Le Retour de la question stratégique

L’éthique environnementale ou l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature

Dans ce premier article de notre série consacrée aux sources de l’écologie politique, nous étudions l’environnement dans une perspective éthique. Il s’agit là d’un courant mal connu en France – et pour cause ses principaux auteurs sont de filiation anglo-saxonne – pourtant riche de toute une tradition qui infuse dans le débat public. Le projet de l’éthique environnementale consiste à identifier dans l’éthique dominante un anthropocentrisme latent qui explique pourquoi la préservation de l’environnement n’est jamais un objectif en soi. Mais qu’est-ce au juste que l’éthique environnementale ?
Vers Un grand récit écologiste

Qu’est-ce qu’un grand récit ? Un discours, un vocabulaire, une stratégie, une philosophie politique, une vision historique ? Sûrement un peu de tous ces éléments à la fois. La force d’un grand récit est d’abord et avant tout sa capacité d’entrainement par la production de sens. Ce ne peut pas être un discours prêt-à-penser, au contraire un grand récit doit permettre une certaine souplesse intellectuelle pour que des courants, des tendances se dessinent et se développent. C’est enfin une capacité à replacer l’action politique le long d’un arc temporel qui s’étend d’un passé plus ou moins lointain marqué par des évènements fondateurs jusqu’à un avenir esquissé à la manière d’un horizon. La révolution de 1789 a été à ce titre le mythe fondateur d’un grand récit républicain en France, tout comme le marxisme a été le creuset d’un grand récit populaire.

Pour bien des raisons que nous n’analyserons pas ici, l’époque contemporaine – à gros traits la postmodernité – se caractérise notamment par la désuétude de ces grands récits. Or un champ politique sans récits antagonistes pour le structurer est comme un spectacle sans histoire, une scène sur laquelle des acteurs errent sans but pour distraire des spectateurs amorphes. Les visions étriquées et démagogues ou bien la tactique électorale à la petite semaine masquent mal une incapacité à produire du sens par l’action politique, réduisant les élus au rôle de simples gestionnaires d’un Léviathan administratif en pilotage automatique.

La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique. »

Pourtant, ce constat ne saurait occulter l’affirmation , ces dernières années, d’un discours qui convainc de plus en plus de citoyens et d’électeurs : l’écologie politique. Mais qu’est-ce que l’écologie politique ? Son inconsistance lui assure aujourd’hui une certaine prospérité. Derrière ce signifiant (un peu) vide se cachent pourtant des dizaines d’auteurs, de pensées différentes et bien souvent divergentes mais qui ont en commun une qualité essentielle de tous les grands récits : elles proposent une vision du monde totalisante. L’écologie politique désigne en premier lieu un ensemble de thèses et de doctrines hétérogènes qui pointent toutes vers une même finalité : faire de la préservation de notre environnement l’enjeu politique fondamental. La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique.

1. Le champ éthique, l’environnement et la notion de valeur

L’éthique comme champ philosophique correspond à la « science des mœurs ». Le terme est un emprunt au latin ethica, lui-même repris du grec ethikon, « relatif aux mœurs et à la morale ». L’éthique se caractérise par sa dimension pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de servir de guide, de boussole pour l’action. Deux grandes écoles éthiques ont émergé à la faveur de la modernité philosophique. La première est le conséquentialisme qui évalue la moralité d’une action en fonction des conséquences qu’elle aura. Sa plus célèbre version est l’utilitarisme – transposition à l’éthique des grands principes libéraux – qui transforme la philosophie pratique en une succession de calculs d’utilité, chaque individu faisant ainsi des choix guidés par son intérêt propre. L’école déontologique constitue la seconde grande école éthique, qui évalue non pas les conséquences des actes de l’individu mais prioritairement la visée poursuivie par celui-ci, c’est-à-dire son intention initiale.

