Suzanne Valadon n’était-elle que l’amante de Toulouse Lautrec ?

Culture

Suzanne Valadon n’était-elle que l’amante de Toulouse Lautrec ?

Cet article revient sur le parcours et les oeuvres d’une artiste majeure et longtemps méconnue, Suzanne Valadon.
Qui était Suzanne Valadon ?

Les femmes artistes ont souvent été laissées sur le côté et effacées de la mémoire collective : tel est le cas de Suzanne Valadon. On a davantage retenu les noms des hommes de son entourage (Degas, Toulouse-Lautrec, ou encore son fils Maurice Utrillo).

De son vrai prénom, Marie-Clémentine, Suzanne est née en 1865, et est originaire d’un petit village en Haute-Vienne. Elle s’installe à Paris (Montmartre) en 1870, et enchaîne les petits boulots, après avoir suivi une formation religieuse.

Elle devient rapidement modèle (après s’être essayée au cirque) et pose pour des peintres connus (Toulouse-Lautrec, Renoir, etc.) : c’est ainsi qu’elle observe les techniques, qu’elle se forme à la peinture. Elle n’a jamais eu accès aux grandes écoles d’art : les femmes en étaient majoritairement exclues à cette époque. Ce n’est qu’en 1897 qu’elles sont autorisées à passer les examens d’entrée à l’Ecole et Beaux-arts et l’Académie des Beaux-arts a longtemps limité le nombre de femmes à 15 (jusqu’en 1793)(1).

Les peintres pour lesquels elle pose, deviennent rapidement des inspirations à part entière : c’est le cas de Toulouse-Lautrec, avec qui elle entretient par la suite une relation amoureuse, ou encore de Degas, ami proche, qui possèdera nombreuses de ses œuvres. Une fois sa vie de modèle derrière elle, Suzanne Valadon continue néanmoins de s’inspirer des hommes de son entourage, comme son fils ou son mari, André Utter (qu’elle représente, à ses côtés, sur le tableau Adam et Eve, tableau transgressif pour l’époque), ou encore de ses nombreuses conquêtes.

Suzanne Valadon revendique par ailleurs une vie sexuelle en dehors des conventions classiques, comme le mariage (rappelons que nous sommes à la fin du 19ème siècle !). Sa transgression va plus loin : elle défraye la chronique avec ses tableaux représentant des corps nus, qu’elle peint au prisme du réel, sans les enjoliver. Suzanne Valadon est, ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui, une féministe.

Suzanne Valadon connaît de son vivant, le succès : elle expose régulièrement au Salon des Indépendants, au Salon de l’Automne, ou encore à la Galerie Bernheim-Jeune. Elle rejoint également la Société des Femmes artistes en 1933(2), quelques années avant de s’éteindre. Pourtant sa postérité dans la mémoire collective n’égalera jamais celle de Toulouse-Lautrec ou Utrillo

Peindre les corps, au prisme du réel

La spécialité de Suzanne Valadon (mais non pas son unique talent) est de peindre le nu, des autoportraits comme Autoportrait aux seins nus, 1931, et des nus de femmes et d’hommes. Pour l’époque, c’est transgressif : elle est une des premières femmes à le faire, c’est également une nouveauté de représenter les hommes nus. Surtout, elle ose ne pas lisser les corps, ils apparaissent tels qu’ils sont, marqués par le temps qui passe, par les évènements d’une vie. Les poils féminins, tout comme les sexes, ne sont en rien camouflés. Elle peint les corps, au prisme du réel. 3 œuvres de l’artiste sont profondément marquantes(3):

Tableau Vénus noire, 1919 (Centre Pompidou)

Exposée au Centre Pompidou, cette huile sur toile est particulièrement impressionnante : elle représente une femme nue, de couleur, qui se couvre le sexe. Il a été courant pour les artistes de peindre des personnes non occidentales : on peut penser à Gauguin, lors de sa découverte de Tahiti. Pour autant, de nombreuses peintures pourraient être qualifiées de « colonialiste » mettant en scène les corps de façon « exotique ». Ici, Vénus noire impressionne, par sa grandeur, son regard, et la sensation de réel renvoyée par le tableau.

Tableau Joy of life, 1911 (Metropolitan Museum of Art)

Exposée au Metropolitan Museum of Art, ce tableau a presque des airs de peinture religieuse. Ce qui l’éloigne de ce registre, est la présence d’un homme nu sur la droite et des attributs féminins qui sont mis en avant plutôt que cachés.

Tableau tireuse de cartes (1912, Musée de Montmartre)

Exposée au Musée de Montmartre, ce tableau représente une scène d’oracle (inspirée peut-être de ses essais au cirque ?), avec une dame qui tire les cartes à une femme nue allongée sur son canapé. Un point de lumière éclaire la poitrine de cette femme. Les attributs, le sexe, les poils, ne sont encore une fois pas dissimulés.

Ou retrouvez ses œuvres ?

Pour mesurer le talent de cette artiste, vous pouvez retrouver certaines de ses œuvres en France : au Musée de Montmartre à Paris (rue Cortot), où vous pouvez également visiter son atelier de l’époque ; au Centre Pompidou-Paris, telles que la Vénus noire. Une exposition spéciale lui était dédiée au Centre Pompidou-Metz, et a pris fin le 11 septembre 2023.

Références

(1)Dates clés de l’histoire des femmes et de l’art à retrouver ici : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Informations-complementaires/Dates-cles#:~:text=1881%20%3A%20L’Union%20des%20femmes,arts%20et%20accro%C3%AEtre%20leur%20visibilit%C3%A9.

(2) La Société des Femmes Artistes est une association créée en 1931, et qui prendra fin en 1938. Elle organise des salons pour exposer annuellement les œuvres de femmes.

(3) La selection de ces trois œuvres est le choix de l’autrice. D’autres tableaux de Suzanne Valadon restent à découvrir pour mesurer l’entiéreté de son talent.

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

État & transition

« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

entretien avec Louise EL-YAFI
Dans cet entretien, Louise El Yafi revient sur les femmes et le djihad : longtemps, ce sujet a été invisibilisé, et les femmes perçues comme de simples victimes. Elle explique pourquoi cette vision est fausse, et pourquoi s’en défaire est crucial dans une réelle perspective d’égalité.
LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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La gynécologie et les femmes

Stratégie & Bifurcation

La gynécologie et les femmes

entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur l’enquête socio-historique qu’elle a réalisé autour de la gynécologie médicale, la construction de ce qu’elle appelle « la norme gynécologique », ou encore le sujet des violences gynécologiques,

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

Entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur les différentes vagues féministes depuis la fin du 19ème, en abordant particulièrement le sujet du féminisme « lutte des classes », ou encore la notion de privilège. Enfin, cet échange est l’occasion d’observer l’évolution des conditions des femmes 6 ans après l’affaire Weinstein.

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Pouvez-vous revenir sur la naissance du féminisme, et notamment les trois vagues féministes que vous évoquez dans l’ouvrage ? Quelles sont les différences majeures ?
Aurore KOECHLIN :

La classification en termes de vagues est bien sûr une forme de simplification d’une histoire féministe bien plus complexe (elle risque notamment d’invisibiliser les entre-deux-vagues, ou de centrer l’histoire du féminisme sur les pays occidentaux). Néanmoins, je trouve qu’elle a le mérite de proposer une conceptualisation assez simple et donc facilement appropriable des différents temps du féminisme moderne. On peut ainsi délimiter trois vagues féministes : une première qui correspond à la lutte pour l’égalité politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, une deuxième dans les années 1960 et 1970 qui correspond à la lutte pour les droits reproductifs et pour la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et une troisième vague dans les années 1990 qui vient complexifier le sujet du féminisme, en faisant croiser luttes LGBTI+, antiraciste et de classe avec le féminisme. La métaphore des vagues permet à la fois de montrer qu’il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit sur du temps long et dans un espace non délimité : ainsi, à chaque fois, ces vagues du féminisme ont pour particularité d’être internationales et de durer plusieurs années, voire décennies.

LTR : Vous parlez dans l’ouvrage d’une « quatrième vague féministe » qui serait en cours. Quels en sont ses principaux combats ?
AURORE Koechlin : 

Dans mon livre, je défends que nous sommes en train de vivre une 4ème vague, centrée autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui s’est déployée en trois temps. Du début au milieu des années 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement contre les féminicides en Amérique latine, en particulier en Argentine, autour du collectif « Ni una menos » (pas une de moins). Il va progressivement faire le lien avec la lutte pour la légalisation de l’avortement, son interdiction occasionnant des mortes et constituant une violence. Il faut souligner qu’il a obtenu des victoires éclatantes, avec l’obtention du droit à l’avortement en Argentine, au Mexique et en Colombie. Puis, on peut définir un deuxième temps qui est le moment du # Me Too, qui éclate en octobre 2017 aux États-Unis dans le double contexte des Women’s march contre Trump et de l’affaire Weinstein, puis qui prend rapidement une dimension internationale. Moins qu’une libération de la parole, il a s’agit surtout de sa visibilisation, et d’une démonstration faite à large échelle, via les témoignages sur les réseaux sociaux, du caractère non exceptionnel des violences, mais bien systémique.  Aujourd’hui c’est cette dimension qui affecte le plus la France, puisque la particularité de Me Too repose en outre sur le fait que ce mouvement de dénonciation est continu dans le temps : ainsi, encore aujourd’hui, de nouvelles dénonciations voient le jour, comme le Me Too inceste, le Me Too gay ou le Me Too politique. Enfin, on peut définir un troisième moment, avec la construction de la grève féministe internationale pour le 8 mars suite à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Chaque année, un nouveau pays rentre dans le mouvement de grève (Italie, État espagnol, Suisse, Belgique, …). En France, cette grève féministe est défendue depuis quelques années par les syndicats et par la Coordination féministe. 

LTR : Pensez-vous possible de voir émerger une 5ème vague, notamment avec l’impact de la réforme des retraites qui politise encore davantage les femmes et qui met en visibilité de manière flagrante que les femmes sont encore la « dernière roue du carrosse » ?
Aurore KOECHLIN : 

Pour moi il s’agit moins d’une 5ème vague que de la continuité de la 4ème vague. Les vagues du féminisme s’inscrivent de fait toujours dans du temps long. Par ailleurs, l’une des particularités de la 4ème vague est précisément de réparer en quelque sorte le lien rompu entre mouvement ouvrier et mouvement féministe au moment de l’autonomisation de ce dernier dans les années 1970. Les enjeux de contexte sont centraux à ce titre : comme cette vague se développe alors qu’on connait les retombées de la crise économique de 2008 et une offensive sans précédent du néolibéralisme, elle fait immédiatement le lien entre les questions féministes et les questions sociales.

LTR : Vous mentionnez l’existence par le passé d’un « féminisme luttes des classes », qui a peu marqué le combat féministe, au profit du féministe matérialiste. Pourquoi ? Comment pensez aujourd’hui l’articulation entre luttes des classes et féminisme ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que la question n’est pas tant que le courant féministe lutte de classe a peu marqué le combat féministe en tant que tel, qu’il a peu marqué l’histoire qui en a été faite a posteriori. La raison en est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. En l’occurrence, le féminisme matérialiste a mieux su faire école, tant théoriquement que politiquement, notamment parce qu’il a réussi à obtenir des places à l’université. De hautes luttes, et c’est bien sûr une excellente chose ; mais cela a eu pour effet imprévu d’effacer en partie certains autres courants du féminisme, dont le féminisme lutte de classes. Mais dans un double contexte de regain du marxisme et de quatrième vague du féminisme, le féminisme lutte de classes connait une forme d’actualité, comme en témoignent la réussite des collectifs qui lient féminisme ou luttes LGBTI+ et marxisme (le collectif Féministes Révolutionnaires, les InvertiEs), ou le développement de la théorie de la reproduction sociale, dans l’espace anglo-saxon ou plus récemment en France, avec les traductions de Federici, et maintenant de Vogel ou de grandes figures de l’opéraïsme italien. Dans le cadre de la théorie de la reproduction sociale, l’articulation de la lutte des classes et du féminisme est pensée à partir de la conceptualisation du travail reproductif, soit le travail qui assure la production et la reproduction des travailleur·se·s nécessaires au capitalisme. Il assure la production des futur·e·s travailleur·se·s par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleur·se·s actuels par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). L’assignation au travail reproductif est la base matérielle de l’oppression des femmes et des minorités de genre : elles sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu en charge la reproduction. Encore aujourd’hui, c’est elles qui assurent la majorité du travail reproductif, notamment dans le cadre familial, mais aussi dans les services publics, ou de plus en plus sur le marché. Dans ce cadre, on voit que le capitalisme est dépendant de la reproduction : sans travail des femmes et des minorités de genre qui assurent en permanence la reproduction de la force de travail, pas de production des marchandises et de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboités.

