« L’échec de la Grande Allemagne « de gauche » dans les années 1930 a été une tragédie non seulement pour le peuple allemand mais pour le mouvement ouvrier en général »

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Entretien avec Jean-Numa DUCANGE, auteur de "La République Ensanglantée"

Intro :

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Photo : Karl-Marx-Hof | Karl Ehn architecte | 1929
L’état d’esprit socialiste à l’aube du XXe siècle
LTR : Il y a selon vous un point fondamental à garder en tête pour comprendre l’état d’esprit des socialistes sur l’ensemble du continent européen (et même en Asie où le Japon voit se former un premier parti socialiste) : de 1871 à 1900 aucun pays n’a connu d’expérience révolutionnaire. Pas de barricade, pas de bouleversement majeur… Et sans aube révolutionnaire, de plus en plus de socialistes se rapprochent d’opinions réformistes.
Jean-Numa Ducange :

Oui, une des grandes discussions autour de 1900 parmi les socialistes c’est l’actualité – ou non – du changement social et politique et de savoir si la révolution reste nécessaire pour cela. Derrière le mot « révolution » il existe alors de multiples interprétations. On ne peut pas projeter les débats d’après 1917 sur ce moment historique : il n’existe pas une rupture claire et nette entre des réformistes modérés et hostiles à toute perspectives révolutionnaires et des radicaux voulant renverser la table, prônant l’insurrection, et refusant toute perspective de réforme immédiate.

Ces deux options contradictoires existent mais finalement l’une comme l’autre constituent plutôt des marges « extrêmes » au sein des mouvements ouvriers. On pense souvent à l’exemple de Jean Jaurès en France, qui prône une sorte de réformisme radical, un « réformisme révolutionnaire » (selon l’expression de Jean-Paul Scot) qui défend des réformes de structures dans le cadre républicain, tout en conservant l’esprit transformateur de la révolution. Cet esprit est aussi partagé par des socialistes dans toute l’Europe. Jaurès est de ce point de vue plutôt au « centre » avec une droite qui abandonne explicitement toute volonté de transformation radicale et une gauche qui ne mise que sur le renversement du système capitaliste. Mais la « révolution » reste bien un enjeu et une question en débat.

LTR : Il y a par la suite un changement d’état d’esprit profond dès 1900 : « Le socialisme évolue dans cet horizon d’attente où de nombreux acteurs ont la sensation d’être à la veille de changements majeurs » écrivez-vous. Voilà ce que pensent donc les représentants du mouvement ouvrier de ce début de XXe siècle dans la Mittleuropa et plus largement en Europe ?
Jean-Numa Ducange :

Oui, c’est la grande différence avec d’autres époques, ils ont l’impression de vivre un grand moment historique, plein de promesses d’avenir. Les réalités sociales et politiques sont encore sombres, mais nombre d’acteurs croient dans le progrès et un avenir meilleur. Les plus âgés en Allemagne ont vu passer leur pays d’un état d’arriération relatif à celui de grande puissance industrielle. Si c’est dans le cadre du capitalisme qu’un tel progrès s’est effectué, il n’en demeure pas moins que l’histoire est en marche, rien ne peut arrêter un certain sens de l’histoire.

D’où leur confiance dans le socialisme, par-delà les divergences politiques. Cette idéologie leur paraît être la réponse adaptée à la nouvelle époque. Il faut bien avoir à l’esprit que le socialisme est en discussion partout, y compris parmi les élites universitaires et bourgeoises libérales et/ou conservatrices, car il y a un sentiment partagé que l’on est à la veille de grands changements et que le socialisme va jouer dans ce contexte un rôle grandissant.

LTR : L’horizon d’attente (et son pendant : le champ d’expérience) sont des concepts de l’historien allemand Reinhart Koselleck qui reviennent souvent dans votre ouvrage. Bien sûr l’usage est ici scientifique mais n’ont-ils pas une dimension fondamentalement politique dans la mesure où chaque mobilisation s’inscrit toujours dans l’expérience des luttes passées et projette un discours sur l’avenir (que ce discours prédise un avenir radieux ou un effondrement proche) ?
Jean-Numa Ducange :

Ce qui est très marquant à la fin du XIXème siècle c’est que les partis du mouvement ouvrier ont en effet un discours très construit sur le passé et l’expérience du passé. Cela fait une dizaine d’années que j’essaye d’insister sur cet aspect, qui me semble absolument essentiel pour comprendre la force propulsive du socialisme – puis du communisme – à partir des années 1880 et au moins jusqu’aux années 1980.

A la différence des utopies et utopistes qui avaient cours jusque-là (années 1820-1860) et qui concernaient des groupes relativement restreints d’individus et/ou de militants ouvriers très éduqués (souvent autodidactes), les organisations sociales-démocrates, notamment dans la Mitteleuropa (tout particulièrement en Allemagne et en Autriche) encadrent progressivement un nombre très important de personnes, les obligeant à se positionner tout à fait autrement.

Les multiples facettes de cet encadrement sont bien connues désormais (politique, syndical, coopératif, jusqu’à des activités plus culturelles et ludiques). Un véritable « mini » système bureaucratique les accompagne, suscitant dès l’époque de vives critiques des appareils politiques, que ce soit à l’intérieur (par exemple Rosa Luxembourg en Pologne/Empire russe et en Allemagne) ou l’extérieur du parti (Robert Michels, qui a écrit son célèbre classique sur les partis politiques à partir de là(1)). Mais je trouve plutôt étroite cette critique, qui ne tient pas compte de plusieurs facteurs, et notamment cette extraordinaire expérience historique que fut l’instruction et la formation de milieux populaires à partir des organisations, expérience qui a eu justement pour conséquence de doter des franges non négligeables de la population d’une culture historique à visée politique.

Les révolutions et révoltes populaires passées servaient à nourrir l’horizon présent. Résumé ainsi, cela peut paraître banal mais en réalité c’est ce qui a constitué un élément clef permettant d’entretenir et de construire une conscience et une mémoire collective, sans lesquelles l’action concrète (qu’elle soit réformiste/modérée ou radicale/révolutionnaire) n’aurait pas la même portée ni la même dimension. La critique unilatérale des « grands récits » à partir des années 1980 a eu des effets très négatifs en ce sens, car jetant aux oubliettes cette dimension essentielle des batailles collectives du vingtième siècle.

1919, l’année de tous les possibles dans la Mittleuropa :
LTR : La défaite des Empires centraux est interprétée par nombre de militants sociaux-démocrates comme une nouvelle étape de la révolution bourgeoise, une continuité de 1789 en quelques sorte.
Jean-Numa Ducange :

Otto Bauer et quelques autres voient en effet 1918 comme une occasion historique. Ils sous-estiment incontestablement le ressentiment nationaliste qui naît de la défaite militaire. Mais comme celle-ci permet la naissance de nouvelles républiques, ils cherchent à théoriser en quelque sorte, pour reprendre les mots d’Ernst Bloch, l’idée d’une « défaite devenue victoire ».

La grande interrogation du mouvement ouvrier allemand portait déjà, nous l’avons dit, avant 1914, sur la pertinence ou non de faire la révolution. L’échec de 1848 (la plus importante révolution avant 1918 dans le monde germanophone) avait eu des conséquences paradoxales. Pour certains cet échec avait montré l’incapacité de la bourgeoisie allemande à mener à bien une révolution démocratique ; seule le prolétariat et les forces du mouvement ouvrier pouvaient donc faire la prochaine révolution. Pour d’autres socialistes, tout en considérant que c’était bien au prolétariat de jouer, l’échec de la révolution montrait qu’il fallait passer à autre chose. C’est-à-dire à une démarche graduelle et se situer dans la continuité de 1789 permet cela : on évoque souvent 1789, le début de la révolution et on évite plutôt de se référer à sa phase radicale (Robespierre et 1793 par exemple). Bref, en 1918, l’histoire recommence avec la terrible parenthèse guerrière, et il faut concrétiser désormais les objectifs politiques d’avant 1914. Le problème – nous allons y revenir – c’est que ceux qui se réclament des mêmes idéaux sont très divisés sur les moyens d’exercer le pouvoir. Ils divergent diamétralement par exemple sur la question de la nature de la révolution bolchévique, qui a eu lieu il y un an lorsque la guerre se termine.

LTR : Il y a selon vous une difficulté que doivent affronter les révolutionnaires en 1919 : comment convaincre les populations des anciens empires de la Mittleuropa de la nécessité d’un changement social et politique à l’heure de l’effondrement militaire.
Jean-Numa Ducange :

Tout l’enjeu est là en effet. Ce qui s’est joué en 1918-1919 dans le rapport qu’avaient les socialistes à la nation a déterminé fortement leur attitude pour la décennie à venir. En ce sens la révolution de 1918-1919 est bien indissociable de la forte montée du nationalisme, et notamment de sa frange la plus radicale les « nationaux-socialistes », c’est-à-dire les nazis d’A. Hitler.

Il est compliqué de restituer toutes les « options » politiques possibles pendant cette période troublée, mais je crois qu’il faut essayer de faire cet effort – ce que j’ai essayé de faire dans mon livre – pour comprendre l’articulation entre une période terrible mais remplie d’espoirs progressistes et la séquence qui suit quinze ans plus tard, où l’on va assister à une dynamique politique favorable au nationalisme revanchard.

Le spectacle de l’effondrement de l’Empire allemand et de l’Empire austro-hongrois offre à la fois un spectacle de fin du monde et de désolation mais aussi, pour une frange de la population sensibilisées de longue date à l’idée d’un changement social, de grands espoirs. Les plus à gauche et les plus radicaux rêvent alors d’une « Mitteleuropa rouge », en quelque sorte d’une Union soviétique d’Europe centrale qui permettrait de réunir sous un même étendard un vaste ensemble de pays sous l’étendard du drapeau rouge.

A l’heure où les Républiques sont proclamées un peu partout, d’aucuns pensent même pouvoir se passer de parlementarisme et espèrent la mise en place d’une démocratie directe via les conseils ouvriers. Ces minorités pensent sincèrement que le nationalisme sera balayé grâce à la révolution. Ces espérances sont suffisamment portées aux quatre coins de l’Europe pour avoir un minimum de crédibilité mais sont en décalage avec une large partie de la population en Allemagne par exemple, qui va extrêmement mal vivre les conditions du traité de Versailles.

A l’inverse les sociaux-démocrates vont totalement jouer le jeu des institutions de la jeune République, minimisant le ressentiment à son égard. Il faudrait développer plus longuement pour rendre compte de tout cela mais pour ma part je crois important de réhabiliter ce que nous pourrions désigner comme une « troisième voie » qui a eu son moment au début des années 1920. Celle-ci a été portée par l’USPD en Allemagne et une partie de la direction de la social-démocratie autrichienne (plus à gauche que son équivalent en Allemagne). Bien sûr elle a échoué, mais elle portait en elle des alternatives possibles et lucides sur les impasses de la social-démocratie et une bolchévisation en phase de stalinisation…

LTR : Il y a par ailleurs un point de crispation dont découlera l’ensemble des décisions stratégiques des partis sociaux-démocrates et communistes de l’Europe centrale : l’attitude vis-à-vis de la prise de pouvoir bolchévique en Russie. Soutien, condamnation de la méthode, soutien mais affirmation de l’impossibilité de reproduire la même chose en Autriche et en Allemagne…
Jean-Numa Ducange :

Fondamentalement, avant la reprise en main par Moscou de tous les PC, très peu pensent pouvoir reproduire à l’identique octobre 1917 tellement les situations diffèrent, en effet. On a exhumé des textes et correspondances privées par exemple de Karl Liebknecht – habituellement présenté comme « pro-russe » – montrant qu’il existait au départ des appréhensions, même parmi les soutiens des bolcheviks.

Tout ce qui est dit et pensé à gauche pendant ces années est en effet largement dépendant de la situation russe. La révolution a bouleversé non seulement le cours de la guerre, l’équilibre européen voire mondiale, mais aussi proposé un nouveau modèle de socialisme sous une forme qu’au fond personne n’avait vraiment pensé jusqu’ici.

Encore une fois il me semble que ceux qui se positionnaient entre les deux positions les plus connues et classiques (communistes pro-soviétiques et sociaux-démocrates anti bolcheviks primaires) autour de l’USPD et des Autrichiens développaient à l’époque des intuitions fortes et qui auraient pu, si elles avaient réussi à avoir un écho plus important, éviter (au moins temporairement) des catastrophes politiques. En effet, nombre de sociaux-démocrates autrichiens reconnaissaient par exemple la particularité de la voie russe en essayant de comprendre les raisons de son existence et de ses succès malgré un coût humain absolument terrible. Ils trouvaient absurde le fait de vouloir mimer le succès des bolcheviks à Vienne ou à Berlin – avec le recul historique, il me semble difficile de leur donner tort… Mais en même temps une condamnation unilatérale et sans mesure du communisme bolchevik ne permet pas de comprendre les ressorts profonds de cette expérience historique et son exceptionnalité.

