Penser l’alternative : entretien avec Jacques Rigaudiat

Penser l’alternative : entretien avec Jacques Rigaudiat

Dans cet entretien Jacques Rigaudiat, co-auteur de « Penser l’alternative : réponse à quinze questions qui fâchent » revient sur plusieurs thèmes abordés dans le livre (transition écologique, dette, services publics, etc.) et explique en quoi la dette n’est pas un danger et la décroissance n’est pas une réponse à la transition écologique.

Le Temps des Ruptures : vous consacrez un chapitre sur l’idéologie de la décroissance. Selon vous, cette théorie est incompatible d’une part avec la transition écologique, et avec l’amélioration des conditions de vie des citoyens (par exemple, l’investissement dans les services publics, dans la rénovation des bâtiments, etc.). Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Jacques Rigaudiat : 

C’est une question de pur bon sens : comment, en effet, imaginer que sans croissance on puisse faire face aux défis qui nous attendent : c’est-à-dire tout à la fois financer la transition écologique dans l’ensemble de ses dimensions (préservation de la biodiversité, adaptation aux dérèglements climatiques et transition énergétique), rétablir et améliorer les services collectifs qui sont en grave déshérence et assurer une amélioration des conditions et du niveau de vie ?

Certes « faire payer les riches » est nécessaire, et réformer profondément la fiscalité indispensable, mais il faut être conscient des ordres de grandeur : cela ne suffira nullement pour assurer les investissements et les redistributions dont notre société a durablement besoin et une amélioration d’ensemble du niveau de vie. Pour cela, il faut de la croissance.

Le PIB agrège certes des choses très différentes, et il n’y est pas fait de différence entre ce qui constitue un progrès, une réparation des dégâts de la croissance et du réchauffement climatique, ou une production à des fins d’utilisation futilement ostentatoires. L’économiste doit bien sûr ici céder le pas au politique et aux valeurs citoyennes qu’il porte pour un projet de société plus égalitaire, plus sobre et au niveau de vie soutenable pour la planète. C’est pourquoi des consommations seront à réduire voire à prohiber et des gaspillages à résorber ; c’est pourquoi, le modèle productif devra être transformé pour devenir compatible avec les équilibres, notamment climatiques, de la planète.

Mais ce n’est pas céder à un fétichisme du PIB que de rappeler que celui-ci représente tout à la fois l’ensemble des richesses produites, y compris non-marchandes, mais aussi celui des revenus distribués et, enfin, des consommations et des investissements. Avoir pour projet principal de le réduire, c’est, ipso facto, être dans une démarche de régression sociale, qu’elle s’avoue (rarement) ou soit (le plus souvent) déniée. Le projet décroissantiste est une illusion mortifère.

Le Temps des Ruptures : dans le chapitre 7, vous défendez une plus grande électrification des usages, avec une énergie décarbonée. Quels sont les grands défis liés à cette électrification ? quels sont les secteurs devant être décarbonés prioritairement selon vous ? le secteur des transports est emblématique de cette électrification, mais l’augmentation du coût de l’énergie rend cette transition complexe ?

Jacques Rigaudiat : 

D’abord, il faut rappeler que l’électrification n’est qu’un moyen au service de la décarbonation et que celle-ci est une urgence absolue. Toutes les prévisions, même pessimistes, semblent aujourd’hui prises de court par la réalité : le réchauffement climatique -et avec lui les dérèglements (incendies, sécheresses, inondations catastrophiques…) qui l’accompagnent- est plus rapide qu’attendu. Il ne suffira pas de décarboner l’économie et les usages de la société, il faudra aussi l’y adapter à ces conditions nouvelles.

Il ne suffira pas non plus de simplement « décarboner » l’énergie utilisée, il faudra aussi en faire le plus possible l’économie : être plus sobres en énergie, plus efficaces dans leur production comme dans leur utilisation. Enfin, faire en sorte que ces énergies soient aussi décarbonées qu’il est possible. On ne peut dissocier les termes de ce tryptique énergétique : sobriété, efficacité, décarbonation. C’est un programme gigantesque qui nous attend, nous et les générations à venir ; il sera coûteux, très. Il devra être soutenu dans la durée ; elle sera longue. C’est pourquoi, je le redis, le décroissantisme ne peut être un projet politique.

Pour répondre à votre question, aucun secteur, absolument aucun, ne peut échapper à ces impératifs, car ils sont, si j’ose dire, « catégoriques » si nous voulons -et nous le devons- atteindre le « zéro net émissions » (ZNE) le plus rapidement possible. Aucun ne pourra s’en exonérer.

D’autant moins d’ailleurs, j’y insiste au passage, que ce ZNE est le résultat d’une soustraction entre les émissions et la capture du carbone assurée par les puits naturels ; or, conséquence du réchauffement climatique et de ses effets comme on le voit pour la France, ils sont en train de s’effondrer. Il faudra donc aussi les restaurer ou/et développer des moyens de capture du CO2.

Pour en revenir aux secteurs, c’est vrai d’abord, bien sûr des mobilités (32% des émissions, dont la moitié due aux véhicules particuliers), dont l’électrification représente une profonde transformation des usages typiques de la « société de consommation », mais aussi une révolution industrielle risquée pour le secteur et ses emplois. C’est vrai aussi de l’agriculture (19% des émissions), dont au demeurant l’émission principale -le méthane- a sur sa durée de vie propre (de l’ordre de 30 ans) un pouvoir réchauffant 90 fois plus important que le CO2 ; c’est vrai des procès de production de l’industrie (18%), et en priorité les plus énergétiquement intensifs ; c’est vrai encore du bâtiment (16%, dont près des 2/3 des émissions sont dus au résidentiel), qui devra faire l’objet d’un programme de rénovation thermique complet. Quant au secteur de l’énergie, cela peut sembler un paradoxe, il ne représente que 11% des émissions, car il est déjà largement décarboné grâce à un parc nucléaire qui fournit entre 60% et 70% de la production d’électricité et plus récemment du fait du développement des énergies renouvelables intermittentes (EnRi) : solaire photovoltaïque et éolien, terrestre et marin.

Mais, on le voit, ce mouvement d’électrification des usages, productifs ou de consommation, devra encore être massivement développé, et avec lui, donc, la production d’électricité. Comme le dit le rapport Pisani-Mahfouz dans un raccourci saisissant mais juste, il s’agit de « substituer du capital aux sources fossiles ».

Pour de multiples raisons que nous développons dans notre livre, cela aussi coûtera cher. Il faut clairement annoncer la couleur, il est vain d’imaginer comme certains aiment à en cultiver l’illusion que cela aboutira à une énergie peu coûteuse. Éviter la « fin du monde » amènera plus que jamais à poser celle des « fins de mois » et donc celle de la fracture énergétique que cela risque d’entraîner. C’est pourquoi, il faudra aussi s’employer à définir un projet politique qui apporte des solidarités nouvelles ou renforcées en ce domaine.

Le Temps des Ruptures : vous dites également que l’adaptation du mix énergétique de chaque pays dépend d’abord de son point de départ. En France, E. Macron avait évoqué il y a quelques années son souhait de fermer plusieurs réacteurs nucléaires, et de réduire la part du nucléaire dans le mix. Il est ensuite revenu sur ces déclarations, annonçant un grand plan de relance du nucléaire. Qu’en pensez-vous ? ce revirement est-il uniquement dû à la guerre en Ukraine ?

Jacques Rigaudiat : 

De son point de départ, mais pas seulement… Si j’avais un mix électrique idéal à proposer, dans l’absolu ce serait celui de la Norvège : bon an mal an, 88% d’hydraulique, 10% d’éolien ! C’est impossible en France, ne serait-ce que parce que, sauf à ennoyer des vallées entières (et les villages et bourgs qui vont avec), la capacité d’hydraulique y est quasiment saturée.

En France, le nucléaire représente de l’ordre de 60% à 70% de la production d’électricité selon les années, prévoir de s’en priver en fermant à échéance rapide les centrales existantes était à tous égards inepte et conduisait dans une impasse, énergétique et économique bien sûr, mais aussi écologique. Le modèle allemand de l’Energiewende l’illustre un peu plus chaque jour ; aujourd’hui même (4 juillet 2024, 16h00) l’électricité est produite avec 25 g/eq CO2/kWh en France, contre 282 g/eqCO2/kWh en Allemagne ! Et ce rapport de 1 à 10 est une réalité structurelle. Il faut savoir si l’on prend réellement au sérieux le risque climatique !

La guerre en Ukraine a sans doute précipité le revirement que vous évoquez, mais a aussi beaucoup joué l’absurdité à laquelle conduit l’Energiewende allemande : une électricité chère -la plus chère en Europe, à l’exception du Danemark- et dont la production est très émissive. Tout cela sans perspective dans l’immédiat de se passer du combo charbon-lignite et, au-delà, de pouvoir éviter l’utilisation massive de gaz fossile. J’ajoute pour faire bon poids, que, faute d’une diversification de ses sources, l’Allemagne passe ainsi d’une dépendance au gaz russe à celle au gaz (de schiste !) américain ! Diversifier les sources d’approvisionnement c’est ipso facto s’obliger à passer des contrats à long terme avec les nouveaux fournisseurs, comme on l’a vu avec le Qatar ; contrairement à ce qui peut être dit, l’utilisation du gaz fossile a encore de très belles années devant lui en Allemagne !

Au total, ce n’est pas beaucoup s’avancer que de prédire que l’Allemagne devra revenir sur ses choix comme sur ses refus, car cette option n’a pas d’avenir.

Le Temps des Ruptures : les élections européennes se sont achevées il y a quelques semaines. Certains candidats ont défendu un projet européen fédéraliste. Selon vous, même si l’UE semble en apparence avancer vers davantage de fédéralisme, des difficultés (logique d’affrontement plutôt que d’entraide entre les Etats, légitimité des responsables politiques européens, etc.) rendent ce projet inenvisageable. Vous défendez une Union européenne de la coopération plutôt que fédéraliste. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jacques Rigaudiat : 

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les crises successives qu’a connues l’UE, n’ont pas substantiellement changé la donne ; si des avancées fédérales ont bien été engagées, les reculs et les refus ne sont pas négligeables non plus. Si l’UE est devenue plus fédérale dans ses institutions, -en particulier le rôle du Parlement s’est affirmé, ce qui est une bonne chose-, elle n’en demeure pas moins un édifice institutionnel profondément néolibéral, c’est-à-dire où la démocratie n’a de place que limitée : elle doit s’y borner à l’acquiescement ! Cela conduit à deux impasses.

La première est que si la question démocratique reste posée, celle de la légitimité des institutions et de leurs dirigeants l’est aussi. Pas de fédéralisme possible sans une légitimité « supranationale ». On se souvient à cet égard du référendum de 2005 et de la façon dont le rejet populaire du TCE a été dénié ; on se souvient aussi des propos de J. Cl. Juncker en janvier 2015 à propos de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce : « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités ». C’est, je crois, assez dire qu’avec l’UE la démocratie est réduite aux apparences ; ce qui est certes mieux que rien, mais ne peut pour autant passer pour suffisant.

La seconde raison tient à la construction incomplète de la monnaie unique qui en découle. Une BCE strictement indépendante, ainsi mise à l’abri des influences supposément délétères du politique, et qui a pour seul objet de maintenir la stabilité des prix, des traités qui lui interdisent explicitement de financer les États membres (Art 123-1 du TFUE). Ces choix vouent l’euro à aller de crise en crise du fait de la non-coordination des politiques budgétaires et des différentiels d’inflation. Il a fallu que l’euro soit au bord de l’abime en 2015, puis lors de la crise du Covid, pour que ces dispositions soient, transitoirement, mises de côté. On se félicitera certes de cette flexibilité inattendue mais enfin elle démontre surtout, a contrario, l’absurdité de ces règles qu’il faut suspendre dès lors qu’une difficulté un tant soit peu sérieuse se présente. De même, la politique de hausse des taux engagée par la BCE n’avait pour seul but que de casser par avance l’amorce d’une boucle prix-salaires, alors même que l’inflation n’était pas tirée par la demande mais par la hausse brutale des prix de l’énergie et celles résultant des goulots d’étranglement post-Covid des chaînes de production mondialisées, une inflation par les coûts donc ! Bref, une politique austéritaire à l’égard des salariés…

Et enfin, cerise sur le gâteau, que dire de cette phrase d’un banquier central, rapportée par Le Monde (du 4 juillet) à propos de la situation française et du risque d’une hausse du « spread » (écart) de taux à son détriment du fait des incertitudes politiques actuelles ? « On sait que les marchés ont un rôle à jouer dans la discipline budgétaire et nous ne détruirons pas ce rôle », c’est ce que, dans un de ces étranges bégaiements dont l’Histoire est coutumière, dit le gouverneur de la banque centrale de… Grèce. Autant dire que pour affirmer la discipline maastrichtienne et faire en sorte que « La France (puisse) avoir un peu peur », la BCE laissera les marchés jouer contre les choix démocratiques, au risque assumé donc, du chaos pour l’Euro … Le marché comme père Fouettard des citoyens en somme.

Ce sont là les raisons pour lesquelles effectivement nous plaidons pour une coopération entre États-membres et non pour plus de fédéralisme. Pourquoi en effet vouloir déléguer plus encore, alors que, du fait même de la nature des institutions européennes et de l’intangibilité postulée des dispositions des traités, les abandons de souveraineté supplémentaires auxquels il faudrait alors consentir ne s’accompagneront pas et ne seront pas équilibrés par un approfondissement démocratique ?

Le Temps des Ruptures : on observe ces dernières décennies, une part de plus en plus importante du privé à but lucratif dans les secteurs publics (hôpitaux, systèmes de garde, écoles, etc.), ainsi que l’ouverture à la concurrence d’entreprises françaises, remplissant une mission de service public essentielle (électricité, transport, etc.). Les services publics permettent pourtant de réduire les inégalités en redistribuant les revenus (en complément des prestations sociales). Comment endiguer ce glissement des services publics vers le privé ?

Jacques Rigaudiat : 

Ce glissement progressif vers la mise en concurrence généralisée, qu’il s’agisse de services publics ou d’entreprises, est requis par la libéralisation qui est le cœur de la pensée magique néolibérale, sa pierre philosophale, et sert de norme absolue à la CEE, puis à l’UE depuis l’adoption de l’Acte unique voulu par J. Delors en 1986 : un marché unique -et non plus « commun » – des marchandises, des capitaux et des services. Les directives l’organisent, en particulier s’agissant de l’énergie et des transport ; mais ce n’est pas moins vrai, par exemple, des assurances sur lesquelles sont rabattues les mutuelles … Et l’on peut à l’envie multiplier les exemples. Bref, pas vraiment de possibilité de redonner une véritable place aux services publics sans s’affronter d’une manière ou d’une autre aux contraintes que leur fixe indument l’Europe telle qu’elle existe.

