L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

L’étrange victoire de l’extrême-droite contre la politique

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Michaël Foessel et Étienne Ollion signent avec leur ouvrage Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique une réflexion percutante sur la montée en puissance de l’extrême droite en France. Leur propos prend à contre-pied une idée largement admise, notamment à gauche : le succès du Rassemblement national (RN) ne résulte pas d’une « bataille culturelle » victorieuse.

Sur quel thème, immigration exceptée, peut-on prétendre que le RN a gagné la bataille des idées ? Comme le démontre Vincent Tiberj dans La droitisation française, mythe et réalités, il n’y a pas de droitisation des électeurs ou des Français. C’est donc autre part qu’il faut rechercher les facteurs de la réussite électorale du RN.

La gauche pense souvent les succès électoraux du RN à la lumière de la nouvelle droite d’Alain de Benoist qui, dans les années 1970, entendait utiliser Gramsci pour conquérir l’hégémonie culturelle à la gauche (avec la revue Éléments et le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Cette nouvelle droite faisait le constat d’une « supériorité » intellectuelle de la gauche, du moins d’une domination dans les milieux universitaires, à laquelle la droite devait s’oppose à travers une métapolitique – c’est-à-dire, produire une doctrine capable de dicter « le juste, le bien et le beau » fondée sur de solides argumentations intellectuelles.

Mais pour Michaël Foessel et Étienne Ollion, si l’on souhaite comprendre le succès du RN, ce n’est pas tant du côté de la métapolitique qu’il faut chercher que vers celui de l’infrapolitique. Là réside l’étrangeté de sa victoire : ce n’est pas par une doctrine robuste qu’elle convainc, mais en évitant soigneusement d’en proposer une.

Cette façon de faire est du reste facilitée par une crise profonde de la politique elle-même. Les grands repères qui structuraient autrefois l’espace public – les clivages idéologiques nets entre gauche et droite, un langage commun pour débattre, des cadres d’action partagés – se sont érodés. Ce brouillage général profite à l’extrême droite, qui capitalise sur l’effacement des oppositions classiques. S’il n’y a plus de gauche et de droite, alors il n’y a pas non plus d’extrême-droite. Aujourd’hui, le centre triangule sur son extrême droite (« programme immigrationniste » du NFP, ensauvagement, réarmement démographique, loi immigration, vote de la préférence nationale dans la CMP, etc), la gauche n’est plus sûre de son républicanisme (ou à tout le moins c’est ce qui transparaît dans le discours médiatique, en témoigne la diabolisation de LFI depuis le 7 octobre 2023) et l’extrême droite se dédiabolise (vote constitutionnalisation IVG, en se présentant comme défenseur des Juifs de France, etc). Cela n’aide pas à jouer le « scandale » lorsque le RN est en passe de gagner des élections.

Un autre facteur clé identifié par les auteurs est la transformation du journalisme politique. Autrefois attentif aux idées et aux projets, celui-ci s’est mué en une arène où dominent les analyses stratégiques et les récits de coulisses. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2022, plus de 60 % des articles politiques du Monde comportaient des citations anonymes, off the record, contre seulement 15 % en 1970. La récente candidature d’Emmanuel Grégoire pour la mairie de Paris en 2026, quelques jours après l’adoubement d’Anne Hidalgo envers Rémi Féraud, laisse déjà voir les journalistes politiques saliver, alors qu’on peut légitimement supposer et craindre que de programme, il ne sera pas question. Cette obsession pour les tactiques et les rivalités personnelles relègue au second plan les idées. Résultat : les électeurs ne sont plus confrontés aux propositions concrètes des candidats, ce qui favorise un parti comme le RN, capable de s’imposer par des slogans simplistes et des idées vagues sans que des journalistes n’interrogent Marine Le Pen ou Jordan Bardella sur l’application concrète de leur programme. Pourtant, des contre-exemples existent, comme ces journalistes de France Bleu lors des législatives de 2024 qui ont confronté les candidats RN à leurs programmes, de sorte que ces derniers sont apparus pour ce qu’ils sont : des incompétents doublés de fieffés réactionnaires.

Ce travail médiatique insuffisant est complété par une stratégie rhétorique redoutable du RN, qui valorise le « bon sens populaire » contre les prétendues arguties des intellectuels de gauche. Cette posture anti-élitiste est un puissant levier électoral : elle résonne auprès de ceux qui se sentent exclus des débats complexes et théoriques. Ici, pas besoin de doctrine métapolitique ambitieuse, comme celle développée par Alain de Benoist dans les années 1970. Le RN adopte une stratégie d’opposition systématique : contre le « wokisme », contre « l’écologisme punitif », contre le « néoféminisme ». Chaque fois, il s’agit de s’appuyer sur des exemples isolés et exagérés – ces fameuses « paniques morales » – pour décrédibiliser l’ensemble de la gauche. Ainsi, une anecdote extrême devient l’emblème supposé d’un mouvement entier.

Cette posture s’accompagne d’un polissage stratégique des discours et des idées. Finies les provocations : plus de sortie de l’UE ou de l’euro, plus de racisme biologique ouvert, et une Marine Le Pen qui évite soigneusement les phrases choc. Le RN d’aujourd’hui, aseptisé, joue la carte de la normalisation. Cette prudence, combinée à une rhétorique de rejet, suffit à capter une frange de l’électorat en quête de repères simples et de solutions rapides et, il faut le dire, déçu des trahisons successives de la gauche.

Avec Une étrange victoire, l’extrême-droite contre la politique, Foessel et Ollion ne se contentent pas de diagnostiquer la montée de l’extrême droite ; ils révèlent l’ampleur de la crise politique qui la rend possible. Ce n’est pas une victoire des idées, mais une victoire contre la politique elle-même, contre sa capacité à organiser des débats éclairés et à produire des alternatives ambitieuses. Une victoire étrange, mais redoutablement inquiétante pour l’avenir de notre démocratie.

 

Crédits photo

Le président du Rassemblement national Jordan Bardella, et la présidente du groupe parlementaire du RN, Marine Le Pen, remercient leurs partisans à la fin d’un meeting à Nice, le 6 octobre 2024.
© Laurent Coust/ABACAPRESS.COM

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Vivre en biorégionaliste pour survivre à la crise climatique

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Et si nos manières d’habiter la Terre étaient en décalage total avec les équilibres du vivant ? Et si nos cadres politiques et économiques, hérités de la modernité industrielle, nous empêchaient de reconstruire un lien véritable avec nos territoires ? C’est à ces questions que répond le biorégionalisme, une pensée écologique radicale qui propose de refonder nos sociétés à l’échelle des écosystèmes. Face à un monde globalisé, uniformisé et détaché des réalités locales, le biorégionalisme invite à une relocalisation de nos modes de vie, en s’ancrant dans les spécificités écologiques, culturelles et historiques de chaque territoire. Mais ce projet est-il viable ? C’est à cette question que cette série de 3 notes critiques de L’Art d’habiter la Terre, principal ouvrage théorique du biorégionalisme, va chercher à répondre.