Soit dit en passant, cette analyse que l’on pourrait qualifier de « sociale-démocrate de gauche, républicaine et marxiste » est bien plus équilibrée et conséquente que d’autres analyses ultérieures. Je pense par exemple aux critiques émanant de l’Eurocommunisme à la fin des années 1970 qui ont produit une critique radicale de l’expérience soviétique pour aboutir progressivement à une analyse sociale-démocrate mais progressivement détachée de toute culture républicaine et marxiste. L’enjeu de revenir sur cette période, c’est donc aussi de redécouvrir des positionnements méconnus et riches quant à leur contenu.

LTR : Les soldats des empires centraux prisonniers en Russie jouent par ailleurs un grand rôle dans la diffusion de l’idéologie bolchévique.
Jean-Numa Ducange :

C’est en effet un des arguments favoris des nationalistes : vous êtes à la solde des Russes. En effet certains dirigeants du communisme hongrois et autrichien arrivent de Russie où ils étaient emprisonnés, ils ont acquis la conviction que l’avenir appartenait au communisme russe depuis leur captivité. Certains s’en sont détournés, d’autres sont restés fidèles. Mais assurément cela a joué sur les représentations ultérieures et beaucoup de communistes vont devenir russophiles… et nombre de contre-révolutionnaires « russophobes ».

LTR : La question russe est tellement présente dans les esprits qu’un nouveau clivage semble voir le jour dans les sociétés d’Europe centrale : russophiles/ russophobes.
Jean-Numa Ducange :

Ce n’est pas un nouveau clivage, il existait déjà au XIXème siècle, et même avant, il est évidemment très présent pendant la Première Guerre mondiale. Marx a longtemps pensé, avant d’évoluer à la fin de son existence, que la Russie était une puissance réactionnaire à abattre. Son ami Heine a eu des mots très durs contre la Russie également. Moscou apparaît comme la puissance barbare, par excellence, à abattre. Dans les années 1920, avec la stabilisation de l’URSS les instances soviétiques et l’Internationale communiste vont chercher à inverser cette tendance, sans y arriver véritablement. Evidemment aujourd’hui le mot « russophobie » est suspect depuis la guerre en Ukraine de 2022 mais il faut bien voir que si l’on veut comprendre l’hostilité au communisme à partir de 1917 aux quatre coins de l’Europe, on ne peut faire abstraction de cela.

La place des partis politiques et des conseils
LTR : La question du rôle des partis politiques dans la défense des intérêts ouvriers occupe une grande place dans votre livre. Vous décrivez parfaitement l’évolution du SPD : appareil d’abord humble à l’implantation limitée, celui-ci voit augmenter considérablement le nombre de ses adhérents, son organisation s’améliore et devient plus efficace. Jusqu’à ce qu’il soit pris d’une sorte de « fétichisme de l’organisation » qui le conduit à ne plus accepter de risques tactiques ou stratégiques au nom de la survie même de l’organisation.
Jean-Numa Ducange :

C’est en effet le grand moment de l’histoire du SPD, et en même temps toutes ses limites apparaissent très vite. On connaît le fameux livre de Robert Michels sur les partis politiques qui est réalité avant tout une sorte de monographie sur l’évolution du SPD, un exemple à partir duquel il tire des considérations générales. Il est de bon ton de le citer pour stigmatiser la bureaucratie politique jusqu’à nos jours. C’est assurément un ouvrage riche et utile, mais qui a aussi ses limites. Il ne voit le développement et la croissance des organisations que comme une gigantesque tentacule étouffant la spontanéité ouvrière. Rien n’est dit ou presque sur l’œuvre de formation de la social-démocratie, la construction positive en termes de conscience de classes, le fait même que des bureaucraties existent implique donc des rapports de forces, donc des avantages sociaux pour les ouvriers, etc. C’est un excellent manuel de critique, mais qui n’a guère de portée historique et stratégique.

LTR : Le SPD connaît certes une victoire électorale éclatante en 1919 et l’élection d’un social-démocrate (Friedrich Ebert) comme premier président de la République de Weimar, mais le parti ne porte plus alors que de timides espoirs de réformes. Pire Friedrich Ebert s’associe avec les corps francs, réprime dans le sang la révolte spartakiste menée par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht (tous deux assassinés) et la République des conseils de Bavière.
Jean-Numa Ducange :

Oui le pari de Ebert était que l’on devait impérativement, par tous les moyens, se débarrasser de l’aile gauche insurrectionnelle très minoritaire qui mettait en péril la première expérience républicaine allemande. Cette peur panique de son aile gauche et de la révolution guide largement sa conduite politique, faisant l’impasse notamment sur les modèles alternatifs de démocratie en germe alors, qu’il méprise totalement.

En revanche, on a tort d’assimiler Ebert à la « contre-révolution » pure et dure comme le fait la propagande communiste de l’époque. Bien sûr, dans le contexte, avec le sang qui coule et la répression violente, c’est parfaitement compréhensible. Mais Ebert reste issu du mouvement ouvrier, avec ce que cela implique en termes d’avantages sociaux acquis en 1918-1919.

LTR : L’usage révolutionnaire de la violence est une question qui se pose de nombreuses fois dans l’immédiat après-guerre. Face aux différentes tentatives de coup d’Etat et de déstabilisation de militaires factieux et de l’extrême droite, les sociaux-démocrates, communistes et communistes de gauche sont sommés d’agir. Pour preuve le rôle prépondérant de l’armée rouge de la Ruhr en 1920 dans l’écrasement du putsch de l’extrême droite en Allemagne. Les sociétés européennes semblent fondamentalement violentes au sortir de la guerre.
Jean-Numa Ducange :

La violence est évidemment une condition essentielle pour saisir la période. On est évidemment parfois gêné de l’évoquer car dans nos vies politiques occidentales du début du XXIème siècle la violence est bien moindre, et incomparable. Mais si l’on veut comprendre ce que « révolution » veut dire dans ce contexte alors oui la violence politique, militaire, impliquant des décès brutaux, des mutilations nombreuses, des pertes parfois très importantes de proches : tout cela compte beaucoup et énormément.

Les historiens ont beaucoup écrit sur les « violences de guerre » et la « brutalisation » parfois en ne parlant d’ailleurs presque plus que de cette dimension, mettant les décisions politiques en second plan, ce qui est une erreur. Pour moi il faut tenir les deux bouts : les débats politico-stratégiques sont essentiels – et certains nous parlent encore – mais il faut les saisir dans un contexte de violence de guerre et de guerre civile qui déterminent pour une large part les secousses de la vie politiques de ces années.

LTR : L’éclosion un peu partout de conseils ouvriers (prônant pour certain une démocratie directe et jouant pour d’autres un rôle purement pratique d’organisation alimentaire, sanitaire, sociale de quartiers et de villes) divisent également les sociaux-démocrates, les communistes et les partisans desdits conseils.
Jean-Numa Ducange :

Les conseils ouvriers, c’est en effet un point essentiel, l’effondrement de l’État laisse place à des formes de démocratie diverses très intéressantes. La grande variété que vous évoquez, il faut l’avoir en tête, mais au-delà des apparences de désordre et de chaos ce qui ressort aussi de 1918-1922 ce sont des tentatives tout à fait intéressantes de contrôle démocratique / ouvrier au travail et des alternatives (ou compléments) à la démocratie parlementaire.

LTR : Si les sociaux-démocrates, et au premier abord le SPD, réduisent à peau de chagrin le rôle de ces conseils pourtant prometteurs, d’autres partis, à l’image du KAPD, idéalisent selon vous ces conseils. C’est d’ailleurs les représentants du KAPD qui sont visés par Lénine dans son ouvrage La maladie infantile du communisme : le gauchisme.
Jean-Numa Ducange :

Oui, ce sont eux les vrais « gauchistes », du moins c’est de là que vient le mot ! Mais il y a une grosse différence avec la quasi-totalité des vagues gauchistes qui ont suivi depuis lors : celle de 1918-1922 est une vague que l’on pourrait qualifier de « gauchisme de masse » avec même une brève période où le PC allemand officiel est sévèrement concurrencé par ces « conseillistes ».

Ils se trompent à mon avis en voulant abolir partis, parlements et syndicats. Ils minimisent totalement l’effet contre-productif de leur maximalisme. Mais ils montrent aussi comment lesdites organisations et institutions peuvent se montrer abandonnées et/ou dépassées lorsque les attentes populaires ne sont pas satisfaites. Leurs critiques de la démocratie représentatives sont assurément excessives, mais leurs intuitions n’ont rien d’absurde et méritaient je trouve une restitution historique tant la plupart des gens aujourd’hui n’en n’ont jamais entendu parler ! J’ai essayé de faire un petit résumé de cela, au passage, dans le numéro du Monde Diplomatique de mai 2022 (« Au temps du conseillisme »)(2).

LTR : Dans la seconde moitié du XXe siècle, certains intellectuels reprendront à nouveaux frais la question des conseils pour en faire un outil antibureaucratique face au socialisme réel : je pense notamment à Cornélius Castoriadis (qui ne s’illusionnait pas pour autant sur ce sujet et considérait les partis politiques comme un élément essentiel du mouvement ouvrier).
Jean-Numa Ducange :

Castoriadis cherche en effet à penser les médiations politiques et il est très fortement marqué parce qu’il croit être – c’est en réalité plus compliqué que cela – la résurgence des conseils ouvriers à Budapest en 1956, comme si le fil historique interrompu au début des années 1920 reprenait. Ce qui est certain c’est qu’à l’heure où l’on critique les insuffisances de la démocratie parlementaire, revenir sur ces expériences de conseils a un véritable intérêt – d’une certaine manière bien plus encore qu’à l’époque de Castoriadis.

La question des nationalités
LTR : Impossible de faire l’impasse sur la question des nationalités pour les partis de gauche (sociaux-démocrates et communistes confondus). D’abord parce que les empires centraux contiennent en leur sein plusieurs dizaines de nationalités et ethnies différentes. Ensuite parce que les partis de gauche caressent le doux rêve (qui est à cette époque du domaine du possible) de l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche au sein d’une grande Allemagne rouge.
Jean-Numa Ducange :

Là-dessus je me permets de vous renvoyer à un entretien publié par l’hebdomadaire Marianne le mois dernier(3) ainsi qu’à un débat avec Etienne Balibar à paraître dans Actuel Marx en septembre 2023.

Mon idée est en effet que l’échec de la Grande Allemagne « de gauche » et de « l’Anschluss rouge » – des perspectives devenues tabous après le nazisme, pour des raisons évidentes liées à l’horreur de celui-ci – a été une tragédie non seulement pour le peuple « allemand » (disons les germanophones) mais pour le mouvement ouvrier en général qui a subi dans de nombreux pays l’écrasement total dans les années 1930. Tous avaient parié en gros sur une vaste République de langue allemande où pourraient cohabiter différents peuples. Était-ce possible ? Cela se discute, d’autant qu’il y avait chez certains de forts sentiments nationalistes. Toujours est-il que désarmé sur la question des nationalités et de la nation allemande pour une série de raisons, le mouvement ouvrier a subi une lourde défaite aussi par son incapacité à répondre à de telles exigences.

LTR : La France révolutionnaire de 1789, et plus encore de 1793, avec son Etat unitaire, son assemblée unique, est une référence forte pour les partisans de l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche.
Jean-Numa Ducange :

En dépit d’un contexte nationaliste très défavorable pendant toute la séquence – faut-il rappeler que la France est une nation « ennemie » pour beaucoup – nombre de sociaux-démocrates puis de communistes conservent toujours, au moins partiellement, une image positive de la France car c’est le pays de la « Grande Révolution ». A une époque où les rivalités chauvines l’emportaient très largement, c’est probablement dans ce camp politique que s’est véritablement structurée une première amitié franco-allemande ; on l’oublie trop souvent… Dans un tout autre contexte, plus récemment, les effets négatifs de la construction européenne et du couple franco-allemand ont eu tendance à générer une germanophobie, or il faut chercher à penser une solidarité entre les deux peuples qui puisent ses sources justement dans cette histoire.

La question coloniale
LTR : Comme en France également, les mouvements ouvriers et socialistes de la Mittleuropa sont fondamentalement divisés sur la question coloniale et ont du mal à se défaire de cette idée d’une « mission civilisatrice ». Pour beaucoup, l’œuvre colonisatrice est une étape nécessaire sur le chemin de la civilisation et de la réalisation du socialisme.
Jean-Numa Ducange :

Très clairement, une large frange du socialisme a longtemps été coloniale. Certains socialistes sont, un temps, plus colonialistes que les libéraux ou les courants confessionnels. Ce n’est pas systématique, mais c’est une tendance et il faut regarder de très près avant de pouvoir affirmer « socialisme = anticolonialisme ». C’est objectivement tout à fait faux dans un certain nombre de configuration.