Sans entrer dans le détail des développements et des limites d’une opposition statique entre écoles – la première représentée classiquement par Bentham et Mill, la seconde par Kant – remarquons que ces deux approches supposent que l’on place au fondement de l’évaluation – soit de la visée, soit des conséquences – une valeur cardinale à l’aune de laquelle l’action recevra sa qualification éthique, bonne ou mauvaise : le plus souvent le bien-être ou le bonheur de l’individu, tant que cela ne nuit pas à la communauté. L’éthique est toujours une tentative rationnelle de réconciliation entre les désirs individuels et l’intérêt collectif par la prescription de règles de conduite qui sont autant de limites à l’action individuelle. C’est pour cela notamment que la constitution de la communauté éthique est suspendue à la reconnaissance préalable entre semblables, entre égaux, c’est-à-dire entre personnes qui se reconnaissent mutuellement comme agents éthiques et acceptent de limiter leur puissance d’agir tant que les autres membres de la communauté en font autant.

quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ? »

Après ce bref rappel, posons-nous donc la question centrale : quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ?

L’homme du XXIe siècle qui comprend les enjeux du réchauffement climatique et la menace qui pèse sur la biodiversité voudra répondre « oui » sans hésiter. Mais est-ce que derrière la pseudo-évidence ne se cacherait pas une difficulté ? En effet, l’utilitariste comme le déontologue de bonne foi peuvent tout à fait reconnaître que la défense de l’environnement constitue une fin, certes, mais celle-ci n’est pas une fin en soi. Elle est une fin pour l’être humain, ou pour la communauté humaine, car celle-ci a besoin de préserver son environnement pour assurer sa propre survie. La valeur que nous reconnaissons à l’environnement dans cette perspective est instrumentale et non intrinsèque. Le fondement profondément humaniste de l’éthique condamne cette dernière à ne reconnaître de valeur intrinsèque qu’à l’homme qui peut seul être considéré comme fin en soi. On retrouve ici l’impératif pratique kantien énoncé dans la Critique de la raison pratique : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » L’octroi d’une valeur intrinsèque à un être autre que l’homme est une quasi-impossibilité logique pour les éthiques modernes qui se prescrivent des limites strictes dès lors qu’elles font de la reconnaissance entre égaux le préalable à la constitution de la communauté morale. L’éthique moderne nous « condamne » donc en un sens à l’anthropocentrisme.

On comprend bien mieux ainsi la dimension novatrice, pour ne pas dire subversive, d’un projet éthique rationnel visant à reconnaître à la nature une valeur intrinsèque, une valeur telle que sa préservation puisse être une fin en soi. Et à regarder de plus près les différentes tendances issues de ce que l’on appelle l’écologie profonde il n’est pas rare que, faute de trouver un soubassement rationnel à la valeur intrinsèque de la nature, on lui substitue une valeur spirituelle. La sacralisation, voire la divinisation de la nature tient ainsi lieu de fondement à une éthique environnementale. On retrouve d’ailleurs dans ces pensées une certaine inclination à l’immanentisme, d’inspiration Spinoziste – caractérisée par la célèbre formule « deus sive natura », c’est-à-dire que Dieu est identifié à la nature – qui contraste avec la philosophie d’un Descartes que l’on classe d’ordinaire volontiers parmi les héritiers des pensées de la transcendance.

2. L’éthique ratiocentriste, la nature et la valeur intrinsèque

Plusieurs philosophes, spécialistes d’éthique de l’environnement, ont tenté de frayer une voie pour sortir des apories de l’anthropocentrisme et inaugurer une éthique authentiquement biocentrique. C’est par exemple le cas de Baird Callicott, de Holston Rolmes ou encore de Paul Taylor(1) qui sont au cœur de notre étude.

En premier lieu, notons que chacun de ces auteurs assume un parti-pris théorique qui consiste à ne pas sortir du cadre de la philosophie moderne que l’on pourrait qualifier de philosophie du sujet et définie, à très (trop) gros traits par la bipartition cartésienne du sujet et de l’objet et fondée sur l’évidence du cogito(2), bien que Callicott soit celui qui tente le plus de s’en éloigner.

Pourquoi cela est-il important ? Parce qu’une telle bipartition suppose que le monde soit conçu comme un réseau infini de relations entre des sujets, seuls à même de porter des jugements, notamment des jugements de valeurs, et des objets qui sont de simples choses.