Avant de présenter plus en détail la réflexion et l’analyse de ce livre, il est nécessaire d’expliquer d’où part cette note. Pour cela, il est indispensable de présenter ce qu’est la pensée biorégionaliste. Nombreux sont les auteurs, en particulier anglosaxons, qui ont contribué au cours des dernières décennies à la structuration de ce courant de pensée. Inconnue jusqu’à peu en France, la pensée biorégionaliste a ainsi été l’objet d’interprétations multiples au sein des sphères écologistes et anarchistes américaines.

Pour comprendre la valeur de l’ouvrage et de l’auteur dont il est ici question, une comparaison s’impose. Quand on parle de la pensée socialiste, il apparaît rapidement qu’un grand nombre de chose est relié à Marx. En somme, évoquer le socialisme conduit, tôt au tard, à parler du Capital. L’Art d’habiter la Terre de Kirkpatrick Sale se situe au même niveau en ce qui concerne le biorégionalisme. Tout y est. Il s’agit d’un ouvrage qui, dès sa parution en 1985, fait référence au sein de la sphère universitaire américaine et détone avec ce qui avait été préalablement produit par le milieu biorégionaliste. Comme le souligne Mathias Marot dans la préface de l’édition française « Ce livre constitue en 1985 la toute première monographie théorique sérieuse sur la question biorégionale – et rares seront les travaux ultérieurs qui passeront outre ses apports et propositions »[1].

A l’époque déjà, l’ouvrage fait donc l’effet d’une bombe dans les sphères biorégionalistes américaines. Emergeant véritablement au cours des années 70, le mouvement biorégionaliste américain fait face à une forte effervescence lors des années 80. A cette époque, cette effervescence s’exprime principalement via l’émergence de projets communautaires et intellectuels[2] visant à développer et [2]Dans cet environnement militant relativement réduit, le livre de Sale va alors rapidement faire parler de lui comme nul autre auparavant. Il suffit de lire les critiques littéraires biorégionalistes de l’époque pour s’en rendre compte. Ainsi, voici ce qu’écrit en 1986 Michael Helm[3] dans la revue Raise the Stakes, revue américaine de référence de la pensée biorégionaliste :

Ouah ! Ce que Kirk Sale a fait avec ce livre c’est prendre l’idée du biorégionalisme, lui aplatir la mèche rebelle et l’endimancher de ses plus beaux habits latins pour la rendre intellectuellement respectable. On parle ici de Culture, les gars, avec un C majuscule – comme ça se fait dans les meilleurs travaux de la civilisation occidentale depuis les temps mycéniens.

Comme tout autre courant théorique, le biorégionalisme porte en lui de multiples perceptions du monde, toutes proche les unes des autres. Or, la force de l’Art d’habiter la Terre est d’être aujourd’hui devenue incontournable à chacune d’entre elle. L’importance capitale de cet ouvrage est telle que personne ne peut entièrement s’en détacher. Aucune pensée biorégionaliste n’existe aujourd’hui sans prendre en considération ce livre. Sans conteste, il s’agit donc de la plus importante référence théorique du biorégionalisme. L’Art d’Habiter la Terre est un tour de force remarquable de la pensée biorégionaliste à laquelle il est indispensable de se référer quand on souhaite présenter cette dernière. C’est pour cette raison que la présente série de notes va s’attacher à présenter les grands concepts et principes posés, il y 40 ans, par Kirkpatrick Sale.

Prendre ses distances avec notre environnement artificiel pour mieux vivre

Pour comprendre en profondeur la pensée biorégionaliste, il faut d’abord aborder les raisons de son apparition. C’est à ce titre que les premiers mots et chapitres de l’Art d’habiter la Terre reviennentsur l’identité quasi spirituelle du biorégionalisme. Voulant renouer avec un sens aigu du rapport à l’autre et à notre environnement, le biorégionalisme s’érige en décalage avec l’ère technique et postmoderne dans laquelle nous vivons. Comme l’explique Mathias Rollat, l’idéal biorégionaliste apparaît comme « un désir partagé de retrouver des récits plus radicalement tournés vers le non-humain »[4]. Très clairement, le biorégionalisme porte en lui une vision quasi mystique du lien homme-nature. Cette vision spirituelle se fonde sur l’appropriation, totale ou partielle, des croyances et modes de vies passés. Certaines anciennes civilisations sont ainsi appréhendées avec beaucoup d’intérêt par les biorégionalistes, en lien avec leurs modes de vie et croyances basés sur la préservation de l’environnement. Poussé par une volonté manifeste à prendre du recul sur le monde ultra connecté et complexe dans lequel nous évoluons, l’idéal biorégionaliste entend réappréhender « le monde et ses composants (…) comme dotés de vie, d’esprit et d’intentionnalité »[5].

Logiquement, cette notion spirituelle du biorégionalisme est directement abordé dans la définition qu’en propose Kirkpatrick Sale dans son ouvrage. Ce dernier explique :

Une des manières d’expliquer ce qu’est le biorégionalisme est d’utiliser le mot espagnol querencia. En effet, ce terme n’implique pas tant un « amour du chez soi » comme le disent les dictionnaires, mais tente plutôt de raconter ce sentiment profond et silencieux de bien être intérieur qui provient de la connaissance d’un lieu particulier de la Terre, ses rythmes journaliers et annuels, sa faune et sa flore, son histoire et sa culture ; un endroit précis au sein duquel l’âme donne des signes d’affection et de reconnaissance. (…) c’est un sentiment pleinement universel et un des éléments de l’expérience humaine de la vie depuis si longtemps qu’il semble être inscrit dans nos patrimoines génétiques eux-mêmes.[6]

Ainsi, l’aspiration biorégionaliste apparaît comme une aspiration profonde à se reconnecter avec la Terre sous tous ses aspects. La querencia à laquelle se réfère ici l’auteur souligne la nécessité qu’a l’être humain à se lier à son environnement pour vivre pleinement son existence. Or, on constate que ce lien a aujourd’hui disparu de nos vies, amenant de nombreux individus à ressentir une profonde nécessitée à renouer avec ce dernier. L’idéal biorégionaliste se positionne « spirituellement » dans ce sens et propose une vision du monde renouant avec ce lien. L’objectif même du biorégionalisme est ainsi que chacun puisse retrouver ce « sentiment pleinement universel [qui constitue] un des éléments de l’expérience humaine de la vie »[7]. Cette volonté, d’une certaine manière, de retour en arrière – en ce qui concerne notre rapport au monde – est abordé par Sale dans son ouvrage. Concernant l’idée de recréer un véritable lien entre nous et la nature, il écrit :

Pour reprendre les propos de l’historien Morris Berman : « La vision de la nature qui prédomina dans le monde occidental jusqu’à l’aube de la révolution scientifique état un monde enchanté (…) Le cosmos, en bref, était un lieu d’appartenance. Un membre de ce cosmos n’était pas un observateur aliéné mais un participant direct de ses drames. La destinée de l’un était liée à celle de l’autre, et cette relation donnait du sens à la vie humaine ». Au cours de toute l’histoire humaine, de nos débuts tribaux il y a 30 000 ans (…) jusqu’il y a 400 ans, il me semble que les peuples de cette planète se sont considérés comme des habitants d’un monde vivant.[8]

