La dérive machiste des Passport Bros

La dérive machiste des Passport Bros

Les « Passport Bros », animés par une frustration vis-à-vis des mouvements d’égalité des sexes dans leur propre pays, ces hommes recherchent activement des partenariats où ils peuvent maintenir un contrôle et une supériorité clairs, souvent en exploitant leur statut économique et national dans des contextes moins développés. Cette démarche révèle non seulement des attitudes misogynes et néocolonialistes mais aussi une profonde croyance en une hiérarchie de genre traditionnelle qui devrait prévaloir, sous couvert de recherche de liberté et de relations « plus simples ».

Fuite machiste et quête de domination

À première vue, le mouvement des « Passport Bros » peut apparaître comme une échappatoire romantique, une quête de liberté personnelle et d’acceptation dans un monde globalisé. Sur les réseaux sociaux, forums en ligne et vidéos YouTube, ces hommes, majoritairement américains, narrent leurs aventures au-delà des frontières nationales. Ils décrivent des contrées comme les Philippines, la Colombie ou l’Ukraine, louant non seulement l’hospitalité et l’accueil chaleureux des populations locales, mais aussi la facilité apparente d’y vivre et de s’y établir financièrement. Ces récits, souvent teintés d’une excitation pour l’exotique et l’inexploré, projettent une image de liberté sans contraintes où les normes sociales américaines semblent diluées. En effet, ils soulignent souvent que 70 % des divorces aux Etats-Unis sont initiés par des femmes, ce qui les pousse à chercher ailleurs des dynamiques relationnelles qu’ils perçoivent comme plus équilibrées ou traditionnelles. Ces hommes cherchent avant tout des relations dans lesquelles les dynamiques de pouvoir leur sont plus favorables, et où ils peuvent, selon leurs termes, « retrouver leur virilité ». Cependant, cette quête de l’idéal cache souvent une réalité moins avouable. Loin d’être une simple recherche de nouveaux horizons ou d’une intégration harmonieuse dans une nouvelle culture, ce mouvement révèle une tentative de certains hommes de fuir les défis posés par les luttes modernes pour l’égalité des sexes. En recherchant des régions où les rôles traditionnels sont plus prononcés, ces « Passport Bros » aspirent non seulement à un changement de décor mais à un retour à un ordre social où leur statut dominant est moins contesté. Ce désir de domination se manifeste non seulement dans la préférence pour des partenaires perçus comme moins émancipés ou moins exigeants, mais aussi dans l’exploitation économique des disparités de richesse entre leur pays d’origine et les pays d’accueil. Cette démarche, souvent masquée sous le vernis de l’aventure et de l’auto-découverte, révèle des aspects profondément problématiques du mouvement, remettant en question les motivations réelles derrière leur désir d’expatriation(1).

Colonialisme de genre et exploitation des femmes locales

Dans les pays ciblés par les « Passport Bros », les conséquences pour les communautés féminines locales sont souvent sévères et problématiques. En attirant des hommes étrangers principalement intéressés par des relations asymétriques, fondées sur une dynamique de pouvoir déséquilibrée, ce mouvement exacerbe les inégalités existantes et renforce des stéréotypes de genre nocifs, tout en déconstruisant la notion de prostitution telle qu’elle est perçue dans les pays occidentaux. Les femmes sont fréquemment perçues et traitées comme des marchandises dans un marché transactionnel de mariages internationaux, où leur valeur est réduite à leur capacité à incarner des rôles traditionnels ou soumis, comme le souligne Marion Bottero, anthropologue et chercheuse au Centre de recherche bruxellois sur les inégalités sociales, dans une interview donnée à la RTBF. “Ce ne sont pas juste des passes, ça peut parfois durer tout le temps du voyage voire se transformer en union. C’est ce que l’on nomme un échange économico-sexuels et affectifs, ce n’est pas strictement des rapports sexuels pour de l’argent. D’ailleurs l’échange d’argent est souvent camouflé, il se fait indirectement, via une tierce personne. » Cette objectification contribue non seulement à la dégradation de l’image des femmes dans ces sociétés mais renforce également une structure patriarcale où les femmes sont économiquement et socialement dépendantes de leurs partenaires étrangers. Dans le contexte des « Passport Bros », cette dépendance économique joue un rôle prépondérant dans la restriction des opportunités pour les femmes dans les régions ciblées, notamment au Brésil où la prostitution est légale. Celles-ci se trouvent souvent dans l’impossibilité de poursuivre des études ou de développer une carrière, car leur survie économique dépend entièrement de leurs partenaires étrangers. Cette situation crée un cycle vicieux de dépendance, qui non seulement entrave leur développement personnel et professionnel, mais les prive également de toute autonomie. L’absence d’autonomie économique est un obstacle majeur à l’indépendance des femmes, car sans moyens financiers propres, il est extrêmement difficile de prendre des décisions libres concernant leur vie personnelle ou professionnelle. Le manque d’accès à l’éducation et à des opportunités professionnelles qualitatives perpétue leur position de dépendance et limite leur capacité à se libérer de relations potentiellement exploiteuses ou abusives. Les ruptures ou les conflits au sein de ces relations pourraient laisser des femmes sans ressources, confrontées à des stigmates sociaux et à l’isolement. L’impact de ces dynamiques ne se limite pas aux individus mais s’étend aux familles et aux communautés entières, altérant les attentes sociales et mettant en péril les progrès vers l’égalité des sexes(2). Des chercheurs et universitaires comme Cynthia Enloe, Kamala Kempadoo, ou encore Deborah Pruitt, alertent sur ces conséquences à long terme, soulignant la nécessité urgente de politiques et de programmes qui soutiennent l’émancipation et l’autonomie des femmes dans ces régions, tout en combattant les préjugés et les abus inhérents à ce phénomène complexe et souvent troublant.

Masculinité en crise et réponses transnationales

Le mouvement des « Passport Bros » soulève des questions significatives concernant la perception de la masculinité et des relations amoureuses dans différents contextes culturels. Cette quête transnationale pour des partenaires est intimement liée à la façon dont la masculinité est vécue et exprimée par ces hommes, souvent en réaction à leurs expériences dans leur pays d’origine où ils peuvent se sentir marginalisés ou dévalorisés. Dans de nombreux cas, les « Passport Bros » cherchent à réaffirmer une certaine image de la masculinité qu’ils perçoivent comme étant érodée dans leurs sociétés d’origine. Aux États-Unis, par exemple, les débats autour de la masculinité toxique, du féminisme et de l’égalité des genres ont conduit certains hommes à se sentir dépossédés de leur rôle traditionnel. En se tournant vers des pays où les structures de genre sont perçues comme plus traditionnelles ou moins contestées, ces hommes cherchent des environnements où leur autorité et leur rôle en tant que « chef de famille » ne sont pas remis en question. Cette recherche d’un retour à une masculinité « authentique » s’inscrit dans un cadre plus large de relations amoureuses transnationales. Les « Passport Bros » tendent à idéaliser les relations dans les pays cibles, perçues comme plus sincères ou authentiques en comparaison avec les relations dans leur pays d’origine, jugées comme étant trop régulées par des normes d’égalité ou d’indépendance des femmes. Pour Théo(3), qui a rencontré sa femme asiatique lors d’un échange ERASMUS : “ A l’étranger, on ne m’a pas parlé comme un sous-homme (…) Si on remettait au point la masculinité et la féminité, il n’y aurait pas de passport bros.”

Cette idéalisation ignore souvent la complexité des relations réelles dans ces pays et minimise les défis auxquels les couples peuvent être confrontés du fait de différences culturelles ou économiques importantes. Les réseaux sociaux utilisés par les passport bros jouent un rôle crucial dans la manière dont ce phénomène est perçu positivement dans les pays cibles, même si les médias internationaux, notamment occidentaux, sont souvent critiques, décrivant le mouvement des « Passport Bros » comme une forme de néo-colonialisme ou de sexisme, où des hommes profitent de leur privilège économique et de leur statut pour exploiter des femmes dans des contextes plus vulnérables.

Néo-colonialisme sexuel : une pratique aux racines anciennes

Dans le panorama du néo-colonialisme, le mouvement des « Passport Bros » émerge comme une incarnation moderne de pratiques bien plus anciennes, telles que les mariages par correspondance du XIXe siècle. Ces derniers, nés dans des contextes où les hommes de régions nouvellement peuplées des États-Unis cherchaient des épouses en zones urbaines via des catalogues détaillés, reflètent un désir similaire de stabilité domestique à travers des frontières géographiques. Cependant, les « Passport Bros » exploitent les technologies modernes pour établir des liens plus personnels et directs, tout en recherchant des partenaires dans des régions où les structures traditionnelles de genre sont prédominantes, ce qui constitue une forme de néo-colonialisme sexuel. Cette pratique implique l’utilisation de leur position privilégiée, souvent en termes économiques, pour influencer et établir des relations avec des partenaires issus de contextes moins favorisés, reflétant ainsi une dynamique de pouvoir inégale. Parallèlement, d’autres groupes contemporains, tels que certains expatriés occidentaux, montrent des comportements analogues mais souvent moins polarisés par une critique explicite des rôles de genre. Ces expatriés peuvent chercher à s’immerger ou à s’intégrer dans une nouvelle culture sans pour autant rejeter explicitement les valeurs de leur propre culture. En revanche, les « Passport Bros », par leur quête explicite de partenaires dans des régions conservatrices et leur rejet des normes de genre perçues comme restrictives dans leurs sociétés d’origine, illustrent une réaction spécifique à la globalisation et aux transformations sociales. Cette juxtaposition met en évidence non seulement les nuances qui existent avec le tourisme sexuel, mais aussi les défis éthiques persistants et les dynamiques de pouvoir complexes qui les caractérisent.

En conclusion, le mouvement des « Passport Bros » révèle une dimension sombre et complexe de la migration relationnelle moderne. Sous prétexte de chercher l’amour à l’étranger, ces hommes souvent motivés par des idéaux néo-coloniaux et machistes, cherchent à établir des dynamiques de pouvoir traditionnelles qui favorisent leur domination. Ce phénomène met en lumière non seulement les inégalités globales persistantes mais aussi les profondes insatisfactions culturelles et personnelles que vivent certains hommes dans leurs pays d’origine. En définitive, la critique de ce mouvement ne doit pas seulement porter sur les individus qui le composent, mais aussi sur les structures sociales et économiques qui le permettent, soulignant un besoin urgent de réformes globales en matière de genre, d’égalité et de justice sociale pour protéger les plus vulnérables dans ce dialogue transnational.

Références

(1)https://www.rtbf.be/article/passport-bros-simple-tendance-tiktok-ou-tourisme-sexuel-deguise-11295942

(2)Pour approfondir les thèmes discutés, comme les impacts des relations transnationales sur les femmes dans les pays en développement, les stigmates sociaux, et les implications sur l’égalité des sexes, voici une sélection de textes et d’études qui pourraient être utiles. Ces sources couvrent divers aspects de la sociologie, de l’anthropologie, et des études de genre :

  1. Jeffreys, Sheila. « Sex Tourism: Do Women Do It Too? » Dans *Leisure Studies*, vol. 22, no. 3, 2003, pp. 223-238.
  2. Kempadoo, Kamala. « Sexing the Caribbean: Gender, Race and Sexual Labor. » Routledge, 2004.
  3. Pruitt, Deborah, et LaFont, Suzanne. « For Love and Money: Romance Tourism in Jamaica. » Dans *Annals of Tourism Research*, vol. 27, no. 4, 2000, pp. 422-440.
  4. Wonders, Nancy A., et Michalowski, Raymond. « Bodies, Borders, and Sex Tourism in a Globalized World: A Tale of Two Cities—Amsterdam and Havana. » Dans *Social Problems*, vol. 48, no. 4, 2001, pp. 545-571.
  5. Constable, Nicole. « Romance on a Global Stage: Pen Pals, Virtual Ethnography, and « Mail Order » Marriages. » University of California Press, 2003.
  6. Zelizer, Viviana A. « The Purchase of Intimacy. » Princeton University Press, 2005.
  7. Enloe, Cynthia. « Bananas, Beaches and Bases: Making Feminist Sense of International Politics. » University of California Press, 1990.

(3)https://www.radiofrance.fr/mouv/podcasts/reporterter/reporterter-du-jeudi-29-fevrier-2024-8076613

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Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes

Anticor souhaite renforcer l’éthique dans les institutions européennes

À l’approche des élections européennes de juin 2024, l’association Anticor, reconnue pour son engagement contre la corruption et pour la transparence de la vie publique, a mis en avant plusieurs propositions visant à renforcer l’intégrité et la transparence au sein de l’Union européenne. Ces mesures ciblent à la fois les candidats aux élections et les eurodéputés en exercice, dans l’espoir d’améliorer la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques.

La première proposition d’Anticor vise à assurer l’intégrité des candidats en exigeant qu’ils soient en règle avec l’administration fiscale et qu’ils aient un casier judiciaire vierge de toute infraction à la probité. Cette exigence serait également maintenue tout au long de leur mandat.

En matière de transparence, Anticor propose de rendre obligatoire la publication détaillée et régulière sur le site du Parlement européen des activités des eurodéputés et de leurs collaborateurs. Cela inclurait leur présence et leur participation aux votes en commission et en plénière, avec des sanctions automatiques pour l’absentéisme.

Pour ce qui est des indemnités, une réforme majeure serait l’introduction d’un système justificatif pour l’utilisation des indemnités de frais généraux, qui s’élèvent à 4 950€ par mois. Cela mettrait fin au système actuel de l’enveloppe et renforcerait la responsabilité des eurodéputés quant à l’usage de ces fonds publics.

Anticor appelle également à la création d’un organe éthique européen indépendant, chargé de surveiller l’application des règles d’éthique et de probité au sein des institutions et agences de l’UE. Cet organe permettrait également aux associations agréées de le saisir en cas de manquement.

Lutter contre les conflits d’intérêt et réguler le lobbying

La lutte contre les conflits d’intérêts est aussi une priorité, avec la demande pour tous les responsables publics européens de déclarer leur patrimoine et leurs intérêts à leur prise de fonction et de mettre à jour ces informations régulièrement. Anticor souhaite également un encadrement strict des activités parallèles et des reconversions, en particulier dans le domaine du lobbying.

En ce qui concerne le lobbying justement, la proposition est de rendre obligatoire un registre de transparence commun aux trois principales institutions européennes (Parlement, Conseil et Commission), qui détaillerait les activités des lobbyistes et garantirait la traçabilité des textes législatifs, de leur élaboration à leur vote.

Autres mesures importantes, l’interdiction pour les responsables publics de recevoir des cadeaux ou d’accepter que des tiers prennent en charge leurs frais, la lutte renforcée contre la corruption par une nouvelle directive européenne, la lutte contre l’évasion fiscale, et l’accès facilité aux données économiques d’intérêt général en abolissant la directive sur le secret des affaires.

Anticor souhaite aussi limiter la concentration des médias pour assurer la transparence et le pluralisme de l’information, ainsi que la création d’un fonds pour soutenir financièrement les lanceurs d’alerte et pour sanctionner les poursuites-bâillons, renforçant ainsi la protection de ceux qui dénoncent les abus.

Ces propositions, si elles étaient adoptées, marqueraient un tournant significatif dans la manière dont l’Union européenne gère l’éthique et la transparence, contribuant potentiellement à restaurer et à renforcer la confiance des citoyens européens dans leurs institutions.

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Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Maryse Condé, un monument littéraire s’en est allé

Un monument littéraire s’en est allé dans la nuit de lundi à mardi avec la disparition de l’écrivaine Maryse Condé à l’âge de 90 ans. Fervente militante de la Guadeloupe indépendante, elle transporte sa vie durant ses luttes sur trois continents. Esclavage, colonisation, son œuvre, dont Moi, Tituba sorcière ou encore Ségou a marqué l’histoire littéraire de la seconde moitié du XXè siècle.

Ses premiers engagements seront aux côtés de militants antiracistes, grâce notamment à la négritude théorisée par l’homme politique Aimé Césaire. Ses écrits commenceront sur la créolité. “Je pensais que j’étais coupable d’utiliser le créole. C’était une transgression, une désobéissance à mes parents. Finalement cette langue avait peut-être un pouvoir que le français qui était permis, usuel, n’avait pas.” dira-t-elle, plus tard.

Arrivée à Paris pour ses études supérieures, elle découvre le racisme : “Quand j’étais petite, je voyais bien que j’étais noire, mais ça n’avait aucune signification […]. Pour que tout change, il a fallu venir à Paris […], seule, dans une classe d’hypokhâgne avec des profs très hostiles, très moqueurs, avec des étudiants paternalistes et protecteurs, qui m’ont fait réaliser qu’en fait, j’étais absolument différente. […] Si j’étais restée en Guadeloupe, je n’aurais jamais compris que j’avais une origine, une histoire.”

Horrifiée par les crimes de l’esclavage et de la colonisation, elle mène un combat au sein du parti politique l’Union pour la libération de la Guadeloupe qui revendique l’indépendance. Combat perdu, certes, elle continue de revendiquer sa fierté d’être Guadeloupéenne tout en craignant “que la Guadeloupe n’ait plus voix au chapitre.” En Afrique, elle enseigne le français, d’abord en Côte d’Ivoire, puis est inspirée des mouvements indépendantistes en Guinée qui l’aideront pour son roman Heremakhonon. Expulsée du Ghana après le coup d’État qui renverse le président Kwame Nkrumah, elle s’envole pour Londres et travaille pour la BBC Afrique. Après un retour en Afrique, au Sénégal, Maryse Condé part pour les États-Unis. Éprise de l’histoire coloniale de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique, elle rédige Ségou, roman inspiré de la période esclavagiste et des mouvements coloniaux en Afrique. Universitaire, ses combats demeurent dans ses recherches où la transmission de la littérature francophone guident ses enseignements. Si Maryse Condé était à la retraite depuis ces 20 dernières années, elle n’a pas pour autant délaissé son oeuvre littéraire, ni même le souvenir de ses 60 ans de combats. En 2013 est publié La vie sans fards, récit plus personnel où elle évoque notamment les auteurs qui l’ont guidée : Frantz Fanon, Aimé Césaire ou encore Léopold Sédar Senghor.

En 2019, le président de la République lui remet la Grand-Croix de l’ordre national du Mérite. Mais sa plus belle récompense restera celui du  prix de la Nouvelle Académie de littérature, en 2018, motivé par “son œuvre sur les ravages du colonialisme et le chaos post-colonial dans une langue à la fois précise et bouleversante

Maryse Condé s’est éteinte en Provence, loin de son pays, celui qu’elle voulait indépendant, et lègue à la postérité une œuvre littéraire majeure.

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Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Des trains bientôt moins chers avec Kevin Speed ?

Ce nouvel opérateur promet des prix défiants toute concurrence : 3 euros pour 100km, dès 2028. Mais qu’en est-il réellement ? décryptage.

Avez-vous entendu parler de Kevin Speed, cette nouvelle start-up française qui entend révolutionner le secteur ferroviaire ? réalisons les présentations.

Ce nouvel opérateur souhaite faire rouler des trains « hybrides », entre le TGV et le RER, en France. Ces trains rouleront à la vitesse des TGV tout en étant conçu comme un système de RER : des trains desservants plusieurs communes, sans réservation, avec une tarification au trajet.

L’offre illisto, proposée par Kevin Speed, concerne à ce stade trois lignes : Paris-Lille ; Paris-Strasbourg ; Paris-Lyon. Des arrêts sont prévus sur plusieurs communes pour chacune de ces lignes (par exemple pour Strasbourg : Meuse TGV, Lorraine TGV ; pour Lyon : le Creusot, Mâcon). Surtout, le point fort apparent de cette offre, serait ses prix : Kevin Speed annonce un prix d’environ 3 euros pour 100 kilomètres (mais précisons, en heures creuses), avec pour Paris-Lille, un coût de trajet égal à 5 euros. Enfin, la fréquence de ces trois lignes serait assez importante, avec jusqu’à 16 passages quotidiens par ligne. L’entreprise compte également proposer des abonnements plus attractifs basés sur la fréquence : plus l’usager emprunte le service, plus le coût de son abonnement serait réduit. Nous ne connaissons pas encore le contour des abonnements qui seront proposés (prix, fréquences nécessaires pour bénéficier d’un tarif réduit, etc.)