Le Temps des Ruptures : en début d’année, le gouvernement a dévoilé son plan de réduction des dépenses pour réaliser 10 milliards d’euros d’économie. Ce n’est qu’une première étape : le gouvernement ambitionne de passer sous la barre des 3% de déficit en 2027. Il y a cette idée qu’on retrouve souvent dans les médias, à la télévision surtout, que la France vit à crédit. Ce que vous dites dans le livre, c’est que la dette ne coûte rien tant que le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance nominal et qu’elle est un levier pour les investissements publics. Pourriez-vous revenir sur ces points ?

Jacques Rigaudiat : 

Ce ne sont pas 10, mais 20 Md€ de réduction des dépenses qui sont (étaient ?) visés pour cette année et 50 Md€ l’an prochain ! Les règles budgétaires issues de Maastricht et récemment renouvelées, nous imposent ce régime drastique de réduction du déficit pour éviter les conséquences de la « procédure de déficit excessif » engagée par Bruxelles contre la France.

Pourquoi pas dira-t-on, car le bon sens veut que la France ne puisse vivre durablement « au-dessus de ses moyens ». Sans doute, mais encore faut-il d’abord préciser que ce déficit est organisé. Ainsi en 2023, le déficit « surprise » de 154 Md€ (5,5 % du PIB) n’est pas le résultat d’une explosion des dépenses publiques ; bien au contraire, leur évolution a été inférieure à l’inflation, en d’autres termes elles ont été réduites en volume. La vraie raison tient à la baisse drastique des recettes (- 4,4% en volume). Elle est essentiellement due aux baisses de fiscalité qui ont été consenties : suppressions de la CVAE et de la taxe d’habitation, exonérations supplémentaires de cotisations employeur. Cadeaux aux ménages les plus riches (suppression de l’impôt sur la fortune, « flat tax » sur les revenus du capital …) et aux entreprises, telles sont les raisons qui, au-delà du « quoi qu’il en coûte », expliquent la persistance de tels déficits et donc un endettement accru.

Cela dit, nous pensons que la dette n’est pas un mal en soi. Elle est (et sera) nécessaire pour financer les très lourds investissements qui, comme je l’ai indiqué précédemment, nous attendent pour les décennies à venir ; elle est le moyen d’en étaler dans le temps la charge, alors même que les effets de ces investissements profiteront aux générations à venir.

Enfin, comme vous l’indiquez dans votre question, les niveaux actuels de la dette et des taux d’intérêt restent largement inférieurs au risque de « boule de neige » qui ferait que nous devrions alors emprunter pour payer … les intérêts. Pour cette raison la France n’est donc pas en faillite. Elle l’est d’ailleurs d’autant moins que, par ailleurs comme nous le dit la comptabilité nationale, le patrimoine détenu par les administrations publiques est supérieur à leur dette.

Le Temps des Ruptures : y-a-t-il d’autres sujets, que vous n’avez pas abordés dans le livre mais qui mériteraient d’y consacrer un chapitre selon vous ?

Jacques Rigaudiat : 

Cet ouvrage est un livre d’économistes qui entendaient le rester ; nous n’avions donc ni l’ambition, ni le projet de nous évader du champ de compétence qui est usuellement assigné à notre discipline. Ce livre ne traite donc, par exemple, ni de sujets « régaliens », ni des questions d’immigration qui leur sont assurément connexes. De bien d’autres questions aussi sans doute. Ce n’est pas en minimiser l’importance, surtout dans l’état actuel du débat public, mais il nous a semblé que cela aurait été une bien misérable approche de ces sujets que celle d’économistes se bornant à chiffrer « combien cela coûte ». Cela sera possible le jour où un projet politique d’ensemble étant disponible, il nous faudra bien faire notre métier.

Si ce livre ne saurait donc passer pour ce qu’il ne se veut pas – un projet politique-, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas politique. Car l’intitulé « Réponses à quinze questions qui fâchent » qui lui sert de sous-titre n’est pas anodin. Ce ne sont d’ailleurs pas les questions qui fâchent, mais les réponses que nous leur apportons. Et qui donc fâchent-elles et avec qui nous ont-elles d’ores et déjà fâché, comme la presse a pu s’en faire l’écho ? Ce sont des questions qui traversent la gauche telle qu’elle est désormais et des réponses qui la divisent. Des réponses entre lesquelles il lui faudra trancher, du moins dès lors qu’elle voudra bien dans ses différentes composantes ambitionner un exercice réel des responsabilités.

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Dans cet entretien, les auteurs reviennent sur les thèses principales de leur ouvrage « Préserver la laïcité » : quel a été le cheminement jusqu’à l’adoption de la loi de 2004 ? Quels ont été ses effets à l’école et surtout, en quoi reste t-elle toujours d’actualité ?

Le Temps des Ruptures : pourquoi avoir décidé de focaliser votre ouvrage sur la question de la laïcité au sein de l’école et des signes religieux ?

Auteurs :

Parce qu’il nous apparaissait essentiel d’expliquer comment une loi si singulière, si française, avait pu être adoptée et désormais largement acceptée. C’est un paradoxe en soi, la France est une des seules démocraties à avoir banni les signes religieux ostensibles à l’école, et pourtant plus de 80% des Français approuvent cette mesure. Par ailleurs, l’occasion faisant le larron, les vingt ans de la loi de 2004 offraient un cadre idéal pour présenter l’histoire de l’appréhension des signes religieux dans l’enceinte scolaire.

Le Temps des Ruptures : un des arguments évoqués par ceux qui étaient contre l’interdiction de signes religieux à l’école en 2004, était la possibilité pour les jeunes, d’être scolarisés dans des établissements privés dispensant un enseignement religieux. Qu’en pensez-vous ? est-ce que la situation, depuis la loi de 2004, a évolué sur ce sujet ?

Auteurs :

Le risque était effectivement que beaucoup de jeunes de confession musulmane se détournent de l’école publique, pour aller dans des écoles coraniques où leur liberté de culte aurait été absolue. L’argument faisait sens, il était également défendu par des personnes qui, à titre personnel, étaient par ailleurs farouchement opposées au port du voile. Le risque d’un départ massif vers les écoles coraniques est aussi évoqué par plusieurs membres de la commission Stasi. Car, rappelons-le, outre les pourfendeurs de la laïcité « à la française », nombreux sont les laïques sincèrement inquiets des conséquences négatives que pourrait provoquer l’interdiction des signes religieux ostensibles et notamment des attaques que pourrait subir la France, à l’image de la prise d’otage de deux Français en août 2004 revendiquée par l’« Armée islamique en Irak », et dont le communiqué ordonne à la France d’« annuler la loi sur le voile, en raison de ce qu’elle comporte comme injustice et agression contre l’islam et la liberté personnelle dans le pays de la liberté présumée ».

C’est pourquoi la loi prévoit que soit réalisée une enquête sur la rentrée scolaire de septembre 2004. C’est Hanifa Chérifi qui s’en est chargée[1]. Or les chiffres montrent que moins d’une centaine de jeunes filles de confession musulmane sont passées du public au privé en raison de la loi entre les années scolaires 2003-2004 et 2004-2005, dont une écrasante majorité vers des établissements privés sous contrat, et non pas des écoles coraniques comme le craignaient beaucoup d’analystes.

Le Temps des Ruptures : vous indiquez que l’ensemble des membres de la commission Stasi, n’était pas favorable à l’adoption d’une loi interdisant les signes religieux au démarrage des travaux. Pouvez-vous revenir sur les éléments clés, qui ont fait évoluer l’opinion des membres plutôt initialement réfractaires ?

Auteurs :

Vous faites bien de rebondir sur cette évolution. Elle est la clé de compréhension de la loi de 2004. Pourquoi les sages se sont-ils progressivement ralliés à l’idée d’une loi d’interdiction ? Comment des « fortes personnalités indépendantes et libres », selon le mot de Rémy Schwartz, finissent-elles par changer d’opinion ?

La question est large et concentre l’essentiel du propos de notre livre. Entre juillet et décembre 2003, quelque 140 auditions, publiques et privées, sont menées par les membres de la commission Stasi. Les personnalités entendues sont diverses : hommes et femmes politiques, élus locaux, syndicalistes, ministres, représentants des cultes, associations de défense des droits de l’homme, professeurs, chefs d’établissement, CPE médecins, policiers et gendarmes, directeurs d’hôpital, infirmières, directeurs de prison, fonctionnaires d’administrations centrales, chefs d’entreprise, jeunes filles concernées par la question du voile, etc. Progressivement, les sages découvrent des réalités de terrain qu’ils ne connaissent pas, ou mal. Certaines auditions, singulièrement marquantes (notamment celles des personnels de l’Éducation nationale et des associations agissant pour les droits des femmes dans les quartiers difficiles), font l’effet d’un électrochoc et révèlent une situation ignorée par certains. Comme le fait remarquer une des membres de la commission Stasi, Gaye Petek, « il fallait pour certains quitter Saint-Germain-des-Prés ».

Sans dramatisation aucune, ils découvrent dans certains quartiers la ségrégation subie par de nombreuses jeunes filles. Une dirigeante associative déclare que « la situation des filles dans les cités relève d’un véritable drame ». Le rapport Stasi précise, sur le fondement de ses auditions : « Les jeunes filles, une fois voilées, peuvent traverser les cages d’escalier d’immeubles collectifs et aller sur la voie publique sans craindre d’être conspuées, voire maltraitées, comme elles l’étaient auparavant, tête nue ». Ils appréhendent mieux la progression de l’islamisme dans plusieurs territoires, et notamment à l’école, cible privilégiée s’il en est tant elle est au fondement du socle républicain.

Pour certains, ce furent les auditions des personnels de l’Education nationale qui ont modifié leur perception des choses. Pour d’autres, celles des associations de quartiers ou des jeunes filles venues exprimer leur détresse.

Le Temps des Ruptures : vous citez Jean Poperen dans le livre au sujet de l’intégration, qui selon lui est « une des grandes questions des années à venir ». Sommes-nous passés à côté de cette question ? le rapport Stasi avait proposé plusieurs mesures sur l’intégration, qui n’ont pas été retenues à l’époque (par exemple l’adaptation du calendrier, avec des fêtes religieuses non-catholiques).

Auteurs :

C’est un sujet délicat, puisque tout dépend ce qu’on entend par intégration. N’en étant pas un expert, je ne m’y essayerais pas. Il est toutefois certain que le rapport Stasi tenait sur deux jambes : d’une part une plus grande fermeté vis-à-vis du prosélytisme religieux, et d’autre part la reconnaissance du pluralisme religieux et un travail fait sur l’intégration et l’ascenseur social. C’est certain, la deuxième jambe n’a pas tenu. La faute à Chirac. Peut-être un gouvernement de gauche aurait-il été davantage capable d’articuler les deux aspects, restrictif d’un côté et intégrateur de l’autre. Une des mesures phares que tu cites, c’est la proposition de Patrick Weil de faire des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd-el-Kébir des jours fériés dans toutes les écoles de la République. Considérant à juste titre que le paysage religieux a changé depuis 1905, et que les fêtes nationales religieuses sont exclusivement catholiques, ou à tout le moins chrétiennes, les sages prônent cette mesure audacieuse. Malheureusement, Jacques Chirac n’en fera rien.

Le Temps des Ruptures : depuis l’affaire de Creil, le vide juridique et l’arrêt du Conseil d’Etat de 1989, a entretenu une situation floue pour les professeurs, jusqu’à l’adoption de la loi de 2004. Considérez-vous, qu’aujourd’hui, la loi de 2004 donne l’ensemble des outils aux professeurs pour pouvoir permettre le respect de la laïcité et la gestion de situations religieuses difficiles ? comme vous l’indiquez dans l’ouvrage, le pourcentage de professeurs qui indiquent se censurer pour éviter des accidents, est en augmentation (notamment depuis les meurtres de Samuel Paty, et de Dominique Bernard).

Auteurs :

La loi de 2004 est une loi d’apaisement, indéniablement. Elle a fait ses preuves, et plus grand monde aujourd’hui (à part quelques trotskistes et islamistes) ne la remet en cause. A chaque sondage, entre 80 et 90% de Français l’approuvent, et les chiffres sont équivalents chez les professeurs.

Cette loi était et est toujours indispensable, mais elle ne peut résoudre à elle seule les problèmes posés par l’intégrisme religieux, notamment islamique, à l’école. Il s’agit d’un combat de long terme, presque un conflit civilisationnel entre la République laïque et l’islamisme, comme au temps de la lutte entre les cléricaux et les républicains. Le combat est politique et culturel tout autant que juridique et administratif. Des progrès ont été faits dans la gestion des atteintes à la laïcité depuis l’assassinat de Samuel Paty. Enfin, des progrès sur le chemin administratif à mener pour tordre le bras à ces atteintes. Malheureusement, ces atteintes augmentent d’année en année, et les professeurs sont de plus en plus inquiets. Tout ne se résoudra toutefois pas avec des mesures législatives, ou répressives. C’est un combat de longue haleine que nous devons collectivement mener.

Le Temps des Ruptures : dans quelle mesure les réseaux sociaux, notamment Tik-Tok, contribuent selon vous à organiser les atteintes à la laïcité ? Le rôle de ce réseau social, a bien été démontré lors des polémiques autour de l’abaya à l’école en 2023.

Auteurs :

Je ne pense pas que TikTok contribue aux atteintes individuelles à la laïcité. Je peux me tromper, mais je pense qu’elles sont davantage dues à l’environnement familial. Par exemple, pour certains parents, il apparaît évident qu’un homme ne peut serrer la main à une femme, sans que soit exprimée explicitement la consigne à l’enfant d’en faire de même. Mais, l’enfant voyant que sa famille applique une certaine orthopraxie, décidera d’en faire de même.

En revanche TikTok joue deux rôles distincts mais complémentaires. Il donne voix aux imams rétrogrades (le mot est faible), lesquels peuvent apparaître sur les fils d’actualité des jeunes. Dès lors, même si les imams ne promeuvent pas d’atteinte à la laïcité à l’école, leurs prêchent mettent en exergue une vision intégriste de la religion musulmane, laquelle peut persuader ou convaincre des adolescents qu’elle est la bonne. En 2022 en revanche, il y a clairement eu une action concertée des prédicateurs islamistes, suivis ensuite par les influenceuses et influenceurs, afin de mener une offensive à la rentrée de septembre, avec la recommandation d’un port massif de l’abaya. Plusieurs notes ministérielles, des renseignements territoriaux ou du CIPDR, avaient d’ailleurs alerté le ministre dès l’été, en vain.