Cette aspiration à retrouver un lien plus direct, plus fort entre nous et la nature n’émerge par ailleurs pas par hasard au sein de la pensée biorégionaliste. Comme le laisse à penser la précédente citation, elle se positionne en réalité dans une critique globale du tout technique. Pour les biorégionalistes, la crise écologique dans laquelle nous vivons est en grande partie liée à la déconnexion entre l’homme et la nature causé par la révolution scientifique. Envahissant tous les pans de notre vie quotidienne, la technique sous tous ses aspects est venue révolutionner notre rapport au monde, notre rapport à notre environnement.  La place actuelle de la technique dans nos vies est indispensable pour comprendre la volonté biorégionaliste de valoriser certaines logiques passées ayant régi l’existence humaine. Sale traite ainsi directement de ce sujet dans sa théorisation du biorégionalisme. Pour se faire, il propose – dans un premier temps – de faire un état des lieux succinct du sens qu’ont aujourd’hui la technique, le progrès dans nos sociétés. L’auteur américain énonce :

A chaque génération, chaque siècle, la vision scientifique du monde est devenue à la fois plus englobante et envahissante, de sorte qu’aujourd’hui elle paraît presque hégémonique ; en effet, nous n’avons presque plus de méthode de pensée ni de langage pour penser quoi que ce soit à son encontre (…) Elle est devenue, en bref, notre Dieu.[9]

Sale apporte ici une réponse majeure aux détracteurs de la pensée biorégionaliste. En effet, nombre d’entre eux réduisent ce courant de pensée en une croyance béate envers une pureté passée, un paradis prémoderne qu’il conviendrait de retrouver. Avec justesse, Sale affirme que la croyance n’est pas le seul apparat des biorégionalistes. Bien au contraire, il explique que la force des progressistes, cela même qui ont permis au progrès de devenir incontournable, réside dans leur foi inaliénable envers ce concept. C’est parce que les progressistes sont animés d’une croyance absolue en les vertus du progrès qu’ils ont œuvré avec acharnement pour un développement technologique sans limite. C’est parce que leur vision future englobe une idée fantasmée du progrès que toute la société a depuis embrassé un mode de vie opposé à ceux qui ont régi la vie humaine pendant des millénaires. Sale précise :

Plus particulièrement encore ce siècle d’avions, d’automobiles, de satellites, d’ordinateurs et de mégalopoles, l’effet de la technologie scientifique a été la mise à distance psychique entre l’être humain et la nature, ainsi que l’enfermement des gens dans des univers hermétiquement clos, d’où il leur est difficile de voir ou de comprendre les conséquences de leurs actions sur l’environnement (…) si c’est cela notre condition actuelle, c’est avant tout parce que, plutôt que de remettre en cause la vision scientifique, nous l’avons presque entièrement acceptée. Nous sommes les produits évidents de cette expérimentation de 400 ans qui a laissé le monde sens dessus dessous – et nous a conduits à la crise actuelle. »[10]

Aussi, non seulement la croyance dans la pureté scientifique a empêché de regarder frontalement les externalités négatives induites par le progrès, mais cette dernière nous a aussi conduit à nous détacher entièrement desdites externalités. La force – ou le défaut – de la modernité absolue est d’avoir détaché l’homme de son environnement, de nous avoir rendus aveugle à l’impact concret de nos actions. Beaucoup de la crise écologique réside dans ce mécanisme implanté par le progrès dans la pensée humaine. L’acceptation pleine et entière, sans aucune remise en question, de la science sous tous ses aspects nous rend aujourd’hui incapable de concevoir et agir face à la crise écologique.

La relation humaine à l’espace-temps est en particulier prise en considération par la critique biorégionaliste de notre société du tout technique. En moins de 24h, le monde entier est désormais accessible en avion pour quelques milliers d’euros là où il fallait auparavant des décennies. Notre rapport au monde s’est accéléré à un rythme si effréné qu’il est inenvisageable de concevoir physiquement ce que signifiait vivre il y a ne serait-ce qu’un siècle. Jamais auparavant l’Homme a connu tel bon en avant, jamais l’humanité n’aura tant évolué en si peu de temps. Le culte absolu du progrès pur et parfait sous-jacent à cette folle avancée est devenu la boussole du monde moderne, le carburant de nos existences et l’horizon infini qu’il faut suivre. Problème, comme l’explique la pensée biorégionaliste, cette croyance absolue dans la technique et la science a dérégulé notre rapport au vivant, à la matérialité de notre existence. Cité par Sale dans son ouvrage, le penseur Lewis Thomas[11] explique ainsi :

Notre plus grande folie est l’idée que nous sommes en charge des lieux terrestres, que nous les possédons et que nous pouvons en quelque sorte les gérer. Nous sommes en train de traiter la Terre comme une sorte d’animal de compagnie, qui vivrait dans un environnement entièrement artificiel, mi-jardin domestique, mi-parc public, mi-zoo. C’est de cette croyance que nous devons nous départir au plus vite, tout simplement par ce qu’il n’est en rien. C’est même le contraire. Nous ne sommes pas des êtres séparés. Nous sommes une partie vivante de la vie terrestre, nous sommes possédés et régis par la Terre et peut-être même spécialement produits pour réaliser des fonctions pour son compte, en un sens que nous n’avons pas encore perçu.[12]

Cette vive critique du biorégionalisme par rapport à la technique est toutefois à nuancer. En effet, si Sale pose clairement la question des méfaits provoqués par la fin du lien homme-nature et souligne l’aliénation de nos esprits en la croyance d’un progrès salvateur, l’Art d’Habiter la Terre porte une vision lucide des apports de la science pour l’Humanité. De la même façon qu’il le fait avec le culte du tout technique, l’ouvrage présente avec franchise les avancées notables qu’a permis le développement de la culture scientifique. Un passage en particulier présente très justement la nuance et la modération que la pensée biorégionaliste porte sur ce sujet :

Il n’y a pas besoin d’idéaliser la science pour reconnaître que nous vivons dans un monde meilleur en matière de connaissance sur l’hygiène, la radiotélégraphie, l’immunologie ou l’électricité (…) personne ne pourra nier tout ce qui a été accompli (…). Impossible toutefois de rester aujourd’hui inconscients des lacunes, des échecs et des dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale. C’est dans la mort de Gaea et la transformation de nos relations à la nature que se trouvent les menacent les plus dangereuses.[13]

