait pas encore produit ses effets et la centrale de Fessenheim (dont la construction avait été lancée dès 1970) venait à peine d’entrer en service. L’essentiel de l’électricité française était donc majoritairement produit au fioul et au charbon alors que les investissements allaient prioritairement dans le nucléaire.

Depuis cette date, beaucoup de choses ont changé. Tout d’abord, la production électrique s’est diversifiée. Le nucléaire, qui est devenu la technologie dominante, représentait en 2019 70,6% de la production. Les autres modes de production d’électricité se partageaient de la manière suivante : l’hydraulique (11,2%), les centrales thermiques à combustion d’énergie fossile – très majoritairement du gaz – (7,9%), l’éolien (6,3%) et le solaire (2,2%)(1). Mais le principal changement est celui qui lui a succédé : la construction du marché européen de l’électricité. Ce dernier repose sur deux grands piliers : le développement des interconnexions entre les pays limitrophes qui permet de décloisonner les marchés nationaux et l’instauration de régimes de concurrence pour la production et la fourniture d’électricité. Pourtant, la libéralisation n’a pas rendu notre système électrique plus résilient et moins coûteux. C’est même le contraire qui nous saute aux yeux aujourd’hui : une forte hausse des prix (notamment pour les entreprises) et la menace de coupures. Il est nécessaire de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Pourquoi le marché de l’électricité a-t-il été libéralisé ?

La libéralisation du marché de l’électricité est le fruit d’un long processus d’harmonisation européen lancé en 1986 avec la signature de l’Acte unique, porté par Jacques Delors. Dans les années qui suivirent, la Commission européenne s’engagea dans la mise au point d’une vaste série de directives chargées de construire le marché unique européen sur le modèle d’un système de marchés en concurrence. Les services publics de nombreux pays qui fonctionnaient sur le principe du monopole public furent progressivement démantelés. Après la libéralisation du transport aérien (1987), des télécommunications (1998), de la livraison de colis (1999), de la recherche d’emploi (2003), des renseignements téléphoniques (2005) … et avant celle du courrier (2011) et du transport ferroviaire de voyageurs (2020), il y eut donc la libéralisation du marché de l’énergie (gaz et électricité). Celle-ci fut réalisée en trois temps. Pour les entreprises très consommatrices d’énergie, l’ouverture à la concurrence de la fourniture d’électricité fut réalisée dès 1999, puis le marché fut libéralisé pour l’ensemble des professionnels en 2004, et enfin ce fut le tour des particuliers en 2007.

Pourquoi l’Union européenne a-t-elle choisi de démanteler le régime des monopoles publics ? En premier lieu, pour une raison politique. Dès l’instauration de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, la construction européenne a cherché à développer des interdépendances économiques entre les pays membres. L’idée était de dépasser les frontières nationales en instaurant une entité supranationale plus vaste. Or, les monopoles nationaux segmentaient le grand marché européen que l’Acte unique entendait créer.

Mais organiser un vaste marché concurrentiel ne relevait pas seulement d’une question d’unité européenne ; elle reposait aussi sur une véritable doctrine inspirée de la pensée économique dominante. À quoi sert le marché ? Pour la plupart d’entre nous, c’est un lieu d’échanges et de négociations fondé sur l’autonomie des individus. Pour un économiste contemporain, le marché a un tout autre rôle, celui d’évaluer les besoins et la rareté et de donner un prix à nos ressources. Ainsi, créer un grand marché concurrentiel de l’électricité n’avait pas pour seul but de faire disparaître les frontières nationales mais visait surtout à faire disparaître le contrôle politique des prix de l’énergie au profit d’un système fondé sur les prix de marché.

C’est qu’il existe une véritable mythologie des prix de marché pour les économistes. Lancé dans les années 1920 par l’économiste autrichien Ludwig Von Mises, le débat sur le calcul économique est à la base de la pensée néolibérale contemporaine. Qu’est-ce qu’un calcul économique ? C’est une manière de trancher rationnellement un certain nombre de questions. Doit-on construire cette usine ? Établir des droits de douane ? Investir dans tel ou tel pays ? Afin de trouver une réponse à ces questions il faut quantifier les coûts et les bénéfices attendus puis arbitrer en conséquence. Le problème est que cette quantification dépend des prix. Or, si le prix de l’électricité, ou d’autres produits, est décidé par un gouvernement ou un monopole public, alors tout le raisonnement économique est biaisé. Pour imposer son choix, ou pour influencer les acteurs privés, un gouvernement peut faire varier certains prix qu’il contrôle dans un sens ou dans l’autre.

L’instauration d’un système de prix de marché en concurrence est une manière de diminuer l’usage qu’une autorité politique peut faire de son pouvoir discrétionnaire. Pour les néolibéraux, les prix de concurrence relèvent d’une forme de démocratie participative qui s’incarne dans les rapports de force entre offreurs et demandeurs. Ils sont d’autant plus pertinents qu’ils intègrent l’information cachée que détiennent les agents puisque toute transaction privée a une influence sur les mécanismes de formation des prix. En somme, les marchés fonctionneraient comme de gigantesques algorithmes, générant des prix sur la base de décisions prises de manière décentralisée. Les néolibéraux en déduisent qu’organiser une partie de la production à partir de monopoles publics prive le pilotage de l’économie d’un système de prix pertinents représentant les coûts réels des ressources et entraine l’impossibilité de faire des calculs économiques optimaux.(2) 

Les principes de fonctionnement du marché européen de l’électricité

Il est important de comprendre que l’idée de créer un marché concurrentiel de l’électricité n’est pas un acte volontaire de sabotage de l’industrie européenne conçu par un personnel politique incompétent. Cela procède avant tout d’une volonté de rationaliser l’organisation de l’économie. Pourtant, cette décision apparait, pour nombre des acteurs du secteur, comme idéologique et inefficace. C’est notamment le cas du physicien Yves Brechet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique. Le 29 novembre 2022, il était entendu par la commission d’enquête parlementaire sur la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Conspuant l’idéologie « ultra-libérale » selon lui qui a prévalu dans la construction du marché européen de l’électricité, il déclara que « c’est une erreur fondamentale de s’imaginer qu’on peut faire un marché d’un truc non stockable […]. On a fabriqué un truc qui est un outil de spéculation pure. On a fait gagner de l’argent à des gens qui n’ont pas produit un électron. »

L’existence de deux visions incompatibles, celle de l’ingénieur qui s’occupe de faire fonctionner des centrales nucléaires, et celle de l’économiste qui conçoit un marché efficace mérite d’être étudiée. Il faut aussi se demander pourquoi il est si difficile de mettre en place un marché concurrentiel dans le secteur de l’électricité. La raison en est la contradiction entre la logique abstraite des économistes et la logique industrielle qu’il y a derrière la production d’une centrale électrique.

Techniquement, la fourniture d’électricité relève pour partie de ce que les économistes appellent un « monopole naturel ». Ce terme a longtemps été utilisé pour caractériser les industries de réseau. Un réseau est en effet une production particulière qui est fondée sur une infrastructure très coûteuse dont l’utilisation n’a presque aucun coût. D’un point de vue économique, un monopole naturel présente une structure de coûts caractérisée par des coûts fixes élevés et des coûts marginaux très faibles. Par exemple, le réseau électrique repose sur la construction et l’entretien des lignes et la fourniture des compteurs électriques, tandis que le coût marginal, qui représente le coût d’utilisation de l’infrastructure pour l’acheminement de 1 kWh d’électricité supplémentaire est lui, pratiquement nul. Avec une telle structure de coûts, la concurrence est impossible, admet-on. Construire un réseau concurrent à celui d’EDF représenterait un énorme gaspillage de ressources et serait très inefficace : c’est donc un « monopole naturel ».

Ce problème étant connu, la logique proposée par les économistes néolibéraux pour introduire de la concurrence a été de diviser le marché de l’électricité en trois sous-secteurs.

  • La gestion et l’entretien du réseau resteraient sous la responsabilité d’un monopole public national. Deux filiales d’EDF ont été constituées à cette occasion. Le Réseau de transport d’électricité (RTE) qui s’occupe des lignes à haute tension et de la gestion du transport de l’électricité sur de longues distances, et Enedis, qui s’occupe de la distribution de l’électricité aux particuliers et des compteurs électriques.
  • La production d’électricité proprement dite. C’est ici qu’intervient une première forme de concurrence. En France, l’électricité est très majoritairement produite par EDF (79% en 2021) qui détient l’ensemble du parc nucléaire et exploite la grande majorité de la production hydroélectrique. Le deuxième acteur est Engie (environ 15% de la production nationale), anciennement GDF ; puis viennent d’autres acteurs privés dont TotalEnergies. La production d’électricité est donc concentrée et largement dominée par le producteur historique.
  • Les fournisseurs. Ces derniers achètent de l’électricité aux producteurs essentiellement grâce à des contrats de long terme et ponctuellement sur le marché « spot », c’est-à-dire au jour le jour. Ils fournissent et tarifient l’électricité à leurs clients. Alors que le réseau est un monopole et que la production est très concentrée, les fournisseurs d’électricité sont très nombreux. On en compte plus d’une quarantaine qui proposent des offres commerciales les plus variées. La part de marché des fournisseurs alternatifs (hors EDF et entreprises locales de distribution) est d’environ 37% d’après le ministère de l’Écologie(3).   

Cette rapide présentation explique comment la concurrence fut introduite au sein du marché de l’électricité. Il fut décidé de séparer la partie « monopole naturel », à savoir la gestion de l’acheminement et du réseau, des parties qui sont réputées pouvoir être ouvertes à la concurrence, la production et la commercialisation de l’électricité. Mais est-il vrai que la concurrence fonctionne sur les parties production et distribution comme le modèle le prétend ? Comment fonctionne-t-elle concrètement ?

Figure 1 : représentation schématique du fonctionnement du marché européen de l’électricité

Une concurrence artificielle

Pour bien comprendre les limites de ce modèle, commençons par une remarque : cette organisation du marché de l’électricité ressemble beaucoup aux marchés agricoles qui ont servi de modèle pour ce « market design »(4). Le marché de l’électricité repose en effet sur une commercialisation à deux niveaux. Le marché « de gros » organise les relations commerciales entre fournisseurs et producteurs, tandis qu’un commerce « au détail » relie les fournisseurs et les consommateurs.

Trois différences fondamentales distinguent néanmoins les marchés agricoles du marché de l’électricité. La première est que, sur le marché de l’électricité, les fournisseurs ne gèrent pas eux-mêmes la logistique et l’approvisionnement des consommateurs puisque c’est RTE et Enedis qui s’en chargent. Ils se limitent à tarifer à leurs clients l’électricité achetée en gros. La deuxième est que, sur un marché classique, l’agriculteur qui produit des fruits et des légumes n’a en général pas accès direct au client et ne peut vendre lui-même qu’une part marginale de sa production. À l’inverse, un producteur d’électricité peut être son propre fournisseur. La troisième différence, sans doute la plus fondamentale, est que l’électricité ne se stocke pratiquement pas et qu’à tout moment il faut que l’offre s’ajuste à la demande afin d’éviter un black-out. C’est RTE qui s’occupe d’organiser ces ajustements. Si les producteurs sont des entreprises privées, cette régulation passe par des variations de prix, seul moyen de convaincre les producteurs de relancer ou d’arrêter la production d’une centrale.

Ces différences amènent trois remarques. La première c’est qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’avoir des fournisseurs non producteurs puisqu’ils n’apportent aucune valeur ajoutée au produit qu’ils vendent, contrairement au marchand de fruits et légumes sans lesquels les agriculteurs ne pourraient pas vendre. La deuxième est qu’un marché fondé sur une production d’électricité privée implique inévitablement que le prix de l’électricité varie à tout moment afin d’ajuster l’offre, d’éteindre ou de rallumer une centrale. Ainsi, poussé par les variations de prix, un gestionnaire de centrale électrique doit sans cesse arbitrer entre produire ou non. Ces centrales utilisées lors des pointes de consommation sont nécessairement des centrales thermiques ou hydroélectriques, car le solaire et l’éolien ne sont pas pilotables, tandis que les centrales nucléaires mettent trop de temps pour être mises en route et s’arrêter pour pouvoir s’ajuster aux fluctuations infra-journalières. Enfin, la menace du black-out pèse lourdement sur les choix du régulateur. L’électricité étant un bien essentiel dont la privation est inacceptable et le black-out s’avérant très coûteux, il existe un risque de capture de la part des producteurs qui peuvent facilement exiger un prix très élevé de la part du régulateur en période de forte tension. On retrouve, sur le marché de l’électricité, une asymétrie similaire à celle qui existe avec les grandes banques en cas de risque systémique.

Observons enfin que le marché de l’électricité se distingue de celui des fruits et légumes du fait d’une production d’électricité extrêmement concentrée, au contraire de la production agricole. La raison en est une structure de coûts qui tend à favoriser les producteurs les plus gros. En effet, la production d’énergie hydraulique ou nucléaire nécessite des investissements considérables alors que le coût marginal de production est relativement faible. Cette concentration nuit à l’organisation concurrentielle du marché de la production d’électricité et tend à favoriser l’opérateur historique. Afin de corriger ce déséquilibre, la Commission a demandé à la France de compenser cet avantage. Avec la loi Nome de 2010, le gouvernement français a donc imposé à EDF de vendre une partie de sa production d’électricité d’origine nucléaire à un prix relativement faible et prévisible ; c’est le mécanisme de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Les fournisseurs alternatifs peuvent ainsi acheter 100 TWh par an d’électricité produite par EDF (un peu moins du quart de sa production annuelle) au prix de 42€ le MWh. En 2022, pour répondre à l’explosion du prix de l’électricité, ce mécanisme a été étendu dans l’urgence et 20TWh supplémentaires d’ARENH ont été accordés aux fournisseurs à un prix de 46,2€ de MWh. Cette extension s’est accompagnée de l’obligation de revendre à EDF les mêmes quantités d’électricité au prix de… 256,98 € le MWh. Ainsi, le gouvernement a « contraint » les fournisseurs alternatifs à faire une marge de 4,216 milliards d’euros au détriment d’EDF(5). Notons également que le code de l’énergie contraint EDF à racheter à un tarif supérieur au prix de marché l’électricité éolienne et solaire produite par des acteurs privés, notamment les ménages.

C’est qu’il en faut des régulations et des tarifs administrés pour soutenir artificiellement la concurrence ! Le plus étrange est qu’avec l’ARENH les autorités se soient surtout concentrées sur la concurrence des fournisseurs et non celle des producteurs. Elles ont accordé des avantages à des opérateurs qui ne produisent aucune valeur ajoutée sans parvenir vraiment à diversifier la production. De fait, malgré l’ouverture totale à la concurrence du marché, 95% de l’électricité produite l’est par les deux énergéticiens historiques (EDF et Engie, ex GDF). Ainsi, la concurrence sur le marché de l’électricité repose sur la survie artificielle de fournisseurs qu’on a cherché à soutenir au moment où ils étaient sur le point de faire faillite, incapables d’acheter aux tarifs du marché. Le pire est sans doute que cette subvention déguisée a été financée par EDF qui produit à elle seule près de 80% de l’électricité française.

Pour comprendre l’absurdité de ce résultat, il faut poser une autre question. Pourquoi est-il si difficile d’organiser une véritable concurrence chez les producteurs d’électricité ? Pour le comprendre il faut plonger dans les modèles économiques et dans les raisons pour lesquels ces derniers ne parviennent pas à rendre compte correctement de la logique industrielle sur laquelle repose le fonctionnement des centrales.

La complicité des économistes « mainstream »

Si vous demandez à un économiste quel est le prix « efficient » (optimal) d’un marché, il vous répondra sans hésiter que c’est celui qui s’établit au niveau du coût marginal, c’est-à-dire au coût de la dernière unité produite, indépendamment du coût fixe. Il ajoutera bien sûr que, dans les faits, il est rare qu’un prix de marché s’établisse vraiment à ce niveau car les marchés sont rarement en situation de concurrence parfaite et qu’il existe des coûts de transaction. Mais, dans l’idéal affirment-ils, un marché est efficient s’il tend vers ce prix.

Ce réflexe quasi pavlovien, « marché efficient signifie prix de marché égal au coût marginal » a été acquis dès les années de première et de terminale pour ceux qui ont suivi des cours de SES. Le matraquage s’est poursuivi en licence et en master avec des cours de microéconomie, puis ceux d’économie industrielle plus avancés dans lesquels la pensée de Jean Tirole est convoquée avec toute la déférence qu’elle mérite. Ainsi donc professe-t-on, l’efficience d’un marché est maximale lorsque le prix est égal au coût marginal de production.

L’un des exemples les plus symptomatique de cette manière de voir nous est donné par un récent article paru dans The Conversation(6). Deux économistes, Thomas Michael Mueller et Raphaël Fèvre racontent comment, après la seconde guerre mondiale, la constitution de monopoles publics dans le ferroviaire et l’énergie avait conduit les économistes à conseiller aux autorités d’instaurer des prix réglementés au niveau du coût marginal. « Un prix, c’est aussi de l’information, écrivent les auteurs de l’article. La tarification marginale évite le gaspillage de temps en ‘‘informant’’ les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient ».

Le sous-texte de ce raisonnement est que, qu’il soit organisé sous la forme d’un monopole public ou via un marché en concurrence, le résultat optimal est toujours le même. Le prix le plus pertinent est celui qui incite le consommateur à adopter le comportement qui fait le meilleur usage des ressources. Autrement dit, que la production soit le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence, cela ne change pas le résultat et le prix idéal sera de toute façon le même. Pour le démontrer, les auteurs de l’article expliquent que, lorsqu’en 1945 il fut décidé de gérer les services publics sous la forme de monopole, des économistes tels que Maurice Allais pour la SNCF ou Marcel Boiteux pour EDF ont alors conseillé de pratiquer la tarification marginale. « Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant », écrivent les auteurs(7). Ils expliquent ainsi que c’est ce « concept », qui expliquerait la hausse très forte du prix de l’énergie en Europe. Le coût marginal ayant augmenté, les prix ont logiquement dû suivre.

Le problème est que ce raisonnement est triplement faux. Premièrement, il est faux de dire que le marché européen de l’électricité établit le prix au niveau du coût marginal de production de l’électricité ; deuxièmement, il est inexact d’affirmer que le prix optimal correspond toujours au coût marginal, en particulier sur le marché de l’électricité ; troisièmement, il n’est pas vrai que le prix optimal de l’électricité sera le même lorsque la production d’électricité est le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence parfaite. Ce sont ces trois erreurs que colportent les économistes néolibéraux qu’il nous faut à présent étudier.

Pourquoi le prix du marché de l’électricité ne se situe pas au niveau du coût marginal ?

Lorsqu’il a fallu construire le marché européen de l’électricité, les autorités ont tenu à imposer le principe de la tarification au coût marginal, suivant en cela les recommandations des économistes. Rappelons que le marché de l’électricité est bien une construction artificielle, caractéristique de la doctrine néolibérale.

En ce qui concerne le marché de l’électricité européen, la question était de savoir comment le « forcer » à proposer un prix qui soit le plus proche du coût marginal de production. L’un des problèmes qu’il a fallu résoudre est que l’électricité est produite à partir de techniques très différentes. Comment peut-on avoir un prix unique égal au coût marginal alors que les coûts marginaux sont très différents d’une filière à l’autre ? Dans un ouvrage de référence paru en 2014(8), les principes fondamentaux de l’efficience d’un marché de l’électricité libéralisé sont discutés en détail. Pour les auteurs, la solution consiste à organiser le marché sur le principe du « merit order » ou « préséance économique ». L’idée est d’utiliser le prix pour mettre à contribution de manière prioritaire les modes de production dont les coûts marginaux sont les plus faibles puis, en fonction de la demande, de monter progressivement le prix pour inclure des centrales dont le coût marginal de production est de plus en plus élevé(9).

Rappelons que le prix réel de l’électricité que paie un fournisseur n’est pas le simple prix de marché puisque la majeure partie de l’électricité a été négociée au préalable dans le cadre de contrats à long terme passés avec les producteurs. Mais une partie de la demande d’électricité ne peut être anticipée parfaitement. Du fait de la nécessité d’ajuster l’offre à la demande, on a donc mis en place un marché « spot », c’est-à-dire au comptant, qui permet aux acteurs d’acheter ou de vendre l’électricité à l’instant t en fonction de leur situation. C’est sur ce marché spot que le prix est censé s’établir au niveau du coût marginal des producteurs.

Voici comment ce marché fonctionne. À tout moment, le problème du régulateur est de savoir s’il faut ou non appeler une nouvelle centrale à produire. Pour savoir laquelle appeler, on propose un certain prix. Les producteurs dont le coût marginal de production est supérieur à ce prix ne peuvent évidemment pas produire, car sinon ils produiraient à perte. Or, ce sont les centrales qui produisent à partir d’énergie fossile qui ont les coûts marginaux les plus élevés. Non seulement le gaz ou le charbon qu’elles utilisent comme combustible est coûteux, mais leurs gestionnaires doivent en plus payer un droit d’émission en achetant des quotas carbone. À l’inverse, les producteurs d’énergie renouvelable produisent à coût marginal nul puisque l’éolien et le solaire n’ont pas besoin de carburant pour fonctionner. L’hydroélectricité n’a pas besoin de carburant non plus, mais fonctionne avec un stock limité d’eau dans les barrages. Elle doit donc intégrer un coût d’opportunité. Enfin, dans l’industrie nucléaire, les coûts d’exploitation et de carburant sont très faibles et cette production n’émet pas de CO2. La filière nucléaire produit donc à des coûts marginaux inférieurs aux centrales à énergie fossile.

La figure 2 ci-dessous résume le principe de classement du merit order. Pour un prix de marché P1 correspondant à une consommation faible d’électricité (Q1) seules les énergies renouvelables et le nucléaire sont rentables ; le prix P2 correspond à une consommation de pointe modérée (Q2). Dans cette situation toutes les centrales sont rentables à l’exception de celles de la filière charbon qui ne sont exploitées que lors des pics de consommation les plus importants. La logique du merit order a donc pour effet, nous dit-on, d’exploiter en premier les centrales les moins coûteuses et les moins émettrices de carbone et tendrait donc à faire converger le prix du marché vers le coût marginal de la production de la dernière centrale appelée (voir par exemple cet article pour une présentation synthétique du fonctionnement de ce système). Le coût moyen de long terme qui inclut les coûts fixes et marginaux de l’ensemble des producteurs est représenté par la droite en rouge.

Figure 2 : représentation schématique du principe du merit order sur le marché « spot » de l’électricité

Ce raisonnement, cependant, n’est pas tout à fait exact. En pratique, aucun industriel n’a intérêt à vendre son électricité au coût marginal de production comme le laisse supposer ce schéma.

Imaginons un producteur qui décide d’investir dans une centrale à charbon. Il doit, pour cela, financer un outil de production coûteux et s’approvisionner en charbon au prix de marché. Sa centrale étant en bout de chaine, elle ne sera mise en service qu’au moment des pics de consommation d’électricité, c’est-à-dire seulement certains jours de l’année et à certaines heures. Comment peut-il être rentable s’il ne vend son électricité que quelques jours par an au coût marginal, c’est-à-dire au prix où il achète le charbon ? La théorie économique suppose qu’il y est poussé par la concurrence. Mais justement, au moment des pics de consommation toutes les centrales sont allumées et il n’existe pas suffisamment de capacité de production en réserve pour le concurrencer. Il peut donc, il doit donc s’il est rationnel et s’il souhaite faire une marge suffisante pour couvrir ses coûts d’investissement, exiger un prix bien supérieur à son coût marginal de production.

La théorie qui dit que les centrales en bout de chaine du merit order vendent au coût marginal est absurde. Elle suppose que l’exploitant accepte de produire à perte parce qu’il ne pourra jamais amortir ses coûts fixes. Elle suppose qu’il existe une concurrence parfaite quel que soit le niveau de production d’électricité. Bien entendu, tout industriel qui exploite une centrale à charbon et qui sait que, s’il ne produit pas, le réseau électrique risque le black-out se trouve en réalité avec un pouvoir de marché considérable. Dans ce cas, il a l’assurance de pouvoir exiger du régulateur un prix bien supérieur à son coût marginal. C’est pour cette raison qu’il existe des industriels qui sont prêts à investir dans la construction de centrales à charbon. Ils savent qu’ils vendront leur électricité bien au-delà du coût marginal les quelques jours de l’année où elles seront appelées à produire. Mais ce raisonnement est vrai pour tous les producteurs d’électricité. Si un producteur exploite une centrale à gaz et sait que son concurrent qui produit de l’électricité au charbon vend au-dessus de son coût marginal, il va lui aussi exiger un prix nettement plus élevé que son coût marginal pour produire. Et cela fonctionne ainsi à tout endroit de la chaine du merit order, ce qui signifie que le prix de marché est toujours supérieur au coût marginal du dernier producteur appelé. Affirmer autre chose est contraire aux raisonnements même de la microéconomie la plus classique et de la théorie des jeux(10).

Pourquoi le coût marginal ne peut pas être pas le prix efficient sur le marché de l’électricité ?

La théorie économique standard raconte une fable. Elle explique d’une part que le prix de marché s’établit toujours au coût marginal et d’autre part que la concurrence va pousser les entreprises à produire au niveau où elles sont les plus efficaces. Pour concilier ces deux affirmations, la microéconomie standard suppose que les entreprises produisent avec une structure de coûts très particulière : des coûts fixes faibles et un coût marginal qui décroit, puis croît à mesure que les volumes de production augmentent. La figure 3 ci-dessous présente les courbes de coût moyen et marginal classiques d’une entreprise.

Figure 3 : représentation d’une structure de coûts classique en microéconomie

La fonction de coût moyen d’une entreprise classique en microéconomie est représentée par une courbe convexe de la forme d’un U. Dans un premier temps, lorsque les volumes de production sont faibles, le coût moyen décroit car le coût marginal est inférieur au coût moyen. L’entreprise produit à rendements d’échelle croissants. Dans un second temps, le coût marginal augmente et devient supérieur au coût moyen. À partir de ce moment-là, l’entreprise entre dans une zone de rendements d’échelle décroissants, c’est-à-dire qu’elle est de moins en moins efficace à mesure qu’elle augmente les quantités produites.

Si la structure de coûts de l’entreprise est celle-là, il est assez facile de démontrer que l’entreprise produit tant qu’elle fait du profit, c’est-à-dire tant que le prix de marché est supérieur au coût marginal. On en déduit que si le prix de marché s’établit à P1, alors elle produira une quantité Q3. De plus, en régime de concurrence, le modèle montre que l’arrivée de nouveaux producteurs pousse le prix de marché à la baisse, ce qui conduit l’entreprise à diminuer sa production et à se rapprocher du volume de production où elle est le plus efficace, c’est-à-dire au niveau Q2 où son coût moyen est le plus faible.

