L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

Chronique

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera

L’été approchant, un choix cornélien s’impose aux vacanciers avides de lecture(s) : quel livre prendre avec soi à la plage, à la montagne, ou chez ses grands-parents sur le canapé ? Souvent, il est conseillé de s’attaquer aux « classiques » répulsifs au premier abord, qu’on n’ose pas lire durant l’année de peur de s’ennuyer ou de ne pas les finir. « L’insoutenable légèreté de l’être » de Milan Kundera, du haut de ses 450 pages et de son statut de classique parmi les classiques, en est. Dès lors, l’ayant relu récemment, il m’est apparu indispensable d’en faire une chronique pour inciter les lecteurs du Temps des Ruptures à franchir le Rubicon et à pénétrer cet été dans la complexité de la légèreté et de la pesanteur.

Cette œuvre, toute romanesque qu’elle soit, propose à chaque page de multiples réflexions philosophiques. Disons-le d’emblée, pour ne pas décevoir les grands amateurs de Kundera, tout ne pourra être dit ici. Non pas pour quelque pudibonderie de ma part, mais parce qu’à chaque lecteur sa lecture. Je veux dire par là qu’au moment où j’ai (re)lu « l’insoutenable légèreté de l’être », certains thèmes du roman m’ont davantage marqué que d’autres – ces derniers passant dès lors « à la trappe » de ma réflexion. Par ailleurs ce classique de Milan Kundera est un roman à thèses (au sens propre comme figuré), et je n’ai pas les compétences requises pour disserter vingt pages sur l’auteur tchèque. Avant de commencer l’écriture de cet article, j’esquissais plusieurs thématiques kunderiennes à aborder (le kitsch de la gauche, la vie comme partition musicale, le bonheur linéaire et circulaire). Il m’est toutefois apparu vain de parler de ces éléments, tout aussi importants qu’ils fussent, après avoir évoqué la légèreté et la pesanteur chez Kundera. Aussi, cette chronique de juin assume un parti pris : celui de ne pas tout dire. Si un seul lecteur du Temps des Ruptures décide d’emmener « l’insoutenable légèreté de l’être » avec lui cet été, alors ma tâche sera accomplie.

Pesanteur et légèreté, voici les deux pôles entre lesquels oscillent les vies humaines pour Kundera. Ces deux notions composent d’ailleurs le titre de deux chapitres du livre. Dès le début de l’ouvrage, l’auteur s’appuie sur Parménide pour les opposer. Pour le philosophe présocratique, la légèreté est positive là où le poids est nécessairement négatif. Kundera cherche durant tout le roman à dénier ce manichéisme ; il ne renverse pas la proposition de Parménide, mais explore à travers les pérégrinations amoureuses de quatre personnages les ambivalences de la légèreté et de la pesanteur. Comme l’auteur tchèque le dit lui-même, « le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde ». C’est cet examen de la vie humaine qui le conduit à explorer chez chacun des quatre personnages « principaux » le spectre de la liberté.

La légèreté, ambigüe, s’incarne dans les personnages de Tomas et Sabina. Le premier est à la fois mari passionné et amant volage. Il tombe presqu’immédiatement amoureux de Tereza lorsqu’il la rencontre pour la première fois après des années de célibat libertin, mais sa quête de liberté ne s’en trouve pas entravée. Aucunement menteur, il précise dès le début de leur relation qu’il distingue le corps et le cœur, la chair et l’âme. Il se rend bien compte que sa dissociation provoque le malheur de sa bien-aimée, elle qui symbolise la pesanteur dans tout ce qu’elle a de plus grave. Pourtant, Tomas ne peut s’empêcher de rechercher la singularité chez chaque femme qu’il croise – et cette quête passe nécessairement par le sexe qu’il disjoint de l’amour. Kundera dit d’ailleurs que « l’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une innombrable multitude de femmes) mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme) ». La légèreté de Tomas lui octroie le bonheur : homme qui multiplie les femmes, son obsession n’est pas romantique – Kundera définit l’obsession romantique comme la recherche éperdue de l’idéal, la recherche de l’âme sœur, qui ne peut par définition jamais se trouver et qui n’amène que déception. Son obsession est libertine, c’est-à-dire qu’il recherche systématiquement la singularité, ses relations sexuelles sont éphémères et aléatoires, il ne peut donc jamais être déçu. Il associe donc une passion amoureuse pour Tereza à une attitude hédoniste qui ne peut lui provoquer aucun désagrément. Le corps a ses raisons que le cœur ignore. Sabina, autre pendant de la légèreté, se trouve aussi être une amante de Tomas. Sa légèreté, ce qu’elle nomme « ses trahisons » successives (auprès de sa famille, des hommes, de ses amis), ne lui apporte guère de contentement. La sexualité est perçue chez elle comme une activité créatrice, presque comme de l’art, mais un art infécond. Cette libido, au lieu de lui procurer l’allégresse qu’on imagine chez Tomas, la renvoie au contraire à la vacuité de son existence, la vacuité de sa sexualité. La légèreté, incarnée dans deux existences humaines différentes, n’est donc ni mauvaise ou bonne en soi.

Quant à la pesanteur, personnifiée par Tereza (la femme de Tomas) et Franz, elle est également équivoque. Pour Tereza, la vie est un enfer tranquille marqué par des journées agréables en compagnie de son mari, mais des nuits épouvantables où l’image de ses amantes surgit toujours. La légèreté de son mari lui est insupportable, mais son amour pour lui – et l’amour qu’il lui porte réciproquement – l’emporte sur tout. La vie lui apparaît nécessairement comme devant être grave, sérieuse, pesante. Tereza incarne la femme morale, fidèle et dévouée à son mari, prônant un amour purement monogame. Elle associe la sexualité à la culpabilité, et l’unique fois où elle s’adonne à une relation extraconjugale, les remords la rongent terriblement. L’autre personnage associé à la pesanteur est Franz, où se reflète comme chez Tomas une plus grande complexité dans le rapport à la liberté. Il est embourbé dans un mariage morne, ennuyeux, dans lequel il ne trouve ni bonheur ni épanouissement. Son aventure avec Sabine le sort de cet engluement, il découvre la liberté et peut enfin se consacrer à son idéal qu’il avait enterré dans le tombeau de son mariage : la politique. Chez lui la sortie de la pesanteur – toute relative puisqu’elle se retrouve malgré tout dans son aspiration militante – est synonyme de réjouissance.

Le roman, au fur et à mesure que s’écoulent les pages, obscurcit cette bipolarité entre légèreté et pesanteur déjà ambivalente au départ. L’évolution des personnages, que nous sommes bien obligés de dévoiler pour saisir le cœur du roman, brouille les pistes préétablis. L’existence humaine, la nature humaine, est pétrie de contradictions, chacun des personnages évoluant finalement sur un pôle presque opposé au sien. Tomas, pris dans une dualité constante qui l’empêchait de « choisir » entre ses aventures érotiques et son amour pour Tereza, en finit finalement avec ses infidélités lorsqu’ils s’installent à la campagne. A l’inverse, Tereza parvient dans une certaine mesure à se libérer de sa dépendance viscérale vis-à-vis de Tomas sans pour autant cesser de l’aimer. Franz, quant à lui, s’éloigne de l’idéal amoureux – tout en ayant une aventure durable avec une étudiante – pour réinvestir sa gravité dans la politique. Chez Sabina, l’évolution est plus ardue, perdue dans les méandres de la légèreté (elle continue ses « trahisons) et de la pesanteur (elle reste longtemps avec ses amants et cherche à prendre le rôle d’une femme « traditionnelle »). Rien n’est écrit, aucune nature n’est immuable, Kundera montre que les hommes et les femmes restent en définitive libres de leurs choix.

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Sous le soleil chaud d’Arles, l’Atlantic Bar est un fier représentant d’une espèce en voie de disparition. Après l’avoir photographié, lui, ses gérants et ses habitués, Fanny Molins entreprend de raconter leurs histoires, dans un lieu aussi vital que vulnérable et destructeur.

Pour la neuvième année consécutive, France Culture a mis sur pied son Prix Cinéma des étudiants(1). Une nouvelle occasion, offerte à quelques centaines de jeunes volontaires, de visionner une sélection de films indépendants portés par la radio, d’en rencontrer les réalisateurs et d’élire leur favori. L’édition 2023, à l’instar des précédentes, recèle sa part de surprise, d’hardiesse, et ce quelque chose d’insolite qu’on aime tant découvrir au cinéma.

Pour ce qui me concerne, la perle de cette année, c’est la réalisatrice française Fanny Molins qui nous la fournit avec son premier long métrage documentaire : Atlantic Bar. Présenté à Cannes l’année derrière dans le cadre de la programmation de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion (ACID), il est sorti en mars 2023 et se trouve encore diffusé par certaines salles bien avisées(2).

À l’origine du projet, Fanny Molins situe l’étrange attirance qu’elle dit éprouver depuis toujours pour les bars. Tandis que certains n’y voient que ces lieux quelconques, aménagés pour servir des boissons et rien de plus, son regard, lui, porte plus loin. Sans doute est-ce parce que celle-ci, avant de saisir la caméra, a fait de la photographie une passion. Attachée aux détails et aux beautés de l’instant, sa patte de photographe marque l’ensemble du film dont les scènes sont autant d’images d’une rare beauté. Alors, lorsqu’elle passe devant l’Atlantic Bar, niché dans une ruelle non loin des Arènes d’Arles et illuminé par le soleil chaud du midi, elle s’arrête et pose son regard. Pendant plus de trois ans, elle suivra ses habitués et, progressivement admise dans leur intimité, les photographiera. Son premier film raconte leurs histoires.

Des histoires, il n’en manque pas à l’Atlantic bar, tenu fièrement par Nathalie et son Jean-Jacques. Tous les jours ou presque, elle ouvre les portes de son établissement aux Arlésiens, aux ouvriers, aux commerçants, aux divers travailleurs. On y prend son café au comptoir, son demi en terrasse, son pastis à toute heure de la journée et, à l’occasion, on y déguste même des moules. Au fil des années, une clientèle d’habitués s’est constituée. Les gens du quartier s’y retrouvent pour le plaisir de bavarder ensemble de tout et de rien, de leur quotidien, de leurs joies, de leurs peines. Mais pour certains, l’Atlantic bar est bien plus que cela. Souvent usés par une vie de travail harassante, abîmés par ses difficultés, parfois même cassés par les coups du destin, ils y trouvent bien plus qu’un débit de boissons, un nouveau chez-soi, un refuge aux visages familiers et bienveillants. C’est bien le cas d’Alain qui, ayant vécu l’indicible – trois années à vivre dans la rue – a trouvé en Nathalie et Jean-Jacques une nouvelle famille. Idem pour Claude à l’âme de poète, ancien voyou ramené dans le droit chemin après avoir perdu son frère, égorgé pour une bagatelle. Et ce n’est pas tellement différent s’agissant de Gilbert, brigand dans la force de l’âge ayant fini par se ruiner au jeu.