Ainsi, loin de tomber dans le tout ou rien, le biorégionalisme entend créer rapport nuancé entre les activités humaines et la cuture scientifique. Soulignant que le futur biorégionaliste ne se fera jamais contre le progrès scientifique, l’idéal biorégional souhaite toutefois aborder chaque avancée scientifique de façon critique. Cette vision critique du progrès scientifique doit permettre d’appréhender, le cas échéant, les projets renvoyant aux « lacunes, échecs et dangers fondamentaux inhérents à la science occidentale ». Ainsi, loin de vouloir revenir aux temps des cavernes, le biorégionalisme veut simplement pondérer notre rapport à la technique et à la science pour limiter son action sur nos vies. Cette idée de contrôle et de modération du progrès, en décalage avec la sacralité actuelle de cette notion dans nos sociétés, est parfaitement exprimé dans l’Art d’Habiter la Terre. Un passage en particulier synthétise à lui seul le rapport mesuré du biorégionalisme avec la technique :

Non, la tâche n’est pas d’extirper la science, mais de l’incorporer, non pas de la mettre à l’écart mais de la contenir, non pas d’ignorer ses moyens, mais de mettre en question les fins aux services desquelles nous la mettons en œuvre. La tâche est d’utiliser ses outils indéniablement utiles au service d’une intention différente : au service de la préservation plutôt que de la domination de la nature.[14]

Face à l’omniprésence de la science et de la technique, l’idéal biorégional entend mettre le holà à la dynamique destructive à l’œuvre depuis la révolution industrielle. Alors que cette dynamique nous pousse droit dans le mur climatique, ralentir la marche effrénée de la mondialisation et du capitalisme est l’impératif premier. Pour cela, la pensée biorégionaliste propose de renouer avec un usage raisonné des progrès techniques et souhaite retrouver ce lien immatériel qui nous unit à notre environnement. En réinstaurant le rythme du vivant et en replaçant l’humain au cœur de l’écosystème dans lequel il évolue, le biorégionalisme entend reconnecter l’humanité avec une conception vertueuse et durable de l’existence, bien loin de celle excessive et extractive qui domine aujourd’hui. En somme, l’idéal biorégional propose que nous renouions avec une vie équilibrée et mesurée, où les bonheurs et aspirations immatériels suppléeraient – là où cela est possible – ceux matériels qui prévalent aujourd’hui. A ce sujet, Sale écrit :

Ce n’est (…) pas vers le changement, la nouveauté ou la rapidité qu’une société biorégionale tend, mais plutôt vers la stabilité et l’ajustement, non vers la révolution mais vers l’évolution, pas vers les cataclysmes mais vers le gradualisme. (…) Par conséquent, le caractère global d’une société biorégionale est dirigé par les idées de subsistance et de constance selon le modèle de comportement du vivant, qui est celui de la réparation et de la guérison.[15]

Avec le biorégionalisme, toute une vision nouvelle du monde est possible. La transformation envisagée porte en elle les germes d’une révolution culturelle immense consistant à renouer le lien entre l’Homme et la nature, l’Homme et son environnement. C’est afin d’accompagner cette révolution et d’en présenter les grandes lignes que Sale a écrit cet ouvrage. Car si cet ouvrage est la Bible des biorégionalistes, c’est parce qu’il présente clairement le chemin à suivre pour faire naître cette utopie.

Mieux comprendre et s’adapter à notre environnement pour bien y habiter, y cohabiter

Face à la technique omniprésente, le biorégionalisme entend réinventer notre façon de vivre. Or, pour cela, il est d’abord nécessaire de comprendre pourquoi et comment on le fait. C’est ainsi que les biorégionalistes énoncent que le préalable à tout changement biorégionaliste est la juste compréhension et adaptation à l’environnement. Cette juste appréhension des logiques existant autour de nous n’est malheureusement plus d’actualité. L’Homme, poussé par la Science et le Progrès, a fait fi de la nature et des logiques immuables qui la régissent. L’idéal biorégionaliste entend mettre fin à cela en remettant la connaissance des écosystèmes et du monde qui nous entoure au cœur de la pensée humaine. Sale explique :

En son sens le plus basique, le biorégionalisme exprime ces idées essentielles que je crois nécessaire à la survie de l’humanité sur la Terre : la compréhension écologique, la conscience régionale et communautaire, la possibilité de développer un ensemble de sagesses et de spiritualités basées sur la nature, la sensibilité bio-centrée, l’organisation sociale décentralisée, l’entraide, et l’humilité des groupes humains.[16]

En perdant notre connaissance profonde des logiques terrestre, chacun et chacune d’entre nous a progressivement oublié ce qu’est le dénominateur commun de l’humanité : la survie de notre espèce. Sous l’effet de la technique, nous nous sommes détachés de la matérialité de nos existences, nous nous sommes jetés pieds et poings liés dans le piège climatique. Pour couper court à cette spirale négative, les biorégionalistes énoncent que nous devons réapprendre à vivre sur Terre. Bien sûr, la Science a un rôle à jouer. Il n’est par exemple pas question d’arrêter de se référer aux travaux du GIEC, eux qui constituent l’un des principaux leviers pour expliquer la nécessité de ralentir nos activités et de renouer avec l’environnement. Mais cette connaissance doit aussi puiser dans ce qui nous a permis pendant des millénaires de vivre en harmonie avec l’environnement. En cherchant à nous réouvrir à notre sensibilité envers la nature et en nous plaçant à l’intérieur – et non à l’extérieur – des écosystèmes, le biorégionalisme sème les germes nécessaires au projet de société auquel il aspire. Pour embarquer chaque citoyen et citoyenne dans cette vision du monde, il faut d’abord permettre que toutes et tous comprennent l’intérêt de cette dernière. C’est en nous éduquant que nous pourrons concevoir les bienfaits d’un futur biorégionaliste. A ce titre, l’éducation et la connaissance sont les pierres angulaires à tout projet biorégionaliste qui se respecte. Cette idée est très clairement abordée dans l’Art d’Habiter la Terre. En effet :  

Il n’est pas difficile d’imaginer une alternative à la situation dangereuse dans laquelle nous a plongés le paradigme industrialo-scientifique ; pour cela, il suffit de devenir des « habitants de la terre ». (…) Mais pour devenir des habitants de la terre, pour réapprendre les lois de Gaea, pour en venir à une compréhension profonde et sincère de la Terre, la tâche la plus cruciale (et peut-être celle qui englobe toutes les autres) et de comprendre le lieu, le lieu exact où nous vivons spécifiquement. (…) C’est cela qui constitue l’essence du biorégionalisme.[17]

Réinvestir la connaissance de nos lieux de vies est ce qui nous permettra de renouer avec une existence durable. La bonne connaissance environnementale de nos lieux de vies est l’essence du biorégionalisme, le préalable sans lequel rien ne peut advenir. Ce savoir sur le vivant est, par ailleurs, un élément qui parle encore à beaucoup d’entre nous. Présent dans nos imaginaires et expériences de vies, ce savoir est particulièrement vivace chez celles et ceux qui vivent en zone rurale. Plus en contact avec le vivant, les habitants de zones rurales ont conservé un lien fort avec les écosystèmes dans lesquels ils évoluent. Ils ont appris à les connaître et se sont appropriés – de façon tant matériel qu’immatériel – les éléments constitutifs de ces lieux. Tout cela concourt à un attachement et un amour pour l’environnement. La juste connaissance des écosystèmes est ainsi un levier sur lequel veut jouer le biorégionalisme pour raisonner les pulsions destructives de notre époque. Connaître, c’est s’attacher, connaître, c’est s’intégrer dans un tout qui nous dépasse mais dont on dépend. La théorie biorégionaliste aspire à jouer sur cette logique humaine pour se déployer dans les esprits de chacun, pour transformer nos vies. A ce propos :