LTR : Vous consacrez un chapitre de l’ouvrage à la question de la stratégie, qui est centrale dans la lutte féministe, pour autant, l’absence de stratégie justement a pu pénaliser les différents mouvements dans l’histoire. Pourquoi selon vous, les mouvements et organisations féministes ont des difficultés à penser cette question ? Est-ce que c’est différent aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

J’ai un temps émis l’hypothèse que cet effacement de la question stratégique était lié à la rupture, au moins partielle, dans les années 1970, entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, dans un contexte d’autonomisation du mouvement féministe. Les riches élaborations du mouvement ouvrier, notamment en termes stratégiques, auraient alors été en quelque sorte oubliées. Néanmoins, je constate cet effacement de la stratégie aujourd’hui à une plus large échelle, par exemple, dans la mobilisation de cette année contre la contre-réforme des retraites. La crise du mouvement ouvrier organisé suite à la chute de l’URSS et les attaques de plus en plus violentes du néolibéralisme ont eu pour effet qu’aujourd’hui on constate une sorte de pertes des acquis du mouvement ouvrier, et parmi eux, les enjeux de stratégie. La désertion des AG dans cette mobilisation me semble symptomatique de cela : pour une majorité de personnes, leur utilité était questionnée, car il n’apparaissait plus clairement que se jouait là un enjeu stratégique central de qui dirige le mouvement.

LTR : Certains mouvements féministes mettent aujourd’hui très clairement en avant la question des « privilèges ». Que pensez-vous de cette notion ? Bien qu’elle puisse permettre une certaine prise de conscience, n’efface t-elle pas en partie le sujet de la classe sociale ? Ne fait-elle pas reposer sur l’individu, quelque chose qui relève d’un rapport de domination construit socialement dans nos sociétés ?
Aurore KOECHLIN : 

La théorisation en termes de privilèges est à la fois utile car elle permet de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne les rapports de domination, et dans le même temps elle me semble symptomatique d’une forme d’individualisation de la domination. En effet, la notion se concentre sur le symptôme individualisé d’un rapport de domination structurel, au risque d’oublier la structure qui le rend possible. Par ailleurs, elle met sur le même plan des avantages matériels et concrets et des avantages symboliques, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux types d’avantages. De la même façon, avec l’idée de privilège, il y a l’idée de quelque chose qui serait « en trop ». Par-là, elle met sur le même plan des avantages qui devraient disparaître, et des avantages qui sont en fait des droits qui devraient être donnés à tout le monde. Le privilège d’exploiter les autres doit disparaître ; le privilège de marcher seule dans la rue le soir par exemple devrait au contraire être étendu à tou·te·s. En bref, le terme me semble à la fois trop extensif et trop flou, même s’il est utile dans une fonction pédagogique.

LTR : Vous plaidez pour la construction d’une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire. Quels en seraient les axes principaux ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

Si on fait l’analyse que la base matérielle de la domination de genre est l’assignation au travail reproductif, alors se dessine assez clairement quelle est notre arme, la grève féministe, à la fois grève du travail productif et du travail reproductif. De la même façon, si on fait l’analyse que la domination de genre est imbriquée au système capitaliste, alors on ne peut penser une stratégie qui fasse l’économie de la convergence des luttes. Mais cette convergence, cette nécessaire unité dans la lutte, ne doit pas nous empêcher de défendre nos conceptions féministes jusqu’au bout. Enfin, et peut-être principalement, cela implique de poser centralement la question du pouvoir, et de qui est réellement notre ennemi. Est-ce que le pouvoir se situe au niveau des individus, qui peuvent avoir des intérêts immédiats divergents, ou est-ce qu’il est entre les mains d’un groupe d’individus qui détient les structures, qui les fait fonctionner à son propre compte, et qui a le pouvoir sur nos vies ? Le mouvement que nous traversons actuellement nous le rappelle d’ailleurs avec acuité : on constate une polarisation extrême de la société qui visibilise immédiatement les enjeux de classe et de pouvoir.

LTR : L’affaire Weinstein en 2017 a permis au mouvement #MeToo #BalanceTonPorc de prendre un tournant majeur. Plus de 6 ans après, est-ce que les conditions des femmes se sont réellement améliorées ?
Aurore KOECHLIN : 

Oui, elles se sont améliorées. Mais ce que l’on constate également, c’est que l’obtention de réelles avancées 1/ n’est jamais une garantie une fois et pour toujours 2/ est entièrement liée à nos capacités de mobilisation. On le voit avec l’exemple du droit à l’avortement. En Amérique latine, on pensait qu’il ne serait jamais obtenu. L’incroyable mouvement féministe qui s’y est déployé l’a arraché dans de nombreux pays, et il est probable qu’il finisse par être obtenu dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Dans les pays occidentaux, on pensait que ce droit était acquis pour toujours. Et voyez ce qu’il se passe aux États-Unis. C’est bien la preuve que tout ne repose jamais que sur nos propres forces. Mais ce n’est pas un constat qui doit nous démoraliser : au contraire, nous devons y voir la preuve de notre puissance. 

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Le dernier ouvrage de David Cayla : déclin et chute du néolibéralisme

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Le dernier ouvrage de David Cayla : déclin et chute du néolibéralisme

Après avoir évoqué les liens entre populisme et néolibéralisme, David Cayla revient dans ce nouvel ouvrage sur la notion de néolibéralisme et notamment sur les conséquences de cette doctrine dans le champ économique en abordant des sujets au cœur de l’actualité (la monnaie, l’inflation, les banques centrales).

Après avoir évoqué les liens entre populisme et néolibéralisme, David Cayla revient dans ce nouvel ouvrage sur la notion de néolibéralisme et notamment sur les conséquences de cette doctrine dans le champ économique en abordant des sujets au cœur de l’actualité (la monnaie, l’inflation, les banques centrales).

L’ouvrage propose tout d’abord une définition de ce qu’est le néolibéralisme. Ce dernier, à la différence du libéralisme, considère que le marché est une institution artificielle, qui permet de définir des prix pour les biens et services. Le marché ne peut survivre sans l’Etat, qui assure son existence et son fonctionnement par la création et le maintien d’un cadre légal spécifique. Du fait de sa fonction de définition des prix, le marché est effectivement une institution en propre(1), imbriquée au système politique et social d’une société donnée. A l’inverse, et selon les représentants du néolibéralisme, sans le marché, il est impossible de rassembler l’ensemble des informations disponibles (objectives comme subjectives) et donc de calculer de manière optimale l’allocation des ressources(2).

Le néolibéralisme repose donc de manière conséquente sur une justification économique. Justification qu’il trouve notamment dans la doctrine monétariste. Le monétarisme est au fondement du fonctionnement des politiques monétaires et des banques centrales, notamment de leur gestion de l’inflation. L’idée centrale de cette théorie économique est que l’inflation est causée par la hausse de la masse monétaire, elle-même augmentée par les crédits accordés par les banques aux entreprises et ménages (taux de crédit qui dépend lui-même des taux d’intérêts directeurs des banques centrales). Pour maintenir l’inflation, il s’agit donc selon les « monétaristes » de jouer sur les crédits accordés par les banques en modifiant le taux d’intérêt directeur. Toujours selon eux, la politique monétaire doit être à la main d’une entité décorrélée du pouvoir politique(3). C’est par ailleurs le mode de fonctionnement actuel de la Banque Centrale Européenne, calquée sur le modèle de la banque centrale allemande.

La théorie monétariste face à la crise des subprimes

Déclin et chute du néolibéralisme évoque par la suite l’histoire économique du XXe siècle (les accords de Bretton-Woods, la convertibilité du dollar en or, les 30 Glorieuses, les accords de la Jamaïque, les chocs pétroliers, etc.) pour mieux mettre en valeur la façon dont le monétarisme est devenu la doctrine majoritaire et le marché l’institution de fixation de l’ensemble des prix des biens, services, marchands ou non-marchands.

Comme le rappelle David Cayla, il s’agit d’un retournement de situation quasi-complet dans la mesure où au sortir de la guerre, l’économie et les prix de certains biens (agricoles, matières premières, etc.) étaient contrôlés par les Etats. Alors que le système était dirigiste en temps de crise, les Etats perdent progressivement le contrôle au profit de la mondialisation financière.

Après être revenu sur le contexte de développement du néolibéralisme, David Cayla, revient sur la façon dont la crise des subprimes a profondément remis en cause la théorie monétariste. Jusqu’en 2008, le mécanisme de titrisation a permis aux banques disposant d’un actif (après octroi d’un crédit) de les revendre à une banque d’affaire. Celle-ci les revendant par la suite à une structure financière. Ainsi, ces actifs se sont vus octroyer une valeur qu’ils n’avaient pas auparavant, et les banques se sont de cette façon débarrassées du risque. La hausse des demandes de ces titres a engendré des comportements anormaux de la part des banques, qui se sont mis à octroyer des crédits (dits « subprimes ») à des ménages à risque.

Une multitude de facteurs ont engendré des défaillances en cascade de ces ménages, alors même que ces actifs avaient été achetés par toutes les banques du monde, sans qu’il soit possible de différencier les « bons » actifs des « mauvais ». Les dettes croisées ont causé une contraction du marché interbancaire, et donc une réduction des crédits octroyés aux ménages et entreprises, propageant ainsi la crise financière au sein de l’économie réelle.

Le sauvetage des banques est alors devenu un objectif à part entière. Pour ce faire, les banques centrales sont allées plus loin dans leurs prérogatives en mettant en œuvre des politiques de quantitative easing(4) : rupture majeure avec la doctrine monétariste. L’extension de ces prérogatives s’est par ailleurs effectuée sans aucun contrôle démocratique en vertu même du principe d’indépendance des banques centrales.

Au travers de la crise des subprimes, c’est toute l’incapacité des marchés à mesurer objectivement et impartialement l’ensemble des informations qui a été mise en lumière.

Finalement, on pourrait penser que la doctrine monétariste ne fait plus foi. Mais David Cayla rappelle à juste titre que tout ceci n’a servi qu’à sauver le système et les marchés, sans transformation majeure : aucune banque n’a été renationalisée, la libre-circulation du capital n’a pas été questionnée, etc.

Proposer des alternatives au néolibéralisme

Des alternatives au néolibéralisme, il en existe (sans pour autant qu’elles soient parfaites et applicables, comme cela est bien expliqué dans l’ouvrage) : David Cayla cite notamment Adai Turner avec sa « monnaie hélicoptère(5) », la théorie « modern monetary theory(6) » portée par Stephanie Kelton (la dette ne serait qu’un jeu d’écriture), etc. Pour autant, la force du néolibéralisme est bien d’avoir pénétré l’ensemble du système et des esprits : ce n’est pas une doctrine isolée mais un maillon de la chaîne. Pour développer des alternatives concrètes, David Cayla le rappelle, il faut penser le rôle du marché en tant qu’institution sociale, repenser globalement le système. 

David Cayla évoque quatre propositions (à découvrir dans son ouvrage) qui composent son agenda pour une économie démocratique. Sans supprimer totalement les marchés qui ont une utilité, il faut selon lui les empêcher de contrôler et gérer l’ensemble des biens essentiels notamment dans une situation d’urgence climatique et de raréfaction des ressources. Leur rôle et périmètre doivent être strictement définis. L’Etat lui, doit pouvoir assurer la gestion des ressources non-marchandes et / ou marchandes vitales pour l’économie du pays.