Bien plus donc, qu’un simple comptoir aux yeux de ses habitués, lorsque Nathalie apprend la mise en vente du bar par son propriétaire, la nouvelle déferle telle une onde de choc dans ce milieu fier, mais fragile. 75 000 €, c’est le prix à payer pour racheter le fonds de commerce, sans quoi c’en sera fini de l’Atlantic Bar. La somme n’est pas modeste pour qui considère, comme Jean-Jacques, qu’augmenter les prix revient à dénaturer le sens de son activité – ce n’est pas ça, le « vrai bar ». Car en effet, si le café ne coûte plus un 1,5 € mais 2 € voire 2,2 € ou bien que le pastis monte à 3 €, alors, il n’y a plus personne – du moins plus Alain, Claude ou Gilbert. Telle est aussi la réalité de ce lieu, à la fois vital pour celles et ceux qui y font société et profondément vulnérable. Confronté à sa disparition, le collectif rassemble ses forces et organise la défense, sans désespoir, avec lucidité et dignité.  

En France, on connaît tous un Atlantic Bar. Ces cafés, bars, bars-tabac ou encore bars PMU parsemant notre territoire des villes aux campagnes. Ces établissements aux façades le plus souvent bien ordinaires, devant lesquelles d’aucuns passent sinon avec méfiance, du moins avec indifférence. Ces bars qu’on réduit volontiers à leurs « piliers ». Fanny Molins, elle, fait tout l’inverse avec son premier film dont l’objet est aussi, selon ses mots, de faire « une typologie de lieux qui disparaissent ». Elle le fait avec un sens esthétique admirable, exaltant les sons et les objets qui les définissent, les rires, les cris, les verres qui se remplissent, les cigarettes qui crépitent, les cartes qu’on distribue, le baby-foot qui remue, le silence d’une salle presque vide. Elle le fait encore sans artifice aucun, mettant la vitalité du lieu face à face avec son caractère tout à fait destructeur, et ne concédant rien au fléau qu’est l’alcoolisme. Elle le fait surtout avec beaucoup d’humanité et de pudeur, donnant longuement la parole à celles et ceux qui, quoiqu’on pense, quoiqu’on fasse, sont là, existent, et renferment parfois une âme d’une richesse insoupçonnée.

Aux étudiantes et étudiants lecteurs du Temps des Ruptures, le mot de la fin : profitez donc du Prix Cinéma des étudiants de France Culture, il est enrichissant et toujours surprenant !

Références

(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/evenements/devenez-jure-du-prix-cinema-des-etudiants-france-culture-2023-6657224#.

(2) V. https://www.allocine.fr/seance/film-303759/pres-de-115755/

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« Le football est un jeu très simple. Vingt-deux hommes courent après un ballon pendant quatre-vingt-dix minutes, et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne. » Cette phrase de l’attaquant britannique Gary Lineker pourrait, dans un registre bien moins léger, s’appliquer à la politique turque. Trois candidats à la présidentielle, quatre coalitions législatives, une vingtaine de partis et soixante millions d’électeurs débattent, s’agitent et courent après le pouvoir pendant cinq ans, et à la fin, c’est Recep Tayyip Erdogan qui gagne.
crédits image : Bulent Kilic / AFP

Et pourtant, cette fois, on a voulu y croire et on y a cru. On a rêvé d’écrire un article modérément optimiste sur le retour au pouvoir d’une opposition qui avait passé sous la table ses désaccords idéologiques pour se présenter sous la seule bannière du retour au parlementarisme. On aurait voulu écrire que la victoire de l’opposition ne résolvait pas les conflits qui structurent la Turquie, entre des laïques toujours plus faibles et des islamistes toujours plus vifs, entre des nationalistes turcs toujours plus expansionnistes et une minorité kurde toujours prête à défendre son peuple privé de nation. Entre une gauche divisée sur la question nationale et une droite divisée sur la question laïque. Enfin bref, que la victoire de l’opposition n’allait pas tout résoudre, mais qu’au moins Erdogan était parti, et que ces débats durs, clivants, pour lesquels nous, la gauche laïque et républicaine, ne pouvons que prendre parti pour les Kurdes et les laïques, se feraient dans le cadre de la démocratie parlementaire retrouvée plutôt que dans le maintien au pouvoir d’un président concentrant toujours plus de pouvoir à mesure que son impopularité augmente, faute d’institutions permettant l’émergence de l’alternance.

Si l’impopularité d’Erdogan est réelle, sa base électorale n’en est pas moins solide. Il peut s’appuyer sur un parti islamo-conservateur qui a de puissants relais dans la Turquie profonde et dans la diaspora, l’AKP, et sur son allié indéfectible, le MHP, ultra-nationaliste. Les deux partis couvrent un spectre électoral complémentaire. L’AKP met l’accent sur la religion, les valeurs islamiques traditionnelles, le MHP insiste sur l’exaltation du peuple turc et appelle à l’unification de tous les turcophones, d’Anatolie, d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale. Les Arméniens et les Kurdes n’ayant qu’à bien se tenir.

Qu’elle soit celle de l’Islam politique ou de ce vaste peuple turc fantasmé, la gloire du régime erdoganien s’est cognée sur le réel de l’inflation, des multiples crises économiques et sanitaires, des catastrophes naturelles bien mal gérées et l’afflux de réfugiés syriens.  Erdogan doit affronter la résistance d’un pays aux institutions démocratiques et laïques assurément solides.

Il y a d’abord la vieille garde kémaliste. Progressiste, laïque, de centre-gauche, réunie autour d’un parti, le CHP, qui tient fermement les régions côtières et a reconquis de haute lutte les mairies d’Ankara et d’Istanbul avec des leaders jeunes et charismatiques qui ont dépoussiéré le parti d’Atatürk. Et puis il y a cet allié insolite du CHP, la droite laïque de l’IYI. Scission des laïques du MHP qui reprochaient à Erdogan son entrain islamiste, elle trouve donc ses origines à l’extrême-droite nationaliste. Ralliée au néolibéralisme, elle a également attiré à elle l’aile droite du CHP, qui n’était pas suffisamment Bad godesbergisée à son goût.

Alliance insolite mais pas incohérente au regard de l’histoire ambivalente du kémalisme. Si nous avons souvent, en France, loué l’Atatürk moderne, laïque, qui faisait voter les femmes turques avant les Françaises et avait appliqué une séparation stricte du fait religieux et de l’Etat, nous avons également trop souvent oublié l’Atatürk au nationalisme ethnique tout à la fois anti-arménien, anti-kurde, anti-grec, anti-assyrien.

Les Arméniens ont subi un génocide dont la négation est commune à l’AKP et au CHP (malgré de timides évolutions ces dernières années pour les seconds). Les Grecs, majoritaires sur la côte anatolienne jusqu’aux années 1920, ont été chassés, ceux qui ont voulu rester ont abandonné leur langue et leur religion pour embrasser la langue turque et un islam de façade (le poids démographique de ces descendants de convertis peu dévots expliquant la faiblesse des islamistes dans les régions côtières). En 2018, le candidat du CHP n’hésitait pas à agiter la menace d’une reconquête par les Grecs d’Istanbul.

Si les descendants des Grecs turcisés se sont ralliés au kémalisme par adhésion à la laïcité, il n’en fut pas de même pour les Kurdes. Jadis bastion de l’AKP, le Kurdistan préférait les islamistes, qui les incluaient dans une société nationale définie par l’Islam sunnite, plutôt que le CHP au sombre passé ethno-nationaliste. Mais là encore, le réel fut douloureux pour les Kurdes, tant Erdogan s’est comporté en conquérant à leur égard, tant à l’intérieur des limites territoriales turques qu’en Syrie, en particulier à Afrin. La gauche kurde, non-kémaliste quoique toujours résolument laïque, a progressé avant d’atteindre un plafond de verre, amalgamée par le régime à des terroristes, ennemis de l’intérieur, dissous et criminalisés à tout va.

Cette-fois pourtant, les tensions avaient été levées. Le CHP avait choisi pour candidat un homme consensuel, peu suspect d’ultra-nationalisme, car appartenant à la minorité religieuse alévie, Kemal Kiliçdaroglu. La gauche kurde était prête à faire la paix avec la gauche kémaliste pour en finir avec Erdogan. Ils n’ont pas présenté de candidat, et malgré quelques dissensions, la droite laïque, qui aurait préféré comme candidat pour l’opposition une figure plus dynamique comme le maire d’Istanbul ou celui d’Ankara, s’est rallié. Battre Erdogan, restaurer le parlement, voilà le seul motif de campagne. Evitant de trop jouer la carte laïque, proposant d’autoriser le port de symboles religieux à l’université, vieux cheval de bataille des islamistes turcs, étant ferme sur la question des réfugiés syriens et ne reniant pas vraiment l’expansionnisme et les opérations militaires récentes, il n’a pas cherché le conflit, et a voulu faire de cette élection un nouveau référendum constitutionnel.

Erdogan, acculé, menacé, impopulaire, a alors eu recours à toute la diatribe islamo-conservatrice et ultra-nationaliste possible. Désignant à la vindicte un complot LGBT aussi irréel qu’efficace, tenant des propos de haine à l’égard des alévis, balayant toute possibilité d’alternance démocratique, traitant ses opposants de putschistes, d’alliés de terroristes voire directement de terroristes. Mobilisant toutes les ressources de l’Etat, désormais inséparable du gouvernement, réussissant à jeter un froid entre l’armée et le CHP, d’habitude en excellent terme, par le chiffon rouge kurde, il a, semble-t-il, sauvé son mandat. Il frôle la réélection au premier tour avec plus de 49% des voix, Kiliçdaroglu n’atteignant pas les 45%. La mise en ballotage provient d’un troisième candidat, Sinan Ogan, positionné à l’extrême-droite d’Erdogan, qui atteint les 5%. Les réserves de voix ne penchent donc pas pour l’opposition.

Au parlement, malgré un recul d’une trentaine de sièges et de 8%, la coalition d’Erdogan sauve sa majorité absolue avec 322 sièges et 49,5% des voix – pour les islamo-conservateurs, 267 députés et 35,5%, pour les ultra-nationalistes, 50 députés et 10%, pour un improbable nouveau parti kémaliste pro-Erdogan, 5 députés et 3%. L’opposition, divisée aux législatives, ne progresse pas suffisamment. Les kémalistes du CHP progressent faiblement, avec 25% des voix et 169 députés. La gauche kurde obtient 10,5% des voix et 65 députés, en léger recul par rapport à 2018. La droite nationaliste laïque de l’IYI passe sous les 10 % et obtient 44 députés. La coalition législative des ultra-ultra-nationaliste de Ogan rate l’entrée au parlement.