J’ai découvert qu’il n’est pas bien difficile de faire passer ce sentiment d’appartenance spontané à une perception des caractéristiques biotiques d’une région, pour autant que les gens soient assez conscients des spécificité (…). Interrogez-les sur leurs bassins versants ; demandez-leur s’ils plantent des tomates le 1er mai ; questionnez-les pour savoir qu’ils ont l’habitude de voir des coyotes, des cafards allemands ou des cerfs sur la route ; et vous aurez une bonne idée de la vision régionale qu’ils ont.[18]

En partant des réalités de chacun, le biorégionalisme réussit le tour de force de rendre réel ce qui ne l’est pas aujourd’hui. Redonnant de la matérialité à la pensée écologique, l’idéal biorégionaliste pousse chacun et chacune à se projeter sur son environnement. De la sorte, cette pensée politique amène les individus à adopter les comportements vertueux dont l’humanité a besoin. Rien chez l’humain ne pousse à l’autodestruction. Amener les individus à regarder dans la bonne direction, à regarder les éléments destructifs à l’œuvre autour d’eux permet le retour d’un comportement rationnel qui préserve notre environnement. Connaître et comprendre le lieu dans lequel on se situe amène toujours à vouloir le protéger. Changer de focale révolutionne donc notre rapport au réel, transforme radicalement notre ordre des priorités. Quand on perçoit à sa juste valeur la portée des risques existentiels que fait peser sur nos vies la crise écologique, les sacro-saint symboles du PIB, de la croissance et de la dette apparaissent pour ce qu’ils sont : des objectifs annexes. Replacer la question écologique sur une échelle humainement concevable et amener les individus à concevoir leurs impacts sur l’environnement sont ainsi les deux faces d’une même pièce visant à implanter la logique biorégionale en nous. Sale explique très justement la portée de ce double défi à la base du paradigme biorégionale :

Les gens ne polluent pas ni ne détruisent sciemment les systèmes naturels desquels dépendent leur vie et leurs moyens d’existence ; ils n’épuisent pas non plus volontairement une ressource sous leurs pieds et sous leurs yeux s’ils perçoivent qu’elle est précieuse, nécessaire et vitale ; pas davantage qu’ils ne tuent des espèces entières s’ils sont en mesure de voir qu’elles importent dans le fonctionnement de leur écosystème.[19]

La meilleure façon de lutter contre la destruction de l’environnement, contre le réchauffement climatique est d’illustrer matériellement l’impact de ces phénomènes. L’instinct primaire des humains à assurer la survie de notre espèce constitue le plus grand allié du combat écologique. Or, cet instinct est aujourd’hui endormi, assommé sous la montagne d’éléments technicistes qui nous entoure. Devant ce constat, les biorégionalistes défendent la nécessité de faire redescendre sur Terre nos existences en renouant avec une échelle intelligible pour l’être humain. Sans revenir à des perceptions localement ancrées, aucune transformation durable de nos sociétés ne sera possible. Il faut parler concret, montrer le vrai et le réel pour créer un phénomène d’entrainement dans lequel les gens se retrouvent. Pour mobiliser les individus et que nous plongions collectivement dans le monde d’après, il faut faire naître chez chacun et chacune l’idée d’une absolue nécessitée de ce choix. Cette idée de rendre visible ce qui ne l’est que peu aujourd’hui est à merveille expliqué par Sale. Il dit :

La question n’est en aucun cas celle de la morale (…) mais celle de l’échelle. (…) Le seul moyen pour que les gens adoptent un « bon comportement » et agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret, et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème – et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. (…). Cela ne peut être fait à l’échelle globale, ni à l’échelle d’un continent, ni même à l’échelle nationale, car l’animal humain étant petit et limité, il n’a la vision que d’une partie du monde, et une compréhension restreinte de comment s’y comporter[20]

Ce passage est sublime tant il décrit la double facette qui forme le biorégionalisme. Le bio est ainsi la partie du projet biorégional défendant l’absolue nécessité de créer une société respectueuse de nos environnements. L’idée est de préserver notre biosphère, biotope et biodiversité. En parallèle, le régionalisme cherche lui à ce que l’humain adopte des comportements vertueux en le plaçant dans une échelle restreinte. Par ce biais, l’idée est de nous permettre de bien concevoir et constater l’impact de nos actions. L’idée de départ du biorégionalisme vise ainsi à intégrer l’humanité dans les « réalités géographiques latentes mais intemporelles »[21] qui constituent l’essence même de nos existences. Une fois cela fait, nous retrouverons notre capacité à percevoir notre impact sur le bio nous entourant. Ainsi, nous pourrons agir rationnellement en faveur de la préservation de l’environnement. Cette logique du local plutôt que du mondial, du limité plutôt que du démesuré chamboule l’organisation de notre société. A ce sujet, Sale esquisse ce que pourrait être la réalité matérielle d’un futur biorégional. Il explique :

Toute région devrait apprendre à s’adapter à ses particularités naturelles, développer l’énergie selon ses ressources disponibles (…), cultiver de la nourriture appropriée à son climat et à ses sols, créer un artisanat et des industries en accord avec ses minerais et minéraux, ses bois et ses cuirs, ses tissus et ses fils. Et au moment où tel matériau ou tel matériel serait absent de la biorégion et introuvable dans les services de recyclage ou dans les déchetteries régionales, chaque biorégion dépendrait en premier lieu de l’inspiration humaine.[22]

La société biorégionale a pour vocation de nous délier collectivement des multiples interdépendances qui régissent aujourd’hui nos vies. Réinsérer nos existences dans un cadre géographique limitée permet de devenir plus résilient et autonome. L’aspiration qui en découle à des modes de vies plus terre à terre et circulaire a également l’avantage de nous amener à prendre du recul sur la technique, à réduire notre dépendance à la logique industrialo-scientifique qui nous guide aujourd’hui. Seule l’échelle locale permet un tel changement systémique, seule une communauté humaine faisant face à une même réalité peut permettre à des individus de bifurquer collectivement dans la même direction.