Avec cet ouvrage, David Cayla aborde de manière pédagogique la question du néolibéralisme au prisme des précédentes crises. Il pose un constat clair : le monétarisme ne permet pas de lutter contre les crises. Il faut non seulement repenser la gestion de la monnaie, mais le système dans son ensemble. Le Temps des Ruptures recommande la lecture de son ouvrage, et l’étude des propositions qui y sont faites, pour quiconque souhaiterait saisir les enjeux économiques du monde actuel.

Références

(1)David Cayla cite notamment Aglietta.

(2)Hayek, Friedmann, etc.

(3) D’autres écoles / doctrines existent au sein du monétarisme : l’école ordolibérale, le free banking de Hayek, etc.

(4) Pratique consistant pour une banque centrale à racheter des actifs financiers détenus par des banques de dépôt.

(5) Il s’agirait de permettre la distribution de la monnaie par les banques centrales directement sur les comptes des ménages et entreprises. Cela permettrait de relancer la demande, sans augmenter la masse monétaire.

(6)Plus d’informations sur la doctrine à retrouver ici : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-l-eco/theorie-monetaire-moderne-la-planche-a-billets-pour-tous-7185324

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Annie Colère : rappeler le combat de nos aînées pour l’obtention du droit à l’avortement

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LTR a visionné le dernier film de Blandine Lenoir, « Annie Colère », au sujet du combat du MLAC en France dans les années 70 pour l’obtention au droit à l’avortement. L’équipe t’en parles.

Alors que le droit à l’avortement est menacé y compris dans les démocraties occidentales (en mai dernier était annulé par la Cour suprême américaine l’arrêt historique Roe vs Wade, permettant ainsi à chaque Etat qui le souhaite de rendre l’avortement illégal) le film Annie Colère de Blandine Lenoir revient sur le combat mené en France par le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (1) dans les années 70, avant l’adoption de la loi Veil en 1974. 

Après son propre avortement, réalisé avec l’aide de femmes du MLAC, et à la mort suite à un avortement clandestin de sa voisine et amie, Annie, interprété par Laure Calamy, décide de rejoindre le MLAC et de mener la lutte.

Annie Colère, est un film très dur, qui montre sans faux semblant des scènes d’avortement utilisant la méthode Karman. Méthode qui, à l’époque, reste moins invasive et bien moins douloureuse que celles utilisées par les femmes sur elles-mêmes ou par les « faiseuses d’anges » : comme l’avortement par l’usage d’aiguilles à tricoter. Film dur de Blandine Lenoir, mais jamais dénué de tendresse : à l’image de la douce voix de Rosemary Standley, qui apaise les femmes lors de leurs avortements en chantant. 

Au-delà d’évoquer le combat pour l’obtention du droit à l’avortement, ce film nous rappelle les violences subies par les femmes lors des avortements clandestins et évoque plus largement le rapport entre corps féminin et médecine. Longtemps (et encore aujourd’hui) de nombreuses femmes ne savent pas comment fonctionne leur corps, ignorance parfois soutenue par le manque de pédagogie du corps médical. Et bien que des progrès aient été réalisés, on constate toujours la persistance de pratiques gynécologiques s’apparentant à des actes de non-respect du corps féminin, voire à des actes de torture. La technique du point du mari en est un exemple flagrant(2).

Annie Colère rappelle également que rien ne peut empêcher une femme d’avorter : elle le fera, au péril de sa propre vie. Le rapport à la maternité, contrairement à ce que beaucoup veulent penser, n’est pas fait que de paillettes, il est ambivalent : la maternité peut aussi, parfois, être subie, non-désirée. L’avortement ou la contraception permettent aux femmes d’avoir le choix de ne pas se retrouver dans des situations de détresse, et de vivre la maternité plus sereinement. Supprimer ou amender le droit à l’avortement, ce n’est pas y mettre fin : c’est condamner de nouveau les femmes, à subir douleurs et violences.  

L’hommage de Blandine Lenoir à toutes ces femmes qui se sont battues pour le droit à l’avortement est poignant. Il nous rappelle toute l’actualité des luttes pour les droits des femmes dans une époque plus conservatrice qu’elle ne veut bien l’admettre, et spécifiquement ici au droit à l’avortement et à la contraception. Voir Annie Colère ne vous laissera pas de marbre.

Références

(1)Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, association française de loi 1901 créée en 1973.

(2)Méthode consistant après un accouchement en un point de suture supplémentaire sur le périnée, afin de resserrer le diamètre d’entrée du vagin et d’augmenter ainsi le plaisir sexuel du mari lors de rapports sexuels vaginaux.

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Décryptage : Connemara, le dernier roman de Nicolas Mathieu

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Après le succès de Nos enfants après eux, Nicolas Mathieu retrouve la France « périphérique ». Avec Connemara, c’est à travers la vie de deux personnages, entre passé et présent : Hélène et Christophe, deux anciens camarades de classe ayant grandi dans la même bourgade, mais séparés par un avenir bien différent.

Après le succès de Nos enfants après eux, Nicolas Mathieu retrouve la France « périphérique ». Avec Connemara, c’est à travers la vie de deux personnages, entre passé et présent : Hélène et Christophe, deux anciens camarades de classe ayant grandi dans la même bourgade, mais séparés par un avenir bien différent.

Leur histoire d’amour sonne comme une revanche sociale : Hélène, invisible aux yeux des autres pendant sa jeunesse, intello de service, est mue par le désir de se venger de cette enfance fade. Christophe, sportif populaire pendant ses années lycée, est lui très vite esseulé par une vie qu’il imaginait moins monotone.

Hélène est un personnage ambivalent : il est facile de l’aimer quand on pense aux épreuves professionnelles traversées, au traitement qui lui est réservé tout au long du roman. Burn out après un passage dans un grand cabinet parisien. Sexisme ordinaire et humiliation dans son nouveau cabinet. Impuissance face aux comportements arrivistes des personnes qui l’entourent. Le tout étant parfaitement incarné par la figure de l’associé du cabinet (son supérieur hiérarchique) dont l’unique obsession se révèle être la somme d’argent opportunément apportée à l’entreprise par une réforme des régions (le roman se passe en 2017) incomprise de tous, et surtout des premiers concernés : les fonctionnaires. 

Ces épisodes ne sont pas sans rappeler la question des transfuges de classe.

Il est également si facile de la détester : le mépris (souvent de classe) dont elle fait preuve envers celles et ceux qui croisent sa route suscite facilement l’indignation chez le lecteur. Mépris d’abord envers Christophe. Mépris ensuite envers ses parents, rapidement désemparé par la réussite scolaire et professionnelle de leur fille. Ce couple, à l’image de la classe (populaire) à laquelle il appartient, tente tant bien que mal de se féliciter d’un parcours qu’il ne comprend pas. Un passage du livre illustre parfaitement les sentiments ambivalents des parents d’Hélène à l’égard de son parcours : la fierté face à sa réussite, mais la peur de la voir partir et devenir une inconnue : « elle pense petite idiote, mon cœur, grande saucisse, ma chérie, pour qui tu te prends, ne t’en vas pas ». Ces épisodes du livre ne sont pas sans rappeler la question des transfuges de classe. 

Nicolas Mathieu nous met face à une question que beaucoup se sont posée : rester ou partir ?

Détestable, Hélène l’est également lorsqu’elle rejette tout ce qui a trait à son origine sociale pour mieux idéaliser celle de son amie d’enfance : Charlotte Brassard, dont elle trouve la vie idyllique et la famille merveilleuse.

Hélène est celle qui a réussi. Belle maison, études prestigieuses, femme active, mère de deux enfants, mari respectable et fortuné, belles voitures, etc.… pour autant, cette femme fait face aux mêmes écueils que la plupart des familles (tous milieux sociaux confondus) : la réussite de son mari prime sur la sienne, engendrant des rapports inégaux au sein du couple quant à l’éducation des enfants et au travail domestique.

Christophe lui, est celui qui est resté. L’autre qui n’a pas su ou pas voulu s’extraire de sa condition. Rester, c’était un choix naturel. Contrairement à Hélène qui a passé son enfance à tout mettre en œuvre pour s’en aller, lui, n’avait rien à aller chercher ailleurs. Son statut de sportif populaire au lycée lui donnait l’assurance d’un avenir agréable. C’est ce rêve de gosse, celui de devenir sportif de haut niveau, qui la peut être amené à ne jamais envisager de partir. Ce rêve, il s’y raccroche sans relâche ce qui peut parfois paraître désespéré : il lui rappelle son statut social d’antan au sein de la commune.

Entre Hélène et Christophe, un trouble perdure. Bien qu’ayant tous les deux grandi dans la petite ville de Cornécourt, plus grand-chose ne les rattache l’un à l’autre. Si ce n’est finalement la volonté d’Hélène d’affirmer sa domination sur tout ce qui l’entoure, et en premier lieu sur Christophe. Bien sûr, Hélène se laisse parfois attendrir par l’ancien sportif, s’attache à lui. Mais ce n’est jamais que pour un temps bien court. Elle ne se satisfait pas d’un homme qu’elle ne trouve pas, socialement, à sa hauteur. Cette sensation atteint son apogée lors d’une scène finale du livre, le mariage du couple d’amis de Christophe.

Tout au long du roman, Nicolas Mathieu nous invite à remettre en question notre propre vision de la réussite au regard de la vie de ces deux personnes. La réussite, Hélène et Christophe l’appréhende d’une manière différente. Il nous met face à une question que beaucoup se sont posée : rester ou partir ? Un roman qui mérite assurément le détour.

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État & transition

L’ouverture à la concurrence ferroviaire : la fausse bonne idée

Suite à l’adoption de réglementations européennes, les pays de l’Union ont eu l’obligation d’ouvrir le marché ferroviaire à la concurrence au début du XXIème siècle. Ceci explique en partie l’adoption en France de différentes législations, notamment de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire en 2018. La mise en concurrence de ce secteur s’inscrit dans une tendance globale de déréglementation des monopoles publics. Face à l’attrait que suscite encore la voiture individuelle, l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire a rapidement été brandie comme la solution miraculeuse pour le rendre plus attractif, en engendrant : la baisse des prix, l’amélioration de la régularité ou encore l’augmentation des dessertes. Mais peut-on réellement compter sur l’ouverture à la concurrence pour réduire l’utilisation de la voiture individuelle et les maux qui frappent le transport ferroviaire ? Alors que la région Provence-Alpes-Côte d’Azur a annoncé il y a quelques mois confier le contrat d’exploitation de la ligne Marseille-Nice à Transdev, une société concurrente de la SNCF et que le dernier rapport du GIEC rend responsable les voitures individuelles de 17% des émissions de gaz à effet de serre il est urgent de s’interroger sur l’intérêt de l’introduction de la concurrence.
Les origines : la déréglementation des secteurs caractérisés par une situation de monopole

A partir de la deuxième moitié du XXème siècle, la part des déplacements effectués en train s’est fortement réduite, notamment en raison de la place de plus en plus prépondérante prise par la voiture individuelle. En 2010, les déplacements s’effectuaient en Europe à 79% par la route, contre 6% pour le rail(1). Ceci explique en partie que depuis les années 2000, l’Union européenne a adopté différentes réglementations (également appelées les « paquets ferroviaires européens ») avec pour objectif de redynamiser le transport ferroviaire. Pour l’Union européenne, la concurrence a semblé être la solution ultime. A noter que l’adoption de ces réglementations s’inscrit dans un mouvement global de déréglementation et de démantèlement des secteurs considérés comme des monopoles(2) (les télécommunications, le secteur du gaz, l’électricité ou encore l’aérien), notamment les monopoles dits « naturels », qui a débuté dans les années 1990.