Mais si le monde n’est qu’un tissu de relations, se pose dès-lors la question de la possibilité même qu’existe quelque chose comme une valeur intrinsèque. Si le monde n’existe que pour des sujets, alors la valeur ne naît qu’à l’occasion des jugements portés par ces mêmes sujets sur leur monde alentour. Dit autrement et pour reprendre une formule célèbre de Jean Wahl « y aurait-il encore des étoiles dans le ciel sans personne pour les regarder ? » Or si l’on parle de valeur intrinsèque, celle-ci ne doit pas dépendre du jugement d’un sujet valorisant mais doit être absolue et exister même en l’absence de sujet formulant des jugements.

C’est dans ce cadre très contraint que l’éthique kantienne trouve sa place en détournant le problème. La reconnaissance des égaux se fait sur le fondement d’une reconnaissance mutuelle entre sujets : chaque sujet se représente son existence, accorde à sa vie une valeur propre, irréductible. Et c’est parce que j’identifie dans autrui un autre soi-même, un autre être rationnel, un autre ego cogito, que je peux inférer que, tout comme moi, lui aussi accorde à sa vie une valeur également irréductible. C’est donc la possession de la raison qui, ultimement, fonde la communauté morale. C’est une éthique non seulement anthropocentrique mais que l’on pourrait même qualifier de ratiocentrique ou logocentrique.

Quittons le terrain âpre des philosophies du sujet pour revenir à la valeur intrinsèque de la nature. Le principal obstacle à l’élargissement de la communauté éthique à la nature en général est la réciprocité qu’impose une éthique fondée sur la raison, c’est à dire une éthique ratiocentriste .

Mais pour Callicott, il existe au moins deux preuves de l’existence de la valeur intrinsèque et celles-ci n’ont rien à voir avec la raison. La première est la preuve téléologique, reprise d’Aristote, qui peut se résumer ainsi : si nous n’accordons qu’une valeur instrumentale aux choses, si nos actes ne visent jamais des fins en soi mais toujours des moyens en vue de, cette chaîne doit nécessairement s’arrêter à une fin dernière, qui ne peut être qu’une fin en soi. Pour le dire autrement : l’existence de valeurs instrumentales implique nécessairement l’existence d’une valeur intrinsèque qui est fin dernière, tout comme, lorsque nous remontons une chaîne de causes, nous devons nécessairement aboutir à identifier une cause première.

La seconde preuve, qui nous intéresse davantage, est la preuve phénoménologique, qui reprend l’assertion de Kant sur la valeur que nous accordons à notre vie propre. Pour Callicott, nous accordons, chacun d’entre nous, une valeur effective à notre existence, qui dépasse la valeur que nous sommes enclins à nous accorder en vertu de notre position sociale ou familiale. L’homme isolé, reclus aux marges de la société, continue de considérer que son existence a une valeur irréductible, une valeur existentielle.

Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre. »

Cette preuve phénoménologique se passe de démonstration car elle se donne, à l’instar du cogito cartésien, sur le mode d’une évidence apodictique, c’est-à-dire que cette assertion est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée. Or selon nos deux auteurs, cette valorisation intrinsèque de l’existence n’est pas le fait des seuls êtres humains mais doit être étendue à l’ensemble du vivant. Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre.

En cela Rolston prend un chemin qui s’éloigne du ratiocentrisme puisqu’il n’est nul besoin d’adosser cette valeur à autre chose qu’elle-même, ni même que celle-ci soit formulée explicitement par des êtres doués de langage. Par ailleurs, si le seul fait de se valoriser existentiellement suffit à fonder la valeur intrinsèque et, par extension, à fonder la communauté morale, alors la condition de réciprocité tombe d’elle-même et la communauté s’élargit à l’ensemble du vivant.