Les conclusions du modèle standard sont les suivantes :

  • L’entreprise produit toujours au niveau où son coût marginal est égal au prix de marché. Ainsi, le prix de marché est toujours égal au coût marginal de production.
  • La concurrence diminue le prix de marché et incite les producteurs à être plus efficaces par la diminution du volume de production.

Remarquons que, dans ce cas de figure, l’entreprise peut facilement devenir plus efficace car elle se situe toujours dans la zone qui correspond à des rendements d’échelle décroissants. Les rendements décroissants sont eux-mêmes la conséquence d’une hypothèse du modèle, à savoir que le coût marginal augmente au-delà d’un certain seuil (ici Q1), c’est-à-dire qu’il devient de plus en plus coûteux pour une entreprise de produire une unité supplémentaire. L’hypothèse de la hausse des coûts marginaux est absolument indispensable au modèle. C’est typiquement ce qu’on appelle une hypothèse ad hoc(11).

Quelle est la véritable structure de coûts d’une centrale électrique ? Toute centrale suppose de lourds investissements préalables, c’est-à-dire des coûts fixes élevés (plus élevés toutefois pour une centrale nucléaire ou hydroélectrique que pour une centrale thermique). De plus, comme on l’a vu plus haut, le coût marginal de production dépend de l’achat de combustible et du paiement des droits d’émission. Est-il raisonnable de penser que le prix du combustible augmente au fur et à mesure que la centrale augmente sa production ? Rien ne permet d’affirmer une telle chose. En réalité, il y tout lieu de croire que le coût marginal de production d’une centrale thermique est toujours inférieur au coût moyen, tant en raison de l’importance des coûts fixes que du fait qu’il est peu probable que le combustible acheté au cours mondial fluctue en fonction des quantités achetées par une seule centrale. Autrement dit, pour une centrale électrique, il n’existe pas de niveau de production Q2 au-delà duquel la centrale passe en régime de rendements d’échelle décroissants.

Figure 4 : représentation schématique de la structure de coût d’une centrale thermique

La structure de coût d’une centrale ressemble donc à la figure 4 ci-dessus : un coût marginal constant et une courbe de coût moyen décroissante du fait de coûts fixes élevés répartis sur un volume de production de plus en plus important. Pour une centrale nucléaire, le coût moyen peut être deux à trois fois plus élevé que le coût marginal, tandis que pour une centrale solaire ou pour une éolienne, le coût marginal est nul.

Ce qu’il faut retenir de ce schéma c’est qu’une centrale électrique a toujours intérêt à produire au maximum de sa capacité, parce que c’est là qu’elle est la plus efficace. De plus, comme elle amortit ses coûts fixes sur sa production annuelle, elle a aussi intérêt à produire le plus de jours possibles dans l’année. Ce n’est cependant pas possible. Du fait du merit order, les centrales thermiques produisent le plus souvent au moment des pics de consommation.

Du fait de cette structure de coûts, il n’est donc pas possible pour une centrale électrique, quelle que soit sa filière, de produire à un prix proposé égal au coût marginal, étant donné que ce prix sera toujours inférieur à son coût moyen. Autrement dit, les conclusions de la microéconomie standard ne sont pas adaptées à la production d’électricité et il est donc impossible d’affirmer que, sur le marché de l’électricité, le prix optimal est celui qui se situe au coût marginal de production. L’erreur des économistes spécialistes du marché de l’électricité est de supposer des coûts marginaux croissants pour retrouver une structure de coûts correspondants à la figure 3 (voir Biggar et Hesamzadeh 2014, figure 4.1, op. cit. p. 95).

Pourquoi seul un monopole peut-il permettre des prix faibles et stables ?

Nous disposons à présent de tous les éléments pour répondre à la question la plus importante, celle de l’organisation optimale du marché de l’électricité. Les économistes admettent que la gestion et l’entretien du réseau relèvent d’un monopole naturel mais ils prétendent que la fourniture et la production d’électricité peut être organisée plus efficacement dans le cadre d’un marché concurrentiel. Laissons de côté la question de la fourniture d’électricité. Contentons-nous de rappeler qu’une activité économique qui ne produit ni n’achemine d’électricité ne crée aucune véritable valeur ajoutée et ne mérite donc pas d’exister. La question à laquelle il faut répondre est de savoir si la production d’électricité peut se faire de manière pertinente dans un marché ouvert à la concurrence.

Une première approche pour répondre est de remarquer que la structure de coûts d’une centrale est la même que celle d’un monopole naturel : des coûts fixes élevés, des coûts marginaux constants (figure 4). Ainsi, une centrale électrique produit avec des rendements d’échelle croissants jusqu’à ses capacités maximales de production. Pour autant, le système productif dans sa globalité fonctionne grâce à de nombreuses centrales qui ont chacune une structure de coûts spécifique. Or, le mécanisme du merit order tend à organiser la filière selon une logique de coût marginal croissant (figure 2). Ainsi, si toutes les centrales étaient détenues par un seul producteur, la structure de coûts de ce producteur serait la même que celle d’une entreprise du modèle standard. Le problème est que cette situation correspond à un monopole. On parvient donc à la conclusion paradoxale suivante : pour que le marché de l’électricité fonctionne avec une structure de coûts qui corresponde au modèle présenté dans la figure 3, il faudrait que toutes les centrales soient détenues par un seul producteur, c’est-à-dire que la production d’électricité soit réalisée par un monopole. Dans un système fondé sur la concurrence, chaque centrale doit être rentable et doit vendre à un prix supérieur à son coût marginal. En revanche, dans un système où toute l’électricité est produite par un seul producteur, ce dernier peut vendre au coût moyen, en suivant un système de péréquation qui fait que les centrales les plus rentables financent la production de celles qui sont moins efficaces et qui doivent être utilisées en période de pointe.

Afin de bien comprendre la différence entre le modèle concurrentiel et le modèle monopolistique, intéressons-nous aux effets de la hausse du prix du gaz consécutive à la guerre en Ukraine. L’invasion russe du 24 février 2022 a eu pour effet de bouleverser le merit order. La production d’électricité des centrales à gaz, qui étaient privilégiées car elles polluent moins que les centrales à charbon, est soudainement devenue la plus coûteuse de toutes. Les centrales à gaz sont donc passées derrière les centrales à charbon dans le merit order. Comme le gaz dispose de capacités de production importantes, il n’était pas possible de s’en priver pour répondre aux pics de consommation. Ainsi, en période de pic de consommation, le prix de l’électricité a dû suivre la hausse du prix du gaz afin de satisfaire une demande d’électricité qui, pourtant, n’avait pas augmenté (figure 5). Le principe du merit order a donc engendré une multiplication par deux du prix de l’électricité, même en France, alors que le coût moyen de la production a peu bougé puisque la production de la filière gaz est très minoritaire dans le mix de production d’électricité français (tableau 1).

Figure 5 : le merit order du marché de l’électricité après l’invasion russe

Le prix de l’électricité P3 correspond au prix auquel les gestionnaires de centrales à gaz acceptent désormais de produire. Il apparaît deux fois plus élevé que l’ancien prix P2 qui permettait de ne pas exploiter les centrales à charbon pour une demande Q2 d’électricité inchangée.

Le tableau 1 ci-dessous indique les coûts de l’électricité produite en fonction des filières en 2019(12). Un rapide calcul permet d’établir que le coût moyen de l’électricité produite en France était approximativement de 50€ le MWh. Cette structure de la production française implique que si le prix du gaz est multiplié par deux, comme cette filière représente moins de 8% de la production d’électricité, cela ne fait augmenter le coût de production moyen que d’environ 4€. Mais, de par son fonctionnement, le marché de l’électricité impose d’établir un prix qui soit suffisant pour que le gestionnaire de la centrale la plus coûteuse accepte de produire. Ainsi, le doublement du prix du gaz entraine automatiquement le doublement du prix de l’électricité.

Tableau 1 : Coût de l’électricité par filière et coût moyen pondéré en 2019 en France (estimations)

Filière

Coût du MWh

Part dans la production

Nucléaire historique

48,5 €

70,6%

Hydraulique de forte puissance

34-43 €

11,2%

Centrale à gaz à cycle combiné

50-66 €

7,9%

Éolien terrestre

50-71 €

6,3%

Photovoltaïque au sol

45-81 €

2,2%

Coût moyen pondéré

49,2

 

Avec une telle hausse de prix, les fournisseurs qui devaient acheter au comptant une partie de l’électricité afin d’approvisionner leurs clients protégés par des contrats de moyen terme étaient pris à la gorge. C’est pour éviter leur faillite que le gouvernement a décidé, dans l’urgence, d’étendre le mécanisme de l’ARENH et de les faire bénéficier d’une plus-value de près de 4 milliards d’euros.

Pourtant, les vrais gagnants ne sont pas les fournisseurs mais les producteurs. En effet, ceux qui exploitent des centrales qui ne fonctionnent pas au gaz peuvent vendre deux fois plus cher une électricité dont le coût de production n’a guère changé. C’est là que se trouvent les « superprofits » que l’exécutif s’est résolu à taxer. Il s’agit, d’après le gouvernement de taxer la « rente infra-marginale », c’est-à-dire la rente que réalisent les producteurs d’électricité dont le coût marginal est nettement plus faible que le prix de marché. Grâce à cette taxe, le gouvernement s’attend à une hausse de recettes fiscales de 11 milliards d’euros, ce qui compense en partie le coût du bouclier tarifaire (de l’ordre de 30 milliards). 

Le fait même que cette taxe ait dû être mise en place témoigne du dysfonctionnement du marché de l’électricité. Car qui assume, en fin de compte, le prix de cette taxe ? Ce ne sont pas les producteurs d’électricité mais bien les consommateurs, en particulier les entreprises qui ne bénéficient ni des tarifs régulés ni du bouclier tarifaire. Ainsi, cette taxe pèse lourdement sur les industriels qui sont de gros consommateurs d’électricité. Lorsqu’ils le peuvent, ils la répercutent sur leurs prix, ce qui nourrit l’inflation… mais parfois, ils sont contraints de fermer des unités de production, voire de délocaliser dans une région du monde où le coût de l’énergie est plus faible.

La preuve est faite que le système actuel engendre des prix élevés, instables, et déconnectés des coûts moyens de production de l’électricité. Le fond du problème est que, dans un système concurrentiel, le prix de marché doit permettre à l’acteur le moins efficace d’être rentable, ce qui fait qu’il se situe toujours au-dessus du coût moyen. À l’inverse, si la production d’électricité était le fait d’un monopole public, celui-ci pourrait se permettre de vendre l’électricité au coût moyen en faisant fonctionner ses centrales thermiques à perte au moment des pics de consommation, ces pertes étant rattrapées par un prix plus élevé que le coût moyen des centrales les plus productives. En retournant au principe du monopole public, les prix de l’électricité seraient donc à la fois plus stables et plus faibles qu’avec le système actuel, et il ne serait pas nécessaire de taxer les superprofits des producteurs privés.

Conclusion : les causes du sous-investissement et les effets de la réforme du marché carbone

Plus de vingt ans après le début de la libéralisation de l’électricité, il peut sembler étonnant que si peu d’acteurs privés aient investi en France dans la construction de centrales électriques. EDF, entreprise publique, produit encore environ 80% de l’électricité française. Engie, ancienne entreprise publique, en produit environ 15%. Comment expliquer cette frilosité des investisseurs ? La réponse est simple. Jusqu’à très récemment, le système français de production électrique était perçu comme étant en surcapacité. Or, un producteur privé d’électricité n’a aucun intérêt à investir dans une centrale à gaz, ou même dans une éolienne, si le système productif est en surcapacité. Pour qu’il puisse vendre son électricité au prix fort, il a besoin que le système électrique soit au bord du black-out. Ce n’est qu’à cette condition qu’un industriel en bout de chaine du merit order peut bénéficier d’un pouvoir de marché. De même, quelqu’un qui souhaite investir dans un parc d’éoliennes s’attend à des profits plus élevés dans les pays où les centrales à gaz et à charbon sont nombreuses et où les capacités de production sont faibles. La France, avec son parc nucléaire important, n’était donc pas un pays prioritaire pour un producteur d’électricité par rapport à l’Allemagne ou d’autres pays.

Enfin, notons que l’accord européen du 18 décembre 2022 sur le marché carbone(13), qui prévoit la fin des droits d’émission gratuits pour les industries fortement émettrices de CO2, va nécessairement conduire à un renchérissement du coût marginal des centrales à charbon et à gaz. De ce fait, si le marché européen de l’électricité n’est pas réformé d’ici la mise en œuvre du nouveau marché carbone, le prix de l’électricité risque d’augmenter encore plus fortement, y compris dans un pays comme la France dont l’électricité émet très peu de CO2. Il est donc plus qu’urgent de mettre fin à ce système.

Références

(1) Source : RTE – Bilan électrique 2019.

(2) Cette vision du marchée a été développée dans les années 1920-1930 par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek dans le cadre du débat sur le calcul économique en régime socialiste. Elle a ensuite été intégrée à la pensée néoclassique, notamment à propos de l’hypothèse de l’efficience des marchés proposée par Eugene Fama en 1970. Voir D. Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, De Boeck Supérieur, 2022, pp. 81-88 et 159-160.

(3)« Commercialisation de l’électricité », Ministère de la Transition énergétique, 12/10/2022, en ligne.

(4)Le market design est une branche de l’économie qui entend définir et organiser un marché afin de tendre vers l’efficience.

(5) Commission de régulation de l’énergie, délibération n°2022-97 du 31 mars 2022, en ligne.

(6) T. M. Muller et R. Fèvre, « Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre », The Conversation, 24/11/2022.

(7) En réalité, Allais, ne propose pas une pure tarification au coût marginal mais un tarif au « coût marginal majoré d’une quote-part des frais généraux calculée au prorata du coût marginal », c’est-à-dire un tarif supérieur au coût marginal permettant de couvrir les coûts fixes. Voir Alain Bonnafous (2020), « L’apport de Maurice Allais à l’économie des transports et aux principes de tarification », Bulletin de la SABIX.

(8) D. R. Biggar et M. R. Hesamzadeh (2014), The Economics of Electricity Markets, IEEE Press et Wiley.

(9) Le vidéaste Gilles Mitteau qui gère la chaine YouTube Heu?reka a réalisé récemment une série de vidéos de très bonne qualité sur le fonctionnement du marché de l’électricité.

(10) La théorie des jeux est une branche de la pensée économique qui s’intéresse aux comportement stratégiques fondés sur l’anticipation des comportements des autres acteurs.

(11) De nombreux économistes ont bien sûr critiqué la pertinence de cette structure de coûts. Les critiques les plus célèbres sont celles de John Clapham (1922), « Of Empty Economic Boxes », The Economic Journal, Vol. 32, No 127 et de Piero Sraffa (1926), « The Laws of Returns under Competitive Conditions », The Economic Journal, Vol. 36, No. 144.

(12) Sources : Coût des énergies renouvelables et de récupération 2019, ADEME pour le gaz (CGCC), l’éolien et le photovoltaïque. Nucléaire : Commission de régulation de l’énergie (2020), cité par le journal Contexte, le 10/09/2020. Hydraulique de forte puissance : Analyse des coûts du système de production électrique en France, Cour des comptes, 15/09/2021.

(13) « Climat : l’Union européenne réforme en profondeur son marché carbone », Franceinfo, 18/12/2022, en ligne.

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Quand le pleuple fait sécession

L’ancien sénateur du Var analyse la désertion progressive des urnes par le peuple français depuis plusieurs décennies et les mesures gouvernementales qui l’ont encouragé en alimentant une déception et un sentiment d’inutilité du vote.
« Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on ne l’imagine aux vains semblants de la liberté (…) On voudrait qu’il allât voter, là où l’on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection : il s’entête à s’abstenir. »
Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution

L’accélération de la désertion des urnes par les électeurs, ces cinq dernières années, me rappelle le désarroi de Saint-Just découvrant, au pire moment de la Révolution, la glaciation de l’élan populaire qui la portait. Aujourd’hui, c’est la démocratie née de cette Révolution, en 1793 et non 1789 comme on le croit souvent, qui semble glacée(1)

Glacée, parce que le peuple, détenteur de la souveraineté nationale mais privé du pouvoir de l’exercer par référendum depuis mai 2005 (2), refuse de plus en plus de désigner les représentants pouvant l’exercer à sa place. Ainsi, on se prend à douter du caractère démocratique de la République, telle qu’elle fonctionne en France, aujourd’hui.

Un régime où représentants et représentés se tournent le dos peut-il être une démocratie ? Qu’on en juge.

S’agissant de la « mère des batailles politiques » en France – l’élection présidentielle dont dépend indirectement les résultats des législatives – constatons que les votes, exprimés par rapport aux inscrits, ne cessent de baisser ; cela depuis 1981 où la mobilisation de la Droite et plus encore de la Gauche, autour de projets politiques radicalement opposés, fut maximale.

Quarante ans plus tard, au second tour des présidentielles, en 2017 puis en 2022, plus du tiers des électeurs inscrits ne s’exprimera pas (3) ; près du double par rapport à 1981. C’est le plus haut d’abstention dans la Vème République, exception faite des élections de 1969 où les électeurs de gauche refusèrent clairement le choix forcé qui leur restait (4)

S’agissant maintenant des scores des candidats élus, malgré un mode de scrutin autorisant seulement le maintien de deux candidats au second tour, aucun, à l’exception de Jacques Chirac dans des conditions très particulières (5), aucun n’a atteint 50% des inscrits. Même le Général de Gaulle, mis en ballotage au premier tour des élections de 1969, dû se contenter de 47,3% au second tour, malgré une participation élevée (6).

 La dernière élection présidentielle, elle, cumulera un taux inusité de non-participation (34,04%) et un score particulièrement faible pour le candidat élu (38,5%), le plus faible de la Vème République (exception de l’élection de 1969). Elle montre aussi que l’épouvantail de l’accession au pouvoir de l’extrême droite en France, faisant de moins en moins peur, ne suffit plus à garantir la réélection d’un candidat du « changement dans la continuité » (7) ; d’un des chevaux de tête de l’étrange attelage qui gouverne la France depuis quarante ans, d’accords sur l’essentiel – assurer la conservation du système en place -, en compétition pour le pouvoir. Entre les 4,570 millions de voix (11,5% des inscrits) au premier tour en 1995 et les 13,300 millions de voix qui se sont portées sur Marine Le Pen (28% des inscrits) en 2022, la progression est impressionnante (8).

Que l’assise populaire d’un président disposant de plus de pouvoirs que celui des USA (9) se limite à un gros tiers des électeurs inscrits (10) suffirait à faire douter du fonctionnement démocratique de la Vème République. Ce seul chiffre pourtant n’aurait qu’une importance relative si le dit pouvoir, était partagé entre plusieurs pouvoirs légitimes, l’équilibrant avec le Parlement représentant naturel de la diversité des opinions et contre-poids classique de l’exécutif. Cela aurait pu être envisageable, si au fil du temps des réformes constitutionnelles et des pratiques (comme la relégation au vestiaire de l’appel direct au peuple par le référendum ou la dissolution extraordinaire de l’assemblée (11)) le Président ne s’était pas imposé de fait comme le chef de la majorité parlementaire, en partie depuis 2002 avec la réforme Chirac-Jospin (12).

Quant à la fragile « indépendance » de « l’autorité judiciaire », elle est suspendue au courage et à l’abnégation des seuls magistrats dont l’éthique personnelle passe avant la carrière, ce qui ne va pas de soi. Quant au pouvoir administratif, il peut servir aussi bien à l’enfermement, par mesure de sécurité de suspects jugés dangereux aux « doigts mouillés », qu’à la couverture abusive par le secret défense de la gestion d’une épidémie..

Dire qu’il n’y a aucune division des pouvoirs en France n’est donc pas exagérée et pourrait expliquer, en grande partie l’augmentation irrésistiblement depuis 1981 du refus de participation (abstention et votes blancs et nuls) aux élections. Durant les deux septennats de François Mitterrand, au second tour, ce refus de participation reste de l’ordre de 25% ; la barre des 30% est franchie durant les années 1990, celle des 40% en 2002 (42%), avant de franchir la barre symbolique des 50% sous les deux quinquennats d’Emmanuel Macron : 62,3% en 2017 et 57,3 % en 2022. Soit plus qu’un doublement en 50 ans.

Au second tour des élections législatives de 2017, le refus de participation atteindra 62,3 % des inscrits, du jamais vu pour une consultation de cette importance !

En clair cela signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits en 2017 et 42,7% en 2022 ont choisi leur candidat à l’Assemblée nationale, soit un score moyen de l’ordre de 20 % à 30% pour les heureux élus, selon l’année !

Merveilleux système qui transforme une poignée d’électeurs en majorité suffisante pour soutenir le président de la République en place, comme l’ont amplement confirmé les dernières élections législatives !

Ainsi malgré l’écrasante défaite en juin 2022 de la majorité sortante qui, avec 250 élus (43,3% des exprimés) perd la majorité absolue rituellement octroyée aux formations soutenant le président de la République, le parlement est resté à la main du pouvoir élyséen. Que la tâche des chargés de la maintenance du système en soit plus compliquée ne rend pas celui-ci plus démocratique.

Dès la session extraordinaire qui a suivi les élections, on a rapidement compris qu’aucun retour aux « errements » de la IVème République n’était en vue. Les lamentations des chiens de garde du système étaient prématurées. En son temps, de Gaulle avait expliqué à Alain Peyrefitte que, (13) « cette constitution a été faite pour gouverner sans majorité » plus exactement tant que n’existe pas une majorité de remplacement. Le bateau élyséen a donc pu poursuivre son cabotage, comme si de rien n’était.

Le rejet du projet de loi de règlement du budget et des comptes de 2021 mis à part, tous les textes inscrits à l’ordre du jour de la session extraordinaire de juillet 2022 ont donc été votés (14). Que le soutien de 16,8 % des électeurs inscrits (15) produisant 42,3% des sièges suffise au président de la République française pour gouverner est un vrai miracle de la multiplication des voix. Même en tenant compte des ralliés à la cause présidentielle, on peut comptabiliser 262 sièges – à 27 voix de la majorité absolue – pour un score de 17,3% des inscrits.

De plus, les résultats des dernières élections territoriales ne rassurent pas davantage sur l’état de la démocratie locale en France, même si les conditions abracadabrantesques (16) dans lesquelles elles se sont déroulées, particulièrement les municipales, invitent à la prudence dans l’interprétation des résultats.

La particularité de ces municipales fut évidemment le découplage du premier tour, à la date prévue du 15 mars 2020, et du second reporté au 20 juin pour cause d’épidémie de covid19.

Le refus de participation de 53,3% des inscrits au premier tour (+13,3% par rapport à 2014) grimpera à 58,4% en juin au second. A noter que la participation demeure sensiblement plus faible dans les grandes communes que dans les petites. Les 4827 communes assujetties à un second tour regroupent, en effet, ces grandes communes, alors que les 30143 autres ont élu leur conseil municipal dès le premier. Un résultat confirmant ceux des études antérieures, montrant toutes, que les taux d’inscription sur les listes électorales comme ceux de la participation aux élections, sont inversement proportionnels à la taille des communes.

A noter enfin que, contrairement aux élections présidentielles et législatives, la régression du score du RN (17), a été compensé par la confirmation de son ancrage là où il disposait déjà d’élus.

Cette tendance au désengagement des électeurs se confirmera brutalement aux régionales et départementales reportées au 20-27 juin 2021, la menace sanitaire se relâchant : un refus de participation de 69,4% et de 68,2% au second, soit + 16% par rapport à 2015 au premier tour et +15,6% au second !

Au soir des batailles.

Invariablement, au lendemain de chaque scrutin ressortent des tiroirs médiatiques et des officines spécialisées les mêmes explications de cette tendance au désengagement des électeurs. Les deux plus courantes sont : la complexité de la procédure de vote à commencer par l’inscription sur les listes électorales et l’inusable théorie des adversaires de la démocratie, le faible intérêt du peuple pour la chose publique ; jadis pour les raisons suivantes : garde d’enfants, obligation de travailler ou restauration de sa force de travail ; aujourd’hui pour consommer et se divertir. La société du loisir et du divertissement aurait remplacé celle du travail et de la lutte des classes. Explications dont aucune ne résiste à l’examen.  

Invoquer des difficultés d’inscription sur les listes électorales, c’est ignorer les simplifications de ces dernières années. Jamais il n’a été aussi facile de s’inscrire sur les listes électorales, jamais les taux d’inscription par rapport à la population pouvant voter n’ont été aussi hauts comme le montre la dernière publication de l’INSEE (18). Ainsi le corps électoral des élections présidentielles – 48 803 175 inscrits- a progressé de 856 000 personnes rien qu’entre mai 2021 et mars 2022. Par ailleurs, 4 millions de Français ont fait une démarche volontaire, notamment suite à un changement de domicile, s’ajoutant à l’inscription d’office des plus de 18 ans. Le déficit d’inscription par rapport à la population en âge de voter se limite désormais à 5%, contre 7% en 2017 et plus encore avant.

Quant au développement du vote à distance tout aussi rituellement invoqué pour faciliter le vote – vote par correspondance ou par internet -, il aurait plus d’inconvénients que d’avantages ; le principal de ces inconvénients étant de faire disparaître ce qui peut rester de cérémoniel dans l’acte de voter, unique marque de souveraineté pour l’écrasante majorité des citoyens (19). Le second inconvénient est la difficulté à s’assurer de l’identité du votant et de sa liberté réelle de vote auquel s’ajoute l’exigence de réseaux suffisant et de protection contre le piratage, voire les cyberattaques. Ces questions non résolues expliquent que la France ait supprimé le vote par correspondance en 1975 et que le vote par internet ne soit admis que pour les citoyens établis hors de France, du fait des distances. Si de nombreuses expériences de vote par internet ont eu lieu dans le monde, à ce jour, à l’exception de l’Estonie, aucun pays ne l’a généralisé.

Après les difficultés techniques et administratives, la deuxième explication de l’abstention avancée rituellement, est  la désinvolture des citoyens que la chose publique n’intéresse plus. Cela va de la simple dénonciation d’une faute morale (20) que l’on pense pouvoir combattre en rendant le vote obligatoire – tuant ainsi le citoyen libre – à des variations sur le thème du déficit de « l’offre politique » – comme si le marketing politique ne sévissait pas depuis longtemps ou inversement sur celui des exigences d’électeurs jamais satisfaits (21)

Le problème c’est que si le narcissisme et la frénésie consumériste des Français expliquaient, fondamentalement, la montée du désintérêt pour les urnes, on devrait s’attendre à ce que ce soit ceux qui ont le plus de moyen pour profiter des charmes de la société qui délaissent les urnes. Or, c’est l’inverse, c’est ceux dont les moyens sont limités, le peuple, qui déserte prioritairement les isoloirs. Toutes les estimations dont on dispose montrent, en effet, que l’abstention baisse quand le revenu disponible augmente (22).