Un monopole naturel se caractérise par l’existence de coûts fixes, irrécouvrables en cas de faillite (également appelés les « sunk costs ») et par des effets réseaux (quand le nombre d’utilisateurs d’un même réseau augmente, l’utilité qu’ils en retirent augmente(3)). Pour ces secteurs considérés comme des monopoles publics, il est plus intéressant d’avoir une seule firme sur le marché, ce qui permet de ne pas faire augmenter les coûts de production. On peut ajouter à cela les coûts de certaines infrastructures (par exemple ferroviaires), qui initient de fait des monopoles naturels car personne d’autre que l’État ne peut les assumer en raison de leur échelle.

Le ferroviaire est un secteur qui a longtemps été considéré comme un « monopole naturel » car cochant l’ensemble de ces critères et étant un service d’utilité publique car permettant le désenclavement des territoires et l’accroissement de la mobilité. La vision du secteur ferroviaire comme étant un monopole naturel a longtemps été défendue par des économistes comme Jules Dupuit. Néanmoins, les notions de monopole et de monopole naturel ont progressivement été remises en cause par les théories libérales, principalement celle des marchés contestables (ou « contestable markets ») de William Baumol. Cette théorie émet le postulat suivant : les pressions concurrentielles que les monopoles historiques subissent permettent de réguler leurs comportements défaillants. L’intérêt n’est pas d’avoir une multitude d’entreprises sur un même secteur, mais de faire en sorte que le prix du marché se situe au niveau du coût marginal de production. Il évoque pour appuyer sa théorie l’exemple du secteur monopolistique de l’électricité dans les pays en développement. Selon lui, ce monopole a engendré plusieurs dysfonctionnements : une faible productivité, de nombreuses pannes, l’embauche d’un surplus d’agents… Le meilleur moyen de rendre ces marchés plus efficaces, était donc selon lui de les rendre contestables en y introduisant la concurrence. Ces théories libérales faisant la promotion de l’ouverture à la concurrence ont fini par convaincre l’Union européenne et les États membres, débouchant sur sa mise en place dans le secteur ferroviaire. 

L’adoption des paquets ferroviaires européens

Quelles sont donc les mesures clés de ces différents paquets ferroviaires ?

Le premier paquet adopté en 2001 avait pour objectif de préparer l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire européen et d’amorcer la séparation entre l’exploitant (l’entreprise réalisant et opérant les déplacements sur les lignes, activité assurée par SNCF Mobilités en France) et le gestionnaire de l’infrastructure (l’entreprise en charge de rénover le réseau, de mener et prioriser les travaux, etc. activité assurée par SNCF Réseau en France, anciennement Réseau Ferré de France). A noter que la déréglementation concerne uniquement les exploitants des réseaux et non pas les gestionnaires : en effet, la gestion de l’infrastructure continue d’être considérée comme un monopole « naturel » du fait des coûts associés.

Le deuxième paquet est adopté en 2004 et permet de créer une agence ferroviaire européenne, dont l’objectif est l’harmonisation des législations européennes pour permettre la création d’un grand réseau ferroviaire européen. Il a aussi acté l’ouverture à la concurrence du fret ferroviaire.

Le troisième paquet adopté en 2007 ouvre à la concurrence le marché international de voyageurs et rend possible le cabotage (défini comme la possibilité pour une compagnie ferroviaire de commercialiser des dessertes ferroviaires nationales dans le cadre d’une liaison internationale).

Enfin, c’est le quatrième et dernier paquet ferroviaire adopté en 2016 qui ouvre à la concurrence le dernier pan du secteur : le marché national de voyageurs. Les lignes nationales peuvent désormais être ouvertes à la concurrence de deux manières :

  • Par « open-access »: pour les lignes nationales non-conventionnées (généralement les lignes à grande vitesse). Dans le cadre de cette concurrence, une société ferroviaire souhaitant faire circuler des trains sur une ligne donnée à des horaires définis doit adresser une demande au gestionnaire de l’infrastructure qui lui en donne l’accord.
  • Par appels d’offres: pour les lignes conventionnées (en France, les trains du quotidien (TER) dont la gestion est assurée par les régions, et les trains d’équilibre du territoire (TET ou également connus sous le nom d’Intercités), dont l’Etat est considéré comme l’autorité organisatrice).

Les États ont eu l’obligation de retranscrire ces paquets ferroviaires dans les législations nationales Selonl’Union européenne, ces réglementations devaient permettre d’améliorer la qualité de service, d’augmenter les dessertes, de diversifier l’offre et de baisser les prix.

La dernière loi d’envergure est celle adoptée en 2018 en France visant à préparer l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs

La traduction de ces paquets ferroviaires dans le cadre juridique français

Comment s’est traduit l’adoption de ces réglementations dans le droit français ? Il est important de revenir sur certaines lois phares afin de comprendre comment s’organise la gestion du transport ferroviaire aujourd’hui en France.

En 1997, l’Etat décide de séparer la gestion (par la création de Réseau Ferré de France) de l’exploitation ferroviaire (qui reste à la main de la SNCF). Aujourd’hui cette distinction existe toujours, bien que Réseau Ferré de France ait été remplacé par SNCF Réseau.

En 2000, l’Etat transfère la compétence ferroviaire aux régions, qui deviennent des autorités organisatrices des transports du quotidien : elles récupèrent la gestion des trains express régionaux et des petites lignes ferroviaires sur leurs périmètres géographiques(4). Ce sont elles qui sont chargées de négocier les conventions avec l’exploitant ferroviaire (avant l’ouverture, le seul exploitant était donc la SNCF) : l’exploitant n’est qu’un « prestataire » au service des régions. A noter que les conseils régionaux consacrent en moyenne 17% de leurs budgets au transport ferroviaire.

La dernière loi d’envergure est celle adoptée en 2018 visant à préparer l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs. Elle comporte plusieurs mesures clés.

1/ Tout d’abord, elle modifie la structure de la SNCF. L’entreprise autrefois sous le statut d’établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC(5)) devient une société anonyme à capitaux publics, dont l’unique actionnaire est l’Etat français(6). Dans la nouvelle organisation, les 3 anciens EPIC deviennent 5 sociétés anonymes, chapotées par la maison-mère SNCF : SNCF Réseau (Gare & Connexions en charge de la gestion des gares devient une filiale de SNCF Réseau), SNCF Voyageurs, Rail Logistics Europe, Geodis, et Keolis(7).

2/ Cette loi met fin à l’embauche au statut de cheminot, qui conférait aux travailleurs des avantages négociés autrefois par les partenaires sociaux.

3/ L’Etat s’engage à assainir financièrement le groupe en reprenant la dette à hauteur de 35 milliards d’euros. A noter que cette dette ne découle pas uniquement des choix faits par l’entreprise, mais aussi des virages stratégiques de l’Etat : le développement massif du réseau TGV (différent du réseau des trains express régionaux) a demandé des investissements engendrant une hausse de l’endettement.

4/ Enfin, cette loi acte l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs et fixe un calendrier :

  • La concurrence en « open-access » est autorisée dès 2021 ;
  • La concurrence par appels d’offres (pour les TER et TET) est obligatoire dès 2024 mais possible à partir de 2020 ;
  • La concurrence devient obligatoire pour le RER A, B, C, D, E en 2040. A noter que certaines lignes de RER sont exploitées entièrement par la SNCF, d’autres partiellement avec la RATP ou uniquement par la RATP.
Le ferroviaire, un mode de transport prometteur délaissé ?

Comme évoqué plus haut, le transport ferroviaire a connu un déclin majeur : alors qu’au XIXème et XXème siècles, le transport ferroviaire représentait 90 % des déplacements, sa part modale n’est même pas de 10 % aujourd’hui. Ce déclin s’explique par le développement des infrastructures routières, qui sont parfois plus compétitives et globalement moins coûteuses par rapport au transport ferroviaire (que ce soit pour le transport de voyageurs ou de marchandises) et également par l’essor de l’aérien avec le développement des offres low-costs.

Pourtant, dans une optique de réduction des gaz à effet de serre, dont une grande partie est générée par les transports (27% en 2006), le rail est le transport à privilégier puisqu’il n’est responsable de l’émission que de 0,5% de ces gaz contre 72% pour le transport routier(8). Cela s’explique notamment par le fait que le train est un transport « mass transit » ayant la capacité de transporter un nombre de voyageurs bien plus important que la voiture individuelle. L’Etat a concentré les efforts financiers sur la construction d’infrastructures routières avec l’apparition de la voiture individuelle, considérée à l’époque comme un moyen de transport révolutionnaire. Pour autant, le constat est aujourd’hui clair sur ses effets environnementaux. Du fait de la concentration massive des investissements sur le transport routier, les Français vivant dans des territoires enclavés ou éloignés des aires urbaines, n’ont aucun moyen de transport alternatif performant. D’où l’urgence de proposer des alternatives viables et performantes.

Les résultats disparates (pas exemple entre le Royaume-Uni et l’Allemagne) entre les pays européens ayant ouvert à la concurrence s’explique par le degré d’ouverture choisi. Certains ont poussé l’ouverture à son paroxysme et les dégâts s’en font ressentir.

Les bénéfices de l’ouverture à la concurrence : coup d’œil chez nos voisins européens

La concurrence est supposée avoir des effets sur un ensemble de paramètres (les prix, les dessertes, la régularité, etc.). Quels ont donc été les résultats obtenus dans les pays précurseurs en Europe, notamment en Allemagne et au Royaume-Uni, qui ont ouvert le marché national de voyageurs à la concurrence il y a déjà plusieurs années voire décennies ?

  1. L’effet de la concurrence sur les prix

Dans certains pays les prix ont eu tendance à augmenter : en Allemagne, en Angleterre et en Suède, c’est le cas pour les lignes conventionnées. Un autre exemple marquant est celui du Royaume-Uni. De 1994 à 2010, les prix ont augmenté de 27% en moyenne. Ceci s’explique par l’absence de régulation étatique(9).

Dans d’autres pays les prix ont baissé, parfois au détriment de l’équilibre économique des sociétés ferroviaires nationales : c’est par exemple le cas en République-Tchèque. Prenons l’exemple de la ligne Prague-Ostrava, une des plus importantes du pays : trois opérateurs se sont positionnés sur ce segment, ce qui a engendré une guerre commerciale et donc une baisse drastique des prix, en venant à rendre l’exploitation de cette ligne non-rentable(10). Est-il souhaitable d’en arriver là ? Surtout dans le cas de la France, où rappelons que la SNCF est possédée à 100% par l’Etat français qui vient d’en racheter la dette.

  1. La répartition des parts de marché 

Ce point est important car comme évoqué précédemment, la plupart des sociétés ferroviaires appartiennent en partie ou complètement aux Etats (c’est le cas en France). Globalement, dans les pays européens ayant ouvert à la concurrence, les opérateurs historiques ont conservé environ 70% des parts de marché(11): le reste a été capté par les nouveaux opérateurs. En Allemagne, les parts de marché possédées par la Deutsche Bahn (société ferroviaire historique) varient énormément en fonction des Länder. Dans les régions proches de Berlin comme le Brandebourg, la Bavière ou la Saxe, elle conserve l’intégralité de l’exploitation du réseau quand elle n’en garde qu’1/4 dans les régions de Schleswig-Holstein ou encore à Bade-Wurtemberg. Un phénomène comparable pourrait se produire en France.

  1. Augmentation des dessertes et de la fréquentation:

En Allemagne, la Deutsche Bahn a réussi à conserver des revenus financiers équivalents même si elle a perdu une partie de ses parts de marché. Cela peut s’expliquer par l’augmentation de la fréquentation du réseau et donc des rentrées financières. Pour autant, peut-on attribuer cette hausse de la fréquentation à l’ouverture à la concurrence ? Difficile à dire, puisque l’ouverture a été accompagnée d’investissements ferroviaires massifs, ce qui peut être le facteur déterminant. Entre 1993 et 2006, l’offre de transport a augmenté de 30% et la demande de 45%(12) : est-il possible d’attribuer ces changements uniquement à l’ouverture à la concurrence ?

Au Royaume-Uni, s’est produite la situation inverse : de nombreux trains étaient régulièrement supprimés, les sociétés ferroviaires pouvant gérer les dessertes comme bon leur semblait. La gestion a été un tel désastre que le gouvernement a fini par renationaliser et assurer la gestion de certaines lignes, laissées parfois complètement à l’abandon.