Quel bilan tirer de ces élections ?

Partout où le présidentialisme règne, le maintien au pouvoir d’un régime impopulaire est assuré dès lors que l’opposition ne présente pas d’alternative idéologique cohérente. La France, la Turquie et les Etats-Unis, trois démocraties anciennes, sont enfermées dans un régime où le pouvoir d’un seul prime sur des contre-pouvoirs toujours plus impotents.

N’exagérons pas tout de même, la France n’est pas aux prises d’un mégalomane qui cherche à renverser les urnes par un putsch grotesque de marginaux armés jusqu’aux dents, ni avec un autocrate qui criminalise l’opposition, mène une guerre d’expansion territoriale et exclut à renfort de discours de la communauté nationale minorités sexuelles comme religieuses. Surtout, le pouvoir d’un seul n’est pas exercé par un allié des fondamentalistes, islamistes ou chrétiens évangéliques, qui inscrit dans la loi les préceptes les plus rétrogrades de courants obscurantistes d’un monothéisme radicalisé où les directives fantasmées du dieu unique s’appliquent à tous et surtout à toutes contre leur gré. Notre crise de présidentialisme, si elle est de moindre intensité, est de même nature. C’est le pouvoir contesté d’un seul qui utilise les verrous constitutionnels pour appliquer un programme idéologique minoritaire mais dont l’opposition est traversée par des lignes de failles plus ou moins irréconciliables.

Aux Etats-Unis, la cohorte démocrate, qui rassemble élites et classes populaires côtières, minorités ethniques et sexuelles et une majorité de femmes, tient encore contre Donald Trump, au suffrage universel du moins. En Turquie, sauf miracle profane, la cohorte de Kiliçdaroglu, qui rassemble également les élites et classes populaires côtières et les minorités ethniques et sexuelles mais une majorité peut-être moins nette de femmes, ne semble pas en mesure de rassembler la majorité fatidique. Les contradictions idéologiques étaient-elles trop fortes entre Kurdes et nationalistes, même laïques ? C’est probable, de même que l’on constate, sauf rare exception comme Joseph Biden battant Donald Trump ou même, toujours dans une nature semblable de plus faible intensité, comme François Hollande battant Nicolas Sarkozy, qu’il est rare de gagner une élection présidentielle « contre » un adversaire. Le régime présidentiel, plus que tout autre, tant les pouvoirs confiés sont importants, impose de créer un récit majoritaire et pas seulement d’opposition.

Il faut donc au plus vite limiter les dégâts d’un idéologue, nationaliste, raciste et obscurantiste ou d’un ultra-libéral acharné arrivé à la tête d’un régime concentrant les pouvoirs. Le drame de ces régimes est justement qu’on ne peut pas en sortir simplement pas la dénonciation du mode de scrutin. Il faut conquérir une majorité cohérente. Ce sera long, difficile, mais ce sera nécessaire. Erdogan le mirifique va sûrement être réélu, Donald Trump pourrait retrouver son fauteuil présidentiel en 2024, Emmanuel Macron nous impose sa réforme des retraites impopulaire et gouverne sans majorité populaire ni parlementaire. Les effets de l’hydrocéphalie présidentielle varient en gravité, d’un régime malade à l’autre, mais le mal est semblable. La nécessité, à gauche, de retrouver le chemin majoritaire n’en est que plus urgente.

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Dans cet entretien, Louise El Yafi revient sur les femmes et le djihad : longtemps, ce sujet a été invisibilisé, et les femmes perçues comme de simples victimes. Elle explique pourquoi cette vision est fausse, et pourquoi s’en défaire est crucial dans une réelle perspective d’égalité.
LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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« Les conditions de travail (son organisation, la formation, etc.), jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques »

Stratégie & Bifurcation

« Les conditions de travail (son organisation, la formation, etc.), jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques »

entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur l’enquête socio-historique qu’elle a réalisé autour de la gynécologie médicale, la construction de ce qu’elle appelle « la norme gynécologique », ou encore le sujet des violences gynécologiques,

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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Entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur les différentes vagues féministes depuis la fin du 19ème, en abordant particulièrement le sujet du féminisme « lutte des classes », ou encore la notion de privilège. Enfin, cet échange est l’occasion d’observer l’évolution des conditions des femmes 6 ans après l’affaire Weinstein.

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Pouvez-vous revenir sur la naissance du féminisme, et notamment les trois vagues féministes que vous évoquez dans l’ouvrage ? Quelles sont les différences majeures ?
Aurore KOECHLIN :

La classification en termes de vagues est bien sûr une forme de simplification d’une histoire féministe bien plus complexe (elle risque notamment d’invisibiliser les entre-deux-vagues, ou de centrer l’histoire du féminisme sur les pays occidentaux). Néanmoins, je trouve qu’elle a le mérite de proposer une conceptualisation assez simple et donc facilement appropriable des différents temps du féminisme moderne. On peut ainsi délimiter trois vagues féministes : une première qui correspond à la lutte pour l’égalité politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, une deuxième dans les années 1960 et 1970 qui correspond à la lutte pour les droits reproductifs et pour la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et une troisième vague dans les années 1990 qui vient complexifier le sujet du féminisme, en faisant croiser luttes LGBTI+, antiraciste et de classe avec le féminisme. La métaphore des vagues permet à la fois de montrer qu’il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit sur du temps long et dans un espace non délimité : ainsi, à chaque fois, ces vagues du féminisme ont pour particularité d’être internationales et de durer plusieurs années, voire décennies.

LTR : Vous parlez dans l’ouvrage d’une « quatrième vague féministe » qui serait en cours. Quels en sont ses principaux combats ?
AURORE Koechlin : 

Dans mon livre, je défends que nous sommes en train de vivre une 4ème vague, centrée autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui s’est déployée en trois temps. Du début au milieu des années 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement contre les féminicides en Amérique latine, en particulier en Argentine, autour du collectif « Ni una menos » (pas une de moins). Il va progressivement faire le lien avec la lutte pour la légalisation de l’avortement, son interdiction occasionnant des mortes et constituant une violence. Il faut souligner qu’il a obtenu des victoires éclatantes, avec l’obtention du droit à l’avortement en Argentine, au Mexique et en Colombie. Puis, on peut définir un deuxième temps qui est le moment du # Me Too, qui éclate en octobre 2017 aux États-Unis dans le double contexte des Women’s march contre Trump et de l’affaire Weinstein, puis qui prend rapidement une dimension internationale. Moins qu’une libération de la parole, il a s’agit surtout de sa visibilisation, et d’une démonstration faite à large échelle, via les témoignages sur les réseaux sociaux, du caractère non exceptionnel des violences, mais bien systémique.  Aujourd’hui c’est cette dimension qui affecte le plus la France, puisque la particularité de Me Too repose en outre sur le fait que ce mouvement de dénonciation est continu dans le temps : ainsi, encore aujourd’hui, de nouvelles dénonciations voient le jour, comme le Me Too inceste, le Me Too gay ou le Me Too politique. Enfin, on peut définir un troisième moment, avec la construction de la grève féministe internationale pour le 8 mars suite à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Chaque année, un nouveau pays rentre dans le mouvement de grève (Italie, État espagnol, Suisse, Belgique, …). En France, cette grève féministe est défendue depuis quelques années par les syndicats et par la Coordination féministe. 

LTR : Pensez-vous possible de voir émerger une 5ème vague, notamment avec l’impact de la réforme des retraites qui politise encore davantage les femmes et qui met en visibilité de manière flagrante que les femmes sont encore la « dernière roue du carrosse » ?
Aurore KOECHLIN : 

Pour moi il s’agit moins d’une 5ème vague que de la continuité de la 4ème vague. Les vagues du féminisme s’inscrivent de fait toujours dans du temps long. Par ailleurs, l’une des particularités de la 4ème vague est précisément de réparer en quelque sorte le lien rompu entre mouvement ouvrier et mouvement féministe au moment de l’autonomisation de ce dernier dans les années 1970. Les enjeux de contexte sont centraux à ce titre : comme cette vague se développe alors qu’on connait les retombées de la crise économique de 2008 et une offensive sans précédent du néolibéralisme, elle fait immédiatement le lien entre les questions féministes et les questions sociales.

LTR : Vous mentionnez l’existence par le passé d’un « féminisme luttes des classes », qui a peu marqué le combat féministe, au profit du féministe matérialiste. Pourquoi ? Comment pensez aujourd’hui l’articulation entre luttes des classes et féminisme ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que la question n’est pas tant que le courant féministe lutte de classe a peu marqué le combat féministe en tant que tel, qu’il a peu marqué l’histoire qui en a été faite a posteriori. La raison en est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. En l’occurrence, le féminisme matérialiste a mieux su faire école, tant théoriquement que politiquement, notamment parce qu’il a réussi à obtenir des places à l’université. De hautes luttes, et c’est bien sûr une excellente chose ; mais cela a eu pour effet imprévu d’effacer en partie certains autres courants du féminisme, dont le féminisme lutte de classes. Mais dans un double contexte de regain du marxisme et de quatrième vague du féminisme, le féminisme lutte de classes connait une forme d’actualité, comme en témoignent la réussite des collectifs qui lient féminisme ou luttes LGBTI+ et marxisme (le collectif Féministes Révolutionnaires, les InvertiEs), ou le développement de la théorie de la reproduction sociale, dans l’espace anglo-saxon ou plus récemment en France, avec les traductions de Federici, et maintenant de Vogel ou de grandes figures de l’opéraïsme italien. Dans le cadre de la théorie de la reproduction sociale, l’articulation de la lutte des classes et du féminisme est pensée à partir de la conceptualisation du travail reproductif, soit le travail qui assure la production et la reproduction des travailleur·se·s nécessaires au capitalisme. Il assure la production des futur·e·s travailleur·se·s par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleur·se·s actuels par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). L’assignation au travail reproductif est la base matérielle de l’oppression des femmes et des minorités de genre : elles sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu en charge la reproduction. Encore aujourd’hui, c’est elles qui assurent la majorité du travail reproductif, notamment dans le cadre familial, mais aussi dans les services publics, ou de plus en plus sur le marché. Dans ce cadre, on voit que le capitalisme est dépendant de la reproduction : sans travail des femmes et des minorités de genre qui assurent en permanence la reproduction de la force de travail, pas de production des marchandises et de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboités.