Particulièrement significative est la région parisienne, où « la courbe de participation épouse celle des prix au mètre carré » (23). Dans les très huppés arrondissements du Vème, VIème et VIIème, la participation est exceptionnelle alors que c’est l’inverse dans les arrondissements plus populaires des XVIIIème, XIXème et XXème. En même temps, c’est dans ces arrondissements que l’on trouve le plus d’électeurs d’extrême droite. Ce sont aussi dans les communes bourgeoises qu’on vote le plus et inversement dans les plus populaires le moins.

En entrant dans les détails on constate, comme pour l’absentéisme, un lien inverse entre le niveau de revenu et la tendance à voter Marine Le Pen (24).

Le constat qui s’impose n’est donc pas, comme le dit le dicton, qu’on ne peut pas satisfaire tout le monde mais que désormais les politiques qui s’imposent visent d’abord à satisfaire les plus riches et subsidiairement seulement les autres. Autrement dit, l’abstention n’est ni le produit des défauts du système électoral, ni même l’effet induit de la société de consommation mais un acte volontaire, un acte politique : un refus de valider tacitement un jeu où ce sont toujours les mêmes qui gagnent.

Les raisons de la colère.

Ce rapide balayage des élections présidentielles depuis 1981 suffit, en effet, à donner une petite idée des raisons de cette désertion populaire des urnes, lente d’abord puis s’accélérant : la déception, le sentiment d’inutilité, voire d’escroquerie. Déception au constat répété de l’incapacité des candidats à appliquer leurs programmes, à l’absence d’alternative aux choix proposés ; absence de politiques alternatives remplacées par des slogans, des maximes, des promesses vagues, quand elles ne sont pas totalement  oubliées sans explication. Comme si candidats et électeurs vivaient sur des planètes différentes, dans des univers auxquels ne s’imposaient pas les mêmes lois et les mêmes urgences.

Le meilleur tête à queue et le plus difficile à imaginer, fut en 1983 quand François Mitterrand rompant avec le programme commun et de fait avec les communistes, ouvrit la « parenthèse » de la rigueur , toujours ouverte au PS (25) ; autrement dit lorsqu’il se glissa dans les pantoufles de Raymond Barre et de la droite française libérale la plus traditionnelle depuis le XIXème siècle, adoratrice de la trinité du gestionnaire bourgeois sérieux : franc fort, équilibre budgétaire, compression des revenus du travail.

« Nous nous trouvons dans une situation comparable à celle des derniers instants de la monarchie. De même que la Révolution de 1789 a créé le libre citoyen de la République politique, les socialistes veulent créer le citoyen responsable de la démocratie économique ».

Ainsi François Mitterrand conclut-il sa présentation du programme de gouvernement du parti socialiste : « Changer la vie. »

On connaît la suite ; pas vraiment une réussite ! Et elle laissa des traces indélébiles, non seulement dans l’orbe socialiste mais chez les sociaux-démocrates de toutes nuances.

L’intermittent du gaullisme, Jacques Chirac, succède  à François Mitterrand à l’Elysée, après une campagne sur le thème de la « fracture sociale » coupant le France en deux. Il désigna un Premier ministre (Alain Jupé) qui a élargi  cette fracture et lui a fait perdre les élections législatives qu’il avait imprudemment convoquées et se retrouve à cohabiter avec un chef du Gouvernement socialiste libéro compatible. Lequel continua si bien la politique libérale de ses prédécesseurs qu’il rata magistralement et contre toute attente son entrée à l’Elysée.

 Ainsi, le soir du second tour des présidentielles de 2002, Jacques Chirac, massivement réélu au second tour contre Jean-Marie Le Pen après un premier tour piteux, remercia-t-il les Français de leur confiance qui l’engageait : « J’ai entendu et j’ai compris votre appel, pour que la République vive, pour que la Nation se rassemble, pour que la politique change. (…).

Ce soir, je veux dire aussi mon émotion, et le sentiment que j’ai de la responsabilité qui m’incombe. Votre choix aujourd’hui est un choix fondateur, un choix qui renouvelle notre pacte républicain. Ce choix m’oblige, comme il oblige chaque responsable de notre pays (…)

La confiance que vous venez de me témoigner, je veux y répondre en m’engageant dans l’action avec détermination (…) Dans les prochains jours, je mettrai en place un gouvernement de mission, un gouvernement qui aura pour seule tâche de répondre à vos préoccupations et d’apporter des solutions à des problèmes qui ont été trop longtemps négligés… »

Un très beau discours, émouvant et probablement sincère sur le moment, mais évidemment sans suite.

Les priorités de son successeur, Nicolas Sarkozy, seront la sécurité et la lutte contre le chômage. Son slogan : « Travailler, plus pour gagner plus. », « Remettre le travail au centre de tout ». Preuve de son volontarisme : « La croissance, j’irai la chercher avec les dents. »

Résultats : augmentation d’un demi-million de chômeurs à temps plein durant le quinquennat et poursuite de la progression irrésistible du sous-emploi. Disons à sa décharge que la survenue du krach de 2008 et l’inertie de Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE ne l’ont pas aidé.

Quant à son action sécuritaire : la suppression de la police de proximité au motif que les policiers ne sont pas des éducateurs et une baisse sans précédent du budget de la police et de la gendarmerie ; un loupé que son successeur socialiste se fera un plaisir de corriger.

Son exploit, parmi d’autres aussi brillants que la guerre en Libye ou une réforme territoriale finalement avortée, fut incontestablement l’exercice de prestidigitation par lequel le « non » des Français au projet de traité constitutionnel européen fut changé en « oui » à la ratification du traité de Lisbonne qui en avait dispersé la substance, façon puzzle bruxellois, sous forme de révisions d’anciens traités.

Ce qui restera du « président normal » que se voulait François Hollande, sera surtout son envolée du stade du Bourget durant sa campagne électorale : « Mon véritable adversaire, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera jamais élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ».

Le match avait petitement commencé par la taxation des transactions financières, d’abord à 0,2% en 2012, à 0,3% en 2013, toutes les tentatives parlementaires d’augmentations nouvelles faisant long feu. Il ne fallait pas pénaliser la « Place de Paris » même si une partie importante des transactions – notamment les allers- retours dans la journée (trading haute fréquence) échappaient à le taxe.

Autre trompe l’œil, mais cette fois de grande portée : « La loi de séparation et de régulation des activités bancaires ». Concoctée par Pierre Moscovici, elle visait rien de moins qu’à « remettre la finance au service de l’économie réelle ». Elle n’en touchera finalement que 1% à 2%.

Avec l’affaire Dexia, la Banque des collectivités, on passe du trompe l’œil au traficotage légal du code de la consommation quand vinrent sur le devant de la scène et surtout devant les tribunaux les fameux « prêts toxiques », consentis à des collectivités qui ne pourront les rembourser quand leurs taux d’intérêts explosèrent. L’affaire traîna en longueur jusqu’à ce que plusieurs tribunaux annulent les contrats pour vice de forme. Craignant une épidémie de recours mettant en péril le montage financier bricolé pour assurer la succession de Dexia, l’Etat décida :

  1. De mettre en place un fonds d’aide aux collectivités leur permettant de faire face à leurs engagements envers les banques, sous condition de ne pas la poursuivre évidemment ;
  2. De faire voter par le Parlement une modification du code de la consommation neutralisant le moyen au titre duquel les contrats avaient été annulés ! Du grand art.

Encore une fois, l’Etat capitulait devant un système financier dont il s’était contraint lui-même de devenir partie-prenante, plutôt que de laisser les tribunaux faire leur travail.

La « gauche de gouvernement » ayant fini par lasser le peu d’électeurs qui lui restaient, la droite n’étant plus que conservatrice, au cœur de ces naufrages, le seul capitaine du radeau de la méduse du « changement dans la continuité » possible pour ses bénéficiaires, restait Emmanuel Macron. Son passé d’ancien énarque et inspecteur des finances, d’ancien banquier, de praticien aguerri des réseaux d’influence qui font les carrières, d’ancien ministre de l’Économie ayant prouvé qu’il n’était pas insensible aux intérêts américains (26) le prédisposait aux plus hautes fonctions. Sa jeunesse, sa capacité à briser, les faux tabous de sa caste pour en mieux protéger les coffres forts, lui permis de gagner  le soutien des fournisseurs d’opinions à ceux qui n’en ont pas.

Il connaissait parfaitement les obligations, contradictoires, de sa mission : assurer la maintenance du système en place, garant des intérêts de ses soutiens (27) et « en même temps », pour accéder au pouvoir et le conserver, faire croire qu’il le changerait. Y parvenir exigea de sa part un dédoublement, un « clivage » comme disent les psychanalystes :  côté pile, l’homme de pouvoir agissant dans le secret en s’appuyant sur des connaisseurs du système dévoués à la cause et sur des cabinets d’avocats et d’experts stipendiés, côté face l’acteur public qui s’autorise tout puisqu’on est au théâtre.

Ainsi peut-il intituler, « Révolution » son livre-manifeste de campagne en 2017, baptiser « renaissance » le groupe parlementaire qui le soutient en 2022, sans que personne n’éclate de rire ; dénoncer devant le Bureau International du Travail (BIT) la dérive rentière du capitalisme néolibéral et « en même temps » expliquer à Forbes qu’accorder des faveurs aux « investisseurs » est la meilleure politique de l’emploi possible ; reconnaître candidement que se préoccuper de l’âge du départ à la retraite n’a aucun sens tant que le chômage est aussi important et lancer une réforme reculant celui-ci à 62 ans. Ainsi va la « pensée complexe » du président Macron.

Sauf qu’il ne suffit pas de dramatiser à la télévision les dangers pour la France de l’épidémie de covid19 (28) pour compenser son impréparation (29), annuler les mois perdus à nier son existence, et supprimer les risques de l’improvisation qui en ont résulté ; ce qui fut le cas de pays comme la Corée du Sud ou l’Allemagne qui surent rapidement adopter une stratégie cohérente (30). La France soignante et administrative improvisait avec les moyens du bord et son président regardait l’horizon. Le 13 avril 2020 en plein confinement, il s’adresse aux Français : « : « Nous sommes à un moment de vérité qui impose plus d’ambition et plus d’audace. Un moment de refondation. (…) Ne cherchons pas tout de suite à y trouver la confirmation de ce en quoi nous avions toujours cru. Non. Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier. ». On se contenta de compter les morts puis de le oublier (31).

Prudente la « Mission indépendante (32) nationale sur l’évaluation de la gestion de la covid19 et sur l’anticipation des risques pandémiques » (33), après avoir limité son examen aux 33 pays sur 179 les plus affectés par la pandémie (plus de 1000 morts par habitant) –  éliminant donc ceux dont la faible mortalité aurait pu s’expliquer par l’efficacité de leur action – arrive à la conclusion que la France occupait une « position intermédiaire » ( ?) parmi les pays très affectés par la pandémie, mais avec ses 1 332 décès par million d’habitant «  nettement au- dessus de la moyenne européenne (1092 décès par million) ».  En clair, elle a fait mieux que si c’était pire !

Etonnamment lors des présidentielles, il ne fut question ni de la pandémie ni de sa gestion.

Pour assurer son pouvoir Emmanuel Macron applique, en la perfectionnant, la stratégie de Valery Giscard-d’Estaing : la dépolitisation de la politique remplacée par son simulacre, des consultations « citoyennes » sans avenir, faisant oublier qu’en démocratie les citoyens ne se contentent pas de donner leur avis, au final ils décident.

 « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons… », ainsi débute, en janvier 1789, la lettre de Louis XVI convoquant les Etats généraux. Ainsi fonctionne la monarchie républicaine française au début du XXIème siècle : le président gouverne, les actionnaires de la nation – lui donnent leurs avis, suggèrent, recommandent et éventuellement le renvoie s’il déçoit.

Sur la scène du théâtre de la politique lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron vont se succéder – les conférences (34), les consultations citoyennes (35), les débats plus ou moins grands, les conventions forcément citoyennes (36) – suivies dès le début du second quinquennat, d’un « conseil national de la refondation » réunissant les « forces politiques, économiques, sociales, associatives » du pays.

L’objectif de Valery Giscard-d ’Estaing était de rassembler deux français sur trois, renvoyant les autres aux ténèbres de l’ignorance ; celui d’Emmanuel Macron sera en plus, de leur laisser croire qu’il n’y a plus de différence entre gouvernants et gouvernés ni même d’institutions et de constitution, sauf quand ça arrange le pouvoir en place. La démocratie moderne ne saurait qu’être participative, même l’ultra gauche le sait.

Visiblement pas le reste des forces politiques qui, l’une après l’autre, déclinent l’invitation du chef de l’exécutif (37). L’aube d’une prise de conscience de ce qu’est réellement la « démocratie libérale » ? Trop tôt pour le dire, mais qui sait ?

De la plèbe romaine refusant de porter assistance aux patriciens parjures en se retirant sur l’Aventin, au dédain du peuple pour les simulacres de libertés locales octroyés par le pouvoir royal, au refus de vote de la gauche constitutionnelle exclue du second tour des élections présidentielles de 1969, les exemples historiques de révoltespopulaires froides en forme de refus de participation, ne manquent pas dans l’histoire.

Comme le laisse à penser José Saramago dans « La lucidité », roman qui prend de plus en plus des allures d’anticipation, tel est peut-être le dernier moyen de réveiller un système politique devenu incapable de sortir de l’impasse dans laquelle il s’est mis.

« Il était minuit passé lorsque le dépouillement du scrutin s’acheva. Le pourcentage des bulletins valides n’atteignait pas vingt-cinq pour cent, distribués entre le parti de droite avec treize pour cent, le parti du centre avec neuf pour cent, et le parti de gauche avec deux et demi pour cent. Très peu de bulletins nuls, très peu d’abstention. Tout le reste, plus de soixante-dix pour cent au total était constitué de bulletins blancs. »

Ainsi commence le roman de José Saramago, « La lucidité »? ça se termine très mal.

Références

(1)La formule de Saint-Just s’appliquait à la révolution synonyme alors de démocratie : « La révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis, il ne reste que des bonnets rouges portés par l’intrigue. » (3ème fragment). Aujourd’hui siles bonnets rouges ont laissé la place aux portefeuilles en cuir, ils sont toujours portés par l’intrigue.

(2)Référendum du 29 mai 2005 rejetant le projet constitutionnel européen. Article 3 de la constitution de 1958 : alinéa 1 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. »

(3)Abstention + blanc et nuls : 34% en 2017 et 34,04% en 2022

(4)Jacques Duclos avait clairement invité à s’abstenir de choisir entre « Blanc bonnet et bonnet blanc » autrement dit entre Georges Pompidou et Alain Poher. L’augmentation significative de l’abstention au deuxième tour dans les Bouches du Rhône, bastion de Gaston Deferre, candidat de la gauche non communiste laisse à penser que les électeurs socialistes du premier tour ont trainé des pieds pour voter une fois la messe dite pour eux.

(5)Pour la première fois la présence au second tour d’un candidat d’extrême droite (Jean Marie Le Pen), entraînera une forte mobilisation de la Gauche en faveur de Jacques Chirac.

(6)Le refus de vote (abstentions + blancs et nuls) se limitant à 18,4%.

(7)La formule est de Georges Pompidou.

(8)En 1995, au premier tour des présidentielles, Jean Marie le Pen recueille 4,570 millions de voix (11,5% des inscrits) et 5,666 millions de voix au second en 2002 (13,4% des inscrits). Après un fléchissement en 2007, la campagne sécuritaire de Nicolas Sarkozy lui ayant permis de capter une partie des voix d’extrême droite, la progression reprendra de manière ininterrompue avec Marine Le Pen : 6,421 million de voix (13,95% des inscrits) en 2012 au premier tour ; 10,638 millions de voix (22,4% des inscrits) au second tour en 2017 ; 13,300 millions de voix (27,38% des inscrits) au second tour.

(9)La divisions des pouvoirs étant le principe organisateur du système politique étasunien, le président doit composer avec la chambre des représentants et un sénat où de nombreuses décisions ne sont acquises qu’avec 60% des voix, avec les Etats de la Fédération souverains sauf exception, l’Etat bureaucratique profond passé maître dans l’art de neutraliser les décisions présidentielles qui lui déplaisent.

(10)Et encore, il n’est pas tenu compte de ceux qui, remplissant les conditions pour l’être ne sont inscrits sur aucune liste électorale. Les estimations variant entre 5% et 12%, 7% des électeurs potentiels semble un choix prudent.

(11)Comme de Gaulle en 1968 pour dénouer la crise qui paralysait le pays.

(12)Création du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral. Une opération en deux temps : 1- réduction du mandat présidentiel de 7 à 5 ans ( révision constitutionnelle du 2 octobre 2000 ) ; 2- allongement du mandat des députés de 2 mois, ce qui déplace les législatives après les présidentielles (loi du 24 avril 2001). L’apparence donnée par cette réforme Jospin/Chirac est celle d’une réduction des pouvoirs du président de la République dont le mandat est réduit et d’une augmentation de ceux de l’Assemblée nationale dont le mandat est augmenté. En réalité c’est l’inverse, éviter le peu de dissonance pouvant exister en l’Elysée et la palais Bourbon. La composition de l’Assemblée nationale étant largement dépendante des résultats des présidentielles, elle devient -ce qui était sa pente naturelle- franchement une chambre d’enregistrement des volontés présidentielles.  

(13)Alain Peyrefitte : « C’était de Gaulle. ».

(14)Notamment : le PJL de finances rectificatives pour 2022, mesures d’urgences pour la protection du pouvoir d’achat, accord pour l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN en violation des accords avec la Russie, mise fin au régime d’exception prises dans le cadre de la lutte anti-covid, remplacé par un « dispositif provisoire de veille et de sécurité ».

(15)C’est le score réalisé aux législatives par les trois partis se réclamant de la majorité présidentielle lors de la constitution des groupes à l’Assemblée nationale.

(16)Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’organisation de ces élections (comme d’ailleurs celle de de la défense contre la pandémie), fut improvisée. Encore le 9 mars 2020, Emmanuel Macron et son épouse, après avoir inauguré un coffee-shop solidaire, descendait les Champ Elysées pour bien montrer que s’il fallait être respectueux des consignes il n’y avait pas lieu de dramatiser.

Six jours plus tard, le 15 mars les Français se rendent aux urnes pour le premier tour des élections municipales, sans autre précaution que quelques règles de sécurité élémentaires… avant d’apprendre le lendemain, le 16 mars au JT de 20h, de la bouche du président-chef des armées, que la France était « en guerre » « contre un ennemi invisible et qui progresse ». Quelques jours plus tard les maires apprendront que le second tour des municipales est renvoyé à une date ultérieur.

(17)En 2014, le RN avait comptabilisé 1 438 sièges dans 463 communes. Six ans plus tard, il obtiennent seulement 840 sièges dans 258 communes.

(18)INSEE FOCUS No 264 Paru le : 24/03/2022.

(19)Rendre le vote obligatoire aurait le même inconvénient. Une souveraineté obligatoire est un non- sens.

(20)Ainsi la fiche thématiques de « Vie publique », discrète publication gouvernementale, cite parmi les devoirs civiques du citoyen : « participer à la vie politique » car « par son vote, le citoyen assure le bon fonctionnement de la démocratie. En France, la carte d’électeur porte la mention « Voter est un droit, c’est aussi un devoir civique » » Elle ne dit pas que c’est un acte de souveraineté, probablement par honnêteté intellectuelle.

(21)« On ne peut pas être dans une société où dès que ce n’est pas exactement ce que je veux, ça devient n’importe quoi. La vie dans la société, c’est le fruit de compromis. Si ce n’est pas exactement comme je veux, que je ne participe plus, on ne peut plus vivre ensemble » Emmanuel Macron pendant sa dernière campagne (TMC 18/04/2022),

(22)Selon les sondages en sortie des urnes réalisés de IPSOS Steria, le niveau de l’abstention seule (hors blanc et nuls) se répartissaient ainsi au 2ème tour des présidentielles 2022 : Moins de 1250€ par mois de revenu mensuel disponible : 34% de la strate se sont abstenus ; entre 1250€ et 2000 : 29% ; entre 2000 et 3000€ : 25% ; plus de 3000€ : 23%. De même aux législatives, le niveau d’abstention est inversement proportionnel au revenu :

Législatives 2017 : Moins de 1250€ : 68% des électeurs de la strate se sont abstenus ; entre 1250€ et 2000 € : 60% ; entre 2000 et 3000 € :52% ; plus de 3000 : 50%.

Législatives 2022 : Moins de 1250€ : 61% ; entre 1250€ et 2000€ : 56% ; entre 2000 et 3000€ : 50% ; plus de 3000 : 47%.

(23)Céline Braconnier : « La démocratie de l’abstention » (Gallimard, 2007).

(24)Etude IPSOS steria 2ème tour des présidentielles 2022 : Moins de 1250€ par mois de revenu mensuel disponible : 56% de la strate ont voté Le Pen; entre 1250€ et 2000 : 47% ; entre 2000 et 3000€ : 44% ; plus de 3000€ : 35%.

(25)A moins qu’elle ne soit plus qu’entre-ouverte, on ne sait trop désormais.

(26)Voir l’affaire Alsthom.

(27)C’est même l’opinion du Guardian anglais pourtant libéral social :

« Macron est présenté comme une oasis de modération, un rempart contre les extrêmes. Mais il n’y a rien de ‘‘modéré’’ à couper à la serpe dans les impôts des riches, à attaquer les droits des travailleurs, ou à diaboliser les réfugiés. ». Article rapporté par Médiapart (21/04/2018)

C’est aussi ce qui ressort du bilan du premier quinquennat  montrant que le revenu et le patrimoine des plus riches, en valeur absolue, sont ceux qui ont le plus augmenté, ce que masque l’habituelle présentation de ces résultats en %. 10% de 1 c’est 0,1 alors que 2% de 100 c’est 2 !

(28)Le 16 mars 2020, « nous sommes en guerre », « contre un ennemie invisible, insaisissable et qui progresse ».

(29)La France était classée au premier rang mondial par l’OMS pour la qualité de son système sanitaire. Vingt ans de politique néolibérale ont fait le reste

(30)On peut la résumer ainsi : prendre le risque au sérieux, dépister les porteurs potentiels du virus (par des relevés de température mais surtout des tests), les soigner, fut-ce avec les moyens du bord, dès la contagion avérée sans attendre qu’ils aient besoin de soins de réanimation, isoler les foyers viraux repérés ou potentiels, réserver le confinement généralisé aux seules zones particulièrement atteintes. Faute de moyens de dépistage, voire au début de moyens de protection (masques et équipements pour les personnels les plus exposés), les autorités administratives ne trouvèrent rien d’autres que le confinement total au gré des pic épidémiques et des nécessités économiques. Le contraire d’une stratégie, un cabotage à vue.

(31)Du moins jusqu’à ce que les plaintes devant la cour de justice de la République fasse surface. Selon le procureur général Molins, en septembre 2021, « des milliers » étaient déjà déposées. (Le Parisien 05/09/2021)

(32)En France, une mission « indépendante » est nommée par le président de la République.

(33)Présidée par le professeur suisse Didier Pittet, les médecins praticiens brillent par leur absence !

(34)Débutant le quinquennat, la « Conférence nationale des territoires » visant à bâtir un « pacte de confiance » entre les pouvoirs locaux et l’État, sur la base d’une organisation souple et intelligente ». C’est une instance d’échange collectivités Etat, de concertation et de décision associant  en amont les collectivités locales à toute décision les concernant.

(35)Ainsi, conduite par Chantal Jouhanno, les « Consultations citoyennes sur l’Europe », « sorte de cahier de doléances formulées par des dizaines de milliers de citoyens européens. ».

On peut y ajouter les consultations citoyennes précédant les rapports sur des questions spécifiques comme la réforme des retraites qui fit couler beaucoup d’encre sans avoir abouti à ce jour.

(36)Contre-feu au mouvement des Gilets Jaunes qui révéla à nombre d’électeurs d’Emmanuel Macron qu’il existait en France de nombreux travailleurs tirant le diable par la queue, le Grand débat avec production de « cahiers de doléance », permit au résident de l’Elysée de faire trois découvertes : que régnaient en France « un profond sentiment d’injustice : injustice fiscale, injustice territoriale, injustice sociale (et) un sentiment de manque de considération » ainsi  qu’un ; « Sentiment d’abandon qui se nourrit du fait que de plus en plus de vies de nos concitoyens sont comme oubliées ou inadaptées à l’organisation du monde tel qu’il est, tel qu’il s’est fait. » conférence de presse 25/04/2019

Ce Grand débat sera suivi d’un autre avec les intellectuels ainsi que d’une Convention citoyenne sur le climat, le Président de la République s’engageant à ce que les propositions législatives et réglementaires soient soumises “sans filtre” soit à référendum, soit au vote du parlement, soit à application réglementaire directe.

On découvrit par la suite que miraculeusement seules seront reprises les propositions correspondant aux attentes du gouvernement.

(37)La réponse du président du Sénat montre bien que personne n’est dupe de la fonction réelle de cette opération de neutralisation de ce qui pourrait rester de résistance institutionnelle à la modernisation néolibérale en cours depuis quarante ans. « Vouloir réunir dans une même instance des parlementaires, seuls constitutionnellement habilités à voter la loi et contrôler l’exécutif, et des représentants de la société civile (…) ne peut aboutir qu’à une confusion des rôles » écrit Gérard Larcher dans sa réponse à Emmanuel Macron.

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Philosophe, économiste, psychanalyste, militant, décédé il y a maintenant 25 ans, Cornélius Castoriadis continue d’étonner par la puissance et l’actualité de ses analyses tant du système économique que de la confiscation du pouvoir par une étroite oligarchie. Ce « titan de la pensée », selon les mots de son ami Edgar Morin, a su forger, à travers son action politique mais également son oeuvre philosophique, une conception du peuple où éducation, culture et production artistique occupent le premier rang. Loin d’être dépassée, cette conception éclaire d’un jour nouveau la rupture qui s’est opérée entre le peuple et la gauche et mérite d’être relue à l’aune des transformations du paysage politique.