Sur son site internet, l’entreprise évoque également que les cheminots seront actionnaires de l’entreprise, et qu’une première levée de fonds, soutenue par BPI France a été conduite. Enfin, Kevin Speed indique vouloir répondre à un nouveau besoin, lié à l’émergence du télétravail, et de l’éparpillement géographique de la population.

 Les premiers essais sont prévus pour 2026, et le lancement des circulations pour 2028, sous réserve de la validation du projet par l’Autorité de Régulation des Transports. L’opérateur vient de signer un contrat avec SNCF Réseau, lui permettant de bénéficier des sillons pour faire circuler ses trains(1).

L’entreprise s’appui sur le modèle du « low-cost »

Pour pouvoir proposer de tels prix, Kevin Speed s’appuie sur un modèle économique basé sur le « low-cost », similaire à ce qui peut être mis en place par certaines compagnies aériennes (comme Ryanair).  

D’abord, le nombre de sièges va être augmenté grâce à la suppression l’ensemble des services (ex. wagons-bar ; première classe), permettant ainsi un gain de place. Plus le nombre de sièges est important, moins le prix est élevé car le coût est davantage rentabilisé. Ce modèle est viable à condition que les trains ne roulent pas régulièrement à vide ou à moitié rempli. L’entreprise annonce que les trains seront équipés de portes supplémentaires par rapport à un TGV classique permettant aux voyageurs d’entrer et de sortir plus rapidement, réduisant ainsi le temps d’arrêt. La réduction de ce délai permet de gagner de précieuses minutes pour faire rouler davantage de trains sur une journée donnée. Ce principe est déjà utilisé pour les nouvelles rames de métro parisiennes (on pense notamment à la ligne 14 ou encore la ligne 11).

Il est fort à parier qu’en plus du tarif basique, de nombreuses options soient proposées, faisant ainsi augmenter les prix (ajout d’un bagage / d’un vélo / utilisation d’une prise, etc.).

L’entreprise annonce également que ses trains rouleront plus vite. Ce point reste à déterminer, puisque cela dépendra des trains dont il disposera et d’un certain nombre de paramètres techniques sur lesquels nous ne reviendrons pas ici.

Les limites de l’offre de Kevin Speed

L’offre est prometteuse. Nous sommes favorables à la démocratisation du transport ferroviaire pour tous et toutes, à la fois pour les déplacements du quotidien comme pour les vacances : pour des raisons d’égalité, et pour favoriser les modes de déplacement qui génèrent moins de gaz à effet de serre. Rappelons-le, le train est le mode de transport le moins polluant, en comparaison avec la voiture individuelle.

Pourtant, nous voyons plusieurs écueils à cette offre, et plusieurs points restent en suspens.

D’abord, le choix de ces 3 lignes n’est pas anodin : ce sont parmi celles qui sont le plus rentables du réseau. Le choix de se positionner sur des petites lignes, aurait été plus étonnant. Kevin Speed a certainement l’intention d’élargir son offre en cas de réussite pour ces trois premières lignes. Cette extension, concernera très certainement d’autres lignes rentables et déjà très fréquentées. Ainsi, les nouvelles entreprises ferroviaires à but lucratif qui émergent, ne se soucieront jamais des petites lignes déficitaires, pourtant essentielles pour dessertir de manière fine l’ensemble des communes du territoire. Leur financement restera à la charge des Régions, tant qu’elles et le gouvernement décideront de les maintenir.

Ensuite, sur le coût, effectivement les prix affichés sont très attractifs. Mais les tarifs annoncés porteront bien sur les heures creuses : les prix lors des horaires les plus fréquentés, restent encore un mystère. EDF pour l’électricité, la SNCF et son offre Ouigo, proposent déjà des tarifs réduits en heures creuses. Rien de révolutionnaire sur ce point.

Un autre problème majeur, porte sur la réservation. Il est effectivement révolutionnaire de ne pas avoir besoin de réserver son train (pour les TER, c’est déjà le cas) et cela réduit considérablement la charge mentale liée aux déplacements : cependant, les risques de congestion sur une même ligne, aux heures de pointe, ne sont pas à exclure.

De plus, plusieurs obstacles restent à lever pour l’entreprise. D’abord, elle ne dispose pas à ce stade de l’autorisation pour rouler, qui est desservit par l’ART : ce devrait a priori être réglé, il y a peu de chance que l’ART refuse à Kevin Speed son autorisation.

Autre point, l’achat des trains : Kevin Speed indique que les tests démarreront en 2026, pour mise en circulation en 2028, mais encore faut-il que les 20 rames commandées à Alstom, soient produites. Surtout, pour pouvoir disposer de ces rames, il faut pouvoir les payer. L’entreprise, après sa première levée de fonds, cherche à récolter un milliard d’euros pour pouvoir mettre son projet en route. Une somme colossale qui peut étonner. Il faut toutefois rappeler que le matériel roulant, et l’exploitation de lignes ferroviaires, coûtent très cher. Le coût d’entrée est d’ailleurs extrêmement dissuasif, ce qui explique aussi pourquoi la concurrence, qui devait sauver le train selon l’Union européenne, n’est pas si efficace(2).

La concurrence de Ouigo

La question qu’on pourrait légitimement se poser, est la différence entre l’offre de Kevin Speed et celle de Ouigo. Ouigo est l’offre « low-cost » de la SNCF, lancée en 2013. Elle représente aujourd’hui 20% du marché de la grande vitesse en France, comprend une cinquantaine de destinations et a transporté près de 110 millions de voyageurs sur la période 2013-2023.

Tout comme Kevin Speed, le modèle économique de Ouigo est basé sur le low-cost : des prix réduits (1 voyageur sur 2 a voyagé avec Ouigo pour moins de 25 euros), des trains et des plans de roulement optimisés, des wagons pouvant accueillir davantage de voyageurs (+25% par rapport à un TGV classique avec la suppression de wagons de type première classe ; wagon bar), des options payantes, le développement de différentes offres comme « Ouigo essentiel » ou « Ouigo plus ».

A propos des prix, nous pouvons légitimement nous interroger sur la capacité de Kevin Speed à maintenir des prix autour de 3 à 5 euros. Les prix affichés aujourd’hui, pourraient être l’exception plutôt que la norme. Ainsi, ses prix pourraient se rapprocher fortement de ceux de Ouigo.

Enfin, les dirigeants de Ouigo se fixent des objectifs ambitieux pour les prochaines années. D’abord, augmenter significativement le nombre de voyageurs d’ici 2030, de 110 aujourd’hui à 200. Ensuite, augmenter la part de marché de Ouigo, de 20% à 30% en 2030. Tout ceci sera possible grâce à l’acquisition de nouvelles rames dotées d’une capacité supérieure disponibles d’ici 2025, et également grâce à l’extension de son offre en Espagne.

En bref, Ouigo mène une politique offensive, et qui fonctionne. Celle que souhaite mettre en place Kevin Speed, se rapproche grandement de la stratégie Ouigo, elle-aussi, actrice du ferroviaire low-cost. L’existence de deux acteurs du low-cost sur le marché ferroviaire est possible, comme c’est le cas pour l’avion. Pour autant, le territoire étant réduit, et les lignes ayant des capacités finies, on peut s’interroger sur la capacité de ces deux acteurs, à coexister sur le même territoire.

Le train doit être le moyen de déplacement du futur, pour des raisons écologiques et sociales. Ses prix, pour permettre sa démocratisation au plus grand nombre, doivent diminuer. Pour autant, le réseau a une fin : il n’est pas possible de faire rouler un nombre infini de trains sur une même ligne, notamment sur les plus fréquentées, la ou la concurrence se concentre.

L’utilisation de la voiture individuelle reste encore trop importante. Mais nous ne pouvons pas condamner ce mode de transport, sans offrir une réelle alternative aux citoyens. Aujourd’hui, de nombreuses communes, ne sont pas desservies par le train ni aucun moyen de transport en commun viable. La voiture reste l’unique solution, et devient ainsi un goulot d’étranglement de plus en plus important, du fait de l’augmentation de son coût (assurance, essence, etc.). L’émergence de nouvelles entreprises est intéressante, bien que la coexistence de deux acteurs ferroviaires low-cost sur un même marché national, interroge. Pour autant, le problème majeur, reste l’exploitation des petites lignes, et de celles qui devraient être construites dans le futur pour mieux mailler le territoire. Ces entreprises à but lucratif, ne s’y intéresseront jamais puisqu’elles ne sont pas rentables. La puissance publique doit se saisir de ce sujet et mener une réelle politique autour des petites lignes ferroviaires. Les initiatives autour des RER métropolitains, sont une bonne chose, mais doivent être accompagnées de réels moyens.

Références

(1)Rappelons que le gestionnaire d’infrastructures est SNCF Réseau, que chaque entreprise ferroviaire souhaitant faire circuler des trains sur le réseau en libre-accès, doit lui adresser une demande. Les entreprises ferroviaires s’acquittent auprès de SNCF Réseau, de péages.

(2)Sur le sujet de l’ouverture à la concurrence, nous vous invitions à approfondir le sujet avec cet article

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L’IA révolutionne notre quotidien. Mais derrière ces progrès se cache une réalité plus sombre : le détournement de cette technologie par des mouvements politiques aux agendas clivants, notamment l’extrême droite.

À l’ère numérique, l’intelligence artificielle (IA) révolutionne notre quotidien, offrant la promesse d’avancées spectaculaires dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, ou encore l’industrie. Mais derrière ces progrès se cache une réalité plus sombre : le détournement de cette technologie par des mouvements politiques aux agendas clivants, notamment l’extrême droite. Alors que cette frange politique cherche constamment à repenser ses méthodes d’influence, l’IA devient un outil de choix pour propager son idéologie, semer la division et manipuler l’opinion publique avec une précision et une efficacité sans précédent.

Propagande sur mesure

Dans cet univers digital omniprésent, nos interactions en ligne laissent derrière elles une traînée de données : chaque clic, chaque like, chaque partage devient une empreinte digitale, unique et révélatrice. Selon une étude d’IBM, l’individu moyen génère environ 2,5 quintillions d’octets de données chaque jour, des informations précieuses qui, une fois analysées, peuvent révéler des détails intimes sur nos vies. L’intelligence artificielle, avec sa capacité à analyser et à synthétiser ces immenses volumes d’informations, se positionne comme l’outil ultime de décryptage de ces signaux dispersés.

L’extrême droite, en s’emparant de telles technologies, pourrait franchir une nouvelle frontière dans l’art de la propagande. Plutôt que de s’adresser à la masse avec un message unique, elle pourrait personnaliser sa communication, ajustant son discours pour résonner de manière unique avec les récepteurs individuels. Imaginez recevoir des messages politiques si finement ajustés à vos peurs, à vos désirs, à vos convictions, qu’ils semblent émaner de votre propre conscience. Ce n’est plus de la propagande au sens traditionnel ; c’est une écho-chambre sur mesure, conçue pour amplifier vos inclinations, qu’elles soient basées sur des faits ou sur des fictions.

Un exemple frappant de cette stratégie fut observé lors des élections présidentielles américaines de 2016, où des acteurs étrangers ont utilisé Facebook pour cibler spécifiquement des électeurs indécis avec des publicités politiques personnalisées, exacerbant les divisions existantes. Une analyse de Buzzfeed a révélé que les fausses nouvelles sur la plateforme étaient partagées plus largement que les articles des médias traditionnels pendant les trois derniers mois de l’élection, montrant l’efficacité redoutable de ces approches ciblées.

Ce processus ne se contente pas de valider des opinions préexistantes ; il les renforce, les rendant plus extrêmes, plus inflexibles. « Les algorithmes d’IA sont conçus pour engager, mais ils finissent souvent par enfermer les individus dans des bulles de filtres, exacerbant les clivages« , explique Dr. Sophia A. Moore, experte en éthique de l’IA. En identifiant les fissures sociales, l’IA pourrait permettre à l’extrême droite de les creuser encore davantage, insérant ses messages clivants dans les interstices de nos désaccords, exacerbant les tensions latentes, notamment raciales.

Le danger ne réside pas uniquement dans la polarisation accrue de la société. En s’appropriant les outils d’IA pour diffuser une propagande ultra-personnalisée, l’extrême droite pourrait également saper les fondements de notre capacité collective à discerner la vérité de la manipulation. « Dans un monde où chaque information peut être personnalisée, comment distinguer la vérité du mensonge ?« , s’interroge encore Dr. Moore. Dans un tel monde, le consensus sur des faits objectifs, base de tout débat démocratique, pourrait devenir insaisissable.

Les réseaux sociaux, terreau de manipulation

Les réseaux sociaux ont révolutionné la façon dont nous communiquons, nous informons et interagissons avec le monde. Mais cette transformation digitale a également ouvert la porte à de nouvelles formes de manipulation. Avec plus de 3,6 milliards d’utilisateurs de réseaux sociaux dans le monde, selon un rapport de Statista, ces plateformes offrent un terrain fertile pour la propagation de fausses informations et la manipulation de l’opinion publique. « Les réseaux sociaux ont démocratisé l’information, mais ont aussi simplifié la désinformation, » affirme Dr. Emily Castor, experte en communication numérique. L’intégration de l’intelligence artificielle dans ces espaces numériques pourrait amplifier ces problématiques, transformant les réseaux sociaux en champs de bataille informationnels où la vérité devient de plus en plus difficile à discerner.

L’extrême droite, saisissant les opportunités offertes par les avancées technologiques, pourrait exploiter l’IA pour orchestrer des campagnes de désinformation sophistiquées. Par exemple, des algorithmes d’IA peuvent être entraînés pour générer des articles de presse faux mais convaincants, des tweets, des commentaires sur des forums ou des images truquées, inondant ainsi les fils d’actualité de contenus trompeurs. Ces contenus peuvent être conçus pour résonner émotionnellement avec certains segments de la population, exploitant des sujets sensibles tels que l’immigration, la sécurité ou l’économie, afin d’attiser la peur, la colère ou la méfiance.

Une technique particulièrement insidieuse implique l’utilisation de bots d’IA pour simuler des interactions humaines sur ces plateformes. Ces bots peuvent liker, partager, et commenter des contenus, créant artificiellement l’impression d’un large soutien populaire pour certaines idées. Cette illusion de consensus peut influencer les perceptions publiques, poussant des individus indécis à adopter des points de vue qu’ils percevraient autrement comme marginaux ou extrêmes.

De plus, l’IA peut être utilisée pour cibler de manière précise des groupes d’individus avec des publicités politiques personnalisées, basées sur leurs données comportementales collectées sur les réseaux sociaux. Ces publicités, invisibles au reste de la population, peuvent contenir des messages trompeurs conçus pour dénigrer les opposants politiques ou exagérer les succès d’une campagne, sans aucun moyen pour les cibles de ces campagnes de vérifier l’exactitude des informations reçues.

Les réseaux sociaux, avec l’aide de l’IA, pourraient donc devenir des outils puissants dans les mains de l’extrême droite pour façonner le discours politique, semer la division et miner la confiance dans les institutions démocratiques. La sophistication de ces techniques rend leur détection et leur contrôle particulièrement difficile pour les plateformes et les autorités réglementaires, posant un défi majeur pour la préservation de l’intégrité des processus démocratiques.

Surveillance de masse

L’évolution rapide de l’intelligence artificielle et sa capacité à analyser des quantités massives de données en temps réel ont transformé la surveillance de masse en un outil d’une efficacité et d’une précision sans précédent. Lorsque ces technologies sont détournées à des fins politiques, en particulier par des groupes ou des régimes d’extrême droite, elles représentent une menace sérieuse pour les libertés individuelles et la démocratie.

La surveillance de masse alimentée par l’IA peut prendre de nombreuses formes, allant du suivi des activités en ligne à l’analyse comportementale en passant par la reconnaissance faciale dans les espaces publics. Chacune de ces méthodes permet de collecter des données sur les citoyens à une échelle inimaginable auparavant. Par exemple, en scrutant les réseaux sociaux, les forums en ligne, et même les communications privées, l’IA peut identifier les schémas de comportement, les affiliations politiques, et même prédire les intentions futures des individus.

Aux États-Unis, il a été démontré que des agences gouvernementales avaient accès à de vastes bases de données de reconnaissance faciale, souvent sans le consentement explicite des citoyens. Ces bases de données peuvent être utilisées pour identifier les participants à des manifestations ou des événements politiques, soulevant des inquiétudes quant à la surveillance de masse et à la violation de la vie privée.

Ce niveau de surveillance permet à l’extrême droite de mettre en œuvre des stratégies de persuasion hyper ciblées, adaptées aux craintes et aux désirs spécifiques de segments de population précis. Plus inquiétant encore, cela donne les moyens de repérer et de cataloguer les opposants politiques, les militants, ou tout individu considéré comme une menace à l’ordre établi. Une fois identifiés, ces individus peuvent être ciblés par des campagnes de désinformation, être harcelés en ligne, ou pire, faire l’objet de répressions dans la vie réelle.

La Chine offre un autre exemple préoccupant de ce que pourrait être l’utilisation politique de la surveillance de masse par l’IA. Le système de crédit social chinois, par exemple, analyse le comportement des citoyens à travers une multitude de données pour attribuer des scores reflétant leur fiabilité. Bien que principalement conçu pour encourager des comportements jugés socialement bénéfiques, ce système peut aussi être utilisé pour réprimer la dissidence et renforcer le contrôle étatique.

Dans les démocraties, l’utilisation de technologies de surveillance par des groupes d’extrême droite peut ne pas être aussi ouverte ou étendue, mais la collecte et l’analyse clandestines de données sur les opposants politiques ou les minorités peuvent tout de même avoir des effets déstabilisateurs sur le tissu social et politique. Les technologies d’IA, capables de trier et d’analyser des données à une échelle gigantesque, peuvent faciliter cette surveillance discrète, permettant à ces groupes de raffiner leurs tactiques et d’étendre leur influence.

Deepfakes : la réalité distordue

Les deepfakes, ces imitations générées par intelligence artificielle qui manipulent audio et vidéo pour créer des contenus faussement réalistes, représentent une évolution troublante dans le domaine de la désinformation. À une époque où la véracité des informations est déjà mise à rude épreuve, ces créations sophistiquées pourraient aggraver considérablement la crise de confiance à l’égard des médias et des institutions.

Grâce aux progrès en matière d’apprentissage automatique et de traitement de l’image, les deepfakes sont devenus étonnamment convaincants, au point où il devient extrêmement difficile pour le grand public de distinguer le vrai du faux. Cette capacité à manipuler la réalité peut être utilisée pour diverses fins malveillantes, notamment pour discréditer des figures publiques en les montrant dans des situations compromettantes ou en les faisant dire des propos qu’ils n’ont jamais tenus. Par exemple, une vidéo deepfake bien conçue pourrait montrer un leader politique tenant des discours haineux ou des aveux de corruption, semant le doute même si la supercherie est révélée.

Une intervention de l’ancienne Présidente de la Chambre des États-Unis, Nancy Pelosi, a été modifiée pour la faire paraître ivre lors d’une conférence de presse : cette vidéo a rapidement circulé sur les réseaux sociaux, suscitant confusion et désinformation. Autre exemple frappant, un deepfake du PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, a été diffusé, dans lequel il semblait se vanter de contrôler des milliards de personnes grâce à la collecte de leurs données, mettant en lumière la puissance potentiellement déstabilisatrice de ces technologies.

Au-delà de la diffamation, les deepfakes posent le risque de créer des preuves falsifiées de méfaits qui pourraient être utilisées dans des campagnes de désinformation ou pour influencer l’opinion publique lors d’événements cruciaux comme les élections. Ces manipulations ne se limitent pas à des individus spécifiques ; elles peuvent aussi servir à réécrire l’histoire, en modifiant des images ou des vidéos d’événements passés pour les faire correspondre à une certaine idéologie ou narration révisionniste.

L’un des dangers les plus pernicieux des deepfakes est leur capacité à éroder la confiance dans les contenus médiatiques authentiques. Si tout peut être falsifié, alors tout peut être remis en question. Cette érosion de confiance menace les fondements même de notre démocratie, qui repose sur une base de faits partagés et la capacité des citoyens à prendre des décisions informées. Dans un monde où les deepfakes prolifèrent, le scepticisme généralisé pourrait mener à un cynisme où la vérité n’a plus d’importance, ouvrant la voie à la manipulation et au contrôle par ceux qui maîtrisent ces technologies.