D’aucun remarqueront que cette valeur intrinsèque, qui devient ici une véritable valeur existentielle, ressemble furieusement au vouloir-vivre de Schopenhauer, qui identifiait, derrière les apparences multiples et biaisées du monde, l’expression d’une force invisible mais réelle, vérité de l’existence et de l’être : le vouloir-vivre. On retrouve également une idée similaire dans la philosophie tardive de Nietzsche, via le concept de volonté de puissance telle qu’il le caractérise dans La Généalogie de la morale et plus encore dans Ainsi parlait Zarathoustra. On la retrouve enfin, sous d’autres traits, plus tôt dans notre histoire et à l’issue d’un cheminement philosophique bien différent, chez Spinoza qui parle du conatus, qui n’est autre que la persévérance dans l’être propre à toute chose qui existe et souhaite continuer à exister.

3. LIMITES PRATIQUES ET PERSPECTIVES JURIDIQUES

Mais que faire d’une telle éthique bio-centrée ? Est-elle effective ? Commençons par mesurer ce qu’elle impliquerait. Callicott montre bien qu’une telle éthique environnementale est difficile à manœuvrer, voire impotente et ce pour au moins deux raisons :

A) Elle met un terme à la distinction entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque, ce qui pose d’innombrables problèmes philosophiques mais aussi très concret. En effet, dans une telle perspective, l’élevage d’animaux à quelque fin que ce soit (production de lait, de laine, de viande) devient rigoureusement impossible et l’exploitation des sols à des fins agricoles pourrait, un jour, poser problème. Tout être vivant, du grand mammifère à la plus petite plante doit désormais être considéré comme fin en soi. Une telle éthique dissout la communauté morale pour laisser place à la communauté du vivant.

B) Elle n’accorde aucune valeur intrinsèque aux milieux c’est-à-dire aux grands ensembles abiotiques que sont notamment les montagnes et glaciers, les océans ou l’atmosphère. Ces ensembles-là continuent, dans cette perspective, de n’être considérés qu’au seul prisme de leur valeur instrumentale pour la communauté du vivant, or c’est bien la saturation de ces puits de carbones qui est à l’origine du réchauffement atmosphérique et donc des dérèglements climatiques sans qu’aucune valeur intrinsèque ne leur soit reconnue.

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. »

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. Mais à ces deux critiques, ajoutons-en une troisième que Rolston et Callicott feignent de ne pas voir mais qui pose pourtant une difficulté majeure : l’absence de réciprocité. Nos deux auteurs balayent d’un revers de main cette objection, mais cela est-il possible sans modifier en profondeur le sens même de l’éthique ?

Illustrons par un exemple concret : un homme A se trouve face à un prédateur P qui s’apprête, non pas à l’attaquer lui – le cas serait trop aisé à résoudre – mais à attaquer une personne B, qui n’a témoigné aucune agressivité envers quelque animal que ce soit et qui est tout à fait inconnue de A. A peut, s’il le souhaite, empêcher le prédateur de s’attaquer à B mais il doit pour cela tuer P. Que doit-il faire ?

Le sens commun nous enjoint à considérer que A doit sauver B en tuant P. Mais si l’on adopte la perspective de Rolston, cela n’est plus tout à fait évident. En effet, toute vie doit être également valorisée et P a surement de très bonnes raisons d’attaquer B (comme se nourrir pour survivre ou nourrir ses petits). L’intervention de A en faveur de B témoignerait donc d’un parti-pris anthropocentrique évident. Pour s’en convaincre, remplaçons B par n’importe quel autre animal. Dans ce second cas, il est évident que H n’interviendra pas et laissera P dévorer B.

Nous sommes naturellement enclins à vouloir sauver nos semblables et opérons ainsi une forme de gradation dans la valeur que nous accordons aux êtres vivants en traçant une ligne de démarcation claire entre nos semblables et le reste du vivant, qui ressemble beaucoup à la ligne que nous traçons entre sujets et objets et qui n’est rien d’autre que la condition essentielle de la réciprocité. Nous n’acceptons dans la communauté morale que ceux dont nous savons qu’ils sont susceptibles de nous reconnaître comme fin en soi également, ce qui implique qu’ils soient des sujets au sens cartésien du terme.