Ces variations entre les pays (par exemple entre l’Allemagne et le Royaume-Uni) peuvent s’expliquer par la manière d’ouvrir à la concurrence et la politique mise en place pour accompagner cette ouverture. En Allemagne, l’ouverture à la concurrence a été accompagnée d’investissements massifs, de lancement de grands projets ferroviaires (ex. Stuttgart 21, désengorgement du nœud ferroviaire de Leipzig, etc.) et de travaux de rénovation. Au Royaume-Uni, l’ouverture à la concurrence a été poussée à son paroxysme : le système a été entièrement privatisé entre 1994 et 1997, la société ferroviaire nationale Network Rail démantelée et le réseau ferroviaire découpé en 16 franchises, dont l’exploitation a été répartie entre différentes compagnies. Les conséquences de cette privatisation sont connues aujourd’hui et ont été évoquées (augmentation drastique des prix, suppression de trains, manque de régularité, accidents importants liés à la réduction des effectifs dans les trains, etc.). Le gouvernement britannique, pour mettre un terme à ces disfonctionnements, a annoncé il y a quelque mois la création de Great British Railways pour 2023, une société publique qui sera en charge de signer les contrats avec des sociétés privés, de fixer les horaires, les prix et les liaisons(13). En quelque sorte un « garde-fou » dont le rôle sera de chapeauter les sociétés ferroviaires pour empêcher la reproduction des dérives du passé. Le Royaume-Uni est le parfait exemple de ce qu’il ne faut absolument pas faire et démontre bien que l’ouverture à la concurrence poussée à son paroxysme, qui n’est pas accompagnée d’investissements et sans surveillance étatique, est une catastrophe. 

L’ouverture à la concurrence n’est pas le remède miracle

L’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire n’a certainement rien du remède miracle annoncé sous le quinquennat d’Emmanuel Macron et ne va pas changer la donne, du fait de plusieurs raisons :

  • Limites dans les modes d’ouverture:

Ouverture par « open-access » : la limite première de cette forme de concurrence est qu’une ligne ne peut pas supporter un nombre illimité de trains. Une autre limite est que les opérateurs vont forcément se positionner sur les dessertes les plus rentables (ex. Marseille-Paris) et délaisser d’autres lignes moins fréquentées et donc moins voire non rentables. Un moyen pouvant être utilisé par les compagnies est de se positionner sur des dessertes proches de lignes fréquentées où les prix des péages ferroviaires[14] sont moins élevés : un exemple phare est le trajet Marseille-Marne-la-Vallée plutôt que Marseille-Paris Gare de Lyon. Pour autant, le positionnement actuel de Ouigo (l’offre « low-cost » développée par la SNCF) complique la tâche pour les autres entreprises ferroviaires souhaitant surfer sur la vague du « low-cost » en France. 

Ouverture par appels d’offres : l’exclusivité de l’exploitation sur une ou plusieurs lignes données va être attribuée pour une période spécifique, pour des conditions définies(15). Cette concurrence présente donc une certaine forme de stabilité ets’exerce de nouveau à chaque fin de contrat. Reste qu’elle n’est que peu réellelors de l’exécution du contrat puisqu’il n’y a qu’un seul opérateur sur la ligne. L’offre peut plus difficilement être modifiée pour s’adapter à la demande. Les marges de manœuvre des régions peuvent donc être réduites.

La vétusté du réseau ferroviaire : le réseau ferroviaire français des lignes régionales est vieillissant (29 ans en moyenne(16)). Ce vieillissement influence donc fortement la vitesse et la régularité des trains : de nombreux problèmes techniques sur ces lignes sont liés à la vétusté. En effet, pendant des décennies, les gouvernements ont préféré investir massivement dans le réseau des trains à grande vitesse, plutôt que sur les dessertes fines du territoire et les lignes structurantes, pourtant essentielles dans les déplacements quotidiens des Français.

Impacts sur les petites lignes ferroviaires: économiquement peu viables, elles sont cruciales pour le désenclavement des territoires, d’où la nécessité de les maintenir et de les moderniser en lançant des travaux. Ces lignes font souvent parties des plus « âgées », ce qui engendre des problèmes techniques et des retards etne permet pas d’attirer les voyageurs, notamment face à l’attractivité de la voiture individuelle. Les entreprises concurrentes de la SNCF ne se positionneront jamais sur des segments économiquement peu viables. Les régions vont donc continuer à financer tant que les gouvernements successifs y seront favorables.

L’ouverture à la concurrence n’est pas le remède miracle annoncé sous le quinquennat Macron. Il est urgent, au regard des enjeux climatiques et de désenclavement des territoires, de penser une réelle politique de transports en commun, intégrant le ferroviaire, favorisant l’intermodalité. 

Alors, que faire ? Le transport ferroviaire à l’heure du réchauffement climatique et de la nécessité de désenclaver l’ensemble des territoires

Selon le Conseil des Ponts et Chaussées, la demande de mobilité ne va pas cesser d’augmenter dans les 30 à 40 prochaines années : lors qu’un Français parcourait environ 14 000 kilomètres par an en 2000, en 2050 il devrait en parcourir près de 20 000(17).

Au regard des projections quant à l’augmentation des flux de personnes dans les prochaines décennies et à l’heure du réchauffement climatique, il apparaît nécessaire de mener une politique ferroviaire ambitieuse dans la mesure où le train constitue encore de nos jours l’avenir des mobilités à faible impact environnemental. Et plutôt que sur la pure mise en concurrence, cette politique ferroviaire doit s’appuyer sur trois piliers:

  • Pilier I : un investissement massif pour la rénovation / modernisation du réseau à inscrire dans les contrats plan Etat-régions : en effet, si pour certains Conseils régionaux, ouverture à la concurrence rime avec amélioration du service et augmentation des dessertes, cela est impossible sur un réseau à bout de souffle ;
  • Pilier II : une mise en place de grands projets d’infrastructures permettant de désengorger les différents nœuds ferroviaires et d’augmenter les dessertes : on pense notamment au projet de ligne Nouvelle Provence-Alpes-Côte d’Azur, bien que les impacts d’un tel projet sur la population soient importants, d’où la nécessité de conduire des enquêtes publiques pour les minimiser le plus possible ;
  • Pilier III : une promotion de l’intermodalité (amélioration de la connexion entre les différents modes de transports en commun et doux): pour faciliter le parcours des usagers et ainsi augmenter la fréquentation des transports publics dont le ferroviaire. A noter que, pour que l’intermodalité soit efficace, la connexion entre les différents modes de transports doit être optimisée, que ce soit en termes de durée ou de coûts (par exemple en instaurant un pass multi-transports) afin que cela soit plus attractif que l’utilisation de la voiture individuelle. Pour améliorer cette connexion, il faut évidemment augmenter l’offre de transports existante (augmentation des lignes de bus, de trains, aménagement de pistes cyclables et de parkings vélos, etc.). Enfin, il s’agit de faire la promotion de ces parcours intermodaux auprès des voyageurs, notamment grâce aux applications de transport (comme l’application SNCF ou l’application Ile-de-France Mobilités). Cela requiert donc que l’Etat investisse davantage ce sujet et aille bien plus loin que ce qui est proposé dans la loi d’orientation des mobilités adoptée en 2019.

D’autres leviers peuvent être activés (pour le transport de voyageurs mais également le fret) :

  • La mise en place d’une taxe sur les poids lourds pour désengorger les routes tout en repensant les politiques tarifaires liées au fret ferroviaire qui incitent actuellement les entreprises à se tourner davantage vers le transport routier de marchandises ;
  • Le lancement de travaux de modernisation des gares de triage, etc.

En matière de transport notamment ferroviaire (que ce soit pour les voyageurs ou les marchandises), beaucoup reste à faire et des solutions existent.

Références

(1)Commission européenne. (2010) Politique européenne des transports à l’horizon 2010, livre blanc

(2)Selon Vie Publique, un monopole est une situation de marché dans laquelle un seul vendeur fait face à une multitude d’acheteurs (définition issue de Vie Publique)

(3)Encyclopedia Universalis (s. d.). effet de réseau, économie

(4)Loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU). (2020, avril 14)

(5)Un EPIC est une personne morale de droit public ayant pour but la gestion d’une activité de service public de nature industrielle et commerciale.

(6)Vie publique (2018). Pour un nouveau pacte ferroviaire, loi d’habilitation, ordonnances

(7)Pour en savoir plus : https://www.sncf.com/fr/groupe/profil-et-chiffres-cles/portrait-entreprise/sncf-2020-nouveau-groupe

(8)Soppé, M. & Guilbault, M. (2009). Partage modal et intermodalité. Évolutions structurelles de l’économie. Revue d’Économie Régionale & Urbaine, novembre (4), 781-805

(9)Informations issues de cet article : https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/au-royaume-uni-la-privatisation-des-chemins-de-fer-deraille-628489.html

(10)Tomeš, Z., Kvizda, M., Nigrin, T., & Seidenglanz, D. (2014). Competition in the railway passenger market in the Czech Republic. Research in Transportation Economics, 48, 270‑276

(11)Broman, E., & Eliasson, J. (2019). Welfare effects of open access competition on railway markets. Transportation Research Part A: Policy and Practice, 129, 72‑91

(12)Ibid

(13) Informations complémentaires dans cet article : https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/au-royaume-uni-la-privatisation-des-chemins-de-fer-deraille-628489.html

(14)Chaque exploitant ferroviaire doit payer le prix d’un péage au gestionnaire : ce prix varie en fonction des dessertes. Le prix du péage d’une desserte fortement fréquentée (ex. Marseille-Paris) sera plus élevé.

(15)Rapport ministériel & Spinetta, J. (2018). Rapport Spinetta : l’avenir du transport ferroviaire

(16)Ministère de la transition écologique et solidaire. (2020a). Chiffres clés transports 2019

(17)Crozet, Y. (2020, mai 8). L’Europe ferroviaire dans cinquante ans

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Les femmes dans l’Histoire : une réhabilitation des « grandes oubliées » par Titiou Lecoq

Culture

Les femmes dans l’Histoire : une réhabilitation des « grandes oubliées » par Titiou Lecoq

Il est monnaie courante de mettre en avant l’Histoire construite du point de vue des gagnants. La plupart du temps, les femmes, les minorités, en sont effacées. Au travers de ce livre, Titiou Lecoq étudie le rôle et la place des femmes dans différentes périodes historiques. Elle réhabilite certaines personnalités qui ont été utilisées pour justifier l’exclusion des femmes de la sphère publique (on pense à l’exclusion des femmes de la royauté par la loi salique, à la figure de Jeanne d’Arc, etc.) et met en avant ces femmes que l’Histoire a oubliées. Ce livre rappelle que oui, les femmes ont toujours vécu et participé, au même titre que les hommes et malgré les restrictions imposées par le cadre législatif et par le cadre social, à la construction de l’Histoire. Il est temps de “lutter contre l’oublioir”(1) .
Des femmes guerrières et chasseuses

Pendant la période préhistorique, les historiens supposent que différents modèles de sociétés ont vu le jour et se sont côtoyés. Un présupposé serait commun à ces sociétés : les femmes n’étaient pas des chasseuses, car ce travail était trop physique. Elles se dédiaient principalement à la cueillette et à l’éducation des enfants. Ces affirmations sont contredites par plusieurs éléments :

  1. Par les fouilles (on pense à celles de Randal Hass) : sur les corps, identifiés comme féminins, des blessures de guerres ont été retrouvées. Des objets utilisés pour chasser étaient également disposés à côté de ces corps. Certains mythes, comme celui d’Atalante, évoquent cette figure de la femme chasseuse : enfant du roi Iasos qui décide de l’abandonner car ce n’est pas un garçon, elle est élevée par une ours. Elle devient une redoutable chasseuse, on lui demande même de faire partie de l’expédition destinée à tuer le sanglier de Calydon, accompagnée des meilleurs chasseurs du royaume.
  2. Concernant la cueillette, les femmes assuraient majoritairement cette activité. Pour autant, ce travail n’était pas moins physique que la chasse : selon les ethnologues, les femmes pouvaient marcher jusqu’à 20 kilomètres par jour, sans compter qu’elles transportaient des kilogrammes de nourriture.
  3. Enfin, les sociétés de l’époque étaient majoritairement organisées autour de l’alloparentalité, c’est-à-dire la mobilisation de la totalité du groupe pour s’occuper des enfants, bien différent de la conception actuelle de la femme au foyer. Les femmes n’étaient donc pas reléguées à la sphère familiale.