Une des grandes forces du bolchevisme selon moi – quoique l’on pense de sa politique concrète – a été de comprendre tôt qu’un des grands enjeux du XXème siècle sera la lutte anticoloniale. Ils sont apparus comme les plus résolus et les plus concrets, au moins dans un premier temps, sur ce point, qui a beaucoup aidé à leur rayonnement international. A noter aussi que les choses ne sont pas statiques, mais évolutives : Jaurès était un chaud partisan des colonies avant de devenir très critiques des politiques coloniales de son temps ; je renvoie là à un chapitre à paraître du gros volume au Seuil, septembre 2023, sous la direction de Pierre Singaravélou, Colonisations. Notre histoire où j’ai fait une mise au point.

Le retour sur des traditions politiques et des personnages oubliés
LTR : Votre ouvrage permet également de renouer avec des traditions politiques pratiquement oubliées de nos jours malgré la richesse intellectuelle qui les caractérisait. Je pense surtout à l’austro-marxisme. Courant de pensée dont la pertinence égale au moins les cahiers de Prison d’Antonio Gramsci et qui comptait dans ses rangs des figures majeures comme celle d’Otto Bauer, éphémère ministre des Affaires étrangères de l’Autriche en 1919 et président de la commission de socialisation de l’Assemblée nationale d’Autriche.
Jean-Numa Ducange :

L’austromarxisme est d’une grande richesse. Beaucoup de textes sont conjoncturels et datés, et de ce fait difficilement accessible à un public français d’aujourd’hui. Mais en les resituant, je crois en effet que leurs intuitions sont au moins aussi intelligentes et pertinentes – et parfois plus clairement développées – que celles d’Antonio Gramsci. J’ai essayé avec mon livre d’en donner quelques exemples concrets, c’est un fil conducteur important pour continuer à penser le monde avec une référence au marxisme à mon avis.

LTR : Otto Bauer est d’ailleurs l’auteur d’un petit ouvrage malheureusement trop peu lu : La marche au socialisme. Il y développe une théorie de la révolution lente (mélangeant épisodes réformistes et révolutionnaires) et une vision de l’histoire humaine dénuée de tout gradualisme. Vous qui publierez prochainement une biographie de Jean Jaurès, qu’est ce qui oppose cette théorie d’Otto Bauer à l’évolutionnisme révolutionnaire du fondateur de l’Humanité ?
Jean-Numa Ducange :

Nous sommes mutatis mutandis, dans des démarches qui sont en effet relativement proches et similaires. Bien sûr Jaurès n’a pas connu l’expérience bolchévique donc il est difficile de le raccrocher à une hypothétique « troisième voie » incarnée par les Autrichiens qui, au bout du compte, n’a pas eu la longévité espérée. Mais je crois en effet que la démarche politico-stratégique et intellectuelle de Jaurès a été de combiner une forme de radicalité issu du mouvement révolutionnaire et syndicale avec la tradition parlementaire et républicaine. Le gros défaut de son approche – et sur ce point Bauer est plus concret et détaillé mais à partir d’exemples très datés – est de n’avoir finalement jamais écrit un petit (ou gros !) traité politique détaillant sa démarche. Cela tient au fait – je le montrerai dans la biographie de Jaurès à paraître en 2024 – qu’il a beaucoup hésité sur la question des alliances et qu’il n’a jamais vraiment théorisé de manière précise sa démarche. Du coup beaucoup d’interrogations demeurent, et on continue à en parler aujourd’hui…

Mais, oui, je confirme, pour moi il y a eu une intuition commune. Et encore une fois, beaucoup plus vive intellectuellement et politiquement que les propos plutôt lénifiants des courants eurocommunistes à partir des années 1970 qui ressemblaient finalement à une social-démocratie plutôt classique, et totalement aveugle sur les aspects potentiellement négatifs que peuvent avoir certaines structures supranationales comme la CEE puis l’UE.

LTR : Les femmes, bien que dans des proportions très minimales, sont plus nombreuses au sein des partis socialistes de la Mittleuropa (au premier rang desquels le SPD) qu’au sein de la SFIO. Vous dressez le portrait de certaines d’entre elles : Clara Zetkin, Adelheid Popp, Therese Schlesinger.
Jean-Numa Ducange :

Bien plus, pour une série de raisons, qu’en France en effet. Et ces femmes ont parfois joué des rôles importants dans ces organisations malgré les multiples difficultés qu’elles rencontraient sur leur chemin dans un monde encore largement masculin. Elles ont réussi à imposer un certain nombre de questions et de points clefs, certains textes sont datés mais ce furent les premières à avancer sur plusieurs thématiques qui relèvent de l’évidence pour nous aujourd’hui mais qui à l’époque étaient souvent méprisées.

LTR : L’une d’entre elle dispose encore de nos jours d’une grande popularité qui dépasse largement les frontières de l’Allemagne : Rosa Luxemburg.
Jean-Numa Ducange :

Oui c’est un cas particulier. Morte assassinée le 15 janvier 1919 elle a une postérité immense comme militante et théoricienne. Dans le monde entier on traduit et publie ses œuvres. En France le collectif Smolny fait un travail remarquable d’édition thématique et chronologique de ses textes. Elle a aussi ses limites – elle prône par exemple un internationalisme radical qui me semble être décalé par rapport à un certain nombre de réalités – mais assurément c’est une théoricienne importante et elle incarne aussi à merveille ce moment historique des année 1880-1920. Mon collègue et ami Cédric Michon m’a demandé récemment de faire une brève mise au point sur sa vie pour ceux qui ne la connaissent pas, à paraître aux éditions Calpye en septembre 2023.

Des expériences oubliées : Vienne la rouge
LTR : Enfin, au-delà des traditions de pensées oubliées il y a également des périodes (marquées par des avancées sociales majeures) de l’histoire de la Mittleuropa qui nous sont désormais inconnues comme c’est le cas pour Vienne la Rouge. Pouvez-vous revenir sur ce moment si particulier de la capitale autrichienne ?  
Jean-Numa Ducange :

Les sociaux-démocrates autrichiens gouvernent la capitale de 1919 à 1934. Après 1945, avec moins d’audace ils sont de nouveau aux commandes. Assurément c’est une expérience marquante, emblématique de la troisième voie que nous évoquions tout à l’heure. Ils sont, en gros, les inventeurs du logement social moderne et ont beaucoup contribué à proposer des solutions pour les formations, l’éducation, l’hygiène, etc. pour les classes populaires. Ajoutons à cela un bouillonnement intellectuel exceptionnel dont les symboles les plus forts sont Freud et Wittgenstein, parmi bien d’autres.

Nous pourrions en parler longtemps, signalons simplement que les socialistes français étaient assez admiratifs à l’époque et beaucoup d’entre eux venaient visiter la ville pour essayer de trouver ici une source d’inspiration. Bien sûr il y avait des limites et impasses, et les austro-fascistes les ont terrassés en 1934. Mais c’est précisément parce qu’ils étaient audacieux et qu’ils commençaient à essaimer comme modèle dans plusieurs pays que l’extrême-droite nationaliste a tout mis en œuvre pour les éliminer. Les responsabilités des uns et des autres font encore débat. Mais assurément, là encore, dans une ville qui avait connu de nombreux conseils ouvriers en 1918-1919 les traces d’aspirations à une démocratie plus concrètes ont demeuré pendant longtemps, fût-ce de manière détournée et institutionnalisée.

Méconnue désormais en France, on gagne je crois à redécouvrir l’expérience qui a façonné un modèle social méritant intérêt, au moins celui qui était à l’œuvre jusqu’au milieu des années 1930.

Références

(1)Lorem

[1] Robert Michels. Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties. Traduit par le Dr S. Jankélévitch. Préface de René Rémond. Paris, Flammarion, 1971

(2) https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/DUCANGE/65769

(3) https://www.marianne.net/agora/humeurs/contre-le-clericalisme-de-la-droite-et-la-mefiance-de-la-gauche-la-laicite-offensive-selon-jaures

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SANS TOIT NI LOI, AGNÈS VARDA (1985)

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Le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre(1) estime à 4,1 millions le nombre de personnes souffrant de mal-logement en France. 330 000 seraient sans domicile, un chiffre qui a plus que doublé en dix ans. Et le cortège infatigable de crises, sanitaire, économique, migratoire, énergétique n’a fait qu’empirer celle du logement, plus sourde mais bien établie et non moins pernicieuse. Le cadre est posé – du moins celui d’aujourd’hui. Alors quand j’ai vu pour la première fois Sans toit ni loi, Lion d’Or au Festival de Venise et plus grand succès commercial d’Agnès Varda, sorti en 1985 dans un contexte où la question des personnes « sans domicile fixe » émerge à peine dans le débat public et dans lequel le vagabondage et la mendicité constituent tous deux des délits réprimés par le code pénal, je me suis dit que, décidément, la disparition de la cinéaste en 2019 était une perte immense et qu’elle demeurerait, à jamais, l’un des phares les plus brillants du cinéma.

« On veut raconter qu’il y a des gens qui dorment dehors et meurent de froid ». Telle est l’intention de Varda accompagnée dans cette aventure par Sandrine Bonnaire dont le rôle principal lui vaudra, à moins de vingt ans, le César de la meilleure actrice. Ensemble, les deux femmes façonnent le personnage de Mona, une jeune vagabonde trouvée morte de froid dans un fossé. Il s’agit en soi d’un simple « fait d’hiver », une personne de plus, quelconque et inconnue, emportée par les rigueurs de la saison froide. L’incident, insignifiant pour la plupart, est le point de départ du film. En voix off, la cinéaste nous explique avoir rencontré les derniers témoins de la vie de Mona et vouloir reconstituer « les dernières semaines de son dernier hiver ». Et voilà le spectateur embarqué sur l’itinéraire de la jeune routarde, un chemin rude, parfois impulsif, souvent violent, mais toujours libre. Par une succession de flashbacks, on la suit donc parcourir les campagnes et villages du Gard et de l’Hérault, posant sa tente çà et là au gré de rencontres plus ou moins heureuses. Par la voix de celles et ceux qui ont croisé son chemin, le garagiste, la bonne, le berger, le saisonnier, l’universitaire et d’autres encore – pour la plupart acteurs amateurs jouant leur propre rôle – la personnalité de Mona se dessine progressivement, imprévisible et insoumise.

En réalité, le propos du film est double. Sans toit ni loi expose certes, sans fard, la condition de celles et ceux qui « dorment dehors et meurent de froid ». Mais il s’attache tout autant à démontrer que Mona n’est pas une victime, qu’elle ne veut pas l’être et qu’elle refuse de l’être. C’est cette tension que Varda et Bonnaire développent tout le long d’un cheminement apparemment sans but, entre liberté et servitude. Liberté d’aller où l’on veut quand on le veut, de dormir où l’on veut avec qui l’on veut, de travailler quand on l’entend et comme on l’entend. Liberté de fumer des pétards le temps d’une aventure sur la musique de The Doors. Liberté de manger des chichis avec une « platanologue » en écoutant Les Rita Mitsouko. Alors on peut comprendre la réponse de Mona, qui lorsqu’on lui demande pourquoi elle a tout quitté, répond : « la route et le champagne c’est mieux ». À sa liberté, elle a tout donné. Mais une telle liberté est exigeante, trop exigeante. Et la précarité de sa situation, les revers et les épreuves, reviennent sans cesse tel le mouvement d’un lent balancier. Sous le coup des accords dissonants d’un quatuor à cordes, l’on assiste à la détérioration minutieuse et implacable de son état général. Jusqu’à ce que le froid la saisisse.

Grand succès public et critique, Sans toit ni loi est l’une œuvres majeures du cinéma d’Agnès Varda. Avec ce huitième long-métrage, il me semble qu’elle confirme et parfait aux moins trois traits distinctifs de son art. D’une part, la justesse de son regard et la précision de son attention sur la société, ses anonymes et ses démunis. D’autre part, la singularité de son style mêlant une liberté cinématographique exquise, faite d’hasards et d’improvisations, à une très grande maîtrise technique de la narration, des plans et des mouvements. Enfin, en grande figure de la Nouvelle Vague, la confusion de la fiction et du documentaire.

Sur cette dernière note, j’aimerais recommander à celles et ceux qui verront ou reverront Sans toit ni loi, d’associer au visionnage du film, l’écoute d’un épisode de l’excellente émission Les Pieds sur terre de France Culture(2), donnant la parole à un groupe de femmes anciennement sans domicile. Après avoir regardé ensemble le film d’Agnès Varda, elles livrent leurs propres expériences et nous mettent face à face avec le devoir d’humanité, que les chiffres de la Fondation Abbé Pierre ne suffisent manifestement plus à éveiller.  

Références

(1)https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/28e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2023.

(2)https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-pieds-sur-terre/lire-et-cine-sans-toit-ni-loi-5171958.