LTR : Vous consacrez un chapitre de l’ouvrage à la question de la stratégie, qui est centrale dans la lutte féministe, pour autant, l’absence de stratégie justement a pu pénaliser les différents mouvements dans l’histoire. Pourquoi selon vous, les mouvements et organisations féministes ont des difficultés à penser cette question ? Est-ce que c’est différent aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

J’ai un temps émis l’hypothèse que cet effacement de la question stratégique était lié à la rupture, au moins partielle, dans les années 1970, entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, dans un contexte d’autonomisation du mouvement féministe. Les riches élaborations du mouvement ouvrier, notamment en termes stratégiques, auraient alors été en quelque sorte oubliées. Néanmoins, je constate cet effacement de la stratégie aujourd’hui à une plus large échelle, par exemple, dans la mobilisation de cette année contre la contre-réforme des retraites. La crise du mouvement ouvrier organisé suite à la chute de l’URSS et les attaques de plus en plus violentes du néolibéralisme ont eu pour effet qu’aujourd’hui on constate une sorte de pertes des acquis du mouvement ouvrier, et parmi eux, les enjeux de stratégie. La désertion des AG dans cette mobilisation me semble symptomatique de cela : pour une majorité de personnes, leur utilité était questionnée, car il n’apparaissait plus clairement que se jouait là un enjeu stratégique central de qui dirige le mouvement.

LTR : Certains mouvements féministes mettent aujourd’hui très clairement en avant la question des « privilèges ». Que pensez-vous de cette notion ? Bien qu’elle puisse permettre une certaine prise de conscience, n’efface t-elle pas en partie le sujet de la classe sociale ? Ne fait-elle pas reposer sur l’individu, quelque chose qui relève d’un rapport de domination construit socialement dans nos sociétés ?
Aurore KOECHLIN : 

La théorisation en termes de privilèges est à la fois utile car elle permet de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne les rapports de domination, et dans le même temps elle me semble symptomatique d’une forme d’individualisation de la domination. En effet, la notion se concentre sur le symptôme individualisé d’un rapport de domination structurel, au risque d’oublier la structure qui le rend possible. Par ailleurs, elle met sur le même plan des avantages matériels et concrets et des avantages symboliques, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux types d’avantages. De la même façon, avec l’idée de privilège, il y a l’idée de quelque chose qui serait « en trop ». Par-là, elle met sur le même plan des avantages qui devraient disparaître, et des avantages qui sont en fait des droits qui devraient être donnés à tout le monde. Le privilège d’exploiter les autres doit disparaître ; le privilège de marcher seule dans la rue le soir par exemple devrait au contraire être étendu à tou·te·s. En bref, le terme me semble à la fois trop extensif et trop flou, même s’il est utile dans une fonction pédagogique.

LTR : Vous plaidez pour la construction d’une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire. Quels en seraient les axes principaux ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

Si on fait l’analyse que la base matérielle de la domination de genre est l’assignation au travail reproductif, alors se dessine assez clairement quelle est notre arme, la grève féministe, à la fois grève du travail productif et du travail reproductif. De la même façon, si on fait l’analyse que la domination de genre est imbriquée au système capitaliste, alors on ne peut penser une stratégie qui fasse l’économie de la convergence des luttes. Mais cette convergence, cette nécessaire unité dans la lutte, ne doit pas nous empêcher de défendre nos conceptions féministes jusqu’au bout. Enfin, et peut-être principalement, cela implique de poser centralement la question du pouvoir, et de qui est réellement notre ennemi. Est-ce que le pouvoir se situe au niveau des individus, qui peuvent avoir des intérêts immédiats divergents, ou est-ce qu’il est entre les mains d’un groupe d’individus qui détient les structures, qui les fait fonctionner à son propre compte, et qui a le pouvoir sur nos vies ? Le mouvement que nous traversons actuellement nous le rappelle d’ailleurs avec acuité : on constate une polarisation extrême de la société qui visibilise immédiatement les enjeux de classe et de pouvoir.

LTR : L’affaire Weinstein en 2017 a permis au mouvement #MeToo #BalanceTonPorc de prendre un tournant majeur. Plus de 6 ans après, est-ce que les conditions des femmes se sont réellement améliorées ?
Aurore KOECHLIN : 

Oui, elles se sont améliorées. Mais ce que l’on constate également, c’est que l’obtention de réelles avancées 1/ n’est jamais une garantie une fois et pour toujours 2/ est entièrement liée à nos capacités de mobilisation. On le voit avec l’exemple du droit à l’avortement. En Amérique latine, on pensait qu’il ne serait jamais obtenu. L’incroyable mouvement féministe qui s’y est déployé l’a arraché dans de nombreux pays, et il est probable qu’il finisse par être obtenu dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Dans les pays occidentaux, on pensait que ce droit était acquis pour toujours. Et voyez ce qu’il se passe aux États-Unis. C’est bien la preuve que tout ne repose jamais que sur nos propres forces. Mais ce n’est pas un constat qui doit nous démoraliser : au contraire, nous devons y voir la preuve de notre puissance. 

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Féminicène : pour un féminisme du faire

Chronique

Féminicène : pour un féminisme du faire

Pour David Cayla, l’ouvrage de Véra Nikolski qui vient de paraître chez Fayard est une contribution majeure qui permet de repenser le féminisme en tant que mouvement politique et de comprendre les dangers qui menacent l’émancipation des femmes. Mais c’est aussi un livre qui entend comprendre ce que pourrait être une société post-pétrole. En ce sens, sa démarche matérialiste et rationnelle nous invite à une prise de conscience éclairée et sans illusion sur ce que pourrait nous réserver l’avenir.

En publiant cette semaine Féminicène, Véra Nikolski aborde frontalement deux grandes questions qui marquent notre époque : le féminisme et la transition écologique. Pour autant, son propos se démarque de la manière dont sont habituellement traités ces sujets. Dans cet ouvrage très érudit on ne trouvera pas de slogans militants ni de discours manichéens. Le propos est volontairement dépassionné, clinique, et il émane de ce livre un certain pessimisme qui devrait, c’est en tous cas le souhait de l’auteure, nous permettre d’affronter lucidement l’avenir et les défis qu’il porte.

S’il est marqué par un certain fatalisme – nous y reviendrons – Féminicène a au moins deux grands mérites. Le premier est de proposer une réponse argumentée au travail que l’anthropologue Emmanuel Todd a consacré à l’histoire de l’émancipation des femmes dans son dernier livre Où en sont-elles ?, paru en 2021. Pour l’auteure, l’ouvrage de Todd, vivement critiqué par une partie des féministes, pose quelques bonnes questions. Todd a raison, estime Nikolski, d’affirmer que le processus d’émancipation des femmes est largement achevé au sein des sociétés développées occidentales. Ainsi, l’ouvrage s’ouvre sur ce paragraphe :

 

« L’émancipation des femmes est aujourd’hui à son comble historique. Jamais l’humanité n’a connu un tel niveau d’égalité. Jamais les femmes n’ont été aussi libres, aussi éduquées, aussi soignées, aussi actives, aussi bien payées. Certes, des inégalités subsistent, tant en occident que, bien plus massivement, dans d’autres régions du monde, mais le chemin parcouru est immense : globalement, le statut des femmes est en nette amélioration partout et ce progrès est un des grands marqueurs de notre époque » (p. 11)

 

Deuxième point pour Todd, selon l’auteure, l’inquiétude vis-à-vis des mouvements néoféministes que Todd qualifie de « féminisme antagoniste » et que Nikolski appelle « féminisme des doléances ». Le paradoxe souligné par Todd, à savoir que le féminisme de 3ème vague est d’autant plus vindicatif que l’essentiel du chemin vers l’égalité est accompli est également évoqué par Nikolski. Mais si Todd l’explique par une frustration liée aux nouvelles responsabilités des femmes qui seraient, pour la première fois de leur histoire, confrontées à la prise en charge du collectif et devraient donc affronter de nouvelles angoisses, Nikolski y voit la conséquence d’une incompréhension fondamentale à propos des causes réelles de l’émancipation des femmes que ni Todd ni les féministes contemporaines n’ont suffisamment étudiées.

Ainsi, alors que le livre valide, pour l’essentiel, le questionnement de Todd, il s’en démarque quant à l’analyse des causes qui ont permis l’émancipation des femmes. Fidèle à son modèle anthropologique, Todd tend à montrer que la marche vers l’égalité femmes-hommes n’a rien d’un processus homogène et qu’elle varie selon les idéologies sous-jacentes portées par les structures familiales. Ainsi, il affirme que si les pays occidentaux sont plus féministes que la Chine ou les pays du Moyen-Orient, c’est parce qu’ils auraient gardé, pour la plupart, des structures familiales archaïques (la famille nucléaire) plus favorables à l’égalité des sexes. À l’inverse, les pays proches de l’axe Pékin-Bagdad-Ouagadougou, dont l’histoire est plus longue du fait d’avoir développé l’agriculture en premier, ont vécu des transformations profondes et leurs structures familiales se sont complexifiées (familles souches, familles communautaires…) avec pour principale conséquence l’abaissement continu du statut des femmes, jusqu’à l’enfermement dans certaines régions du nord de l’Inde ou d’Afghanistan.

Sans remettre en cause l’analyse anthropologique de Todd, Nikolski en souligne l’insuffisance. Il est en effet impossible d’expliquer, à partir d’une perspective uniquement culturelle et anthropologique, les progrès considérables du statut des femmes en Occident – mais aussi ailleurs dans le monde – depuis la fin du XIXe siècle. De fait, Emmanuel Todd ne propose aucune véritable explication pour comprendre le processus d’émancipation des femmes.

 

« Le livre d’Emmanuel Todd consacré à l’histoire des femmes et au phénomène de leur émancipation se distingue par un désintérêt surprenant pour le moment de bascule, celui où la révolution anthropologique dont l’ampleur et la rapidité stupéfient l’auteur se met en branle. On ne peut, à la lecture, qu’être frappé par le paradoxe consistant à évoquer un renversement civilisationnel majeur sans se pencher sur son point d’origine. […] [L]’auteur enjambe toute la période, pourtant cruciale pour le processus d’émancipation, qui court des premières revendications balbutiantes aux changements aussi fondamentaux que le droit de vote ou l’entrée des femmes sur le marché du travail. » (p. 109-110).

 

C’est à partir de cette question que Véra Nikolski produit son travail d’analyse et propose la thèse qui est au cœur de son livre. Si les femmes ont acquis davantage de libertés et de droits, ce ne serait pas en raison de transformations culturelles ou idéologiques, mais parce que les conditions matérielles de leur existence ont changé en profondeur.