Le Temps des Ruptures : diriez-vous qu’une certaine partie de l’opinion publique, notamment les jeunes (vous parlez d’effet de génération dans l’ouvrage), est en train de devenir favorable à un multiculturalisme à l’anglo-saxonne ? Si oui, quel en est les causes ?

Auteurs :

Je dis qu’il y a sûrement un effet de génération, mais également probablement un effet d’âge. On ne pourra distinguer les deux que lorsque des études sociologiques seront menées sur cette « portée » des 18-24 ans. Pour répondre à ta question, la laïcité est de moins en moins comprise par une partie de la population, notamment les jeunes. Car, chez les autres catégories d’âge, l’attachement au principe de laïcité est toujours aussi fort. Les Français sont d’ailleurs parfois plus « laïcards » que ce que la loi prévoit.

L’impérialisme américain, qui passe autant par les séries que les réseaux sociaux, a fait émerger une vision effectivement plus « libérale » de la laïcité chez les jeunes Français. Le conflit entre l’Église et la République nous apparaît de plus en plus lointain, et la liberté promise par la laïcité est bien plus exigeante que la tolérance anglo-saxonne. On peut mobiliser le philosophe Philip Pettit, lequel distingue deux formes de libertés. Une liberté comme non interférence, c’est un peu celle à la mode, assimilable au néolibéralisme, « je suis donc je choisis ». L’autre, la liberté comme non domination, est plus assimilable au républicanisme français. Cette forme de liberté incite à prendre en compte les dominations non juridiques, celles exercées par les groupes de pairs, les divers cercles de sociabilité. L’exemple typique, c’est le voile.

En fait, dans la tradition laïque française qui fait de l’État le protecteur des individus face aux cléricalismes – ce qui nous distingue de la tradition anglo-saxonne –, l’interdiction des signes religieux ostensibles protège la majorité des élèves musulmanes qui ne le portent pas et ne souhaitent pas le porter, au détriment certes de la minorité qui le porte par choix. La liberté de conscience prime sur la liberté de culte. Comme l’explique le philosophe et membre de la commission Stasi Henri Peña-Ruiz : « en France, l’enfant a droit à deux vies. La vie dans la famille, où il est incliné à suivre telle ou telle religion, par imprégnation, osmose ou obligation. La deuxième vie, c’est la vie à l’école, où il ne recevra aucun conditionnement religieux, où sa liberté s’épanouira ». L’idée n’est évidemment pas de nier le caractère déterminé de toute existence – tant sur le volet social que culturel ou religieux –, mais de donner aux élèves un espace de « respiration laïque » sur le temps de l’école. La laïcité se confond alors avec l’émancipation, ou plutôt la possibilité de l’émancipation.

Le Temps des Ruptures : la loi de 2004, est-elle toujours adaptée pour pouvoir identifier les nouveaux signes religieux ? Une intervention du politique, notamment de Gabriel Attal à la rentrée 2023 pour indiquer que l’abaya, ainsi que le qamis sont des signes religieux, a été nécessaire pour dissiper le flou.

Auteurs :

Oui. En fait, le gouvernement aurait pu réagir dès 2022, sans essayer d’en faire une instrumentalisation médiatique en septembre 2023 pour éviter que l’on parle de l’absence de professeurs dans des centaines de classes…  Car la jurisprudence du Conseil d’État avait quant à elle, dès 2007, confirmé qu’un signe a priori non religieux – en l’occurrence un bandana – pouvait être caractérisé comme religieux. La loi de 2004 ne listait pas de signes religieux, justement pour éviter qu’un événement comme l’émergence de l’abaya soit possible. Le Conseil d’État, dont la tradition en matière de la laïcité est libérale, crée, par cette jurisprudence, en plus de la catégorie des signes religieux ostensibles par nature, la notion de signes religieux par destination. En d’autres termes, savoir si un signe est prescrit ou non par les autorités religieuses n’intéresse pas l’État. Ce qui compte c’est le caractère que lui donne l’élève. Vous remarquerez d’ailleurs que, d’une part une écrasante majorité de professeurs a soutenu cette interdiction, d’autre part il n’y eut plus de problème quelques jours après l’annonce de Gabriel Attal.

Références

[1] Hanifa Chérifi, « Application de la loi du 15 mars 2004 », Hommes & migrations, Laïcité : les 100 ans d’une idée neuve. I. À l’école, 2005, p. 33-48.

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Le train est-il un transport de riche ?

Le train est-il un transport de riche ?

Le train est un mode de transport très régulièrement considéré comme cher, notamment par rapport à d’autres types de transport. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, effective depuis 2020, doit selon ses promoteurs, faire baisser les prix. Mais que se cache-t-il derrière le prix d’un billet ?

Le train est un mode de transport très régulièrement considéré comme cher, notamment par rapport à d’autres types de transport. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs, effective depuis 2020, doit selon ses promoteurs, faire baisser les prix.

Pour déterminer la capacité de la concurrence à avoir un effet réel sur les prix, il est important de connaître ce qui se cache derrière le prix d’un billet de train. Trois éléments clés peuvent être cités : les tarifs des péages ferroviaires, la rentabilité financière des entreprises, et le modèle de tarification qui s’ajuste à l’offre et à la demande (le yield management).

Le système du yield management

Commençons par expliquer ce qu’est le yield management et la manière dont sont fixés, au travers de ce système, les prix des trains, notamment ceux de la SNCF. A noter qu’elle n’est d’ailleurs pas la seule compagnie ferroviaire à utiliser ce système, c’est également le cas de Trenitalia, qui vient de faire son entrée sur le marché français.  

Le yield management est une pratique commerciale consistant à ajuster les prix en fonction de l’offre et de la demande, en temps réel. Les lignes les plus fréquentées sont donc les plus chères. Les prix vont également varier en fonction des heures creuses, de pointes, et des jours de la semaine, toujours du fait de l’ajustement de la demande. Ce qui peut être frustrant pour les passagers, c’est de se rendre compte qu’ils n’ont pas payé le même prix pour un même billet, et c’est d’ailleurs souvent le cas. Ainsi, vous pouvez consulter les prix pour un trajet à un instant T, et de nouveau quelques jours / semaines après, et constater une augmentation. Cette méthode est également valable pour le prix des billets d’avion, ce système est d’ailleurs majoritairement utilisé par les compagnies aériennes.

Cela s’explique par les avantages qu’il y a pour les entreprises, pour leur rentabilité certes, mais également pour inciter les potentiels voyageurs à planifier plus tôt leurs voyages, et ainsi s’assurer bien en amont d’un taux de remplissage suffisant.  

Les péages ferroviaires

40% du prix des billets TGV correspond au prix des péages ferroviaires, dont doivent s’acquitter les opérateurs ferroviaires : il s’agit du paiement d’un droit d’emprunter les infrastructures. Ce coût, est donc payé par le voyageur. Les tarifs de ces péages sont fixés par l’Etat (via SNCF Réseau), et vont varier en fonction des lignes. Si elles sont très fréquentées, en fonction de leur typologie (ligne TGV / ligne TER), et si elles nécessitent une maintenance plus importante, les prix des péages seront plus élevés et inversement. Les péages des lignes « alternatives » aux lignes très fréquentées (exemple : Marseille-Marne-la-Vallée / Marseille-Paris) sont moins élevés, ce qui explique la capacité de Ouigo à proposer des prix inférieurs sur ces types de trajet.

Les péages ferroviaires français sont parmi les plus élevés en Europe, et devraient encore augmenter dans les prochaines années : +7,6% en 2024, +4% en 2025 et 2026(1). Plusieurs régions, ont contesté auprès du Conseil d’Etat l’augmentation des péages ferroviaires sur leurs réseaux régionaux. Elles ont obtenu gain de cause, et SNCF Réseau doit désormais proposer une nouvelle tarification(2).

Le coût des péages pèse donc aujourd’hui énormément sur le billet de train, et cela va aller en s’accentuant, du fait du vieillissement important du réseau et de la nécessité d’y investir massivement. En effet, les péages permettent à SNCF Réseau de financer les coûts de maintenance, de modernisation et de rénovation du réseau ferroviaire. L’achat de billet de train contribue donc au maintien et à la rénovation du réseau. Ce coût pèse donc énormément sur les usagers.

Est-ce que de tels coûts existent pour les autres modes de transport ? C’est bien le cas pour la voiture individuelle avec le paiement des péages autoroutiers et de la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques). Pour l’avion, les transporteurs payent également une taxe d’aviation civile et des redevances aéroportuaires, représentant environ 26% du billet d’avion, en moyenne, pour une compagnie comme Ryanair(3)

Toutefois, il y a quelques déséquilibres entre les taxes payées par les différents modes de transport : d’abord, sur la TVA. Alors que les billets de train y sont assujettis, ce n’est pas le cas des billets d’avion pour les vols internationaux. Ensuite, alors que les compagnies ferroviaires s’acquittent d’une taxe sur l’énergie et l’essence, les compagnies aériennes ne payent à ce jour aucune taxe sur le kérosène. Une première solution, largement réalisable immédiatement, pourrait être de baisser la TVA à 5,5%, sur les billets de train.

Le train est-il réellement plus cher que la voiture ?

L’INSEE publie régulièrement des données sur la variation des prix des trains. L’institut a ainsi constaté une augmentation des prix de 12%, entre 2021 et 2022, puis une augmentation de 5% en 2023 sur les billets TGV et TET. 

La SNCF justifie certaines de ces augmentations par la hausse des prix de l’électricité, elle qui consomme entre 1 et 2% de la production d’électricité française chaque année. Elle a ainsi accusé un surcoût sur son budget de 13%. La seule réponse de l’exécutif a été de l’encourager à réaliser des économies d’énergie, sans pour autant réduire son nombre de circulations. La demande semble comique, quand on sait que 82% de l’énergie que consomme la SNCF sert à faire rouler ses trains.

Bien que ces hausses soient difficilement entendables pour les voyageurs, le fond du problème reste le maintien de la France dans le marché de l’électricité européen, induisant des hausses importantes des coûts pour les entreprises, mais aussi les collectivités.

Au-delà de l’augmentation des coûts de l’électricité, les prix des TGV sont plus élevés que ceux des TER / TET du fait des coûts d’exploitation et de maintenance. Selon la Cour des Comptes(4), ceux qui les empruntent fréquemment font partie des catégories ayant des hauts revenus. Alors, le train, en comparaison avec la voiture, est-il réellement plus cher ?

A contre-courant de l’idée générale, les prix des trains en France n’apparaissent pas si élevés en comparaison avec les autres pays européens. Une étude menée par GoEuro, qui vend des billets de transport en ligne, considère que les prix des billets en France sont plutôt bas, surtout en comptant qu’une grande partie des billets concerne des trajets TGV. Le prix moyen en France pour 100 kilomètres serait de 7,8 euros, quand il est de 29,7 euros au Danemark, 28,6 euros en Suisse ou encore 24 euros en Autriche(5) 

Toutefois, même si nous faisons le constat que les prix moyens en France sont moins élevés qu’ailleurs, cela reste aujourd’hui dissuasif pour un certain nombre de français, qui arbitrent à l’instant T le montant à débourser entre le train ou la voiture. En effet, lorsque l’on prend le train, l’intégralité des coûts est comprise dans le billet. Ce n’est pas tout à fait le cas de la voiture. Les coûts pris en considération pour un trajet donné seront principalement l’essence et les péages. Pour autant, pour pouvoir réellement comparer le coût entre ces deux modes de transport, pour la voiture il faut aussi y intégrer les coûts amortis sur le long terme. Par exemple, les frais d’assurance, le prix de la voiture (à amortir donc sur la durée), les frais d’entretien, ou encore, plus difficile à chiffrer, le coût des externalités négatives que va supporter la société (pollution, particules, accidents, etc.).

La comparaison entre ces deux modes de transport va aussi varier en fonction du nombre de passagers. Prendre la voiture plutôt que le train, quand on est une famille, apparaît nécessairement moins cher et plus pratique.

Il faut bien sûr souligner le fait qu’au-delà de la question des coûts, les voyageurs peuvent préférer la voiture au train, tout simplement car ils ne disposent pas d’une gare à proximité permettant de réaliser le trajet souhaité. Parfois, ce choix est donc contraint.

Certains voyageurs choisissent parfois l’avion au détriment des trains par rapport au prix. Bien que la loi Climat et Résilience de 2021 prévoit la suppression des vols internes lorsqu’une alternative de deux heures trente existe, cette interdiction est partiellement mise en œuvre. En effet, certaines liaisons bénéficient de dérogation et des lignes ferroviaires comme Marseille-Paris vont au-delà du délai fixé de 2h30. Les prix plus bas de certains vols internes qui ne respectent pas cette réglementation, s’expliquent par l’absence de taxe sur le kérosène, à la différence de l’électricité. La TVA reste applicable sur les vols internes, mais ne l’est pas sur les vols internationaux.

Quelles solutions ?

Pour garantir des prix plus attractifs pour les trains et garantir le droit aux vacances / voyages de tous et toutes (en empruntant le train), plusieurs options peuvent être envisagées.

La baisse des péages ferroviaires est une proposition, mais elle reste compliquée à appliquer puisqu’ils permettent de financer la rénovation du réseau. Peut-être faudrait-il que ces frais ne ne soient pas totalement imputables aux usagers. Une proposition alternative serait de baisser la TVA sur les billets de train, à 5,5%. Toutefois, une baisse des prix des péages nécessite forcément de trouver des financements complémentaires pour les affecter à la modernisation / rénovation du réseau. Au-delà de la baisse des prix des péages, ce sont éventuellement les financements affectés à la rénovation / modernisation du réseau qui sont à repenser.

Sur le droit aux vacances, l’article 24 de la Déclaration universelle des droits de L’Homme, stipule que « toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée de travail et des congés payés périodiques ». Pour se faire, en lien avec le transport ferroviaire, plusieurs leviers d’actions peuvent être activés. D’abord, la mise en œuvre de tarifs préférentiels sur les trajets en train, pendant les périodes de vacances et de grandes vacances. En France, le gouvernement a décidé de proposer une offre aux moins de 27 ans, permettant de voyager en TER en illimité cet été, grâce à un pass rail au prix de 49 euros. Cette offre exclut les trajets en TGV, ce qui est dommageable. L’Allemagne a expérimenté un tel dispositif l’été dernier, mais au prix de 9 euros, et incluant tous les types de population et pas uniquement les jeunes. La Fondation Jean Jaurès propose également de pouvoir proposer un billet « populaire » en TGV pour la somme modique de 20 euros, pour garantir ce droit aux vacances(6).