Titiou Lecoq reproche à de nombreux historiens d’avoir pensé la division du travail de ces sociétés selon le modèle occidental aujourd’hui dominant : les affirmations précédentes démontrent que la réalité était plus complexe.

La naissance d’une femme, erreur de la nature, s’expliquait à l’époque par un problème de température ou par un sperme de mauvaise qualité : des explications « scientifiquement prouvées » évidemment…

Autre figure oubliée, celle de la guerrière. Les Amazones, ou les peuples nomades (souvent qualifiés de “barbares”) – on pense notamment aux Scythes – en sont un bon exemple : les femmes n’étaient pas exclues de l’activité guerrière, pourtant perçue comme masculine notamment par les autres populations dites “civilisées”. Bien que les peuples barbares n’étaient pas purement égalitaires, ils apparaissent plus progressistes concernant l’inclusion des femmes dans le collectif que les peuples dits “civilisés” comme les Grecs. Athènes est à l’origine de ce qu’on appelle la démocratie directe : pour autant les femmes (comme les esclaves) en étaient totalement exclues et étaient perçues comme des “hommes ratés”. La naissance d’une femme, erreur de la nature, s’expliquait à l’époque par un problème de température ou par un sperme de mauvaise qualité : des explications « scientifiquement prouvées » évidemment…

Des femmes reines

La réhabilitation des figures de la chasseuse et de la guerrière contredit un important stéréotype : les femmes ne sont pas capables de violences, d’esprit vengeurs, elles ne peuvent être autre chose que douceur. Pourtant une femme, au même titre qu’un homme, peut être guidée par un esprit vengeur, par la volonté de conquérir et de posséder le pouvoir. Il suffit d’étudier par exemple la période mérovingienne, bien avant la mise en place de la loi salique empêchant les femmes de régner, pour s’en rendre compte. Pour rappel, les femmes pouvaient accéder au trône de trois façons : A/ par la régence, la fonction royale est exercée par une personne de la famille royale en cas d’incapacité ou d’absence du titulaire du trône (une mère qui assure la régence de son fils mineur : comme Anne d’Autriche pour son fils Louis XIV), B/ par la lieutenance, le souverain délègue son pouvoir à la reine en cas d’absence, C/ la corégence, la mère du prince exerce le pouvoir lorsqu’il est absent. Brunehaut (546-613) et Frédégonde (547-497) ont régné pendant de nombreuses années sur les territoires francs, pourtant il est assez rare d’en entendre parler[1]. Ces reines se sont menées une “faide-royale” ce qu’on appelle également une vendetta (Frédégonde est accusée par Brunehaut d’avoir assassiné sa sœur avec qui était marié le frère de son premier mari, le roi franc Sigebert I). Elles ont chacune assuré à plusieurs reprises la régence pour leurs fils, petits-fils ou arrière-petits-fils (Brunehaut a assuré la régence de son fils Junior, puis pour les fils de ce dernier, ou encore de son arrière-petit-fils : elle aura régné près de 40 ans). Ces figures, trop vengeresses, ont ensuite été utilisées pour justifier l’exclusion des femmes du pouvoir… Comme si au travers de l’Histoire, de tels épisodes ne s’étaient pas reproduits, sous la volonté des hommes… Messieurs, entre trop vengeresses ou trop douces, il faut choisir !

Pourtant une femme, au même titre qu’un homme, peut être guidée par un esprit vengeur, par la volonté de conquérir et de posséder le pouvoir.

L’invention de la loi salique en 1316 va sceller le sort des femmes héritières : Jeanne de France, seule héritière, se voit dérober le trône par son oncle. Pour entériner cette situation, l’Eglise va exhumer et remanier un vieux texte, appelé la loi salique, interdisant à toute femme descendante d’accéder au trône. Comme le rappelle Titiou Lecoq, de grandes femmes ont régné à travers l’histoire, parfois sans titre de régence : Isabeau de Bavière, Anne de France, Anne de Bretagne, Catherine de Médicis, etc. Pourquoi parle-t-on si peu de ces femmes ?

L’invisibilisation des femmes : dans la production artistique, scientifique, intellectuelle et dans la langue

Les femmes ont été, au fil des siècles, invisibilisées de nombreux secteurs. Premièrement, au sein de la langue française, notamment en faisant disparaître certains mots féminisés que l’on retrouve dans les registres des métiers des différentes époques, ou certaines règles de grammaire. En effet, de nombreux métiers avaient durant le Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle leur pendant masculin et féminin, constitués à partir d’un radical : chevaleresse, écrivaine, poétesse, artisanes, médecines, mairesses, orfaveresses, maréchales-ferrants, autrice, agente, etc. Supprimer le pendant féminin d’un métier, c’est omettre le fait qu’une femme puisse l’occuper. Ce mécanisme a participé à invisibiliser les femmes des différentes sphères et corps de métiers.

L’effacement des noms de professions dans leur version féminisée, la suppression de certaines règles grammaticales : cela démontre bien une volonté non pas de neutraliser la langue, mais de la masculiniser.

De plus, certaines règles grammaticales ont été supprimées par l’Académie Française, sans raison apparente : on pense notamment à l’accord de proximité, issu du latin. Cette règle avait pour objet d’accorder l’adjectif qualificatif avec le mot le plus proche auquel il se rapporte : “J’étais née pour moi, pour être sage, et je la suis devenue” (extrait du Mariage de Figaro, acte III, scène 16, édition originale).

L’effacement des noms de professions dans leur version féminisée, la suppression de certaines règles grammaticales : cela démontre bien une volonté non pas de neutraliser la langue, mais de la masculiniser. On pourrait penser que ces modifications avaient pour objet de rendre plus accessible la langue française : argument qui ne tient pas la route, car la langue française est une langue bien complexe à apprendre, du fait de ses nombreuses exceptions et particularités. Pourquoi simplifier uniquement les lois et éléments introduisant une stricte neutralité entre le féminin et le masculin ?

Comment ne pas mentionner toutes ces femmes qui ont, parfois seules, parfois accompagnées d’un partenaire masculin, réalisées des découvertes d’envergure sans que leur nom soit mentionné, si on ne comptabilise pas les fois où ces découvertes ont tout simplement été volées par des hommes : on appelle cela “l’effet Matilda[1]”. De nombreuses initiatives sont aujourd’hui mises en place pour réhabiliter les femmes dans les sphères artistiques, ou encore scientifiques : le collectif Georgette Sand avec “ni vues ni connues” permettant de faire connaître les femmes peintres, les journées du matrimoine qui ont lieu en même temps que celles du patrimoine, etc.

L’invisibilisation des femmes dans les combats révolutionnaires et leur immobilisation par différents moyens

Il est commun de minimiser le rôle des femmes dans les épisodes révolutionnaires français : on pense notamment aux journées du 5 et 6 octobre 1789, où les femmes étaient nombreuses à réclamer des moyens de subsistance, notamment du pain. Les femmes se sont mobilisées pendant la Révolution : elles écrivent, participent aux assemblées (on les appelle les “tricoteuses”), assassinent. C’est par exemple le cas de Charlotte Corday, souvent dépeinte comme une sanguinaire qui a tué Marat. Ce meurtre n’était finalement rien d’autre qu’un crime politique, comme on en a connu bien souvent à travers l’histoire.

Leurs actions vont être drastiquement limitées par les différents pouvoirs : les clubs des femmes sont interdits, Napoléon Bonaparte institue le code civil. Ce dernier considérait d’ailleurs les femmes comme “des esclaves”, “par nature”. Au-delà du cadre juridique, d’autres éléments vont permettre d’immobiliser les actions des femmes, au sens propre comme figuré. D’abord, par les vêtements : les femmes entassent les couches de tissus. D’abord un pantalon de dentelle, ensuite un jupon en crin de plusieurs mètres remplacé ensuite par la crinoline[1], un deuxième jupon, un troisième à volant, un quatrième puis enfin la robe : l’addition de ces vêtements contribue à réduire la facilité de mouvement des femmes. Deux pièces participent particulièrement à cette immobilisation : la crinoline composée de cercles en acier pour soutenir le jupon, ainsi que les corsets permettant aux femmes d’avoir une taille toujours plus marquée. Sans mentionner que ces fameux corsets, resserrant toujours davantage la taille, peuvent engendrer des descentes d’organes… ce n’est rien d’autre qu’un instrument de torture.

Ensuite, par la science et la biologie qui à l’époque étaient utilisées pour légitimer l’infériorité des femmes : on évoque la supériorité physique des hommes par rapport aux femmes, l’idée que la femme et l’homme ne sont pas créés dans les mêmes « moules », etc. Les femmes ne sont finalement que des animaux, des hommes ratés qu’il faut contenir, par diverses mutilations (l’ablation du clitoris était une technique utilisée pour soigner les femmes “hystériques[2]”, concept cher à Monsieur Freud). Sans oublier le dogme de l’immaculée conception, qui intime aux femmes de poursuivre un but impossible : tomber enceinte sans avoir de rapport, telle la vierge Marie. Plutôt simple.

Un combat toujours difficile : l’accès à la politique et à de nouveaux droits 

Pour autant, les femmes ne se laissent pas faire : elles veulent leur place dans l’espace public. Des femmes se présentent aux élections, malgré l’interdiction : par exemple Jeanne Deroin aux élections législatives de 1849. Candidature bien évidemment rejetée. Certaines figures phares vont se présenter à d’autres élections, ou refuser par exemple de payer des impôts (on pense à Hubertine Auclert et Madeleine Pelletier) tant qu’il n’y aura pas de femmes au Parlement.

Les femmes vont également se battre pour accéder à l’ensemble des droits dont bénéficient déjà les hommes : le droit de vote (octroyé dès 1944, mais les femmes des colonies en sont exclues : le gouvernement cède en 1945), le droit à l’avortement, le droit de pouvoir ouvrir un compte bancaire sans l’accord de son mari, etc.

Ces combats ne sont pas simples, les femmes étant souvent victimes des pires violences et les droits acquis étant encore régulièrement remis en question, même aujourd’hui. Pendant les guerres, les femmes sont massivement violées (que ce soit par l’armée allemande lors de la seconde Guerre Mondiale ou par les soldats américains ce que l’on évoque rarement) : c’est sur le corps des femmes qu’on tente d’évacuer les humiliations subies ou d’assouvir sa position de sauveur. A la suite de ces guerres, les femmes portent également le fardeau de repeupler la France : elles ne sont que des êtres dont l’utilité principale est de procréer.

Il est temps de “lutter contre l’oublioir”[1] : cela passe notamment par l’intégration dans l’enseignement de figures féminines dans l’ensemble des domaines évoqués (de l’histoire, jusqu’aux domaines scientifiques, artistiques, etc.). Le combat féministe consiste à lutter contre cette invisibilisation.

Les femmes se battront constamment au fil de cette période pour mettre fin aux injustices qu’elles subissent : en se mobilisant pour l’accès à la contraception et à l’avortement et ainsi avoir la maîtrise sur leur propre corps, pour l’accès au droit de vote pour être considérées comme de véritables citoyennes, par la médiatisation des violences qu’elles subissent (notamment les viols et les violences conjugales) au travers par exemple du Procès de Bobigny ou de celui de Tonglet-Castellano.

Et après ?