La bataille contre les deepfakes et leur capacité à distordre la réalité est fondamentale pour préserver l’intégrité de notre espace public et le bon fonctionnement de nos démocraties. C’est une lutte qui exige une vigilance constante et une action collective de la part des gouvernements, de l’industrie technologique, des médias et des citoyens eux-mêmes.

L’IA au service du recrutement

L’intégration de l’intelligence artificielle dans les stratégies de recrutement politique ouvre des perspectives inédites pour les mouvements d’extrême droite, leur permettant de cibler des individus à une échelle et avec une précision jamais atteinte auparavant. Cette capacité à segmenter la population en fonction de critères psychologiques, démographiques, et comportementaux permet de personnaliser les messages de recrutement, les rendant bien plus efficaces. Par exemple, une personne exprimant des inquiétudes quant à l’emploi sur les réseaux sociaux pourrait recevoir des contenus spécifiquement conçus pour la convaincre que l’extrême droite propose les solutions les plus à même de répondre à ses préoccupations. De même, un individu manifestant une sensibilité à des thématiques culturelles ou identitaires pourrait être ciblé par des messages renforçant ces perceptions, tout en présentant l’extrême droite comme le défenseur de ces valeurs.

Au-delà du ciblage, l’IA facilite également l’automatisation du processus de recrutement. Des systèmes algorithmiques peuvent envoyer des messages personnalisés, initier des interactions via des bots ou des agents virtuels et même ajuster les stratégies de recrutement en temps réel en fonction des réponses obtenues. Cette automatisation permet de toucher un nombre beaucoup plus important d’individus qu’une approche manuelle traditionnelle, tout en réduisant les coûts et les ressources nécessaires.

L’utilisation de l’IA dans le recrutement par l’extrême droite soulève cependant des questions éthiques et légales importantes. En exploitant les vulnérabilités psychologiques et les insécurités des individus, ces pratiques peuvent être considérées comme manipulatrices, voire coercitives. De plus, elles posent le risque d’exacerber les divisions sociétales en renforçant des bulles idéologiques et en amplifiant les discours de haine et de discrimination.

Un appel à la vigilance

L’émergence de l’intelligence artificielle comme force dominante dans notre vie quotidienne et notre sphère politique exige une vigilance accrue dans tous les secteurs de la société. La capacité de l’IA à transformer les données en insights, à prédire les comportements et même à manipuler les perceptions ouvre la porte à des usages potentiellement bénéfiques mais aussi profondément préoccupants. Face à la menace de voir l’IA utilisée pour fragmenter et polariser, il est impératif d’adopter une approche proactive pour encadrer son développement et son application.

Des cadres législatifs doivent être élaborés pour assurer que l’utilisation de l’IA, en particulier dans les domaines sensibles tels que la politique et la sécurité publique, respecte les principes éthiques fondamentaux de transparence, d’équité et de respect de la vie privée. Ces lois devraient non seulement régir la collecte et l’utilisation des données personnelles mais aussi imposer des limites claires sur la manière dont l’IA peut être employée pour influencer l’opinion publique ou cibler des groupes spécifiques.

Au-delà de la réglementation, la promotion d’une IA responsable implique une collaboration étroite entre les développeurs, les chercheurs, les gouvernements et les organisations de la société civile. Les principes d’une conception éthique doivent être intégrés dès les premières étapes du développement des systèmes d’IA, garantissant que ces technologies se développent et sont utilisées dans le respect des droits humains.

L’éducation joue également un rôle crucial dans la préparation de la société à vivre dans un monde où l’IA occupe une place centrale. Les citoyens doivent être informés des potentialités et des risques associés à l’IA, y compris la manière dont elle peut être utilisée pour manipuler les informations et influencer les comportements. En développant l’esprit critique et la littératie numérique au sein de la population, on peut renforcer la résilience collective face aux tentatives de désinformation et de manipulation.

Le rôle des médias et des chercheurs est indispensable pour maintenir une veille constante sur les développements de l’IA et sensibiliser le public à ses implications. En scrutant les pratiques d’utilisation de l’IA et en exposant les abus, ils contribuent à un débat public informé et nuancé sur le futur de cette technologie.

 

En conclusion, l’intelligence artificielle détient un potentiel transformationnel pour notre société, mais son potentiel détournement par des forces extrémistes, notamment l’extrême droite, soulève de graves préoccupations. Les manipulations via les réseaux sociaux, la surveillance invasive, et la diffusion de deepfakes exigent une régulation et d’éduquer les citoyens sur les risques de l’IA. Face à ces défis, l’avenir de l’IA dépend de notre engagement collectif à promouvoir une utilisation éthique et responsable, assurant qu’elle serve à renforcer notre démocratie et non à la saper. Ensemble, nous pouvons orienter l’IA vers un avenir où elle contribue positivement à notre société.

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Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour

Marx et Veblen permettent de comprendre les crises écologiques davantage que le Club de Rome et Latour

Docteur en Économie, Vincent Ortiz vient de publier aux Éditions du Cerf un ouvrage intitulé : L’ère de la pénurie : Capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires, dans lequel il revient sur la manière dont un certain nombre de discours écologistes centrés sur l’épuisement des ressources naturelles viennent paradoxalement favoriser l’explosion des profits des multinationales pétrolières. Nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur ce constat qui peut sembler contre-intuitif.

Photo : Pablo Porlan

Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez le coup de maître des sept sœurs et le revirement idéologique des compagnies pétrolières à la suite du choc pétrolier de 1973 ?

Les “sept sœurs”, c’est le surnom des sept principales multinationales occidentales qui se sont partagées le marché pétrolier mondial après la Seconde guerre mondiale : Exxon, Chevron, Mobil, Shell, British Petroleum, Texaco et Gulf Oil. Et leur « coup de maître », c’est ce qui induit un basculement dans la manière dont le pétrole est distribué dans le monde occidental : en 1973, les principaux groupes pétroliers se coalisent en un cartel visant à renchérir les prix, et à mettre fin à une ère de pétrole à bas coût qui garantissait une croissance confortable au monde occidental.

Durant la seconde partie du XXe siècle, elles se sont partagé les anciennes colonies britanniques, françaises et hollandaises jusqu’à être progressivement expropriées par un certain nombre de gouvernements, notamment au Moyen-Orient. Au début des années 1970, elles ne parviennent plus à maintenir leur hégémonie sur ces anciens potentats européens, et même des pays qui demeurent clairement dans l’orbite occidentale, tels que l’Arabie Saoudite ou l’Iran en 1973, finissent par nationaliser leurs ressources pétrolières. Cela signe le déclin de ces compagnies sur le marché mondial.

Or, le grand paradoxe que l’on observe, c’est que les entreprises occidentales, pourtant délestés de la plupart de leurs actifs au Moyen-Orient, connaissent une explosion de leurs profits. Explosion qui s’explique en grande partie par les accords de cartel passés avec ces pays qui avaient récemment nationalisé leurs ressources, afin de restreindre artificiellement l’extraction et la distribution de l’or noir dans le monde. Ce que les multinationales occidentales perdaient en termes de contrôle du marché pétrolier, elles le regagnaient largement par la hausse des prix que la nouvelle configuration géopolitique permettait (des États pétroliers souverains étant un atout non négligeable pour imposer un cartel mondial !).

Ce « coup de maître » a eu des implications fondamentales dans la manière dont les « sept soeurs » ont appréhendé la finitude des ressources, et ont cherché à imposer leur vision à l’opinion. Avant les années 1970, les entreprises pétrolières américaines ont intérêt à maintenir le mythe d’une forme d’abondance du pétrole sur leur territoire, puisqu’elles bénéficient de subventions étasuniennes et d’un certain nombre de mesures protectionnistes (contre la promesse d’une intensification de la production nationale). Or, à partir du moment où les prix mondiaux explosent, ces mesures protectionnistes et ces subventions leur deviennent inutiles. En revanche, il leur faut pérenniser ce cartel et cette hausse artificielle des prix, et pour ce faire il leur apparaît plus avantageux de propager une vision nouvelle : celle de la rareté géologique des ressources pétrolières. On comprend ce revirement : les prix augmentent ? C’est tout simplement que les ressources sont rares !

Avant 1973, ce qui prédomine dans les publications scientifiques et para-scientifiques contrôlées de près ou de loin par les “sept sœurs”, c’est non seulement l’idée d’une abondance, mais également d’une quantité illimitée d’or noir présente de par le monde et ce, pour deux raisons principales.

Tout d’abord, se propage le mythe d’une abondance de pétrole conventionnel, sous forme liquide, parce qu’à l’époque, on exploite une série de champs qui sont, de fait, abondants en pétrole conventionnel.

D’autre part, ces thèses reposent sur l’idée que, grâce aux progrès technologiques, on va pouvoir remettre en cause la distinction entre pétrole conventionnel et non conventionnel (qu’on trouve notamment à l’état de sables bitumineux, dans les fonds marins ou sous forme de gaz de schiste). L’idée qui est défendue par les multinationales occidentales est que des investissements constants dans la recherche vont permettre à terme d’exploiter ce pétrole non conventionnel avec une rentabilité équivalente à celle du pétrole liquide conventionnel. Elles défendent donc un point de vue cornucopien (du terme “corne d’abondance” en latin) qui correspond au Zeitgeist (esprit du temps) optimiste des années 1960 : le niveau de vie va continuer d’augmenter, ainsi que la disponibilité et la variété des biens de consommation. Une vision coïncide avec un élargissement réel de la classe moyenne en Occident.

Pour analyser le tournant qui s’opère, je me suis intéressé à un géologue qui s’appelle King Hubbert, qui a travaillé pour Shell avant d’être licencié en 1956 pour avoir alerté sur le fait que les réserves de pétrole conventionnel étaient bien moins abondantes que ce que l’on pensait. Il estimait qu’il y restait entre 250 et 300 milliards de barils de pétrole à extraire aux États-Unis, alors que l’industrie pétrolière prévoyait le double.

Ce qui est alors significatif, c’est le revirement de l’industrie pétrolière par rapport à ce chercheur qui a d’abord été conspué et réduit au silence, avant d’être soutenu par les multinationales de l’or noir, qui confèrent un écho national à ses travaux. Et de recevoir en 1977 le « prix Rockefeller », dont on sait ce que la famille doit au marché du pétrole ! Ce chercheur est proche du Club de Rome : il est cité dans le rapport Meadows, ainsi que dans les ouvrages de Herman Daly, économiste de référence du Club. Il n’est donc pas exagéré de dire que les géants pétroliers ont accompagné la vision pessimiste de la finitude des ressources que l’on trouve dans The Limits to Growth, le « Rapport Meadows » paru en 1972.

 

Parmi les premiers à alerter sur l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, il y a effectivement les membres du club de Rome et auteurs du rapport Meadows. Vous pointez néanmoins le fait que ces membres entretiennent des rapports étroits avec les élites économiques, voire y appartiennent. Vous analysez notamment les convergences idéologiques entre ces deux groupes en apparence diamétralement opposés à la lumière d’intérêts de classe partagés qui les conduisent à écarter de leurs analyses, plus ou moins volontairement, toute prise en compte de l’inégale répartition des ressources. Pouvez-vous revenir sur les différentes caractéristiques de ces convergences à la fois sociologiques et idéologiques ?

Dans l’historiographie du Club de Rome, l’idée qui a longtemps dominé est celle d’un groupe de chercheurs dont les découvertes étaient incompatibles avec l’ordre capitaliste et sa mutation néolibérale. Et il est vrai que la « classe capitaliste », pour la majorité de ses représentants, n’a pas réservé un accueil chaleureux au Club de Rome.

Pour la majorité seulement : je me suis intéressé à cette fraction des élites économiques, à la fois pétrolières, gazières et industrielles, qui a soutenu le Club de Rome. Celui-ci, rappelons-le, a été fondé par un ex-cadre dirigeant de Fiat, assumait sa volonté de se rapprocher des puissances d’argent, parlait de la multinationale comme « l’une des inventions les plus remarquables du XXe siècle », et souhaitait substituer à la conscience de classe ce qu’il nommait une « conscience émergente de l’espèce » (étant entendu que les enjeux environnementaux étaient pour lui globaux et non restreints à un seul groupe social).

Il ne faudrait donc ni partir du postulat que le Club de Rome était un groupe de capitalistes cherchant à mettre au pas la classe ouvrière – comme certains marxistes, dont David Harvey, l’ont suggéré – ni adopter le point de vue hagiographique le présentant comme un rassemblement confidentiel de scientifiques qui auraient, contre vents et marées, défendu et imposé des idées marginales dans le débat.

Le Club de Rome n’était ni confidentiel ni marginal : il a rapidement bénéficié d’une audience considérable, son discours a percolé dans les classes dirigeantes occidentales. Qu’il ait eu l’oreille d’un président des Etats-Unis, d’un président de la Commission européenne, d’un sous-secrétaire général de l’ONU ou de plusieurs économistes de la Banque Mondiale n’est pas tout à fait anodin.

Je renvoie au livre récent de Fabrice Nicolino qui s’appelle Le grand sabotage climatique et qui dresse un portrait acide de Maurice Strong, membre du Club de Rome. Ce sous-secrétaire général de l’ONU pendant plusieurs décennies est l’organisateur du premier « sommet de la Terre ». Il était actionnaire de plus d’une dizaine de multinationales pétro-gazières dans le monde, affairiste dans un nombre incalculable de pays, et propriétaire de plusieurs milliers d’hectares aux Etats-Unis – sur lesquels il est entré en conflit avec des populations locales. Il soutient immédiatement le « Rapport Meadows », et fait partie des hommes de pouvoir qui ont permis aux thèses du Club de Rome de connaître un si grand impact.

Sans remettre en cause la validité scientifique de la plupart des conclusions du Club de Rome, on peut s’intéresser à l’atout qu’elles ont constitué pour un capitalisme néolibéral émergent, qui avait besoin de conférer un supplément d’âme à un régime structurellement en récession (le choc de 1973 signe la fin de la croissance et du plein-emploi !). Les dirigeants politiques ont pu s’appuyer sur la vision du monde du « Rapport Meadows » pour justifier la hausse des prix et ne pas avoir à s’en prendre aux multinationales pétrolières qui en étaient pourtant responsables – ce fut le cas du président Jimmy Carter, par exemple. Les dirigeants pétroliers eux-mêmes ont cherché à naturaliser la hausse des prix dont ils étaient à l’origine, suggérant que les limites géologiques (mises en avant par le Club de Rome) en étaient la cause. Il y a une coïncidence chronologique entre le « Rapport Meadows » du Club de Rome, qui paraît en 1972, et le choc pétrolier de 1973, qui a donné lieu à ce rapprochement, à l’origine « contingent », avant de devenir de plus en plus « nécessaire »…

Un paradoxe mérite que l’on s’y attarde : les multinationales du pétrole, c’est aujourd’hui bien établi, ont tout fait pour masquer l’origine humaine du changement climatique et censurer les études sur le dépassement des frontières planétaires (notamment au sujet des émissions de gaz à effet de serre). Mais d’un autre côté, elles ont opéré en 1973 un rapprochement stratégique avec le Club de Rome pour mettre en avant la thématique des limites planétaires, notamment des limites géologiques du pétrole. Cela dit quelque chose de l’ambivalence politique des limites planétaires et de leurs implications, qui peuvent être malthusiennes. Je mentionne cet adjectif, car la grande majorité des membres du Club de Rome revendiquent alors l’héritage de Malthus : c’est le cas des auteurs du « Rapport Meadows », de leur économiste Herman Daly et de leurs compagnons de route les plus célèbres.

En vertu de leurs présupposés malthusiens, donc, les membres du Club de Rome ont interprété la crise énergétique des années 1970 comme le produit de la finitude des ressources. Ils ont fermé les yeux sur les opérations de cartel des multinationales, qui se livraient pourtant à une véritable opération de sabotage pour faire monter les prix.

 

Qu’est-ce donc que ce que vous appelez l’économie politique du sabotage ? Et pourquoi cette pratique se constitue-t-elle comme un système selon vous ?

Le « sabotage » est une notion qui vient de Veblen, un économiste que les écologistes citent aujourd’hui volontiers pour ses travaux sur la « consommation ostentatoire ». Il entend par là cette forme de consommation qui vise à satisfaire une volonté de distinction au sein des classes moyennes et supérieures, qui se manifeste par l’affichage de signes extérieurs de richesse. C’est un prisme pertinent pour critiquer la consommation superflue et le gaspillage à laquelle elle conduit, à l’heure de la catastrophe environnementale.

C’est à une autre partie de son oeuvre que je m’intéresse : non pas celle où il analyse cette « surconsommation » ostentatoire, mais celle où il se penche sur une forme de « sous-consommation ». Veblen défend qu’une société dans laquelle l’ensemble des besoins sont comblés est une incapable de générer du profit. Le profit capitaliste est rendu possible par deux leviers : l’accroissement artificiel des besoins (la consommation ostentatoire en fait partie), ou la restriction volontaire et artificielle de la production (le « sabotage »).

La définition qu’il donne du sabotage est vaste, puisqu’il le caractérise comme la « restriction consciente de l’efficacité ». Son postulat est qu’avec les moyens technologiques du XXe siècle, il n’y a rien en théorie qui prévienne la satisfaction intégrale des besoins de l’Humanité. Néanmoins, pour continuer à générer du profit, les entreprises capitalistes doivent procéder à une restriction de l’extraction, de la production et de la distribution.

Je me suis principalement intéressé au sabotage énergétique, qui constitue un cas d’école pour la théorie de Veblen, puisque le coût d’extraction, de raffinage et de distribution du pétrole conventionnel est extrêmement faible. Et il est abondant une bonne partie du XXe siècle : le défi des multinationales occidentales a donc été de générer artificiellement sa rareté pour pouvoir en augmenter le prix.

Le sabotage est une pratique qui émerge donc spontanément dans un secteur où le capital est fortement concentré, et possède le pouvoir d’agir sur les cours à sa guise. Ce fut longtemps le cas pour l’or noir : le monopole pétrolier de David Rockefeller a été démantelé au début du XXe siècle en plusieurs géants pétroliers, dont chacun appartenait à un membre de la famille Rockefeller, ce qui n’a pas rendu trop difficile les pratiques de « sabotage ».

La déconcentration du capital d’un secteur peut être compensée par une capacité accrue à la coordination des acteurs. Pour continuer sur l’exemple du pétrole, la multiplication des acteurs dans la seconde moitié du XXe siècle, qui découle en partie de l’expropriation des capitaux occidentaux au Moyen-Orient, n’a pas entamé la capacité du secteur à se cartelliser. Bien au contraire : la mainmise des États de l’OPEP sur les régions pétrolifères a vraisemblablement aidé à la coordination, et permis de mener une hausse des prix totalement décorrélée des coûts de production. On rejoint ici un ensemble de réflexions sur le rôle de l’État dans la structuration des marchés, bien loin des fables libérales…

 

Vous vous appuyez notamment sur l’ouvrage The spoils of war d’Andrew Cockburn en vue de nous offrir un exemple du sabotage par restriction qualitative, qui représente l’une des deux formes majeures de “diminution consciente de l’efficacité de la production”, pour paraphraser Veblen.

Dans ce cas précis, le gouvernement étasunien favorise l’affaiblissement de ces capacités de défense engagé par les lobbys de l’armement en vue de maximiser leurs profits.

Ce n’est pas sans rappeler les quotas d’importation accordés en 1973 à des multinationales pétrolières qui participent notamment à un cartel visant à accroître les prix du pétrole en coopération avec des pays imposant un embargo aux Etats-Unis, au détriment de la population étasunienne. Puisque les gouvernements semblent jouer contre leur propre camp dans ces deux cas, peut-on considérer que cette économie politique du sabotage est corrélée à une insertion de plus en plus importante, au sein de différents appareils d’État, d’ “élites dénationalisées” (pour reprendre le concept établi par Susan Strange) ? C’est-à-dire d’élites s’appuyant sur des institutions internationales pour gagner en légitimité dans le champ politique national ?

Pour la première partie de la question, je pense que la guerre est le meilleur exemple pour comprendre les pratiques de sabotage. Prenons le cas de l’Europe de la première moitié du XXe siècle. En Grande-Bretagne notamment, les entreprises de l’armement qui étaient déficientes au commencement de la Première Guerre Mondiale ont été mises sous tutelle de l’État et ont vu, à partir de ce moment, leur production décuplée. Certains historiens, comme Clara Mattei, autrice du remarquable The Capital Order – How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, mettent en lumière un lien direct entre l’étatisation de ces entreprises, l’accroissement de la production qu’elle permet et… la montée en puissance des mouvements socialistes. Ceux-ci affirment en effet que les capitaux privés sont inaptes à organiser la production pour l’intérêt général et se comportent de manière parasitaire : l’évolution positive des secteurs mis sous la tutelle de l’État semble leur donner raison. Si le mouvement ouvrier européen est si fort en 1918, et déclenche une série de grèves et d’insurrections sur tout le continent, c’est aussi parce que l’ineffectivité du mode de production capitaliste (et la prédominance des pratiques de « sabotage ») a clairement été démontré au cours de la guerre.

