L’art des scoubidous, source de divertissement transgénérationnelle et inutile, serait né selon la légende, à la fin d’un concert de Sacha Distel à la fin des années 60. Un groupe de fans se serait introduit dans la loge de l’artiste et lui aurait offert un drôle d’objet composé de nœuds de vieux fils électriques. Le chanteur aurait instinctivement baptisé la chose “scoubidou” et aurait célébré cet objet pop et quelque peu disgracieux dans sa chanson Scoubidou (des pommes…, des poires…). Ce hobby est également évoqué dans les souvenirs de Georges Perec dans son ouvrage listé, Je me souviens : “Je me souviens des scoubidous”(1). Rien d’autre n’est ajouté. Le scoubidou n’est ni intelligible, ni intelligent. Il ne requiert pas de technique complexe. Peu cher, petit, hyper-démocratisé, il détient en soi la suprême-accessibilité.
On s’amuse beaucoup en nouant des scoubidous. Pourtant, il est quasiment impossible d’envisager une carrière professionnelle sérieuse et respectable autour de cette passion populaire -malheureusement. Dans l’imaginaire collectif, le scoubidou reste un jeu pour enfants ou adolescents. En faire lors d’une pause déjeuner à votre travail pourrait vous donner une très mauvaise image auprès de vos collègues et de vos supérieurs. Le temps du repas méridien doit au moins être celui d’une détente productive, efficace, sérieuse. Et au mieux, celui d’une production gratuite motivée par l’ennui. Faire des scoubidous à l’âge adulte serait comme employer un temps sérieux (car le temps est devenu quelque chose de sérieux) qui aurait pu servir la production de choses sérieuses, à réaliser un truc insignifiant, et même pas vraiment esthétique ou beau, donc superflu : un plaisir coupable mais de quoi exactement ?
Le temps libre semble avoir été lui aussi empoisonné par l’idéal de productivité. Même dans des conseils avisés de coach en bien-être, on peut voir surgir une pensée unique quant à l’organisation bien-pensante et bien pensée de nos heures vides. »
Nombreux sont les livres de développement personnel qui sortent chaque année, détenant pour seule finalité celle de nous apprendre à prendre notre temps. Faire “pause”, méditer, profiter de l’instant présent (est-ce même possible ?) nous permettrait de hiérarchiser les tâches à produire afin de les effectuer plus efficacement. Mais comment prendre ce temps alors qu’il manque déjà ? Le temps libre semble avoir été lui aussi empoisonné par l’idéal de productivité. Même dans des conseils avisés de coach en bien-être, on peut voir surgir une pensée unique quant à l’organisation bien-pensante et bien pensée de nos heures vides. Il s’agirait de la seule réellement “bonne pour vous”, unique donc totalitaire, permettant donc, par une idéologie pseudo-individualiste, un contrôle du temps libre.
On nous propose de nous ennuyer pour améliorer telle ou telle qualité, de méditer pour améliorer tel ou tel atout, de jeûner pour nettoyer tel ou tel organe mais toujours pour s’adapter à quelque chose, dans un but précis. La gratuité d’une action, même pour soi, n’est désormais envisageable qu’au sein d’un calcul de rentabilité. Tout acte doit être efficace. Dès lors, on nous donne à penser que la temporalité de la société hyperindustrielle serait définitive et la nôtre, malléable. C’est à nous de nous changer, de nous adapter, de prendre sur notre temps libre pour affûter nos capacités cognitives et physiques de travailleurs. Ça va trop vite et ça va trop utile, ça va trop payant. Assiste-t-on à une prolongation programmée de l’efficacité capitaliste dans l’idée du temps-libre ?
Le “truc”, terme nonchalant et fumiste par excellence, a un effet lexical monstrueux. Il est signe de déni et d’imprécision. Il agit sur l’idéologie industrielle comme une désapprobation de sa logique. »
Dans un tel contexte, “faire un truc” devient l’équivalent d’un acte politico-poétique de résistance. Pourquoi ? “Faire un truc” est souvent employé pour signifier que nous ne faisons rien, sinon rien de bien concret, productif ou intéressant. Le “truc”, terme nonchalant et fumiste par excellence, a un effet lexical monstrueux. Il est signe de déni et d’imprécision. Il agit sur l’idéologie industrielle comme une désapprobation de sa logique. Le truc est une tentative, un tic de langage, un mot passe-partout. Il est employé pour essayer d’éclairer des situations indémêlables. “Le truc c’est que …”, le truc c’est toujours un essai imparfait d’énonciation de quelque chose, il manifeste l’envie de tenter de saisir les tenants et les aboutissants mais les effleure seulement. Il est l’anti-rentabilité par excellence. Gratuit, grotesque, inutile et pourtant, il montre et prouve l’envie de nommer ce que l’on ne peut nommer, juste l’envie, pas de but, d’effet-miracle, d’organisation efficace. Faire un truc, parler d’un truc, manger un truc : pied de nez à l’infection fordiste de nos vies ? Quel est le truc du truc sinon libérer le temps libre ?
La Factory d’Andy Warhol, ouverte en 1964, était une véritable usine au sein de laquelle, la production d’œuvres d’art était calquée sur le modèle industriel de production d’objets manufacturés. C’était dans ce même lieu qu’il permettait au groupe The Velvet Underground de se produire, hybridant ainsi l’usine de production et la salle de soirées pour VIP new-yorkais dans le même espace d’atelier. Bien conscient du fonctionnement du star-system et de la production de masse, Andy Warhol a mimétiquement produit son œuvre artistique et son image de célébrité, donnant à voir de manière littérale l’état du monde américain post-moderne et capitaliste : une conception d’un art “neutre” comme symptôme ou état de la société à l’instant t, bien ancré au cœur du système.
Au même moment, Robert Filliou, artiste américain proche du mouvement Fluxus, prône la théorie de la Création Permanente, avec sa devise, “l’Art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art”. Il revendique l’inspiration continue auprès d’anonymes aussi appelés les “génies de bistrots”. Il ne crée pas, il bidouille, il bricole, on peut même dire qu’il fait des trucs : gribouiller des poésies à trous sur des bouts de papiers, mettre un coup de pinceaux sur les canons du Western Front de Vancouver, inventer une exposition qui tient dans son chapeau et la congeler, fabriquer des pendules avec des outils trouvés dans des décharges. Ne vous y méprenez pas, si cela ressemble fortement au quotidien d’une jeune étudiante en art fauchée, il s’agit effectivement d’une des plus brillante carrière artistique du XXème siècle.
Après quelques pintes au bar, on rentre chez soi, on met du scotch sur des objets donnés et on réfléchit aux blagues qu’ont racontées nos amis dans la soirée, quelques coups de pinceaux sur une toile par-ci, quelques ombres sur tel dessin, l’alcool aidant. Or, ce que nous apprend l’œuvre de Robert Filliou, certes plus engageante qu’engagée, c’est que ce n’est pas parce qu’une production est désintéressée qu’elle n’est pas intéressante. Employer un registre léger et immature de création artistique, qui n’est que jeu, est plutôt cohérent. Si ces différents motifs, dans leur ensemble, forment une raison, celle-ci n’égale pas quantitativement le plaisir jubilatoire de proposer des travaux plastiques vains et idiots, de se voir demander par un spectateur curieux après un long exposé des recherches inhérentes à une proposition : « Mais, à quoi sert donc tout cela ? » et d’y répondre, avec une amabilité toute forcenée : « À rien, ce sont juste des trucs »
Références
(1) PEREC Georges, Je me souviens [1978] Editions Hachette, Paris, 2015
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