L’émergence lors des derniers mois d’une alliance électorale regroupant LFI, EELV, le PCF, le PS et Génération.s, sous le nom de la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale, suscite de l’espoir chez nombre de sympathisants et électeurs de gauche. Qui aurait cru en effet qu’un tel effort d’unification aurait pu se produire en si peu de temps et après cinq années de guerre électorale entre ces différentes formations. Les résultats de ces élections législatives montrent d’ailleurs une dynamique certaine : les électeurs de gauche sont favorables à l’union et se sont mobilisés pour elle.

Mais au-delà de l’espoir, cette alliance pose un grand nombre de questions. D’abord des questions pratiques : cette alliance survivra-t-elle au-delà de l’année ? Aura-t-elle l’élan nécessaire pour concrétiser dans l’hémicycle le travail de rassemblement effectué ? Que restera-t-il de la « NUPES » au moment des élections européennes ?

Mais l’alliance pose également une autre question : qui représente-t-elle ? Nombre de responsables progressistes répondront « le peuple de gauche ». Et si on creuse encore un peu, les mieux formés d’entre eux répondront par la traditionnelle différence entre peuples de gauche et de droite : le premier est à la jonction entre le peuple politique (celui qui vote) et le peuple/plèbe (les classes populaires et moyennes) tandis que le second est la jonction du peuple politique (toujours celui qui vote) et du peuple ethnique (le français de tradition chrétienne).

Chacun de ces deux peuples a eu ses moments de gloire : les manifestions anti-coloniales dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mai 68, mai 81, les grandes grèves de 95 voire plus récemment les manifestations contre la loi travail ou la réforme des retraites, pour le peuple de gauche. Les manifestations gaullistes et désormais la Manif pour tous (qualifiée de « mai 68 conservateur » par le politiste Gaël Brustier) pour le peuple de droite.

Reste que le peuple de gauche semble de plus en plus flou. Cantonné depuis maintenant quelques années à une simple mobilisation les jours d’élection, orphelin des grands rassemblements festifs (hormis la fête de l’Humanité qui survit tant bien que mal), difficile désormais de dessiner ses contours. Et quand on y arrive, on remarque qu’il n’y a plus grand-chose de populaire tant les ouvriers et les employés en sont absents.  

Certains, à l’instar de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau(1), ont essayé de lui redonner voix au chapitre. Dessinant un peuple, certes divers et défendant des revendications parfois éloignées, mais uni derrière un chef charismatique dès lors que le rassemblement devient électoralement obligatoire pour changer durablement l’orientation politique d’un pays.

Hormis cette réflexion, le débat de ces dernières années reste quand même bien pauvre pour l’un des mots les plus utilisés politiquement depuis la révolution de 1789. Certaines pensées se sont heureusement « emparées du peuple ». L’une d’entre elles n’a encore que peu de place dans le paysage intellectuel français – elle fait plus facilement son chemin dans le monde anglo-saxon et dans une partie du monde francophone, Belgique et province du Québec en tête, mais mérite d’être connue. Il s’agit du peuple tel que le dessine Cornélius Castoriadis. 

Philosophe, psychanalyste, économiste, ce « titan de la pensée » selon les mots de son ami Edgar Morin, fait partie de cette galaxie de la gauche dite « conservatrice » (aux côtés de Jean-Claude Michea et Christopher Lasch) qui voit d’un œil douteux la montée des revendications « minoritaires ». Cela ne l’empêche pas toutefois d’être attentif aux différents messages qui émergent dès les années 1970-1980 et de proposer une conception du peuple qui frappe par sa subtilité et son actualité.

Cette conception qui, remaniée sous la plume de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle, prend le nom de « peuple instituant », est, au premier abord, surprenante. Elle rompt avec toute une tradition de pensée française qui a pour pères fondateurs Sieyès et, dans une moindre mesure, Rousseau.

A l’ombre de Sieyès

Lorsque l’auteur de Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? affirme que ce tiers est le tout, il accomplit une révolution philosophique, qui trouve son accomplissement politique quelques années plus tard. Lorsque le 21 juin 1789 les députés du Tiers-Etat, rejoints par quelques représentants du clergé, et débarrassés de la noblesse, prêtent le serment de ne jamais se séparer avant d’avoir doté la France d’une constitution. Seulement voilà, pour Castoriadis, Sieyès est coupable d’avoir restreint considérablement le rôle du peuple sur la place publique.

Certes, il en fait la source de tout nouvel ordre politique. En tant que peuple « constituant » il est « la source dont procède la constitution et […] consiste par conséquent en une volonté libre de toute règle, ou volonté absolue, qui s’anéantirait en acceptant de se soumettre à une norme qui préexisterait ou de se plier par avance à la norme qu’il fait exister en vertu de son propre exercice »(2)

Mais une fois la constitution adoptée le peuple n’existe plus. Il est tout entier compris dans le présent de l’acte constituant (qu’il s’agisse d’une révolution, d’une grève générale conduisant à la chute d’un régime autoritaire etc.) et ses seules représentations sont celles d’un peuple en armes : celui qui prend la Bastille en 1789, celui qui traverse la « Volga » gelée en Russie et court par devant le processus révolutionnaire en 1917. Plus récemment, celui qui se révolte lors du Printemps arabe. Une fois l’événement terminé, il rentre chez lui, avec parfois la bénédiction de ses propres représentants.

Qu’on ne se méprenne pas. Le pouvoir constituant, et avec lui l’image d’un peuple refondant de fond en comble l’ordre constitutionnel, a toujours de sérieux adeptes. Il connaît aussi ses dérives, notamment anarchisantes, chez Antonio Negri et Michael Hardt, qui tentent de renouveler son approche en amenant la notion plus que problématique, et emblématique d’une jonction malheureuse entre libéraux et libertaires, de « gouvernance constituante ». Connaissant parfaitement l’histoire du terme « gouvernance », qui renvoie aux structures de gestion des entreprises capitalistes et désormais de certains services publics rongés par le New Public Management, les deux auteurs considèrent que les stratégies de résistance qui leur sont classiquement opposées (grève, renforcement des services publics etc.) ne sont plus valables. Il s’agit selon eux de « subvertir le concept de l’intérieur », accepter la gouvernance comme un outil et un concept possiblement démocratique et révolutionnaire.

La figure du peuple de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau en est une autre forme dans laquelle le tribun fait office de trait d’union entre des revendications différentes. C’est d’ailleurs par le mot de « Constituante » que Jean-Luc Mélenchon désigne la formation d’une assemblée en charge de refonder constitutionnellement la France.

Mais revenons à Sieyès : au-delà de son aspect par trop éphémère, le peuple tel que le dessine l’auteur de Qu’est-ce que le Tiers-Etat?, n’a pas de visage, ni de langue. Simple communion d’individus rassemblés dans l’objectif de fonder un nouvel ordre constitutionnel, le peuple n’est jamais à ses yeux que le rassemblement du plus grand nombre. Fidèle à la philosophie libérale, l’individu qui compose le peuple de Sieyès n’a pas de culture, n’appartient à aucune famille, n’a de relation affective avec personne et ne s’inscrit par conséquent dans aucune histoire.

Tout cela serait sans grande importance si la pensée de Sieyès n’avait pas tant irrigué notre histoire politique nationale, et parfois même européenne. Car, ce défaut, loin d’avoir disparu, trouve des réminiscences tout au long de du XXe siècle. Il en va ainsi des discours qui émaillent la construction européenne, et notamment du projet de Jean Monnet qui, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, imaginait pouvoir fonder l’Europe sans les nations qui la composent, presque ex nihilo, par le simple bon vouloir des mécanismes de marché et du doux commerce. A l’inverse, dès Maastricht, les sceptiques de gauche comme de droite mettent en garde devant le caractère chimérique d’un peuple européen qui n’a pas de langue commune, pas d’événement fondateur suffisamment grandiose (hormis les expériences traumatiques que sont les deux guerres mondiales) et qui ne provoque pas de sentiment d’appartenance suffisamment puissant, excepté parmi les élites économiques et culturelles. Erreur d’une construction économique avant d’être culturelle et politique, sur les billets de 10,20,50,100,500 euros, ce ne sont pas de grands personnages européens qui sont dessinés ; mais de simples figures architecturales, parfois sans âme, en tout cas sans prise sur les sentiments des citoyens des vieilles nations de l’union(3).

C’est contre cette conception abstraite du peuple, qui est toujours présente dans nombre de discours de responsables de gauche, que Castoriadis prend la plume. A travers son œuvre, la plus philosophique (avec L’Institution imaginaire de la société) comme la plus « journalistique » (La montée de l’insignifiance), est dessiné une autre image du peuple, plus fine et plus complexe à la fois. En somme plus éclairante, où la culture et l’éducation occupent une place de choix.

A la recherche du peuple perdu (avec Castoriadis)

Fortement influencé par la démocratie athénienne, Castoriadis donne une autre conception du peuple qui n’a finalement que peu de points communs avec la vision de Sieyès. Certes, il définit lui aussi le peuple (que l’on retrouve plus souvent dans ces écrits sous l’appellation grecque « demos ») comme souverain car créateurs de ses propres normes et institutions. Jusque-là rien de très différent de la vision proprement moderne de Sieyès. Mais la définition qu’il donne du « nomos » (la norme) est extrajuridique. Légiférer ne consiste pas uniquement dans la création de normes juridiques garanties par l’Etat, mais à prendre en charge la totalité de l’activité sociale. Son champ d’action est donc bien plus vaste : il couvre l’ensemble des institutions, non pas seulement politiques, mais également les mœurs, les coutumes ; tout ce qui peut avoir une influence sur la liberté des citoyens et qui doit par conséquent être soumis au jugement démocratique.

La rigueur de Castoriadis va plus loin. Renversant le présupposé des Libéraux (exprimé vigoureusement par Benjamin Constant(4)) qui fait de la décision politique une activité pour ceux qui ont du temps à y consacrer – et par conséquent les moyens financiers nécessaires – il fait remarquer qu’une démocratie soucieuse de la participation de tous ne peut pas faire l’impasse sur la question sociale. Certes, la politique ne pourra jamais se résumer à une simple réduction des inégalités sociales et économiques, mais l’égalité dans la participation démocratique est soumise aux capacités financières des citoyens qui, s’ils veulent participer aux décisions collectives, ne doivent pas passer leur vie à « essayer de la gagner ».  

Contrairement à celui de Sieyès ; le peuple que dessine Castoriadis n’a rien d’abstrait. Certes, il ne parle quasiment jamais de la Nation, ni de « volonté générale ». Ça ne l’intéresse pas. Mais il est attentif à un détail qui a son importance : l’unité d’un peuple, quel qu’il soit, ne se réalise que par le partage d’une langue, de coutumes et traditions communes ; tout ce qui produit sur l’individu le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que lui. D’où l’importance qu’il accorde à la langue qui, par sa construction lexicale et syntaxique, par le mot posé sur le monde, forge une manière de le penser et de l’appréhender et finalement une communauté. Preuve suffisante, mais oh combien terrible, de cette importance fondamentale du langage dans la construction d’un peuple : la bataille engagée par les Ukrainiens pour se réapproprier leur langue et faire front, tant par les mots que par les armes, face au pouvoir du Kremlin.

Seulement voilà, Castoriadis accomplit une distinction entre ce qui serait un peuple uniquement « social » et un peuple politique. Est un peuple social toute communauté partageant effectivement des coutumes et une langue commune. A ce titre, chacun peut effectivement y prétendre : Chinois, Russes, etc. Dans notre monde moderne, le peuple se confond alors avec l’identité nationale, ou, dans un vocabulaire propre à l’auteur de L’institution imaginaire de la société, avec un « collectif anonyme ». Un peuple politique est, quant à lui, un peuple qui conçoit et fabrique ses propres normes au lieu de les accepter comme déjà dictées par une entité supérieure (la tradition, les ancêtres ou les dieux) et fait donc retour sur sa propre histoire. Ce peuple-là réinterroge tout ce qui par le passé prenait l’allure de certitudes, tout sens prédéfini et se confond ainsi avec l’activité démocratique.

Cette interrogation démocratique ne s’accomplit pas dans le vide, bien au contraire. Son champ d’action contient l’ensemble des institutions qui composent et construisent l’imaginaire du peuple. Et lorsque Castoriadis parle d’institution, le terme n’a rien à voir avec le conseil d’Etat ou encore la Commission européenne – bref avec les institutions uniquement politiques. Le sens qu’il lui donne est anthropologique : une institution est ce qui travaille et construit un imaginaire commun à l’ensemble des individus composant le peuple. Il en va ainsi de la tragédie athénienne, institution démocratique s’il en est aux yeux de Castoriadis, qui par la représentation du monde hellénistique qu’elle donne, par la transmission du goût de ce qui est juste et la condamnation de l’hubris (excès), règle la vie démocratique athénienne et véhicule l’image d’un citoyen participant à la vie de la cité – loin de toute exagération.

Le rôle du peuple dans l’exercice démocratique

Un peuple véritablement souverain, selon Castoriadis, doit avoir pour fonction de « trouver les institutions telles que leur intériorisation par les individus fabriqués par ces institutions les rende le plus possible autonomes, à savoir aussi le plus possible de critique envers ces mêmes institutions »(5).

Cette « recherche » des institutions démocratiques adéquates ne correspond pas, comme c’est le cas chez Sieyès, à l’attente d’un événement grandiose dans lequel le peuple prendrait toute sa place pour refonder de fond en comble l’ordre constitutionnel du pays puis retournerait chez lui ; laissant à ses représentants le soin de conserver à l’identique les institutions qui naîtraient de cet événement. Elle s’apparente bien plutôt au souci permanent de la participation de toutes et tous à l’activité politique – entendue non pas comme lutte et conflit pour la prise et la conservation du pouvoir, mais comme transformation consciente des normes et loi qui régissent la vie de la société.     

D’où la place prépondérante que prend l’éducation (la padeia) dans la pensée de Castoriadis. A tel point qu’elle se confond parfois avec l’activité politique. Selon ses propres dires, une société démocratique est finalement une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens. Elle ne peut d’ailleurs pas vivre sans cela dans la mesure où elle doit sans arrêt « faire appel à l’activité lucide et l’opinion éclairée de tous les citoyens »(6).

Soit exactement le contraire de ce qui se passe actuellement avec la prise de parole perpétuelle, si ce n’est le règne des « experts », sondages d’opinion et même d’une classe politique largement coupée du reste de la société. Mais cette éducation n’est pas conçue dans le sens qu’on lui donne d’habitude : c’est-à-dire dans le sens des cours dispensés par le ministère de l’Education Nationale. Elle a lieu partout et tout le temps. « Les murs de la ville, les livres, les spectacles, les événements éduquent – et, aujourd’hui, pour l’essentiel « méséduquent » – les citoyens »(7).

D’où également la grande différence de rythme qui anime le peuple tel que l’imagine Sieyès (et à sa suite nombre de responsables politiques encore aujourd’hui), qui ne vit que lors des grands événements (révolution, crise de régime) et toujours à travers des accélérations ; et le peuple tel que le conçoit Castoriadis. Le deuxième s’épanouit dans un exercice permanent de la politique qui englobe aussi bien les périodes de surchauffe dignes des grands bouleversements que dans celles plus froides de l’activité quotidienne (assemblées de quartier, assemblées d’usine, théâtre populaire, etc…).

Castoriadis, à l’instar de Gramsci, voit par exemple dans l’événement et l’expérience des conseils ouvriers (ceux de Budapest lors de la révolution Hongroise de 1956 pour le premier, ceux de Turin en 1919-1920 pour le second) un formidable moment d’éducation et d’auto-éducation. Les ouvriers prennent conscience, à travers les leçons tirées de l’occupation des usines et de la mise en place d’une nouvelle organisation du travail, de leur position dans l’économie et dans la société. Ils apprennent à se comporter en citoyens-producteurs. Peu à peu la spontanéité et le désordre du début laissent place à une activité coordonnée. Peu à peu les idées de sens commun qui les représentaient en individus passifs et soumis au bon vouloir du patron sont sapées par leur propre action. Selon le bon mot d’André Tosel, les conseils ont été « éducateurs à l’auto-éducation »(8). Ils ont anticipé, dans leur lutte pour une cité du travail, la formation d’un peuple véritablement acteur dans la cité.

Nul ne peut d’ailleurs présager de ce qui naîtra de l’activité du peuple : les créations historiques qui naissent de la friction entre « monde ancien » et « monde nouveau », ou dans le vocabulaire de Castoriadis, « l’institué » et « l’instituant » sont imprévisibles. Ce n’est d’ailleurs pas le propre de l’action politique. Toute création artistique, scientifique, littéraire n’est jamais réductible à ce qui lui préexiste. Elle réagence, reconfigure l’ancien mais l’excède toujours. Pour illustrer l’image de cette création, Castoriadis prend l’exemple de Miles Davis, jazzman pour qui il ne cache pas son admiration :  « Ex nihilo, le solo de miles Davis sur Autumn Leaves enregistré en mars 1958. Pourtant pas cum nihilo, puisque la grille harmonique du standard préexiste à sa création radicale. Invention perpétuelle du jazz »(9). La création est toujours un saut dans un nouveau monde que l’on ne peut pas connaître a priori. Mais à l’inverse des sociétés traditionnelles, qui se voilent la face quant à l’existence de la nouveauté, un peuple véritablement souverain est lucide face à cette activité créatrice et tente de l’exercer en pleine conscience.

La place à part entière de la culture et de l’art dans l’exercice démocratique

Il existe, aux yeux de Castoriadis, une preuve non réfutable de l’existence de moments historiques où des individus ont interrogé la légitimité de leurs institutions et commencé à se voir comme créateurs de leurs propres lois, de leur propre monde. Cette preuve c’est l’art et la culture qui la fournissent.  Si, dans les sociétés non-démocratiques et traditionnelles, les productions artistiques évoluent peu au cours des siècles et sont soumises aux cadres très stricts imposés par le pouvoir politique et ou religieux (« C’est ainsi et pas autrement que l’on peint sous les Tang ou que l’on sculpte ou bâtit sous la XXe dynastie pharaonique, et il faut être un spécialiste pour pouvoir distinguer ces œuvres de celles qui les précèdent ou les suivent de quelques siècles »(10)), il y a, à l’inverse, une formidable créativité artistique qui se déploie dans les sociétés démocratiques mais également un remodelage permanent des grandes œuvres afin de les re-découvrir, les ré-interpréter et ouvrir ainsi les significations qui les peuplent au plaisir de l’imagination.

Il en est ainsi des rapports qu’entretiennent démocratie et tragédie athéniennes. Et, parmi les œuvres qui nous sont parvenues, hormis les Perses d’Eschyle qui prend sa source dans un événement d’actualité, toutes puisent dans la tradition mythologique, remodèlent le cadre qui leur est fourni par la tradition, lui donnent une nouvelle signification. « Entre l’Electre de Sophocle et celle d’Euripide, il n’y a pour ainsi dire rien de commun, sauf le canevas de l’action. Il y a là une fantastique liberté nourrie d’un travail sur la tradition et créant des œuvres dont les rhapsodes récitant les mythes ou même Homère n’auraient pu rêver »(11). Parmi les cadres posés par la tradition, la religion, ou bien même l’autorité charismatique, aucun ne résiste à l’examen conscient que porte le jugement démocratique.

Bien sûr Castoriadis n’ignore pas les liens ténus qui existent pendant la plus grande partie de l’histoire des sociétés occidentales entre la philosophie, la recherche scientifique, le grand art d’un côté et la religion de l’autre. Souvent ils se conjuguent ou, à tout le moins, coexistent.  L’inverse reviendrait à nier toute qualité artistique à la grande majorité des œuvres qui peuplent pendant des siècles les terres du Vieux continent : le plafond de la chapelle Sixtine, les cathédrales romanes puis gothiques, etc. Mais déjà leurs rapports évoluent, se transforment, jusqu’à ce qu’apparaissent des œuvres « profanes » : chez Shakespeare, considéré par Castoriadis comme le plus grand écrivain de l’Europe moderne, aucune trace de religiosité. Chez Laplace et son système monde, aucune mention de l’hypothèse « Dieu », apparue alors comme inutile.

Au-delà des œuvres, ce sont aussi des formes d’art profanes qui s’épanouissent : à l’image du roman, qui pour Castoriadis, en accord avec Milan Kundera, a pour « fonction » de remettre en cause l’ordre établi, de mettre en lumière le quotidien de tout un chacun. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’interrogation qui traverse les œuvres des grands romanciers du début du XXe siècle, Kafka, Proust, Joyce, concerne la possibilité ou non d’accéder effectivement à un sens définitif ; ou s’il faut se contenter d’habiter l’incertitude, si ce n’est l’absurde.

Ce n’est pas non plus par hasard si de 1800 à 1950, alors même que se produisent les grandes révolutions démocratiques, l’Europe entre également dans une période grandiose de création artistique, scientifique, philosophique. Les grandes œuvres se constituent comme autant de miroirs tendus à la face de la société dans laquelle elles s’épanouissent. Avec l’éclatement des cadres traditionnels volent également en éclat les restrictions qui peuplaient auparavant le monde de l’art et des représentations artistiques. Voilà pourquoi, selon Castoriadis, ceux qui proclament, par mode, la « fin de l’art » proclament également, et sans le savoir, la fin de ces sociétés démocratiques et de l’activité politique du peuple, tant leurs épanouissements respectifs sont liés.

La fin de l’art populaire ou l’apathie démocratique

Pourtant une tendance similaire traverse les écrits de Castoriadis. Sans parler de fin de l’art ou de fin de la philosophie, le monde occidental traverse selon lui une crise qui débute vers 1950 (date arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées) et qui se matérialise par le fait que l’Occident « cesse de se mettre vraiment en question »(12).

Cette pente critique n’arrive pas sans raison. La première d’entre elles est liée à la perte du lien étroit qui existait auparavant entre art et démocratie, et finalement entre art et couches populaires.  Alors même que, et à l’instar de la tragédie et de la démocratie athénienne, s’étaient développées de grandes œuvres accessibles au plus grand nombre – la tragédie élisabéthaine ou les Chorals de Bach sont des œuvres que le peuple de l’époque allait voir au théâtre du Globe ou chantait dans les églises – une scission s’accomplit au XIXe siècle entre culture populaire (rapidement détruite) et culture dominante (celle de la bourgeoisie).

Pour la première fois dans l’histoire des sociétés occidentales modernes apparaît le phénomène de l’avant-garde et de l’artiste nécessairement « incompris ». S’ensuit une réduction de l’artiste au dilemme suivant « être acheté par les bourgeois et la IIIe République, devenir un artiste officiel et pompier – ou suivre son génie et vendre, s’il y arrive, quelques tableaux pour cinq ou dix francs »(13). L’artiste se sépare peu à peu de l’artisan, désormais considéré comme inférieur. Séparation absurde qui atteindra son paroxysme dans les discours de « l’art pour l’art » et le mouvement du Parnasse qui, tout artistes géniaux qu’ils sont, ont pour paradoxe de rompre avec toute inspiration qui puiserait dans les sujets sociaux et politiques tout en revendiquant la similarité du travail de la langue et de celui de la terre (souvent le parnassien se représente en laboureur).

Bien sûr des mouvements de va et vient s’effectuent tout au long du XXe siècle : de nouvelles formes d’art populaire apparaissent. La révolution russe, pendant ses premières années, est le théâtre d’une formidable production artistique où rivalisent des artistes comme Malevitch, Tatline ou encore Kandinsky, avant que l’art ne devienne un instrument du pouvoir stalinien. Bertolt Brecht produit des œuvres qui s’adressent au plus grand nombre, à l’image de L’Opéra de quat’sous. L’invention du design, et l’avènement d’écoles architecturales et d’arts appliqués comme le Bauhaus, renouent les fils autrefois cassés entre production artistique et utilité sociale ; participent de la lutte pour l’intégration des femmes artistes dans le monde machiste de l’art et de l’architecture. Les photomontages dadaïstes scellent le retour du concret, du matériau face au lyrisme néoromantique. « Dada se bat aux côtés du prolétariat révolutionnaire » annonce, de manière grandiloquente, Wieland Herzfelde dans son introduction au catalogue de la « Grande foire Dada ».

Mais ces « artistes révolutionnaires », pour beaucoup, fréquentent peu les classes populaires ou s’en sont éloignés depuis longtemps en raison de la reconnaissance artistique autant que financière que leur vaut l’exposition de leurs œuvres dans les salles les plus réputées des capitales occidentales. Nombre de mouvements – voire de disciplines – perdent le talent qui les caractérisait dans la critique sociale. A l’instar du design, peu à peu gagné par le modèle économique dominant, converti aux lois du marché et de la publicité, et désormais simple instrument de distinction pour élites économiques ne sachant plus quoi faire de l’argent accumulé.  

Au-delà du seul champ artistique et littéraire, l’avant-garde se diffuse jusque dans les milieux politiques, devient même un mantra du marxisme-léninisme, et finit de dissocier les classes populaires, si ce n’est le mouvement ouvrier lui-même, de ses représentants. A l’Est, en 1947, au moment même où il donne naissance au Kominform, Andreï Jdanov, proche collaborateur de Staline et auteur de la doctrine du même nom, publie également son essai Sur la littérature, la philosophie et la musique. Il y définit les dogmes du réalisme socialiste et rejette d’un même geste toute autre forme d’art comme « bourgeoise » ; renvoyant ce qu’il restait d’artistes russes à la clandestinité.

Mais l’art des pays de l’Ouest ne se porte pas mieux. Jean Clair (pseudonyme de Gérard Reigner) donne d’ailleurs une image drôle autant qu’horrible, de la tenue d’une biennale à Venise dans les années 1980, où pavillon soviétique et pavillon américain se retrouvent l’un à côté de l’autre. Côte à côte par conséquent des peintures de la pure tradition du réalisme socialiste, fades, aux traits grossiers, presque caricaturaux – symbole d’une scène artistique censurée depuis trop longtemps – et des œuvres américaines dont la tiédeur fait pâlir le spectateur. Côte à côte et surtout renvoyées dos à dos, puisque ni l’art soviétique ni l’art américain – en tout cas celui présenté lors de cette biennale – ne sont plus capables de produire la moindre émotion chez le spectateur.

Symbole de cette crise, l’absurde saisit nombre « d’artistes » qui croyant faire entrer la vie quotidienne dans les musées, exposent une bouteille de coca-cola, un mégot de cigarette ; un objet qui pris pour lui-même ne vaut rien et qui prend le risque de passer inaperçu aux yeux d’un public profane sans toutes les procédures de plus en plus sophistiquées et la mise en scène à laquelle se livrent certains musées (éclairages agressifs, cartels aux textes autant complexes que vides de sens, etc.).