Cette tension entre profits à court terme, qui implique une forme continue de « sabotage », et hégémonie à long terme, qui implique une industrie fonctionnelle en matière de défense, est considérable aux Etats-Unis. L’ouvrage The Spoils of War, qui s’intéresse à l’administration Bush, met en évidence un conflit permanent entre les officiers du Pentagone d’une part, les entreprises de l’armement de l’autre. Les premiers cherchent à conquérir une victoire durable sur le terrain moyen-oriental tout en préservant la vie de leurs soldats : cela requiert une aviation « low-tech », capable de survoler le sol et d’atterrir rapidement. C’est un problème pour l’industrie privée : les avions A-10 (qui répondent à ces caractéristiques) sont assez rudimentaires, et il leur est impossible de les vendre à des coûts élevés. C’est la raison pour laquelle elle cherche à gonfler artificiellement ses carnets de commande en promouvant le F-35, joyau technologique dont le prix dépasse les 100 millions de dollars et… est contre-productif pour l’armée américaine. Il est en effet conçu pour voler à une hauteur très élevée et procéder à des bombardements massifs : rien qui permette de remporter une victoire durable au sol, ainsi que le déplorent les officiers du Pentagone.

Il y a une tension fondamentale entre ces deux aspects, qui explique en grande partie pourquoi les guerres étasuniennes sont aussi longues, douloureuses, et pourquoi aucune d’entre elles n’a réellement été gagnée sur le long terme. On peut analyser ces défaites successives sous le prisme du déclin de l’hégémonie américaine – qui est réel -, mais aussi sous d’après la perspective du maintien des profits de l’industrie privée de la Défense. Sa rentabilité est étroitement corrélée à une forme de « sabotage » compris au sens de Veblen : « restriction consciente de l’efficacité ». Notons au passage que les producteurs d’armes ne sont pas les seuls à s’enrichir lors des conflits, et à profiter de ces « guerres sans fins », néfastes pour l’hégémonie américaine. Étroitement corrélés à leurs profits, il y a ceux du secteur des matières premières, et notamment du pétrole, dont le cours explose toutes les fois que les tensions s’accroissent avec le Moyen-Orient – je renvoie aux travaux de Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, que je cite dans mon livre, qui ont une analyse très originale et convaincante du sujet.

Peut-on pour autant parler d’élites “dénationalisées” ? Le concept est intéressant puisqu’il y a clairement une contradiction entre les intérêts bien compris des Etats-Unis comme entité géopolitique (défendus par les « réalistes » qui œuvrent au maintien de cette hégémonie de manière à la fois pragmatique et cynique, raison pour laquelle ils s’opposent souvent aux va-t’en-guerre néo-conservateurs, à l’instar de Kissinger qui déplorait l’accroissement des tensions avec la Russie ou la Chine) et les intérêts des multinationales, qui n’ont aucune vision de long terme et profitent de conflits néfastes à l’hégémonie américaine.

            Mais d’un autre côté, les détenteurs de capitaux privés aux Etats-Unis ont conscience du rôle central de l’État dans leur capacité d’accumulation. Sans la prédominance militaire des États-Unis, sans l’hégémonie du dollar, leurs profits s’effondreraient. Ils sont donc prêts à une forme de pragmatisme et de restriction temporaire de leurs profits pour consolider l’hégémonie américaine lorsque c’est nécessaire. La tension existe mais l’État américain ne perd pas la main. Il dispose toujours d’un pouvoir coercitif sur ces entreprises. À mon sens, il faut garder à l’esprit que les élites ne sont jamais totalement « dénationalisées ». Du moins dans les pays « dominants », où les élites nationales savent trop bien ce qu’elles doivent à leur État. Le concept « d’élites dénationalisées » s’applique davantage aux pays « dominés » ou « périphériques », où l’on trouve une classe dominante que l’on peut qualifier de “compradore”, au service d’une accumulation étrangère de capital.

 

Le titre de votre dernier chapitre évoque justement la séparation entre centre et périphérie de l’empire que l’on retrouve dans les travaux de Fernand Braudel puis Emmanuel Wallerstein sur l’économie-monde d’une part et de l’autre, Robert Cox et la conception néo-gramscienne des relations internationales. Sont-ce des filiations intellectuelles que vous reconnaissez ?

Absolument. Les fractures entre centre et périphérie me semblent fondamentales pour appréhender les relations internationales, à rebours d’un discours qui voudrait que le monde se soit horizontalisé, que les grandes puissances ou les grands empires aient disparu (que l’on trouve par exemple chez un Bertrand Badie). Cox comme Wallerstein analysent de manière chirurgicale les mécanismes de sujétion d’une partie du monde par rapport à une autre. Chez l’un comme chez l’autre, on trouve une théorie de l’hégémonie qui ne se réduit pas à la domination militaire, et dans laquelle l’usage de la force militaire est même le signe d’une crise. Wallerstein est sensible aux effets de long terme générés par la dépendance économique, tandis que Cox y ajoute une dimension culturelle et institutionnelle. De leur lecture, on ressort avec une vision à la fois marxiste et « réaliste » (même si Cox aurait rejeté ce terme) des relations internationales.

Cette articulation entre un capitalisme tendanciellement impérialiste, protégé par des institutions étatiques, constitue d’ailleurs l’un des grands points aveugles du mouvement écologiste contemporain. Je parle de son versant le plus institutionnel comme le plus radical. Si les partis écologistes européens prennent conscience, depuis l’invasion de l’Ukraine, de la nécessité de penser les relations internationales, ils le font sous un angle néo-conservateur que n’aurait pas renié George W. Bush, avec une dichotomie entre États autoritaires et démocratiques dignes d’un mauvais Western. Une vision marxiste permet de penser cette opposition comme un conflit entre super-puissances capitalistes, dominées par des intérêts fossiles – les États-Unis, pas moins que la Russie, sont un géant du pétrole, du gaz et du charbon !

Chez les écologistes plus radicaux, le problème est différent. Pour des raisons bien compréhensibles, ils considèrent l’État comme l’ennemi à abattre, dont ils ne connaissent que trop le bras répressif et le rôle de gardien des intérêts dominants. Une question demeure : étant entendu que des victoires en matière environnementale sont impensables sans contester le mode de production dominant, au sein duquel on trouve les grandes entreprises internationales, est-il envisageable que celles-ci se laissent dépouiller sans appeler la puissance publique à la rescousse ? Est-il envisageable, quelle que soit l’échelle dont on parle, d’initier une rupture avec le capitalisme néolibéral sans provoquer une réaction coercitive des principaux États qui en sont les gardiens ? Et comment leur résister, si ce n’est… en leur opposant une autre puissance étatique ?

 

Vous mentionnez l’impasse d’une écologie néo-malthusienne, quelle est-elle ? Vous ciblez ici les décroissants ?

Les impensés de l’écologie néo-malthusienne sont effectivement les mêmes que ceux de la plupart des théories décroissantes (j’exclus celle, marxiste, d’André Gorz) : les rapports de production et les antagonismes de classe.

Ils sont liés au fait que l’écologie néo-malthusienne et la plupart des « décroissants » raisonnent implicitement avec le postulat de la souveraineté du consommateur d’une part, sur la base d’une situation de concurrence parfaite de l’autre. Les ressources sont rares et limitées, disent-ils, alors que la voracité du système économique, qui découle d’un insatiable besoin de consommation, est sans limites. Par rapport aux limites (et aux frontières) planétaires, l’humanité se livre donc à une forme de surconsommation. Et les phénomènes contemporains d’inflation et de pénuries semblent conforter cette vision des choses.

Il faut adopter une posture critique à l’égard de ces postulats. S’il est indéniable que l’on pille les ressources planétaires à un rythme alarmant d’un point de vue géologique, il n’en va pas de même d’un point de vue socio-économique. Dans le premier cas, on observe à l’évidence une forme de surconsommation ; dans le second cas, une forme de sous-consommation (on a d’ailleurs qualifié d' »économistes de la sous-consommation » des penseurs aussi divers que Veblen, Keynes et Marx). Les ressources et les biens sont en effet mis à la disposition des consommateurs trop lentement par rapport à ce que les structures économiques permettraient si elles étaient différentes.

Pourquoi ? Il y a de multiples raisons à cette sous-consommation. Si l’on prend un point de vue veblénien, elle découle du pouvoir de marché des entreprises dominantes, qui restreignent la production pour faire monter les prix. En ce sens, notre système est caractérisé par un degré élevé de « sabotage ». Si l’on prend un point de vue inspiré de Keynes ou de Marx, la sous-consommation découle d’une faible demande, elle-même produit de bas salaires.

Les postulats néo-malthusiens s’effondrent : il n’y a pas de souveraineté du consommateur, le système productif n’est pas captif d’une insatiable demande – au contraire, il la restreint par de bas salaires. Il n’y a pas de concurrence pure et parfaite : les entreprises ne cherchent pas systématiquement à maximiser leur production pour satisfaire la demande, mais peuvent la restreindre pour causer une hausse des prix.

            Corollaire de la vision du monde des néo-malthusiens et de la plupart des « décroissant » : ils considèrent que le système économique et l’ensemble de ses agents tendent vers la croissance. Et on ne compte pas les dénonciations de la « croissance » au sein de l’écologie institutionnelle ou radicale, qui percolent beaucoup à gauche. Cette posture neutralise les critiques du capitalisme comme régime qui tend structurellement vers une croissance atone. Elle empêche de penser la question de la croissance en termes de rapports de pouvoir. Et pourtant, la croissance est un enjeu de pouvoir.

Un régime capitaliste à faible croissance est corrélé à un taux élevé de chômage et défavorise structurellement les travailleurs. Pour inverser ce rapport défavorable au travail, un régime de forte croissance – fût-il temporaire, fût-ce pour tendre vers une société de post-croissance – est nécessaire.

Un dernier mot sur le néo-malthusianisme : l’une de ses grandes victoires est d’avoir imposé l’idée que les guerres contemporaines étaient, de près ou de loin, des conflits pour l’accaparement de ressources rares. Or il est douteux que les derniers conflits énergétiques ou pétroliers aient été livrés pour cette raison. Depuis des décennies, les États-Unis justifient leur ingérence au Moyen-Orient par le spectre de la finitude des ressources énergétiques et du pic pétrolier. Qu’une version particulièrement alarmiste de ce dernier ait été promue par l’administration Bush n’est pas anodin : la hantise d’un épuisement de pétrole justifiait l’invasion d’un pays pétrolifère. Non seulement cette crainte était exagérée, mais surtout la guerre d’Irak n’a pas eu pour effet d’accroître l’extraction de pétrole par les entreprises occidentales : le chaos généré par le conflit en a au contraire bouleversé les voies d’approvisionnement. D’où cette hausse faramineuse des prix du pétrole que l’on observe dans la décennie 2000.

Nitzan et Bichler, que je citais plus haut dans votre question sur les élites dénationalisées, mettent en évidence une corrélation serrée entre hausse des profits pétroliers américains et résurgence de conflits au Moyen-Orient : l’accroissement des tensions avec un géant pétrolier conduit à une pénurie d’or noir (davantage perçue que réelle), qui provoque hausse des prix et des profits. N’y a-t-il pas là l’une des clefs d’un certain nombre de conflits contemporains ? Ne s’agit-il pas d’une modalité indirecte de « sabotage » ? Le postulat néo-malthusien d’États super-extractivistes en quête de ressources rares empêche de poser la question.

 

Au-delà de cette alliance idéologique objective entre capitalisme de rente et écologie néo-malthusienne, avez-vous pu observer des situations dans lesquelles des entreprises pétrolières vont jusqu’à appuyer plus directement (de manière financière ou autre) des actions de sabotage de la part de groupes écologistes ?

            Je n’ai pas observé d’instances dans lesquelles des lobbys pétroliers ou capitalistes auraient favorisé des formes de sabotages « écologistes ». Peut-être parce que ces mouvements ne sont pas suffisamment importants pour peser sur les flux mondiaux. Peut-être également parce que le mouvement écologiste a été suffisamment habile et conscient pour les prévenir.

          Il n’est cependant pas interdit de s’intéresser aux tentatives d’instrumentalisation de groupes écologistes par les grands intérêts fossiles. Les élections présidentielles de 2021 en Équateur offrent un cas intéressant pour la science politique – mais pas exceptionnel dans le panorama latino-américain. On y a vu une candidature à la fois « indigéniste », écologiste, critique de la croissance et de l’extractivisme et… néolibérale. Le candidat Yaku Pérez critiquait l’État équatorien de manière virulente pour sa politique minière et pétrolière, flirtant avec les discours libéraux de dénonciation de l’emprise étatique sur la mine et le pétrole. Cette ambivalence des mouvements « anti-extractivistes » a été analysée avec brio par Maëlle Mariette et Franck Poupeau dans Le monde diplomatique (dans un article intitulé « A bas la mine ou à bas l’État ? »).

 

On ne peut qu’être d’accord avec vous au sujet du mirage fabriqué de toute pièce par Bruno Latour autour d’une prétendue classe écologique qui se constituerait d’elle-même. A rebours de cette “conscience écologique”, des écologistes tels qu’Andreas Malm mettent l’accent sur la nécessité de réactualiser la conscience de classe en mettant en lumière le fait que les 1% les plus riches ont une empreinte carbone 175 fois plus élevée que celle des 10% les plus pauvres. L’incapacité patente de cette écologie néo-malthusienne à rompre avec les logiques capitalistes ne vient-elle finalement pas redonner toute sa légitimité au concept de lutte des classes comme grille d’analyse pertinente en vue de penser la transition énergétique ?

Difficile d’entrevoir une issue aux problèmes actuels si on perd la boussole de la lutte des classes. L’articulation avec les enjeux environnementaux n’a bien sûr rien d’évident, ni de systématique. Il ne suffit pas de dire « fin du monde, fin du mois, même combat », pour qu’une jonction se réalise. Et a contrario, il faut prendre au sérieux l’hypothèse d’un « capitalisme vert », qui ne changerait pas grand-chose au désastre climatique, mais imposerait une série de régulations qui nuiraient d’abord aux plus pauvres et aux petites entreprises, favorisant la dynamique de renforcement et de concentration du « grand capital » (une perspective entrevue de manière prémonitoire par André Gorz dans un article intitulé « leur écologie et la nôtre », paru en 1974). La « taxe carbone », à laquelle on doit l’un des mouvements sociaux plus massifs de l’ère contemporaine, relève d’une logique similaire.

Bref : l’écologie n’est pas populaire par essence. Elle peut s’hybrider avec le libéralisme économique de mille manières, que j’explore dans mon livre. Mais si on prend au sérieux la transition énergétique, il faut la considérer sous l’angle des rapports de production, qu’il est nécessaire de bouleverser pour tendre vers une société écologiquement viable. Et il faut désigner ses adversaires : le capital fossile, mais aussi l’ensemble du capital dont la rentabilité implique une dévastation de l’environnement.

Le meilleur moyen de ne pas le faire est de nier ou brouiller ces antagonismes de classe, au nom de la nouvelle donne que constituerait le désastre climatique. C’était déjà la démarche du Club de Rome, qui évoquait la « problématique mondiale » de l’environnement (contre la vision étriquée des marxistes, qui pensaient en termes de classes). C’est celle de Bruno Latour et de ses épigones, qui, au nom du « Nouveau Régime Climatique », déclare que la lutte des classes appartient au passé. On comprend le présupposé : l’humanité n’a jamais affronté un défi aussi existentiel, qui menace sa survie même, et cela rebat les cartes. La nouvelle ligne de clivage se situe désormais entre ceux qui souhaitent contribuer à l’habitabilité de la terre (la « classe écologique » de Latour) et les autres, en abandonnant toute référence aux rapports de production.

Cette vision des choses est trompeuse : j’ébauche, dans mon livre, plusieurs scénarios possibles pour le capitalisme à l’ère des limites et des frontières planétaires. Et je tente de démontrer que tout épuisement d’une ressource, tout désastre, est aussi l’occasion d’une accumulation de capital. La raréfaction des ressources énergétiques renforce mécaniquement le pouvoir de marché de ceux qui sont en situation de les rationner. La multiplication des catastrophes météorologiques est l’occasion pour des secteurs gigantesques de la finance de continuer à croître via des mécanismes d’assurance et de réassurance, etc. Les antagonismes de classe ne disparaissent pas, ils se reconfigurent.

Quelques mots sur Bruno Latour, puisque vous l’évoquez, coqueluche de l’écologie institutionnelle, dont le décès a donné à une sanctification médiatico-intellectuelle sans précédent. On pense à la création du « Fonds Latour » de Sciences po, doté de plusieurs millions d’euros ; ou aux déclarations de Marine Tondellier selon laquelle la tâche de son mouvement est de créer cette « classe écologique » mentionnée par Latour. C’est à la fois proprement incompréhensible – les écrits de Latour constituent une série d’obstacle à l’appréhension des enjeux environnementaux – et très compréhensible si on prend en compte sa fonction idéologique.

Rappelons que Latour émerge d’abord d’une épistémologie « constructiviste », consistant à questionner l’universalité des conclusions des sciences naturelles et sociales. À ramener la vérité à une question de perspective, certaines étant simplement défendues par davantage d’agents que d’autres. Avec une radicalité étonnante (il va jusqu’à écrire que « rien ne distingue Pasteur, Shakespeare ou la NASA » (Pasteur) dans leur capacité à effectuer des prédictions). Ce n’est pas forcément inintéressant, mais c’est problématique si l’on considère que l’une des tâches majeures de l’écologie, aujourd’hui, est de lutter contre un climatoscepticisme fondé sur le déni de la science. Latour avait parfaitement conscience de cette tension, puisqu’il va jusqu’à écrire, en 2010 : « Avouons que nous sommes tous climatosceptiques. En tout cas, moi je le suis » (Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques). Sans jamais chercher à la résoudre.

À cette épistémologie constructiviste se mêle l’idée que la dévastation environnementale est causée par l’hubris de la science occidentale qui, pleine de certitudes arrogantes, a voulu réduire l’ensemble du vivant sous sa coupe. Par contraste avec les modes de pensée pré-modernes qui se seraient caractérisés par leur pluralisme et leur respect de la biosphère – Latour se fonde sur les travaux de Philippe Descola. Un moyen pratique de ne pas incriminer un mode de production (le capitalisme) en pointant du doigt un mode de pensée (le cartésianisme).

La science occidentale n’étant pas universellement valable, les modes de pensée pré-modernes étant plus respectueux de la biosphère, c’est très logiquement que Latour les réhabilite. Et il flirte en permanence avec un registre proprement animiste, ou panthéiste. Latour est un défenseur du courant dit « nouveau matérialisme », en opposition au « matérialisme historique » issu du marxisme. Ce dernier est fondé sur la centralité des rapports sociaux (et spécifiquement des rapports de production), considérés comme particulièrement déterminants pour comprendre le réel. Le « nouveau matérialisme » refuse ce postulat (qualifié de « socialiste ») : pour ses défenseurs, les rapports sociaux n’ont pas davantage de puissance d’agir que les déterminants physiques ou biologiques. Il faut lire (si on a du temps à perdre !) Face à Gaïa pour voir les absurdités auxquels cela le conduit : dans un passage particulièrement laborieux, Latour s’échine à prêter une « agentivité » au fleuve Mississippi, analogue à celle d’un groupe social. Derrière cette ontologie « plate » (les être humains n’ont pas une puissance d’agir supérieure à celle des animaux non humains et des agents non-humains), on trouve une célébration du cosmos (« Gaïa ») avant l’Anthropocène, qui s’autorégulerait selon des mécanismes vertueux si l’homme ne l’avait mis en coupe réglée.

Si l’on résume : le problème écologique vient d’un mode de pensée cartésien, manifestation d’une hubris dont la souveraineté politique est le stade suprême. Et non du capitalisme ou d’un quelconque mode de production. Et le salut réside dans une remise en cause de la centralité de l’homme sur le cosmos – aux modalités mystérieuses -, que Latour mentionne en parlant du « devenir termite » de l’humanité. Ce charabia est à ce jour la manière la plus sophistiquée pour tenter de nier que les enjeux environnementaux se lisent à travers le prisme des classes sociales.