Une approche matérialiste du féminisme

C’est le second grand mérite de l’ouvrage, celui de développer une théorie matérialiste du féminisme qui s’appuie très clairement – même si ce n’est jamais revendiqué – sur une méthodologie marxiste. Cette perspective matérialiste la conduit à deux constats dérangeants. Le premier est que la domination masculine, même si elle fut renforcée au cours des siècles par des croyances, des dispositions légales ou par le bain culturel souvent teinté de misogynie dans lequel évolue la plupart des sociétés, a d’abord des origines naturelles, fruits de l’âpreté de la vie humaine et des contraintes qu’impose la maternité au corps des femmes. Ainsi, l’auteure note que l’universalité de l’infériorité du statut des femmes ne peut s’expliquer par des causes culturelles : « à la différence de la plupart des autres faits sociaux, qui varient grandement d’une société à l’autre, et dont on peut espérer expliquer l’apparition par des contingences historiques de chacun des contextes, la domination des hommes sur les femmes est observée partout, dans toutes les sociétés humaines jusqu’à la nôtre, quelle qu’ait été, par ailleurs, leur variété » écrit-elle page 56. « La domination masculine est en effet collatéral de la nécessité, pour l’espèce, de survivre dans des conditions naturelles hostiles, étant données les différences physiologiques entre les sexes et le mode de procréation des humains, à une époque où le rendement du travail est très faible » (p. 105).

Ainsi, l’auteure estime que les causes de la domination masculine sont d’abord matérielles, fruit de la division sexuelle du travail entre d’une part l’activité de production et de défense du groupe que les hommes doivent assumer prioritairement et qui les pousse à se déplacer hors du foyer, et d’autre part le travail de reproduction, qui inclut le soin et l’attention portés aux jeunes enfants que les femmes sont chargées d’accomplir. Cette spécialisation sexuelle du travail est d’essence biologique, affirme l’auteure, qui condamne « le tabou de la biologie » qu’on trouve trop souvent dans les études contemporaines sur le genre. En appui de sa thèse elle rappelle que le premier tome du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, intitulé Les faits et les mythes et qu’elle estime « largement oblitéré aujourd’hui au profit du deuxième » (p. 71), explique à juste titre les causes biologiques de la domination masculine et que les arguments avancés par certains travaux féministes qui combattent cette thèse finissent inéluctablement par « adopter une vision absurde, tautologique, de l’histoire de l’humanité, ou un phénomène majeur n’a aucune cause, et ne doit s’expliquer que par lui-même – une forme moderne de la vision aristotélicienne de la génération spontanée » (p. 60).

En appui de son argumentation, l’auteure rappelle que le travail de reproduction qui incombait aux femmes était d’autant plus une source d’oppression et d’inégalité entre les sexes que, dans les sociétés préindustrielles, il était souvent nécessaire, pour chaque femme, d’avoir au moins quatre ou cinq enfants afin d’espérer qu’au moins deux d’entre eux survivent jusqu’à l’âge adulte et s’occupent ensuite de leurs parents âgés. Dans les conditions d’une société traditionnelle marquée par une forte mortalité infantile, même s’il était techniquement possible pour une femme de chasser, de cultiver la terre ou de se battre, il n’était pas rationnel d’organiser la société sur le principe de l’égalité des sexes.

Affirmer que les sociétés préindustrielles étaient fondées sur le principe de la division sexuelle du travail, n’implique pas qu’il était impossible à des femmes particulières de sortir de leur rôle, de devenir chasseresse ou même, comme Jeanne D’arc ou la guerrière Viking retrouvée dans la tombe de Birka, de s’illustrer en tant que glorieuses combattantes. De même, il était possible, pour des hommes, de s’extraire de leur rôle sexuel et d’adopter un genre féminin, en tout cas dans certaines sociétés comme les amérindiens d’Amérique du Nord (berdaches) ou les peuples d’Indochine (katoï). Cependant Nikolski insiste sur le fait que l’existence de ces cas ne peuvent suffire à nier le caractère universel de la domination masculine, même si l’intensité de cette domination pouvait, bien sûr, varier fortement d’une région à l’autre.

Une émancipation portée par les progrès de l’industrie et de la médecine

La seconde conséquence que l’auteure tire de son approche matérialiste du féminisme est que la révolution anthropologique, qui a consisté à mettre fin à une histoire plurimillénaire de domination masculine en quelques décennies doit nécessairement avoir des causes matérielles. Pour Nikolski, ce ne sont pas les luttes féministes qui ont permis aux femmes de se libérer mais les progrès technologiques engendrés par la révolution industrielle ainsi que les avancées scientifiques et médicales. Grâce à la mécanisation, l’avantage masculin lié à la force physique fut considérablement atténué, tandis que les progrès de la médecine et de l’obstétrique ont permis aux femmes de se libérer en grande partie de la charge de reproduction qui leur incombait en supprimant les dangers de l’accouchement et en baissant fortement la mortalité infantile. Enfin, au XXe siècle, le développement de l’électroménager, la création d’un État social assurant la protection contre la maladie et la vieillesse, le financement d’un réseau de crèches et d’écoles, contribuèrent fortement à la libéralisation les femmes.

La libéralisation des femmes a donc été, pour l’auteure, la conséquence des progrès apportés par la civilisation industrielle fondée sur le charbon et le pétrole plutôt que celles des luttes féministes, même si ces dernières ont parfois pu les accélérer, notamment dans le cas de l’avortement. « Au total, les droits semblent avoir été davantage accordés aux femmes par les hommes qu’arrachés à ceux-ci par celles-là » écrit-elle page 41, avant de conclure que « l’émancipation a renversé, en quelque 150 ans, un ordre vieux comme le monde. Elle s’est imposée sans que le groupe qui en a bénéficié, les femmes, n’ait eu à employer aucun des moyens habituellement nécessaires pour faire plier les dominants et les contraindre à partager leur pouvoir » (p. 43).

En somme, le processus d’émancipation des femmes est advenu parce que les conditions matérielles de l’existence humaine ont changé, mais aussi parce que tout le monde, y compris les hommes – et le système capitaliste salarial – y avait avantage. Après tout, des femmes émancipées c’est davantage de main d’œuvre et de consommation ; c’est moins de travail domestique et plus de production marchande, c’est plus de PIB et de croissance. C’est donc parfaitement compatible avec le capitalisme. Et les forces religieuses et culturelles qui s’y opposaient se sont finalement assez vite effacées compte-tenu de l’emprise qu’elles exerçaient sur les mentalités et les comportements.

Une émancipation menacée

Ce constat signifie-t-il qu’il n’y aurait plus aucune menace pour les libertés des femmes ? Rien ne serait plus dangereux que de le croire. La deuxième partie de Féminicène tire les conséquences des analyses de la première et met en garde contre les véritables dangers qui menacent l’émancipation des femmes. Ces dangers ne seraient ni « les hommes » en général ni l’idéologie patriarcale, mais « l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle », conséquence de la raréfaction des ressources naturelles et de la fin de l’énergie abondante et peu chère qui est au fondement de nos économies. Ainsi, le monde de demain risque d’être « un monde plus pauvre, plus chaotique et plus violent que celui d’aujourd’hui » (p. 195). Or, si c’est l’amélioration des conditions matérielles d’existence qui a permis aux femmes de conquérir de nouveaux droits, il est à craindre que, à l’avenir, les conditions de l’émancipation des femmes ne puissent plus être assurées. Or, le féminisme, en tant qu’idéologie, ne semble pas prêt à prendre la mesure des effets dévastateurs pour sa cause que pourrait engendrer de la fin programmée du pétrole et des énergies fossiles. Nikolski le regrette vivement et souligne ce paradoxe.

 

« Il est particulièrement étrange de constater que ces chercheurs et militants qui sont en général sensibles aux thèmes de l’écologie et du changement climatique n’établissent aucun lien entre ces enjeux et la question féministe. Alors que notre monde est en train de changer et que des bouleversements plus globaux encore sont sur le point d’advenir, ils continuent à raisonner comme si de rien n’était, toutes choses égales par ailleurs, se situant dans un univers parallèle où ces deux classes de phénomènes n’entrerons jamais en collision. […] Pourtant, les changements, on l’a dit, risquent d’être massifs : « un enfant si je veux, quand je veux » ne survivra pas à la hausse de la mortalité infantile ; « trois enfants minimum pour toutes » ne sera pas un slogan mais la réalité statistique ; la PMA pour toutes risque de devenir la PMA pour personne (ou presque), sans parler des opérations de changement de sexe. Voilà les dangers qui devraient inquiéter les féministes et les pousser à explorer toutes les pistes possibles pour infléchir autant que faire se peut cette trajectoire » (p. 270-271).

 

Le livre s’alarme ainsi de l’inconséquence, voire des « enfantillages » (p. 273) que porte le « féminisme de la réclamation » qui caractérise les luttes d’aujourd’hui. « Cette coexistence d’une conscience écologique crépusculaire et de l’enfermement du féminisme sur le présent a de quoi étonner : les dangers à venir apparaissent aussi grands qu’une comète qui foncerait sur la Terre, et pourtant on se concentre sur le mansplaining. […] S’attaquant aux mœurs et aux règles actuelles en vue de les améliorer par la contrainte et la morale, ces combats n’ont d’incidence que sur le droit et les mentalités, c’est-à-dire sur les superstructures idéologiques de la société ; mais sur les conditions de ces droits et mentalités – le bien être matériel de nos sociétés, leur infrastructure économique et technologique – ils sont sans effet » (p. 271-272).

Les constats étant posés, comment y répondre ? L’auteure admet une part d’impuissance, ce qui lui permet de résumer ses principales conclusions :

 

« L’inégalité entre les sexes, on l’a vu, est à la fois un scandale moral et, durant le gros de l’histoire humaine, une conséquence logique des conditions d’existence. L’émancipation totale est à la fois un objectif désirable – car comment, au nom de quoi, désirer moins ? – et une impossibilité physique, car elle exige d’abolir entièrement la biologie (disparition des sexes, utérus artificiels…) et donc d’entrer dans une dystopie aliénante. Enfin, la détérioration à venir de la condition féminine est, très probablement, inévitable, tout comme l’est celle des conditions de vie de l’humanité dans son ensemble. Devant ces considérations déplaisantes, génératrices de dissonances cognitives, la réaction naturelle est de les nier, accusant l’émetteur de complaisance avec le patriarcat ; il serait pourtant plus utile pour l’avenir même des femmes de les garder en tête pour y apporter une réponse – non pas entièrement satisfaisante, mais la meilleure ou la moins mauvaise possible. » (p. 317).