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Réflexions sur le bon usage du PIB

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Et quelques questions à Timothée Parrique et aux partisans de la décroissance

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Dans un ouvrage paru il y a quelques mois, Ralentir ou périr : l’économie de la décroissance, l’économiste Timothée Parrique entend proposer une réflexion générale sur la décroissance. Étrangement, pourtant, Parrique a du mal à en dégager une définition précise, pas plus qu’il ne définit vraiment la croissance ou le PIB. « Mais qu’est-ce que la croissance ? écrit-il au début du chapitre 1. Une hausse du PIB, répondront certains. Mais encore ? Définir la croissance comme une hausse du PIB revient à décrire la chaleur comme une hausse de la température ; c’est une description sans explication ».

En ce qui concerne la décroissance, plusieurs définitions sont proposées, ce qui finit par créer une certaine confusion. À la fin de l’introduction, la décroissance est définie comme une « réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être » qui permettrait d’aller vers une société « post-croissante », c’est-à-dire indifférente à la croissance. Mais d’autres définitions s’ajoutent par la suite. Dans le chapitre 5, on assiste ainsi à une profusion de définitions souvent abstraites et sans contenu opérationnel : « la décroissance est avant tout une théorie critique », peut-on lire. Puis : « La décroissance est plus qu’un concept académique, c’est devenu un vaste domaine d’action ». Le début du chapitre 6 s’ouvre par ces phrases : « Qu’est-ce que la décroissance ? Si la question est simple, la réponse, elle, l’est nettement moins. Car la décroissance, c’est beaucoup de choses à la fois : une stratégie de transition, mais aussi un mouvement, une mosaïque de pratiques, un courant de pensée, une théorie critique, et un domaine d’étude. »

Peut-on dire que la décroissance signifie la baisse du PIB ? Même cela n’est pas très clair. « La baisse du PIB n’est pas un objectif mais seulement l’une des conséquences d’une politique de décroissance. Assimiler une douloureuse récession à une politique maîtrisée de décroissance juste parce qu’elle provoque une baisse du PIB est aussi absurde que de comparer une amputation à un régime juste parce qu’elle engendre une perte de poids » écrit-il. Il faut arriver au début du chapitre 7, pour trouver la formule qui semble le mieux résumer la pensée de l’auteur : « la décroissance est une stratégie qui vise à atteindre une taille économique théorique qui garantit le bien-être et la justice sociale (les planchers sociaux) sans dépasser la capacité de charge des écosystèmes (le plafond écologique) ». Remarquons que la formulation, s’est précisée par rapport à celle proposée en introduction. On ne parle plus d’un « souci » de bien-être et d’un « esprit » de justice sociale mais plutôt de les garantir. Elle est également complétée par deux lignes rouges. Un « plancher social », c’est-à-dire un niveau de production minimal acceptable socialement, et un « plafond écologique », c’est-à-dire un niveau maximal d’empreinte écologique. Cette précision permet de comprendre en quoi la décroissance est un pari. En effet, quelle certitude avons-nous que le plancher social sera plus bas que le plafond écologique ? Et que fait-on si ce n’est pas le cas ?

Réduire le PIB ou réduire l’économie ?

La formule du chapitre 7 pose un autre problème : elle semble contredire le propos du chapitre 1 consacré au PIB. Dans ce premier chapitre, Parrique insiste sur l’importance de distinguer l’indicateur de ce qu’il est censé représenter, à savoir l’économie. Le PIB, explique-t-il, ne représente que la partie émergée de l’iceberg économique car l’économie est avant tout « anthropologique ». Elle constitue « l’organisation sociale de la satisfaction des besoins ». Or, une grande partie de l’économie, celle qui est immergée, est invisible aux yeux des responsables politiques car non prise en compte dans l’indicateur. « Le PIB n’est qu’une estimation sélective et approximative de la production, et uniquement selon une certaine conception de la valeur. Il ne mesure pas l’économie anthropologique, mais une représentation simplifiée et quantifiable de celle-ci », écrit-il avec justesse.

L’insistance mise dans ce premier chapitre à distinguer le PIB (la mesure quantifiable) et l’économie anthropologique (la satisfaction des besoins) donnait à penser que la décroissance visait à réduire le PIB tout en préservant la pleine satisfaction des besoins sociaux. Pourtant, on vient de voir que ce n’est pas ainsi qu’est définie la décroissance au chapitre 7 puisque Parrique évoque non pas la réduction de la taille du PIB, mais bien celle de l’économie dans son ensemble. L’enjeu de la décroissance ne serait donc pas, contrairement à ce qu’il écrit dans le chapitre 1, de « sortir l’iceberg de l’eau » mais de réduire l’iceberg lui-même, et donc de diminuer la capacité de la société à satisfaire certains besoins sociaux. C’est d’ailleurs le sens de son propos introductif : « Le défi qui se tient devant nous est celui du moins, du plus léger, du plus lent, du plus petit. C’est le défi de la sobriété, de la frugalité, de la modération, et de la suffisance ».

Modération, frugalité, sobriété… La décroissance ne vise pas seulement à réduire le PIB mais surtout à limiter les besoins auxquels entend répondre l’économie anthropologique. Cette posture, il est vrai, est cohérente avec le concept de « plafond écologique ». Du point de vue de la planète, peu importe que l’atteinte à l’environnement soit le fait d’une activité incluse ou non dans le PIB. Par exemple, si j’appelle un taxi pour me rendre à la gare, je fais croître le PIB ; si je demande à un ami de m’y emmener en voiture, je réponds au même besoin sans faire varier le PIB. Mais du point de vue de la planète, les deux opérations sont parfaitement équivalentes. Dans les deux cas du pétrole aura été consommé, du CO2 émis. Le fait de transformer une activité marchande comptabilisée dans le PIB en activité bénévole qui n’est pas comptabilisée ne réduit en aucun cas le problème des émissions de CO2. Aussi, ce n’est pas le PIB qu’il faudrait réduire, mais bien l’économie dans son ensemble.

Si tel est l’objectif de la décroissance – limiter nos besoins sociaux pour limiter notre emprise sur l’environnement – pourquoi dans ce cas commencer le livre par une critique du PIB ? En réalité, l’ouvrage de Timothée Parrique ne cesse de multiplier les fausses pistes et semble avoir du mal à expliquer clairement son projet. Par exemple, le chapitre 3 intitulé « Marché contre société » évoque l’importance des « forces reproductives de l’économie », autrement dit le fait qu’une société marchande ne peut fonctionner durablement sans s’appuyer sur le travail et le soutien des nombreuses activités non marchandes qui participent à la reproduction sociale. J’avais exprimé la même réflexion dans l’introduction de L’Économie du réel et je ne peux donc qu’adhérer à l’idée que la « croissance de l’activité marchande n’est pas toujours synonyme de progrès ». Mais dire qu’il faut réduire la marchandisation de la société n’est pas équivalent à dire qu’il faut réduire le PIB ou la taille de l’économie. Tout le PIB n’est pas marchand, et toute l’économie ne se résume pas au PIB.

La vraie signification du PIB

En fin de compte, quel est l’objectif de la décroissance ? Est-ce de réduire la taille de l’économie, c’est-à-dire d’aller vers une forme de sobriété en renonçant à certains de nos besoins superficiels (c’est ce que semble dire l’introduction et la définition du chapitre 7) ? Est-ce qu’il s’agit de réduire le PIB qui constitue la partie de l’économie qui est monétarisée (c’est ce que semble dire le chapitre 1) ? Ou alors l’objectif serait-t-il surtout de réduire la part marchande du PIB comme le laisse entendre le chapitre 3 ?

Pour bien comprendre l’enjeu de ce débat, il faut justement en revenir au PIB. Dans le chapitre 1, Timothée Parrique explique la manière dont il est calculé sans trop s’appesantir sur sa signification et sa composition. Il écrit notamment que le PIB est « le résultat d’une gigantesque addition » calculée de trois manières : par la production de valeur ajoutée, par les revenus et par les dépenses. Le lecteur peu attentif aura du mal à comprendre l’information essentielle contenue dans ce passage. Car le PIB ne relève pas d’un simple « calcul » ; il représente réellement l’ensemble de la valeur de la production monétarisée, l’ensemble des dépenses et l’ensemble des revenus. L’un des biais systématiques des théoriciens de la décroissance est d’évacuer un peu rapidement la conséquence de ce fait : réduire le PIB, ce n’est pas nécessairement réduire la production de richesses, car toute la richesse n’est pas monétarisée et donc comptabilisée dans le PIB. En revanche, réduire le PIB c’est forcément réduire les revenus. Il est en effet impossible de diminuer la production de richesses monétaires sans faire baisser les revenus du même montant. Réduisez la production marchande de 100 milliards d’euros, vous réduirez mécaniquement les revenus monétaires de 100 milliards d’euros. Et vous réduirez aussi, par la même occasion, les recettes fiscales et donc la capacité de financer l’activité non marchande, c’est-à-dire des services publics. De même, la consommation individuelle des ménages sera forcément réduite de 100 milliards d’euros, voire de davantage si une boucle récessive s’enclenche.

À ce sujet, il faut insister sur un point. Affirmer que la décroissance n’a rien à voir avec la récession a tout d’un sophisme. Faire un régime n’est certes pas la même chose que de s’amputer un bras ; mais une baisse du PIB est une baisse du PIB. Qu’elle soit voulue et planifiée ou non désirée et non anticipée ne change aucunement ses conséquences : toute diminution du PIB réduira les revenus et engendrera un effet récessif. On ne peut pas jeter à la poubelle les apports de la théorie keynésienne au prétexte que la décroissance serait un projet global, ambitieux et démocratique.

Composition du PIB français

Résumons. Le PIB est égal à la somme des valeurs de la production monétarisée, à la somme des dépenses de consommation et à la somme des revenus. Ces trois sommes relèvent exactement de la même chose, c’est pour cette raison qu’elles sont identiques.

Pour comprendre ce que cela implique observons les chiffres de l’économie française. En 2022, le PIB s’élevait, d’après l’INSEE, à 2351 milliards d’euros. Ce montant représente tous les revenus produits par l’économie à destination des agents résidents (ménages, entreprises, administrations) pendant un an. Un peu plus de la moitié de ces revenus, soit 1213 milliards d’euros ont été dépensés par les ménages pour leur consommation personnelle. 625 milliards d’euros, soit environ le quart du PIB, a été consacré à financer la consommation non marchande (575 milliards venant des administrations publiques, et 50 milliards des associations caritatives). Le reste, soit 576 milliards (un peu moins du quart du PIB), a été consacré à l’investissement et regroupe celui des entreprises (332 milliards), des organismes publics (84 milliards) et l’investissement immobilier des ménages (128 milliards). Si l’on fait la somme de toutes ces dépenses, on s’aperçoit qu’elle est supérieure aux revenus. 1213 + 625 + 576 = 2414. On en déduit que l’économie française, dans son ensemble, a davantage dépensé qu’elle n’a reçu de revenus. La différence est égale à la balance commerciale qui était négative en 2022. Les exportations (744 milliards) ont été inférieures aux importations (829 milliards). L’écart entre ces deux sommes (-85 milliards) auquel il faut ajouter le solde des revenus issus de l’étranger (+22 milliards) représente l’écart entre les revenus et les dépenses (-63 milliards).

Ces chiffres sont importants à avoir en tête. Car avant de dire qu’il faut réduire le PIB, il est important de savoir de quoi parle-t-on exactement, ce que les théoriciens de la décroissance font rarement. En fin de compte, on peut dire, pour simplifier, que le PIB est constitué pour moitié de la consommation marchande des ménages, pour 25% de la consommation non marchande et pour 25% des dépenses d’investissement. Enfin, ajoutons qu’environ un tiers de la richesse monétaire consommée en France provient de nos achats à l’étranger, et qu’un peu moins du tiers de la richesse monétaire produite est exportée.

Que doit-on réduire ? Pourquoi ce n’est pas si simple

À présent que ces chiffres sont clairs, imaginons que nous réduisions le PIB de manière organisée et démocratique. Que devrait-on réduire de manière prioritaire ? Les dépenses de consommation des ménages ? La production de services publics et des associations caritatives ? L’investissement ? Et dans quelle proportion le PIB devrait-il être réduit ?

Le livre de Timothée Parrique n’apporte aucune réponse claire à ces questions. Voici ce qu’il écrit dans le chapitre 6.