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Entretien avec Luc Carvounas : « Je propose que le logement des Français soit la Grande cause nationale de 2025. »

Entretien avec Luc Carvounas : « Je propose que le logement des Français soit la Grande cause nationale de 2025. »

Dans cet entretien, le maire d’Alfortville et président de l’UNCASS Luc Carvounas revient sur la crise du logement en France. Il propose plusieurs pistes pour en sortir, notamment l’idée d’une « densité harmonieuse ».
LTR – Compte tenu de la crise du logement social et du constat que vous en tirez, la politique du logement doit-elle devenir une compétence exclusive des collectivités territoriales ? 
Luc CARVOUNAS : 

« Au sujet de la question du logement, je voudrais d’abord signaler que malheureusement il ne s’agit pas d’un thème cher au Président de la République, qui depuis 2017 a dédaigné le secteur pour le plus souvent dégrader ses moyens, en témoignent la baisse des APL, les réductions aux aides à la pierre et bien d’autres choses encore.

Tout un symbole, mon amie Emmanuelle COSSE, ancienne Ministre du Logement aujourd’hui Présidente de l’Union Sociale pour l’Habitat, rappelait récemment qu’Emmanuel MACRON ne s’était jamais rendu à un Congrès des HLM, contrairement aux présidents MITERRAND, CHIRAC ou HOLLANDE(1). Tout est dit.

Pourtant, lorsque le Président de la République estime que le logement constitue un « système de sur-dépense publique » inefficace(2), il ne semble pas considérer l’activité économique et les emplois créés par ce secteur, ni l’argent que cela rapporte à l’État chaque année. Qui plus est, pour 1000 euros de dépense publique, l’État ne dépense que 15 euros pour le logement (quand il en dépense 26 pour la Culture ou 47 pour les transports)(3), qui est pourtant rappelons-le, le premier poste de dépense des ménages français.

Alors dans cette période de crise du logement qui mêle à la fois incertitudes économiques, transformation des usages et des pratiques, manque de réactivité du pouvoir exécutif et affaiblissement des capacités d’action des collectivités locales, beaucoup de Maires se battent avec le peu de moyens qu’il leur reste. Mais selon tous les observateurs, le marché immobilier ne se régule pas tout seul. Nous avons donc besoin d’un État partenaire fort et volontaire ainsi que d’une grande politique nationale en la matière, que ce soit pour le parc locatif privé, intermédiaire ou social, ou encore l’accession à la propriété.

Malheureusement encore, « jamais l’effort public consacré au logement n’a été aussi faible » nous informe la Fondation Abbé Pierre dans son dernier rapport, avec 41,5 milliards d’euros dépensés (pour 91,8 milliards d’euros rapportés par les prélèvement fiscaux).

Nous avons besoin d’un État fort et volontaire parce que comme le démontrait le récent rapport d’OXFAM sur les inégalités et le logement, le « désengagement progressif de la puissance publique (…) laisse une plus grande place à des acteurs financiarisés et à une quête de rentabilité à tout prix. »(4).

Dès lors, État et collectivités locales, je propose que nous faisions ensemble du logement des Français la Grande cause nationale de 2025. »

LTR – En quoi les communes seraient mieux à même de résoudre cette crise du logement ? L’Etat ne dispose-t-il pas de plus de moyens et d’une vision davantage conforme à l’intérêt général ?
Luc Carvounas : 

« S’il faut que l’État prenne toute sa part dans la résolution de la crise du logement comme je l’évoquais précédemment, le rôle des maires demeure essentiel par la connaissance fine qu’ils ont de leur territoire, de leur population comme de leurs besoins, mais aussi par la volonté politique – ou pas – de délivrer des permis de construire pour répondre à la demande de logement, qui rappelons-le constitue la première demande de l’administré envers son Maire.

De plus, ce sont dans nos villes que de nouvelles formes d’habitat se développent. Certaines sont subies : que l’on pense au retour contraint chez les parents pour un adulte, aux « résidants annuels » des campings et mobile-homes qui se logent ainsi non pas par choix mais par nécessité, ou encore aux « relégués » de leurs villes qui partent sous l’assaut de l’essor des meublés touristiques. De nouveaux usages d’habitat peuvent être pour leur part souhaités, comme le prouvent l’accroissement des colocations – juniors comme seniors – le développement du « coliving », des copropriétés à usages partagés, le logement intergénérationnel ou encore les résidences services seniors. Les maires sont donc les acteurs qui restent au plus près des besoins spécifiques de leur territoire.

Par ailleurs, lorsqu’il faut loger en urgence une femme victime de violences, un enfant en errance, évacuer les riverains d’une catastrophe naturelle, c’est bien évidemment vers le Maire que l’on se tourne et qui va opérer, en lien avec le préfet, pour coordonner les acteurs et répondre à l’urgence.

Alors l’intérêt général quand on est Maire – je le dis clairement et je l’assume – c’est d’avoir le courage de construire pour loger les gens dignement. Il y a toujours de prétendues bonnes raisons pour ne plus livrer de logements, mais au bout de la chaîne c’est à l’égalité sociale à laquelle on s’attaque.

De manière très concrète, lorsque l’on sait que 45% des couples mariés en France finiront par divorcer, ou encore que la France comptera 25% de plus de 65 ans en 2040 puis près de 30% en 2050, on constate que les besoins en logements pour demain ne correspondront plus à ce que nous connaissions hier.

LTR – En Ile-de-France, sommes-nous prêts pour ces changements, ou dirions-nous même pour affronter ces transformations profondes ? Comment pouvons-nous procéder pour y arriver ?
Luc Carvounas : 

« Dans notre région francilienne – puisque ma ville s’y trouve et que par ailleurs je suis Secrétaire général de l’Association des Maires d’Ile-de-France (AMIF) – nous accueillons entre 40.000 et 50.000 nouveaux habitants chaque année.

Dans le même temps, 50 communes franciliennes ne respectent pas l’application de la Loi SRU qui les oblige à proposer 25% de logements sociaux dans leur commune, et 81,7% des biens immobiliers mis en vente en Ile-de-France en 2022 étaient classés DPE « G » ou « F » (interdiction de louer en 2025 pour les « G » et 2028 pour les « F »).

Comme nous le rappelions récemment dans une tribune collective d’élus de Gauche d’Ile-de-France, notre région « est à la croisée des chemins : loger dignement sa population ou la chasser par la pénurie ou le prix ».(5)

Pour commencer à répondre à cette question, avec les Maires d’Ile-de-France – par la voix de l’AMIF – nous prônons l’instauration par l’État d’un dispositif de financement participant à l’investissement et au fonctionnement des équipements publics à construire. Ainsi, « l’instauration d’une recette pérenne apparait essentielle afin de rétablir un lien dynamique et durable entre l’arrivée de nouveaux habitants et les recettes des communes. », car rappelons-le, livrer de nouveaux logements inclut de livrer de nouvelles écoles, des places en crèche, de nouveaux services publics, de nouvelles places de stationnement…

Ce dispositif pourrait être suivi d’une bonification de la Dotation Globale de Fonctionnement (DGF) afin de couvrir les besoins en budget de fonctionnement. Ce dispositif pourrait reprendre le critère du nombre de mètres carrés développés afin de calculer « l’aide socle », car il permet d’encourager la production de logement dont la surface est suffisante à l’accueil des familles.

Mais pour aller plus loin, si nous y mettons la volonté politique nécessaire, je crois en notre capacité à réunir et fédérer les acteurs concernés autour de propositions fortes pour un « choc du logement francilien » :

  • retour d’une aide à la pierre significative
  • encadrement des loyers excessifs dans les zones en tension
  • respect de la loi SRU par l’application d’incitations et de sanctions nouvelles
  • rétablissement d’un taux de TVA réduit sur l’ensemble de la production sociale
  • fiscalité foncière tournée vers la construction
  • mesures de réduction de délais administratifs
  • renfort et simplification des aides à la rénovation
  • rétablissement de l’APL accession
  • augmentation des capacités d’hébergement d’urgence toute l’année
  • création de parcours sécurisés d’accès au logement pour les jeunes et les familles monoparentales
  • l’augmentation des taxes sur les logements vacants et les résidences secondaires. »
LTR – Que pensez-vous de la mesure adoptée dans le schéma directeur de la région Ile-de-France par Valérie Pécresse visant à empêcher les communes disposant déjà de 30% de logements sociaux d’en construire davantage ?
Luc Carvounas :

«  Tout d’abord, rappelons que la Région Île-de-France connaît les prix du logement les plus chers de France. L’absence de loyers accessibles est un frein majeur à l’emploi francilien, mais aussi à l’installation durable des jeunes actifs. Cela explique pourquoi tant de travailleurs essentiels se retrouvent à vivre si loin de leurs emplois.

Par ailleurs, et malheureusement, toutes les communes franciliennes ne respectent pas leurs obligations liées à l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000, car un quart des communes concernées n’ont toujours pas 25% de logements sociaux et une partie d’entre elles refusent de se conformer à la loi de la République.

Pourtant, dans son étude publiée en novembre 2023, l’Institut Paris Région montre qu’en Ile-de-France la tension sur la demande de logement social est passée de 406.000 demandeurs en 2010 au nombre historique de 783.000 en 2022. 14% des Franciliens attendent donc un logement social et ce alors même que le nombre d’agréments connaît une baisse inédite à 18.000 logements.

Le délai d’attente pour l’obtention d’un logement social est donc de 10,4 ans en Île-de-France contre 5,8 ans dans le reste de l’hexagone. La part du loyer dans le budget des Franciliens est toujours plus forte : les loyers du parc privé ont augmenté de 56% entre 2002 et 2020 quand les revenus ont augmenté quant à eux de 33%. On constate donc deux fois plus de demandeurs avec un délai d’attente toujours deux fois plus long que dans le reste du pays.

Construire de la densité harmonieuse, faciliter les rénovations thermiques des bâtiments ou encore réhabiliter les logements anciens devrait être une priorité majeure de notre région, surtout lorsque l’on sait que face à la crise immobilière, 72% des Français estiment que le logement constitue un domaine d’action sociale prioritaire (soit une hausse significative de 8 points depuis 2023). Cette inquiétude immobilière éclipse d’ailleurs le domaine de l’énergie (54% de taux de priorisation) qui subit pourtant une hausse des tarifs.(6)

Si l’État ne joue pas pleinement son rôle, la Région Île-de-France pourrait elle aussi faire bien mieux, et je suis au regret de constater que, sur les dix dernières années, son soutien financier à la production de logements sociaux toutes catégories confondues se soit effondré.

Cette clause dite « anti-ghetto » proposée dans le SDRIF-E doit donc bien sûr être supprimée, comme le réclame d’ailleurs les acteurs du logement social, et je rappelle que cette mesure a fait aussi l’objet de fortes réserves de la part du Préfet de Région, représentant de l’Etat, qui précise bien qu’elle ralentira plus fortement encore la construction de logements sociaux dont nous avons pourtant cruellement besoin. »

LTR – L’idéal d’une « densité harmonieuse », concept qui vous est cher, ne se heurte-t-il pas à la réalité de la crise du logement ?
Luc Carvounas : 

« Je crois que c’est tout l’inverse, mais il faut envisager la densité harmonieuse de manière globale sans la réduire à la seule question du logement. Je m’explique : « dense » ou « compacte », la ville du XXIème siècle se doit de maîtriser son aménagement spatial et l’organisation de ses services, être attractive, mélanger et proposer les diverses activités qui caractérisent la qualité de vie urbaine.

Elle permet ainsi une baisse des déplacements contraints pour ses habitants, elle réalise une mixité sociale et intergénérationnelle réelle et partagée, elle offre des logements variés et adaptés à tous les âges de la vie, elle préserve et développe l’emploi et le commerce local, elle fait de la végétalisation et de la Nature en ville une priorité de sa qualité de vie.  

Elle lutte ainsi à la fois contre l’étalement urbain – donc contre la ségrégation spatiale – et contre l’artificialisation des sols, donc pour la préservation de la biodiversité et de l’accès à la nature en ville.

Les « maires bâtisseurs » ont donc le courage d’affronter certains discours démagogiques contre la construction de logements, alors qu’une fois encore il s’agit de la première demande du citoyen envers son Maire. Je veux rappeler les conséquences qui attendent un territoire urbain qui ne construit par de logements : une ville où de nouvelles familles ne s’installeront pas, ce qui entraîne moins d’enfants dans ses écoles donc une fermeture programmée de classes, ce sont aussi moins de commerces et moins de services – de santé par exemple – moins de recettes fiscales donc moins de services publics. En fin de compte, cela aboutit à la paupérisation d’un territoire, au vieillissement d’une ville, et donc à une résilience très affaiblie.

Dès lors, divers outils sont à la disposition des maires pour bâtir la « densité harmonieuse » en matière de logement. Sans être exhaustif, je veux citer : le « Permis de louer » pour lutter contre l’habitat indigne et insalubre, l’encadrement du prix du foncier et des loyers, la lutte contre l’obsolescence des bâtiments avec la mutation de leurs usages, la transformation des friches, des « verrues urbaines » ou des « dents creuses », la limitation réglementaire des meublés touristiques ou encore l’adoption de « Charte Qualité Habitat Durable » pour contraindre les promoteurs à construire du logement de qualité et sobre énergétiquement, tout en rendant de la « pleine terre » à la ville.

Lorsqu’il existe une volonté politique de résoudre la crise du logement dans nos villes, il est tout à fait possible de se saisir de ces outils pour augmenter son offre tout en préservant – et en renforçant – l’harmonie dans son territoire. Et j’en suis persuadé, l’harmonie est une bonne réponse politique aux problèmes que nous rencontrons dans nos quotidiens aujourd’hui. »

LTR – En quoi la densité harmonieuse peut-elle répondre aux maux des individus dans notre société urbaine ?
Luc Carvounas : 

« Je suis convaincu que les maux collectifs qui minent notre société et ses individus – la fatigue, la solitude, l’ennui, le stress ou encore le bruit – sont des sujets politiques.

J’en veux pour preuve le résultat d’une enquête du CREDOC pour Bruitparif en 2022 qui démontre que le bruit est « une préoccupation majeure pour les Franciliens. Lorsqu’ils sont interrogés sur la hiérarchie des inconvénients à l’échelle de leur quartier de vie, les Franciliens classent le bruit en première position (44%) devant la dégradation de l’environnement et le manque de propreté (41%), la pollution de l’air (37%) et le manque de transports en commun (20%) ».(7)

De plus, avec la multiplication des « Burn-out, dépression, charge mentale, fatigue numérique, épuisement professionnel, fatigue d’être soi… La fatigue semble avoir marqué de son sceau le début de notre XXIe siècle et avoir pris une nouvelle ampleur avec les restrictions liées à la pandémie. »(8)

La densité harmonieuse peut alors devenir une réponse politique à ces maux individuels et collectifs si elle permet aux habitants de nos villes de ralentir le rythme comme de retrouver du lien social et de la solidarité.

Mais attention, la densité harmonieuse n’encourage pas pour autant à réduire les distances et rendre du temps pour se recroqueviller sur soi – ce qui a trait à la santé mentale – ni à se sédentariser – pour évoquer la santé physique. Elle vise à libérer du temps pour aller vers ses prochains, et pour prendre soin de soi, physiquement comme mentalement.

Pour le résumer d’une phrase, la densité harmonieuse existe dans une « vie relationnelle » et une « ville solidaire, conviviale et sportive ».

Pour que le temps gagné grâce à la densité harmonieuse ne conduise ni à s’empâter ni à déprimer, elle se doit donc de proposer des espaces relationnels, d’accompagner activement son tissu associatif et ses Centres sociaux, d’investir sur la Culture, d’organiser des fêtes populaires et familiales, de favoriser la pratique sportive aussi bien en termes d’équipements publics que de soutien à ses clubs sportifs.

La densité harmonieuse c’est donc la proximité, contrairement à la « densité subie » qui elle confine à la promiscuité.

C’est une ville qui promeut la relation plutôt que la consommation, l’intérêt collectif plutôt que particulier, l’engagement citoyen à l’égoïsme individuel.

LTR – De manière concrète, pouvez-vous nous expliquer en quoi un Maire peut par exemple lutter contre la fatigue ou le stress de ses habitants ?
Luc Carvounas : 

« Tout d’abord en assumant une véritable politique de sécurité et de tranquillité publique dans sa ville – notamment la nuit – pour permettre à ses habitants de dormir paisiblement. Cela peut paraître simpliste, c’est pourtant essentiel.

Plus encore, la fatigue est souvent liée au stress, au trop grand nombre de déplacements contraints ou encore à l’angoisse de se retrouver seul.e face à ses problèmes.

En revisitant notre rapport à la vitesse, à la distance et à la hauteur, la densité harmonieuse lutte contre la fatigue, par exemple, en réduisant les distances à parcourir pour les activités de la vie quotidienne (transport, travail, garde d’enfants, courses, activités de loisirs, accès aux services publics…). Elle permet de réduire notre vitesse journalière – de décélérer – et ainsi d’adoucir le stress de notre vie quotidienne faite de contraintes. Finalement, elle nous offre une possibilité de « prendre le temps de prendre le temps ».

Concrètement, chaque territoire serait également avisé de mettre en place une véritable « politique des temps », comme avec : la mise en place du télétravail et des horaires aménagés, l’installation de tiers lieux, le partage des espaces publics et des équipements multi-usages, la promotion des mobilités douces, le développement de la « Culture accessible pour tous » comme nous le faisons par exemple à Alfortville avec le cinéma le moins cher d’Ile-de-France à 5 euros toute l’année, le développement des micro-crèches et des « villages séniors », l’organisation de la « ville plateforme » pour réaliser ses démarches administratives et ses paiements en ligne, l’ouverture de certains services publics le dimanche sur la base d’une concertation collective (par exemple une médiathèque).

La densité harmonieuse se doit de surcroît de prévoir des logements spécifiques et appropriés pour soulager les « aidants » – 8 à 11 millions de personnes aujourd’hui – qui assistent quotidiennement un parent âgé ou un enfant malade, et ainsi leur permettre de se retrouver à proximité de leurs proches – même si c’est parfois juste pour quelques jours ou quelques semaines.

 LTR – Nous imaginons que c’est un sujet qui vous tient à cœur en tant que Président de l’UNCCAS, puisque vous parlez souvent aussi de « construire la société du bien-vieillir » ? La densité harmonieuse en serait-elle l’une des solutions ?
Luc Carvounas : 

« Oui bien sûr, parce que lorsque l’on prospecte sur le futur de l’aménagement des villes, la densité harmonieuse répond à un enjeu fondamental : le boom démographique à venir du Grand Âge, alors que 16 millions et demi de Français auront 65 ans et plus en 2030, et 19 millions en 2040.

Avec l’association de Maires, d’élus locaux et de professionnels de l’action sociale que je préside – l’Union Nationale des Centres Communaux et intercommunaux d’Action Sociale (UNCCAS) – nous appelons depuis de nombreux mois déjà l’État à bâtir avec les collectivités locales un grand plan national pour préparer la société́ du bien-vieillir.

L’approche du vieillissement est souvent perçue sous le seul angle du médico-social. On parle des Ehpad, mais moins des résidences autonomes qui tombent en désuétude alors que dans le même temps de plus en plus de séniors souhaitent finir leur vie à domicile.

Il convient donc de garantir à nos ainés d’aujourd’hui et de demain des logements résilients et connectés, mais aussi, et c’est cela la densité harmonieuse, la proximité avec les commerces et les lieux d’animation, les services publics, un espace urbain adapté, accessible et inclusif, des modes de mobilité universels et des infrastructures et personnels spécialisés à la hauteur.(9)

Savez-vous aussi que 10.000 personnes âgées décèdent chaque année des suites d’une chute domestique(10) ? L’adaptation massive des logements aux séniors nécessitera donc de régler aussi ce type de questions très concrètes, et au-delà du réaménagement des logements, l’utilité sociale de la technologie domotique pourrait ici, comme ailleurs, faire ses preuves. Mais attention, si les solutions technologiques peuvent être d’une aide précieuse, cela ne remplacera jamais le besoin d’une présence humaine, d’une solidarité intergénérationnelle où nos séniors voient aussi leur place valoriser dans la société.