Autre proposition intéressante de la Fondation, permettre aux régions qui disposent en partie de la compétence tourisme, de développer des offres de mobilité desservant les zones touristiques, dans sa région ou vers les régions environnantes. Elles consigneraient leurs stratégies dans un volet « mobilité et accès aux zones touristiques » dans leurs schémas centraux d’aménagements du territoire et des transports(7). Dans ces offres, le train, prendrait toute sa place.

Enfin, pour favoriser le train au détriment de l’avion et dans une perspective écologique et égalitaire, la loi de 2021 doit être applicable sur toutes les liaisons pertinentes sur le territoire national et le kérosène doit être taxé au même titre que l’électricité.

Ainsi, même si les prix des billets de train français semblent moins chers par rapport à nos voisins, ils restent toujours trop dissuasifs pour certaines catégories de la population dont un certain nombre de familles. Il faut donc à la fois : 

  • Repenser le système de tarification des péages et faire peser leur coût sur l’ensemble des acteurs et non pas uniquement sur les usagers ;
  • Réfléchir à une vraie politique publique nationale permettant de garantir le droit aux vacances ;
  • Appliquer concrètement la loi de 2021, sans dérogation injustifiée, en menant une étude sur l’entièreté du territoire pour étudier les principales liaisons et les alternatives.

Il s’agit prioritairement de proposer une vraie alternative à l’utilisation de la voiture individuelle dans l’ensemble des territoires, et de rendre les transports en commun et ferroviaire, accessibles financièrement à tous et toutes pour les transports du quotidien et les vacances.

Références

(1)Public Sénat (2023) : pourquoi les prix des billets de train continuent-ils d’augmenter ?  https://www.publicsenat.fr/actualites/territoires/pourquoi-les-prix-des-billets-de-train-continuent-ils-daugmenter

(2) FranceInfo (mars 2024) : Péages ferroviaires, le Conseil d’Etat demande à SNCF Réseau de revoir la fixation de sa redevance pour les régions : https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/peages-ferroviaires-le-conseil-d-etat-demande-a-sncf-reseau-de-revoir-la-fixation-de-sa-redevance-pour-les-regions_6406090.html

(3) Le Figaro (2023) : mais pourquoi les billets de train sont-ils si chers ? : https://www.lefigaro.fr/societes/mais-pourquoi-les-billets-de-train-sont-ils-si-chers-20230701

(4) Cour des Comptes (2014) : la grande vitesse ferroviaire, un modèle porté au-delà de sa pertinence : https://www.ccomptes.fr/fr/publications/la-grande-vitesse-ferroviaire-un-modele-porte-au-dela-de-sa-pertinence

(5) Rapport au Premier Ministre (février 2018) : l’avenir du transport ferroviaire, https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.15_Rapport-Avenir-du-transport-ferroviaire.pdf

(6) Fondation Jean Jaurès (2023) : vers la vie pleine, réenchanter les vacances au XXIème siècle : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/2023/06/vie-pleine.pdf

(7) Ibid

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Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Ce nouvel opérateur promet des prix défiants toute concurrence : 3 euros pour 100km, dès 2028. Mais qu’en est-il réellement ? décryptage.

Avez-vous entendu parler de Kevin Speed, cette nouvelle start-up française qui entend révolutionner le secteur ferroviaire ? réalisons les présentations.

Ce nouvel opérateur souhaite faire rouler des trains « hybrides », entre le TGV et le RER, en France. Ces trains rouleront à la vitesse des TGV tout en étant conçu comme un système de RER : des trains desservants plusieurs communes, sans réservation, avec une tarification au trajet.

L’offre illisto, proposée par Kevin Speed, concerne à ce stade trois lignes : Paris-Lille ; Paris-Strasbourg ; Paris-Lyon. Des arrêts sont prévus sur plusieurs communes pour chacune de ces lignes (par exemple pour Strasbourg : Meuse TGV, Lorraine TGV ; pour Lyon : le Creusot, Mâcon). Surtout, le point fort apparent de cette offre, serait ses prix : Kevin Speed annonce un prix d’environ 3 euros pour 100 kilomètres (mais précisons, en heures creuses), avec pour Paris-Lille, un coût de trajet égal à 5 euros. Enfin, la fréquence de ces trois lignes serait assez importante, avec jusqu’à 16 passages quotidiens par ligne. L’entreprise compte également proposer des abonnements plus attractifs basés sur la fréquence : plus l’usager emprunte le service, plus le coût de son abonnement serait réduit. Nous ne connaissons pas encore le contour des abonnements qui seront proposés (prix, fréquences nécessaires pour bénéficier d’un tarif réduit, etc.)

Sur son site internet, l’entreprise évoque également que les cheminots seront actionnaires de l’entreprise, et qu’une première levée de fonds, soutenue par BPI France a été conduite. Enfin, Kevin Speed indique vouloir répondre à un nouveau besoin, lié à l’émergence du télétravail, et de l’éparpillement géographique de la population.

 Les premiers essais sont prévus pour 2026, et le lancement des circulations pour 2028, sous réserve de la validation du projet par l’Autorité de Régulation des Transports. L’opérateur vient de signer un contrat avec SNCF Réseau, lui permettant de bénéficier des sillons pour faire circuler ses trains(1).

L’entreprise s’appui sur le modèle du « low-cost »

Pour pouvoir proposer de tels prix, Kevin Speed s’appuie sur un modèle économique basé sur le « low-cost », similaire à ce qui peut être mis en place par certaines compagnies aériennes (comme Ryanair).  

D’abord, le nombre de sièges va être augmenté grâce à la suppression l’ensemble des services (ex. wagons-bar ; première classe), permettant ainsi un gain de place. Plus le nombre de sièges est important, moins le prix est élevé car le coût est davantage rentabilisé. Ce modèle est viable à condition que les trains ne roulent pas régulièrement à vide ou à moitié rempli. L’entreprise annonce que les trains seront équipés de portes supplémentaires par rapport à un TGV classique permettant aux voyageurs d’entrer et de sortir plus rapidement, réduisant ainsi le temps d’arrêt. La réduction de ce délai permet de gagner de précieuses minutes pour faire rouler davantage de trains sur une journée donnée. Ce principe est déjà utilisé pour les nouvelles rames de métro parisiennes (on pense notamment à la ligne 14 ou encore la ligne 11).

Il est fort à parier qu’en plus du tarif basique, de nombreuses options soient proposées, faisant ainsi augmenter les prix (ajout d’un bagage / d’un vélo / utilisation d’une prise, etc.).

L’entreprise annonce également que ses trains rouleront plus vite. Ce point reste à déterminer, puisque cela dépendra des trains dont il disposera et d’un certain nombre de paramètres techniques sur lesquels nous ne reviendrons pas ici.

Les limites de l’offre de Kevin Speed

L’offre est prometteuse. Nous sommes favorables à la démocratisation du transport ferroviaire pour tous et toutes, à la fois pour les déplacements du quotidien comme pour les vacances : pour des raisons d’égalité, et pour favoriser les modes de déplacement qui génèrent moins de gaz à effet de serre. Rappelons-le, le train est le mode de transport le moins polluant, en comparaison avec la voiture individuelle.

Pourtant, nous voyons plusieurs écueils à cette offre, et plusieurs points restent en suspens.

D’abord, le choix de ces 3 lignes n’est pas anodin : ce sont parmi celles qui sont le plus rentables du réseau. Le choix de se positionner sur des petites lignes, aurait été plus étonnant. Kevin Speed a certainement l’intention d’élargir son offre en cas de réussite pour ces trois premières lignes. Cette extension, concernera très certainement d’autres lignes rentables et déjà très fréquentées. Ainsi, les nouvelles entreprises ferroviaires à but lucratif qui émergent, ne se soucieront jamais des petites lignes déficitaires, pourtant essentielles pour dessertir de manière fine l’ensemble des communes du territoire. Leur financement restera à la charge des Régions, tant qu’elles et le gouvernement décideront de les maintenir.

Ensuite, sur le coût, effectivement les prix affichés sont très attractifs. Mais les tarifs annoncés porteront bien sur les heures creuses : les prix lors des horaires les plus fréquentés, restent encore un mystère. EDF pour l’électricité, la SNCF et son offre Ouigo, proposent déjà des tarifs réduits en heures creuses. Rien de révolutionnaire sur ce point.

Un autre problème majeur, porte sur la réservation. Il est effectivement révolutionnaire de ne pas avoir besoin de réserver son train (pour les TER, c’est déjà le cas) et cela réduit considérablement la charge mentale liée aux déplacements : cependant, les risques de congestion sur une même ligne, aux heures de pointe, ne sont pas à exclure.

De plus, plusieurs obstacles restent à lever pour l’entreprise. D’abord, elle ne dispose pas à ce stade de l’autorisation pour rouler, qui est desservit par l’ART : ce devrait a priori être réglé, il y a peu de chance que l’ART refuse à Kevin Speed son autorisation.

Autre point, l’achat des trains : Kevin Speed indique que les tests démarreront en 2026, pour mise en circulation en 2028, mais encore faut-il que les 20 rames commandées à Alstom, soient produites. Surtout, pour pouvoir disposer de ces rames, il faut pouvoir les payer. L’entreprise, après sa première levée de fonds, cherche à récolter un milliard d’euros pour pouvoir mettre son projet en route. Une somme colossale qui peut étonner. Il faut toutefois rappeler que le matériel roulant, et l’exploitation de lignes ferroviaires, coûtent très cher. Le coût d’entrée est d’ailleurs extrêmement dissuasif, ce qui explique aussi pourquoi la concurrence, qui devait sauver le train selon l’Union européenne, n’est pas si efficace(2).

La concurrence de Ouigo

La question qu’on pourrait légitimement se poser, est la différence entre l’offre de Kevin Speed et celle de Ouigo. Ouigo est l’offre « low-cost » de la SNCF, lancée en 2013. Elle représente aujourd’hui 20% du marché de la grande vitesse en France, comprend une cinquantaine de destinations et a transporté près de 110 millions de voyageurs sur la période 2013-2023.

Tout comme Kevin Speed, le modèle économique de Ouigo est basé sur le low-cost : des prix réduits (1 voyageur sur 2 a voyagé avec Ouigo pour moins de 25 euros), des trains et des plans de roulement optimisés, des wagons pouvant accueillir davantage de voyageurs (+25% par rapport à un TGV classique avec la suppression de wagons de type première classe ; wagon bar), des options payantes, le développement de différentes offres comme « Ouigo essentiel » ou « Ouigo plus ».

A propos des prix, nous pouvons légitimement nous interroger sur la capacité de Kevin Speed à maintenir des prix autour de 3 à 5 euros. Les prix affichés aujourd’hui, pourraient être l’exception plutôt que la norme. Ainsi, ses prix pourraient se rapprocher fortement de ceux de Ouigo.

Enfin, les dirigeants de Ouigo se fixent des objectifs ambitieux pour les prochaines années. D’abord, augmenter significativement le nombre de voyageurs d’ici 2030, de 110 aujourd’hui à 200. Ensuite, augmenter la part de marché de Ouigo, de 20% à 30% en 2030. Tout ceci sera possible grâce à l’acquisition de nouvelles rames dotées d’une capacité supérieure disponibles d’ici 2025, et également grâce à l’extension de son offre en Espagne.

En bref, Ouigo mène une politique offensive, et qui fonctionne. Celle que souhaite mettre en place Kevin Speed, se rapproche grandement de la stratégie Ouigo, elle-aussi, actrice du ferroviaire low-cost. L’existence de deux acteurs du low-cost sur le marché ferroviaire est possible, comme c’est le cas pour l’avion. Pour autant, le territoire étant réduit, et les lignes ayant des capacités finies, on peut s’interroger sur la capacité de ces deux acteurs, à coexister sur le même territoire.

Le train doit être le moyen de déplacement du futur, pour des raisons écologiques et sociales. Ses prix, pour permettre sa démocratisation au plus grand nombre, doivent diminuer. Pour autant, le réseau a une fin : il n’est pas possible de faire rouler un nombre infini de trains sur une même ligne, notamment sur les plus fréquentées, la ou la concurrence se concentre.

L’utilisation de la voiture individuelle reste encore trop importante. Mais nous ne pouvons pas condamner ce mode de transport, sans offrir une réelle alternative aux citoyens. Aujourd’hui, de nombreuses communes, ne sont pas desservies par le train ni aucun moyen de transport en commun viable. La voiture reste l’unique solution, et devient ainsi un goulot d’étranglement de plus en plus important, du fait de l’augmentation de son coût (assurance, essence, etc.). L’émergence de nouvelles entreprises est intéressante, bien que la coexistence de deux acteurs ferroviaires low-cost sur un même marché national, interroge. Pour autant, le problème majeur, reste l’exploitation des petites lignes, et de celles qui devraient être construites dans le futur pour mieux mailler le territoire. Ces entreprises à but lucratif, ne s’y intéresseront jamais puisqu’elles ne sont pas rentables. La puissance publique doit se saisir de ce sujet et mener une réelle politique autour des petites lignes ferroviaires. Les initiatives autour des RER métropolitains, sont une bonne chose, mais doivent être accompagnées de réels moyens.

Références

(1)Rappelons que le gestionnaire d’infrastructures est SNCF Réseau, que chaque entreprise ferroviaire souhaitant faire circuler des trains sur le réseau en libre-accès, doit lui adresser une demande. Les entreprises ferroviaires s’acquittent auprès de SNCF Réseau, de péages.

(2)Sur le sujet de l’ouverture à la concurrence, nous vous invitions à approfondir le sujet avec cet article

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En ce 8 mars, nous ne pouvons que s’enthousiasmer et applaudir la constitutionnalisation de l’IVG. Pourtant, le combat pour l’égalité n’est pas terminé. Une nouvelle forme de violence et d’humiliation émerge : la cyberviolence. Cette violence numérique touche de plus en plus de femmes et encourage la violence dans le monde réel.

En cette journée du 08 mars, on ne peut qu’applaudir, s’enthousiasmer de la constitutionnalisation du droit à l’avortement en France. C’est une immense victoire, pour toutes les femmes, et pour les parlementaires, les associations qui mènent ce combat depuis des années.