« Les secteurs amenés à décroître ne seront pas dépecés au fendoir ; imaginons plutôt une redirection graduelle de l’économie, planifiée démocratiquement, dans laquelle une partie de nos ressources, de notre temps de travail, de notre énergie, et de nos matériaux cessera d’être mobilisée pour produire certaines marchandises (surtout celles qui polluent et qui ne contribuent pas ou peu au bien-être), et pourrait alors être remobilisée partiellement au bénéfice de la société. Il faut également dissiper un autre malentendu : réduire la production par la décroissance ne veut en aucun cas dire s’appauvrir. On peut très bien diminuer fortement la valeur ajoutée monétaire d’une économie (le PIB) tout en augmentant la valeur ajoutée sociale et écologique, par exemple grâce à la hausse du temps libre et à l’amélioration des services écosystémiques. »

Le problème est que cette proposition est contradictoire avec la définition donnée au chapitre suivant où la décroissance est définie comme une réduction de la taille de l’économie. Dans ce passage Parrique semble dire qu’il faudrait substituer des activités non marchandes et non monétarisées aux activités marchandes. Il y aurait donc bien baisse du PIB mais pas nécessairement diminution de la taille de l’économie. Passons. De combien faudrait-il diminuer l’économie ? Une quantification indicative est formulée un peu plus loin : « Imaginons que le contexte écologique nous impose de réduire la taille totale de l’économie de moitié. Il faudrait donc produire moitié moins, et donc, travailler moitié moins ». Parrique évoque bien, cette fois, la « taille de l’économie ». Donc, on suppose qu’il parle de l’économie anthropologique. Mais cela est contradictoire car la solution proposée qui consiste à diminuer le temps de travail. En effet, celui-ci représente une activité rémunérée et donc liée au PIB. Si on diminue le temps de travail et qu’on augmente le temps d’activité libre dans les mêmes quantités, l’activité économique sera maintenue tout en étant démonétarisée. Dans ce cas, la taille de l’économie ne diminue pas et rien ne permet d’affirmer qu’on allège les contraintes écologiques. Faire le taxi de manière rémunérée ou conduire un ami à la gare ne réduit pas l’empreinte carbone du déplacement.

C’était bien la peine d’écrire tout un chapitre visant à distinguer le PIB de l’économie anthropologique pour ensuite confondre systématiquement les deux dans les chapitres suivants ! À nouveau, la confusion entre économie / PIB / marchandisation pose des problèmes de cohérence au raisonnement.

Les conséquences d’une baisse du PIB

Admettons qu’on souhaite réduire le PIB pour respecter le « plafond écologique » et admettons que l’activité non monétarisée ne puisse s’y substituer entièrement. Quelle serait notre marge de manœuvre ? De combien pourrait-on baisser le PIB sans pour autant crever le plancher social ? Prenons une hypothèse optimiste et admettons qu’on ait pour objectif une diminution de 25% du PIB. Si on en croit l’estimation de l’association Global Footprint Network, la France a atteint le « jour du dépassement » le 5 mai dernier, date à laquelle l’économie française est réputée avoir consommé l’ensemble des ressources que la nature met un an à produire et à renouveler. Le 5 mai, c’est environ le tiers de l’année. Ainsi, d’après cette estimation, le plafond écologique serait très bas et il faudrait envisager une réduction du PIB des deux tiers plutôt que de seulement 25%.

Mais limitons-nous à une baisse de 25% et voyons où cela nous mène. Qu’est-ce qu’il faudrait diminuer ? À lire l’ouvrage de Parrique, l’objectif serait de diminuer la part du PIB consacrée à la consommation de marchandises. À l’inverse, il faudrait préserver le PIB consacré à la consommation non marchande. Quid de l’investissement ? Parrique n’en parle pas dans son livre mais on peut raisonnablement penser, si l’on en croit le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz consacré à la stratégie de transition climatique, que de nombreux investissements vont devoir augmenter. Certes, ce rapport n’est en rien partisan de la décroissance, mais les impératifs écologiques impliqueront de changer en profondeur notre système productif, ce qui nécessite des investissements dans le ferroviaire, la rénovation des bâtiments, la décarbonation de notre système productif… D’autres investissements à vocation purement marchande devraient sans doute être réduits. Quel serait le solde global ? La réponse n’est pas claire. Comme, à ma connaissance, aucun calcul n’existe à ce sujet chez les théoriciens de la décroissance, on est contraint de spéculer. Optons donc pour un montant préservé des dépenses d’investissement par rapport au volume actuel et admettons que les énormes besoins de la transition pourront être compensés par un désinvestissement du même montant dans le secteur marchand.

Comme on l’a vu plus haut, le PIB actuel représente 50% de consommation marchande des ménages, 25% de consommation non marchande et 25% de dépenses d’investissement. Si l’on entend préserver à la fois les dépenses d’investissement et celles liées à la consommation non marchande, alors toute réduction du PIB ne peut reposer que sur la consommation marchande. Une réduction de 25% du PIB implique donc une division par deux des dépenses de consommation des ménages. Il faudrait donc passer d’une économie 50/25/25 à une économie 25/25/25 pour réduire de 25% le PIB sans diminuer les dépenses non marchandes et les dépenses d’investissement. Pour cela, il sera nécessaire de diviser par deux les revenus disponibles des ménages (en réalité un peu moins car il faut comptabiliser l’épargne qui correspond aux revenus non dépensés).

L’illusion de la sobriété heureuse

Est-il possible, dans une optique décroissante et démocratique, d’organiser une réduction de 25% du PIB en divisant par deux les revenus disponibles des ménages ? C’est à cette question qu’il faudrait répondre. Dire que cela serait acceptable politiquement dans un régime démocratique me semble totalement déraisonnable. Notons par ailleurs que cette division par deux des revenus se ferait sans amélioration notable des services publics et sans accélération des dépenses d’investissement. Notons également que rien ne dit que les pays voisins suivraient la même politique. Or, au sein de l’UE, la circulation des personnes est libre ; on ne pourra pas empêcher les familles de s’expatrier pour profiter de revenus deux fois plus élevés de l’autre côté de la frontière. Comment gérer politiquement une telle décroissance et le choc que cela produirait ? Dans son chapitre 1, Parrique affirme que « ce qui compte, au final, ce n’est pas le ‘‘pouvoir d’achat’’ mais plutôt le ‘‘pouvoir de vivre’’ ». Là aussi, il s’agit d’une formule pratique mais peu opérante. Pour une grande partie des Français le pouvoir d’achat c’est le pouvoir de vivre : celui de prendre des vacances, de faire une sortie au restaurant, au cinéma, de renouveler sa garde-robe… toutes ces consommations marchandes doivent-elles être divisées par deux ? Qui décidera quelles sont les consommations utiles et superfétatoires ? Et, surtout, comment parvenir à faire accepter ces décisions à la population ?

Loin d’être un instrument absurde, le PIB mesure parfaitement les revenus monétaires. Et même si « l’argent ne fait pas le bonheur » comme on dit, il est difficile d’affirmer que baisser les revenus assurera aux ménages d’être plus heureux, plus émancipés et plus libres, surtout si cette baisse pèse exclusivement sur la part de la consommation qu’ils peuvent librement choisir.

Les théoriciens de la décroissance ont sans doute raison sur un point : la baisse du PIB, et en tous cas la fin de sa hausse indéfinie sera sans doute nécessaire, à terme, pour éviter l’effondrement écologique. Disons les choses de manière plus réaliste : le risque d’effondrement écologique conduira sans doute l’humanité à réorganiser en profondeur son économie pour parvenir à une forme de post-croissance. Quantitativement, quel sera alors le niveau de PIB de cette économie ? Pourra-t-on limiter sa diminution à 25% ? Personne ne peut l’affirmer avec certitude. Et si le plafond écologique nécessite plutôt une baisse de moitié du PIB, devrait-on supprimer toute la production marchande et organiser une forme de collectivisation des moyens de production pour s’assurer que chacun pourra vivre dans un confort minimum malgré les contraintes très fortes qui pèseront alors sur la consommation ? Et devrions-nous limiter l’accès à certaines ressources pour éviter que, dans le cadre de leur temps libre les individus continuent de produire et d’approfondir leur empreinte écologique ?

Ce qui est certain, c’est qu’il est hautement improbable que la transition vers la post-croissance se fasse dans le bonheur et la félicité pour tous. De même, il est absurde d’affirmer que la décroissance n’affectera qu’une partie minoritaire de la société. La réalité c’est que la décroissance représentera une rupture anthropologique d’une violence inouïe pour tout le monde. On ne diminue pas la moitié de la consommation marchande des ménages en taxant un peu les 10% les plus riches. En masquant cette violence pour rendre leur projet désirable, les partisans de la décroissance risquent de rendre bien plus difficile l’acceptation des mesures qu’ils seraient amenés à prendre s’ils parvenaient au pouvoir. Churchill avait eu le courage de dire aux Britanniques qu’il leur promettait « du sang et des larmes » afin de vaincre l’Allemagne nazie. On attend des décroissants qu’ils aient la même honnêteté intellectuelle. Chiche ?

David Cayla

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Sans mixité sociale à l’école, la promesse républicaine ne peut pas être tenue

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Un fiasco. Telle est, en substance, la façon dont nous pouvons résumer les annonces formulées par Pap Ndiaye en matière de mixité sociale dans les écoles privées.

Prévu depuis plusieurs mois, reporté à plusieurs reprises au grand dam des journalistes qui n’en finissaient plus de jongler avec leurs agendas, ce plan de lutte contre le séparatisme scolaire était attendu par tous ceux qui avaient pris au sérieux les intentions affichées par le ministre de l’Éducation nationale. Il faut dire que le locataire de la rue de Grenelle s’était fortement exprimé, arguant lors d’une séance au Sénat que ce sujet constituait « une priorité de son ministère (…). Les élèves défavorisés représentant 42 % des élèves dans le public, contre 18 % dans le privé. ».  

Si ce phénomène n’est pas nouveau, celui-ci a toujours été rendu opaque par des personnes qui avaient intérêt à poursuivre l’écriture de la fable selon laquelle notre système éducatif demeure parfaitement égalitaire. Et comme les conséquences d’une illusion ne sont pas illusoires, certains se sont réfugiés dans le confort de récits individuels pour mieux se détourner du mouvement de fond qui se jouait au profit des établissements scolaires privés.

La réalité a fini par s’imposer à tous avec la publication des indices de position sociale (IPS) en octobre 2022. Calculé selon une méthodologie établie par les services statistiques de l’éducation nationale en fonction des catégories socioprofessionnelles des deux parents, de leurs diplômes, des conditions de vie, du capital, des pratiques culturelles et de l’implication des parents dans la scolarité de leur enfant, l’IPS est un outil pertinent pour appréhender la composition sociologique de nos écoles. Or, depuis que ces données ont été rendues publiques, nous savons que dans la France entière, hexagonale et ultra-marine, les collèges et les lycées privés concentrent en leur sein les élèves les plus favorisés, et ce dans des proportions parfois très importantes. La fracture est encore plus nette s’agissant de l’écart entre les lycées d’enseignement général et les lycées professionnels.

Dans mon département, les Hauts-de-Seine, cette dualité s’exprime de manière paroxystique. Les 15 collèges à l’IPS le plus faible sont des établissements publics, tandis que les 15 collèges à l’IPS le plus élevé sont des établissements privés. Les proportions sont quasiment équivalentes pour les lycées, puisque, dans les 20 établissements à l’IPS le plus élevé, on dénombre 16 établissements privés, ainsi qu’un établissement public basé à Neuilly sur Seine, soit dans une ville qui cultive une endogamie sociale peu propice à la mixité. À l’inverse, il faut déplorer que parmi les 20 lycées à l’IPS le plus faible, 19 soient des établissements publics.

Plus que des chiffres, ces statistiques traduisent une réalité politique terrifiante : une ségrégation scolaire se déroule sous nos yeux, laquelle met gravement en cause notre contrat social républicain. Au fond, nous courrons le risque de voir deux jeunesses grandir sans jamais se rencontrer, séparées parce que l’une est mieux née que l’autre. Je ne résiste pas à l’envie de citer les propos de Pierre Waldeck-Rousseau lorsque celui-ci luttait contre les congrégations en sa qualité de président du Conseil. Prononcé en 1900, ce discours semblera d’une grande acuité à l’esprit de celles et ceux qui ont pris la mesure de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui :

« (…) deux jeunesses moins séparées encore par leur condition sociale que par l’éducation qu’elles reçoivent, grandissent sans se connaître, jusqu’au jour où elles se rencontrent si dissemblables qu’elles risquent de ne plus se comprendre. Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes — l’une, de plus en plus démocratique, emportée par le large courant de la Révolution, et l’autre, de plus en plus imbue de doctrines qu’on pouvait croire ne pas avoir survécu au grand mouvement du XVIIIe siècle — et destinées à se heurter».

Sommes-nous revenus au début du XX siècle ? Comparaison n’est pas raison et je ne me risquerais pas à un anachronisme, aussi séduisant soit-il. Pour autant, est-ce que le gouvernement a décidé de lutter efficacement contre le séparatisme scolaire qui est le nôtre aujourd’hui ? Hélas, non.

En effet, force est d’admettre que le protocole signé entre Pap Ndiaye et le secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC) apparait, au mieux, comme de la très mauvaise cosmétique. Tout juste est-il demandé aux établissements privés de jouer le jeu de la mixité sociale sans qu’aucun objectif contraignant ne leur soit assigné, alors même que ces établissements sont financés à hauteur de 73 % par la puissance publique. Pouvait-il en être autrement ? Je ne l’ai jamais cru, étant donné que le SGEC se savait soutenu par Emmanuel Macron lui-même. N’oublions pas que le macronisme repose sur une anthropologie profondément darwinienne. La société doit appartenir aux vainqueurs de la compétition inhérente au néolibéralisme. À ce titre, les institutions républicaines sont perçues comme des obstacles à la privatisation du monde. Rien de surprenant donc à ce que le Président de la République s’oppose avec véhémence à tout ce qui pourrait contrecarrer un système qu’il chérit tant.