C’est cela aussi la densité harmonieuse, une ville solidaire où il fait bon vivre et passer son temps libre, et qui porte une attention particulière à chacun, du nouveau-né jusqu’au centenaire. Finalement, une grande famille qui partage un « esprit village » dans ce qu’il a de meilleur.

Références

(1)https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/13/crise-du-logement-le-choc-d-offre-annonce-par-le-gouvernement-un-vieux-slogan-et-de-multiples-contradictions_6216263_3224.html

(2) Cf. interview d’Emmanuel MACRON dans Challenges, datée du 10 mai 2023

(3) https://www.aft.gouv.fr/fr/argent-public

(4)« Logement : inégalités à tous les étages », Rapport publié par OXFAM France, 4 décembre 2023

(5)https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/m-le-premier-ministre-un-choc-en-faveur-du-logement-en-ile-de-france-est-vital-pour-la-cohesion-sociale-et-la-dignite-humaine-989195.html#:~:text=L%27Île%2Dde%2DFrance,de%2DFrance%20nous%20apparaissent%20vitaux.

(6) « 2ème Baromètre de l’Action Sociale » – IFOP pour l’UNCCAS, Mars 2024

(7) https://amif.asso.fr/communiques-de-presse/lancement-de-la-premiere-edition-du-trophee-des-collectivites-franciliennes-engagees-pour-la-qualite-de-lenvironnement-sonore/

(8) « Une société fatiguée », Essai collectif, Fondation Jean JAURÈS, 26 novembre 2021

(9) Contribution de l’Union Nationale des Centres Communaux et intercommunaux d’Action Sociale (UNCCAS) au Conseil National de la Refondation (CNR) « Bien-vieillir dans la cité », Avril 2023

(10) https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2022/plan-antichute-des-personnes-agees-la-contribution-de-sante-publique-france-au-dispositif#:~:text=Avec%20plus%20de%20100%20000,et%20une%20perte%20d%27autonomie.

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Adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne : une fausse bonne idée

Adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne : une fausse bonne idée

Depuis le déclenchement de la guerre, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré. Pourtant, alors que nous faisons déjà face à une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine aurait des effets désastreux pour plusieurs filières.

Depuis le déclenchement de la guerre provoquée par l’invasion russe, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré sous l’impulsion de nombreux chefs d’État et de gouvernement européens. Le 28 février 2022, le président Volodymyr Zelensky a officialisé la volonté de son pays d’entrer dans l’Union européenne. Cette initiative, très largement soutenue par l’opinion publique, marque un lent et long processus qui pourrait s’étaler sur les quinze prochaines années avant que soit actée cette éventuelle adhésion.

Alors que notre pays est frappé par une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne aujourd’hui aurait des effets désastreux pour certaines filières. Il va de soi que les coûts de production de nos modèles agricoles ne sont pas égaux et que la mise en concurrence de ceux-ci avec les exportations ukrainiennes fragiliserait inexorablement les agriculteurs français – déjà mis à mal par la mondialisation à laquelle ils doivent faire face depuis des années. Avant l’invasion russe, l’Ukraine était le 4ème pays agricole mondial, 1er exportateur d’huile de tournesol, 4ème de maïs et d’orge et se plaçait 5ème dans l’exportation de blé.(1)

Le destin des agriculteurs est intrinsèquement lié à la politique agricole commune (PAC) pilotée par l’Union européenne. Si ce dispositif fait débat et est amené à évoluer, en l’état actuel de son fonctionnement, plus l’on a de surface agricole, plus on reçoit de fonds. L’argent perçu bénéficie donc aux plus grandes surfaces, dont l’Ukraine ferait partie si elle venait à entrer dans l’Union européenne. Les dix plus grandes entreprises agricoles ukrainiennes contrôlent 70% du marché national.(2) Cela affecterait la compétitivité de certaines exploitations agricoles des Etats membres : le budget de la PAC exploserait au bénéfice de ces grands groupes, qui alimenteraient le marché européen de produits agricoles à bas coûts. Les Etats européens devront donc faire face à cette mise en concurrence qui pourrait être fatale à de nombreux pans de l’agriculture française.

Par ailleurs, il paraît difficile d’harmoniser les normes environnementales européennes avec celles en vigueur en Ukraine. Une adhésion aurait ainsi plutôt tendance à tirer ces normes vers le bas, ce qui serait désastreux pour la biodiversité et pour la santé des consommateurs. En effet, les obligations européennes en matière d’usage des pesticides sont très éloignées de celles mises en place par l’Ukraine sur sa production.

Les exportations agricoles ukrainiennes actuelles vers l’UE ont déjà fragilisé notre économie : entre 2021 et 2023, elles ont bondi de près de 176%. Selon les Echos, les importations de volaille ont augmenté de 50 % en 2023 par rapport à 2022. Le prix du poulet produit en Ukraine, au kilo, est de 3€ en moyenne. Il est de 7€ en France. Voilà à quoi doivent aujourd’hui faire face les agriculteurs français.

À l’heure où la France doit concentrer tous ses efforts à retrouver le chemin d’une souveraineté agricole et alimentaire, l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne peut donc apparaître comme une fausse bonne idée.

Références

(1)Benjamin Laurent, “Mobilisation des agriculteurs : les produits ukrainiens sont-ils une « concurrence déloyale » à l’agriculture européenne ?”, Géo, 2 février 2024.

(2) Stefan Lehne, « A Reluctant Magnet: Navigating the EU’s Absorption Capacity », 21 septembre 2023.

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2024, année géopolitique périlleuse pour la France et les Européens

2024, année géopolitique périlleuse pour la France et les Européens

Cet article revient sur les défis géopolitiques qui attendent la France et l’Union européenne en 2024.

Source photo : Gavriil Grigorov / Pool Photo

Article finalisé le 02/03/2024

Dans moins de trois mois et demi, les électeurs européens seront appelés aux urnes… et ils le feront dans un contexte géopolitique qui n’a jamais été aussi tendu depuis la fin des années 1990. Au-delà des processus internes des vies politiques nationales, cette ambiance anxiogène n’est pas sans influence sur la campagne électorale qui commence.

Et alors qu’Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne sortante (recyclée dans ce poste par Angela Merkel qui tentait de se débarrasser de sa ministre de la défense empêtrée dans des accusations de conflits d’intérêts et de favoritisme sur des millions de contrats de consultants d’incompétence) vient d’annoncer qu’elle était candidate au renouvellement de son mandat – le président de la Commission européenne est élu pour un mandat de cinq ans par le Parlement européen sur proposition (à la majorité qualifiée) du Conseil européen –, il est bon de se souvenir qu’elle avait appelé dès 2020 à l’émergence d’une Europe « plus géopolitique ». Une affirmation plutôt cocasse pour une dirigeante politique qui sur l’économique, le numérique et le géostratégique a toujours fait preuve d’un alignement total sur les États-Unis d’Amérique. Sur les questions énergétiques, elle s’est alignée soit sur la Russie soit sur d’autres dictatures tout aussi impérialistes, comme l’Azerbaïdjan.

Une naïveté stratégique et idéologique qui pourrait bien s’avérer devenir un aveuglement coupable : Vladimir Poutine a organisé sa capacité à maintenir le conflit ukrainien dans la durée, au moment où le soutien matériel et financier des Occidentaux à l’Ukraine commence lui-même à faiblir. C’est l’une des explications des revers récents des troupes ukrainiennes dans la guerre de position qui les opposent à l’armée du Kremlin. Le jusqu’au-boutisme d’une partie des parlementaires républicains au Congrès américain joue également dans cette pénurie de matériel et de munitions que subissent les Ukrainiens et donne un avant-goût de ce qui pourrait advenir de l’alliance américaine après l’élection présidentielle de novembre prochain, que Trump soit à nouveau élu … ou pas.

Le paysage politique européen va-t-il être bouleversé ?

Si l’on s’en tient à l’état des sondages dans les différents États membres de l’Union européenne, les équilibres politiques au sein du Parlement européen vont évoluer, mais sans chambardement spectaculaire. En réalité, l’Union européenne a d’ores-et-déjà glissé vers la droite et les élections européennes ne seront qu’une confirmation de cette situation politique.

À l’extrême-droite, la somme des groupes European Conservatives and Reformists – qui rassemble les ultra-conservateurs polonais du PiS, Fratelli d’Italia de Georgia Meloni, Reconquête, Vox ou l’extrême droite suédoise – et Identité & Démocratie – c’est le groupe initié par le Rassemblement national de Marine Le Pen avec le PVV de Geert Wilders, la Lega de Matteo Salvini, le FPÖ autrichien et Alternativ für Deustchland (AfD) – devrait passer de 18 à un peu plus de 24%… on s’attend dans les rapports de force entre ses deux groupes à un rééquilibrage entre les deux extrêmes droites italiennes au profit du parti néofasciste de la première ministre, mais surtout à un doublement du score de l’AfD – dont les orientations l’alignent de plus en plus sur une ligne néo-nazie – passant de 11 à 22/23%. Vox pour ECR et Chega (Portugal) pour ID devraient également progresser, alors que le Rassemblement national pourrait passer de 23% (score de 2019) à 27 voire 30% (Reconquête étant testé à 7-8%). À ces deux groupes parlementaires, il faut ajouter le parti de l’insubmersible premier ministre hongrois Viktor Orban qui a quitté les conservateurs du PPE en 2021, qui devrait conserver leur douzaine d’eurodéputés sans que l’on sache où ils atterriront. Enfin, parmi les députés non inscrits, on compte aussi des membres de l’extrême droite (parfois de la pire obédience comme les néonazis grecs d’Aube dorée) qui devraient encore représenter autour de 3% du parlement européen.

Les conservateurs du PPE (démocrates chrétiens allemands, néerlandais et autrichiens, LR en France, conservateurs espagnols et grecs, centre droit portugais, centristes et berlusconistes italiens, libéraux polonais et irlandais) devraient se maintenir autour de 25%. Renew Europe (libéraux européens, macronistes et conservateurs irlandais) passeraient de 14 à 11,5%.

À gauche, rien de réjouissant, le groupe social-démocrate (S&D) passerait sous la barre des 20%, le groupe des écologistes pourrait perdre au moins un tiers de ses députés. Par ailleurs, il s’agit du groupe qui est le moins cohérent politiquement du parlement européen, 1/3 de ses membres ne sont pas écologistes. Quant à la gauche radicale, elle se maintiendrait autour de 6% sans garantie à ce stade que le nouveau parti de Sahra Wagenknecht en Allemagne décide de siéger dans le même groupe parlementaire que ses « frères ennemis » de Die Linke.

La plupart des observateurs européens s’accordent pour le moment sur le fait que la triade PPE-S&D-Renew – la Grande Coalition européenne – disposerait toujours d’une majorité, mais une nouvelle croissance des ECR et de l’I&D pourrait “tenter” le PPE de se tourner vers la droite : en effet, PPE, ECR, I&D et un certain nombre de non-inscrits disposeraient théoriquement de la majorité au parlement européen. Cependant, il faut noter que l’extrême droite européenne ne constitue pas un bloc – si elle défend dans chacun des pays dont elle est issue des agendas ultra-conservateurs et réactionnaires (parfois mâtiné de « populisme social »), les partis qui la composent n’ont vis-à-vis des institutions européennes, de la monnaie unique ou de la politique extérieure pas les mêmes orientations et parfois au sein du même groupe : Georgia Meloni fait partie des dirigeantes européennes qui soutiennent le plus fortement (en discours) l’Ukraine, quand le dernier mois du gouvernement du PiS en Pologne a été marqué par un lâchage militaire complet de l’allié ukrainien.

Mais s’il est possible d’envisager que le PPE abandonne sa stratégie traditionnelle d’une coalition centriste, c’est que la porosité programmatique entre ses membres et les partis d’extrême droite n’a jamais été aussi forte. Certains partis membres du PPE débattent aujourd’hui plus ou moins ouvertement d’un rapprochement national avec leurs homologues d’extrême droite. En l’occurrence, dans certains États membres de l’Union européenne, l’extrême droite est au pouvoir avec le soutien de la droite (PPE) et inversement.

Sans parler du cas particulier du Fidesz hongrois, qui n’a pas besoin d’alliés pour gouverner depuis 2010, Georgia Meloni dirige le gouvernement italien depuis fin 2022 avec le soutien de la droite et du centre. D’ici quelques mois, le PVV néerlandais pourraient diriger un gouvernement avec le soutien d’un nouveau parti de droite affilié au PPE, des libéraux et des « agrariens ».

Le parti des « Vrais Finlandais », membre de I&D, participe au gouvernement de droite ; le gouvernement minoritaire de droite dirige la Suède depuis octobre 2022 avec le soutien sans participation des Démocrates (extrême droite suédoise, ECR), qui sont en même temps le premier parti de la coalition.

C’est aujourd’hui vers l’Allemagne et l’Espagne que se tourne les regards. Le patron de la CDU Friedrich Merz développe des considérations assez nébuleuses sur les relations que les Unions Chrétiennes devraient entretenir avec l’AfD, au point de faire passer le patron de la très conservatrice CSU bavaroise pour la meilleure pièce du cordon sanitaire (avec des lignes rouges sur l’OTAN et la construction européenne – c’était avant de connaître le projet de « remigration » et de déchéance massive de nationalité échafaudé par l’AfD). En Espagne, le socialiste Pedro Sanchez (après son pari très risqué d’élections législatives anticipées fin juillet) a péniblement rassemblé une majorité aux Cortès autour de sa coalition avec Sumar (PGE). Mais cet attelage est fragile et les concessions faites aux nationalistes catalans de Junts (si formelles et peu inédites soient-elles) ont terriblement tendu le débat politique ibérique. Le Parti Populaire espagnol sait qu’il ne peut reprendre le pouvoir qu’avec le soutien de Vox (ECR), solution qui peut avoir un effet repoussoir, mais semble mieux acceptée qu’un éventuel soutien au Portugal de Chega ! (I&D) à une coalition de droite en cas de victoire « relative » de celle-ci aux élections législatives anticipées portugaises qui se tiendront le dimanche 10 mars 2024.

Dans tous les cas, au Parlement européen comme au Conseil européen, les débats sur les enjeux géopolitiques risquent d’être bien plus serrés et agités qu’ils ne le sont aujourd’hui : le Conseil européen compte déjà deux gouvernements ouvertement conciliant avec le Kremlin, la Hongrie et la Slovaquie ; le gouvernement de droite chypriote est régulièrement accusé de ne pas appliquer les sanctions contre les oligarques russes ; ils seront sans doute rejoints par Geert Wilders dans quelques semaines. Et avec une droite et des sociaux-démocrates dans un état de sidération face aux enjeux géostratégiques, Vladimir Poutine ne manquera pas d’instrumentaliser les peurs et d’encourager les abandons pour favoriser les partis membres du groupe I&D, aux élections européennes comme aux élections nationales, qui semblent lui être plus favorables que toutes les autres familles politiques de l’Union.

Poutine plein d’assurance

La Russie s’est organisée en adoptant une économie de guerre et des programmations budgétaires pluriannuelles pour renforcer son effort militaire en Ukraine et son contrôle politique et policier sur les territoires qu’elle a de fait arrachés à l’Ukraine en 2014 puis en 2022. Les Européens et les Américains avaient averti pendant des semaines en 2021 et 2022. Si la Russie envoyait ses soldats en Ukraine, elle verrait s’abattre, selon Joe Biden, « des sanctions jamais vues ». Le pays est bien devenu en quelques mois le plus sanctionné de la planète. Mais en deux ans, Moscou s’est adapté en cherchant toujours de nouveaux moyens pour contourner les rétorsions.

La lenteur, la progressivité et la portée limitée des premières sanctions contre le Kremlin (même après le début de l’invasion) ont permis à la Russie de réorienter ses circuits commerciaux vers la Turquie, l’Asie centrale et la Chine. Ainsi, les exportations vers l’Asie sont passées de 129 milliards de dollars entre janvier et octobre 2021 à 227 entre janvier et octobre 2023, tandis que celles destinées à l’Europe dégringolaient, elles, de 170 à 65 milliards de dollars sur les mêmes périodes. La tendance est similaire pour ce qui concerne les importations russes. L’autre immense voisin de la Russie, l’Inde, a quant à lui quintuplé ses importations de pétrole russe entre 2021 et 2022. Bien que dans une moindre mesure, la hausse s’est poursuivie en 2023. L’Inde est désormais le deuxième consommateur au monde du brut russe, derrière la Chine. Notons que le commerce avec la Turquie, pourtant membre de l‘OTAN, est l’une des portes d’entrée pour maintenir aussi des importations de matériels européens. 

Le Kremlin exploite un autre angle mort des sanctions en se tournant vers les produits qui y échappent. C’est le cas par exemple du gaz qui, contrairement au pétrole, ne fait pas l’objet de sanctions. Si les principaux oléoducs qui reliaient l’Union européenne à la Russie se sont quasiment taris suite aux coupures décidées par Moscou au début de la guerre, le gaz naturel liquéfié (GNL) russe, dont le transport se fait par la mer via des navires méthaniers, continue d’inonder le Vieux Continent. Les Vingt-Sept ont quasiment multiplié par deux leurs importations entre début 2021 et début 2023. C’est d’ailleurs l’une des causes des conflits entre le chancelier allemand Scholz et le président français Macron, l’un voulant maintenir ces 13 milliards de revenus pour la Russie, l’autre fermer aussi ce robinet pour faire avancer son dossier nucléaire. 

Enfin, certaines entreprises occidentales continuent à faire du commerce en Russie sous les radars, flirtant avec l’illégalité. Leur nombre reste inconnu à ce jour, mais une enquête du média Disclose a par exemple accusé Decathlon d’avoir mis en place un « système opaque » pour poursuivre ses activités en Russie alors que l’entreprise française avait officialisé son départ en octobre 2023.

Par ailleurs, en février 2022, l’Union a adopté un embargo sur l’exportation vers la Russie de « biens à double usage » (1). Mais cette interdiction est assortie d’exceptions qui la rendent inopérantes : les industriels peuvent continuer à exécuter des contrats mis en place avant l’embargo – certains défendent encore cette « clause du grand-père » nous expliquant que s’y jouerait la crédibilité et la fiabilité de nos industriels vis-à-vis de nos clients internationaux… quand on tue des dizaines de milliers d’Ukrainiens et que notre crédibilité diplomatique et politique est en jeu, le « grand-père » a bon dos ! Les dérogations portent notamment dans le domaine des télécommunications, du spatial et du nucléaire civil.

Mais la mise en œuvre des sanctions et les poursuites en cas de contravention sont laissées à la charge des États membres de l’UE. En France, aucune poursuite récente n’a pour l’instant été mise en œuvre pour contravention aux mesures de sanctions économiques, en tout cas rien qui n’ait été rendu public. L’augmentation des sanctions économiques est un phénomène récent et les autorités de poursuite au sein des États de l’UE y étaient peu préparées. Mais en réalité, si les sanctions n’ont pas un effet aussi fort qu’escompté, cela résulte avant tout de choix politiques et de l’hypocrisie des dirigeants européens : les intérêts économiques priment, les Européens ferment les yeux sur la provenance du pétrole acheté en Inde, parce qu’ils considèrent que ce pétrole est indispensable pour nos économies, avec l’idée que nos sociétés ne pourraient le supporter, ce qui est sujet à caution puisqu’il reste largement possible de se fournir en pétrole sans acheter des barils russes camouflés.

Les sanctions ont-elles un effet sur les Russes et l’économie russe ? Les Moscovites soulignent volontiers qu’après le mouvement de panique et de spéculation des premières semaines, lorsque de vieux modèles d’ordinateurs portables se vendaient à prix d’or, et hormis la fermeture d’Ikea et de quelques autres enseignes, la vie n’a guère changé dans une capitale dont le maire a été largement réélu en septembre 2023, et qui ne cesse d’investir dans l’urbanisme ou de nouvelles infrastructures de transport.

