La Cité

Sans la liberté de François Sureau : comprendre la surenchère sécuritaire française

« Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ». C’est certainement de cet aphorisme de Beaumarchais qu’est tiré le tract Gallimard de François Sureau. Il nous rappelle l’importance de la liberté, même « conflictuelle » – donc, celle de critiquer, blâmer ou faire des erreurs -, pour que le plein exercice de cette liberté puisse voir le jour. Cette idée, c’est le premier des trois principes de notre devise républicaine connue dans le monde entier, la liberté. François Sureau, homme aux multiples casquettes – haut-fonctionnaire, avocat, colonel, conseiller d’État- fait sienne la défense d’un haut principe trop souvent bafouée depuis quelques années dans la France des Lumières.

Pour Sureau – constat partagé par beaucoup – on assiste depuis quelques années à une surenchère sécuritaire en France. Pour prendre l’exemple le plus parlant, la répression des gilets jaunes a blessé plus de 2 000 manifestants, dont plus de 30 éborgnés. Qui dit surenchère sécuritaire dit recul des libertés publiques. Largement accentué par la vague d’attentats terroristes que la France a subi depuis 2015, ce basculement autoritaire est d’autant moins légitime, pour l’auteur, qu’il n’est en rien efficace pour combattre le terrorisme et l’insécurité. En effet, l’insécurité – prétendue ou réelle – ne diminue pas depuis que les gouvernements se sont emparés de cet enjeu.

François Sureau n’est pas étonné par le caractère répressif des récentes politiques publiques. A ses yeux, le conatus de l’État est de pencher vers la tyrannie. Ainsi lorsque l’État est répressif, il persévère dans son être. Mais, avance-t-il, ce qui est fondamentalement nouveau, c’est l’aval donné par les citoyens à ce recul des libertés. Auparavant existait une tension – fertile – entre l’État qui cherchait l’efficacité (et donc bien souvent la sécurité) et des citoyens avides de liberté. Machiavel, déjà, en parlait dans son Discours sur la première décade de Tite-Live : il faisait de cette tension le propre d’une société républicaine, puisque le caractère autoritaire de l’État obligeait les citoyens à s’investir politiquement pour défendre leur(s) liberté(s).

Mais ici et aujourd’hui, la pente tyrannique de l’État ne se voit plus opposée l’obstacle du peuple défendant la liberté. Au contraire même, puisque pour Sureau les Français, non contents d’être passifs quand on leur soustrait des libertés, sont eux-mêmes demandeurs de sécurité et de contrôle répressif. Tous les sondages le montrent, ne voit-on pas la sécurité être parmi les enjeux prioritaires des Français ?

Si la liberté ne guide plus le peuple, quel est son nouveau prophète ? Ce sont les droits individuels, nous dit l’avocat. Il oppose aux libertés publiques – permettant d’exercer pleinement son rôle de citoyen en investissant la politique – les droits individuels, droits affranchis de toute pensée du commun, du collectif. »

Mais alors, comment comprendre cette évolution sociale, voire, osons le terme, anthropologique ? Si la liberté ne guide plus le peuple, quel est son nouveau prophète ? Ce sont les droits individuels, nous dit l’avocat. Il oppose aux libertés publiques – permettant d’exercer pleinement son rôle de citoyen en investissant la politique – les droits individuels, droits affranchis de toute pensée du commun, du collectif. Cet individualisme contemporain, brillamment décrit par des auteurs comme Lipovetsky(1) ou Lash(2) désengage de la politique, de la sphère publique, pour recroqueviller les individus sur leur petit intérêt personnel. Chaque individu ne recherche plus qu’à satisfaire ses propres désirs, souvent pécuniaires. C’est, pour reprendre la distinction opérée par Benjamin Constant, la « liberté des modernes ». A cela François Sureau oppose la deuxième conception de la liberté rappelée par Constant, à savoir la « liberté des Anciens ». Les « Anciens », élégante métonymie qui renvoie à la vision du politique qu’avaient les politiciens et philosophes grecs, surtout athéniens. D’après eux, pour fonctionner, la démocratie nécessite des citoyens, d’une part éclairés, et d’autre part actifs dans le gouvernement de la cité.

Plus prosaïquement, les citoyens devraient, selon l’idéal des Anciens, se soucier de la liberté des autres. Or avec l’individualisme contemporain, les individus ne se préoccupent plus de la liberté des autres, mais seulement de la leur – d’où l’attention privilégiée aux droits individuels – ou de celle de leur « groupe » communautaire. Ainsi, loin de souhaiter un débat ouvert où chacun exprimerait son point de vue, les individus appellent à la répression de l’État vis-à-vis des autres groupes. Mentalité qui déboucherait inéluctablement sur une lutte entre communautés pour obtenir la préférence de l’État. Servitude volontaire donc, mais d’autant plus pernicieuse qu’elle est égoïste, égocentrique et avide de répression pour son prochain.

L’on pourrait, à raison d’ailleurs, rétorquer à François Sureau que cette demande de sécurité n’est pas juste égoïste, mais qu’elle est nécessaire au plein épanouissement des individus et donc de la société en général. »

L’on pourrait, à raison d’ailleurs, rétorquer à François Sureau que cette demande de sécurité n’est pas juste égoïste, mais qu’elle est nécessaire au plein épanouissement des individus et donc de la société en général. Qui en effet pourrait penser qu’on peut exercer sa pleine liberté si à chaque coin de rue l’on risque sa vie ? Ces dernières lignes n’ont vocation ni à infirmer ni à valider cet argument, mais à présenter la réponse de Sureau vis-à-vis de ce celui-ci : à l’ordre, qu’il soit moral ou social, l’auteur préfère la force du mouvement. Mouvement lent souvent, mais chaotique parfois. « Sans la liberté il n’y a rien dans le monde », disait Chateaubriand, homme difficilement accusable de sympathie révolutionnaire particulière.

Le mouvement, des idées ou des hommes, est parfois brutal, et va à l’encontre de l’idée même de sécurité pour Sureau. Ce dernier nous intime donc, nous citoyens français, de prendre, au péril d’un certain confort sécuritaire, le risque de la liberté. Critique bourgeoise donnée sur un ton péremptoire d’un homme qui n’est, on l’imagine, pas confronté à l’insécurité des quartiers populaires ? Peut-être, mais l’argumentaire d’un homme aussi brillant donne tout de même à réfléchir sur l’évolution anthropologique en cours.

Références

(1) Lipovetsky Gilles, L’ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain, Folio, 1983, 247p.

(2) Lasch Christopher, La culture du narcissisme, Champs, 1979, 448p.

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