Il faut cependant savoir gré au ministre Pap Ndiaye d’avoir porté sur la place publique un débat que son prédécesseur avait soigneusement évité. Défendre l’école républicaine c’est d’abord dénoncer la ségrégation scolaire qui ruine son projet. C’est pour cette raison qu’en avril dernier, j’ai déposé une proposition de loi visant à conditionner les subventions accordées aux établissements privés sous contrat à des critères de mixité sociale. En d’autres termes, si une école privée ne joue pas le jeu de la mixité sociale, alors les subventions publiques qui lui sont attribuées seront réduites et reversées à l’école publique. A contrario, il n’est pas question d’augmenter les subsides des écoles privées qui s’en sortiraient un peu mieux en la matière. L’idée n’est pas de récompenser les plus vertueux, mais bel et bien de châtier ceux qui concourent à l’expression du séparatisme scolaire.

Ce texte, travaillé de concert avec le Comité National d’Action Laïque (CNAL), a connu une résonance médiatique inespérée. Sans doute parce que depuis de très nombreuses années, la gauche est restée bien silencieuse à ce propos. D’un côté, certains ont peur de relancer la guerre scolaire déclenchée par la réforme Savary, quand d’autres craignent de se retrouver face à leurs propres contradictions. J’entends aussi quelques camarades profondément hostiles à l’école privée refuser de légiférer contre cette dernière au motif que cela reviendrait à conforter son existence.

À ceux-là, je réponds que je suis un enfant de la Révolution française, de 1848, de la Commune de Paris, de Jaurès et du Front populaire. À ceux-là, je réponds que je suis un farouche partisan de la République laïque et sociale et donc, par conséquent, un opposant au dualisme scolaire tel qu’il se pratique dans notre pays. L’école publique est la seule chère à mon cœur. Je peux admettre l’existence de l’école privée, mais certainement pas si celle-ci se trouve financée par la République.

Très attaché à cet idéal, je n’en demeure pas moins lucide sur le rapport de force préexistant à la bataille culturelle et politique que nous devons mener sur ce sujet. Avouons-le : l’école privée et ses thuriféraires sont déjà très bien installés. Ils mènent une guerre scolaire que nous sommes en train de perdre. Nous pouvons chanter toute la journée qu’il faudrait abroger les lois Debré et Carle que cela ne changerait rien à l’affaire. Notre stratégie a échoué. La masse est silencieuse, voire indifférente ou hostile, tandis que de notre côté, nous ne parvenons plus à mobiliser nos troupes, poussant ainsi certains d’entre nous à renoncer à ce noble combat de la famille laïque. Jean-Luc Mélenchon, républicain convaincu et premier candidat de la gauche lors des dernières élections présidentielles, n’a-t-il pas affirmé lui-même dans un entretien publié dans La Croix au mois de mars 2022 qu’« abroger la loi Debré n’est pas d’actualité. Ce serait créer le chaos dans tout le pays, car la relève publique n’existe pas. Et je ne veux pas d’une guerre scolaire (…) La bataille rangée entre cléricaux et républicains est dépassée. »

Voilà où nous en étions avant le lancement du débat sur la mixité sociale au sein de l’école privée. Mais depuis le dépôt de ma proposition de loi, les lignes bougent à nouveau. Des forces laïques se mettent en mouvement. Je pense bien entendu au CNAL, mais aussi à l’Union des familles laïques (UFAL) qui vient d’apporter un soutien officiel à mon texte. Des femmes et des hommes politiques de tous les horizons nous rejoignent. La presse et les médias s’intéressent à la cause. Et, à force de maïeutique, chacun se retrouve à rediscuter de la pertinence du dualisme scolaire tel qu’il s’exerce en France. De manière assez inattendue, nous avons également été soutenus de façon indirecte par la Cour des comptes. En effet, dans un rapport remis la semaine dernière, les magistrats de la rue Cambon, qui n’ont pas été tendres avec l’école privée, préconisent de prendre en considération la composition sociale et le niveau scolaire des élèves accueillis pour déterminer la participation financière de l’État. C’est dire !

Notre stratégie fonctionne. Ce qui a été perdu hier peut être regagné demain, à condition que nous nous en donnions les moyens. L’école publique doit redevenir le nouvel horizon d’attente de l’utopie républicaine.

Pierre Ouzoulias

Sénateur communiste des Hauts-de-Seine

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L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

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Cette œuvre, toute romanesque qu’elle soit, propose à chaque page de multiples réflexions philosophiques. Disons-le d’emblée, pour ne pas décevoir les grands amateurs de Kundera, tout ne pourra être dit ici. Non pas pour quelque pudibonderie de ma part, mais parce qu’à chaque lecteur sa lecture. Je veux dire par là qu’au moment où j’ai (re)lu « l’insoutenable légèreté de l’être », certains thèmes du roman m’ont davantage marqué que d’autres – ces derniers passant dès lors « à la trappe » de ma réflexion. Par ailleurs ce classique de Milan Kundera est un roman à thèses (au sens propre comme figuré), et je n’ai pas les compétences requises pour disserter vingt pages sur l’auteur tchèque. Avant de commencer l’écriture de cet article, j’esquissais plusieurs thématiques kunderiennes à aborder (le kitsch de la gauche, la vie comme partition musicale, le bonheur linéaire et circulaire). Il m’est toutefois apparu vain de parler de ces éléments, tout aussi importants qu’ils fussent, après avoir évoqué la légèreté et la pesanteur chez Kundera. Aussi, cette chronique de juin assume un parti pris : celui de ne pas tout dire. Si un seul lecteur du Temps des Ruptures décide d’emmener « l’insoutenable légèreté de l’être » avec lui cet été, alors ma tâche sera accomplie.

Pesanteur et légèreté, voici les deux pôles entre lesquels oscillent les vies humaines pour Kundera. Ces deux notions composent d’ailleurs le titre de deux chapitres du livre. Dès le début de l’ouvrage, l’auteur s’appuie sur Parménide pour les opposer. Pour le philosophe présocratique, la légèreté est positive là où le poids est nécessairement négatif. Kundera cherche durant tout le roman à dénier ce manichéisme ; il ne renverse pas la proposition de Parménide, mais explore à travers les pérégrinations amoureuses de quatre personnages les ambivalences de la légèreté et de la pesanteur. Comme l’auteur tchèque le dit lui-même, « le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde ». C’est cet examen de la vie humaine qui le conduit à explorer chez chacun des quatre personnages « principaux » le spectre de la liberté.

La légèreté, ambigüe, s’incarne dans les personnages de Tomas et Sabina. Le premier est à la fois mari passionné et amant volage. Il tombe presqu’immédiatement amoureux de Tereza lorsqu’il la rencontre pour la première fois après des années de célibat libertin, mais sa quête de liberté ne s’en trouve pas entravée. Aucunement menteur, il précise dès le début de leur relation qu’il distingue le corps et le cœur, la chair et l’âme. Il se rend bien compte que sa dissociation provoque le malheur de sa bien-aimée, elle qui symbolise la pesanteur dans tout ce qu’elle a de plus grave. Pourtant, Tomas ne peut s’empêcher de rechercher la singularité chez chaque femme qu’il croise – et cette quête passe nécessairement par le sexe qu’il disjoint de l’amour. Kundera dit d’ailleurs que « l’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) ». La légèreté de Tomas lui octroie le bonheur : homme qui multiplie les femmes, son obsession n’est pas romantique – Kundera définit l’obsession romantique comme la recherche éperdue de l’idéal, la recherche de l’âme sœur, qui ne peut par définition jamais se trouver et qui n’amène que déception. Son obsession est libertine, c’est-à-dire qu’il recherche systématiquement la singularité, ses relations sexuelles sont éphémères et aléatoires, il ne peut donc jamais être déçu. Il associe donc une passion amoureuse pour Tereza à une attitude hédoniste qui ne peut lui provoquer aucun désagrément. Le corps a ses raisons que le cœur ignore. Sabina, autre pendant de la légèreté, se trouve aussi être une amante de Tomas. Sa légèreté, ce qu’elle nomme « ses trahisons » successives (auprès de sa famille, des hommes, de ses amis), ne lui apporte guère de contentement. La sexualité est perçue chez elle comme une activité créatrice, presque comme de l’art, mais un art infécond. Cette libido, au lieu de lui procurer l’allégresse qu’on imagine chez Tomas, la renvoie au contraire à la vacuité de son existence, la vacuité de sa sexualité. La légèreté, incarnée dans deux existences humaines différentes, n’est donc ni mauvaise ou bonne en soi.

Quant à la pesanteur, personnifiée par Tereza (la femme de Tomas) et Franz, elle est également équivoque. Pour Tereza, la vie est un enfer tranquille marqué par des journées agréables en compagnie de son mari, mais des nuits épouvantables où l’image de ses amantes surgit toujours. La légèreté de son mari lui est insupportable, mais son amour pour lui – et l’amour qu’il lui porte réciproquement – l’emporte sur tout. La vie lui apparaît nécessairement comme devant être grave, sérieuse, pesante. Tereza incarne la femme morale, fidèle et dévouée à son mari, prônant un amour purement monogame. Elle associe la sexualité à la culpabilité, et l’unique fois où elle s’adonne à une relation extraconjugale, les remords la rongent terriblement. L’autre personnage associé à la pesanteur est Franz, où se reflète comme chez Tomas une plus grande complexité dans le rapport à la liberté. Il est embourbé dans un mariage morne, ennuyeux, dans lequel il ne trouve ni bonheur ni épanouissement. Son aventure avec Sabine le sort de cet engluement, il découvre la liberté et peut enfin se consacrer à son idéal qu’il avait enterré dans le tombeau de son mariage : la politique. Chez lui la sortie de la pesanteur – toute relative puisqu’elle se retrouve malgré tout dans son aspiration militante – est synonyme de réjouissance.

Le roman, au fur et à mesure que s’écoulent les pages, obscurcit cette bipolarité entre légèreté et pesanteur déjà ambivalente au départ. L’évolution des personnages, que nous sommes bien obligés de dévoiler pour saisir le cœur du roman, brouille les pistes préétablis. L’existence humaine, la nature humaine, est pétrie de contradictions, chacun des personnages évoluant finalement sur un pôle presque opposé au sien. Tomas, pris dans une dualité constante qui l’empêchait de « choisir » entre ses aventures érotiques et son amour pour Tereza, en finit finalement avec ses infidélités lorsqu’ils s’installent à la campagne. A l’inverse, Tereza parvient dans une certaine mesure à se libérer de sa dépendance viscérale vis-à-vis de Tomas sans pour autant cesser de l’aimer. Franz, quant à lui, s’éloigne de l’idéal amoureux – tout en ayant une aventure durable avec une étudiante – pour réinvestir sa gravité dans la politique. Chez Sabina, l’évolution est plus ardue, perdue dans les méandres de la légèreté (elle continue ses « trahisons) et de la pesanteur (elle reste longtemps avec ses amants et cherche à prendre le rôle d’une femme « traditionnelle »). Rien n’est écrit, aucune nature n’est immuable, Kundera montre que les hommes et les femmes restent en définitive libres de leurs choix.

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ATLANTIC BAR, FANNY MOLINS (2022)

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Pour la neuvième année consécutive, France Culture a mis sur pied son Prix Cinéma des étudiants(1). Une nouvelle occasion, offerte à quelques centaines de jeunes volontaires, de visionner une sélection de films indépendants portés par la radio, d’en rencontrer les réalisateurs et d’élire leur favori. L’édition 2023, à l’instar des précédentes, recèle sa part de surprise, d’hardiesse, et ce quelque chose d’insolite qu’on aime tant découvrir au cinéma.

Pour ce qui me concerne, la perle de cette année, c’est la réalisatrice française Fanny Molins qui nous la fournit avec son premier long métrage documentaire : Atlantic Bar. Présenté à Cannes l’année derrière dans le cadre de la programmation de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID), il est sorti en mars 2023 et se trouve encore diffusé par certaines salles bien avisées(2).

À l’origine du projet, Fanny Molins situe l’étrange attirance qu’elle dit éprouver depuis toujours pour les bars. Tandis que certains n’y voient que ces lieux quelconques, aménagés pour servir des boissons et rien de plus, son regard, lui, porte plus loin. Sans doute est-ce parce que celle-ci, avant de saisir la caméra, a fait de la photographie une passion. Attachée aux détails et aux beautés de l’instant, sa patte de photographe marque l’ensemble du film dont les scènes sont autant d’images d’une rare beauté. Alors, lorsqu’elle passe devant l’Atlantic Bar, niché dans une ruelle non loin des Arènes d’Arles et illuminé par le soleil chaud du midi, elle s’arrête et pose son regard. Pendant plus de trois ans, elle suivra ses habitués et, progressivement admise dans leur intimité, les photographiera. Son premier film raconte leurs histoires.