Bien sûr, les 13 millions d’habitants de l’agglomération de Moscou ne sont pas toute la Russie, mais ce sont eux qui pourraient être les plus sensibles aux changements de mode de vie découlant des sanctions. Une partie de l’opposition russe en exil insiste sur une levée partielle des sanctions à l’égard de certains hommes d’affaires s’étant prononcés contre la guerre, et tente de persuader les dirigeants occidentaux que seule une division au sein des élites russes serait à même de miner de l’intérieur le régime de Vladimir Poutine et de mettre fin à la guerre en Ukraine. Mais comme pour les poissons volants, ce type d’oligarques n’est pas la majorité de l’espèce et de loin, on peut donc s’interroger sur la pertinence de cet argument. Le régime tient d’autant plus facilement que des dizaines, peut-être des centaines de milliers de Russes ont quitté le pays en février puis en septembre 2022 fuyant la mobilisation, l’atmosphère étouffante du patriotisme officiel ou le risque de marasme économique. Ils forment une émigration sans précédent depuis celle ayant suivi la révolution de 1917.

La société russe est baignée dans une propagande médiatique intensive depuis plus de 10 ans, la réécriture de l’histoire a créé une multitude de « zones grises » faites de renoncements progressifs, de consentements et de compromis qui, même pour celles et ceux qui ne sont pas indifférents, rendent très difficile l’expression de positions de rupture. Il y avait près de 500 000 prisonniers dans le système pénitentiaire russe avant le déclenchement de l’opération spéciale ; ce chiffre aurait baissé de moitié selon le vice-ministre de la Justice Vsevolod Vukolov. Selon le média indépendant Mediazona, le Service pénitentiaire fédéral russe a cessé de publier des statistiques mensuelles après avoir rapporté en janvier 2023 que le déclin de la population carcérale russe « avait pris fin ». Cette interruption est intervenue après que des données ont dévoilé que la population carcérale masculine avait baissé de 23 000 personnes en l’espace d’un mois. Or les forces russes en Ukraine dépendent fortement « des prisonniers arrachés » des centres pénitentiaires. Une pratique qui avait été lancée par « Wagner » et Evgeni Prigojine. Les prisonniers s’étaient rendus très utiles dans la conquête de la ville de Bakhmout. Dans ces conditions, ceux qui restent dans le système carcéral où Alexeï Navalny a trouvé la mort, sont soit inaptes pour le combat, soit si opposés au régime qu’il serait peu sûr de les envoyer au front même pour en faire de la chair à canon. D’autres sources indiquent par ailleurs que le système répressif s’est emballé au niveau qui régnait sous Brejnev : condamnés à de lourdes peines, de simples citoyens opposés à la guerre en Ukraine rejoignent par dizaines la liste des prisonniers politiques. Comme à l’époque soviétique, les tribunaux recourent aussi à la psychiatrie punitive. Si l’on a pu voir quelques milliers de personnes courageuses rendre hommage à l’opposant libéral-nationaliste, comment réellement exprimer une opposition en Russie ? Comment même obtenir des informations précises sur la réalité économique vécue par les Russes en dehors de Moscou et Saint-Pétersbourg ?

La contre-offensive n’a pas donné les résultats qu’espérait l’Ukraine et un certain nombre d’incertitudes politiques s’accroissent en Europe et aux États-Unis qui pourraient conduire à un affaiblissement du soutien occidental : à moyen et long termes, le temps joue militairement en faveur du Kremlin… Une défaite de l’Ukraine conduirait à un effondrement du droit international car elle couronnerait la loi du plus fort et le « droit de conquête » sur des territoires impliquant plusieurs dizaines de millions d’habitants ; elle provoquerait également des réactions de panique politique à l’Est de l’Europe, dont personne ne peut à ce stade mesurer les conséquences.

Aussi, Vladimir Poutine s’affiche plus que jamais décomplexé. Cela fait longtemps que la Russie n’a plus de démocratique que des attributs formels. Ainsi des élections, aussi peu compétitives dans leur déroulement que faussées dans leurs résultats. Elles continuent pourtant de rythmer la vie politique, y compris lorsque le pouvoir organise un scrutin local dans les territoires occupés d’Ukraine, qu’il est pourtant loin de contrôler entièrement. Comme dans tout régime autoritaire, ces rendez-vous électoraux sont d’abord destinés à tester la bonne marche des rouages administratifs et à s’assurer de la loyauté des fonctionnaires, tout autant qu’à confirmer des élus auprès de l’opinion ou de pays alliés. Ce sera de nouveau le cas lors du scrutin présidentiel programmé pour mars 2024 où le système se paie encore le luxe sous vernis institutionnel de refuser les candidatures légèrement contestataires qui pourraient recueillir un minimum d’écho.

La confiance du chef du Kremlin est telle que, le 9 février dernier, il a accordé un entretien exclusif à Tucker Carlson(2), ancien présentateur de Fox News qui anime désormais des émissions sur internet, dont le public s’identifie au cœur de l’électorat trumpiste. Il ne fait pas de doute que cette opération vise à exercer, comme en 2016 et en 2020, une influence sur l’élection présidentielle US de novembre prochain en consolidant dans l’électorat populaire républicain une lecture du monde qui encourage sa mobilisation et, surtout, aille dans le sens des intérêts de Vladimir Poutine. L’entretien recèle de quelques informations utiles pour comprendre le dictateur et son raisonnement (si ce n’est sa psychologie). Interrogé sur les causes de la guerre en cours, Poutine a catégoriquement rejeté l’idée que la « menace de l’OTAN » ait justifié son intervention : selon lui, la Russie n’a jamais été menacée par l’OTAN et il s’est permis de bâcher le journaliste en lui disant qu’il espérait des questions sérieuses. S’il dénonce le fait que l’OTAN n’aurait jamais respecté aucun accord et a refusé toute coopération avec la Russie et son entrée dans l’alliance, il insiste sur le fait que cela ne constituait pas une menace et n’est pas la cause de la guerre. Ceux qui, depuis deux ans, relayant les arguments pro-Kremlin, nous expliquent l’inverse vont devoir réviser leurs éléments de langage.

Qui donc serait responsable ? Visiblement il s’agit de l’Union européenne (n’oublions pas qu’il s’adresse à un public américain dont il recherche les bonnes grâces) : l’accord de commerce avec l’Europe ne pouvait que se traduire par une fermeture par la Russie des liens commerciaux et industriels avec l’Ukraine et donc la ruine des entreprises de ce pays (la Russie est vraiment trop généreuse de se préoccuper ainsi de la santé des entreprises ukrainiennes). L’accord aurait été imposé par le coup d’État américano-nazi (les Américains ne sont donc pas totalement blanchis) qui a déposé le Président Ianoukovitch alors que celui-ci prétendait organiser des élections. Rappelons les faits : c’est Ianoukovitch qui avait engagé dès 2010 les négociations commerciales avec les Européens, ces négociations butaient sur l’autoritarisme politique du président ukrainien qui avait une tendance avérée pour jeter en prison ses opposants ou les placer en résidence surveillée. L’Union européenne exigeait donc pour conclure l’accord la fin de ces mesures coercitives. La rupture des négociations (Ianoukovitch annonçant en parallèle une nouvelle volte-face pour se réaligner sur la Russie) et l’insatisfaction des Ukrainiens provoquèrent ce qu’on appela l’Euro Maïdan, la destitution de Ianoukovitch par un vote à 70% de la Rada en février 2014, la convocation de nouvelles élections où l’extrême droite ne fait que 5% des suffrages.

C’est là que le Kremlin organisa la sécession de morceaux des oblasts de Lougansk et du Donbass ; la volonté d’en reprendre le contrôle est aujourd’hui présenté par Poutine comme une attaque des Ukrainiens contre les Russes. L’intervention russe dès 2014 à l’Est de l’Ukraine, l’invasion de février 2022 et la guerre qui s’en suit depuis n’ont donc de l’aveu même de Poutine à ce journaliste américain qu’un seul but : protéger tous les Russes, car l’Ukraine n’existe pas. La première moitié de l’entretien, près d’une heure, est intégralement consacrée à ses divagations sur l’histoire de la Russie, qui doivent être prises au sérieux : Vladimir Poutine leur a consacré un essai dont la lecture est obligatoire dans les forces armées. Les différents dirigeants occidentaux se sont régulièrement étonnés que l’essentiel de leurs conversations avec Poutine dans les premières semaines de la guerre soient consacrées à ce sujet. La vision historique de Poutine équivaudrait à adopter pour la France celle d’Éric Zemmour : l’Italie du Nord aurait dû être française, le pouvoir de Charlemagne, François Ier et Napoléon Ier le démontre. Si ce dernier semble encore avoir bonne presse auprès des Milanais, on peut douter qu’ils rêvent d’être Français.

Pire, Poutine va alors faire référence à Hitler – j’ai régulièrement essuyé dans des discussions l’argument du Point Godwin quand j’expliquais que, d’un point de vue géostratégique, la démarche des deux dirigeants étaient apparentée pour ne pas être soufflé quand c’est Vladimir Poutine qui se dénonce lui-même. Selon lui, Hitler souhaitait seulement réunifier les terres allemandes et en refusant de les céder pacifiquement comme il le lui demandait poliment, la Pologne l’a obligé à l’attaquer et porte la responsabilité de la seconde guerre mondiale. Il s’agit évidemment d’un parallèle justifiant l’invasion de l’Ukraine pour récupérer des « territoires russes », ça n’en reste pas moins sidérant. Pour Poutine, il serait également légitime que la Hongrie retrouve ses territoires perdus au profit de l’Ukraine en 1945(3). Tucker Carlson aurait alors bien voulu interrompre le maître du Kremlin pour passer à un autre sujet : il s’interrogea alors à voix haute si la comparaison est bien pertinente. Pourtant cela n’a rien d’un dérapage : la proximité avec Hitler fait désormais partie du récit poutinien ; le pacte Molotov-Ribbentrop est d’ailleurs réhabilité face à un monde anglo-saxon déloyal et la seule faute d’Hitler est de l’avoir violé en envahissant la Russie.

Le Kremlin dirige une nation profondément pacifique : ainsi apprend-on qu’un accord de paix aurait été signé en mars 2022 à Istanbul, mais que Zelensky poussé par Biden et Boris Johnson aurait repris les hostilités. Tout est donc de la faute des Ukrainiens et des Occidentaux qui détestent la Russie orthodoxe par pur rationalisme économique : c’est la théorie du complot russe, le « milliard d’or », selon laquelle il existe un plan de l’Occident pour dominer le monde et attribuer à son milliard d’habitants l’ensemble des richesses de la planète. Néanmoins, n’oubliant pas qu’il s’adresse à un public particulier, le maître du Kremlin finit par expliquer aux peuples américains et allemands qu’ils n’ont rien à gagner à défendre l’Ukraine : que les uns se préoccupent plus de leur dette massive détenue par leur véritable ennemi stratégique, la Chine ; que les autres se rappellent qu’ils avaient accès à un gaz pas cher avec Schröder et Merkel…

Si l’objectif premier de cet entretien est de consolider l’électorat trumpiste dans sa conviction que seule l’élection de leur champion mettra fin au conflit en s’accordant avec lui, Poutine a clairement désigné les Européens comme les responsables du chaos qu’il a lui-même déclenché. Au-delà de la proximité géographique, il n’est pas étonnant dans ses conditions que la Finlande et la Suède ait cherché à rejoindre au plus vite une alliance militaire malgré une longue tradition de neutralité. Les espaces aériens et maritimes des pays européens riverains de la mer Baltique sont régulièrement violés par la Russie, par des sous-marins, des avions de chasse. Il y a un état d’hostilité et de friction. Relativisons quelque peu la révolution que cela représente : jusqu’en 2023, la Finlande et la Suède, pays voisins de la Russie, membres de l’Union européenne, étaient déjà des alliés des États-Unis par divers accords, même s’ils n’étaient pas membres de l’OTAN et avaient un statut de pays neutre. Avec l’entrée de la Suède, il n’y a plus de pays neutre autour de la mer Baltique. La ratification par le parlement hongrois le lundi 26 février de l’adhésion de la Suède va permettre à ce pays de rejoindre l’OTAN dans quelques jours, cela interviendra au moment où l’incertitude sur la solidité de l’alliance atlantique est maximale.

Schéma 1 : pays membres de l’OTAN et dates d’entrée (source : wikipédia)

Les États-Unis, maillon faible politique de leur propre dispositif

La Finlande et la Suède arrivent en effet dans l’OTAN en faisant le même pari géostratégique que le reste de l’Europe centrale et balkanique depuis 25 ans. L’ensemble des États à l’exception de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine ont rejoint le dispositif intégré de l’alliance atlantique car ils étaient convaincus que le parapluie nucléaire américain les protégerait de « l’ogre russe ». N’y voyez aucune stratégie construite des États-Unis cherchant à encercler la Russie exsangue, ils n’ont pas eu besoin de plan machiavélique : la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque avaient subi entre 1956 et 1968 une invasion soviétique (en 1983, le coup d’État de Jaruzelski visait à prévenir une nouvelle intervention militaire russe face à la « révolution » syndicale en cours) ; dans la série qui adhéra en 2004, qui peut nier que les États baltes n’ont pas quelques souvenirs cuisants de leur occupation, que la Slovaquie se souvient du sort de Dubček et que même la Roumanie et la Bulgarie ressentaient le besoin de se couvrir de quelques garanties. On peut toujours dire qu’il aurait fallu que les États-Unis fassent preuve de prudence et refusent ces adhésions : personne n’avait la capacité de dénier à ses États leur volonté souveraine de rejoindre l’alliance atlantique.

Et si le levier de l’adhésion à l’OTAN a été instrumentalisé par l’administration Bush Jr en 2003, c’était d’abord pour gêner la France et l’Allemagne qui s’opposaient à l’intervention en Irak – souvenez-vous des paroles délicates de Rumsfeld sur la « vieille Europe » – pas pour encercler la Russie dont tout le monde se souciait alors comme d’une guigne. Pour l’ensemble des anciens membres du Pacte du Varsovie, l’intégration européenne, le retour dans l’Occident, c’était d’abord et avant tout l’intégration dans l’OTAN, avant même l’adhésion à l’Union européenne.

Et qu’avaient à proposer les Européens de l’Ouest à leurs voisins libérés de l’Est ? Rien ! Entre 2001 et 2010, ils ont progressivement dissout l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), seule organisation européenne autonome sur la défense ; qui n’avait dans les faits qu’un rôle limité, tant les Européens de l’ouest donnaient la primauté à l’OTAN pour leur défense collective, mais, à partir de 1984 et surtout durant les années 1990, les États membres choisirent l’UEO comme support d’une politique européenne de défense. En juin 2004, les gouvernements et le parlement européen adoptaient le traité constitutionnel européen qui désignait l’OTAN comme le vecteur privilégié de la politique de sécurité des États non neutres de l’UE. Même la France, sous la présidence d’un soi-disant héritier du gaullisme, Nicolas Sarkozy, mettait fin à un espoir d’une défense européenne autour de notre pays en revenant dans le commandement intégré de l‘OTAN ! Pourquoi voulez-vous que l’Europe de l’Est ait recherché une autre option ?

Évidemment, le réveil géopolitique a été difficile : du mépris plus ou moins conscient vis-à-vis de la Russie à peine sortie de son effondrement au sentiment d’humiliation réécrit par Poutine, il n’y a qu’un pas. C’est aujourd’hui l’histoire qu’il raconte : les Américains ont refusé l’adhésion de la Russie à l’OTAN en 2007, les 10 et 11 février de la même année, il prononçait un discours glaçant qui annonçait l’ensemble de sa politique internationale à venir(4). Il n’y a même pas eu besoin que la Géorgie reçoive des gages sérieux à sa demande de rapprochement avec l’OTAN pour être mise au pas en 2008 et abandonnée par les Occidentaux. La même stratégie poutinienne d’instrumentalisation de potentats rebelles artificiellement créés allait commencer à être appliquée en Ukraine dès 2008 et surtout en 2014.

De 2008 à 2016, les USA s’étaient déjà détournés de l’Europe : Obama laissa Sarkozy être ridiculisé par Poutine sur la Géorgie, il lâcha Hollande en 2013 sur la Syrie y laissant le champ libre à la démonstration du retour du Kremlin comme acteur géopolitique mondial de premier plan, à la rescousse du régime de Bachar El Assad.

Finalement, la stratégie de Donald Trump était dans la continuité de la politique de Barack Obama, les yeux doux au régime autoritaire du Kremlin en plus (qui lui avait sans doute filé quelques coups de main informatiques dans la campagne de 2016). Que n’a-t-on dit (et espéré peut-être) en novembre 2019 quand Emmanuel Macron déclara à The Economist : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan. » « Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’Otan et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’Otan, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination », continuait-il, en référence à l’intervention militaire turque en Syrie contre nos alliés kurdes. La pandémie de COVID est passée par là, on est passé à autre chose.

On pouvait donc s’attendre à ce que l’ancien président républicain ultra-réactionnaire et démagogue revienne à la charge sur un ton provocateur mais dans le même mode que sa présidence. On n’a pas été déçu. Le 27 janvier 2024, il déclarait : « On paie pour l’OTAN et on n’en retire pas grand-chose. Je déteste devoir vous dire ça à propos de l’OTAN, mais si on avait besoin de leur aide, si on était attaqué, je ne crois pas qu’ils seraient là. (…) Mais je me suis occupé de l’OTAN. Je leur ai dit : “Vous devez payer vos factures, si vous ne payez pas vos factures, on ne sera pas là pour vous soutenir.” Le jour suivant, l’argent a coulé à flots vers l’OTAN. » Bien que mensongère, cette première déclaration géopolitique de campagne présentait surtout un regard dans le rétroviseur : Trump mettait en valeur son action présidentielle de défense des intérêts budgétaires américains, alors que Biden est accusé de dilapider les crédits pour l’Ukraine. Samedi 10 février, en Caroline du Sud, il est allé beaucoup plus loin : prétendant rapporter une conversation avec l’un des chefs d’État de l’OTAN, sans le nommer, il déclarait « Un des présidents d’un gros pays s’est levé et a dit : “Eh bien, monsieur, si on ne paie pas et qu’on est attaqué par la Russie, est-ce que vous nous protégerez?” […] Non, je ne vous protégerais pas. En fait, je les encouragerais à vous faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos dettes. »

Donald Trump rompt ainsi à la fois le principe de respect des engagements entre États membres de l’OTAN et ment. En effet, il met en cause directement l’un des articles essentiels du traité, l’article 5 qui stipule que si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué. Son premier mensonge c’est que les Européens ont en réalité répondu présents précédemment : la seule fois où l’article 5 a été invoqué à l’unanimité des membres fut au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre les États-Unis.

Quant aux engagements budgétaires, cette barre de 2% des dépenses des États membres, si souvent évoquée par Donald Trump, n’est qu’un indicateur parmi d’autres – comme les capacités militaires disponibles et la contribution aux opérations extérieures – de l’engagement des pays dans l’Alliance, il ne mérite aucun fétichisme ou aucune obsession. Mais surtout, la progression des dépenses militaires des États européens n’ont rien à voir avec l’intervention de l’ancien président américain alors qu’il était en fonction, mais c’est la conséquence directe de la pression russe, concrétisée par l’annexion de la Crimée (2014), puis par l’invasion déclenchée en Ukraine en février 2022. 11 membres de l’OTAN sur 31 ont déjà atteint l’objectif de 2% de leur produit intérieur brut consacrés à leur défense, alors qu’ils n’étaient que trois en 2014. Certains États ont doublé, voire triplé (et même plus) leurs dépenses militaires entre 2014 et 2023 – la palme revient avec +270% à la Lituanie (sans surprise) et à la Hongrie, dont le premier ministre prétend pourtant être un grand ami de la Russie(5).

 

Schéma 2 : pays membres de l’OTAN ayant atteint l’objectif de 2% (source : Le Monde)

 

Schéma 3 : répartition des dépenses militaires de l’OTAN en 2023 entre les pays membres (source : Le Monde)

 

Schéma 4 : évolutions sur la période 2014-2023 des budgets nationaux consacrés à la défense des pays membres de l’OTAN (source : Le Monde)

Le 15 février dernier, Sébastien Lecornu ministre des armées s’est également empressé d’annoncer que la France atteindrait ce fameux seuil des 2 % en des termes lyriques. « La France est un allié fiable. Elle a rempli l’engagement pris en 2014 et consacre en 2024 plus de 2% du PIB à l’effort de défense. […] La vraie question maintenant, ce n’est pas tant d’obtenir ces 2%, […] mais c’est de faire en sorte qu’ils soient véritablement utiles sur le terrain militaire. Ce ne sont pas des chiffres […] qui vont dissuader la fédération de Russie […] de vouloir attenter à notre sécurité collective, c’est véritablement ce que nous en faisons. Donc au-delà des 2% du PIB, il faut regarder la part d’investissements réels dans les équipements. […] L’Otan donne aussi un indicateur à l’ensemble de ses membres […] c‘est le chiffre de 20%(6)La France est à 30%, c’est-à-dire 10 points au-dessus de cet indicateur en matière d’investissement militaire. Ce qui importe donc, c’est la capacité à réellement mettre à disposition de l’Alliance des moyens capacitaires, en nombre d’heures d’aviation de chasse disponibles par exemple sur des sujets de mobilité militaire. Sur la capacité à déployer, sur les espaces maritimes, différentes patrouilles qui permettent de sécuriser et de dissuader et bien sûr le déploiement de forces terrestres comme nous le faisons avec notre statut de nation-cadre en Roumanie ou avec un groupe interarmées en Estonie. » Les crédits militaires n’ont pas été touchés par le décret d’annulation du 21 février 2024.