Le minimalisme et ses formes « pures » qui se propagent dans l’art occidental deviennent si obscures pour le commun des mortels que ses représentations peuvent s’afficher, sans jamais émouvoir, sur le devant des sièges des grandes entreprises multinationales « Aucun rappel gênant en elles de l’homme et de ses humeurs pour déranger la sérénité des opérations. L’œuvre d’art était enfin devenue, face à la rugosité du réel, une chose aussi abstraite que peuvent l’être un titre ou une cotation, comparés à la réalité du travail humain qui en constitue la substance.(14)»

A quelques exceptions près, « l’avant-garde » artistique et culturelle que nous offrent nos sociétés occidentales est parfaitement incarnée par cette artiste dont se moque le personnage de Jep Gambardella (incarné par Toni Servillo dans La Grande Bellezza), parlant d’elle à la troisième personne et exécutant des performances consistant à courir nue et à se projeter la tête la première sur le pilier d’un pont romain.

Bien sûr, le simple retour, en peinture, à la figuration, ne résoudra jamais la fracture qui existe entre classes populaires et monde artistique. Pas plus que la simple exposition d’œuvres d’art prêtées par les musées et exposées dans les usines et les entreprises. Le sort des Constructeurs, le plus connu des tableaux de Fernand Léger – peintre aux origines populaires et au compagnonnage longtemps assumé avec le Parti Communiste – représentant des ouvriers sur des poutrelles métalliques, en est un exemple bien triste. Exposé dans la cantine des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1953, l’œuvre ne fait l’objet que de ricanements. « Je savais qu’il était inutile de faire des expositions, des conférences, ils ne viendraient pas les gars, ça les rebute. Alors, je décidai que la meilleure chose à faire était de les faire vivre avec la peinture, raconte Fernand Léger, en 1954 à la critique Dora Vallier dans Cahiers d’art. A midi, les gars sont arrivés. En mangeant, ils regardaient les toiles. Il y en avait qui ricanaient : “Regarde-les, mais ils ne pourraient jamais travailler ces bonhommes avec des mains comme ça.” En somme, ils faisaient un jugement par comparaison. Mes toiles leur semblaient drôles, ils ne comprenaient rien. Moi, je les écoutais, et j’avalais tristement ma soupe… »

Sans faire dire à Castoriadis ce qu’il n’a jamais dit, peut-être pouvons-nous l’imaginer en accord avec l’idée selon laquelle la distance qui s’est créée entre production artistique et peuple a parfaitement été incarnée par une querelle qui, au premier abord, n’est qu’académique : celle qui oppose deux historiens de l’art, Aloïs Riegl et Gottfried Semper au début du XXe siècle.

Si Semper considère qu’une œuvre d’art est le produit de trois facteurs (son but utilitaire, son matériau, sa technique) et finalement le produit d’un savoir-faire ; Riegl lui oppose l’idée qu’elle n’est qu’un vouloir-faire artistique et ne la fait finalement reposer que sur l’intention de son auteur. Avec la victoire idéologique de Riegl sur Semper que consacre le XXe siècle, est également consacrée la domination d’un art qui ne se définit plus que par la volonté exprimée par l’artiste. Le spectateur peut désormais rentrer chez lui, n’ayant désormais plus de critères objectifs pour apprécier la qualité d’une œuvre (le savoir-faire technique de son auteur, l’usage de coloris exceptionnels, la création de décors de théâtres uniques, le travail de bois précieux dans le cas de l’ébénisterie ou de la marqueterie, etc.) et n’ayant pas non plus accès aux méandres psychologiques et multiples nœuds de cerveaux d’artistes auto-proclamés et autres « performeurs ».

Cette scission entre d’un côté le snobisme artistique qui caractérise actuellement nombre de responsables de gauche, si heureux de promouvoir artistes, œuvres et autres performances que personnes ne comprend, et les classes populaires, est malicieusement abordé dans le délicieux film de Pierre Salvadori En liberté ! Au détour d’une scène où les cambrioleurs d’une bijouterie sont déguisés en insectes géants, sous le regard ébahi de deux vigiles, l’un d’eux lâche cette phrase burlesque : « C’est sûrement une performance artistique, tu sais depuis que la mairie est passée à gauche… »

Bien sûr il ne s’agit pas ici d’aller crier avec les conservateurs de tous poils que « c’était mieux avant ». Tout art ayant vocation à parler au plus grand nombre n’est pas enfoui. Il est également inutile de désespérer de la pop-culture (même quand elle est fortement internationalisée, et tant qu’elle ne se confond pas avec la culture de masse, qui n’en n’est jamais qu’une forme rabougrie) qui peut parfois être une porte d’entrée vers des questions hautement politiques. Pour preuve les multiples débats engendrés partout dans le monde par la dernière saison de la série Game of Thrones : la fin justifie-t-elle les moyens (comme le laisse à penser la maison Lannister) ; le devoir doit-il guider l’action humaine (comme il guide la maison Starck) ; la filiation est-elle le critère ultime de la légitimité d’un souverain ? 

Reste que le peu de place accordée aux questions culturelles et artistiques dans le débat public en cette année d’élections présidentielles et législatives, y compris à gauche, est symptomatique d’une perte insoutenable qu’avait déjà dénoncée Castoriadis de son vivant : celle des liens intrinsèques qui existent entre démocratie et production artistique.

L’échec de la gauche et la perte du peuple

Au-delà des liens perdus entre art et couches populaires, Castoriadis avance une autre raison, plus profonde encore, de la perte du peuple et de l’apathie démocratique qui règne désormais dans nos sociétés occidentales contemporaines.

Selon lui, il y a toujours eu deux grandes significations constitutives du monde moderne qui, bien que tout à fait opposées, se contaminent l’une l’autre tout au long de l’histoire moderne : le projet d’autonomie individuelle et collective (et son corollaire politique : l’avènement de sociétés démocratiques) ; et le projet capitaliste de l’expansion des relations marchandes et d’une maîtrise pseudo-rationnelle de la vie humaine et terrestre.

Chacune de ces significations s’incarnent dans des moments historiques. C’est par exemple la volonté d’être autonome vis-à-vis de tout cadre hérité qui conduit, en France à travers la loi de 1905, et dans d’autres sociétés occidentales, à enfermer les religions monothéistes dans la sphère privée, loin de la place publique. C’est la volonté de décider souverainement de son destin qui conduit le peuple de Prague à se soulever en 1945, celui de Budapest en 1956, celui de Lisbonne en 1974 et finalement celui de Kiev en 2014.

A l’inverse, le capitalisme connaît lui aussi ses moments de gloire : au XIXe et XXe siècles, les guerres coloniales qui étendent peu à peu ce mode de production à l’ensemble de la planète ; les chantages à la libéralisation des derniers secteurs encadrés ou non marchands par les institutions financières mondiales que sont le FMI et la Banque Mondiale, etc.

Chacune s’appuie également sur des « types anthropologiques » pour perdurer. La démocratie ne peut pas s’épanouir sans le fonctionnaire intègre, sans le juge incorruptible, sans le médecin qui prête le serment d’Hippocrate, sans l’éducateur qui se consacre à sa vocation, etc. Le capitalisme lui, s’appuie également sur ces individus, mais en invente un autre : celui de l’entrepreneur, capable d’innover à la manière dont Schumpeter décrit le processus de destruction-création.

Mais peu à peu l’une (le capitalisme) prend le pas sur l’autre (l’autonomie collective) : les victoires démocratiques se font plus rares, celles de la logique marchande plus courantes. Le fonctionnaire et le juge sont dévalorisés dans l’échelle sociale. Le médecin est souvent privatisé. Même l’entrepreneur disparaît lentement, en raison du court-termisme qui règne en maître dans la sphère économique et contraint considérablement la recherche et l’innovation. Nous « vivons dans des sociétés où, ces valeurs sont, de notoriété publique, devenus dérisoires, où seuls comptent la quantité d’argent que vous avez empochée, peu importe comment, ou le nombre de fois où vous passez à la télévision. (15)»

Aucune pente inéluctable ici, ni sens de l’Histoire. Simplement la succession d’échecs de la majorité des expériences qui visait à étendre la liste des conquêtes sociales et démocratiques et l’abandon de toute véritable volonté de changement par ceux qui aurait dû en être le fer de lance : les partis politiques de gauche.

Eux qui, en France en 1981, puis en 2012 avaient tous les pouvoirs, n’ont finalement réalisé que peu d’avancées comparativement à ce qu’ils prétendaient faire – quand ils ne copiaient pas tout simplement le programme de la droite (déchéance de nationalité, loi travail, etc.). De ces échecs résultent la perte de confiance dans les partis politiques et leur affaiblissement, la bureaucratisation des syndicats, la réduction à peau de chagrin des luttes sociales (qui se manifeste notamment par le peu de journées de grève en France et leur caractère souvent corporatiste).

Se produit également un autre phénomène : orphelins des anciens cadres et lieux d’organisation collective, et souvent des lieux de socialisation tout court ; gagnés par l’idée libérale d’un bonheur uniquement privé, les citoyens se claquemurent chez eux. Tout autre endroit que la sphère privée est considéré comme hostile par l’individu qui s’enferme désormais dans une jouissance toute personnelle et relative, et ne se réalise plus que par son rôle de consommateur(16). La place publique est délaissée. Quant au peuple, le voilà désormais rendu au rang de chimère n’apparaissant plus que dans de rares moments électoraux.

Voilà pourquoi Castoriadis parle, à la fin de sa vie, d’éclipse du projet d’autonomie (qui équivaut au projet démocratique dans son œuvre). Le peuple, loin d’avoir pu élaborer des institutions permettant le plein exercice de sa souveraineté, a été dépossédé peu à peu de toute culture véritablement populaire et atomisé en un archipel d’individus.

Pourtant peu enclin au pessimisme, Castoriadis ne voit d’ailleurs aucune porte de sortie du côté des nouveaux mouvements sociaux qui se développent dans les années 1970-1980. Loin de répondre à la promesse démocratique, et de former un peuple souverain conscient des tâches politiques qui lui incombent, ces nouveaux mouvements finissent de légitimer le retrait de l’individu dans la sphère privée.

Le peuple et les nouveaux mouvements sociaux

Si Castoriadis, à l’inverse de nombre d’intellectuels et philosophes estampillés de gauche de l’époque (on pense notamment à Althusser) a été l’un des plus fervents soutiens de la révolte de mai 68, prenant d’ailleurs la plume pour défendre le mouvement estudiantin et sa convergence avec le mouvement ouvrier dans La Brèche, le regard qu’il porte en revanche sur ce qu’on a communément l’habitude d’appeler les « nouveaux mouvements sociaux » est loin d’être positif.

Certes, il publie La pensée 68 en réaction aux écrits conservateurs de Luc Ferry et Alain Renault afin de défendre les avancées permises par les nouvelles formes de lutte qui se développent dans les années 1960-1970 ; associant dans sa défense celle des mouvements féministes et des droits civiques américains. Mais s’accomplit selon lui une longue phase de régression dans les années 1980 et 1990 : ces mobilisations qui auraient pu prendre la place d’un mouvement ouvrier qui s’était peu à peu bureaucratisé sous le poids de ses propres organisations, se constituent finalement comme de simples organes de défense de droits subjectifs et d’intérêts bien compris. La forme caricaturale, si ce n’est dégénérative, de ces mouvements étant parfaitement matérialisée par la mode américaine et désormais européenne demandant à l’individu de « checker ses privilèges » sans jamais remettre en cause l’ordre institutionnel et social. L’entrée de couches de la société, auparavant exclues, au sein de l’espace public et leur participation citoyenne est moins comprise comme capacité de faire advenir de nouvelles institutions permettant l’autonomie collective que comme le simple « empowerment » d’individus considérés à tort ou à raison comme discriminés. La politique est de plus en plus assimilée à un simple « développement personnel » et l’ordre, quant à lui, reste intact.

Les débats qui aujourd’hui occupent beaucoup de lignes de journaux au sujet de la « déconstruction » préoccupaient déjà Castoriadis à la fin de sa vie – dans les années 1990 et jusqu’à sa mort en 1997. S’il considère que les adeptes de cette méthode, d’abord philosophique – qui ont pour maître à penser Heidegger puis Deleuze et Foucault – puis politique ont certes raison de critiquer le rationalisme et la pensée occidentale (toute pensée doit toujours être questionnée), rien n’indique que cette critique soit bien menée.

Ramener toute l’histoire de la pensée gréco-occidentale à la métaphysique rationaliste, et plus encore à « l’onto-théo-logo-(pallo)-centrisme » c’est « escamoter une foule de germes infiniment féconds que contient cette histoire ». Plus encore, la critique qui est incapable de poser d’autres principes que ceux qu’elle critique est condamnée à rester elle-même dans le cercle des objets critiqués. « C’est ainsi que finalement toute la critique du « rationalisme » menée aujourd’hui aboutit simplement à un irrationalisme qui n’en est que l’autre face et, au fond, une position philosophique aussi vieille que la métaphysique rationaliste elle-même »(17). Le chemin que construisent politiquement les déconstructionnistes n’est rien d’autre qu’une impasse.

Cette régression se manifeste, dans ses formes les plus extrêmes, jusque dans le domaine de l’art : en 2019 la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne est bloquée par des manifestants car dénoncée de manière saugrenue comme une pièce raciste. Un an auparavant, c’est Ariane Mnouchkine et Robert Lepage qui sont accusés d’appropriation culturelle, pour leur pièce Kanata. Peu à peu, et fortement poussé en ce sens par quelques mouvements et militants de gauche, l’art est gagné par l’idée qu’il n’a pas à réinterroger l’ordre et les identités, si fluctuantes et mouvantes soient-elles.

Coupable d’avoir mis l’accent sur l’autonomie de l’individu et d’avoir volontairement oublié que cette dernière ne pouvait s’obtenir que par l’autonomie du collectif – soit la remise en cause de tous les cadres hérités (religieux, culturels, sociaux, économiques, politiques), les nouveaux mouvements sociaux se sont d’eux-mêmes coupés des couches populaires et, avec elles, de toute perspective de transformation radicale de la société.

Le peuple retrouvé

Au prisme du regard, toujours pertinent, de Castoriadis, difficile de ne pas voir toute l’étendue du travail à réaliser à gauche pour qu’enfin celle-ci renoue avec les classes populaires et plus largement avec le peuple. Dans cette reconquête, l’art, la culture et l’éducation ne peuvent qu’être aux avant-postes. Théâtre populaire, assemblées de quartier, conseils ouvriers ont par le passé permis de desserrer un tant soit peu l’étau des nécessités économiques, politiques, familiales, etc. Mais loin de se suffire à elles-mêmes, Castoriadis inscrit toujours ces institutions dans un projet plus global : celui de l’émergence, sur fond de conflictualité démocratique, de nouvelles significations et d’un nouveau sens commun. Un peu à la manière des conseils ouvriers hongrois en 1956 qui permirent aux ouvriers de prendre conscience de leur position dans l’économie et dans la société, de détruire les idées dominantes qui les représentaient en individus passifs et misérables, et de se voir comme des acteurs de leurs propres vies, des acteurs politiques à part entière.

L’émergence de ce nouveau sens commun, toujours éphémère et à reconstruire, vient matérialiser l’idée sublime qui traverse l’histoire humaine (et notamment l’histoire occidentale) de Périclès jusqu’à nous selon laquelle il appartient à l’être humain de créer ses propres lois et d’être à lui-même son propre souverain(18). Aux yeux de l’auteur de L’Institution imaginaire de la société, ni le respect de la tradition, ni les religions (séculaires ou révélées), ni l’autorité charismatique ne pourront jamais constituer des arguments valables pour contraindre la libre pensée et le libre exercice de la politique par les citoyens.

Reste une dernière leçon de Castoriadis : « Il y a des moments dans l’histoire où tout ce qui est faisable dans l’immédiat est un lent et long travail de préparation. Personne ne peut savoir si nous traversons une brève phase de sommeil de la société, ou si nous sommes en train d’entrer dans une longue période de régression historique ».(19)

Références

(1)Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une radicalisation de la démocratie, Pluriel,1985

(2)Tranchant, Thibault, Le peuple instituant et les nouveaux mouvements sociaux : actualité de la théorie du sujet politique de Cornelius Castoriadis Politique et Sociétés, volume 40, numéro 2, 2021, p. 159–185.

(3)L’une des plus belles images de l’Europe n’a d’ailleurs pas été produite par des Commissaires européens ou des eurodéputés dans l’hémicycle de Strasbourg, mais bien par le regretté Georges Steiner qui fait des cafés de Lisbonne, d’Odessa, de Berlin et de Paris les véritables bornes kilométriques d’une géographie et d’un mode de vie européen. Voir Georges Steiner, Une certaine idée de l’Europe, Actes sud, 2005.

(4)Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes, conférence au cercle de l’Athénée, 1819.

(5)Tranchant, Thibault, Le peuple instituant et les nouveaux mouvements sociaux : actualité de la théorie du sujet politique de Cornelius Castoriadis, Politique et Sociétés, volume 40, numéro 2, 2021, p. 159–185.

(6)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.85

(7) Ibid.

(8)André Tosel, Etudier Gramsci, pour une critique continue de la révolution passive capitaliste, Editions Kimé, 2016

(9)Sophie, Klimis, Créer un eidos du social-historique selon Castoriadis. In Gély, R., & Van Eynde, L. (Eds.), Affectivité, imaginaire, création sociale. Presses de l’Université Saint-Louis. 2010

(10)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.239.

(11) Idem, p. p.90

(12)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.75

(13) Idem, p. p.89

(14)Jean Clair, Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, Critique de la modernité, Gallimard, Folio Essais, 1983, p.81

(15)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.79

(16) C’est ce que Castoriadis appelle la privatisation de l’individu.

(17)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.91.

(18) Dans un vocabulaire plus « castoriadien » : la création de nouvelles institutions a pour fin et moyen l’effectivité du sens du projet d’autonomie. 

(19)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p. 92

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Troisième partie
Dans cette troisième partie est proposée des pistes de réflexion pour reconquérir les classes populaires à gauche.
Remonter la pente

La situation est grave mais finalement pas désespérée. Les partis de gauche se sont finalement rassemblés en quelques jours après s’être écharpés pendant des années pour affronter ensemble les élections législatives des 12 et 19 juin 2022. LFI rebaptisée « Union Populaire » n’a donc pas reproduit la faute politique de 2017 et a assumé une forme nouvelle d’union autour d’elle : Génération·s, puis EELV (au nom du reste du pôle écologiste), le PCF et enfin le PS ont donc signé un accord national inédit car exclusif – j’y reviendrai plus loin – pour une campagne sous les couleurs de la « Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale » (NUPES). Je ne ferai aucun pronostic ici à quelques jours du 1er tour de scrutin, ce n’est pas le propos de cette analyse… Cependant, il est évident que le nouveau rapport de force à gauche va peser sur sa recomposition et sa réorganisation, que la NUPES impose une cohabitation à Emmanuel Macron ou non. Par contre, la gauche reste devant des problèmes existentiels toujours non résolus : celle de son objet et sujet social ; celle de ses outils et de son organisation structurelle.

  1. Réintégrer les classes populaires dans la politique et dans la gauche

La gauche s’est toujours donnée pour mission de faire progresser l’égalité… dans l’exercice du pouvoir, de la citoyenneté, dans le droit ou plus largement dans le champ économique et social. Que ce soit pour conquérir la démocratie républicaine – qui est l’héritage politique des Radicaux – contre les Monarchistes, les Bonapartistes et les Conservateurs ou que ce soit pour instaurer la République sociale et une forme de pouvoir ouvrier – qui est la grande ambition initiale de l’ensemble des partis de gauche (et d’extrême gauche) issus du mouvement ouvrier. La posture des écologistes est différente et s’écarte d’une certaine manière de cette histoire comme le rappelle avec franchise David Cormand dans son article cité plus haut.

La désertion de la gauche par les classes populaires – ouvriers et employés – est ainsi plus qu’une difficulté politique et électorale, c’est un choc qui met en cause l’identité même de ce camp politique. Or ce phénomène commence dès le milieu des années 1980 – au rythme des déceptions générées par la « gauche au gouvernement » puis par la « gauche de gouvernement », de la transformation radicale sociologique de long terme de la composition des catégories populaires et de la désindustrialisation constante du pays – pour se généraliser au début des années 2000. Le 21 avril 2002, c’est la gauche de gouvernement qui dispose d’un bilan de gauche (malgré des fautes graves en fin de mandat) mais qui se prend en pleine figure la défiance massive des catégories populaires, alors qu’elle était persuadée de l’avoir pour partie reconquise après le drame ouvrier dont les restructurations de la sidérurgie lorraine de 1983-1984 furent le symbole.

Vingt ans plus tard, la situation ne s’est absolument pas améliorée.

L’abstention française atteint en 2022 26,3 % (2,1 points de moins qu’en 2002 ; l’abstention s’effondre à 20,3 % au 2nd tour en 2002, mais bondit à 28 % en 2022 : c’est une différence notable). L’abstention (selon un sondage Ifop de sortie des urnes) atteint en moyenne 26 % pour les catégories populaires, 25 % chez les employés mais 29 % chez les ouvriers ; elle atteint 36 % chez les inactifs non retraités – jeunes, pauvres privés d’emploi, etc. ce qui se retrouve dans l’abstention des personnes touchant moins de 900€ par mois ou des personnes ne disposant d’aucun diplôme (même inférieur au bac). À cela, il faut ajouter que les catégories populaires comptent le plus grand nombre de non-inscrits ou de mal inscrits sur les listes électorales : 9,3 % des ouvriers, 6,1 % des employés – si l’on s’en tient uniquement aux ressortissant français – contre 3,8 % des professions intermédiaires et 2,4 % des cadres supérieurs(1). Le premier parti des classes populaires c’est d’abord le « non vote ».

Ensuite si l’on examine la répartition des votes du 1er tour de la présidentielle selon différents indicateurs sociaux, on ne peut que constater le décrochage des catégories populaires :

  • La gauche, les écologistes et l’extrême gauche recueillent 35 % des suffrages exprimés des catégories polaires (36 chez les employés, 33 chez les ouvriers) contre 42 % pour l’extrême droite (40 et 44) et 18 % pour Emmanuel Macron ;
  • La gauche recueille 33 % des titulaires d’un bac sec et 26 % des électeurs n’ayant pas le bac, contre 34 % et 45 % pour l’extrême droite et 25 et 23 % pour Macron.

Par tranches de revenus :

  • De 1300 à 1900 € par personne : 32 % à gauche, 34 % à l’extrême droite, 26 % pour Macron ;
  • De 900 à 1300 € : 32 % à gauche, 35 % à l’extrême droite, 26 % pour Macron ;
  • Moins de 900 € : 48 % à gauche, 32 % à l’extrême droite, 15 % pour Macron.

Certains pourront trouver ce dernier chiffre étonnant, mais la stigmatisation des pauvres par l’extrême droite fait de la gauche un vote refuge. Mais on est loin de 2002 où on avait crié au drame et au décrochage des classes populaires et où pourtant les ouvriers avaient voté à 43 % pour des candidats de gauche et seulement 23 % pour Jean-Marie Le Pen. Pour mémoire en 1974 et 1981, les ouvriers avaient voté entre 68 et 73 % pour François Mitterrand au second tour, le vote à gauche entre 1974 et 1988 étant supérieur à 60 % au 1er tour des scrutins nationaux(2).

La gauche ne peut gagner les élections et durablement gouverner sans une base sociale large ; une stratégie « Terra Nova 2011 », assumée ou arrivant par une « ruse de l’histoire » comme le dit François Ruffin, ne permet pas de rassembler les suffrages suffisants pour une victoire ou dans notre nouveau modèle de tripartition, qui permet éventuellement de gagner sans majorité absolue parmi les électeurs, une victoire solide qui permettrait de transformer à long terme et radicalement la société, les rapports de force sociaux et surtout ses modes de répartition des richesses et de production. Pour gagner, la coalition électorale qui porte Jean-Luc Mélenchon à 21,95 % et l’ensemble de la gauche à 31,94 % n’est socio-politiquement pas gagnante, pas suffisante. Pour une gauche qui souhaite arriver au pouvoir pour gouverner et transformer la société, la reconquête des catégories populaires qui vivent et travaillent en dehors des quartiers populaires des métropoles est indispensable.

Le défi est de taille, car il s’agit de reconquérir des catégories sociales frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation libérale et de la construction européenne, des personnes qui ont le sentiment d’avoir été si ce n’est trahies sinon abandonnées par les gouvernements de gauche, qui n’ont rien fait pour éviter la désindustrialisation, la destruction massives des emplois, la fermeture des services publics, la dégradation du pouvoir d’achat…

Ce n’est pas simplement que la « gauche du gouvernement » n’a pas fait assez pour répondre à leurs aspirations, mais qu’elle a conduit des politiques contraires à leurs intérêts primaires – de l’alignement sur les critères ordolibéraux européens (et l’abandon de la politique industrielle) jusqu’aux taxes « écologiques » sur les particuliers (3) en passant par la loi El Khomri – et qu’elle a également arrêté de parler des sujets les concernant ou tout du moins d’avoir des propositions concrètes et opérantes. Sur ce désert, la conviction que la politique ne pouvait améliorer leur vie et que voter ne servait à rien, si c’était pour que les différents gouvernements mènent bon an mal an des politiques semblables, s’est profondément ancrée.

L’extrême droite a également rempli le vide créé par l’évacuation des principaux éléments de la question sociale et économique en proposant une réponse sur le terrain de la question identitaire : il s’agit de désigner aux catégories populaires des territoires ruraux et péri-rurbains et des anciens bassins ouvriers les immigrés, leurs enfants et leurs petits enfants comme boucs émissaires, profiteurs et assistés, qui voleraient les emplois et profiteraient indûment des prestations sociales. C’est une rhétorique vieille comme le monde…

Une partie de la gauche s’est également engagée sur cette voie. La traduction politique par plusieurs dirigeants des travaux de Laurent Bouvet, en miroir avec la « stratégie Terra Nova », est tout autant méprisante pour les classes populaires que les considérations du think tank social-libéral « progressiste » : finalement, les uns et les autres concluent au conservatisme moral indécrottable des classes populaires, Terra Nova proposait de les abandonner à leur sort, les sociaux-libéraux « autoritaires » considèrent qu’il faut leur parler non de leurs conditions de vie (toute politique économique interventionniste étant renvoyée à une forme de bolchevisme) mais de leur « insécurité culturelle » et bannir toute forme de discours sur les progrès sociétaux. Au même moment avait fleuri chez une partie des élus locaux socialistes battus aux élections locales de mars 2014 et 2015 l’idée saugrenue selon laquelle ils auraient perdu le « vote musulman » à cause de l’adoption du « mariage pour tous ». La seule étude sérieuse sur le sujet démontre le contraire : la gauche a perdu les municipales de 2014 (et les départementales ensuite) entre autre parce que les électeurs issus de l’immigration, et de « culture musulmane » (au sens très extensif du terme), dans les banlieues populaires ont fait la grève du vote, considérant que François Hollande n’avait pas répondu à leur attente en matière de vie quotidienne (emplois, rémunérations, transports, logements, sécurité, éducation)(4).