Pourtant, le combat pour l’égalité et la lutte contre les violences faites aux femmes ne sont pas terminés. Les femmes subissent toujours la violence, la précarité, les discriminations, le sexisme ordinaire dans la vie comme au travail, les écarts de salaire avec les hommes. Oui, les droits des femmes ont évolué en France depuis ces dernières décennies : mais l’égalité réelle, n’est pas atteinte et des actions concrètes doivent être prises, même si cela ne semble pas être une priorité pour le gouvernement, qui vient de voter une réduction de 7 millions du budget du ministère de l’égalité Femmes-Hommes. Au-delà de ces inégalités, nous voyons émerger une nouvelle forme de violence et d’humiliation envers les femmes : la cyberviolence. Qu’est-ce que la cyberviolence, et comment se manifeste-t-elle ?

Selon l’Education Nationale(1), elle se définit comme : « un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe aux moyens de courriels, SMS, réseaux sociaux, jeux en ligne, etc. Elle présente des spécificités liées aux médias numériques : capacité de dissémination vers un large public, caractère incessant, difficulté d’identifier l’auteur et d’agir une fois les messages diffusés ».

Ce phénomène est évidemment lié à l’avènement d’internet, l’augmentation du nombre de réseaux sociaux et d’utilisateurs. L’anonymat apparent permet à de nombreux utilisateurs d’agir en tout impunité. La cyberviolence est un phénomène récent, qui touche une grande partie de la population, mais qui cible principalement les femmes. En 2015, dans une étude, l’ONU a révélé que 73% des femmes sont exposées à des violences sur internet. Dans 74% des cas, ces actes de cyberviolence sont perpétrés par des hommes, selon une étude conduite par l’association féministes contre le cyberharcèlement. Les journalistes Florence Hainaut et Myriam Leroy ont d’ailleurs réalisé un reportage en 2021 intitulé #SalePute qui met en lumière les caractéristiques de cette cyberviolence qui cible les femmes.

Elle peut prendre plusieurs formes : des insultes, menace de mort, publications de photos et vidéos sans autorisation, parfois à caractère sexuel, divulgation des informations d’identité, etc. Surtout, la cyberviolence ne se cantonne pas uniquement à l’environnement numérique, et elle peut amener d’autres violences dans le monde réel.

Ainsi, un rapport du centre Aubertine Auclert(2), démontre que neuf femmes sur dix victimes de violences conjugales, subissent également la cyberviolence de la part de leur partenaire ou ex-partenaire. La cyberviolence couplée aux violences conjugales peut prendre plusieurs formes : le cybercontrôle (le partenaire où l’ex-partenaire vérifie les outils numériques, applications utilisées pour vérifier les messages, géolocaliser sa partenaire pour surveiller ses actes, etc.) ; le cyberharcèlement (le partenaire peut harceler sur internet, menacer de mort, partager des photos et vidéos à caractère personnel sans le consentement, envoyer un nombre incalculables de messages, d’appels, etc.) ; la cybersurveillance imposée ou à l’insu (installation de logiciels espions) ; la cyberviolences économiques et administratives, etc(3).

L’intelligence artificielle favorise également la montée de cette cyberviolence en créant de toutes pièces, des photos de personnes dans des positions suggestives, dénudées, voire en rhabillant les femmes sur leurs photos : ce phénomène porte un nom, le deepfake. On peut citer l’exemple de la chanteuse Taylor Swift qui a récemment été victime de deepfake sur X. Ces actes ne sont pas anodins : ils visent à humilier, rabaisser, ramener les femmes à un statut d’objet sexuel, à contrôler leur façon de s’habiller.

Internet est le nouveau vecteur du sexisme et de la misogynie, avec un seul objectif : faire taire les femmes et les ramener à leur prétendue « place ». La polémique autour du tiktokeur « abregefrere »(4), en est un exemple phare.

Il est impératif de prendre des mesures importantes pour contrôler la cyberviolence, et son ruissellement au-delà du monde numérique. D’abord, il faut renforcer le cadre législatif existant, et faire respecter les lois en la matière. Les femmes victimes de cyberviolence, et de manière complémentaire de violences conjugales doivent être correctement prises en charge par des personnels formés et sensibilisés et doivent pouvoir bénéficier de logements d’urgence. En ce 8 mars 2024 le combat pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes doit se prolonger dans le monde virtuel.

Références

(1)https://www.education.gouv.fr/un-collegien-sur-cinq-concerne-par-la-cyberviolence-3815#:~:text=Elle%20se%20d%C3%A9finit%20comme%20un,%2C%20jeux%20en%20ligne%2C%20etc.

(2)Pour en savoir plus : https://www.centre-hubertine-auclert.fr/sites/default/files/medias/egalitheque/documents/synthese-cyberviolences-conjugales-web.pdf

(3) Ibid

(4) Ce tiktokeur a plus d’un million de followers, publie des vidéos dont l’objectif est d’écourter des vidéos publiées sur internet. Ces vidéos portent sur des sujets différents, mais visent majoritairement des femmes qui doivent « abréger » leurs propos. Elles subissent ainsi une vague de cyberharcèlement sur leurs vidéos, leur demandant d’abréger.

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Fret : vers une mort imminente

Fret : vers une mort imminente

Alors que le fret est un outil stratégique pour la transition écologique, la France a annoncé un projet de refonte qui sonnera forcément la mort de fret SNCF.

Depuis les années 1950, la part modale du fret ferroviaire dans le total des échanges de marchandises n’a fait que baisser en France et en Europe. L’ouverture à la concurrence, effective totalement depuis 2005/2006(1), a accentué ce déclin, contrairement aux tendres rêveries de nos dirigeants français et européens.

Je décrivais dans un précédent article, les impacts de l’ouverture à la concurrence dans certains pays européens, du transport ferroviaire de voyageurs. En France, l’ouverture étant plus récente que celle du fret, il est encore difficile de formuler un constat clair, même s’il est évident que la concurrence ne résoudra pas les problèmes sans investissements massifs dans le réseau. Pour le fret, le bilan est aujourd’hui sans appel : c’est un fiasco. La réforme potentielle annoncée par Clément Beaune en mai 2023 pour répondre à l’enquête en cours de la Commission européenne pour non-respect des principes de la concurrence, signerait la mort définitive du fret.

L’Union européenne porte des enjeux forts en matière de réduction des gaz à effet de serre : elle s’est engagée, dans le plan fit for 55, à une réduction de 55% de ces émissions d’ici 2030. Pour ce faire, elle souhaite de manière assez évidente s’attaquer au secteur des transports, responsable d’environ 30% % de ces émissions, en commençant par le transport de marchandises. Ainsi, l’Union souhaite réaliser un report modal de 30% du transport de marchandises, de la route vers le ferroviaire. Si nous partageons totalement cet objectif, il faut se rendre à l’évidence : aucune des réformes de ces vingt dernières années n’est allée dans ce sens. A commencer par l’ouverture à la concurrence du fret, bien que présentée comme une solution miracle par l’Union européenne.

Pour comprendre les enjeux à l’œuvre et la schizophrénie de l’Union européenne qui promeut la réduction des gaz à effet de serre, tout en punissant les secteurs qui pourraient amorcer un véritable changement (comme le fret), il faut revenir sur le fonctionnement du fret ferroviaire et sur les causes de son déclin.

Le fonctionnement du secteur ferroviaire et les acteurs en présence

Comment fonctionne le transport ferroviaire de marchandises ? Le réseau est commun entre le transport de voyageurs et de marchandises : quelques liaisons sont propres à l’un ou à l’autre, et les infrastructures sont distinctes car ne répondant pas aux mêmes besoins (gares de triage / plateformes multimodales et installations terminales embranchées desservant des usines/entrepôts/entreprises), mais il n’existe pas deux réseaux distincts. Ce réseau et l’attribution de sillons (créneaux horaires durant lesquels les trains peuvent circuler sur une partie donnée du réseau) sont gérés par SNCF Réseau, le gestionnaire d’infrastructure.

Comme pour les trains de voyageurs, les trains de marchandises règlent à SNCF Réseau les prix des différents péages, qui varient en fonction des liaisons.

Il existe aujourd’hui plusieurs types de train fret (nous n’évoquerons pas ici le fonctionnement du transport combiné) : les trains massifs et les trains de lotissement. Contrairement aux premiers, ces derniers sont composés de wagons isolés, comprenant des marchandises différentes et appartenant à différents clients. Les différents wagons sont ensuite triés dans des gares de triage et iront potentiellement dans des sens différents en fonction de leurs destinations finales. Ce triage demande un certain travail, qui est plus coûteux par rapport aux trains massifs (à destination d’un seul et unique client).

Les types de marchandises peuvent varier dans le temps, aujourd’hui la majorité des produits proviennent des secteurs de la sidérurgie, de la chimie, de l’agroalimentaire, du bâtiment, du nucléaire : ce sont majoritairement des marchandises que l’on peut qualifier de « stratégiques ». A noter que la désindustrialisation française a également eu des effets sur l’attractivité du fret et les marchandises transportées.

Quel bilan depuis l’ouverture à la concurrence ?

L’ouverture à la concurrence est effective depuis 2005/2006 : un laps de temps suffisant pour nous permettre de réaliser un bilan de ses effets et de l’évolution du marché, qui n’est pas des plus glorieux.

D’abord, le marché du fret a énormément évolué à la suite de l’ouverture à la concurrence, en France et en Europe. En France, fret SNCF, l’opérateur historique, détient désormais environ 50% des parts de marché, alors qu’il en détenait 77% en 2010. Le marché français compte une vingtaine d’acteurs mais les plus importantes parts modales sont concentrées entre un nombre restreint d’entreprises (Fret SNCF, DB Cargo, Captrain notamment). La SNCF possède d’autres filiales qui réalisent également du transport de marchandises : CAPTRAIN France, VIIA, Naviland Cargo, Forwardis, 20% des parts de marchés(2). Elles forment avec Fret SNCF, Rail Logistics Europe. Dans un rapport publié en 2023(3), la CGT considère que la vision est trop silotée, et que cela ne permet pas une adaptation des activités ferroviaires. Le marché est aujourd’hui très divisé, alors que la part modale du transport ferroviaire n’a fait que baisser, oscillant désormais entre 10 et 9%(4).

Les entreprises de fret ne sont pas toujours rentables, ce qui favorise l’absorption des petits par les gros, comme a pu le faire l’entreprise allemande DB Cargo (filiale de la DB).

En France, la concurrence est la plus forte sur les sillons les plus rentables et connectés aux autres réseaux ferroviaires étrangers (au même titre que pour le transport de voyageurs). La plupart des trajets sont réalisés sur 6500 kilomètres de lignes, donc 24% du réseau ferré national. Le réseau étant le même pour le transport de voyageurs, une concurrence s’exerce entre ces deux activités pour l’attribution de sillons sur les lignes les plus fréquentées (le nombre de trains de voyageurs a augmenté significativement du fait d’une demande accrue), au détriment du fret ferroviaire qui est financièrement moins rentable.

Les parts modales ont également évolué : entre 2005 et 2015, la part modale du fret ferroviaire dans l’Union européenne est passée de 14% à 16,8%(5). En France, celle-ci est inférieure au niveau européen : le fret représente environ 10/9%% du transport de marchandises, et la route 80/85% et le fluvial 2 à 3%. Cette répartition est relativement stable depuis 2010. Alors que d’autres pays européens affichent des progressions intéressantes (entre 2019 et 2022, croissance de 22% en Italie, 10% en Allemagne, 2% en Suisse(6)), comment expliquer que la France reste à un niveau si bas ?

Le rapporteur d’un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les effets de l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire publiée en décembre 2023(7), Hubert Wulfranc, estime qu’elle a été mal accompagnée en France et qu’elle a donc plombé la croissance du secteur. Une autre preuve de l’inefficacité de l’ouverture à la concurrence est la multiplication des plans de relance pour le fret depuis 2005, sans qu’on puisse observer de changements notoires(8). Le président de la commission d’enquête, David Valence, est plus nuancé, considérant que la désindustrialisation, la concurrence de la route, et la qualité de service (dégradée) du fret sont des explications plus probables. Ces divergences s’expliquent peut-être par l’appartenance politique de ces deux personnalités politiques. Toutes ces raisons sont valables, même si à géométrie variable, et ont mené le fret ferroviaire dans le ravin.   

La qualité de service (notamment la régularité) et également le manque de flexibilité, devaient être corrigés par la concurrence, mais restent pourtant deux problèmes majeurs. Dans un monde où l’offre et la demande s’ajustent constamment, le fret est un mode de transport lourd qui a du mal à s’adapter. Des solutions existent, notamment l’utilisation de technologies prédictives et d’anticipation, mais elles ne sont pas mises en œuvre.

Sur la régularité, un rapport d’information par le Sénat en 2008(9) indique qu’uniquement 70% des wagons isolés sont à l’heure, contre 80% pour les trains massifs. En 2022, près d’un train sur six (16%) a accusé un retard de plus de 30 minutes. La régularité des wagons isolés est encore plus dégradée, avec un train sur cinq en retard en moyenne d’une heure ou plus. En observant ses données, il est compréhensible que les acteurs se tournent vers le transport routier, plus adaptable, plus fiable. Comment ces retards peuvent-ils s’expliquer ? L’infrastructure détient une partie de la réponse. Le réseau est extrêmement dégradé : les lignes « capillaires », qui connectent les entrepôts / usines au réseau principal, ont en moyenne 73 ans. De nombreuses lignes ont été fermées ces dernières années, faute de travaux de remise en état. Comment pourrait-on penser que la régularité pourrait s’améliorer, sur un réseau de plus en plus vieux ?

Le fret ferroviaire se rapproche dangereusement du ravin, poussé par nos autorités publiques

La Commission européenne a ouvert en janvier 2023 une procédure d’examen à l’encontre de Fret SNCF. L’entreprise est accusée d’avoir bénéficié d’aides financières de l’Etat français allant à l’encontre du principe de la libre-concurrence (non-respect de l’article 107 du TFUE) : on parle notamment de l’annulation de la dette de l’entreprises en 2019, d’un montant d’environ 5 milliards, ou encore de sommes versées en 2019 pour permettre la recapitalisation de l’entreprise. D’autres entreprises ferroviaires, comme la DB Cargo, filiale de la DB, sont aussi dans le viseur de la Commission. Le verdict n’a, en date de février 2024, pas encore été rendu.

Comment l’Union européenne peut être se donner de tels objectifs de réduction de gaz à effet de serre, dont le transport de marchandises (notamment la route) est responsable à plus de 30%, tout en lançant des enquêtes, dont les sanctions pourraient aboutir au démantèlement du fret et à un report modal énorme vers le routier ?