L’ensemble des aspects évoqués dans cet article, étant lui-même un résumé du livre de Titiou Lecoq, doivent être approfondis tant la place des femmes dans l’histoire est méconnue. Tant de figures n’ont également pas été évoquées ici. Il est temps de “lutter contre l’oublioir”[1] : cela passe notamment par l’intégration dans l’enseignement de figures féminines dans l’ensemble des domaines évoqués (de l’histoire, jusqu’aux domaines scientifiques, artistiques, etc.). Le combat féministe consiste à lutter contre cette invisibilisation.

Références

(1)Expression d’Aimé Césaire, que l’autrice lui emprunte. 

(2)Pour en apprendre plus sur ces reines, je vous conseille la vidéo suivante : https://youtu.be/m8t–HG_V7k

(3)L’effet Matilda caractérise l’invisibilisation de la contribution des femmes dans les découvertes scientifiques. Pour en savoir plus, lire cet article de France Culture : https://www.franceculture.fr/sciences/leffet-matilda-ou-les-decouvertes-oubliees-des-femmes-scientifiques

(4)La crinoline est un jupon qui est soutenue par plusieurs cercles d’acier, ce qui permet d’avoir cet effet arrondi autour du corps de la femme.

(5)Mot issu du grec ὐστέρα, matrice. Jusqu’à la fin de l’Antiquité classique, l’hystérie fut considérée comme une maladie organique, utérine, mais affectant le corps entier. L’étude de l’hystérie va prendre une place importante dans la psychanalyse et les travaux de Freud. Cette « maladie », selon lui, touchait uniquement les femmes. Elle a longtemps fait partie de la classification internationale des maladies : elle a été retirée en 1952.

(6)Expression d’Aimé Césaire, que l’autrice lui emprunte.

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Les nouveaux oracles : comment les algorithmes prédisent le crime ?

État & transition

Les nouveaux oracles : comment les algorithmes prédisent le crime ?

Entretien avec Vincent Berthet et Léo Amsellem
Comment établit-on des modèles prédictifs ? Comment les algorithmes sont-ils utilisés dans les domaines de la justice, de la police et du renseignement ? Quels sont les biais et les risques inhérents à une telle utilisation ? Enfin, quel impact les algorithmes prédictifs ont-ils sur notre système démocratique ? C’est à toutes ces questions que tente de répondre l’excellent ouvrage de Vincent Berthet et Léo Amsellem “Les nouveaux oracles, comment les algorithmes prédisent le crime ?”. Pour Le Temps des Ruptures, ils reviennent sur tous ces enjeux et tracent un nouveau compromis entre utilisation efficace et protection des libertés publiques.
LTR : A la lecture de votre ouvrage, la prégnance du champ lexical de la mythologie saute rapidement aux yeux. Vous parlez effectivement de nouveaux oracles, de différenciation entre mythe et réalité, de devins, etc… Considérez-vous que votre première tâche en tant que chercheurs et auteurs consistent à déconstruire le sensationnalisme qui peut entourer l’intelligence artificielle ?
L.Amsellem :

Absolument. On a joué autour de cet aspect littéraire. La volonté qui nous anime lors de l’écriture de cet ouvrage c’est de déconstruire l’ensemble des mythes qui existent autour des algorithmes. Il s’agissait de démystifier. C’est le rôle d’un chercheur, de celui qui veut s’inscrire dans un cadre de débat sérieux et sain. Et finalement on s’est rendu compte que les nouveaux oracles représentaient en réalité la crainte de ceux qui les rejettent de voir se former des “boules de cristal” prédictives. On a cherché à descendre d’un cran, à dégonfler cette bulle qui entoure l’IA pour regarder la réalité des systèmes qui y sont liés et leurs effets concrets.

LTR : L’axiome principal de la justice prédictive est de considérer que les comportements humains sont essentiellement prévisibles. N’y-a-t-il pas une forme de réductionnisme là-dedans ? Par ailleurs, cela s’oppose fondamentalement à l’idée démocratique selon laquelle les individus sont souverains et responsables de leurs actions.
V.Berthet :

Tout à fait. Les algorithmes prédictifs réveillent un vieux projet qui relève à la fois des sciences sociales et des sciences physiques qui est celui de la prédiction. Dans le livre nous parlons notamment de l’école de sociologie de Chicago et qui est l’exemple même de ce rêve. Leur approche des comportements humains passe par une quantification de ces derniers afin de mieux les prévoir. Les algorithmes prédictifs réactivent cette idée en exploitant la formidable opportunité que constitue le big data et la disponibilité des données massives. Or la question aujourd’hui est de savoir si le big data introduit un changement de degré ou un changement de rupture par rapport à ce projet de prédiction. A l’heure actuelle, étant donné les limites mentionnées plus haut, on peut dire qu’il y a uniquement un changement de degré dans le sens où les imperfections sont encore trop grandes pour parler de véritable rupture. On est très loin d’une prédiction parfaite et heureusement. Cela permet de préserver le libre arbitre du citoyen. Adolphe Quetelet au XIXe siècle avait déjà ce projet de quantifier les comportements humains.

LTR : Cette déconstruction du mythe vous la menez également sur le terrain de la critique technique. L’idée selon laquelle l’ère de l’IA et du big data se manifeste par la toute puissance des algorithmes en matière de prédiction vous semble fausse. Pouvez-vous revenir sur ce point ? Quelles sont les critiques régulièrement admises à ce sujet ?
V.Berthet :

Exactement. Aujourd’hui, on survend les capacités des algorithmes prédictifs. Les études publiées dans la revue Science notamment montrent qu’en réalité des modèles statistiques simples font aussi bien que les modèles prédictifs considérés comme complexes. L’exemple le plus patent de cela c’est une étude publiée en 2018 dans Science advances a décortiqué le fameux logiciel Compas utilisé dans de nombreuses juridictions américaines afin de prédire le risque de récidive de détenus et de non-comparution. En réalité, la société privée qui commercialise ce logiciel met en avant les capacités de ce dernier à analyser 137 facteurs. Mais dans les faits, l’étude de Science montre qu’un simple modèle d’analyse de 2 facteurs atteint le même niveau de précision que Compas. Ces algorithmes n’échappent donc pas à la règle de Pareto : l’essentiel de la performance prédictive relève en réalité de modèles statistiques très simples, notamment de régression, qui existaient bien avant l’avènement de l’IA. Voilà la première limite technique.

La deuxième limite est celle des potentiels biais qui peuvent affecter ces algorithmes. C’est en effet la base de données renseignée qui va alimenter les prédictions. C’est ce que résume la formule “Garbage in garbage out”. Aujourd’hui, quand ces logiciels sont vendus par des sociétés privées, rien ne garantit les conditions éthiques des bases de données qui sont exploitées.

LTR : C’est ce que vous dites également au sujet de Cambridge Analytica. Par ailleurs, aux Etats-Unis, la police utilisait l’IA (notamment le logiciel Predictive Police) afin de prévenir les crimes et délits. L’utilisation de ce logiciel a été interdite en raison des nombreux biais qu’il introduisait. Loin de prévenir les crimes et délits comme il était censé le faire, Predictive Police a participé à discriminer certains quartiers et certaines populations et à les prédisposer à commettre des délits et des crimes, permettant la réalisation d’une “prophétie autoréalisatrice”. Comment peut-on expliquer l’apparition de tels biais et comment les éviter ?
L.Amsellem :

Le logiciel dont il est question est celui qu’on appelle généralement PredPol. On ne peut pas dire que PredPol introduit des biais, en revanche il s’en nourrit à travers la base de données qui l’alimente. Ce qui signifie qu’à l’origine des données enregistrées il y a une action de police qui est biaisée ou bien une façon de récolter les statistiques de la délinquance qui l’est. En construisant un algorithme basé sur ces éléments de données on aboutit à une situation qui est discriminatoire. C’est une critique émise notamment par la chercheuse Cathy O’Neil dans son ouvrage Weapons of math destruction. Elle montre qu’avec la construction d’un algorithme sur des données biaisées, le risque n’est pas seulement de reproduire le biais mais bien de le répliquer à grande échelle. C’est ce qu’on constate aux Etats-Unis, notamment du fait de la ségrégation socio-spatiale qui existe dans ce pays.

PredPol n’a en revanche pas été interdit. Ce sont certaines villes qui ont décidé (notamment Los Angeles) de rompre leur contrat avec la société privée qui le commercialise. La question de savoir comment on évite l’apparition de tels biais est très compliquée. Cela nécessite de mettre en place un filet de sécurité tout au long du développement de l’algorithme : dès l’enregistrement des données. C’est ce que montre Aurélie Jean
(1)
, qui rappelle deux moyens de répondre à cette situation : toujours accompagner l’algorithme d’une expertise humaine (“human in the loop”), promue par Sara Hooker ; mettre en place un système d’autoévaluation tout au long de l’utilisation et du développement, voire dès le codage de l’algorithme, permettant d’identifier le plus tôt possible les biais.

LTR : Vous évoquez également dans votre ouvrage l’idée selon laquelle l’usage d’algorithmes prédictifs au sein de l’appareil judiciaire peut venir remettre en cause le principe d’individualisation de la peine. A l’inverse, il accentue la subsomption de cas particuliers sous une règle générale.
V.Berthet :

C’est effectivement une des questions de fond que pose l’utilisation de statistiques dans le cadre de la justice. Il y a un paradoxe : au début du XXe siècle, l’approche quantitative a été mise en oeuvre afin d’éclairer les décisions de justice et l’un des motifs donnés était justement de mieux connaître le criminel. Les statistiques pouvaient venir éclairer le cas individuel. D’ailleurs c’est ce que font les assurances dans la logique actuarielle. Paradoxalement, une fois qu’on utilise ces statistiques afin d’éclairer un cas d’espèce, on a l’impression que cette pratique contrevient au principe fondamental d’individualisation de la peine. Ce qui est vrai dans une certaine mesure. On a l’écueil possible de faire tomber chaque cas individuel dans la règle statistique. D’un autre côté, cette dernière peut éclairer des cas individuels.

Il y a néanmoins une limite de fond que présenteront toujours les outils statistiques : c’est ce qu’on appelle la critique de la jambe cassée. Dans les années 1960, un chercheur américain qui s’appelle Paul Meehl nous dit que si on utilise une règle mécanique (par exemple : tous les mardis tel individu se rend au cinéma), celle-ci peut se révéler vraie la plupart du temps ; mais si un jour l’individu en question se casse une jambe et ne peut pas aller au cinéma, la règle devient fausse. En d’autres termes, la règle statistique est statique, elle ne peut pas s’adapter au cas d’espèce. L’humain à l’inverse sera moins régulier que la règle statistique mais il peut s’adapter aux particularités lorsqu’elles se produisent. L’enjeu est donc de trouver le bon équilibre: avoir d’un côté la consistance de la règle statistique et de l’autre la capacité d’adaptation de l’être humain. Et donc dans le cas de la justice d’arriver à individualiser le cas que l’on traite.

LTR : Est-ce qu’il n’y a pas néanmoins une limite à la complémentarité entre algorithmes et raisonnements humains ? Les magistrats en France doivent remplir des tableaux statistiques, notamment le juge pénal, permettant d’évaluer leur activité. Quid d’une situation où des magistrats jugeraient dans un sens opposé à celui de l’algorithme et commettraient une erreur ?
V.Berthet :

Je cite cette collègue de droit privé à l’université de Lorraine qui nous dit “de la recommandation algorithmique à la justice algorithmique il n’y a qu’un pas qu’il est difficile de ne pas franchir dès lors que l’autorité de l’algorithme est difficilement contestable” (Florence G’Shell). La précision et la performance de ces algorithmes vont aller de manière croissante au cours de l’histoire et cela pose la question de la place de l’expertise humaine. Dans l’exemple que l’on prend il y a une complémentarité dans la mesure où l’algorithme est utilisé comme un outil d’aide à la décision. Mais la décision in fine est humaine. Si la plus value de l’appréciation humaine n’est plus significative cela veut dire qu’on se dirige vers une justice actuarielle. C’est-à-dire une justice dans laquelle, pour certains litiges, il n’y a plus d’intervention humaine. C’est l’ombre qui plane sur le futur de la justice.