Des histoires, il n’en manque pas à l’Atlantic bar, tenu fièrement par Nathalie et son Jean-Jacques. Tous les jours ou presque, elle ouvre les portes de son établissement aux Arlésiens, aux ouvriers, aux commerçants, aux divers travailleurs. On y prend son café au comptoir, son demi en terrasse, son pastis à toute heure de la journée et, à l’occasion, on y déguste même des moules. Au fil des années, une clientèle d’habitués s’est constituée. Les gens du quartier s’y retrouvent pour le plaisir de bavarder ensemble de tout et de rien, de leur quotidien, de leurs joies, de leurs peines. Mais pour certains, l’Atlantic bar est bien plus que cela. Souvent usés par une vie de travail harassante, abîmés par ses difficultés, parfois même cassés par les coups du destin, ils y trouvent bien plus qu’un débit de boissons, un nouveau chez-soi, un refuge aux visages familiers et bienveillants. C’est bien le cas d’Alain qui, ayant vécu l’indicible – trois années à vivre dans la rue – a trouvé en Nathalie et Jean-Jacques une nouvelle famille. Idem pour Claude à l’âme de poète, ancien voyou ramené dans le droit chemin après avoir perdu son frère, égorgé pour une bagatelle. Et ce n’est pas tellement différent s’agissant de Gilbert, brigand dans la force de l’âge ayant fini par se ruiner au jeu.

Bien plus donc, qu’un simple comptoir aux yeux de ses habitués, lorsque Nathalie apprend la mise en vente du bar par son propriétaire, la nouvelle déferle telle une onde de choc dans ce milieu fier, mais fragile. 75 000 €, c’est le prix à payer pour racheter le fonds de commerce, sans quoi c’en sera fini de l’Atlantic Bar. La somme n’est pas modeste pour qui considère, comme Jean-Jacques, qu’augmenter les prix revient à dénaturer le sens de son activité – ce n’est pas ça, le « vrai bar ». Car en effet, si le café ne coûte plus un 1,5 € mais 2 € voire 2,2 € ou bien que le pastis monte à 3 €, alors, il n’y a plus personne – du moins plus Alain, Claude ou Gilbert. Telle est aussi la réalité de ce lieu, à la fois vital pour celles et ceux qui y font société et profondément vulnérable. Confronté à sa disparition, le collectif rassemble ses forces et organise la défense, sans désespoir, avec lucidité et dignité.  

En France, on connaît tous un Atlantic Bar. Ces cafés, bars, bars-tabac ou encore bars PMU parsemant notre territoire des villes aux campagnes. Ces établissements aux façades le plus souvent bien ordinaires, devant lesquelles d’aucuns passent sinon avec méfiance, du moins avec indifférence. Ces bars qu’on réduit volontiers à leurs « piliers ». Fanny Molins, elle, fait tout l’inverse avec son premier film dont l’objet est aussi, selon ses mots, de faire « une typologie de lieux qui disparaissent ». Elle le fait avec un sens esthétique admirable, exaltant les sons et les objets qui les définissent, les rires, les cris, les verres qui se remplissent, les cigarettes qui crépitent, les cartes qu’on distribue, le baby-foot qui remue, le silence d’une salle presque vide. Elle le fait encore sans artifice aucun, mettant la vitalité du lieu face à face avec son caractère tout à fait destructeur, et ne concédant rien au fléau qu’est l’alcoolisme. Elle le fait surtout avec beaucoup d’humanité et de pudeur, donnant longuement la parole à celles et ceux qui, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, sont là, existent, et renferment parfois une âme d’une richesse insoupçonnée.

Aux étudiantes et étudiants lecteurs du Temps des Ruptures, le mot de la fin : profitez donc du Prix Cinéma des étudiants de France Culture, il est enrichissant et toujours surprenant !

Références

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/evenements/devenez-jure-du-prix-cinema-des-etudiants-france-culture-2023-6657224#.

(2) V. https://www.allocine.fr/seance/film-303759/pres-de-115755/

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Erdogan, le mirifique

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crédits image : Bulent Kilic / AFP

Et pourtant, cette fois, on a voulu y croire et on y a cru. On a rêvé d’écrire un article modérément optimiste sur le retour au pouvoir d’une opposition qui avait passé sous la table ses désaccords idéologiques pour se présenter sous la seule bannière du retour au parlementarisme. On aurait voulu écrire que la victoire de l’opposition ne résolvait pas les conflits qui structurent la Turquie, entre des laïques toujours plus faibles et des islamistes toujours plus vifs, entre des nationalistes turcs toujours plus expansionnistes et une minorité kurde toujours prête à défendre son peuple privé de nation. Entre une gauche divisée sur la question nationale et une droite divisée sur la question laïque. Enfin bref, que la victoire de l’opposition n’allait pas tout résoudre, mais qu’au moins Erdogan était parti, et que ces débats durs, clivants, pour lesquels nous, la gauche laïque et républicaine, ne pouvons que prendre parti pour les Kurdes et les laïques, se feraient dans le cadre de la démocratie parlementaire retrouvée plutôt que dans le maintien au pouvoir d’un président concentrant toujours plus de pouvoir à mesure que son impopularité augmente, faute d’institutions permettant l’émergence de l’alternance.

Si l’impopularité d’Erdogan est réelle, sa base électorale n’en est pas moins solide. Il peut s’appuyer sur un parti islamo-conservateur qui a de puissants relais dans la Turquie profonde et dans la diaspora, l’AKP, et sur son allié indéfectible, le MHP, ultra-nationaliste. Les deux partis couvrent un spectre électoral complémentaire. L’AKP met l’accent sur la religion, les valeurs islamiques traditionnelles, le MHP insiste sur l’exaltation du peuple turc et appelle à l’unification de tous les turcophones, d’Anatolie, d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale. Les Arméniens et les Kurdes n’ayant qu’à bien se tenir.

Qu’elle soit celle de l’Islam politique ou de ce vaste peuple turc fantasmé, la gloire du régime erdoganien s’est cognée sur le réel de l’inflation, des multiples crises économiques et sanitaires, des catastrophes naturelles bien mal gérées et l’afflux de réfugiés syriens.  Erdogan doit affronter la résistance d’un pays aux institutions démocratiques et laïques assurément solides.

Il y a d’abord la vieille garde kémaliste. Progressiste, laïque, de centre-gauche, réunie autour d’un parti, le CHP, qui tient fermement les régions côtières et a reconquis de haute lutte les mairies d’Ankara et d’Istanbul avec des leaders jeunes et charismatiques qui ont dépoussiéré le parti d’Atatürk. Et puis il y a cet allié insolite du CHP, la droite laïque de l’IYI. Scission des laïques du MHP qui reprochaient à Erdogan son entrain islamiste, elle trouve donc ses origines à l’extrême-droite nationaliste. Ralliée au néolibéralisme, elle a également attiré à elle l’aile droite du CHP, qui n’était pas suffisamment Bad godesbergisée à son goût.

Alliance insolite mais pas incohérente au regard de l’histoire ambivalente du kémalisme. Si nous avons souvent, en France, loué l’Atatürk moderne, laïque, qui faisait voter les femmes turques avant les Françaises et avait appliqué une séparation stricte du fait religieux et de l’Etat, nous avons également trop souvent oublié l’Atatürk au nationalisme ethnique tout à la fois anti-arménien, anti-kurde, anti-grec, anti-assyrien.

Les Arméniens ont subi un génocide dont la négation est commune à l’AKP et au CHP (malgré de timides évolutions ces dernières années pour les seconds). Les Grecs, majoritaires sur la côte anatolienne jusqu’aux années 1920, ont été chassés, ceux qui ont voulu rester ont abandonné leur langue et leur religion pour embrasser la langue turque et un islam de façade (le poids démographique de ces descendants de convertis peu dévots expliquant la faiblesse des islamistes dans les régions côtières). En 2018, le candidat du CHP n’hésitait pas à agiter la menace d’une reconquête par les Grecs d’Istanbul.

Si les descendants des Grecs turcisés se sont ralliés au kémalisme par adhésion à la laïcité, il n’en fut pas de même pour les Kurdes. Jadis bastion de l’AKP, le Kurdistan préférait les islamistes, qui les incluaient dans une société nationale définie par l’Islam sunnite, plutôt que le CHP au sombre passé ethno-nationaliste. Mais là encore, le réel fut douloureux pour les Kurdes, tant Erdogan s’est comporté en conquérant à leur égard, tant à l’intérieur des limites territoriales turques qu’en Syrie, en particulier à Afrin. La gauche kurde, non-kémaliste quoique toujours résolument laïque, a progressé avant d’atteindre un plafond de verre, amalgamée par le régime à des terroristes, ennemis de l’intérieur, dissous et criminalisés à tout va.

Cette-fois pourtant, les tensions avaient été levées. Le CHP avait choisi pour candidat un homme consensuel, peu suspect d’ultra-nationalisme, car appartenant à la minorité religieuse alévie, Kemal Kiliçdaroglu. La gauche kurde était prête à faire la paix avec la gauche kémaliste pour en finir avec Erdogan. Ils n’ont pas présenté de candidat, et malgré quelques dissensions, la droite laïque, qui aurait préféré comme candidat pour l’opposition une figure plus dynamique comme le maire d’Istanbul ou celui d’Ankara, s’est rallié. Battre Erdogan, restaurer le parlement, voilà le seul motif de campagne. Evitant de trop jouer la carte laïque, proposant d’autoriser le port de symboles religieux à l’université, vieux cheval de bataille des islamistes turcs, étant ferme sur la question des réfugiés syriens et ne reniant pas vraiment l’expansionnisme et les opérations militaires récentes, il n’a pas cherché le conflit, et a voulu faire de cette élection un nouveau référendum constitutionnel.

Erdogan, acculé, menacé, impopulaire, a alors eu recours à toute la diatribe islamo-conservatrice et ultra-nationaliste possible. Désignant à la vindicte un complot LGBT aussi irréel qu’efficace, tenant des propos de haine à l’égard des alévis, balayant toute possibilité d’alternance démocratique, traitant ses opposants de putschistes, d’alliés de terroristes voire directement de terroristes. Mobilisant toutes les ressources de l’Etat, désormais inséparable du gouvernement, réussissant à jeter un froid entre l’armée et le CHP, d’habitude en excellent terme, par le chiffon rouge kurde, il a, semble-t-il, sauvé son mandat. Il frôle la réélection au premier tour avec plus de 49% des voix, Kiliçdaroglu n’atteignant pas les 45%. La mise en ballotage provient d’un troisième candidat, Sinan Ogan, positionné à l’extrême-droite d’Erdogan, qui atteint les 5%. Les réserves de voix ne penchent donc pas pour l’opposition.

Au parlement, malgré un recul d’une trentaine de sièges et de 8%, la coalition d’Erdogan sauve sa majorité absolue avec 322 sièges et 49,5% des voix – pour les islamo-conservateurs, 267 députés et 35,5%, pour les ultra-nationalistes, 50 députés et 10%, pour un improbable nouveau parti kémaliste pro-Erdogan, 5 députés et 3%. L’opposition, divisée aux législatives, ne progresse pas suffisamment. Les kémalistes du CHP progressent faiblement, avec 25% des voix et 169 députés. La gauche kurde obtient 10,5% des voix et 65 députés, en léger recul par rapport à 2018. La droite nationaliste laïque de l’IYI passe sous les 10 % et obtient 44 députés. La coalition législative des ultra-ultra-nationaliste de Ogan rate l’entrée au parlement.

Quel bilan tirer de ces élections ?

Partout où le présidentialisme règne, le maintien au pouvoir d’un régime impopulaire est assuré dès lors que l’opposition ne présente pas d’alternative idéologique cohérente. La France, la Turquie et les Etats-Unis, trois démocraties anciennes, sont enfermées dans un régime où le pouvoir d’un seul prime sur des contre-pouvoirs toujours plus impotents.

N’exagérons pas tout de même, la France n’est pas aux prises d’un mégalomane qui cherche à renverser les urnes par un putsch grotesque de marginaux armés jusqu’aux dents, ni avec un autocrate qui criminalise l’opposition, mène une guerre d’expansion territoriale et exclut à renfort de discours de la communauté nationale minorités sexuelles comme religieuses. Surtout, le pouvoir d’un seul n’est pas exercé par un allié des fondamentalistes, islamistes ou chrétiens évangéliques, qui inscrit dans la loi les préceptes les plus rétrogrades de courants obscurantistes d’un monothéisme radicalisé où les directives fantasmées du dieu unique s’appliquent à tous et surtout à toutes contre leur gré. Notre crise de présidentialisme, si elle est de moindre intensité, est de même nature. C’est le pouvoir contesté d’un seul qui utilise les verrous constitutionnels pour appliquer un programme idéologique minoritaire mais dont l’opposition est traversée par des lignes de failles plus ou moins irréconciliables.