On pourrait même dire que la réciprocité forme une condition qui, à certains égards, supplante la règle de la reconnaissance des égaux. Ce sont par exemple tous les cas où une relation homme-animal se noue (avec un chien, un cheval ou un singe) qui peut conduire la personne à reconnaître à l’animal en question une valeur supérieure à celle d’un de ses semblables. Mais la valeur est ici adossée à un affect et on s’éloigne alors d’une éthique objective.

Enfin, il y a bien ce que l’on pourrait qualifier de biais dans la manière dont Rolston et Callicott abordent le problème. Tous deux parlent d’une valeur intrinsèque de la nature mais leur méthode consiste à étirer à l’envie la notion cartésienne de sujet, et donc la dignité morale qui lui est associée. Or la nature dans sa totalité ne pouvant être considérée comme un seul sujet, leur stratégie consiste à étendre la notion de sujet au vivant, pris comme somme des organismes vivants. Ainsi ce n’est pas la nature qui est dotée d’une valeur intrinsèque mais le bios en général et de façon indiscriminée, ce qui pose la question de la limite : peut-on accorder la même valeur à un mammifère, un invertébré, un arbre, un champignon ou même une bactérie, un virus ? Faut-il que nous plongions dans les méandres de la classification des êtres vivants pour arriver à tracer une limite acceptable à cette nouvelle communauté morale ?

En revanche, l’extension de la notion de sujet présente un intérêt pratique évident car le dualisme cartésien et notamment la notion de sujet a notamment permis de forger la fiction juridique moderne de l’homme comme sujet de droit, c’est-à-dire comme entité physique à laquelle des droits inaliénables sont attachés et qui, en contrepartie, est présumé assumer l’entière responsabilité de ses actes – à la différence des animaux que la modernité juridique a exclu du champ des sujets de droits pour cette raison précise.

L’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant »

Or l’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant, mais ce concept, parce qu’il est fondé sur la notion même de sujet, implique la reconnaissance préalable d’une valeur intrinsèque. Si l’on y parvenait, cela permettrait par exemple de renverser la charge de la preuve en droit environnemental : plutôt que d’avoir à démontrer la nuisance particulière causée au milieu naturel par un acte d’exploitation pour l’interdire, il s’agirait de démontrer l’utilité d’un acte entrainant l’exploitation du milieu naturel pour l’autoriser.

Faute de pouvoir fixer une borne, une limite permettant de contenir la taille de la communauté morale, les promoteurs de la valeur intrinsèque de la nature échouent à fonder celle-ci rationnellement en butant sur le concept cartésien de sujet qu’ils ne parviennent ni à abandonner, ni à dépasser. De là à dire, au grand dam de nombreux penseurs de l’écologie – dont certains ont emboité le pas aux philosophes de la déconstruction du sujet de la seconde moitié du XXe siècle, de Foucault à Derrida – que Descartes est indépassable et les philosophies du sujet également, il n’y a qu’un pas.

Références

(1) Ces trois auteurs Américains, méconnus en France, ont publié essentiellement dans les années 1980 et 1990. Ils ont tous contribué à une revue célèbre outre-Atlantique dénommée Environmental ethics et fondée en 1979. Cette revue a constitué, pendant plusieurs décennies, un point de ralliement pour tous les philosophes désireux de participer au débat et à l’édification d’une éthique environnementale qui réponde, sur le plan de la théorie, aux enjeux intellectuels de l’écologie que ces précurseurs avaient identifié dès la fin des années 1970.

(2) Pour rappel le cogito cartésien est l’évidence qualifiée d’apodictique (c’est-à-dire qui est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée) selon laquelle j’acquiers de façon préréflexive (c’est-à-dire avant toute réflexion, tout retour sur moi-même) la certitude de mon existence. Le cogito constitue non-seulement un fondement existentiel (il fonde la certitude de l’existence) et un fondement épistémologique puisqu’il inaugure la bipartition du sujet et de l’objet qui est à la base de toute l’entreprise moderne de connaissance. Sa formule la plus célèbre est le fameux cogito ergo sum, je pense donc je suis.

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