Pour se faire pardonner, l’Etat français, en la personne de Clément Beaune, a annoncé un grand plan de refonte de fret SNCF. Un plan qui est censé, encore une fois, rendre ses titres de noblesse à l’entreprise. Quand on analyse les propositions de ce plan, on se rend compte qu’elles vont plutôt contribuer à pousser fret SNCF du ravin, qui n’en ai d’ailleurs aujourd’hui pas très loin. Ce plan n’est rien d’autre qu’un coup de massue.

L’idée principale est de diviser Fret SNCF en deux entités, une en charge de la gestion du trafic, l’autre de la maintenance des matériels, rassemblées dans un groupe holding (Rail Logistics Europe), mais toujours rattaché à la maison-mère SNCF. Le capital de l’entreprise serait également ouvert à des acteurs privés, bien que la proportion ne soit pas indiquée.  Pour la gestion du trafic, encore faut-il que cette société puisse se coordonner avec SNCF Réseau, responsable de l’allocation des sillons. Le plan reste flou sur la répartition exacte des missions. Enfin, autre élément majeur du plan : il propose de déposséder Fret SNCF de ses activités les plus importantes et rentables financières. Au total, 23 lignes seraient ouvertes obligatoirement à la concurrence puisque la nouvelle entreprise « new fret » ne pourrait pas candidater aux appels d’offres pour ces lignes pendant 10 ans(10). Ces flux représentent plus de 100 millions d’euros. Cela pourrait engendrer une réduction d’emplois ou une réallocation des travailleurs vers les sociétés privées, avec tout ce que ça implique comme perte de droits sociaux, et une perte financière importante pour Fret SNCF. Si le privé n’est pas intéressé par ces lignes, elles fermeront et les marchandises se retrouveront sur la route(11).

Comment fret SNCF peut-il survivre à une telle réforme ? C’est tout à fait impensable, l’entreprise n’étant déjà pas viable financièrement.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat dénonce fortement ce plan, qui n’implique d’ailleurs pas l’absence de sanctions complémentaires de la Commission à la suite de son enquête.  

Le souhait du gouvernement de développer la part modale du transport ferroviaire d’ici 2030 de 9% à 18%, semble encore davantage un horizon inatteignable.

Une concurrence qui ne dit pas son nom : la route

La Commission est vigilante au respect de la libre-concurrence. Pourtant, elle ne s’attaque nullement à la concurrence la plus déloyale qui touche le fret : celle du transport routier.

Le rapport de la commission d’enquête du Sénat évoquée précédemment indique qu’il y a un lien entre la baisse des parts modales du fret et le développement d’un réseau routier massif, permettant ainsi son accroissement.

Le réseau routier est donc plus dense (il permet notamment de desservir à une maille très fine les entreprises, ports, zones industrielles, villes, etc.) plus moderne, que le réseau ferroviaire. Contrairement aux trains, les camions peuvent facilement débarquer les marchandises n’importent où (disposant d’une porte de déchargement), ce qui n’est pas le cas des trains qui ont besoin d’infrastructures spécifiques pour accéder à certains points stratégiques (ports, entrepôts etc.). La route bénéficie également d’un certain nombre d’avantages(12). D’abord, les nuisances (pollution, dégradation du réseau, embouteillages, accidents) liées au transport routier ne sont nullement prises en compte : elles sont subies par la collectivité sans dédommagement financier. Ensuite, tout comme le fret, le transport routier de marchandises doit s’acquitter des péages en empruntant le réseau autoroutier. Il existe des alternatives gratuites au réseau autoroutier : on compte environ 9000 kilomètres de voies payantes, 12 000 kilomètres de routes nationales gratuites et 380 000 kilomètres de routes départementales. Ainsi, les transporteurs peuvent très facilement éviter de payer des péages. Cela est impossible pour les transporteurs ferroviaires.

Enfin, dernier avantage du transport routier, il est largement possible aujourd’hui de contourner la fiscalité en place. À la suite de l’abandon du projet d’écotaxe en 2014 (qui devait générer 900 millions par an), le gouvernement a majoré de deux centimes par litre la taxe sur l’achat de gazole en France pour les particuliers, et de quatre centimes pour les transporteurs (la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques, TICPE). Ainsi, lorsque les camions réalisent le plein en France, ils s’acquittent de manière indirecte d’une taxe liée à leur passage sur le réseau français. Mais cette taxe est un échec : en effet, les transporteurs s’arrangent pour réaliser le plein dans des pays limitrophes pour ne pas à avoir à le faire en France. Selon l’ADEME(13), les transporteurs étrangers achètent en France moins de 23% du carburant qu’ils y consomment. Ils passent en France en laissant le moins de trace possible. Cette taxe ne sert donc à rien, et pénalise les contribuables. De plus, avec la possibilité de faire appel à des transporteurs étrangers (moins chers), le nombre total de transporteurs français sur le total en Europe est passé de 50% en 1999 à 10% aujourd’hui(14). Nadia Hilal(15) pointe du doigt les effets pervers des dérèglementations du transport routier de marchandises en Europe. Au-delà du fait que les transporteurs routiers ne payent aucune taxe, cela impacte les emplois de ce secteur en France. Les transporteurs étrangers sont moins chers, interchangeables, ne bénéficient pas de la même protection sociale qu’en France. Tout ceci alimente un nivellement à la baisse des droits sociaux et des salaires en Europe alors que nous devrions justement militer pour le contraire.

Désinvestissement sur le réseau ferroviaire, investissement massif dans le réseau routier, mise en place de conditions d’évitement de la fiscalité pour les transporteurs routiers, concurrence déloyale, ouverture à la concurrence… voici une liste, même si non-exhaustive, des principaux facteurs qui sont en train de tuer le fret ferroviaire.

Changer de paradigme pour sauver un secteur

Le constat est affligeant et nous serions tenté de désespérer. Pourtant des solutions existent, il suffit de changer de direction.

  • Première rupture : rénover, moderniser, étendre le réseau et développer l’intermodalité

La première solution est très simple : rénover, moderniser le réseau. Un rapport sénatorial de 2022(16) estime qu’il faudrait investir à horizon 2030, 10 milliards d’euros.  

Au-delà des lignes, dont les lignes capillaires, il faut penser également aux diverses infrastructures du réseau (gares de triages, embranchements de ports, terminaux, installations terminales embranchées permettant de desservir les ports/entrepôts/usines, zones industrielles qui étaient au nombre de 12 000 en 1980, aujourd’hui nous n’en comptons plus que 1700) Si le fret veut toucher davantage de clients, il est fort probable que ces derniers privilégient le wagon isolé plutôt que les trains entiers, d’où la nécessaire attention à porter aux gares de triage. L’exemple de la gare de triage de Miramas est significatif : alors qu’y étaient triés environ 14 000 wagons par mois en 2009, ce n’est plus que 5200 en moyenne aujourd’hui(17). Les collectivités peinent à trouver et à obtenir des financements permettant de rénover cette gare de triage. Alliance 4F, collectif regroupant l’ensemble des acteurs du marché du fret français, pense qu’il est nécessaire d’investir 12 milliards d’euros sur la période 2025/2030 pour maintenir le réseau, les grands axes et les lignes capillaires (20% du réseau), augmenter les capacités de circulation et moderniser/créer de nouveaux terminaux et gares de triages.

Les sommes indiqués par l’Etat sont bien différentes. Dans les contrats plan Etat/Région, l’Etat s’engage à consacrer 500 millions d’euros au fret. En comptant d’éventuels projets annexes visant à financer le fret, sur la période 2023-2027, la somme totale investie serait de 900 millions. Le co-financement des collectivités permettrait d’atteindre 2 milliards. Il en manque plus de 8.  

Au-delà du réseau actuel et de sa modernisation, il faut également pouvoir l’enrichir. Alliance 4F propose de développer de nouvelles infrastructures et axes pour contourner les métropoles. Il faut également s’atteler au développement de plateformes multimodales entre les différents modes de transport, et également dans les grands ports. On peut prendre comme exemple la plateforme du Havre qui rencontre un certain succès, et dont le président du port souhaite l’extension.

Il faut sortir d’une logique en silo, et penser la connexion entre les modes de transports, à la fois pour le transport de voyageurs, mais aussi pour la logistique et l’acheminement des marchandises. Le fret doit faire partie intégrante de toute la chaîne : pour cela, le développement de plateformes multimodales, à l’échelle française mais aussi européenne, est nécessaire.

De tels projets sont coûteux, et souvent dénoncés pour leur empreinte écologique. On peut prendre l’exemple du Lyon-Turin, projet estimé à un montant de 18 milliards selon le Comité pour la Transalpine (les opposants au projet évoquent plutôt un montant de 26 milliards). Pourtant, ce projet permettrait d’augmenter de manière pharamineuse le nombre de marchandises transportées, de 6 à 40 millions de tonnes. Les arguments des opposants sont entendables. Toutefois, nous ne pouvons nous soustraire à de tels projets si nous voulons augmenter la part modale du ferroviaire et son importante. Pour le transport de marchandises, mais aussi pour permettre aux voyageurs d’envisager différemment leurs trajets, en utilisant des modes de transport plus verts. Il faut davantage questionner l’utilité des projets routiers et leur potentielle substitution par des lignes ferroviaires.

  • Deuxième rupture : mettre fin à la concurrence déloyale de la route

Outre les améliorations et la modernisation du réseau, il faut que le gouvernement mette en place des actions pour contrer la concurrence déloyale de la route. Le rapport d’information du Sénat de 2010(18) et le rapport de la commission d’enquête publié fin 2023 esquissent un certain nombre de propositions intéressantes.

D’abord, il faut sortir de la logique de taxation du carburant, qui ne produit pas suffisamment d’effet. Les rapports soutiennent la mise en place d’une taxe kilométrique (qui concernerait uniquement les poids lourds), permettant notamment de faire payer au transport routier les externalités qu’il engendre et de durcir la réglementation sur les circulations. L’Autriche et la Suisse ont eux-mêmes adopté une réglementation stricte : les jours et horaires de circulation sont par exemple restreints. Aucun camion de plus de 3,5 tonnes ne peut circuler le dimanche, et l’ensemble des camions ne peuvent pas circuler la nuit même en semaine. Il suffirait que la France prenne exemple sur ces restrictions.

  • Troisième rupture : améliorer la régularité et la qualité de service

La modernisation du réseau aura déjà des conséquences non-négligeables sur la régularité. Son extension, rendra l’utilisation du fret plus attractive. Pour perfectionner l’ensemble, l’Union européenne souhaite le développement de systèmes de transports intelligents. Ces systèmes, permettraient de mieux planifier, cadencer les trajets, de disposer de données plus fiables sur le transport et en temps réel (position en direct, vitesse, travaux routiers, etc.) de la marchandise. Cela permettrait évidemment de rassurer les clients du fret et également de mieux planifier et suivre une activité très complexe dans son organisation et chronométré au millimètre près.

  • Quatrième rupture : redonner son aspect stratégique au fret

Le fret pourrait être au cœur des enjeux de demain : notamment des enjeux autour de la réindustrialisation. Le fret doit faire partir de la chaîne et être exploité dans le cadre des politiques décidées par le gouvernement.

Au-delà de ces enjeux, le fret pourrait être rendu obligatoire pour le transport de produits et matériaux stratégiques, dangereux, nécessitant d’être maîtrisés par l’Etat : cette proposition émane de la CGT(19).

 

Le fret ferroviaire perd chaque année davantage de vitesse, et s’approche du ravin. Cet effondrement peut s’expliquer par de multiples facteurs. D’abord la libéralisation, qui a aggravé la situation et qui n’a pas été suivi d’effets, notamment d’investissements massifs dans le réseau. Ce sous-investissement chronique engendre un vieillissement des axes et des infrastructures, ne permettant pas de répondre aux critères de qualité de service, ni d’améliorer la régularité. Ce sous-investissement engendre également un report modal important vers la route : le transport de marchandises est plus pratique, le fret ne disposant pas et plus de suffisamment de plateformes multimodales, connectées aux grandes zones industrielles, aux entrepôts, aux entreprises, aux ports. Enfin, par la concurrence déloyale de la route.

Les potentielles sanctions de l’Union européenne et ou la mise en œuvre de la réforme présentée par l’exécutif en 2023 ne va pas arranger les choses. Tout ceci est symptomatique de la schizophrénie de l’Union européenne : nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre, mais nous ne devons pas soutenir le fret, essentiel pour la transition écologique.

Des solutions existent, mais il est urgent de ne plus tarder et d’opérer un réel revirement. L’Alliance 4F proposer de doubler la part modale du fret français de 9 à 18% en 2030 en mettant en œuvre un certain nombre de réformes, dont certaines ont été évoquées ici. L’Union européenne et la France doivent entendre ces propositions, au risque de condamner, définitivement, un secteur aux enjeux majeurs pour la transition écologique.

Références

(1)Les premiers trains fret ont circulé en 2005 (transport international) et en 2006 (transport national).  

(2) Pour en savoir plus sur les filiales : https://www.sncf.com/fr/logistique-transport/rail-logistics-europe /

(3) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(4) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(5) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(6) Voir rapport : https://www.autorite-transports.fr/wp-content/uploads/2022/07/art_bilan-ferroviaire-europe-2020.pdf

(7) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(8) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

(9) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(10) https://www.vie-publique.fr/discours/291200-clement-beaune-13092023-liberalisation-du-fret-ferroviaire

(11) A lire en complément : https://reporterre.net/Privatisation-du-fret-SNCF-On-fait-tout-pour-couler-le-ferroviaire

(12) Rapport accessible ici : https://www.senat.fr/rap/r08-220/r08-2207.html

(13) ADEME, 2021

(14) Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(15) Selon Nadia Hilal dans le numéro 48 de sociologie du travail, publié en 2006

(16) Rapport d’information du Sénat accessible ici : https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/finances/Rapports_provisoires/Rapport_SNCF_-_Version_provisoire.pdf

(17) Liquider fret SNCF, nuit gravement au climat : rapport du comité central du groupe public ferroviaire

(18) Rapport d’information sénatorial « Avenir du fret ferroviaire : comment sortir de l’impasse » du 20 octobre 2010 et commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, en date de décembre 2023 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-liberalisation-fret-ferroviaire

(19) Rapport de la CGT publié en octobre 2023, qui détaille l’ensemble des différentes réformes, accessible ici : https://www.cgt.fr/actualites/transport/environnement/la-defense-et-le-developpement-du-transport-public-de-marchandises-par-le-rail-est-un-enjeu-crucial

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Pourquoi la gauche doit s’intéresser à la natalité

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Lors d’une conférence de presse le 16 janvier 2024, le Président de la République a parlé de « réarmement civique et démographique » pour souligner sa volonté politique de s’attaquer à la baisse de la natalité et à l’augmentation de l’infertilité en France. Derrière cette question, se cachent des enjeux aux multiples conséquences sur notre société.