 

Cette part d’impuissance ne doit cependant pas être une excuse pour abandonner tout espoir et renoncer à toute action. Même si l’avenir rend très plausible une disparition de notre mode de vie et une dégradation des libertés dont jouissent les femmes, il ne tient qu’à nous, collectivement, de limiter ce recul civilisationnel. Ainsi, même si la raréfaction de l’énergie et du pétrole est sans doute inéluctable, même si la productivité du travail risque de diminuer, condamnant l’humanité à travailler davantage pour produire moins de richesses, cela ne signifie pas que les apports de la science vont disparaître. Une partie des innovations technologiques qui caractérise nos sociétés pourra être préservée, même dans une civilisation post-pétrole. De même, tous les progrès sociaux et culturels de notre civilisation ne vont pas disparaitre. La question est donc de savoir comment en préserver un maximum et comment faire que les femmes ne soient pas condamnées à une brutale régression.

Pour un féminisme « adulte »

Pour l’auteure, la solution passe par une transformation en profondeur des modes d’action et des objectifs du féminisme contemporain. Plutôt que de lutter en se cantonnant au sein de la sphère idéologique et juridique et en défendant des droits qui risquent de ne pouvoir être préservés que dans le cadre d’une société opulente, il vaut mieux que les femmes investissent massivement les métiers qui sont amenés à devenir indispensables à la transition matérielle qui nous attend. Ce faisant, elles seront en position de force pour préserver leur statut social.

Ainsi, à l’instar des femmes iraniennes qui se font ingénieures pour lutter contre un régime oppressif, il faut que les féministes encouragent les femmes à s’engager davantage dans les sphères vitales de la société. Or, sur ce plan, le mouvement de libéralisation des femmes a eu un effet paradoxal. Confrontées à un éventail plus large de choix pour leurs carrières, la majorité des femmes s’est portée spontanément vers les métiers du secteur tertiaire, dans les emplois sociaux et relationnels. En revanche, les métiers liés aux domaines des STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) restent encore aujourd’hui majoritairement investis par des hommes. Cette division sexuée des carrières, qui n’est en rien la conséquence d’un différentiel de compétences entre les sexes mais plutôt le résultat d’une appétence différente, est particulièrement problématique pour l’auteure, car les bouleversements à venir risquent de rendre ces métiers où les femmes sont les moins nombreuses socialement et économiquement indispensables.

Il est donc urgent, pour Véra Nikolski de développer un « féminisme du faire » dont l’objectif prioritaire ne devrait plus être d’accorder de nouveaux droits aux femmes, de transformer les mentalités ou de déconstruire la masculinité patriarcale, mais de pousser les femmes à s’imposer davantage dans les milieux professionnels où elles restent minoritaires. En somme, l’auteure propose que le féminisme contemporain incite davantage les femmes à devenir ingénieure et à construire des centrales nucléaires plutôt qu’à se perdre dans l’ésotérisme et à lancer des sorts, pour reprendre la formule malheureuse employée par Sandrine Rousseau.

Féminicène constitue sans aucun doute une contribution majeure au débat sur le féminisme et l’émancipation des femmes. Mais, plus fondamentalement, il invite à une réflexion bien plus large qui consiste à penser rationnellement, et non dans le cadre trop confortable du militantisme, la société de l’après pétrole.

À ce sujet, il est regrettable qu’aujourd’hui le débat sur l’avenir et la transition écologique soit marqué par un double déni. D’un côté les techno-optimistes sont persuadés que le capitalisme extractiviste peut poursuivre sa logique sans aucune limite et sans jamais être remis en cause. Il suffirait, en quelque sorte, de planter des éoliennes et d’acheter des voitures électriques pour répondre aux défis environnementaux et organiser une transition sans douleur. Dans l’autre camp, les partisans de la décroissance sont également dans le déni, persuadés qu’un avenir radieux, post-capitaliste, est possible et que sa mise en œuvre ne serait qu’une affaire de volonté politique. Or, si dans un monde aux ressources limitées la décroissance constitue un avenir bien plus probable que la poursuite du système actuel, il est également peu vraisemblable qu’elle se fasse dans la bonne humeur et la cordialité. La décroissance, qu’elle soit voulue ou subie, conduira mécaniquement à un effondrement des conditions matérielles de nos existences et ses effets seront certainement dévastateurs pour les plus fragiles et notamment pour les femmes. C’est à ce second déni auquel s’attaque cet ouvrage, et c’est aussi en ce sens qu’il est indispensable.

David Cayla

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Le temps métrisé

République & Écosocialisme

Le temps métrisé

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans mes carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture… [https://cincivox.fr/]

Je vais vite très vite

J’suis une comète humaine universelle

Je traverse le temps

Je suis une référence

Je suis omniprésent

je deviens omniscient

L’homme pressé, Noir Désir (1997)

Tu es un homme pressé. Très pressé. Obsédé par la performance dans tous les domaines, tu ne perçois le temps que comme une donnée purement quantitative qu’il te faut assujettir, quoi qu’il en coûte. Parce que le temps, ça coûte : c’est de l’argent. Le culte du dieu-pognon, religion partagée par tous, t’impose sa Loi, « TU NE PERDRAS PAS DE TEMPS », avec en note de bas de table, en police taille 2 : « tout temps perdu sera facturé selon le barème défini dans les conditions générales d’utilisation, etc. ».

Tu traques chaque seconde gagnable. L’idée de perdre du temps t’est insupportable. Le temps perdu, c’est celui passé derrière quelqu’un qui ne se range pas à droite sur l’escalator et t’empêche de monter deux par deux les marches pour gagner plus rapidement la sortie ; c’est celui passé dans la salle d’attente du médecin – toujours en retard ceux-là, non mais savent-ils ce que cela coûte à la société dans son ensemble ? – ; c’est celui que tu passes en réunions interminables organisées par les autres (parce que toutes celles que tu organises, toi, sont absolument nécessaires, bien sûr !) ; c’est celui qui te fait trépigner dans la file d’attente du supermarché et aboyer sur la caissière qui ne va jamais assez vite ou contre la caisse automatique qui la remplace mais plante toujours au moment de scanner le code-barre du dentifrice et t’oblige à attendre que l’on vienne relancer cette stupide machine (d’ailleurs, tu ne fais plus tes courses : tu les commandes). Alors, ces temps vides, tu les combles avec tout ce que tu trouves, tu remplis chaque créneau, chaque interstice, aussi fugitif soit-il. Et ton téléphone, ce doudou miraculeux, est ton meilleur allié dans ton combat contre ces temps morts-vivants.

Tu as d’ailleurs téléchargé une application pour optimiser chacune de tes activités. Une appli pour te dire quand et quoi manger, quand dormir et quand te réveiller, où descendre du métro pour être en face des escalators, quand sortir de la salle de ciné pour aller pisser pendant le film… Et ce qu’une appli ne peut faire pour toi, tu le fais faire à d’autres : tu leur délègues toutes les tâches qui appartiennent au temps gris, sans intérêt, dont la seule fonction est d’assurer la continuité du processus vital sans l’enrichir, sans posséder, pas seulement à tes yeux mais à ceux de toute la société, la moindre valeur ajoutée : courses, déplacements, etc. Tu maximalises leur rendement en les confiant à d’autres. Lorsque tu commandes (ce verbe n’a rien d’anodin) ton repas, tes courses ou un chauffeur via l’une de tes nombreuses applis, tu achètes du temps.

Tu l’achètes à d’autres qui n’ont que ça à vendre. Et tu le vis très bien. Même si tu peux parfois t’encanailler à critiquer lyriquement l’avatar contemporain du capitalisme et son idéologie, le néolibéralisme, cela ne t’empêche nullement d’exploiter les nouveaux prolétaires qui ne vendent plus tant leur force de travail qu’ils n’aliènent la nouvelle valeur suprême : leur temps d’existence.

Tu ne fais d’ailleurs, toi-même, pas autre chose au travail où tu oscilles entre burn out et bore out. L’accumulation pathologique d’activité laborieuse dans un temps nécessairement fini, malgré les tentatives de le compresser toujours plus, produit une violence insupportable pour ton organisme ; mais tu vis tout aussi mal l’absence d’activité ou son remplacement par des tâches absurdes et qui te semblent inutiles. Dans les deux cas, tu as le sentiment que ton temps pourrait être bien mieux employé – qu’il t’est dérobé. Rien ne te paraît plus cruel que ce vol caractérisé. Alors tu ruses.

Tu prends des pauses et des poses. Tu haches le temps consacré au travail pour y intercaler du temps « pour toi »… que tu t’empresses de remplir le plus possible. Tu restes tard le soir pour montrer à ton manager à quel point tu es impliqué… alors que jusqu’à 17h tu as cancané à la machine à café (temps très utile à la « sociabilisation » et au « réseautage ») et réservé tes prochaines vacances. Ainsi optimises-tu jusqu’à ta mesquine insubordination.

Tu profites de tout ce temps gagné, ou plutôt économisé, pour… mais pour quoi, au juste ? Très content de toi, tu prétends « dégager du temps qualitatif » (ce qui ne veut strictement rien dire) mais tes loisirs sont l’exacte négation de l’otium antique. Tu les accumules dans une programmation boulimique. En caser le plus possible dans le temps imparti (pour ça aussi, il y a des applis !) est devenu une activité en soi – une sorte de métaloisir. Ton temps de cerveau disponible étant devenu une denrée rare et âprement disputée, tu te laisses séduire, peu farouche, par la drague affichée et les manipulations à peine masquées des nouveaux tycoons de l’économie de l’attention. Tu consommes du divertissement comme le reste : séries, films, jeux vidéos, sorties, alcool… bienvenue dans l’empire du binge – la cuite continue, la consommation frénétique, le gavage ad nauseam.

Tu ne fais plus de sport : tu te regardes en faire, tu te mesures en faire. Oreillettes enfoncées jusqu’aux tympans afin de profiter de ce temps pour écouter podcast ou musique – il faut toujours cumuler plusieurs activités simultanément ! –, bardé de gadgets qui te font ressembler à un échappé d’hôpital qui n’aurait pas eu le temps de se défaire de tous les électrodes et engins qui le maintenaient en vie, tu leur confies le soin de compter pour toi tous tes rythmes transformés en données quantitatives : battements du cœur, respiration, nombre de pas ou de coups de pédales, vitesses instantanée, minimale, moyenne et maximale, durée de l’activité, baisses de performance, records personnels, comparaisons aux statistiques de ton réseau communautaire, etc. etc. Et tu choisis ensuite de consacrer un temps si précieux à l’analyse de tes résultats, à la comparaison avec les objectifs que tu t’es fixés – ou qu’une appli t’a fixés.

Tu n’abordes en effet le monde qu’au prisme de la performance : le plus possible, le mieux possible, dans le moins de temps possible. Même tes relations sociales subissent cette pression. Tu n’appelles plus tes proches avec ton téléphone greffé à la main : tu leur envoies des messages vocaux, c’est plus rapide. Tu ne dragues plus : tu matches sur Tinder (encore une appli bien pratique), c’est plus efficace. Et même, tu ne fais plus l’amour : tu baises, l’œil sur le chronomètre, en enchaînant le plus de positions façon douze travaux d’Hercule – ou d’Astérix –, dans un simulacre de mauvais porno (pléonasme) dont tu t’imagines la star.