Aux Etats-Unis, la cohorte démocrate, qui rassemble élites et classes populaires côtières, minorités ethniques et sexuelles et une majorité de femmes, tient encore contre Donald Trump, au suffrage universel du moins. En Turquie, sauf miracle profane, la cohorte de Kiliçdaroglu, qui rassemble également les élites et classes populaires côtières et les minorités ethniques et sexuelles mais une majorité peut-être moins nette de femmes, ne semble pas en mesure de rassembler la majorité fatidique. Les contradictions idéologiques étaient-elles trop fortes entre Kurdes et nationalistes, même laïques ? C’est probable, de même que l’on constate, sauf rare exception comme Joseph Biden battant Donald Trump ou même, toujours dans une nature semblable de plus faible intensité, comme François Hollande battant Nicolas Sarkozy, qu’il est rare de gagner une élection présidentielle « contre » un adversaire. Le régime présidentiel, plus que tout autre, tant les pouvoirs confiés sont importants, impose de créer un récit majoritaire et pas seulement d’opposition.

Il faut donc au plus vite limiter les dégâts d’un idéologue, nationaliste, raciste et obscurantiste ou d’un ultra-libéral acharné arrivé à la tête d’un régime concentrant les pouvoirs. Le drame de ces régimes est justement qu’on ne peut pas en sortir simplement pas la dénonciation du mode de scrutin. Il faut conquérir une majorité cohérente. Ce sera long, difficile, mais ce sera nécessaire. Erdogan le mirifique va sûrement être réélu, Donald Trump pourrait retrouver son fauteuil présidentiel en 2024, Emmanuel Macron nous impose sa réforme des retraites impopulaire et gouverne sans majorité populaire ni parlementaire. Les effets de l’hydrocéphalie présidentielle varient en gravité, d’un régime malade à l’autre, mais le mal est semblable. La nécessité, à gauche, de retrouver le chemin majoritaire n’en est que plus urgente.

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

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LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

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Entretien avec Aurore Koechlin

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Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Pouvez-vous revenir sur la naissance du féminisme, et notamment les trois vagues féministes que vous évoquez dans l’ouvrage ? Quelles sont les différences majeures ?
Aurore KOECHLIN :

La classification en termes de vagues est bien sûr une forme de simplification d’une histoire féministe bien plus complexe (elle risque notamment d’invisibiliser les entre-deux-vagues, ou de centrer l’histoire du féminisme sur les pays occidentaux). Néanmoins, je trouve qu’elle a le mérite de proposer une conceptualisation assez simple et donc facilement appropriable des différents temps du féminisme moderne. On peut ainsi délimiter trois vagues féministes : une première qui correspond à la lutte pour l’égalité politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, une deuxième dans les années 1960 et 1970 qui correspond à la lutte pour les droits reproductifs et pour la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et une troisième vague dans les années 1990 qui vient complexifier le sujet du féminisme, en faisant croiser luttes LGBTI+, antiraciste et de classe avec le féminisme. La métaphore des vagues permet à la fois de montrer qu’il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit sur du temps long et dans un espace non délimité : ainsi, à chaque fois, ces vagues du féminisme ont pour particularité d’être internationales et de durer plusieurs années, voire décennies.

LTR : Vous parlez dans l’ouvrage d’une « quatrième vague féministe » qui serait en cours. Quels en sont ses principaux combats ?
AURORE Koechlin : 

Dans mon livre, je défends que nous sommes en train de vivre une 4ème vague, centrée autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui s’est déployée en trois temps. Du début au milieu des années 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement contre les féminicides en Amérique latine, en particulier en Argentine, autour du collectif « Ni una menos » (pas une de moins). Il va progressivement faire le lien avec la lutte pour la légalisation de l’avortement, son interdiction occasionnant des mortes et constituant une violence. Il faut souligner qu’il a obtenu des victoires éclatantes, avec l’obtention du droit à l’avortement en Argentine, au Mexique et en Colombie. Puis, on peut définir un deuxième temps qui est le moment du # Me Too, qui éclate en octobre 2017 aux États-Unis dans le double contexte des Women’s march contre Trump et de l’affaire Weinstein, puis qui prend rapidement une dimension internationale. Moins qu’une libération de la parole, il a s’agit surtout de sa visibilisation, et d’une démonstration faite à large échelle, via les témoignages sur les réseaux sociaux, du caractère non exceptionnel des violences, mais bien systémique.  Aujourd’hui c’est cette dimension qui affecte le plus la France, puisque la particularité de Me Too repose en outre sur le fait que ce mouvement de dénonciation est continu dans le temps : ainsi, encore aujourd’hui, de nouvelles dénonciations voient le jour, comme le Me Too inceste, le Me Too gay ou le Me Too politique. Enfin, on peut définir un troisième moment, avec la construction de la grève féministe internationale pour le 8 mars suite à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Chaque année, un nouveau pays rentre dans le mouvement de grève (Italie, État espagnol, Suisse, Belgique, …). En France, cette grève féministe est défendue depuis quelques années par les syndicats et par la Coordination féministe. 

LTR : Pensez-vous possible de voir émerger une 5ème vague, notamment avec l’impact de la réforme des retraites qui politise encore davantage les femmes et qui met en visibilité de manière flagrante que les femmes sont encore la « dernière roue du carrosse » ?
Aurore KOECHLIN : 

Pour moi il s’agit moins d’une 5ème vague que de la continuité de la 4ème vague. Les vagues du féminisme s’inscrivent de fait toujours dans du temps long. Par ailleurs, l’une des particularités de la 4ème vague est précisément de réparer en quelque sorte le lien rompu entre mouvement ouvrier et mouvement féministe au moment de l’autonomisation de ce dernier dans les années 1970. Les enjeux de contexte sont centraux à ce titre : comme cette vague se développe alors qu’on connait les retombées de la crise économique de 2008 et une offensive sans précédent du néolibéralisme, elle fait immédiatement le lien entre les questions féministes et les questions sociales.

LTR : Vous mentionnez l’existence par le passé d’un « féminisme luttes des classes », qui a peu marqué le combat féministe, au profit du féministe matérialiste. Pourquoi ? Comment pensez aujourd’hui l’articulation entre luttes des classes et féminisme ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que la question n’est pas tant que le courant féministe lutte de classe a peu marqué le combat féministe en tant que tel, qu’il a peu marqué l’histoire qui en a été faite a posteriori. La raison en est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. En l’occurrence, le féminisme matérialiste a mieux su faire école, tant théoriquement que politiquement, notamment parce qu’il a réussi à obtenir des places à l’université. De hautes luttes, et c’est bien sûr une excellente chose ; mais cela a eu pour effet imprévu d’effacer en partie certains autres courants du féminisme, dont le féminisme lutte de classes. Mais dans un double contexte de regain du marxisme et de quatrième vague du féminisme, le féminisme lutte de classes connait une forme d’actualité, comme en témoignent la réussite des collectifs qui lient féminisme ou luttes LGBTI+ et marxisme (le collectif Féministes Révolutionnaires, les InvertiEs), ou le développement de la théorie de la reproduction sociale, dans l’espace anglo-saxon ou plus récemment en France, avec les traductions de Federici, et maintenant de Vogel ou de grandes figures de l’opéraïsme italien. Dans le cadre de la théorie de la reproduction sociale, l’articulation de la lutte des classes et du féminisme est pensée à partir de la conceptualisation du travail reproductif, soit le travail qui assure la production et la reproduction des travailleur·se·s nécessaires au capitalisme. Il assure la production des futur·e·s travailleur·se·s par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleur·se·s actuels par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). L’assignation au travail reproductif est la base matérielle de l’oppression des femmes et des minorités de genre : elles sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu en charge la reproduction. Encore aujourd’hui, c’est elles qui assurent la majorité du travail reproductif, notamment dans le cadre familial, mais aussi dans les services publics, ou de plus en plus sur le marché. Dans ce cadre, on voit que le capitalisme est dépendant de la reproduction : sans travail des femmes et des minorités de genre qui assurent en permanence la reproduction de la force de travail, pas de production des marchandises et de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboités.

LTR : Vous consacrez un chapitre de l’ouvrage à la question de la stratégie, qui est centrale dans la lutte féministe, pour autant, l’absence de stratégie justement a pu pénaliser les différents mouvements dans l’histoire. Pourquoi selon vous, les mouvements et organisations féministes ont des difficultés à penser cette question ? Est-ce que c’est différent aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

J’ai un temps émis l’hypothèse que cet effacement de la question stratégique était lié à la rupture, au moins partielle, dans les années 1970, entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, dans un contexte d’autonomisation du mouvement féministe. Les riches élaborations du mouvement ouvrier, notamment en termes stratégiques, auraient alors été en quelque sorte oubliées. Néanmoins, je constate cet effacement de la stratégie aujourd’hui à une plus large échelle, par exemple, dans la mobilisation de cette année contre la contre-réforme des retraites. La crise du mouvement ouvrier organisé suite à la chute de l’URSS et les attaques de plus en plus violentes du néolibéralisme ont eu pour effet qu’aujourd’hui on constate une sorte de pertes des acquis du mouvement ouvrier, et parmi eux, les enjeux de stratégie. La désertion des AG dans cette mobilisation me semble symptomatique de cela : pour une majorité de personnes, leur utilité était questionnée, car il n’apparaissait plus clairement que se jouait là un enjeu stratégique central de qui dirige le mouvement.

LTR : Certains mouvements féministes mettent aujourd’hui très clairement en avant la question des « privilèges ». Que pensez-vous de cette notion ? Bien qu’elle puisse permettre une certaine prise de conscience, n’efface t-elle pas en partie le sujet de la classe sociale ? Ne fait-elle pas reposer sur l’individu, quelque chose qui relève d’un rapport de domination construit socialement dans nos sociétés ?
Aurore KOECHLIN : 

La théorisation en termes de privilèges est à la fois utile car elle permet de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne les rapports de domination, et dans le même temps elle me semble symptomatique d’une forme d’individualisation de la domination. En effet, la notion se concentre sur le symptôme individualisé d’un rapport de domination structurel, au risque d’oublier la structure qui le rend possible. Par ailleurs, elle met sur le même plan des avantages matériels et concrets et des avantages symboliques, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux types d’avantages. De la même façon, avec l’idée de privilège, il y a l’idée de quelque chose qui serait « en trop ». Par-là, elle met sur le même plan des avantages qui devraient disparaître, et des avantages qui sont en fait des droits qui devraient être donnés à tout le monde. Le privilège d’exploiter les autres doit disparaître ; le privilège de marcher seule dans la rue le soir par exemple devrait au contraire être étendu à tou·te·s. En bref, le terme me semble à la fois trop extensif et trop flou, même s’il est utile dans une fonction pédagogique.

LTR : Vous plaidez pour la construction d’une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire. Quels en seraient les axes principaux ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

Si on fait l’analyse que la base matérielle de la domination de genre est l’assignation au travail reproductif, alors se dessine assez clairement quelle est notre arme, la grève féministe, à la fois grève du travail productif et du travail reproductif. De la même façon, si on fait l’analyse que la domination de genre est imbriquée au système capitaliste, alors on ne peut penser une stratégie qui fasse l’économie de la convergence des luttes. Mais cette convergence, cette nécessaire unité dans la lutte, ne doit pas nous empêcher de défendre nos conceptions féministes jusqu’au bout. Enfin, et peut-être principalement, cela implique de poser centralement la question du pouvoir, et de qui est réellement notre ennemi. Est-ce que le pouvoir se situe au niveau des individus, qui peuvent avoir des intérêts immédiats divergents, ou est-ce qu’il est entre les mains d’un groupe d’individus qui détient les structures, qui les fait fonctionner à son propre compte, et qui a le pouvoir sur nos vies ? Le mouvement que nous traversons actuellement nous le rappelle d’ailleurs avec acuité : on constate une polarisation extrême de la société qui visibilise immédiatement les enjeux de classe et de pouvoir.

LTR : L’affaire Weinstein en 2017 a permis au mouvement #MeToo #BalanceTonPorc de prendre un tournant majeur. Plus de 6 ans après, est-ce que les conditions des femmes se sont réellement améliorées ?
Aurore KOECHLIN : 

Oui, elles se sont améliorées. Mais ce que l’on constate également, c’est que l’obtention de réelles avancées 1/ n’est jamais une garantie une fois et pour toujours 2/ est entièrement liée à nos capacités de mobilisation. On le voit avec l’exemple du droit à l’avortement. En Amérique latine, on pensait qu’il ne serait jamais obtenu. L’incroyable mouvement féministe qui s’y est déployé l’a arraché dans de nombreux pays, et il est probable qu’il finisse par être obtenu dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Dans les pays occidentaux, on pensait que ce droit était acquis pour toujours. Et voyez ce qu’il se passe aux États-Unis. C’est bien la preuve que tout ne repose jamais que sur nos propres forces. Mais ce n’est pas un constat qui doit nous démoraliser : au contraire, nous devons y voir la preuve de notre puissance. 

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