LTR : Dans le cas de la justice civile ce n’est pas tant l’imperium du juge qui est remis en cause que la décision d’aller au contentieux. On voit les premières legaltechs, comme Case law analytics, qui fournissent au justiciable un service lui permettant de déterminer les chances qu’il a, en fonction des caractéristiques de son dossier, d’obtenir gain de cause devant le juge. Le risque est donc celui d’une déjudiciarisation. Cela entraîne également un recours accru à la médiation, or dans ce champ aussi des starts-up fournissent des solutions algorithmiques permettant de déterminer les chances qu’une médiation aboutisse. on met le doigt dans un engrenage dangereux pour l’accès a la justice.
V.Berthet :

Oui cela va dans le sens d’une déjudiciarisation. C’est précisément la consécration du principe “Minority Report”. C’est-à-dire le principe qui consiste à agir le plus en amont possible à partir d’une prédiction. Si je suis justiciable et que je veux intenter une action en justice, je sais, avec un intervalle de confiance précis, quelles sont mes chances d’échouer dans cette tentative. Je suis donc totalement désinciter à aller devant un tribunal.

Néanmoins on est encore au début de cette tendance. Les services proposés par les Legaltechs concernant la justice prédictive ont les mêmes défauts que ceux mentionnés plus haut pour les algorithmes. Ils sont aussi soumis à l’effet de Pareto.

LTR : Le salon Milipol s’est récemment tenu aux Etats-Unis. C’est un salon consacré aux innovations dans le domaine de l’intelligence artificielle. L’idée de ce salon est de pouvoir prévenir les délinquances du quotidien jusqu’aux attentats terroristes. Est-ce qu’il n’y pas finalement une course à l’IA autour du thème de la sécurité ?
L.Amsellem :

Le salon Milipol est un bon exemple de ce qui se fait en termes d’Intelligence Artificielle mais également de marketing autour de l’IA. Ce sont des entreprises privées qui présentent leurs solutions de la façon la plus avantageuse possible. Dans notre ouvrage, nous avons analysé système par système et logiciel par logiciel le niveau d’efficacité. Ce qu’on nous présente à Milipol doit encore faire l’objet de nombreux tests.

Il y a effectivement une demande de sécurité forte et un sentiment d’insécurité prégnant. On voit l’influence du continuum de sécurité : c’est-à-dire de l’imbrication entre les différentes mesures de prévention et de correction des délits et des crimes. Cela pose la question de la proportionnalité des outils que l’on doit utiliser en fonction du spectre où on se situe (petite délinquance ou attaque terroriste).

Il n’y a en revanche pas de toute puissance du renseignement technique dans la mesure où le renseignement humain continue d’être une source d’informations de grande qualité et qui présente une complémentarité. On observe une tendance à l’augmentation des budgets des agences de renseignement qui permet de ne pas démunir les services de leurs compétences traditionnelles.

LTR : Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez le compromis efficacité-liberté et la façon dont vous voulez en sortir ?
V.Berthet :

Le compromis efficacité-liberté c’est l’enjeu essentiel quand on essaye de mettre en perspective la question technologique dans le champ des libertés. Cet équilibre, c’est ce qu’on essaye d’expliquer dans le livre, il est difficile à trouver pour l’exécutif et le législateur, car ce n’est pas une question technique mais éminemment politique, un choix de société. L’épisode Covid a montré à quel point ces choix sont politiques : les pays du monde entier ont fait des choix différents, ceux de la France sont d’ailleurs révélateurs de son histoire. En matière de sécurité, il y a deux erreurs qu’on souhaite minimiser, que ce soit dans le cadre de la sécurité intérieure ou les attentats :

  • les faux positifs : quand on pense qu’une personne va commettre un acte criminel alors qu’elle ne l’aurait pas fait ;
  • les faux négatifs : une personne qui a priori ne passerait pas à l’acte mais qui le fait.

Ces deux erreurs ont des conséquences différentes. Des faux positifs, c’est un danger pour les libertés individuelles, les faux négatifs, c’est un danger pour la sécurité publique. La question c’est où on met le curseur, quelles erreurs on souhaite minimiser. Voltaire disait “mieux vaut se hasarder à libérer un coupable que condamner un innocent”. La technologie peut potentiellement nous permettre d’échapper à ce compromis et à cette idée que si on améliore l’efficacité c’est au détriment des libertés. L’exemple qu’on donne, même si il n’est pas parfait, est celui de la 1ère version de stop covid (devenue tous anti-covid). Le projet était d’avoir ce système bluetooth permettant de détecter les chaînes de contamination pour enrayer la vague épidémique. Cet outil respectait les législations RGPD et il pouvait apporter toutes les garanties en termes de respect des données individuelles. L’efficacité de stop covid a été limitée par le faible nombre de Français qui l’ont téléchargé et mis en œuvre. Si les citoyens français avaient fortement utilisé cet outil, il n’aurait pas présenté de risques pour les libertés et aurait contribué à enrayer l’épidémie. C’est le message de Peter Thiel, bien que figure controversée aux Etats-Unis : il est possible de concilier avec la technologie respect des libertés et efficacité. Pour converger vers des solutions qui satisfont ces deux conditions il faut expérimenter.

L.Amsellem :

La distinction qu’il importe de mettre en œuvre c’est de considérer que ce ne sont ni les algorithmes ni les nouvelles technologies qui permettront de sortir du compromis de  l’efficacité, mais ce qu’Aurélie Jean appelle la “pratique algorithmique”. Il ne faut pas penser que la technologie va nous sauver, mais sélectionner les bons algorithmes, au service d’un objectif fixé de manière commune avec un accord politique fort, assorti de l’encadrement juridique nécessaire et des contrôles a posteriori nécessaires. D’où l’importance d’associer la population civile pour trouver cet équilibre : ce n’est pas un sujet de chercheurs ni de technocrates, cela ne se décide pas dans un cabinet ministériel, c’est un contrat social 2.0 pour atteindre les buts politiquement visés, pour le faire de la manière la plus sécurisée possible et limiter les risques.

LTR :
Au-delà du compromis liberté-sécurité, cela pose la question de notre capacité, en tant que Français et Européens, à développer des outils souverains. Nous sommes dans cette espèce de course qui a une tendance à s‘accélérer, deux blocs, avec d’un côté les Etats-Unis et la Chine qui connaissent des avancées technologiques gigantesques et de l’autre le continent européen qui a du mal à se faire entendre sur ces enjeux, tant sur l’arbitrage entre libertés et sécurité que sur les libertés publiques. Une IA souveraine est-elle encore possible ou doit-on la considérer comme chimérique ?
L.Amsellem :

Des blocs se constituent et effectivement l’Europe pèse peu géopolitiquement sur ces sujets. C’est un problème, qui fait qu’on ne protège pas nos libertés. On s’interdit l’utilisation de certaines technologies, ce qui mène à ne pas développer d’outils souverains et une fois que l’urgence apparaît on finit par utiliser les outils des autres, qui sont déjà efficaces. Comme lors des attentats de 2015 et l’utilisation de Palantir pour l’analyse des métadonnées du renseignement intérieur ; ce qui est regrettable quand on sait que cela a été financé par le fonds capital risque de la CIA. A noter que l’Union européenne ou la France d’ailleurs ont une capacité, on a un gigantesque marché, des capacités importantes en termes de formation et capital humain, il n’y a pas de raison pour lesquelles on échouerait pourvu qu’on s’y mette tôt et qu’on ne bride pas l’innovation. Alors comment faire ?

Il y a la question du financement. En France un fonds, Definvest, a été créé en 2017 réunissant la BPI et le Ministère des Armées, similaire à ce que font les Américains, pour investir très tôt dans les pépites de la tech, tout en étant conscient que cela serait plus efficace de le faire au niveau européen, mais quand c’est un sujet souverain, cela reste encore difficile de le traiter à cette échelle. La France pourra peut-être profiter de la présidence de l’Union européenne pour mettre ces sujets sur la table. L’UE doit assumer son ambition d’Europe puissance. Elle a aussi un avantage comparatif fort sur le soft power normatif, sur la régulation : c‘est ce qu’on a vu avec le RGPD. On pensait que cela allait contraindre les entreprises européennes, mais c’est faux. Cela a permis d’encadrer les données, les libertés des citoyens, cela n’a pas bridé l’innovation ni bloqué les entreprises européennes. Cela a même été répliqué en Californie avec le CCPA. Dans ce cadre-là, que peut faire l’Union Européenne pour réguler sans obérer l’innovation ? La Commission européenne a identifié les algorithmes présentant un risque inacceptable, comme l’utilisation de la reconnaissance faciale à des fins de notation sociale. Pour le reste des algorithmes dans le domaine de la sécurité elle estime qu’il existe un risque élevé, dont l’utilisation doit être soumise à des conditions restrictives, afin de trouver un équilibre, comme la présence de systèmes d’évaluation et d’atténuation des risques, la qualité des bases de données utilisées, la traçabilité des résultats, l’information des gens que cela vise, un contrôle humain approprié pour réduire les risques. La Commission souhaite encadrer, contrôler, réguler mais pas brider l’innovation.

Pour un compromis efficacité-liberté il faut connaître l’efficacité. Pour cela il faut expérimenter et encadrer en proportionnant cela aux fins poursuivies afin de ne pas nous trouver vassalisés par des puissances étrangères plus avancées.

LTR : Finalement, l’Artificial Intelligence Act du 21 avril 2021 proposé par la Commission, rejoint beaucoup de points évoqués dans le livre.
L.Amsellem :

Absolument, on trouve qu’il y a une continuité entre la position que l’on développe dans le livre qui appelle à une vision pragmatique sur ces sujets-là, rigoureuse pour autant et celle de la Commission. Cela rejoint aussi un rapport remis en septembre par le député Jean-Michel Mis qui présente aussi cette vision du compromis efficacité-liberté qui est pragmatique tout en sachant que lorsqu’on souhaite légaliser un système il faut toujours créer des contrôles nouveaux, plus sérieux, ambitieux. On retrouve un équilibre déjà ébauché par la loi antiterroriste du 24 juillet 2015 qui encadre les pratiques d’analyse des métadonnées par les services de renseignement. Le fait d’encadrer des pratiques déjà existantes, cela évite de laisser un vide juridique. On crée également un organe permettant de contrôler les techniques de renseignement, la CNCTR donc on arrive à préserver le secret défense, contrôler l’action des services de renseignement et les encadrer par le droit.

LTR : L’exemple de 2015, démontre la logique d’encadrement-régulation : on légalise une situation de fait et on met en place un organe de contrôle s’assurant que le bornage mis en œuvre est respecté. Lorsqu’on arrive dans cette situation, cela pose la question de l’impossibilité de revenir en arrière.
L. Amsellem :

Il est vrai qu’il existe des effets de cliquet, quand on les met en œuvre on a du mal à revenir dessus, quand on abandonne une liberté c’est rare de la retrouver, à quelques exceptions près qui sont celles des systèmes peu efficaces. Par exemple pour PredPol, ce logiciel, bien qu’il continue à être utilisé et rentable pour certaines villes américaines, a été tué par deux facteurs à Los Angeles. D’abord, le facteur des biais raciaux que la recherche a largement couvert et qui a subi une pression politique suffisante pour l’interdire. Le deuxième facteur est un audit de mars 2019 de l’inspecteur général du LAPD qui n’arrive pas à conclure à l’efficacité du logiciel. A partir de ce moment-là, le concept efficacité-liberté est compromis : c’est une décision pragmatique prise par la ville de Los Angeles d’arrêter d’utiliser ce logiciel. On a eu aussi ce retour en arrière dans l’Oise ou la police utilisait aussi PredPol qui a été remplacé par Paved un simple logiciel de gestion, de cartes de chaleur, de représentation du crime plutôt qu’un logiciel d’intelligence artificielle prédictive. Il y a donc eu quelques retours en arrière.

Pour le renseignement, les effets de cliquet sont toutefois encore importants, car il est difficile d’évaluer l’efficacité de ces systèmes. D’où l’utilité d’avoir des inspections qui sont très fortes, soit la CNCTR (Commission nationale de contrôl