Une partie des catégories populaires est également en déclin numérique, ce qui peut induire des comportements sociaux défensifs : Emmanuel Todd s’est récemment essayé à une élaboration d’une nouvelle typologie sociologique de la France et il décrit que depuis le milieu des années 2000 les ouvriers – quelle que soit la forme que prend aujourd’hui cette catégorie – sont en déclin numérique et relatif marqué au sein de la société française(5). Après une forte baisse consécutive à la vague de désindustrialisation des années 1980, les ouvriers s’étaient stabilisés autour de 25 % durant une douzaine d’années, la chute a repris au même rythme que dans les années 1980 – c’est dire la violence réelle de la phase de désindustrialisation que nous venons de subir – pour atteindre 19 % de la population active en 2020. Parallèlement de 1982 à 2008, les employés sont passés de 25 à près de 30 % de la population active ; ils sont redescendus à 26 % en 2020. Les professions intermédiaires sont passées de 19 % en 1982 à 26 % en 2020 et surtout les cadres supérieurs (les fameuses CSP+) seraient passés sur la même période de 7,5 à plus de 20 %. Quand j’étais enfant l’idée qu’on pouvait se faire du type de services qu’un cadre était en capacité de s’offrir comparativement au reste de la population me paraît bien supérieur à ce que la majorité des cadres d’aujourd’hui en comparaison de leurs contemporains de catégories sociales supposément moins « privilégiées ». Il y a une moyennisation ou un déclassement au sein des intermédiaires et des cadres, qui doit produire un sentiment de dissonance cognitive généralisé.

Nos catégories sociales sont donc à redéfinir et l’un des moyens d’asseoir tout à la fois une remobilisation et une reconquête des catégories populaires, mais aussi d’autres catégories sociales qui ne savent plus trop bien comment se situer et se définir, c’est de reprendre les enquêtes sociales, comme les socialistes de la fin du XIXème siècle les avaient multipliées notamment avec Benoît Malon et La Revue Socialiste ; elles avaient largement contribué en France à faire de la classe ouvrière un objet social identifié, donc un objet politique pour les « républicains socialistes et progressistes », et en partie d’armer cette classe ouvrière en participant à sa prise de conscience d’elle-même. Le fait que la classe ouvrière des années 1880 à 1910 fut particulièrement diversifiée et peu unifiée (à la différence de la Grande Bretagne, de la Belgique ou de l’Allemagne) devrait nous inspirer au regard du fait que l’évolution de la classe ouvrière française tend vers une atomisation massive des travailleurs.

Jérôme Fourquet avait démontré en 2015 dans son analyse sociologique du « vote musulman » (c’est à ma connaissance la seule qui existe à ce jour, sachant que l’entrée confessionnelle est une grille d’analyse particulièrement classique en sociologie politique) que ce que différents acteurs politiques dénomment désormais les « classes populaires racisées » n’avaient pas de motivations politiques réellement distinctes des catégories populaires plus anciennement installées en France (qu’elles soient issues d’une immigration plus ancienne ou pas). Les déterminants politiques des classes populaires où qu’elles résident et quelles que soient leurs origines sont similaires : il s’agit de leurs conditions matérielles d’existence – emploi, rémunération, logement, transports, accès à l’éducation et aux services publics, sécurité – auxquelles il faut ajouter leurs conditions morales.

À des degrés divers, les uns subissent un mépris social, d’autant plus profond et mordant que la « classe ouvrière » organisée, visible et donc puissante semble avoir disparu du paysage social et politique et qu’on pense pouvoir la moquer sans grand risque (que n’ai-je entendu dans les débats départementaux du PS dans les années 1990 et 2000 sur le fait qu’il n’y avait « plus d’ouvriers en France ») ; les autres ajoutent à ce mépris social le fait d’être frappés par des discriminations à raison de leur couleur de peau, de leur origine (réelle, supposée ou fantasmée), de leur lieu de résidence, etc. d’autant plus insupportables qu’elles sont clairement interdites par la loi et pourtant massives et lentes à reculer … d’autant plus lentes à reculer qu’une partie des agents de l’État chargés de faire respecter la loi les perpétuent – le plus souvent à leur insu, mais aussi de façon assumée. Dans les années 2020, la conjugaison « classes laborieuses, classes dangereuses »(6), qui sert à décrire la perception par la bourgeoisie du XIXème siècle face à la « question sociale », reste totalement d’actualité : les uns sont suspects d’être racistes et conservateurs, les autres d’être communautaristes, rétifs à l’intégration, l’ensemble d’être frustres et profiteurs…

Évidemment, dans un contexte de désindustrialisation, de recul relatif de l’État social et des services publics de proximité, l’instrumentalisation de la question identitaire par l’extrême droite et les entreprises communautaristes et islamistes ont compliqué le paysage social et politique, au point que l’on peut parler dans certains cas de « tenaille identitaire » qui met en cause l’idée d’égalité républicaine elle-même. Ces différentes « entreprises » ont pour objectif de dresser les classes populaires les unes contre les autres, on a déjà vu cela ailleurs, ce n’est ni plus ni moins un projet de « guerre civile ». Les politiques néolibérales, conduites de manière plus ou moins assumées maintenant depuis plusieurs décennies, n’ont pas seulement abouti à désarticuler les classes populaires et leurs conditions de travail et de socialisation, elles ont convaincu les générations les plus récentes, placées dans un contexte d’atomisation croissante du travail, que seule l’initiative individuelle pouvait leur permettre de s’en sortir ; je me répète sans doute mais le mythe de l’auto-entrepeneur dans la start-up nation fonctionne encore en banlieue.

La gauche doit faire un travail de Titan (et de Sisyphe, qu’on imaginera « heureux » avec Albert Camus) pour reconquérir une hégémonie culturelle dans les différentes parties des classes populaires, réunifier leurs aspirations ou à tout le moins faire reculer les gains socio-culturels des identitaires de tous bords qui fracturent la société. Les orientations politiques et les propositions qui seront défendues (de la réindustrialisation à la lutte contre les discriminations, en passant par les conditions de travail et tout ce qui peut promouvoir une République concrète et effective au plus près des Français) seront centrales mais il faut aussi réinvestir la bataille culturelle.

J’ai un bémol majeur avec l’entretien de François Ruffin dans Libération le 13 avril dernier : LFI n’a pas réalisé dans les quartiers populaires un travail d’éducation populaire en profondeur. C’est pourtant cela qu’il faut conduire, en banlieue comme dans les autres territoires des catégories populaires. Cela nécessite un retour dans les associations d’éducation populaire qui pour l’essentiel ont abandonné leurs missions d’origine pour se concentrer sur le loisir quand ce n’est pas « l’occupationnel ». Peut-être faudra-t-il en créer de nouvelles ? Les actions menées par les jeunes de la gauche républicaine sont intéressantes, mais elles doivent désormais se tourner vers l’avenir plutôt que la mémoire (sans abandonner celle-ci) et s’adresser à un public différent. Il faut également relancer des dynamiques d’universités populaires, tout en s’interrogeant sur les outils à mettre en œuvre pour toucher autre chose que les petits bourgeois éduqués qui ont précédemment répondu présent, et eux seuls, à ce type d’initiatives.

  1. Refonder les organisations politiques

En 2017, la cause était entendue : les partis étaient morts. Pierre Rosanvallon tranchait de manière définitive en affirmant dans Le Monde le 2 mars 2017 : « Le parti ne produit plus ni culture politique, ni programme, ni projets de loi. Il est devenu un rameau mort. » (7) La démocratie d’opinion publique allait remplacer la démocratie partidaire, avec une personnalisation et une soumission aux média accrues, un emballement des sondages et une consumérisation accrue des comportements électoraux. L’état des « vieux » partis et les entreprises politiques ultra-personnalisées autour d’Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon lui donnaient plutôt raison… Le problème, c’est que ce type de configurations favorise concrètement la droite, qui a toujours bénéficié de ressources structurelles qui rendaient la forme de parti secondaire : les médias, la haute fonction publique, les institutions d’État, la proximité avec le monde économique dont elle sert les intérêts…

Acter la mort des partis c’était acter d’une certaine manière la mort de la gauche ou d’une perspective de reconquête et d’exercice du pouvoir par une force politique incarnant la gauche. Or la sentence énoncée par Rosanvallon venait sanctionner une lente mais irrésistible évolution des partis politiques : accentuant leur professionnalisation et leur tendance oligarchique (8), les partis de gauche ont abandonné les principales fonctions d’un parti politique, celles qui visaient à éduquer, conscientiser, encadrer, intégrer socialement la « classe ouvrière » (à l’exception des écologistes et du grand Parti radical de la IIIème République, tous les partis de gauche français se sont rattachés à la « fiction nécessaire » de se penser le relais politique du « mouvement ouvrier »). Les partis ouvriers avaient pour mission de donner aux ouvriers « la science de leur malheur »(9). Le PS et le PCF ont connu leurs âges d’or comme organisations partidaires avant d’accéder au pouvoir, ils étaient alors de véritables milieux de vie, remplissant ces diverses fonctions électorales, idéologiques, sociales et identitaires.

À partir des années 1980 et surtout 1990, ils rejoindront d’un point de vue structurel leurs adversaires de droite pour ne plus assumer que la fonction de « machine électorale » (10) qui ne font que distribuer des investitures, mobiliser des fonds et de la main-d’œuvre pour emporter des mandats, qui offriront indemnités et capacité à distribuer des postes rémunérés ; on est en plein dans la définition que Max Weber donne du parti politique en 1919 : « procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble ».

Par nécessité, les partis sont désormais marqués par un électoralisme local pragmatique (d’autant plus fort que les marges de manœuvres dont disposent les collectivités se réduisent), ils désinvestissent leur fonction idéologique et n’ont pas même chercher à renouveler leur pensée théorique, une fois passé l’effondrement soviétique (avec des conséquences aussi fortes sur les social-démocratie d’Europe occidentale que sur les partis communistes qui ont été longtemps discrédités par leur compagnonnage avec l’URSS). L’activité programmatique se technicise, s’externalise dans des think tanks, elle accélère le processus de désintellectualisation des organisations et d’éviction des non diplômés à qui on ne se donne même plus la peine d’offrir un capital de savoirs militants et idéologiques (11). Un des faits marquant qui a émergé lors du quinquennat d’Emmanuel Macron, c’est la déconnexion complète entre la représentation politique locale et la représentation politique nationale : LFI et LREM emportent les suffrages de la présidentielle, mais sont incapables de s’implanter sur le terrain où régions, départements et communes sont dirigés par des élus locaux, membres ou sympathisants de LR, du PS, du PCF et plus récemment d’EELV.

La forme « gazeuse » du mouvement politique n’a pas apporté plus de satisfaction et ne s’est pas donné les moyens de prendre le relais des partis politiques d’antan. De toute façon, elle n’est pas faite pour cela : toute l’énergie de LFI est tournée vers un seul objectif, porter son leader au pouvoir suprême, une contradiction difficilement réductible pour un parti qui affirme son hostilité à la présidentialisation (il est vrai que l’évolution institutionnelle de la Vème République depuis 2002 laisse peu d’alternative). Mais on l’a vu, LFI n’a pas su, pas pu – et surtout en réalité pas voulu – s’implanter dans les institutions locales, et c’est aussi une des difficultés majeures pour mener une action de terrain permettant de construire avec une conscience politique des citoyens sur le terrain.

LFI, comme LREM, sont de pures « machines électorales » au niveau national. L’équipe dirigeante des Insoumis, autour de Jean-Luc Mélenchon, a certes perdu l’élection présidentielle, mais ils ont mené objectivement d’une main de maître la séquence de négociations pour les élections législatives. Alors qu’il n’était pas inscrit sur les tables de la loi que la coalition électorale était la seule possibilité pour répondre aux intérêts des différents partis de gauche (les sondages du 2 mai 2022 promettaient plus de députés au PS s’il se présentait seul qu’en coalition, ce n’était pas le cas pour le PCF et EELV), LFI en a imposé la grille de lecture et elle a imposé un type d’accord électoral qui n’était jamais intervenu à gauche : l’accord exclusif. Les partis rassemblés dans la NUPES ne présenteront donc que 577 candidats en tout et pour tout (sans parler des dissidences qui ne manqueront pas d’intervenir) : 100 pour le pôle écologiste, 70 pour le PS, 50 pour le PCF et le reste pour LFI. Le parti populiste a « surpayé » relativement ses partenaires (surtout le PS qui se voit proposer 12,1 % des candidatures, alors qu’il ne représente que 5,7 % des voix des candidats à la présidentielle dont les partis se sont ensuite rassemblés dans la NUPES) pour les lier dans l’accord – je ne me prononcerai pas sur la qualité des circonscriptions « accordées » aux uns et aux autres, je n’ai pas eu le temps de l’examiner. Alors que les chances d’imposer une cohabitation à Emmanuel Macron restent particulièrement faibles (une dynamique peut cependant se créer dans la campagne, n’insultons pas l’avenir), cette façon de faire ne vise que trois objectifs : invisibiliser la gauche non mélenchoniste dans les deux tiers du pays, drainer l’essentiel du financement public de la vie politique à gauche vers LFI et réduire les ressources des autres partis, PS et PCF au premier titre. Habituellement, un accord électoral à gauche pour les législatives se déclinait de la manière suivante : rassemblement partout où cela est nécessaire pour conquérir la circonscription ou là où les sortants de gauche peuvent être en difficulté, rassemblement pour faire barrage à l’extrême droite, concurrence là où la circonscription est « tellement à gauche » qu’un député de gauche sera de toute façon élu (c’est de plus en plus rare), concurrence là où la circonscription est ingagnable mais sans risque d’extrême droite… Cette formule permettait une éventuelle victoire électorale, comme en 1997 ou en 2012 sur un format partiel (PS-EELV-PRG-MRC) et elle permettait également aux différents partis de présenter suffisamment de candidat pour assurer d’être visible dans tout le pays et de recueillir suffisamment de suffrages pour un financement public de chacun des partis. LFI avec l’accord définitivement conclu le 4 mai 2022 cherche donc à installer son hégémonie structurelle dans la durée.

Dans la stratégie populiste adoptée par Jean-Luc Mélenchon et ses camarades, la grille gramscienne remplace la grille marxiste comme la sous-tendu Chantal Mouffe, la « bataille culturelle » se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée. Ainsi LFI a massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Les discours parlent de créolisation, droit au genre, d’environnement ou de bien-être animal, rejettent l’énergie nucléaire. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »… LFI fait de la politique à la demande. Il a agrégé plein de mesures catégorielles en rassemblant tous les mécontents. C’est d’ailleurs ce qui rend la critique programmatique du programme de l’AEC difficile. Il y a tellement tout dedans que chacun peut y trouver son compte. Cela démontre que l’absence de doctrine et de cohérence permet d’obtenir des suffrages mais ne convainc personne.

C’est une version actualisée de la stratégie des « masses inorganiques » dénoncées par Léon Blum lors du congrès de Tours en 1920 : « Vous pensez, profitant d’une circonstance favorable, entraîner derrière vos avant-gardes les masses populaires non communistes, non averties de l’objet exact du mouvement, mais entretenues par votre propagande dans un état de tension passionnelle suffisamment intense. C’est bien là votre conception. Avec cela, qu’est-ce que le blanquisme a fait, pas grand-chose… En ces dernières années, il n’est même pas arrivé à prendre une caserne de pompiers sur le boulevard de la Villette… mais c’est à l’idée même, sans m’attarder à chercher si elle est réalisable ou non en fait, c’est à la conception théorique que je veux m’en prendre. Cette tactique des masses inconscientes, entraînées à leur insu par des avant-gardes, cette tactique de la conquête des pouvoirs publics par un coup de surprise en même temps que par un coup de force, mes amis et moi, nous ne l’admettons pas, nous ne pouvons pas l’admettre. Nous croyons qu’elle conduirait le prolétariat aux plus tragiques désillusions. Nous croyons que, dans l’état actuel de la société capitaliste, ce serait folie que de compter sur les masses inorganiques. Nous savons, en France, ce que sont les masses inorganiques. Nous savons derrière qui elles vont un jour et derrière qui elles vont le lendemain. Nous savons que les masses inorganiques étaient un jour derrière Boulanger et marchaient un autre jour derrière Clemenceau… »

Or la politique ce n’est pas répondre à une demande, c’est inventer une offre. C’est là où la stratégie de Gramsci (qu’on utilise à tort et à travers) est intéressante. Il y a bien une bataille culturelle à mener car en réalité les fondamentaux de gauche – je parle de ses principes mêmes, pas de marqueurs conjoncturels – sont en régression dans la société. La bataille culturelle n’est pas dissociable de la bataille idéologique qui nécessite de s’appuyer sur une conception claire du bien commun et de l’intérêt général. Récusons l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est fourvoyée. Nous devons réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Mais une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire parce qu’il sera devenu le cadre de référence de tous, suite à un combat idéologique de longue haleine. Ainsi défendre cette vision impose de ne pas rejoindre l’organisation gazeuse et populiste : le « gazeux » est une boutade bien pratique pour expliquer qu’on s’embarrassera pas de procédures d’arbitrage démocratique ; à son niveau Inigo Errejon, cofondateur de Podemos, a dû se rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas de possibilité apaisée et démocratique d’arbitrer un conflit de ligne (stratégique ou idéologique) au sein du parti populiste : un tel parti repose sur le leader et son cercle immédiat, si vous y êtes marginalisés, il ne reste que deux solutions, le silence ou la porte.

Il faut donc réinventer le parti traditionnel… Les lecteurs du dernier essai de Rémi Lefebvre (12) sont souvent restés sur leur faim : c’est ingrat. On ne peut pas inventer une forme d’organisation totalement nouvelle si l’on veut rester dans le cadre d’une démocratie représentative. Il faut faire le deuil de l’image du parti de masse que notre imaginaire impose à gauche : nous n’avons jamais connu en France les conditions sociologiques de la Grande Bretagne de la Belgique ou de l’Allemagne et aujourd’hui nous devons reconstruire dans une société « archipellisée ». Par contre, nous pouvons réapprendre à penser la forme social-démocrate d’organisation du parti politique (qui n’était pas si éloignée de celle des partis communistes), mais en réseau et non en liens organiques. L’urgence pour nos partis politiques est de réinvestir les fonctions abandonnées des partis pour reconquérir des couches entières de la population, d’abord à l’inclusion politique puis à un commun idéologique du primat de l’intérêt général et de l’égalité républicaine.

Réinventer une forme social-démocrate de parti en réseau, cela veut dire qu’il faut créer (ou recréer) des connexions, des coopérations renforcées, entre un écosystème d’associations (consommateurs, locataires, d’éducation populaires), de structures coopératives ou mutualistes ; cela veut dire aussi qu’il faut si ce n’est rompre avec tout du moins dépasser le mythe de la Charte d’Amiens : la déconnexion totale des partis politiques d’avec les syndicats de salariés est préjudiciable aux uns comme aux autres et elle est fondée sur un malentendu historique conjoncturel qui s’est maintenu en dépit du bon sens (13).

Le Parti politique dans cette configuration servira d’espace de coordination entre militants politiques, associatifs et syndicaux, les expériences des uns et des autres devant nourrir la réflexion idéologique et programmatique, les moyens dégagés permettant de créer des écoles de formation militante et des universités populaires, irriguant la société. Je ne vois pas d’autres moyens de reprendre pied dans la société et d’y reconquérir durablement une hégémonie idéologique.

Cela suppose également une recomposition politique qui n’a pas encore commencé mais dont la conflagration créée par cette élection présidentielle pourrait offrir l’opportunité. Le PS est probablement en train d’exploser sous nos yeux, les divisions héritées du début du XXème siècle sont par ailleurs inadaptées à notre temps dont les enjeux géopolitiques n’ont plus grand-chose à voir avec le monde d’avant la chute du mur de Berlin… L’écologie politique a une vision bien à elle de ce qu’est la politique, mais l’impératif écologique et climatique est aujourd’hui compris et intégré dans toute la gauche…

Tout cela paraîtra peut-être utopique mais la gauche est à reconstruire que la NUPES impose une cohabitation ou non en juin prochain… Nous avons accumulé les impasses ces dernières décennies, autant faire le pari de la nouveauté et du risque.

Références

(1) Loin des urnes. L’exclusion politique des classes populaires, Camille Peugny, 23 mars 2017, Metropolitiques.eu

(2) Gougou Florent – Comprendre les mutations du vote des ouvriers – Thèse IEP de Paris – 2012 (p. 178)

(3) N’oublions pas que la révolte des « Gilets Jaunes » sous le quinquennat d’Emmanuel Macron débute par une mobilisation contre une mesure prévue dans la loi pour la transition énergétique et la croissance verte portée par Ségolène Royal en 2015 et ardemment défendue par les groupes parlementaires écologistes de l’époque.

(4) Karim vote à gauche et son voisin vote FN, Jérôme Fourquet, éditions de L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2015.

(5) Les Luttes de classes en France au XXIème siècle, Emmanuel Todd, Seuil, janvier 2020

(6) Classe laborieuses, classes dangereuses, Louis Chevalier, 1958, disponible dans la collection Pluriel (Fayard)

(7) Pierre Rosanvallon : les propos de Fillon « marquent un tournant populiste dans la campagne », entretien accordé au Monde, le 2 mars 2017

(8) Le phénomène est décrit dans le détail pour le PS dans La société des socialistes, Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, octobre 2006, éditions du Croquant

(9) Extrait d’un article de Fernand Pelloutier, dirigeant anarcho-syndicaliste, Le Musée du travail in L’ouvrier des deux mondes, 1er avril 1898 : « Ce qui lui manque [à l’ouvrier], c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups ». Ce texte a été réédité par J.-P. Lecercle (2002). in L’Art et la Révolte aux éditions Place d’armes.

(10) Je vous laisse approfondir la notion de « Machine » politique ou électorale en lisant Les machines politiques aux États-Unis. Clientélisme et immigration entre 1870 et 1950, François Bonnet, dans Politix, n°92, 2010 https://www.cairn.info/revue-politix-2010-4-page-7.htm

(11) C’est une des formes de la crétinisation des élites dénoncée par Emmanuel Todd dans La lutte des classes en France au XXIème sièclehttps://bit.ly/37oZWXr

(12) Faut-il désespérer de la gauche, Rémi Lefebvre, mars 2022, édition Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique »

(13) La charte d’Amiens est adoptée au congrès de la CGT de 1906 qui voit sa prise de contrôle par les anarcho-syndicalistes, qui rejettent par principe les partis politiques et la SFIO naissante. Mais les socialistes reprendront le contrôle de la confédération dès 1909. Le rôle de « courroie de transmission » réservé aux syndicats par le bolchevisme va jouer le rôle de croque-mitaine, pourtant la CGT n’a pas eu en soi à pâtir d’un point de vue organisationnel de ses liens organiques avec le PCF de 1946 à 1992. La Charte d’Amiens sera revendiquée à partir de 1946 par tous les autres syndicats, au premier chef FO scission non communiste de la CGT créée en 1946, CFTC puis CFDT, pour se distinguer de la CGT et revendiquer un vernis démocratique tout relatif (le droit de tendance n’existe pas à la CFDT), puis pour justifier une prise de distance croissante avec le PS et l’idée socialiste.

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Deuxième partie
Dans cette deuxième partie, est analysée le rôle des structures et logiques partisanes dans la défaite.
Le rôle des structures et logiques partisanes dans la défaite 

La multiplication des candidatures à gauche (écologistes compris) pour l’élection présidentielle de 2022 n’est pas inédite : on compte 6 candidat(e)s dans cette catégorie– Nathalie Arthaud, Philippe Poutou, Jean-Luc Mélenchon, Fabien Roussel, Anne Hidalgo et Yannick Jadot. La division importante à gauche en 2022 s’est illustrée par la volonté de deux autres personnalités de prétendre à cette compétition mais qui ont finalement renoncé – Arnaud Montebourg et Christiane Taubira. Rien d’anormal, la faiblesse du nombre des candidatures présidentielles est une rareté de la vie politique française : il y avait 5 candidat(e)s du centre gauche à l’extrême gauche en 1974 ; 6 en 1981 ; 6 en 1988 ; 4 en 1995 ; 8 en 2002 ; 7 en 2007 ; 5 en 2012 ; 4 en 2017. 2022 est donc plutôt dans la moyenne. Leur multiplicité n’explique ni la victoire ni la défaite.

Les ambitions personnelles existent et il ne faut pas les sous-estimer dans le processus psychologique qui conduit à présenter sa candidature. L’élection présidentielle exacerbe ces ambitions. C’est d’autant plus vrai pour notre système politique totalement déréglé par la sacralisation progressive de ce scrutin dans nos institutions, sacralisation d’autant mortifère depuis l’invention du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral en 2001-2002.  l’électorat ne vote plus pour choisir mais pour éliminer, lui qui considère de plus en plus qu’une fois ce scrutin passé le reste n’a plus vraiment d’importance et renforce ainsi une dévalorisation du parlement déjà induite par la constitution de la Vème République (démobilisation et abstention différentielle de l’électorat dont le candidat a perdu de 2007 à 2012, et finalement 47 % de participation seulement aux élections législatives de 2017). Il rend fous les partis politiques qui deviennent pour la plupart des « machines » électorales sans idéologie, sans pensées, au service d’une ambition personnelle et « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ». Je suis convaincu qu’il faut être « un peu fou » pour se lancer dans une telle candidature et la campagne qui l’accompagne et prétendre assumer les pouvoirs exorbitants dont disposent le président de la République française. Je partage à ce titre ce qu’avait évoqué Cécile Duflot voici plusieurs années pour expliquer sa réticence même à se présenter à la primaire interne des écologistes « J’ai toujours dit ma réticence personnelle à me présenter […] Personne ne le croit, puisque tous les politiques, paraît-il, ne rêvent que de ça. […] On peut être un peu lucide sur soi-même. Aujourd’hui, je pense que je n’ai pas les épaules assez larges pour porter seule une telle charge. […] Honnêtement, quand je me regarde dans la glace le matin, puisque c’est là, paraît-il, que ça se passe, je me dis que j’en ai peur. La présidentielle, c’est une tuerie(1). » Quelques années plus tard, elle affirmait encore : « Cette obsession totale pour la présidentielle est en train de ronger la démocratie(2). » Je partage assez largement le point de vue de l’ancienne ministre écologiste du logement et de l’aménagement du territoire.