Bien-sûr, gagner en autonomie amène à perdre un certain nombre de plaisirs capitalistes. Bien-sûr, l’idée de résilience induit la disparition de certains biens de consommation, la fin de certaines logiques productives. Bien sûr, nos modes de vies vont changer et devenir plus « difficiles » sous certains aspects. Mais avant toute chose, ce radical changement sera synonyme de maîtrise et de contrôle. Le sens de chacune de nos actions sera démultiplié et permettra de gagner en richesse sociale là où nous en perdrons en richesse matérielle. L’humain et le vivant avant l’argent, voici l’horizon du biorégionalisme. Citant John Friedmann et Clyde Weaver[23], [24], Sale énonce avec clarté que :

[Le biorégionalisme] tient sa force de l’intérieur, de ses propres ressources, ses propres capacités, ses propres savoirs et découvertes. Il n’attend aucun transfert de pouvoir de pays « donateurs » étrangers. Il ne compte ni sur des transformations miraculeuses ni sur des résultats obtenus sans effort. Il démarre donc dans un développement qui puisse satisfaire les besoins élémentaires tout en en créant de nouveaux.[25]

La perspective d’un monde dénué de toute dépendance est vertigineuse. Pourtant, il s’agit d’une perspective tout à fait possible et réaliste. C’est en tout cas cette dernière qui a prévalu par le passé. Chaque territoire, chaque communauté humaine a en lui les capacités pour développer une société autonome et circulaire. Pour cela, il suffit de comprendre et appréhender ce que peut nous apporter l’environnement qui nous entoure. Tournant le dos aux produits mondialisés qui fleurissent sur les étals de nos supermarchés, le biorégionalisme veut apporter un bien-être collectif en rapport avec ce que peut nous donner chaque territoire. La maxime giscardienne « On n’a pas de pétrole mais on a des idées » devient ici celle du biorégionalisme, le précepte guidant l’avenir de chaque communauté humaine. Se reconnecter à sa terre et user intelligemment de sa force est la recette magique qui assurera un avenir radieux et équilibrée à l’humanité. L’énergie du vivant et de la créativité humaine devient ici la ressource première de nos existences, celle qui rend possible toutes les autres. Etrange et contraire à notre présente conception de l’activité humaine, faire primer la nature sur les autres impératifs humains est pour l’idéal biorégionaliste indispensable afin de faire naître de nouveaux modes de vies vertueux. Car parmi les nombreuses révolutions conceptuelles que propose le biorégionalisme, la plus importante fait de l’Homme un subalterne – parmi d’autres – des règles de la planète Terre.

Références

[1] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.14

[2] Le lancement de la Planet Drum Fondation en 1973 apparaît comme l’acte fondateur du développement intellectuel du biorégionalisme aux Etats-Unis. Impulsé par Peter Berg (créateur de la notion de « biorégion ») et sa femme Judy Goldhaft, cette fondation est – depuis la seconde moitié du XXe siècle – à l’origine de la parution d’une revue et de nombreux ouvrages théoriques et pratiques sur la pensée biorégionale

[3] Essayiste et romancier canadien, Michael Helm a écrit pour diverses de revues critiques nord-américaines, comme Tin House et Brick. Son troisème roman, Cities of Refuge est élu meilleur livre de l’année 2010 par le Globe and Mail et le Now Magazine. Enfin, il est récompensé en 2019 par l’obtention d’une Bourse Guggenheim par la Fondation John-Simon-Guggenheim.

[4] Mathias Rollot – avant-propos de la traduction français – p.22

[5] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[6] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.27

[7] Ibid

[8] Partie 1 – Chapitre 1 – p.40

[9] Partie 1 – Chapitre 2 – p.52

[10] Partie 1 – Chapitre 2 – pp.53-54

[11] Lewis Thomas est un scientifique et essayiste américain. Au cours de sa vie, il a exploré dans ses écrits les liens entre science, culture et nature humaine. Utilisant souvent l’étymologie, il s’est évertué à montrer comment les découvertes scientifiques éclairent les structures sociales, l’écologie, et notre compréhension du monde.

[12] Lewis Thomas, New York Times Magazine, 1er avril 1984

[13] Partie 1 – Chapitre 2 – p.53

[14] Partie 1 – Chapitre 2 – p.55

[15] Partie 2 – Chapitre 8 – pp.165-166

[16] Kirkpatrick Sale – préface traduction française – p.28

[17] Partie 2 – Chapitre 4 – pp.75-76

[18] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[19] Partie 2 – Chapitre 5 – p.89

[20] Partie 2 – Chapitre 5 – p.88

[21] Partie 3 – Chapitre 10 – p.212

[22] Partie 2 – Chapitre 6 – p.113-114

[23] John Friedmann, géographe et urbaniste, est reconnu pour ses travaux sur le développement régional et la planification urbaine. Il explore comment les politiques et les structures économiques influencent l’organisation des villes et le bien-être des populations, mettant en avant l’importance de la participation citoyenne dans la planification.
Clyde Weaver, géographe, s’est spécialisé dans le développement régional et l’urbanisme. Ses recherches portent sur la manière dont les facteurs économiques, sociaux et politiques influencent la structure des régions et des villes, et il s’intéresse particulièrement aux dynamiques de développement régional.

[24] John Friedmann, Clyde Weaver, Territory and Function : The Evolution of Regional Planning, University of California Press, 1979, pp.200-201

[25] Partie 2 – Chapitre 6 – pp.127-128

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Réformer les contrôles d’identité pour une police républicaine au service de la population

Réformer les contrôles d’identité pour une police républicaine au service de la population

Alors que le lien entre la population et la police s’est tendu depuis plusieurs années, la sénatrice socialiste de Seine-Saint-Denis Corinne Narassiguin défendra une proposition de loi visant à rétablir ce lien essentiel pour la cohésion nationale.

Le 15 mai prochain, sera débattue dans la niche socialiste au Sénat, ma proposition de loi tendant à rétablir le lien de confiance entre la police et la population.

Membre de la mission d’information du Sénat relative aux émeutes survenues à compter du 23 juin 2023 après la mort de Nahel Merzouk, j’ai pu constater, à travers les nombreuses auditions, la relation dégradée entre notre police et une partie de la population.

La multiplication des petites frustrations ou petits incidents comme des contrôles d’identité réguliers qui font partie du quotidien de ces jeunes, diminue la confiance dans la police et alimente un fort sentiment d’injustice et de relégation.

Je suis sénatrice du département de la Seine-Saint-Denis, premier département d’accueil des populations immigrées en France. Ces jeunes qui se font régulièrement contrôler sont nombreux dans mon département, je ne veux pas que la première interaction qu’ils aient dans leur vie avec la police soit un contrôle d’identité. Je ne veux pas qu’ils aient cette vision de la République. A force de considérer des jeunes comme des délinquants, ils le deviennent.

L’année dernière, le Conseil d’État a reconnu l’existence de pratiques de contrôles d’identité discriminatoires qui ne peuvent être regardées comme se réduisant à des cas isolés. Plusieurs études documentées ont également établi ces cas de contrôles discriminatoires. En janvier 2017, le Défenseur des Droits dévoilait déjà dans une enquête que les jeunes hommes entre 18 et 25 ans perçus comme noirs ou arabes connaissent une probabilité vingt fois plus élevée que le reste de la population de subir un contrôle. 

Le 19 février dernier, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) a regretté l’absence de mesures prises par la France pour la mise en place d’un dispositif efficace de traçabilité des contrôles d’identité par les forces de l’ordre. 

Dans un rapport de la Cour des comptes publié le 6 décembre 2023, la Cour a apporté pour la première fois une estimation du nombre de contrôles d’identité réalisés chaque année par la police et la gendarmerie : 47 millions, dont 32 millions réalisés sur la voie publique. Mais combien de personnes exactement font partie de ces 32 millions de contrôles ? Là est la question.