Lors d’une conférence de presse le 16 janvier 2024, le Président de la République a parlé de « réarmement civique et démographique » pour souligner sa volonté politique de s’attaquer à la baisse de la natalité et à l’augmentation de l’infertilité en France. Cela a fortement fait réagir, notamment les milieux féministes, accusant Emmanuel Macron de vouloir contrôler le corps des femmes et lui enjoignant de, je cite, « laisser nos utérus en paix(1) ». Comment expliquer que le politique veuille se mêler de ce sujet, qui ne relève en apparence, que de la sphère privée et du droit des femmes à disposer de leur corps ? Est-ce que cet intérêt est vraiment nouveau ? Pas tellement. Depuis 1932, les mesures autour de la famille se sont enchaînées(2), signe de l’intérêt du politique sur cette question cruciale, aux multiples enjeux, pour certains avec des conséquences importantes sur notre société. Le présent article a pour objectif d’en présenter quelques-uns, pour faire prendre conscience, notamment à la gauche, que ce sujet ne doit pas être laissé aux autres partis politiques.

La démographie : critère de puissance dans un contexte géopolitique complexe

Avoir un enfant est un bouleversement des habitudes et des modes de vie, du foyer, du porte-monnaie mais également du corps des femmes. Pour autant, il est impossible de resteindre ce sujet à la seule sphère privé. Et c’est la principale information à retenir de l’allocution du président de la République. 

Une natalité dynamique et une population jeune, permet à un pays d’accroître son influence : à travers sa main d’œuvre pour faire prospérer ses industries, sa diaspora, ou encore, dans un contexte géopolitique à risque et de potentiel déclenchement de conflits, de disposer de soldats. Dans ce contexte, l’utilisation du mot « réarmement » et du vocabulaire militaire, prend tout son sens. Ce terme semble avoir été utilisé sciemment, la communication du président étant toujours pensée au mot près.  

A noter que les puissances émergentes d’Asie, possèdent l’avantage de disposer d’une démographie importante, en forte croissance, même si cette dynamique pourrait s’endiguer dans les prochaines décennies : on compte aujourd’hui 1,15 enfant par femme en Chine en 2022, loin du seuil de renouvellement démographique établi à 2,1 enfants par femme(3).

A l’inverse, les pays de l’OCDE, et pas uniquement la France, sont confrontés à une baisse de la natalité depuis plusieurs décennies. Ainsi, au sein de l’Union européenne en 2023, on compte 1,50 enfant par femme, alors qu’on en comptait 1,57 en 2010(4). Cette baisse est légère, mais progressive. La France reste le pays de l’Union avec le nombre d’enfants par femme le plus élevé : environ 1,83, contre par exemple 1,53 en Allemagne(5). On constate également depuis plusieurs années, après des mouvements de baisse, une augmentation de la fécondité des pays de l’Europe de l’Est (par exemple la Hongrie, la Roumanie, etc.) alors que celle des pays de l’Ouest (France, Allemagne, Espagne, etc.) si elle ne recule pas, stagne.

Les pays de l’Europe de l’Est vont bientôt détrôner la France et afficher le taux d’enfant par femme le plus élevé d’Europe : on pense notamment à la Roumanie, qui comptabilise aujourd’hui 1,80 enfant par femme.

Emmanuel Macron a-t-il peur que cela puisse influencer le rapport de force en Europe ? En effet, la baisse de la natalité, et donc le vieillissement d’une population, réduit fortement une population active. Ainsi, un pays dispose de moins de ressources mobilisables pour la production économique, ou pour le financement du modèle social. Il serait possible d’imaginer dans le futur que la relocalisation en Europe de grandes industries (encouragées par la hausse des tensions au niveau mondial et donc la mise en péril des chaînes d’approvisionnement) soit davantage favorables à des pays comme ceux de l’Est dont la population active est jeune, en plus de disposer de salaires beaucoup plus faibles. 

Ventant la concurrence et l’augmentation à l’extrême de la compétitivité, on peut imaginer que l’Union laissera faire, puisqu’elle ne transige déjà par sur le dumping social. Ces questions sont d’autant plus cruciales aujourd’hui, alors que l’Union imagine intégrer de nouveaux pays à l’Est.

Le politique a-t-il peur d’une transformation de la société française ?

Au-delà de l’infertilité croissante dont parle le Président (sur laquelle nous reviendrons), il évoque également l’évolution des mœurs dans son discours. Emmanuel Macron indique que les femmes font des enfants de plus en plus tard. En effet, alors qu’en 1994, l’âge moyen de la mère à l’accouchement était de 28,8 ans, il est en 2023 d’environ 31 ans(6)

Mais prend-il réellement conscience de ces évolutions ? En évoquant sa volonté de faire remonter la natalité en France, il semble, de manière sous-jacente, se positionner en faveur du modèle de la famille « nucléaire », étant le cadre le plus classique pour avoir des enfants, sans prendre en compte que de nombreuses autres formes de couple / de vie ont émergé ces dernières décennies. Loin de se montrer progressiste en la matière, il semble plutôt droitiser son discours (ce n’est d’ailleurs pas spécifique au sujet de la famille et de la natalité).

Le président de la République semble également ne pas totalement comprendre, (en tout cas il ne se prononce pas sur le sujet) les raisons pour lesquelles les femmes ont des enfants plus tard, voire n’en ont tout simplement pas. La thèse de Véra Nikolski nous donne des pistes de réflexion : l’autrice met en relation la baisse de la natalité, avec l’augmentation de l’indépendance des femmes. Elle estime que l’émancipation des femmes a été obtenue grâce au progrès technique et scientifique. En raison en effet des évolutions scientifiques, le taux de mortalité infantile a baissé drastiquement, permettant aux femmes d’être rassurées quant à leur survie et à celle de leur progéniture : cela semble aller de soi aujourd’hui, ce n’était pas le cas il y a encore quelques décennies. L’émancipation des femmes a été rendue possible en raison également d’un autre facteur : faisant moins d’enfants elles passent moins de temps enceinte ou à s’occuper de leurs enfants qu’auparavant, et bénéficient par conséquent de plus d’autonomie et de liberté. Il est à craindre que, lorsque la nation a besoin que les femmes se mettent à son service, pour réarmer démographiquement le pays, il en soit fini de leurs droits. 

Des considérations culturelles voire anthropologiques tendent également à expliquer la baisse du taux de natalité : être une femme dans nos sociétés contemporaines ne passe plus obligatoirement par l’enfantement. Être mère ne se conçoit plus de la même manière qu’auparavant. Demander simplement aux femmes de « réarmer » la France, n’aura certainement pas l’effet escompté.

D’autres facteurs, bien qu’encore très marginaux, peuvent également jouer sur la baisse de la natalité de certaines catégories de la population française. L’éco-anxiété en est un et touche de plus en plus de femmes et de couples. Comment imaginer avoir un enfant dans un monde en plein basculement climatique ? L’absence d’une politique d’envergure pour aborder la transition écologique, en France comme au niveau européen et mondial, ne permet pas de se projeter.

Bien sûr la baisse de la natalité est une donnée à ne pas prendre à la légère. Elle risque d’avoir des répercussions importantes sur la société française. Son corrolaire, le vieillissement de la population (qui touche massivement les pays de l’OCDE), risque de transformer notre modèle de société  : comment pérenniser notre modèle social avec la réduction de la population active et l’allongement de l’espérance de vie ? Comment prendre en charge correctement le grand âge, d’autant plus si le nombre de personnes âgées augmente ? Le système est d’ailleurs déjà défaillant, comme ont pu le démontrer les scandales et enquêtes sur la gestion de nombreux EHPAD en France, cherchant la rentabilité plutôt que le bien-être des pensionnaires. Des questions qui restent sans réponse et qui ne sont que trop partiellement abordées.

L’infertilité, LE tabou du siècle selon Emmanuel Macron

Dans son discours, Emmanuel Macron indique qu’il souhaite la mise en œuvre d’un plan pour lutter contre l’infertilité. Les contours de ce plan, restent flous. Il faut effectivement reconnaître que c’est un problème au niveau mondial : selon un rapport de l’OMS, 17,5% de la population en âge d’avoir des enfants est touché par l’infertilité et une personne sur six a déjà rencontré des problèmes d’infertilité dans sa vie(7).

Quelles sont les raisons principales de l’infertilité ? Plusieurs sont connues de la communauté scientifique : les perturbateurs endocriniens et pesticides, que nous consommons, que nous ingérons ou que notre peau absorbe dans les produits alimentaires mais également d’hygiène et de beauté ;  la pollution atmosphérique….On peut également citer certaines pathologies, comme l’endométriose qui peut avoir des conséquences importantes sur le quotidien et la fertilité des femmes ou encore, les maladies sexuellement transmissibles non-traitées comme la chlamydia. Concernant l’endométriose, bien que les recherches (qui progressent) n’aient pas encore permis de déterminer précisément les causes de cette pathologie, notre mode de vie en est potentiellement une des explications.

Cet étalage n’a pas pour objectif d’être exhaustif ou de faire peur : l’idée est de démontrer que l’infertilité est un sujet global, avec de multiples causes, dont l’augmentation relève surtout de notre façon de vivre et de notre modèle de société.

Il semble difficile de concevoir un plan de lutte contre l’infertilité qui soit réellement à la hauteur : pour l’être, cela nécessiterait de repenser complètement notre modèle. Et les plans européens (la PAC qui n’encourage pas spécialement la fin de l’utilisation des pesticides ni la fin de l’agriculture intensive ; le plan « fit for 55 » qui est censé réduire d’au moins 55% d’ici 2030 les émissions nettes de gaz à effet de serre, notamment dans les transports, sans qu’on puisse à ce stade constater des effets, etc.), semblent encore n’avoir que des conséquences réduites en la matière. Sans s’occuper des raisons profondes de l’infertilité, ce plan ne sera rien d’autre qu’une mesurette.

Redonner confiance en l’avenir

Concernant l’accompagnement de la parentalité, on peut déplorer l’absence d’infrastructures suffisantes pour accueillir les jeunes enfants, à des prix raisonnables. Si le président de la République souhaite encourager les femmes à avoir des enfants, il faudrait qu’il s’attaque sérieusement à cette question.

Au-delà des structures, Emmanuel Macron a annoncé vouloir remplacer le congé parental par le congé de naissance, d’une durée plus courte (6 mois) mais avec une rémunération a priori plus importante. Cela fait plusieurs mois que le gouvernement évoque cette mesure, sans qu’on en connaisse les contours. Augmenter la rémunération de ce congé est nécessaire, mais il y a d’autres paramètres à prendre en compte : ce congé pourra-t ’il être pris de manière désynchronisée ? Quelle sera sa rémunération exacte ? Comment pourra-t-il s’articuler avec le congé maternité et paternité ? Sera-t-il contraignant, notamment pour établir l’égalité dans la prise en charge de l’éducation par les deux parents ? Tout cela reste encore flou.

Ces aspects sont d’autant plus importants à prendre en compte que la maternité est un facteur pénalisant dans la carrière des femmes, et source, en partie, d’inégalités salariales qui persistent.

Il ne suffit pas de vouloir faire le buzz en employant un terme militaire pour évoquer le sujet de la natalité. Cette question s’inscrit dans un cadre plus large, et soulève de réelles interrogations pour l’avenir. La natalité est en baisse en France, mais cela est un mouvement global rencontré par de nombreux pays, notamment de l’OCDE. L’émancipation des femmes et l’acquisition de nouveaux droits, peut l’expliquer en partie, et c’est une bonne chose : les femmes ont la liberté de choisir d’avoir des enfants ou non, et si elles le souhaitent, quand et comment. La baisse de la natalité ne pourra pas être endiguée sans repenser réellement notre mode de vie. C’est bien notre modèle qui est à remettre en cause, mais il y a peu de chance que le gouvernement et l’Union européenne, prennent ce chemin.

Ce discours, est en complète opposition avec l’ère du temps : l’atteinte effective de l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, et la transition écologique. Pour autant, la natalité reste un sujet d’ampleur, dont la gauche doit se saisir, au regard de tous les enjeux qu’il comporte.  

Références

(1)Propos tenus par Anne-Cécile Mailfert, Présidente de la Fondation des Femmes, sur les plateaux télé et sur X

(2)https://www.vie-publique.fr/eclairage/20144-la-politique-de-la-famille-depuis-1932-chronologie

(3)https://www.geo.fr/geopolitique/face-a-son-declin-demographique-la-chine-risque-une-crise-sans-precedent-214800

(4) https://www.ined.fr/fr/tout-savoirpopulation/chiffres/europe-pays-developpes/indicateurs-fecondite/

(5) Eurostats

(6)https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381390

(7)https://www.who.int/publications/i/item/978920068

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Entretien avec le parti espagnol El Jacobino
Le Temps des Ruptures a rencontré El Jacobino, parti de gauche républicaine espagnol créé en 2020, pour évoquer son positionnement sur l’échiquier politique, son rapport aux idées régionalismes espagnoles ou encore sa ligne programmatique. Pour en savoir plus : https://www.eljacobino.es/

Photo : Guillermo Del Valle, El Jacobino. Par Pablo M. Alconada

Le Temps des Ruptures : pourriez-vous nous présenter El Jacobino et votre ligne programmatique ? quel est l’état de la gauche en Espagne ?
El Jacobino :

El Jacobino est un parti qui est né en 2020, nous existons donc depuis 3 ans et demi. Nous souhaitons offrir une alternative à l’intérieur de la gauche espagnole et mettre en avant les valeurs républicaines, comme l’universalisme, la laïcité, le social. Une des particularités en Espagne, est que les partis de gauche tolèrent certains discours que l’on peut désigner comme « identitaires ». Ce que l’on propose, c’est de réconcilier la gauche avec les valeurs de la Révolution française, les valeurs portées par la République.

Quelles sont les valeurs des républicains espagnols ? En France, le concept de République est très clair : c’est la citoyenneté, la loi commune et indivisible. Ce sont cela les valeurs que nous portons au sein d’El Jacobino.

En Espagne, ceux qui se considèrent comme républicains, sont ceux qui portent des valeurs de différence, qui pensent l’identité comme génératrice de droits particuliers, c’est-à-dire pour nous de privilèges, dans une logique de séparatisme, de communautarisme et d’exaltation d’une identité qui sépare. Cela nous semble contraire aux idées portées par la Révolution française. Donc le positionnement des « républicains » français et espagnol est très différent.