Tu es devenu le grand chronométreur de ta propre existence. Tu mesures tout, tu enregistres chaque économie de temps dans ta vie que tu observes ainsi de l’extérieur comme si quelqu’un d’autre la vivait. Tu ne sais penser le temps long, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Les photos que tu prends sans cesse avec ton téléphone s’archivent toutes seules et ne servent qu’à gonfler ton nuage (tu as même une appli pour créer, imprimer et t’envoyer automatiquement des albums photo que tu n’ouvriras jamais) – en aucun cas à nourrir une quelconque profondeur de champ. Toxicomaniaque de l’instant présent dans lequel tu t’enfermes volontairement, tes désirs, incapables de supporter la moindre suspension, nécessitent une résolution immédiate.

Tu tentes de rendre le temps fractal : pour en faire toujours plus, tu divises ton agenda en unités de plus en plus petites, tu cales des rendez-vous entre des réunions entre des déjeuners entre des meetings entre des calls entre des points entre des rencards entre des moments de « détente » calibrés à la minute, à la seconde, de plus en plus brefs, de plus en plus resserrés ad absurdum.

Tu jongles sans cesse avec des temporalités différentes, contradictoires. Tu aimes ce rythme effréné, toujours plus rapide. Tu savoures ce sentiment de vitesse et de toute-puissance. Tu n’as que vaguement conscience de ton asservissement que tu préfères appeler liberté. Tu t’y vautres avec délice. Tu crois sincèrement ainsi arraisonner le temps lui-même – ruse puérile avec la mort : en pensant éviter le néant, tu n’y cours que plus vite. La névrose chronométrique n’est que l’envers de la culture de l’avachissement – et, comme elle, un luxe bien vain d’enfant stupide et gâté.

Cincinnatus, 24 avril 2023

Références

(1)Le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

 

Cet article a été publié  originellement ici : https://cincivox.fr/2023/04/24/le-temps-metrise/

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Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 3

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Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 3

Une modification profonde du métier d'agriculteur : naissance d'un cultivateur de territoires
La rupture avec les logiques libérales et mondialisées actuelles de l’agriculture nous impose une transformation des systèmes agricoles par les principes de l’agroécologie, ainsi qu’une reterritorialisation des circuits de distribution alimentaires. Ceux-ci seraient alors composés d’un artisanat agro-alimentaire diversifié, complémentaire et dynamique, seul à même de répondre aux enjeux économiques, environnementaux et sociaux de notre époque. Néanmoins, l’organisation du travail agricole ainsi que le métier d’agriculteur en seront profondément modifiés. Ce dernier devra désormais reprendre sa place centrale au sein des systèmes alimentaires pour devenir cultivateur de territoires.
1.    Une transformation des compétences requises

La transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires devrait entraîner une complexification du métier d’agriculteur alors basé sur la compréhension des écosystèmes et l’observation quotidienne de son évolution. En effet, l’agroécologie est multidisciplinaire et rassemble l’agronomie, l’écologie ou encore les sciences sociales (1). Cela implique une augmentation importante de la diversité de savoirs nécessaires à la bonne tenue d’un système agroécologique. L’agriculteur était jusqu’ici un agronome. Avec l’agroécologie, il va aussi falloir qu’il devienne écologue et se coordonne avec les autres acteurs de son territoire afin de constituer des systèmes agricoles et alimentaires cohérents à l’échelle territoriale.

Cela implique donc, entre autres, une formation plus longue et plus poussée que les niveaux de formation passés. La tendance est d’ailleurs, chez les jeunes générations, à l’augmentation du niveau d’éducation, qui plus est dans les exploitations mettant en place de l’agroécologie(2). De plus, l’agroécologie repose sur une création partagée du savoir entre les agriculteurs, les conseillers et les chercheurs. Ainsi, la posture du métier d’agriculteur s’en voit elle aussi modifiée. Il n’est plus receveur de connaissances mais co-créateur. Cela implique un aménagement des dispositifs de recherche et de conseil propice au dialogue et aux innovations ainsi qu’une capacité de l’agriculteur à non seulement observer plus fortement son système mais aussi à comprendre ou apporter des hypothèses d’explications ensuite confirmées, confrontées ou réfutées en collaboration avec la recherche. Les conseillers seraient alors des relais et des animateurs de ces dispositifs de création de savoirs locaux en support aux différentes échelles de concertation et de réflexion. L’observation est primordiale pour la création d’un savoir localisé mais aussi indispensable à la bonne tenue d’un système agroécologique. En effet, par l’observation, l’agriculteur va pouvoir prendre des décisions rapides en vue de s’adapter à un environnement économique, social et environnemental mouvant. Les décisions seront alors de l’ordre de la production ou encore de la gestion économique de l’exploitation.

De plus, les exploitations en agriculture biologique sont plus nombreuses à avoir recours à la commercialisation en circuits courts et à la transformation à la ferme (2). Avec la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires, cette tendance devrait se confirmer et s’amplifier. Cela créerait ainsi de nouvelles compétences sur les exploitations, des compétences en techniques de transformation ou encore des compétences commerciales. Néanmoins, la transformation et la commercialisation des produits agricoles ne pourraient être redistribuées uniquement au sein des exploitations agricoles sous peine d’un manque d’efficience des circuits alimentaires (3). La renaissance d’un artisanat agro-alimentaire territorial en synergie avec les systèmes agroécologiques et avec la demande alimentaire locale créerait de nouvelles compétences sur les territoires ainsi qu’un dynamisme économique retrouvé.

2.    Une nouvelle organisation du travail tournée vers la mutualisation

La transformation agro-écologique requiert une augmentation très importante du nombre de travailleurs agricoles et d’installation. Aujourd’hui, cela n’est pas permis par la pénibilité du travail d’agriculteur, incluant la faible rémunération et la difficile transmissibilité des exploitations, du fait du niveau de capital trop important pour une reprise hors du cercle familial, entre autres(4). Nous défendons dans cet article l’opportunité unique que nous offre la cessation d’activité du tiers des agriculteurs de plus de 55 ans dans les prochaines années (4) pour changer de modèle de développement agricole, mais aussi de l’organisation du travail agricole. La mutualisation est une solution pour relever le défi de la transformation agroécologique des systèmes agricoles et de la perte des actifs agricoles.

Les exploitations agricoles sont aujourd’hui en moyenne d’une taille de 64 hectares avec des niveaux de capital variés selon les productions (2). En effet, les productions en grandes cultures sont fortement capitalisées alors que celles en maraîchage le sont peu par exemple. Pour en faciliter la reprise, le niveau de capital par UTA participant à ce capital doit être réduite. Il y a donc deux options possibles : le démantèlement des exploitations existantes en exploitations plus petites et adaptées à l’agroécologie ; l’installation collective d’un nombre important d’agriculteurs alors sociétaires sur ces exploitations afin de permettre leur diversification.

La première option peut amener des réticences dans la transmission des exploitations par les cédants, qui ne veulent parfois pas voir le fruit du travail de toute une vie, voire de plusieurs générations, être démantelé. Ainsi, la deuxième option semble être la plus acceptable dans la majorité des cas et en plein essor actuellement en substitution des modèles familiaux(2) . La mise en place de formes sociétaires d’exploitation agricole telles que des GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun ou encore des SCOP (Société Coopérative de Production), permettrait de réduire le capital à apporter par sociétaire ainsi que la diversification des exploitations agricoles aujourd’hui spécialisées. On peut aussi en faire découler une certaine mutualisation des risques et des bénéfices liés à la mise en place de l’agroécologie, notamment dans la jeunesse du système en création. Néanmoins, la mise en place de ces formes sociétaires peut faire face à des difficultés liées à l’entente des sociétaires et aux aspirations de chacun. Ce processus devrait donc être fortement accompagné par les conseillers agricoles des territoires afin de limiter ces risques.

De plus, une augmentation de la diversité des cultures au sein de l’exploitation agricole du fait de l’application des principes de l’agroécologie pourrait entraîner une augmentation du besoin en matériels différents, qui seraient individuellement moins utilisés que dans un système simplifié et rationnalisé. Ainsi, il semble pertinent de mutualiser le matériel agricole. Cela permettrait un amortissement optimal de ces matériels par leurs utilisations complémentaires entre les différents agriculteurs du groupe d’usagers ainsi qu’une répartition du coût que le matériel représente, aussi bien à l’achat que pour sa maintenance. Néanmoins, certaines expériences spontanées ont montré qu’il est parfois difficile pour les agriculteurs de s’endetter mutuellement pour un matériel (5). L’institutionnalisation de cette mutualisation sous la forme d’une CUMA (Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole) par exemple est une solution intéressante pour couvrir collectivement les frais financiers et de maintenance liés aux différents matériels tout en dépersonnifiant l’investissement initial.

Enfin, une dernière mutualisation semble intéressante dans le contexte de la transformation agroécologique des systèmes agricoles, celle de la main d’œuvre et des compétences. Tout comme pour le matériel, la diversification des productions et la complexification des agrosystèmes nécessitent une diversification des compétences qui ne doivent parfois être mobilisées qu’à certains moments précis du calendrier agricole de chaque exploitation. Ainsi, les pics de travail, tout comme le recours ponctuel à certaines compétences ou encore le remplacement temporaire d’agriculteurs en congés ou en arrêt maladie entraînent la nécessité de mutualiser des emplois au niveau des territoires. Ces emplois seront alors permanents, de qualité et répondront aux demandes temporaires de différentes natures sur les exploitations agricoles. Ils pourront être créés dans des CUMA ou encore au sein de groupements coopératifs d’employeurs agricoles.

Conclusion

Pour conclure, la mutualisation du capital, des risques, des bénéfices, des compétences et de la force de travail semble être tout à fait adaptée à la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires. Elle doit néanmoins être fortement accompagnée financièrement et techniquement par les instances de l’Etat et de conseils. Cela est indispensable aux agriculteurs pour faire face aux investissements conséquents que nécessitent un changement de système et aux incertitudes liées au caractère innovant de cette transformation dans un contexte de surendettement déjà important. L’accompagnement technique est aussi nécessaire pour faire face à la complexité et à la diversité des systèmes de production à mettre en place. Enfin, cette transformation agroécologique fera des agriculteurs des acteurs majeurs de l’architecture des systèmes alimentaires. Au cœur de la production des savoirs et du design des systèmes alimentaires territorialisés, l’agriculteur de demain sera un cultivateur de territoires.