Certes, il y a des motivations idéologiques et programmatiques. Les candidats en lice en 2022 à gauche ont tous présenté des options politiques relativement différentes. Des points de convergences existent évidemment mais, au-delà de l’incongruité politique spécifique à la France de disposer à chaque élection présidentielle de deux ou trois candidats trotskistes, on ne peut nier que l’axe réindustrialisation/nucléaire/République de Fabien Roussel n’est pas réductible dans les programmes Europe/antinucléaire/renouvelables de Yannick Jadot ou Créolisation/antinucléaire/populisme de Jean-Luc Mélenchon… La réduction des divergences ou la capacité à élaborer un compromis n’étaient pas impossibles – cela a déjà été fait précédemment quand les divergences idéologiques et géopolitiques étaient bien plus fortes – mais cela nécessitait du temps et du travail, ce qui n’a jamais été réellement voulu. Et même quand Yannick Jadot a souhaité mettre en scène un débat entre les représentants de l’ensemble de la gauche au printemps 2021, il n’est pas sûr que la réussite de l’opération fût souhaitée par son obédience politique.

En janvier 2022 (il est vrai, en pleine campagne électorale), David Cormand publiait un long papier à portée idéologique pour dénoncer « la fable de l’unité » et rappelait que les écologistes ne pouvaient être confondus avec le reste de la gauche française : pour résumer (et caricaturer), la nature et la « justice climatique » passent avant le matérialisme et la « justice sociale (3) ». Ainsi il faut comprendre que, sur le temps long, l’écologie politique prétend en soi défendre un projet radicalement différent de celui de la gauche classique représentée en 2022 par Fabien Roussel, Anne Hidalgo … et même Jean-Luc Mélenchon. Cette différence justifiant pour soi une candidature distincte qui ne se réduit pas à des intérêts partisans.

On voit donc bien qu’on ne peut résumer la présence de six candidatures distinctes à des questions d’égo ou à des logiques partisanes. Nier que ces dernières existent serait cependant une tartufferie. Passons donc en revue l’existant.

Populisme et césarisme

LFI n’existe que pour la présidentielle. Ce mouvement créé en 2016 pour la deuxième campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon avait un premier objectif : se donner les moyens de s’émanciper totalement du partenariat avec le PCF (ce qui se traduira immédiatement par la décision de tailler des croupières aux communistes dès les législatives de 2017) en appliquant à l’élection phare les principes du populisme de gauche tels que théorisés par la philosophe belge Chantal Mouffe. L’adhésion au leader permettrait ainsi de mobiliser les affects par-delà l’argumentation politique rationnelle pour créer le sentiment d’adhésion militant sur lequel repose la conquête du pouvoir : « une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce processus (4) ».

En l’absence de l’implication directe et personnelle du chef, LFI est incapable de remobiliser ses sympathisants (qui se sont largement évaporés après la présidentielle), d’organiser des stratégies cohérentes et d’intéresser l’électorat lors des élections intermédiaires (Européennes, Municipales, Régionales et Départementales) : le « mouvement gazeux » n’est pas fait pour cela, car la base n’est pas réellement structurée et il s’agit essentiellement de mettre en scène une forme d’unanimisme autour des mots d’ordre du leader et du groupe dirigeant.

Créée pour la campagne du leader, l’organisation populiste ne peut vivre sans lui : la dégradation de l’image du leader lui est donc directement préjudiciable, or elle a été directement affectée par sa violence verbale en direction de ses alliés PCF, par sa violente réaction aux perquisitions de l’automne 2018 puis par son glissement philosophique illustré par sa participation au rassemblement de novembre 2019 « contre l’islamophobie » à l’appel du CCIF. Le lancement très précoce de sa candidature dès novembre 2020 vise à installer la campagne des Insoumis dans la durée en rétablissant progressivement l’image du leader et en installant l’idée que la détermination du candidat est totale et que quoi qu’il se passe on ne peut imaginer une élection présidentielle en 2022 en l’absence de Jean-Luc Mélenchon.

Cette campagne a donc commencé par un plébiscite sous la forme d’un parrainage citoyen et se poursuit par la mise en scène constante du candidat dans des meetings très travaillés, conçus comme de grands spectacles (avec talent et réussite au demeurant). La personne de Mélenchon est omniprésente sur les réseaux sociaux, amplifiée par l’action coordonnée d’une armée de militants. Cette personnalisation s’explique, il est vrai, par la nature de nos institutions, mais elle est poussée à l’extrême par LFI, LaREM et le RN.

Avec la présidentielle, LFI a remobilisé une partie de ses sympathisants qui avaient disparu pendant 5 ans et n’étaient pas intervenus dans des combats politiques qui les désintéressaient. Elle a mis en scène un parlement de l’Union Populaire, qui rassemblait en réalité nombre de soutiens déclarés et déjà acquis depuis longtemps à la cause du leader, pour masquer l’absence de ralliement politique partisan. Mais l’Union Populaire n’a pas plus fait élire Mélenchon que LFI, il a donc fallu revoir en catastrophe la stratégie du mouvement en articulant à la fois le populisme – l’appel à élire Jean-Luc Mélenchon comme Premier ministre (communication politique au demeurant bien ficelée puisqu’elle maintient la mobilisation et l’attente d’une partie de l’électorat) en espérant éviter cette fois-ci une trop grande abstention aux législatives – et le rassemblement de la gauche, avec des négociations marathon pour les élections législatives avec tous les partis qu’elle rejetait jusqu’ici.

On peut s’interroger malgré tout sur l’avenir promis à LFI, quel que soit le résultat des élections législatives à venir : si le leader prend effectivement sa retraite, l’organisation devra pour survivre politiquement (financièrement, cela devrait aller) soit se trouver un nouveau leader charismatique, soit se normaliser et abandonner la stratégie populiste (au risque de perdre une partie de son attractivité)… dans tous les cas, des affrontements internes au sein même du groupe dirigeant risquent d’intervenir, d’autant plus violents que le contrôle de la manne financière publique sera au cœur des enjeux.

Mirroir aux alouettes écologistes

EELV a reproduit dans cette campagne électorale la même erreur d’analyse que lors de la précédente élection présidentielle Leur score flatteur lors de l’élection européenne de 2019 (13,48 %, +4,5 points, 7 eurodéputé(e)s supplémentaires) a donné l’impression aux Écologistes qu’il ne fallait pas à nouveau passer à côté de l’élection présidentielle(5) … Les bons résultats européens des Écologistes n’ont pourtant jamais débouché sur une traduction électorale domestique de même niveau, mais l’illusion a été entretenue par la conquête d’une vingtaine de nouvelles municipalités, dont plusieurs villes majeures (Lyon et sa métropole, Bordeaux, Strasbourg, Poitiers, Tours, Annecy, Besançon, Colombes et Besançon) qui rejoignent alors Grenoble… le taux de participations aux élections municipales est faible et aurait dû inciter les dirigeants d’EELV à plus de circonspection… Qu’importe ! les défaites des régionales (toujours sur fond de faible participation) ont été interprétées aussi comme une progression écologiste : Julien Bayou arrivé en tête à gauche d’un cheveu en Île-de-France conduit la liste d’union au second tour pour échouer ; Éliane Romani refuse l’union avec la liste de l’Appel Inédit dans le Grand Est tout en étant la seule à pouvoir se maintenir ; EELV conduit également la liste d’union en Auvergne-Rhône-Alpes avec Fabienne Grébert ; idem avec Mathieu Orphelin (ex-macroniste) en Pays-de-la-Loire… Peu importe là encore que ces listes essuient des défaites parfois cinglantes et très prévisibles au second tour, le fait de devenir dans ces régions les leaders d’un soir à gauche suffisent à leur bonheur.

Il est temps, il est l’heure… Le moment de l’écologie est venu et la jeunesse participe en masse (mais moins que dans le reste de l’Europe) aux manifestations pour la justice climatique. EELV a pour projet de s’imposer comme le nouveau parti dominant contre les libéraux/conservateurs et l’extrême droite ; elle a vocation à changer les paradigmes idéologiques qui déterminent les positionnements politiques du pays. Ici l’intérêt direct du parti rencontre un objectif politico-culturel évident : comment reprocher aux Écologistes d’avoir été présents dans l’élection présidentielle ? Ils l’ont toujours été, sauf en 2017 où Yannick Jadot s’est rangé derrière Benoît Hamon après avoir constaté des convergences massives. D’ailleurs depuis 2020-2021, les amis de Hamon qui ont quitté le PS et agrégé quelques centaines de nouveaux militants supplémentaires sont avec Génération·s dans le pôle écologiste cornaqué par EELV. Jadot rumine son retrait de 2017 : il était logique idéologiquement mais n’a pas été payant politiquement, peut-être pourrait-il réussir là où l’ancien président du MJS a échoué ?

L’intérêt du parti aussi est en jeu dans cette campagne : le quinquennat Hollande lui a coûté des élus et des financements, l’argent dépensé pour le début de campagne de Jadot est perdu. Le parti a vendu son siège pour rembourser ses dettes, son équipe de permanents est réduite. Les lendemains électoraux, fondés sur une mésinterprétation des résultats de 2019 à 2021, ont l’air radieux : un bon score à la présidentielle, c’est imposer aux partis de gauche un accord écrasant aux législatives et s’assurer des rentrées financières publiques enfin conséquentes. Au-delà de la légitimité d’EELV à défendre légitimement un projet spécifique, le parti a cru pouvoir imposer son hégémonie. Les enquêtes d’opinion (avant les résultats) ont rapidement fait déchanter les Écologistes, il était tout à la fois trop tard pour faire marche arrière. EELV n’imaginait pas cependant être sous la barre des 5 % : le non-remboursement de la campagne est un coup dur et les négociations avec LFI pour les élections législatives ont dû être d’autant plus serrées que l’enjeu des dettes de campagne est majeur.

Au PS, le congrès est toujours en préparation

Les responsables socialistes ont, de la même manière que les écologistes, pour les européennes et les municipales, mésinterprété les résultats des élections intermédiaires, notamment les régionales, de 2020 et 2021. Depuis 2017, ce parti avait – tout en refusant de faire un inventaire sérieux du quinquennat Hollande – donné quelques signes d’une réorientation un peu plus à gauche, mais somme toute assez classique pour un parti revenu dans l’opposition.

Le refus de rompre franchement avec le hollandisme (la motion Le Foll est arrivée devant celle d’Emmanuel Maurel au congrès d’Aubervilliers en avril 2018) et le rejet de toute discussion avec la France Insoumise par principe avait causé le départ des principaux responsables de l’aile gauche, Emmanuel Maurel, Marie-Noëlle Lienemann et leurs camarades allant poser les fondations de la future Gauche Républicaine & Socialiste, qui s’allia avec la France Insoumise aux élections européennes de juin 2019 au regard de leur proximité politique sur la construction européenne. Ces élections donnèrent une satisfaction relative au PS puisqu’il y talonnait la France Insoumise avec 6,19 % contre 6,31 %. Mais le fait qu’EELV ai fait le double de leur score et celui que le pôle écologiste se soit constitué en août 2020 ont pu convaincre un temps le Premier secrétaire du PS de se ranger derrière les écologistes. Une candidature commune social-écologiste n’était pas absurde : cela avait déjà été le cas en 2017 (avec un dénouement malheureux il est vrai), le souffle de la jeunesse mobilisée dans les « manifestations climat » et les spéculations provoquées par la crise sanitaire sur le « jour d’après » plus écolo semblait donner raison à la conversion théorique et superficielle mais survendue du PS à l’écologie ; le fédéralisme européen d’EELV était également parfaitement compatible avec l’européisme, devenu idéologie par défaut d’un PS sans boussole idéologique depuis plusieurs décennies.

Mais le ralliement du PS à une éventuelle candidature de Yannick Jadot (dans le meilleur des cas, car évidemment il est absolument inenvisageable de se ranger après une primaire écolo hasardeuse derrière un Eric Piolle, seul rival ouvertement déclaré du futur candidat à l’époque) n’est pas forcément du goût des grands élus locaux du parti : président(e)s de région et maire des grandes villes refusent de céder quoi que ce soit à des élus et militants écologistes avec qui ils ont parfois des relations plus que tendues. Alain Rousset, président très Macron compatible de la Nouvelle Aquitaine, rejette par principe toute possibilité d’accord avec EELV ; Anne Hidalgo qui n’est pas encore candidate multiplie les passes d’armes avec les écologistes de sa propre majorité municipale, dénonçant le peu de fiabilité (selon elle) de leurs valeurs républicaines. Il est hors de question pour eux qu’Olivier Faure impose au PS de ne pas présenter de candidat ; la « jeune génération » de maires PS élus ou réélus lors des municipales de mars et juin 2020 compte bien trouver quelqu’un pour porter la candidature d’un parti qu’ils considèrent comme leur propriété, bien qu’ils en méprisent la direction et ses consignes.

La « victoire » aux régionales de juin 2021 les conforte dans leur résolution. Comme les verts, ils oublient que la conservation des présidences de région par le PS s’est déroulée sur fond d’une abstention massive et d’une sur-prime aux sortants : les Français n’ont pas élu des équipes socialistes, ils ont voté pour les sortants. Qu’à cela ne tienne, l’affaire est entendue : l’orientation de centre-gauche sans beaucoup d’idée est consolidée par la réélection de présidents de région Macron compatibles ou vallsistes et les « jeunes maires » imposent la candidature d’Anne Hidalgo au forceps. Ces élus qui tiennent un PS qui a tout désormais de la SFIO des années 1960 sont convaincus que leur modération peut ramener à la « vieille maison » une partie de l’électorat qui se tournait auparavant vers le PS mais s’est découvert de centre droit avec Emmanuel Macron. C’est cette partie-là que les « hollandais » du PS voudraient récupérer, or comme il ne peut plus réellement assumer le bilan de Hollande sans en avoir même fait l’inventaire, il n’y a aucune raison que cela marche.

La catastrophe électorale ne fait bientôt plus de doute – aggravée par les erreurs de communication de la candidate mais aussi de tactique, comme avec l’appel à une primaire qu’elle finira par rejeter : certains envisagent de la débarquer pour la remplacer par François Hollande (!?) ou pour rallier en catastrophe Yannick Jadot et faire ressortir la candidature social-écologiste du placard… le bateau socialiste est ivre. Il n’y a en réalité plus d’autres choix que de continuer la campagne, au regard des sommes déjà engagées, et d’allumer des cierges dans l’attente d’un miracle qui ferait suffisamment remonter la candidate PS pour se faire rembourser par l’État. Bientôt, on en est plus à continuer la campagne que parce que s’arrêter serait plus ridicule encore.

Anne Hidalgo n’était pas encore à terre et n’a pas encore recueilli 1,7 % des suffrages exprimés que les éléphants et éléphanteaux du PS fourbissent déjà leurs armes pour un prochain congrès post-défaite, où ils pourront s’accuser mutuellement d’être responsables de la bérézina et à prétendre devenir le primus inter pares des barons locaux socialistes. Perdus pour perdus, la campagne interne de François Hollande avec Rachid Temal, Stéphane Le Foll ou Jean-Christophe Cambadélis contre un accord pour les législatives avec LFI s’inscrit dans cette logique ; il s’agit de reprendre le contrôle de l’appareil en s’appuyant sur la défaite, en espérant que cette nouvelle SFIO récupérera un jour ou l’autre les électeurs partis chez Macron… J’ai dit ce que je pensais de cette hypothèse plus haut. Olivier Faure et son équipe sont en train de brûler leurs vaisseaux : les discussions pour les législatives qu’ils ont toujours refusées jusqu’alors (au point ridicule de co-signer avec les parlementaires insoumis des recours communs au Conseil Constitutionnel alors qu’ils leur déniaient publiquement toute respectabilité politique) avec LFI marquent leur rupture avec le quinquennat Hollande qu’ils n’ont pas eu le courage de faire avant : « A minima, cela supposerait que François Hollande et Manuel Valls se posent quelques questions. Quand on me dit « Plus jamais PS » dans les rues, ce n’est pas pour me dire « Vous, Olivier Faure, qu’avez-vous fait pendant 5 ans ? » Ils me reprochent à moi ce que tous les autres ont pu faire avant. Sous le quinquennat Hollande, je n’ai jamais été « frondeur » mais je me suis battu sans être écouté : qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? J’étais minoritaire, je me suis tu ! […] Si certains ne croient plus appartenir à un espace commun de la gauche, avec les communistes, les écologistes, les insoumis, les radicaux et nous, si vous pensez que votre avenir est avec Emmanuel Macron, le mieux à faire est de partir. Qu’est-ce qu’on paie aujourd’hui ? Le manque de clarté. Les gens, quand ils voient Manuel Valls ou Ségolène Royal présentés comme socialistes à la télévision, se disent « C’est ça le PS », pensent qu’on est toujours dans l’attente de trahir quelqu’un. Ce n’est pas vrai, ceux qui sont restés, l’ont fait pour leurs convictions(6). » Il est vrai que le premier secrétaire du PS présente les choses de manière à s’exonérer de quelques-unes de ses responsabilités (qui était justement de ne pas se taire), mais s’il avait dit cela avec la même force 4 ans plus tôt, il nous aurait peut-être épargné bien des déboires…

Perennité et identité du communisme français 

« Vous êtes la mort et le néant. » Dans un sms rageur et assassin, Jean-Luc Mélenchon signifie à Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, le 4 mai 2017 (3 jours avant le 2nd tour de l’élection présidentielle) sa rupture politique avec les communistes. Voici le propos dans son intégralité : « Vous créez la confusion dans tout le pays en vous appropriant mon portrait et mon nom sans parler du logo front de gauche ! Bravo ‘l’identité communiste’. Tout ça après des mois d’injures et de manœuvres pour saboter ma campagne. Et vous recommencez ! Vous êtes la mort et le néant. 10 mois pour me ‘soutenir’, 10 minutes pour soutenir Macron. Sans oublier les accords que vous ne respectez pas. J’en ai assez. Je vais donc annoncer notre rupture politique dès mon retour à Paris. Et je vais dire pourquoi(7). »

Jean-Luc Mélenchon reproche alors au PCF d’avoir pensé de manière autonome : partisan d’une candidature unique de la gauche anti-Hollande à la présidentielle, Pierre Laurent s’était engagé début 2016 dans le processus de la primaire de la gauche et des écologistes, tandis que Jean-Luc Mélenchon refusait tout net d’y participer. Toute l’année 2016, le PCF a tenté, en vain, de le convaincre de ne pas se lancer seul dans la présidentielle. Jusqu’à la décision tardive, en novembre 2016, de le soutenir. Le PCF n’a pas voulu non plus se plier à une campagne dirigée par les seuls proches du candidat, donc il refusera de soutenir les candidats du PCF, sauf Stéphane Peu et Marie-George Buffet en Seine-Saint-Denis qui devront accepter le cadre de la campagne législative des Insoumis. Mais le PCF, malgré la concurrence de plusieurs candidats LFI contre les siens, se sort plutôt bien des élections législatives de 2017, comparées à celles de 2012 : le PCF n’avait que 7 sortants (auxquels on peut ajouter les deux députés de la FASE), il fait élire 10 députés, mais la concurrence insoumise lui a coûté une circonscription dans l’Oise et celle de Nanterre (Hauts-de-Seine) où une de ses sympathisantes tentait de prendre la succession de Jacqueline Fraysse… Elsa Faucillon (Colombes/Gennevilliers) a manqué de peu d’être éliminée par un candidat LFI.

Le PCF maintient son groupe parlementaire à nouveau grâce à divers députés ultramarins, mais la conviction de nombreux responsables communistes est faite que la survie du parti dépend d’une attitude plus offensive et volontaire. André Chassaigne, président du groupe GDR, ne veut plus d’un secrétaire national qui reste abasourdi devant les agressions de Jean-Luc Mélenchon et de son mouvement qui doivent tant au PCF ; avec l’aide de Fabien Roussel, nouveau député du Nord, il va mener l’offensive contre la direction du parti lors du congrès d’octobre-novembre 2018 et à la « surprise générale » le texte alternatif qu’ils ont défendu reçoit 1 300 voix de plus que celui de la direction. Ce résultat est la conséquence directe de la brutalité de LFI ressentie par les militants communistes à l’égard de leur parti. Pierre Laurent (dont on ne comprenait pas quelle orientation il défendait réellement dans ce congrès) est battu et il en prend acte ; lors du congrès d’Ivry-sur-Seine, une seule liste est soumise aux délégués, avec Fabien Roussel comme secrétaire national du PCF et Pierre Laurent comme président du conseil national. Le texte de Stéphane Peu et Elsa Faucillon qui proposait un rapprochement plus important avec LFI n’a fait que 12 %.

L’orientation du PCF est désormais tracée : réaffirmer l’identité communiste, tout en se distançant de LFI et en actant la fin d’un Front de gauche déjà mort, pour pouvoir s’allier tantôt à LFI tantôt au PS au niveau local. Dès ce moment, la perspective d’une candidature communiste à la prochaine élection présidentielle est assumée : le PCF et ses dirigeants ont fait l’analyse que l’absence du PCF à l’élection présidentielle signait la fin rapide du parti. Les choix tactiques des élections intermédiaires vont répondre tout à la fois à ce besoin de visibilité (la liste conduite par Ian Brossat en 2019 aux élections européennes – 2,49 %) et de permettre le maintien ou la progression du nombre d’élus locaux communistes avec des alliances au cas par cas (lors des élections régionales de mars 2021, le PCF choisira de faire liste commune avec LFI en Île-de-France, Normandie et en Auvergne-Rhône-Alpes, mais d’être avec les présidents PS sortants en Nouvelle Aquitaine, en Occitanie et en Bourgogne/Franche-Comté… il choisira de rester sur la liste de rassemblement de la gauche malgré l’exclusion unilatérale et injustifiée de LFI en PACA par le tête de liste écologiste). La préparation de l’élection présidentielle et de la candidature communiste, dont il devient évident que ce sera Fabien Roussel qui la portera, va bon train et elle est renforcée par l’annonce unilatérale de la candidature de Jean-Luc Mélenchon dès novembre 2020… ce dernier n’a pas même cherché à prendre langue avec des partenaires politiques éventuels et, tout au long de l’année, l’actualisation du programme présidentiel « L’avenir en commun » (AEC) ne fera l’objet d’aucune discussion avec d’autres organisations politiques.

Or jusqu’en février 2022, le candidat insoumis stagne entre 9 et 12 %, la perspective d’un second tour à gauche étant parfaitement improbable les communistes n’ont aucune raison de remettre en cause leur orientation politique et stratégique et Fabien Roussel sera désigné candidat du PCF à la présidentielle par un vote militant avec un score sans appel : 82,4 % sur quelques 30 000 votants (équivalent au congrès). Les principaux élus communistes qui ne partagent pas la stratégie de leur parti, comme Stéphane Peu et Elsa Faucillon, préfèrent se taire d’autant que le doute les a également gagnés sur la candidature Mélenchon et qu’ils ont peu goutté eux-mêmes l’agressivité globale de LFI à l’égard du PCF. On a beau jeu à quelques semaines des élections législatives de saluer l’intelligence tactique des Insoumis mais, durant toute l’année 2021, ils ont été d’une brutalité impressionnante avec leurs interlocuteurs : si l’on n’est pas avec eux, c’est que l’on est contre eux, si on ne proclame pas son ralliement à la candidature populiste c’est que l’on n’est pas avec eux, vous le paierez donc au centuple au moment des élections législatives…

La direction du PCF a donc fait le pari de la visibilité… quoi qu’il en coûte. Quelques jours après sa désignation, on craint le faux pas fatal pour Fabien Roussel, car une polémique s’ouvre sur sa présence avec d’autres responsables de gauche (mais dont on n’attend alors plus rien comme Olivier Faure) à la manifestation organisée le 19 mai 2021 par différents syndicats de policiers ; cette manifestation se transforme en démonstration de force du syndicat d’extrême droite Alliance, avec une foule qui reprend ses slogans remettant en cause des principes essentiels de l’État de droit. Libération accorde même une pleine page à Elsa Faucillon pour sermonner son secrétaire national(8). Sur le moment, et par la suite aussi, on oublie pourtant que le patron du PCF a été invité à la manifestation par la CGT Police et qu’il ne défend en rien les exigences d’Alliance (9) mais des propositions parfaitement légitimes. Les responsables politiques de gauche se sont fait piéger, ils ont pêché par naïveté en pensant que le plus bavard (et aussi l’un des plus gros syndicats) et droitiers des syndicats de policiers n’allait pas tirer la couverture à lui pour banaliser un discours mettant en avant ? la cohésion nationale. Mais après plusieurs semaines, la polémique se tasse.

Jusqu’à la mi janvier 2022 Fabien Roussel stagne entre 1,5 et 2 % des intentions de vote, subissant en plus la concurrence d’Arnaud Montebourg qui met en scène tout à la fois sa proximité politique avec le candidat communiste et l’impossibilité à le rallier(10). Donc la direction du PCF a prévu un financement de campagne qui soit capable d’affronter un score inférieur à 5 % des suffrages exprimés et le non-remboursement des frais de campagne, perspective la plus probable. Le candidat communiste peut donc affirmer qu’il ira jusqu’au bout sans craindre la catastrophe politique : il réaffirme l’identité communiste et la visibilité du PCF, ce qui était le principal objectif avoué de la candidature. De la mi-janvier à début avril 2022, la candidature va prendre une autre ampleur avec l’espace libéré par Arnaud Montebourg, la polémique absurde engagée contre lui par Sandrine Rousseau (dont on se demande si elle ne travaillait pas déjà en sous-main pour les Insoumis) sur l’alimentation et qui attire enfin sur lui l’attention des médias, puis le soutien depuis petits partis de la gauche républicaine.

Roussel a donc rempli son contrat – l’identité communiste a été réaffirmée, le PCF est redevenu audible – mais le ton qu’il a donné à sa campagne a fini par apporter une dimension supplémentaire à sa candidature, représenter une gauche de transformation sociale qui n’a pas abandonné ses racines républicaines et laïques. Avec l’accord législatif de rassemblement de la gauche, le PCF va pouvoir maintenir son groupe (avec peut-être moins de financement public toutefois) et même si ses partenaires de la présidentielle risquent de passer momentanément à l’as, ce parti redevient un pôle avec lequel il faut construire.

Références

(1) Cécile Duflot : « La présidentielle me fait peur » – entretien accordé au Nouvel Observateur, 18 août 2010

(2) 13 janvier 2016 dans un entretien vidéo accordé à Ecorama/boursorama

(3) La fable de l’unité, 7 janvier 2022, David Cormand – https://www.davidcormand.fr/mon-blog-articles/la-fable-de-lunit

(4) Pour un populisme de gauche, Chantal Mouffe, 2018, Albin-Michel. La référence littéraire est postérieure à la campagne électorale de 2017 mais répercute les analyses précédentes de la philosophe : Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une démocratie radicale (1985-2009), Le paradoxe démocratique (2000-2014), L’illusion du consensus (2005-2016), Agonistique : Penser politiquement le monde (2013-2014), ou encore Construire un peuple co-écrit avec Íñigo Errejón (2016-2017) [Les différentes dates indiquent la publication en anglais ou en espagnol puis la publication en français.]