Toutes les études convergent vers le même constat : en France, les personnes issues des « minorités visibles » sont contrôlées bien plus fréquemment que les autres.

En novembre 2005, Bouna Traoré et Zyed Benna rentrent d’un match de foot et décèdent dans un transformateur électrique après avoir pris la fuite par crainte d’un contrôle policier. Suite à cela, la France a été confrontée à un épisode important de violences urbaines. Le contrôle policier a été l’étincelle qui a suscité la colère dans de nombreux quartiers et a eu un impact sur la sécurité de la société française toute entière.

Ces contrôles sont un problème pour les jeunes puisqu’ils sont souvent vécus comme des humiliations violentes et créent un fort ressentiment. Il n’est pas acceptable dans notre République qu’un citoyen pense qu’il est contrôlé uniquement car “il n’a pas l’air français”.

Mais ces contrôles sont également un problème pour les forces de l’ordre puisque ces pratiques contribuent à altérer la relation de confiance, indispensable, entre toutes les composantes de la population et la police, et derrière cette dernière les institutions publiques qu’elle représente. L’ancienne directrice de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), Agnès Thibault-Lecuivre, a d’ailleurs plaidé il y a quelques mois pour la modification de la loi sur les contrôles d’identité car « on met les policiers en danger en leur demandant d’appliquer une loi d’une complexité rare ».

Selon une étude du Défenseur des Droits publiée le 27 février 2024, près de deux policiers et gendarmes interrogés sur cinq (39,2 %) jugent les contrôles d’identité « peu voire pas efficaces » pour garantir la sécurité d’un territoire. Ce chiffre élevé est le signe d’une perte de sens de cette mission voire du côté contre-productif de cet acte pour beaucoup d’agents de la force publique. Toujours selon cette étude du Défenseur des Droits confiée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), les policiers et gendarmes sont très peu à être d’accord avec l’affirmation selon laquelle « on peut globalement faire confiance aux citoyens pour se comporter comme il faut » (23,8% des policiers et 34,3% des gendarmes).

Le lien de confiance semble donc rompu des deux côtés entre la police et la population. Cette relation de défiance qui s’instaure peu à peu met à mal notre vivre-ensemble, le contrat social qui fonde notre République et qui repose sur la liberté et l’égalité.

Aussi, j’ai décidé l’année dernière de déposer une proposition de loi visant à instaurer le récépissé de contrôle d’identité. C’était une promesse du quinquennat de François Hollande, et son renoncement était une erreur.

Après plusieurs mois d’auditions d’associations, d’institutions et de professionnels, j’ai décidé d’aller plus loin dans la réforme de cette pratique des contrôles d’identités. La proposition de loi comporte donc trois dispositions principales :

  • Elle instaure un dispositif d’enregistrement et de traçabilité des contrôles d’identité, c’est-à-dire l’attestation de contrôle d’identité.
  • Elle réforme les contrôles dits administratifs en supprimant la possibilité de pouvoir contrôler « toute personne, quel que soit son comportement » et en autorisant les contrôles administratifs uniquement pour assurer la sécurité d’un événement, d’une manifestation ou d’un rassemblement exposé à un risque d’atteinte grave à l’ordre public.
  • Elle rend obligatoire l’enregistrement vidéo des contrôles d’identité via les « caméras piétons ».

J’espère sincèrement que cette traçabilité permettra à la fois de mettre fin aux contrôles au faciès mais aussi de sécuriser les forces de l’ordre dans la pratique de leur métier en leur assurant une meilleure transparence.

Il y a peu de suspens quant à la position de la droite au Sénat sur le sujet, mais je considère qu’il est urgent de provoquer le débat pour mettre fin à une pratique discriminatoire et inefficace. En 2017, Emmanuel Macron avait reconnu pendant sa campagne électorale qu’il y avait « beaucoup trop de contrôles d’identité, avec de la vraie discrimination ». 

Aussi, je compte sur un débat à la hauteur de l’enjeu, et cela pour une police respectable et respectée, gardiens de la paix plutôt que forces de l’ordre, au service des citoyens et de l’Etat de droit. Pour revenir à l’idée même que nous nous faisons de la République.

Par Corinne Narassiguin

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L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L ‘Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle ?

L’Europe a-t-elle déjà perdu la course à l’intelligence artificielle (IA) face aux géants que sont les États-Unis et la Chine ? Si ces deux puissances dominent aujourd’hui le secteur par leurs investissements colossaux et leurs innovations de rupture, l’Europe n’est pas pour autant condamnée à l’effacement. Entre régulations rigoureuses et initiatives stratégiques, elle tente de se frayer un chemin dans cette compétition technologique qui façonnera l’avenir de nos sociétés. L’enjeu réside désormais dans sa capacité à transformer ces avantages en moteurs de croissance et d’innovation.

Un retard perceptible mais pas irrémédiable

Les États-Unis et la Chine dominent actuellement le secteur de l’IA, tant en termes d’investissements que d’innovations. En 2023, les investissements dans l’IA ont atteint 70 milliards de dollars aux États-Unis et 45 milliards en Chine, contre seulement 10 milliards pour l’ensemble de l’Union européenne. Les entreprises américaines, telles que Google, Microsoft et OpenAI, ainsi que les géants technologiques chinois, ont pris une avance notable, notamment dans le domaine des modèles de langage et des infrastructures cloud. Cependant, l’Europe n’est pas dépourvue de ressources. Elle dispose d’un marché de consommateurs à haut revenu (l’UE représente près de 450 millions d’habitants et un PIB de 16 600 milliards de dollars en 2023), de talents qualifiés (avec 14 des 50 meilleures universités mondiales en sciences informatiques), et d’entreprises innovantes. Le défi réside dans la mobilisation de ces atouts pour rattraper le retard accumulé et structurer un écosystème capable de rivaliser avec les superpuissances de l’IA.

En paralèle, l’administration Trump a lancé en 2025 le projet Stargate, une initiative massive visant à doter les États-Unis de la plus grande capacité de calcul au monde, spécialement conçue pour l’intelligence artificielle. Doté d’un budget initial de 100 milliards de dollars, avec un objectif d’atteindre 500 milliards de dollars d’ici 2029, ce programme vise à développer une infrastructure d’IA nationale, accessible aux entreprises et universités américaines, pour maximiser les synergies en matière d’innovation. Le projet Stargate ambitionne non seulement de consolider la domination américaine dans l’IA, mais aussi de préparer les industries stratégiques à un avenir où l’automatisation et l’intelligence artificielle joueront un rôle central. Ce programme prévoit la construction de centres de données, notamment à Abilene, au Texas, et ambitionne de créer plus de 100 000 emplois aux États-Unis. Cette stratégie agressive accentue encore davantage la pression sur l’Europe, qui peine à mobiliser des ressources à une telle échelle.