Références

(1)Thierry Doré, Stephane Bellon. Les mondes de l’agroécologie. QUAE. 2019. ffhal-02264190, https://core.ac.uk/download/pdf/226790057.pdf

(2) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires

(3) ADEME, 2017, Alimentation – Les circuits courts de proximité, https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/avis-ademe-circuits-courts.pdf

(4) Coly B., 2020, Entre transmettre et s’installer, l’avenir de l’agriculture, Avis du CESE, 99p, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2020/2020_10_avenir_agriculture.pdf

(5)Lutz J., Smetschka B., Grima N., 2017, Farmer Cooperation as a Means for Creating Local Food Systems – Potentials and Challenges, Sustainability, 9, 925, http://dx.doi.org/10.3390/su9060925

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entretien avec Louise EL-YAFI

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 2

République & Écosocialisme

Travail, emploi et transformation agroécologique : partie 2

Combattre une distorsion entre emplois et travail agricoles menaçant notre souveraineté alimentaire
Les logiques libérales de marché ont transformé au fil des décennies les systèmes alimentaires et agricoles, faisant que sur 100€ de consommation finale, seuls 6€ reviennent aux producteurs en 2016, selon les données France Agrimer [1]. De plus, l’agriculture industrielle est responsable de nombreux dommages sanitaires, environnementaux et sociaux. Cela impose une transformation radicale de nos systèmes agricoles et alimentaires. Le scénario Afterres 2050 [2] propose un plan pour cette transformation en France. Il prône notamment une transformation agroécologique de notre production agricole. L’augmentation des surfaces de productions intenses en main d’œuvre telle que le maraîchage ou encore une augmentation des tâches non mécanisables dans les systèmes agroécologiques [3] entraîneront l’augmentation importante du besoin en travail au niveau national. Or, nous observons déjà aujourd’hui une distorsion entre emploi et travail agricole qui n’ira alors qu’en s’aggravant si rien n’est fait.
1.    Les causes d’une distorsion entre emploi et travail agricole

La transformation agroécologique de notre système agricole et alimentaire impose une augmentation importante de nombre de travailleurs. En effet, le besoin important en emploi agricole révèle d’une augmentation importante du besoin en travail que représente cette transformation. Rappelons ainsi la définition du travail et de l’emploi. Dans le Larousse, le travail est défini comme « activité de l’homme appliquée à la production, à la création, à l’entretien de quelque chose » alors que l’emploi est défini comme « un travail rémunéré dans une administration, une entreprise, chez quelqu’un ». En d’autres termes l’emploi ne représente donc qu’une partie d’un travail qui fait l’objet d’un contrat et d’un encadrement juridique, qui induit une rémunération.

Actuellement en agriculture, une partie du travail réalisé n’est pas rémunéré. En effet, en 2019, les exploitants agricoles non-salariés déclarent se verser une indemnité nette mensuelle de 1 457€ (3) contre environ 1 840 € si on applique à la quantité d’heures de travail réalisée en moyenne, la rémunération d’un emploi payé au SMIC horaire (janvier 2021). Ainsi, non seulement l’activité agricole ne permet actuellement pas la rémunération du travail nécessaire mais ce besoin en travail va fortement augmenter.

La première des causes de cette distorsion travail-emploi en agriculture est donc la faible rémunération du travail, à mettre en lien avec l’importante pénibilité du travail de travailleurs agricoles. En outre, les contrats temporaires et saisonniers qui se multiplient dans le domaine agricole, afin de faire face à la forte charge de travail ainsi qu’aux pics de travail occasionnés par la nature saisonnière de l’agriculture et amplifiés par la spécialisation des exploitations agricoles, sont aussi un élément important de cette précarisation.

De plus, en France, de nombreux emplois agricoles et agro-alimentaires sont dépendants des filières mondialisées (3), ce qui les rend dépendants des marchés mondiaux. Les rapports de force au sein des filières agricoles mondialisées sont ainsi fortement en défaveur des producteurs, qui, mis face aux oligopoles de l’agro-fourniture, de l’agro-alimentaire et de la grande distribution, sont victimes d’une guerre des prix qu’ils ne peuvent gagner, et ce, même en spécialisant et industrialisant leurs exploitations agricoles. Or, la rentabilité des fermes va à l’avenir devenir un point de plus en plus critique, du fait de la tendance à la diminution du modèle familial à 2 UTH (Unité de Travail Humain) des exploitations agricoles françaises et au recours de plus en plus important au salariat ou aux formes sociétaires (l’exploitation agricole appartient à plusieurs associés), par les impératifs juridiques et économiques auxquels ils obéissent. En effet, une société agricole qui ne serait pas assez rentable verrait vite ses sociétaires se retirer du jeu et s’écroulerait alors. Il est donc urgent de traiter cette faible rentabilité des exploitations agricoles et ainsi la faible rémunération des travailleurs agricoles.

Autre cause importante de cette distorsion emploi-travail agricole : la pénibilité du travail en agriculture se caractérise en premier lieu par le stress occasionné par l’endettement et les aléas climatiques de plus en plus fréquents et violents dus au dérèglement climatique (3). En deuxième lieu, les risques biologiques engendrés par l’utilisation des produits phytosanitaires et les risques physiques liés aux différents travaux manuels, dangers de mécanisation ou encore port de charges lourdes sont deux autres caractéristiques de la pénibilité du métier d’agriculteur (3). Enfin, il est bon de citer aussi l’isolement que peuvent subir de nombreux agriculteurs, un isolement physique mais aussi et surtout social, du fait d’une distorsion entre l’agriculture en place aujourd’hui et les attentes sociétales ainsi que d’un faible dynamisme économique des zones rurales(3).

2.    Reformer un dynamisme économique des campagnes

Les impératifs de meilleure répartition équitable de la valeur ajoutée dans les filières agroalimentaires et d’une diminution de la pénibilité du travail d’agriculteur semblent mener à l’impératif d’une reterritorialisation des systèmes alimentaires.

La maximisation de l’efficience des systèmes agricoles et de leurs synergies, principes de l’agroécologie, est à élargir aux systèmes alimentaires. Ils doivent alors être pensés comme un ensemble d’acteurs économiques privés, mixtes ou publics, permettant de proposer aux producteurs locaux des débouchés à la diversité augmentée de leurs productions, et aux populations une offre diversifiée et de qualité, leur permettant non seulement de se nourrir mais aussi de jouir des services écosystémiques issus de ces systèmes agroécologiques. La diversification des productions et des paysages ainsi que l’adaptation aux conditions locales, principes mêmes de l’agroécologie, nécessiteront une adaptation de toutes les filières à des productions très diverses et hétérogènes rendant la rationalisation et la standardisation des processus industriels et de la grande distribution obsolètes à grande échelle. La constitution d’un artisanat agro-alimentaire composé d’un tissu de PME résilient, complémentaire et territorialisé est le seul à même de s’adapter à une telle diversité et hétérogénéité de productions et ainsi de répondre aux besoins des populations localement de manière efficiente. Les populations seraient fortement impliquées dans le design de ces systèmes alimentaires du fait, dans un premier temps, de la nécessité pour ces derniers de répondre à la demande locale en priorité, et dans un deuxième temps, de la mobilisation de fonds publics pour engager cette transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires, puis combler les lacunes laissées par le marché dans la construction de ce tissu artisanal agro-alimentaire. Ce processus ramènerait ainsi la fixation des prix agricoles et agroalimentaires au niveau local avec un encadrement nécessaire des marges réalisées tout au long des chaînes de production. Cela permettrait de contrer la précarisation des travailleurs agricoles et de redynamiser l’économie rurale et territoriale par un retour de la valeur ajoutée des filières agroalimentaires auprès des populations et notamment des travailleurs agricoles.

A la base de ces systèmes alimentaires territorialisés, la transformation agroécologique des systèmes agricoles devrait permettre de s’attaquer durablement à la première des caractéristiques de la pénibilité du travail d’agriculteur : le stress. En effet, cette transformation entrainerait une diminution de la taille et donc du capital des exploitations dans leur globalité du fait de la ré-articulation des productions à l’échelle nationale mais aussi de la mutualisation du matériel ou encore des bâtiments (2) (3). De plus, l’augmentation importante de la main d’œuvre dans les fermes, couplée à la diminution globale du capital sur les exploitations, réduirait la part de capital par UTH, donc l’endettement relatif et diminuerait ainsi les frais financiers par UTH. Enfin, l’agroécologie, par la diversification des productions, permettrait une résilience plus importante face aux aléas climatiques et permettrait une stabilité et une visibilité économique favorable à la diminution du stress des agriculteurs. En outre, les risques biologiques seraient fortement réduits du fait de la baisse drastique, voire de l’élimination de l’utilisation de produits phytosanitaires et des engrais de synthèse. En revanche, l’augmentation du recours à des travaux manuels et donc physiques entraînerait une hausse des risques physiques à contrebalancer par une utilisation raisonnée de la mécanisation.

Conclusion

Pour conclure, principalement due à une faible rémunération du travail et à un fort stress lié au surendettement, la distorsion emploi-travail agricole devrait être combattue par une forte intervention des pouvoirs publics dans la construction de conditions favorables au développement de systèmes agricoles et alimentaires agroécologiques et territorialisés. La stimulation et l’accompagnement de la construction d’un tissu agroalimentaire artisanal et territorial, couplés à un soutien financier et technique au développement de systèmes agroécologiques composés de productions d’intérêts agronomique, économique et social sont absolument indispensables. Cela permettrait la création d’une cohérence territoriale à même de maximiser les synergies, combattre la distorsion actuelle emploi-travail et ainsi recouvrir notre souveraineté alimentaire. Ainsi, une activité économique et une population plus importante en zone rurale seraient alors le début d’un cercle vertueux d’un dynamisme économique retrouvé permettant l’installation de commerces, de loisirs ou encore de services publics et ainsi de nombreuses familles jeunes et dynamiques dont certaines comprenant des travailleurs agricoles, alors sujets de nouveaux emplois agricoles diminuant drastiquement l’isolement des agriculteurs.

Références

(1)France AgriMer, 2020, Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires – Rapport au Parlement 2020, 448p, https://www.franceagrimer.fr/content/download/64646/document/Rapport_2020_OfPM.pdf

(2) Association Solagro, Courturier C., Charru M., Doublet S. et Pointereau P., 2016, Afterres 2050, 96p, https://afterres2050.solagro.org/wp-content/uploads/2015/11/Solagro_afterres2050-v2-web.pdf

(3) Forget V., Depeyrot J.-N., Mahé M., Midler E., Hugonnet M., Beaujeu R., Grandjean A., Hérault B., 2019, Actif’Agri. Transformations des emplois et des activités en agriculture, Centre d’études et de prospective, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la Documentation française, Paris, https://agriculture.gouv.fr/actifagri-de-lemploi-lactivite-agricole-determinants-dynamiques-et-trajectoires  

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