(5) On ajoutera qu’après les élections européennes EELV et Génération·s ont entamé des discussions qui allaient déboucher sur la création en août 2020 avec Génération Écologie, CAP21, l’AEI et le MdP du pôle écologiste ; or la liste Génération.s conduite par Benoît Hamon aux élections européennes de 2019 avait recueilli 3,27 %: 13,48+3,27=16,75 %, un « socle » à faire pâlir de jalousie toute la gauche, mais un « socle » fondé sur le résultat des élections européennes.

(6) Olivier Faure dans l’émission « Questions politiques » de France Inter, France Télévision et Le Monde, le 1er mai 2022

(7) Le Canard Enchaîné, mercredi 17 mai 2017

(8)  « Elsa Faucillon : pourquoi je n’irai pas manifester auprès des policiers »,tribune dans Libération, 19 mai 2021

(9) « Droit à la sécurité : Fabien Roussel défend « une police nationale de proximité« . » : tribune dans l’Humanité, 19 mai 2021

(10) Arnaud Montebourg : « La gauche a abandonné le récit national », entretien accordé à Libération, publié le 7 décembre 2021 : « Je lui ai dit une chose [à Fabien Roussel] : «Si moi je me désiste pour toi, je deviens communiste, si toi tu viens avec moi, tu restes communiste.» Franchement, ce n’est pas à 59 ans que je vais commencer une carrière de communiste. »

 

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Le rendez-vous manqué de la gauche en 2022 sera-t-il définitif ? (1/3)

Première partie
Pour la troisième fois en 20 ans, la gauche est éliminée au soir du 1er tour de l’élection présidentielle. C’est surtout et d’abord la deuxième fois consécutive… La situation est d’autant plus frustrante pour nombre d’électeurs et militants que le candidat de gauche le mieux placé – Jean-Luc Mélenchon – manque l’accès au 2nd tour de quelques 421 000 voix, après l’avoir raté en 2017 de 619 000 voix en 2017. Beaucoup de déceptions donc, mais aussi beaucoup de raisons d’espérer faire mieux la prochaine fois, comme nous y a invité le candidat insoumis le 11 avril dernier.

Jean-Luc Mélenchon a fait mentir tous les pronostics : personne en décembre 2021 ou même en février 2022 ne pouvait imaginer que le candidat « populiste » pourrait frôler le 10 avril la barre des 22 % des suffrages exprimés. Depuis l’annonce unilatérale de sa candidature en novembre 2020, la baisse sondagière ne s’est pas arrêtée pendant un an, avant de rester « scotché » entre 10 et 12 % d’intentions de vote jusqu’en mars. Ayant rompu avec tous ses partenaires politiques de manière relativement brutale, ayant vu son image durablement abîmée (en grande partie sous l’effet de la séquence des perquisitions de novembre 2018, dont on continue encore aujourd’hui à interroger les véritables causes), ayant raté les différentes étapes que représentent les élections intermédiaires, ayant rejeté toutes les aspirations au rassemblement exprimées dans le « peuple de gauche » et, enfin, étant accusé d’avoir fortement altéré son orientation politique sur la question républicaine, Jean-Luc Mélenchon ne paraissait pas en mesure au début de la campagne présidentielle de renouveler son « exploit » de 2017. C’était un peu vite oublier que la France insoumise (LFI) était toute entière à la fois tournée vers l’élection présidentielle et vers la personne de son leader : les équipes de campagne du candidat insoumis ainsi que les militants encore engagés dans LFI ont été, malgré les obstacles, en permanence « habités » de la certitude qu’ils allaient gagner, ce qui les mettait dans des dispositions plus dynamiques que leurs concurrents qui s’étaient logiquement convaincus que la gauche (du fait de sa division) ne pouvait rien espérer de mieux que de poser des jalons pour l’avenir…

Mais Jean-Luc Mélenchon a toujours largement distancé ses concurrents à gauche et dans les deux ou trois dernières semaines de campagne a cristallisé sur sa candidature le « vote utile » de nombreux électeurs de gauche exaspérés par la perspective d’une répétition du duel Macron/Le Pen de 2017 : le bulletin Mélenchon a été un outil de barrage, y compris pour celles et ceux qui n’apprécient ni son orientation ni sa personnalité. Différents sondages de « sortie des urnes » ont tenté de mesurer ce « vote utile » ; les Insoumis prétendront que l’adhésion motivait 80 % des suffrages, les personnes plus critiques affirmeront que l’utilitarisme en représente 50 %… la vérité est sûrement entre les deux, mais nier cette dimension, en 2017 comme en 2022, serait absurde.

Au final, force est de constater que « la marche était trop haute »… le candidat insoumis n’a pu se hisser au 2nd tour et la colère des sympathisants de LFI et d’une partie des électeurs contre les autres candidats de gauche – notamment Fabien Roussel, accusé (à tort) d’avoir directement contribué à la défaite de Jean-Luc Mélenchon – n’y change rien : il n’y a pas, à y regarder de plus près, de « vases communicants » entre électorats et les spéculations sur le sujet sont assez vaines.

Cependant, la gauche n’est paradoxalement pas aussi affaiblie qu’il y a 5 ans. Dans un contexte de progression de l’abstention (un million d’abstentionnistes supplémentaires), la gauche, les écologistes et l’extrême gauche rassemblent 1,25 million de suffrages supplémentaires ; la progression est sensible au regard du nombre de suffrages exprimés (+4,2 points) et des inscrits (+2 points). Cependant, pour la première fois, le total des voix de gauche au 1er tour est inférieur à celui des voix pour l’extrême droite – 11,22 contre 11,34 millions – ce qui n’est pas exactement un signe de bonne santé de la gauche et de la démocratie française. N’oublions pas non plus que les logiques institutionnelles de la Cinquième République (aggravées avec l’inversion du calendrier depuis 2002) peuvent avoir des conséquences démobilisatrices : à l’heure où j’écris, il reste un mois avant les élections législatives, mais il faut rappeler que la gauche était tombée en 2017 de 21 % des inscrits pour l’élection présidentielle à 13,5 pour les élections législatives ; au regard des suffrages exprimés (l’abstention avait été massive : 51,3%), c’était un léger mieux 28,3 contre 27,7 %, mais il était dû à une remontée du vote socialiste et du vote écologiste (sans député écolo à la clef, ce vote était-il « inutile » ?) et à une relative confusion dans les positionnements des candidats vis-à-vis du nouveau locataire de l’Élysée. La division avait fait le reste pour aboutir à une soixantaine de parlementaires d’opposition de gauche.

La gauche – ou plus exactement ses dirigeants – est donc à un moment charnière… Elle doit comprendre le moment politique et social dans lequel nous sommes, tirer les leçons du scrutin présidentiel. C’est la condition nécessaire pour qu’une force de gauche reprenne le pouvoir et, surtout, transforme (durablement) la société.

Les raisons de l’échel présidentiel de 2022

Avant d’aborder les éléments territoriaux et sociaux qui découlent de l’analyse du scrutin du 10 avril 2022 et les stratégies politiques qui ont présidé à cette élection, il paraît nécessaire de resituer sur le moyen terme le contexte politique plus général de notre pays.

Objectivement, le bilan du mandat d’Emmanuel Macron présente une brutalité rarement vue à l’égard des catégories populaires (la répression contre les « gilets jaunes » a été de ce point de vue un phénomène inédit depuis la fin des années 1960) et a mis en exergue à l’occasion de la crise sanitaire les faillites du néolibéralisme qu’il promeut. Il y avait la place pour une contre-offensive de gauche, d’autant plus nécessaire qu’il n’est jamais inscrit que la colère sociale débouche forcément sur un renforcement de la gauche quand celle-ci est atone ou divisée – on le voit depuis des années, et en 2022 plus encore, l’extrême droite connaît une progression continue.

Evolution du contexte socio-culturel français

La société française connaît comme d’autres sociétés occidentales une phase de rétractation qui n’est pas déconnectée de l’évolution du système capitaliste qui les sous-tend et des vagues successives, plus ou moins brutales, du néolibéralisme qui les ont transformées.

L’incapacité collective à préserver du marché des pans entiers de notre vie économique et sociale et la fin des grands récits unificateurs « positifs », ou même leur faillite économique, idéologique et morale si on songe à la chute du système soviétique(1) ont laissé le champ libre à des niveaux d’intensité divers à l’individualisme, au consumérisme, au repli sur la sphère familiale, mais aussi au repli sur les identités culturelles et religieuses (qui peuvent donner l’impression d’un renouveau de la solidarité), à l’obscurantisme et à une remise en cause du « savoir scientifique » ; enfin, dans une certaine mesure, la défiance grandissante qui travaille nos sociétés se double fréquemment d’une forme plus ou moins forte de « complotisme ».

Toutes ces évolutions sont en soi défavorables à la gauche, d’autant qu’aucune initiative sérieuse n’est conduite d’un point de vue culturel pour les contrecarrer…

Les conséquences du « hollandisme » sur la gauche française

Il y a cependant une spécificité politique française qui tient au désastre du quinquennat de François Hollande. La perception que garde l’immense majorité des électeurs de gauche (et même des Français) de ce mandat est celle d’une trahison politique sur tous les fronts ou presque : construction européenne, politique économique, travail (droit et rémunérations)… Avec Hollande est entré dans la tête des gens que la « gauche de gouvernement » c’est la même chose que la droite et parfois pire : non seulement – à la différence de toutes les précédentes expériences de la gauche au pouvoir – les Français (et tout particulièrement les catégories populaires) n’ont retiré aucune amélioration de leurs conditions de vie matérielle et morale de ce quinquennat, mais alors qu’il n’avait aucun marqueur social à mettre en avant, le « président normal » a mis en œuvre des politiques économiques et sociales que même Nicolas Sarkozy avant lui n’auraient osé pouvoir conduire.

Dès les premiers mois de son mandat, le PS a dû mettre au pilon des centaines de milliers de tracts saluant la fin de la « TVA sociale » car elle avait été remise en place de manière détournée après avoir été supprimée. Puis le soutien financier aux grandes entreprises sans aucune contrepartie a atteint des niveaux improbables, la dérégulation du marché a été accrue ; pour finir, les droits des salariés ont été réduits (là où Sarkozy créait des accords de compétitivité « défensifs », Hollande installait des accords « offensifs » c’est-à-dire des réductions relatives des rémunérations des salariés pour développer les grandes boîtes)… c’est sous François Hollande, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve que les techniques de maintien de l’ordre ont été modifiées avec des résultats désastreux (mort de Rémi Fraisse en 2014 au barrage de Sivens ; nassages et nombre de blessés en hausse lors des manifestations contre le projet de loi El Khomri) qui annonçaient les violences du quinquennat suivant. Sans parler du trouble créé par la proposition de déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux…

D’une certaine manière, François Hollande a installé dans l’esprit des Français qu’une politique publique de gauche était « utopique ». Tony Blair était venu nous dire en 1998 qu’il n’y avait pas de politiques économiques de gauche ou de droite, François Hollande – qui n’a pas simplement abdiqué devant le néolibéralisme mais en était un agent convaincu depuis des lustres(2) – semble avoir voulu nous en faire la démonstration de manière acharnée et l’impression qu’il a laissée est durable : quand bien même Anne Hidalgo présentait un programme superficiellement de gauche, les électeurs de la présidentielle lui ont à nouveau fait payer le quinquennat Hollande, « plus jamais PS » c’est d’abord « plus jamais Hollande ». Peut-être mesurera-t-elle dans les semaines qui viennent l’erreur fatale d’avoir voulu se mettre en scène avec l’ancien président dans une fausse intimité (au café sous le regard de dizaines  de caméras) et en meeting. Hollande est au PS, et sans doute à la gauche française, ce que Ferenc Gyurcsány(3) a été à la gauche hongroise qui vient à nouveau d’échouer lors du dernier scrutin face à l’ultra-conservateur illibéral Viktor Orbán (la gauche hongroise a perdu le pouvoir voici près de 12 ans et croyait le reprendre grâce à une coalition de tout ce que la Hongrie compte d’opposants au premier ministre actuel). Une perspective terriblement réjouissante donc…

De plus, les Français ont le sentiment totalement légitime que la politique conduite par Emmanuel Macron depuis son élection en mai 2017 est dans une complète continuité avec celle qu’avait menée son prédécesseur… On peut à la rigueur considérer qu’Emmanuel Macron est allé encore plus loin que François Hollande mais la logique mise en œuvre est absolument identique sur l’Europe, l’économie, le social, la sécurité et les libertés publiques. Emmanuel Macron est aujourd’hui identifié à droite – il ne reste plus grand monde pour faire semblant de croire au « en même temps » à part François Rebsamen, Marisol Touraine, Élisabeth Guigou et Jean-Yves Le Drian – mais les Français ne peuvent oublier qu’il « vient [immédiatement] de la gauche » et qu’il est la « créature » (au sens premier du terme) de François Hollande et donc de l’État PS.

La gauche semble donc condamnée dans la psychologie collective à une posture oppositionnelle dont les solutions ne seraient pas « praticables » puisqu’elle ne les a pas pratiquées au pouvoir ; si la « gauche de gouvernement » n’est qu’un autre avatar de la politique néolibérale et autoritaire, alors autant garder celui qui le fait déjà sans plus prétendre être « de gauche ». Emmanuel Macron recueille donc en 2022 encore quelques brebis égarées dans l’électorat de gauche qui pensent faire barrage « aux extrêmes », mais il a aussi mis fin à une forme de « faux nez » politique : une partie de l’électorat qui se tournait auparavant vers le PS s’est découverte de centre droit avec Emmanuel Macron et le vit bien.

Géographie et sociologie du vote de gauche au 1er tour de la présidentielle

J’ai largement traité cette question dans la note d’analyse électorale que j’ai récemment publiée sur mon blog (note rédigée le 21 avril 2022)(4). Mais on peut reprendre ici quelques éléments marquants…

On considérera par facilité statistique et politique que les candidatures d’Anne Hidalgo et de Yannick Jadot en 2022 occupent le même espace politique que celle de Benoît Hamon en 2017. Il n’existe quasiment pas d’endroits où la somme des suffrages exprimés en faveur des deux premiers soit supérieure aux suffrages obtenus par le troisième ; ils perdent des voix partout dans le pays et font près de 47 000 voix de moins à l’échelle nationale. C’est un électorat identique où prédominent les urbains, les gagnants de la mondialisation et les personnes qui ont fait des études supérieures.

L’électorat résiduel des candidats trotskistes est également en baisse de près de 161 000 suffrages.

Les mouvements importants se sont donc déroulés autour des candidatures présentées par LFI et le Parti Communiste Français (PCF). Ils soutenaient ensemble Jean-Luc Mélenchon en 2017, ce dernier se représentait en 2022 (pour la dernière fois ?) mais le PCF avait décidé d’envoyer son secrétaire national, le député du Nord Fabien Roussel.

Mélenchon, malgré la division avec Fabien Roussel, gagne 654 623 suffrages. Mais ces gains sont extrêmement concentrés dans un électorat des métropoles et de leurs banlieues ainsi que dans les régions, collectivités et départements d’Outre-Mer. Ainsi, près de la moitié de la hausse correspond à la banlieue parisienne avec près de 327 000 suffrages, soit 49,92 % de sa progression. L’Île-de-France représente à elle-seule 66,3 % des voix gagnées par le candidat insoumis entre 2017 et 2022. Symptomatique : ses deux plus fortes progressions se font à Paris (+107 266 voix) et en Seine-Saint-Denis (+82 509 voix). Les Départements ou anciens départements d’Outre-Mer représentent presque un quart des gains en voix de Jean-Luc Mélenchon, dont près de 15 % pour les seules Antilles et la Guyane. Si on ajoute à ces deux catégories territoriales, les métropoles lyonnaises et marseillaises (départements du Rhône et des Bouches-du-Rhône), on atteint 99,4 % des voix supplémentaires conquises par le député de Marseille, concentrées sur 16 départements et régions, Collectivités d’Outre- Mer (en comptant Saint-Martin et Saint-Barthélémy). Jean-Luc Mélenchon rassemble donc l’électorat classique de la gauche des années 2000, les jeunes et les adultes des quartiers populaires de banlieue et les électeurs d’Outre-Mer en révolte contre le mépris du gouvernement central. Cet électorat composite semble se distinguer de plus en plus d’une autre partie du pays avec des classes populaires qui se sentent exclues du système. François Ruffin le dit assez bien dans Libération le 13 avril 2022 en parlant des départements où Mélenchon perd du terrain : « C’est là qu’on perd. Au-delà même de la gauche, ça pose une question sur l’unité du pays, ces fractures politico-géographiques : comment on vit ensemble ? Comment on fait nation, sans se déchirer ? ».

Car c’est là un enseignement fort et inquiétant – pour toute la gauche, car elle est concernée avec Mélenchon – du 10 avril 2022. Dans 54 départements de l’Hexagone, Jean-Luc Mélenchon perd des voix par rapport à 2017 et parfois beaucoup. Ces départements dans lesquels il recule sont de trois ordres : territoires ruraux, territoires périurbains déclassés, anciens « bassins ouvriers »… tous ont la caractéristique de ne pas participer des « bienfaits » (contestables) de la « mondialisation [supposée] heureuse » des grandes agglomérations et métropoles de notre pays. Cette situation se reproduit à l’intérieur des départements où Mélenchon gagne des voix (hors région parisienne, Rhône et Outre-Mer) : les circonscriptions qui ne sont pas dans l’attraction de la « métropole locale » et les circonscriptions les plus « ouvrières » voient Mélenchon reculer (y compris dans son département d’élection). Elle se reproduit en miroir enfin dans les départements où il perd des voix : les seules circonscriptions où il en gagne sont celles de l’agglomération principale (Troyes, Caen, Angoulême, La Rochelle, Nîmes, Blois, Reims, Laval, Nancy, Lille-Roubaix-Tourcoing, Clermont-Ferrand, Rouen, Amiens, Toulon, Fréjus…).

En résumé, Jean-Luc Mélenchon recule dans ce que les géographes ont délicatement appelé la « diagonale du vide » et les anciens « bassins ouvriers » du nord et de l’est de la France. Dépité, François Ruffin l’exprime assez nettement dans son entretien à Libération : « On ne peut pas, par une ruse de l’histoire, laisser triompher la logique de « Terra Nova ». Je ne sais pas si vous vous souvenez ? En 2011, ce think tank proche du PS recommandait une stratégie « France de demain », avec « 1. Les diplômés. 2. Les jeunes. 3. Les minorités ». » C’est pourtant ce qui s’est passé…

Où sont passés les électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2017 qui l’ont abandonné en 2022 ? Les deux premières explications paraissent superficiellement évidentes : dans l’abstention puisque celle-ci a progressé ; chez Fabien Roussel, puisque le PCF soutenait l’Insoumis en 2017, son électorat se serait logiquement reporté sur le candidat communiste. L’analyse détaillée que j’ai publiée sur mon blog ne permet pas de soutenir cette dernière hypothèse (je vous y renvoie pour plus de détails). Nous connaissons tous nombre d’électeurs potentiels de Fabien Roussel, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, voire des militants qui ont fait campagne pour ces derniers, qui ont finalement glissé un bulletin Jean-Luc Mélenchon dans l’urne le 10 avril. Cela plaide pour que le candidat communiste soit allé chercher hors de l’électorat Mélenchon de 2017 une large partie de son électorat de 2022 et que ces nouveaux roussellistes ne se soient sans doute pas déplacés pour Mélenchon si Roussel avait été absent : on ne peut pas dire « Il manque à Mélenchon 621 000 voix, or Roussel lui en a volé 802 000 : c’est tout vu » comme l’ont fait nombre de sympathisants de LFI. De même, Mélenchon a trouvé, dans les 16 départements qui concentrent 99 % de sa progression, un électorat nouveau, issu des abstentionnistes ou des jeunes électeurs inscrits depuis 2017, notamment dans les quartiers populaires. Il reste donc l’abstention pour expliquer son recul partiel : mais là aussi on trouve des reculs qui ne correspondent pas à l’évolution de la participation dans les départements concernés que ce soit en positif ou en négatif… Ce n’est donc pas l’abstention qui permet d’expliquer à elle seule ce recul de Mélenchon dans 54 départements.

Dans les 4 départements du « Sud-Ouest profond » (Landes, Pyrénées-Atlantiques, Gers et Hautes-Pyrénées), plusieurs milliers de voix sont notamment transférées directement de Jean-Luc Mélenchon en 2017 vers Jean Lassalle en 2022 – le candidat béarnais gagne d’ailleurs plus de voix entre 2017 et 2022 que n’en gagne le candidat insoumis. Dans les départements et les circonscriptions ouvrières du nord et de l’est de la France, notamment dans le Pas-de-Calais, le Nord, l’Aisne, les Ardennes, la Moselle et la Meurthe-et-Moselle, mais aussi dans les Bouches-du-Rhône, on voit nettement qu’il y a eu un déplacement de voix parfois par plusieurs milliers de Jean-Luc Mélenchon en 2017 vers Marine Le Pen en 2022. Ainsi, dans ces départements et dans quelques autres, percevoir les traces ou ressentir la gifle d’un transfert d’électorat de Jean-Luc Mélenchon vers Jean Lassalle et Marine Le Pen devrait interroger toute la gauche plutôt que de perdre notre temps à déterminer si Fabien Roussel est responsable de l’élimination du député de Marseille au soir du 1er tour, ce qui n’est nullement démontré par les relevés de terrain.

Le problème des Insoumis comme de tout le reste de la gauche reste donc entier et c’est un problème sociologique et républicain : les catégories populaires des anciens « bassins ouvriers », des territoires péri-urbains et plus encore des territoires ruraux ont atteint un niveau de défiance telle qu’elles s’abstiennent d’abord massivement, qu’elles préfèrent voter Marine Le Pen ensuite (la différence d’électorat à l’extrême droite est clairement apparue à l’occasion de la division du travail entre Le Pen et Zemmour – qui se distingue avec un électorat concentré dans le sud-est de la France et l’ouest parisien) ou pour des candidats aussi baroques que Jean Lassalle.




La candidature de Fabien Roussel n’a évidemment pris qu’à la marge sur cet électorat et il partage avec les autres candidats de gauche l’électorat classique de la gauche : les habitants des métropoles éduqués et insérés, les habitants des quartiers populaires et des banlieues de ses métropoles pour qui les conditions économiques et sociales sont bien plus problématiques et qui subissent, souvent du fait de leurs origines, des discriminations importantes. Mélenchon y ajoute un raz de marée électoral dans les Antilles qui se sentent méprisées depuis longtemps par la puissance publique et pour lesquelles on n’a sans doute pas pris la mesure au moment de la crise sanitaire de plusieurs facteurs de ressentiments parfois légitimes se précipitant (au sens chimique du terme) : économie fragile et chômage endémique, environnement dégradé avec les conséquences à long terme du chlordécone, méfiance sanitaire qui a nourri un fort mouvement anti-vaccination…

Cet électorat de la gauche de Mélenchon à Jadot est non seulement très classique mais il est aussi très hétérogène car aucun travail n’a été conduit pour lui donner une cohérence politique. Il n’est d’ailleurs pas dit que les gains de Jean-Luc Mélenchon dans les quartiers populaires et en Outre-Mer puissent être tous qualifiés « de gauche ». Ils viennent aussi en partie d’une défiance anti-rationaliste et ils agrègent des électeurs qui, déçus par une gauche qui a failli à concrétiser l’égalité républicaine de manière concrète dans les banlieues, ont fini par croire au mythe de l’auto-entreprenariat et que Macron a trompé…

Quant aux « bobos » des métropoles si ouverts et si progressistes sur le papier, il n’est pas dit qu’ils comprennent quoi que ce soit à la révolte ultramarine et qu’ils soient particulièrement solidaires des catégories populaires – version banlieusardes « racisées » ou prolos, fils de prolos traditionnels « beaufisés »…

La gauche est donc dans une impasse sociologique et territoriale (les deux critères se croisant régulièrement). Elle est victime de deux biais politiques hérités du début de la décennie précédente : l’imposture Terra Nova et l’imposture Bouvet… L’une et l’autre ont décrit les catégories populaires traditionnelles comme des bastions du conservatisme, concluant pour le think tank qu’il fallait les abandonner et pour le politiste qu’il fallait abandonner les politiques sociétales et résoudre leur « insécurité culturelle » (qu’on peine encore à définir) plutôt que leurs difficultés économiques.

Le problème dans tout cela, c’est que la gauche – enfin une gauche de transformation sociale – ne peut pas se hisser au 2nd tour de l’élection présidentielle sans gagner durablement à sa cause des catégories populaires qui lui ont progressivement puis totalement échappé à partir de la fin des années 1980. Mais il faudra aussi compter avec le poids des organisations politiques, leurs capacités de mobilisation mais aussi leurs défauts substantiels.

Références

(1)Le « compromis social-démocrate » européen a d’autant moins résisté au néolibéralisme, qu’il avait perdu sa fonction politique de troisième voie entre le libéralisme américain et le totalitarisme soviétique et que ses leaders n’ont jamais inventé de pensée cohérente une fois réalisé leurs Bad-Godesberg respectifs (assumés ou rampants).

(2)Lire L’Abdication, Aquilino Morelle, 2017, Paris, éditions Grasset et Fasquelle

(3)Ferenc Gyurcsány, ancien jeune communiste puis chef d’entreprise, était le leader du parti socialiste hongrois, premier ministre de 2004 à 2009. Réélu triomphalement en avril 2006 (un résultat inédit dans la nouvelle Hongrie démocratique), la radio publique hongroise diffuse 5 mois plus tard un enregistrement pirate d’une déclaration prononcée au cours d’une réunion à huis clos de son parti en mai 2006 dans laquelle il admet avoir menti sur l’état des finances du pays pour se faire réélire. Cette trahison politique puis les politiques austéritaires auxquelles le FMI contraindra son gouvernement entraîneront son renvoi en avril 2009 par le groupe parlementaire socialiste hongrois et sa démission, puis la défaite sans appel du PS hongrois en mai 2010. Ce parti a connu plusieurs scissions depuis et ne peut plus prétendre concurrencer sérieusement le Fidesz de Viktor Orbán qui lui a succédé.

(4) Progressions, limites et échec des gauches au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 ➔ http://www.fredericfaravel.fr/2022/05/progressions-limites-et-echec-des-gauches-au-premier-tour-de-l-election-presidentielle-de-2022.html

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