Le Temps des Ruptures : vous dites que la gauche espagnole est trop tolérante avec certaines formes de « nationalismes », qu’entendez-vous par là ? dans quel cadre (national, régional) est réalisé cette « différenciation » portée à gauche ?
El Jacobino :

L’Espagne faisait figure d’exception en Europe, elle n’avait pas de parti d’extrême droite puissant pendant des années. Maintenant, nous avons Vox : c’est un parti racisme, séparatiste, anti-immigré, qui ressemble à ce que propose le RN ou encore le parti de Giorgia Meloni. Vox fait la « promotion » des bons Espagnols contre les migrants, mais d’autres partis, parfois de gauche, font la même chose. C’est le cas par exemple de ceux qui opposent les Catalans aux non-Catalans, à ceux qui sont Basques ou ne le sont pas, etc. Ils parlent même de différences biologiques ! Ces partis-là existent depuis longtemps. On sépare les citoyens, c’est une forme de racisme déguisée. Ces partis portent également des idées néolibérales.

Pour vous donner un exemple concret de la situation à gauche, et de qu’induit les valeurs de communautarisme qui sont revendiquées : un parti de gauche en Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya) se plaint car les Catalans payent trop d’impôts par rapport aux autres régions espagnoles. Et pour cause, cela s’explique car la Catalogne est une des régions les plus riches d’Espagne. Cela nous semble étonnant, c’est un discours digne de Donald Trump. L’autre est toujours en faute : le migrant, le Catalan, l’Andalou, etc. C’est pour cela que nous avons créé El Jacobino : pour porter des idées nouvelles, en rupture avec cela. Il n’y a pas de possibilité de penser un projet de gauche « transformateur » dans ces conditions.

Le Temps des Ruptures : pensez-vous que les identités régionalismes en Espagne se sont nourries du franquisme ? Pensez-vous qu’on puisse réconcilier un projet progressiste avec cette part de l’histoire espagnole ?
El Jacobino :

Le franquisme a duré 40 ans, cela a été atroce et a fortement marqué la population. La répression après la guerre a fait un million de victimes. L’Espagne n’est pas le seul pays qui a subi un régime aussi dur (c’est aussi le cas au Chili, en Grèce, au Portugal, etc.). La gauche, même dans ces régimes, elle n’a jamais cessé de porter un projet émancipateur pour le pays. Une dictature, ne signifie pas que la gauche ne peut pas définir un projet et continuer à penser l’avenir. La question est plutôt quelle est l’essence du projet qu’on veut défendre aujourd’hui, en prenant en compte cette partie de l’histoire ?

La Catalogne et le Pays-basque sont des régions riches aussi du fait des politiques d’investissement de la dictature. Il y avait une certaine complicité entre les élites économiques de ces régions et l’ancien régime. Elles ont politiquement soutenu le régime. Le franquisme a effectivement participé à la différenciation de ce point de vue.  Hormis la richesse financière de ces régions, on peut dire qu’il y a d’autres différences, comme les langues, mais d’un point de vue sociologique (au travers de l’analyse du nom des familles par exemple) on se rend compte que la Catalogne n’est pas très différente des autres régions : il y a beaucoup de mouvements des populations. Et la langue majoritaire en Catalogne reste l’espagnol. Après il y a des différences d’identité dans ces régions effectivement. Les villes espagnoles se ressemblent plus sociologiquement par rapport aux zones rurales.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une continuité entre les élites qui aujourd’hui sont nationalistes et qui hier étaient franquistes. Quand on regarde les arbres généalogiques on retrouve des chefs de la dictature franquiste, ou des hauts dirigeants. On change simplement de discours, mais on reste au pouvoir. La contradiction est celle qui existe entre l’élite et les classes travailleuses. Ces dernières gênent les élites. Sinon pour nous, les différences revendiquées ne sont pas si déterminantes.

Le Temps des Ruptures : vous souhaitez un projet pluraliste pour l’Espagne. Dans les négociations en cours, Pedro Sánchez, allié aux nationalistes, a autorisé l’utilisation des langues régionales au Parlement. Qu’en pensez-vous ?
El Jacobino :

En Espagne, il y a plusieurs langues, mais tous les Espagnols comprennent et parlent l’Espagne. Ce qui fait que la situation est différente par exemple en Belgique ou il n’y a pas de langue commune. Pour nous, le problème est plutôt la forme : Pedro Sánchez autorise cela car il a besoin de voix.

Les questions linguistiques en Espagne sont compliquées. Constitutionnellement les langues régionales sont « co-officielles ». Mais aujourd’hui l’usage des langues régionales permet de séparer les gens, entre des « bons » et des « mauvais » citoyens. C’est le cas en Catalogne, ça prend de l’ampleur dans le Pays-basque. Une différence identitaire est créée sur cette base : c’est ça qui fondamentalement nous pose problème.

Au sujet du Parlement maintenant : un Parlement, originellement, c’est une place ou on vient parler. Pour parler il faut une langue commune. Cela ne sert à rien de parler une langue que mes interlocuteurs ne comprennent pas, surtout si on dispose d’une langue en commun. A ce moment-là, le Parlement n’est plus un lieu où on échange. Le débat en Espagne est peu vif au Parlement. Les députés sont élus dans une liste, ce qui empêche le débat encore davantage qu’en France.

Si le gouvernement espagnol prenait cette mesure au sérieux, pourquoi pas, c’est ce qui se passe au Parlement européen. Mais Pedro Sanchez a eu cinq ans pour le faire : il ne pensait pas que c’était une bonne idée. Il le fait maintenant car il a besoin de voix. C’est de l’opportunisme politique. C’est une mascarade, qui fait aussi perdre de l’argent. On ne parle que de ça, plutôt que de parler de fond.

Ce que nous nous souhaitons, c’est que la gauche puisse porter un projet national en matière de social, de réindustrialisation, d’égalité, de solidarité, d’émancipation, etc. Et qu’on ne suive pas les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires. 

Le Temps des Ruptures : quelle est votre position sur l’Union européenne ? est-ce qu’elle est différente par rapport aux autres partis à gauche en Espagne ?
El Jacobino :

La question européenne est assez absente du débat en Espagne. Historiquement, on a une position de « suivisme », d’européisme un peu béat. Nous sommes favorables à l’Union européenne, nous ne souhaitons pas en sortir, mais nous sommes critiques d’abord par rapport à la dérive néolibérale, inscrite dans les traités. Cela force les Etats à suivre des règles que nous considérons comme de nature néolibérale. L’Europe est néolibérale et nous ne sommes pas d’accord avec cela. Être européen c’est aussi discuter de ce qu’on fait en Europe : ces traités, empêchent la discussion.

On est proche d’un économiste qui historiquement vient de la gauche unie espagnole, Izquierda Unida, et qui a été très critique à l’époque du traité de Maastricht. L’Union européenne ne peut pas être construire sur la liberté de circulation, des capitaux, des personnes, sans avoir une union fiscale, une union politique pour intégrer les enjeux autour des inégalités.

Nous souhaitons avancer vers une union plus étroite, d’un point de vue social et sur la redistribution. Nous souhaitons aussi que l’Union parle de désindustrialisation : les pays du sud de l’Europe sont particulièrement touchés. Il y a un vrai problème sur la politique industrielle, que l’Union a contribué à empirer. Nous souhaitons un rééquilibrage entre les pays qu’on nomme du Nord et du Sud de l’Europe.

Le Temps des Ruptures : quelles sont les perspectives d’El Jacobino, vous souhaitez rester autonome, ou vous alliez avec d’autres partis à gauche pour faire infléchir leur ligne ?
El Jacobino :

Nous sommes ouverts à la discussion mais sans trahir nos valeurs : celles de l’universalisme, la laïcité, le socialisme, etc. Nous ne voulons pas faire de la politique politicienne.

Par rapport aux acteurs sur la scène politique espagnole, notamment Izquierda Unida, le projet est flou pour nous. Ce qui est paradoxal car un des principaux leaders (Julio Anguita, chef historique de IU, avec sa fameuse phrase « programa, programa, programa ») mentionne que le programme est la clé de voute pour avancer. Mais ce programme, il a disparu selon nous.

Une partie de la gauche est avec Podemos, proche de la ligne de la France Insoumise en France, qui est selon nous complaisante avec les dérives autour de la laïcité. Donc nous ne voyons pas comment accorder notre programme en l’état avec eux.

A court terme, nous souhaitons participer aux élections européennes en 2024. A long terme, nous souhaitons construire un nouvel espace à gauche en Espagne, large, avec ceux qui sont contre les dérives néolibérales. D’abord nous construirons cet espace et nous pourrons l’élargir dans un second temps, tout en gardant en tête les valeurs républicaines qui nous définissent.  

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Suzanne Valadon n’était-elle que l’amante de Toulouse Lautrec ?

Culture

Suzanne Valadon n’était-elle que l’amante de Toulouse Lautrec ?

Cet article revient sur le parcours et les oeuvres d’une artiste majeure et longtemps méconnue, Suzanne Valadon.
Qui était Suzanne Valadon ?

Les femmes artistes ont souvent été laissées sur le côté et effacées de la mémoire collective : tel est le cas de Suzanne Valadon. On a davantage retenu les noms des hommes de son entourage (Degas, Toulouse-Lautrec, ou encore son fils Maurice Utrillo).

De son vrai prénom, Marie-Clémentine, Suzanne est née en 1865, et est originaire d’un petit village en Haute-Vienne. Elle s’installe à Paris (Montmartre) en 1870, et enchaîne les petits boulots, après avoir suivi une formation religieuse.

Elle devient rapidement modèle (après s’être essayée au cirque) et pose pour des peintres connus (Toulouse-Lautrec, Renoir, etc.) : c’est ainsi qu’elle observe les techniques, qu’elle se forme à la peinture. Elle n’a jamais eu accès aux grandes écoles d’art : les femmes en étaient majoritairement exclues à cette époque. Ce n’est qu’en 1897 qu’elles sont autorisées à passer les examens d’entrée à l’Ecole et Beaux-arts et l’Académie des Beaux-arts a longtemps limité le nombre de femmes à 15 (jusqu’en 1793)(1).

Les peintres pour lesquels elle pose, deviennent rapidement des inspirations à part entière : c’est le cas de Toulouse-Lautrec, avec qui elle entretient par la suite une relation amoureuse, ou encore de Degas, ami proche, qui possèdera nombreuses de ses œuvres. Une fois sa vie de modèle derrière elle, Suzanne Valadon continue néanmoins de s’inspirer des hommes de son entourage, comme son fils ou son mari, André Utter (qu’elle représente, à ses côtés, sur le tableau Adam et Eve, tableau transgressif pour l’époque), ou encore de ses nombreuses conquêtes.

Suzanne Valadon revendique par ailleurs une vie sexuelle en dehors des conventions classiques, comme le mariage (rappelons que nous sommes à la fin du 19ème siècle !). Sa transgression va plus loin : elle défraye la chronique avec ses tableaux représentant des corps nus, qu’elle peint au prisme du réel, sans les enjoliver. Suzanne Valadon est, ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui, une féministe.

Suzanne Valadon connaît de son vivant, le succès : elle expose régulièrement au Salon des Indépendants, au Salon de l’Automne, ou encore à la Galerie Bernheim-Jeune. Elle rejoint également la Société des Femmes artistes en 1933(2), quelques années avant de s’éteindre. Pourtant sa postérité dans la mémoire collective n’égalera jamais celle de Toulouse-Lautrec ou Utrillo

Peindre les corps, au prisme du réel

La spécialité de Suzanne Valadon (mais non pas son unique talent) est de peindre le nu, des autoportraits comme Autoportrait aux seins nus, 1931, et des nus de femmes et d’hommes. Pour l’époque, c’est transgressif : elle est une des premières femmes à le faire, c’est également une nouveauté de représenter les hommes nus. Surtout, elle ose ne pas lisser les corps, ils apparaissent tels qu’ils sont, marqués par le temps qui passe, par les évènements d’une vie. Les poils féminins, tout comme les sexes, ne sont en rien camouflés. Elle peint les corps, au prisme du réel. 3 œuvres de l’artiste sont profondément marquantes(3):

Tableau Vénus noire, 1919 (Centre Pompidou)

Exposée au Centre Pompidou, cette huile sur toile est particulièrement impressionnante : elle représente une femme nue, de couleur, qui se couvre le sexe. Il a été courant pour les artistes de peindre des personnes non occidentales : on peut penser à Gauguin, lors de sa découverte de Tahiti. Pour autant, de nombreuses peintures pourraient être qualifiées de « colonialiste » mettant en scène les corps de façon « exotique ». Ici, Vénus noire impressionne, par sa grandeur, son regard, et la sensation de réel renvoyée par le tableau.

Tableau Joy of life, 1911 (Metropolitan Museum of Art)

Exposée au Metropolitan Museum of Art, ce tableau a presque des airs de peinture religieuse. Ce qui l’éloigne de ce registre, est la présence d’un homme nu sur la droite et des attributs féminins qui sont mis en avant plutôt que cachés.

Tableau tireuse de cartes (1912, Musée de Montmartre)

Exposée au Musée de Montmartre, ce tableau représente une scène d’oracle (inspirée peut-être de ses essais au cirque ?), avec une dame qui tire les cartes à une femme nue allongée sur son canapé. Un point de lumière éclaire la poitrine de cette femme. Les attributs, le sexe, les poils, ne sont encore une fois pas dissimulés.

Ou retrouvez ses œuvres ?

Pour mesurer le talent de cette artiste, vous pouvez retrouver certaines de ses œuvres en France : au Musée de Montmartre à Paris (rue Cortot), où vous pouvez également visiter son atelier de l’époque ; au Centre Pompidou-Paris, telles que la Vénus noire. Une exposition spéciale lui était dédiée au Centre Pompidou-Metz, et a pris fin le 11 septembre 2023.

Références

(1)Dates clés de l’histoire des femmes et de l’art à retrouver ici : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/Dates-cles#:~:text=1881%20%3A%20L’Union%20des%20femmes,arts%20et%20accro%C3%AEtre%20leur%20visibilit%C3%A9.

(2) La Société des Femmes Artistes est une association créée en 1931, et qui prendra fin en 1938. Elle organise des salons pour exposer annuellement les œuvres de femmes.

(3) La selection de ces trois œuvres est le choix de l’autrice. D’autres tableaux de Suzanne Valadon restent à découvrir pour mesurer l’entiéreté de son talent.

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

entretien avec Louise EL-YAFI
Dans cet entretien, Louise El Yafi revient sur les femmes et le djihad : longtemps, ce sujet a été invisibilisé, et les femmes perçues comme de simples victimes. Elle explique pourquoi cette vision est fausse, et pourquoi s’en défaire est crucial dans une réelle perspective d’égalité.
LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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