Alors que le candidat républicain, qui a de bonne chance de concourir à nouveau contre Joe Biden (sauf accident judiciaire improbable), semble dire aux Russes qu’ils auront les mains libres en Europe et que le président Poutine considère que l’Europe est responsable du déclenchement de la guerre en Ukraine, on peut imaginer que la progression de ses dépenses militaires va s’accélérer. Les Européens sont dans un état de panique avancée, et c’est justifié. Ils doivent en tirer trois conclusions : Trump ne croit pas aux organisations multilatérales ; ensuite, il ne les protégera pas s’il est élu ; enfin, il encourage Poutine à les envahir, ce qui constitue une évolution par rapport à 2016. Ils doivent être en mesure de se défendre eux-mêmes et d’aborder sérieusement l’objectif d’une autonomie stratégique, c’est-à-dire la nécessité de construire des capacités et de diversifier le réseau des partenaires. Autonomie stratégique : ce terme provoquait jusqu’à aujourd’hui des crispations intenses aux USA et à l’Est de la ligne Oder-Neisse.

Or avant même l’entrée réelle en campagne électorale (nous n’en sommes qu’aux primaires), Trump sème la confusion sur la politique internationale des États-Unis : en témoigne l’imbroglio dominant les débats du Congrès sur l’aide militaire à l’Ukraine. Depuis octobre, les élus républicains à la Chambre continuent de bloquer l’adoption d’un nouveau paquet de 60 milliards de dollars, sous différents prétextes successifs. Or Trump a fait pression sur les élus républicains au Congrès pour enterrer un projet de loi prévoyant le versement d’une nouvelle aide à l’Ukraine ainsi qu’une réforme de la politique migratoire.

Or quel que soit le résultat de l’élection présidentielle de novembre 2024, la situation politique intérieure des États-Unis d’Amérique les détournera durablement de notre continent. Si Donald Trump l’emporte, il se détournera vraisemblablement des « questions européennes » et au mieux les considérera sous un angle purement transactionnel. S’il perd l’élection comme en 2020, il est probable que le souvenir de la tentative de prise du Capitole le 6 janvier 2021 nous apparaisse comme une petite échauffourée ; depuis 2021, les milices d’extrême droite, suprémacistes (et parfois ouvertement fascistes) armées et entraînées qui soutiennent Donald J. Trump se sont considérablement renforcées et atteignent plus de 30 000 paramilitaires : la contestation de sa défaite pourrait s’exprimer sur un mode bien différent avec pour conséquence une déstabilisation durable dont feront les frais de nombreux citoyens américains mais aussi le monde entier. Que vaudra « le bouclier américain », que vaudra « la protection » de l’OTAN dont aveuglément les gouvernements européens ne tarissaient pas d’éloge dans ces conditions ? Les conditions de la sécurité collective européenne doivent donc être totalement revisitées.

Il faut penser d’urgence « l’après OTAN »

Alors que la Russie s’est organisée en adoptant une économie de guerre et des programmations budgétaires pluriannuelles pour renforcer son effort militaire en Ukraine et son contrôle politique et policier sur les territoires qu’elle a de fait arrachés, la contre-offensive n’a pas donné les résultats qu’espérait l’Ukraine et un certain nombre d’incertitudes politiques s’accroissent en Europe et aux États-Unis qui pourraient conduire à un affaiblissement du soutien occidental : à moyen et long termes, le temps joue militairement en faveur du Kremlin… Une défaite de l’Ukraine conduirait à un effondrement du droit international car elle couronnerait la loi du plus fort et le « droit de conquête » sur des territoires impliquant plusieurs dizaines de millions d’habitants ; elle provoquerait également des réactions de panique politique à l’Est de l’Europe, dont personne ne peut à ce stade mesurer les conséquences.

Nous sommes entrés dans une période de renouveau ou de renaissance des impérialismes, dont la puissance nord-américaine n’est pas la seule expression. Si la République Populaire de Chine prétend donner l’image à l’échelle internationale d’une puissance qui a choisi le commerce et le soft power, elle n’a pas cessé d’être une dictature dont les dirigeants procèdent de manière totalitaire contre des pans entiers des peuples qu’ils conduisent ; ils ont également engagé une course à l’hégémonie mondiale contre les États-Unis et accroissent la pression militaire pour imposer la domination chinoise sur toute la région d’Asie orientale et sur l’espace indo-pacifique, devenant plus que jamais une source d’angoisse pour plusieurs États de la région (Corée, Japon, Viet Nâm, Thaïlande, Indonésie, Australie). Les difficultés économiques récentes que rencontrent la Chine renforcent d’ailleurs la rhétorique nationaliste de ses dirigeants, accroissent sa tendance à préférer régionalement une stratégie du bras de fer et la poussent à réclamer désormais une plus grande rentabilité des investissements et des prêts qu’elle a précédemment concédés à l’étranger. Dans ces conditions, l’Europe aurait tort de considérer que la Chine est un partenaire commercial comme un autre et que le « doux commerce » fera son œuvre.

À des échelles plus réduites, plusieurs puissances régionales ont elles-aussi adopté des postures impérialistes. C’est le cas des deux puissances rivales que sont l’Inde et le Pakistan, là aussi avec un risque de conflit nucléaire que l’instrumentalisation d’un côté de l’islam politique et d’un nationalisme religieux hindou rend de plus en plus dangereux (dont les musulmans indiens et les minorités pakistanaises sont les premières victimes). La démarche impérialiste russe n’est plus à démontrer, quels que soient les torts que l’on peut prêter aux Occidentaux. Enfin au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite et l’Iran sont également engagés dans des stratégies de domination régionale concurrentes et meurtrières (quelle que soit la mise en scène récente d’une baisse des tensions qui n’a pas fait cesser les conflits par proxies que les deux régimes islamistes ont déclenché), appuyées sur des projets politiques réactionnaires et patriarcaux. Observant ces deux adversaires, la Turquie d’Erdoğan attend de voir comment elle pourra profiter d’un instant de faiblesse pour asseoir son propre projet régional dont Kurdes et Arméniens font aujourd’hui les frais. Dans le développement de ce renouveau des impérialismes, on ne dira jamais assez à quel point la manipulation politique des passions religieuses (toute obédience confondue – hindoue, musulmane, orthodoxe, évangélique) et surtout de leurs versions les plus rétrogrades et misogynes rend la situation encore plus inflammable et incontrôlable.

Confrontés à la plus que probable défaillance américaine, à l’impérialisme chinois et à un régime poutinien qui les désigne comme étant responsable de la guerre en Ukraine, les Européens devraient comprendre qu’il y a urgence à changer de paradigme en matière géostratégique. Le 22 mars 2021, le Conseil Européen avait adopté une décision établissant la facilité européenne pour la paix (FEP) comme instrument extra-budgétaire visant à « améliorer la capacité de l’Union à prévenir les conflits, à consolider la paix et à renforcer la sécurité internationale, en permettant le financement d’actions opérationnelles relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. » Un progrès, direz-vous ? Ça dépend comment on l’utilise…

Dans le cadre de la participation de l’Union européenne aux opérations en Ukraine, la FEP a déjà alloué plus de la moitié de son enveloppe pluriannuelle de 5,7 milliards d’euros au remboursement partiel des cessions de matériels militaires à l’armée ukrainienne de la part des États membres. Or il a été demandé en 2023 à la FEP de rembourser le soutien matériel militaire polonais en Ukraine au prix du renouvellement des matériels et non pas à celui, réel, des matériels existants. En conséquence, alors que la Pologne a livré – tout du moins en premier lieu – à l’armée ukrainienne du matériel et des blindés datant de l’époque soviétique et du Pacte de Varsovie, la FEP lui a versé des crédits pour du matériel neuf correspondant au prix d’achat d’avions de combat F35 américains, de chars K2 Black panther ou d’obusier K9 sud-coréens. La participation française à la FEP nous a coûté 500 millions d’euros en 2023. Autant qui ne sont pas allés à notre propre effort.

L’Allemagne se donne 5 à 8 ans pour être prêt à résister par ses seuls moyens à une nouvelle attaque russe(7). 5 à 8 ans, c’est le temps estimé pour que la Russie soit en capacité de s’investir à nouveau dans un conflit armé. Pour cela, il faudra bien plus que les 100 milliards d’euros du fonds spécial de transformation de la Bundeswehr ; 60% de cette somme a déjà été attribuée pour l’achat d’avions, de systèmes de défense aérienne, de matériels de transmission, d’hélicoptères lourds, d’équipements multiples pour la troupe, etc. Jamais le rythme de passation des commandes militaire n’a été aussi élevé. Le fonds spécial sera vidé avant 2027. Mais la Bundeswehr sera encore loin du compte. Les stratèges allemands veulent en effet doter leur armée de ce qu’ils appellent les forces « moyennes » ou « intermédiaires » (entre l’artillerie lourde, équipée de chenilles et lente à déplacer, et les groupes légers inadaptés à bloquer une attaque). La Bundeswehr manque également de soldats : quelques 180 000 militaires alors que l’objectif est de dépasser les 200 000 soldats dans 6 ans. Pour y remédier, le ministre de la Défense envisage désormais sérieusement de réintroduire le service militaire. Reste la question de l’équipement militaire, pour lequel il faut un budget conséquent et garanti à long terme, permettant le développement d’une industrie de défense capable de couvrir l’essentiel. Katarina Barley, tête de liste des sociaux-démocrates allemands aux élections européennes, a ainsi jugé inévitable l’ouverture d’un débat sur le déploiement d’un parapluie nucléaire autonome européen face à la Russie. Le ministre allemand des Finances et chef du FDP, Christian Lindner, propose lui de prendre enfin au sérieux les offres de coopération réitérées faites par Emmanuel Macron à l’Allemagne en matière de dissuasion nucléaire.

La France aussi est engagée dans un processus visant à rétablir sa crédibilité dans la durée avec l’entretien de la dissuasion nucléaire(8) et à transformer les armées dans un contexte géopolitique dégradé. Pour les 7 années couvertes par la Loi de Programmation Militaire (LPM, 2024-2030), un effort budgétaire de 413,3 milliards d’euros y sera consacré. 40 % de plus que la précédente LPM qui visait à « réparer » les armées. Le seuil des 2% devrait être atteint dès 2024 (initialement prévu entre 2027 et 2030) avec un budget porté 47,2 milliards d’euros, soit 3,3 milliards d’euros de plus qu’en 2023. Au regard des enjeux géostratégiques actuels, qui pourraient avec une once de crédibilité le contester. À gauche, rappelons-nous notre histoire : arrivant au pouvoir en juin 1936, Léon Blum, chef parlementaire d’une SFIO acquise au désarmement, engagea un plan quinquennal de réarmement au regard de l’état de délabrement dans lequel était l’armée française, après l’application des doctrines et conseils du Maréchal Pétain, et de la menace fasciste ; la validation de la stratégie de Front Populaire par le Komintern (l’Internationale communiste) visait d’ailleurs en partie à favoriser ce type de décisions budgétaires pour répondre à la remilitarisation de l’Allemagne par Hitler.

Et encore, aujourd’hui, l’armée française est sans doute celle qui se trouve en Europe dans l’état le moins piteux. On a vu celui de l’armée allemande, qui n’est pas aujourd’hui la menace géopolitique qu’elle était en 1936 (et dont on serait bien inspiré de ne pas contester la logique de rééquipement actuel). On voit encore les logiques absurdes de certains de nos plus petits partenaires au prétexte d’aider l’Ukraine ; car aider un pays agressé à se défendre légitimement n’oblige pas à être idiot ! Or c’est ainsi qu’il faut qualifier l’annonce le 18 février dernier faite par le Danemark d’envoyer l’intégralité de son stock de munitions à Kiev… Et même si la première ministre danoise le conteste, les Européens sont en train d’arriver au maximum de leurs capacités de production d’armement(9). Habitués depuis trop longtemps à dépendre du « bouclier américain », l’industrie de défense européenne s’est réduite à la portion congrue, reculant même en France. Ce n’est pas pour rien qu’Olaf Schloz inaugurait encore début février une nouvelle usine de poudre et d’obus… Le marché de la défense européen est avant tout un marché de l’armement US, (neuf et occasion). Pendant que l’armée française achète des fusils d’assaut allemands, nos partenaires européens (on l’a vu plus haut pour la Pologne) se fournissent tous auprès des États-Unis. Pendant que nous vendons nos avions Rafale à l’Inde, à l’Égypte et aux pays du golfe, dont la fiabilité comme alliés est toute relative, les Européens achètent des Lightning II. La France devra donc reprendre le contrôle des entreprises stratégiques en matière de défense qu’elle a laissées filer, y compris dans les mains des Américains, en « oubliant » de mettre en application le décret Montebourg.

La France est le seul pays à disposer d’une dissuasion nucléaire et d’une capacité de projection extérieure. C’est à elle de proposer un chemin à ses partenaires européens pour se passer de l’OTAN. Et ce chemin devra concerner tout à la fois la conception, la production, le marché et l’organisation des forces de défense. Mais on sait combien nos voisins sont sensibles à ce qu’ils perçoivent comme de l’arrogance ; les Américains, dans le but de défendre leurs intérêts commerciaux, n’hésiteront pas à insister dessus. Aussi, les rodomontades d’Emmanuel Macron le 26 février au soir sur la perspective d’envoi de troupes américaines et européennes en Ukraine nous ont ainsi sans doute fait perdre un an ou deux. D’autant que les motivations du président français sont loin d’être claires et aussi élevées que son camp de ne le prétend.

Les soutiens courtisans du président de la République expliqueront que ce dernier vise en réalité à réintroduire une « ambiguïté stratégique » qui avait disparu depuis longtemps de la diplomatie française, on aimerait les croire. La réalité est que c’est moins le Kremlin qui est visé – si la violence du discours de Vladimir Poutine qui a suivi ne peut plus surprendre personne, il indique néanmoins que le dictateur russe a perçu le changement de pied – que des effets politiques immédiats pour faire oublier sa propre ambiguïté face au Kremlin.

Le Spiegel donne la lecture suivante : Olaf Scholz avait rappelé peu de temps auparavant pourquoi il ne livrerait pas de missiles continentaux (Taurus) alors que d’autres (Grande Bretagne, France) l’ont fait. Il a de nouveau dit que l’Allemagne était après les USA le plus gros contributeur à l’aide militaire à l’Ukraine et que la France et d’autres ne faisaient pas assez en achats et livraison. Selon le magazine allemand, Macron aurait parlé d’engagement de troupes au sol pour se payer Scholz, ajoutant en substance « nous avons dès le début livré des canons alors que certains parlaient de livrer seulement des sacs de couchage et des casques »(10). Scholz a donc répliqué dans ce qui apparaît comme une guerre d’ego dans un « couple » dysfonctionnel. Voilà pour le conflit politique entre la Willy-Brandt-Straße et la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

En réalité, à 3 mois des élections européennes, Emmanuel Macron cherche à faire de l’Ukraine un symbole. Pourquoi et contre qui ? Contre le Rassemblement national, qu’il veut présenter comme le principal adversaire de sa minorité présidentielle dans ce scrutin. Le RN est l’ami de Vladimir Poutine. À l’Assemblée, Gabriel Attal s’est employé à le rappeler avec une pointe d’excès « Il y a lieu de se demander si les troupes de Vladimir Poutine ne sont pas déjà dans notre pays. Je parle de vous et de vos troupes, Mme Le Pen […] Vous défendiez une alliance militaire avec la Russie, il y a seulement deux ans. C’était dans votre programme pour l’élection présidentielle ». Oui, Marine Le Pen a bien défendu une « alliance militaire » avec la Russie, y compris en 2022, y compris après l’invasion de l’Ukraine, pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Mais, à cette aune, Emmanuel Macron est à ranger dans le même sac : au début de la guerre, le chef de l’État refusait d’« humilier » la Russie. En 2019, trois ans avant la guerre, il allait plus loin défendant une « architecture de sécurité et de confiance » entre l’Europe et Moscou, déclarant la Russie est « européenne », alors même que Trump pactisait avec le Kremlin qui avait depuis une décennie déjà choisi une stratégie anti-européenne. Peut-on prétendre être Churchill en ayant été Chamberlain trop longtemps ? Si Emmanuel Macron et son camp veulent convoquer le passé sur la relation au Kremlin dans la campagne des élections européennes, le pari est glissant voire nauséabond. Il n’est surtout pas au niveau des enjeux.

Une chose est sûre, pour convaincre, la France va devoir s’y prendre autrement. Il faudrait d’ailleurs qu’Emmanuel Macron comprenne qu’il doit mettre fin à ces postures médiocres, car nous ne pourrons pas attendre 2027 pour engager le mouvement. Si l’on veut avancer, encore faut-il s’assurer d’être suivi, ce qui nécessite de travailler avec rationalité avec nos partenaires. Rationalité qui devrait également être remise au goût du jour à gauche ; il faut sortir de la binarité délétère entre un Glucksmann américanisé et un Mélenchon bolivarisé… Sortons aussi des mantras inutiles et inefficients sur le bellicisme américain et la défense de la Paix à tout prix : personne ici ne veut la guerre et envoyer nos jeunes gens à l’abattoir, les citoyens russes et ukrainiens ne le voulaient pas non plus. Organiser et muscler notre défense et nos renseignements sont sans doute le seul moyen de l’éviter. Notre faiblesse y conduira. Au moment où les amis de Poutine vont renforcer leurs rangs au Parlement européen derrière Marine Le Pen, et alors que la perspective de son arrivée au pouvoir en 2027 se précise, il serait temps de nous reprendre en main. Et pour les socialistes que nous sommes, se rappeler que l’histoire a donné raison à Léo Lagrange l’antifasciste et tort à Paul Faure le pacifiste à tout prix.

 

Frédéric Faravel

Références

(1)Les « biens à double usage » sont ceux destinés à des applications civiles mais qui peuvent être utilisés à des fins militaires.

(2) https://youtu.be/q_6g91QtXs0?si=N-1LdHgB3drOLV-q
https://youtu.be/A5lCewlZqMg?si=Pow4RhUS9VNfs_iH

(3)La Ruthénie subcarpathique lui avait été offerte par Hitler fin 1938 après le dépeçage de la Tchécoslovaquie.

(4)     https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2007/02/12/m-poutine-denonce-l-unilateralisme-americain_866329_3222.html

(5)Le chiffre de 1,3% affiché pour la Turquie, au regard de ses engagements militaires, en Syrie, en Libye et en soutien à l’Azerbaïdjan, ainsi que de son état de paix armée avec la Grèce, ne peut être que sujet à caution et doit être pris avec la plus grande prudence. Il doit inciter à la circonspection quant à la transparence des informations budgétaires transmises par l’État turc.

(6)Engagement pris par les membres de l’OTAN en 2014 de porter à 20% ou plus la part des dépenses de défense annuelles à l’acquisition de nouveaux équipements majeurs.

(7)Dans un message posé sur les réseaux sociaux le jour où Vladimir Poutine a envoyé ses chars à l’assaut de l’Ukraine, le commandant des forces terrestres, le général de corps d’armée Alfons Mais, a résumé en quelques mots l’état de l’armée allemande : la Bundeswehr est « plus ou moins vide ».

(8)Notamment avec la construction d’un deuxième porte-avions nucléaire complétant le Charles-de-Gaulle.

(9)Contrairement à ce que se racontent nos amis du Parti de la gauche européenne, l’Union Européenne est loin, très loin, de s’être réorganisée autour d’une économie de guerre… contrairement à la Russie.

(10)L’Allemagne avait fin février 2022 proposé 2000 casques à l’Ukraine.

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