Du côté de la Chine, DeepSeek, un concurrent majeur de ChatGPT et Gemini, a vu le jour en 2024. Soutenu par le gouvernement chinois et plusieurs entreprises technologiques nationales, DeepSeek bénéficie d’un accès quasi illimité à des données massives et à des infrastructures ultra-performantes. En moins de deux ans, la Chine a réussi à déployer une IA générative capable de rivaliser avec les meilleurs modèles américains. L’initiative chinoise s’appuie sur des partenariats avec des universités de premier plan et une politique agressive d’acquisition de talents, ce qui renforce encore la compétition internationale.

Face à ces avancées majeures aux États-Unis et en Chine, l’Europe doit impérativement renforcer ses investissements et affiner sa stratégie pour éviter de rester en retrait. Lors du Sommet européen sur l’intelligence artificielle (IA) tenu à Paris en février 2025, des engagements financiers significatifs ont été pris afin de positionner l’Europe comme un acteur incontournable du secteur, comme nous le verrons plus loin.

Au niveau continental, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé le lancement de l’initiative « InvestAI », visant à mobiliser 200 milliards d’euros pour le développement de l’IA en Europe. Ce programme inclut 50 milliards d’euros de fonds publics européens et 150 milliards d’euros issus d’investissements privés, réunis au sein de l’alliance « EU AI Champions Initiative ». L’objectif est de soutenir la recherche, d’accélérer la création d’infrastructures dédiées et d’encourager l’innovation dans un cadre réglementaire équilibré.

Ces investissements reflètent la volonté de l’Europe de combler son retard sur les États-Unis et la Chine en développant des infrastructures solides et en renforçant la coopération entre acteurs publics et privés.

 

Une régulation ambitieuse : frein ou levier ?

L’Union européenne a adopté en 2024 l’AI Act, une législation ambitieuse visant à encadrer le développement de l’intelligence artificielle en mettant l’accent sur l’éthique et la sécurité. Cette régulation repose sur un cadre strict classifiant les systèmes d’IA en fonction de leur niveau de risque, allant des usages minimaux aux applications critiques nécessitant un contrôle accru. Si cette approche est largement saluée pour sa volonté de protéger les citoyens contre les dérives potentielles, notamment en matière de surveillance, de manipulation de l’information ou de discrimination algorithmique, elle suscite également des interrogations sur son impact économique et technologique.

En effet, certains acteurs du secteur estiment que des régulations trop contraignantes pourraient freiner le développement de l’IA en Europe, en augmentant les coûts de conformité et en limitant la capacité d’innovation des entreprises. De nombreux experts soulignent que la compétition mondiale en matière d’IA est dominée par les États-Unis et la Chine, où les régulations sont souvent plus souples et les investissements colossaux. Ainsi, le risque est de voir les talents et les capitaux fuir l’Europe pour des environnements plus permissifs, où l’expérimentation et le déploiement rapide de nouvelles technologies sont favorisés.

Toutefois, d’autres estiment que cette législation pourrait au contraire constituer un levier stratégique pour l’Europe. En définissant des standards éthiques élevés et en misant sur la transparence et la fiabilité des systèmes, l’UE pourrait devenir un modèle mondial de régulation, imposant ses normes aux entreprises désireuses d’accéder à son marché. Une régulation stricte ne signifie pas nécessairement un frein à l’innovation, mais peut au contraire encourager le développement d’une IA plus responsable, alignée sur des principes de respect des droits fondamentaux.

La question centrale demeure donc : cette approche permettra-t-elle à l’Europe de se positionner comme un leader technologique ou risque-t-elle de l’écarter de la course à l’IA ?

 

Des initiatives pour stimuler l’innovation

Face aux critiques et aux risques de décrochage, l’UE a progressivement ajusté son approche. Tout en maintenant un cadre éthique strict, elle a assoupli certaines contraintes pour dynamiser la recherche et le développement, notamment en allégeant les obligations pour les startups et les PME.

Dans cette optique, l’Union européenne a adopté un cadre réglementaire plus souple en matière d’intelligence artificielle, tout en conservant des garde-fous pour limiter les dérives. L’un des principaux objectifs est de dynamiser la recherche et le développement, alors que le Vieux Continent accuse un retard notable face aux États-Unis et à la Chine.

Cette démarche vise à soutenir les entreprises en réduisant les obligations bureaucratiques, notamment pour les startups et les PME, qui représentent 99 % du tissu économique européen. De plus, la Commission européenne a annoncé en 2024 un plan d’investissement de 10 milliards d’euros sur cinq ans, destiné à financer des projets d’IA souveraine, à renforcer l’infrastructure cloud et à développer des modèles linguistiques en plusieurs langues européennes. L’initiative inclut également la création de centres d’excellence en IA pour favoriser la collaboration entre universités et entreprises, avec l’ambition d’atteindre un taux d’adoption de l’IA de 75 % dans les entreprises d’ici 2030.

Toutefois, cet assouplissement des régulations ne signifie pas un abandon des valeurs européennes. L’Europe reste attachée à un cadre éthique strict, en particulier sur la transparence des algorithmes et la protection des données personnelles. En parallèle, l’UE envisage la mise en place d’un label IA éthique pour garantir la conformité des solutions développées sur son territoire. Cette approche hybride, entre ouverture à l’innovation et régulation mesurée, vise à positionner l’Europe comme un acteur incontournable de l’intelligence artificielle, capable de concilier compétitivité et respect des droits fondamentaux.

 

La France en action : Mistral AI, « Le Chat » et un plan dinvestissement de 109 milliards deuros 

La France affirme son ambition dans le domaine de l’intelligence artificielle avec des initiatives stratégiques et des investissements colossaux. Au cœur de cette dynamique, la start-up Mistral AI incarne l’essor d’un écosystème européen de l’IA capable de rivaliser avec les GAFAM. Fondée en 2023 par d’anciens chercheurs de Google DeepMind et Meta, Mistral AI s’est rapidement imposé comme un acteur incontournable, misant sur des modèles ouverts et transparents pour offrir une alternative crédible aux solutions américaines et chinoises. 

Ce mois-ci, Mistral AI a franchi une nouvelle étape en lançant « Le Chat », un assistant conversationnel révolutionnaire disponible sur iOS et Android. Conçu pour concurrencer directement les assistants IA « ChatGPT » et « Claude », « Le Chat » se distingue par sa rapidité impressionnante, délivrant des réponses pouvant atteindre 1 000 mots par seconde, tout en garantissant un niveau élevé de personnalisation et de contextualisation. Mais ce qui le rend véritablement unique, c’est son engagement en faveur de l’open source, un choix stratégique qui s’inscrit dans une vision européenne prônant la transparence et la souveraineté numérique. Ce positionnement permet non seulement aux entreprises et aux institutions de mieux comprendre et maîtriser les algorithmes qu’elles utilisent, mais aussi d’éviter une dépendance excessive aux solutions propriétaires développées hors du continent. 

Ce dynamisme s’inscrit dans un plan d’investissement sans précédent. Lors du dernier sommet sur l’IA organisé à Paris, le gouvernement français a annoncé un engagement de 109 milliards d’euros pour accélérer le développement de l’intelligence artificielle et des infrastructures associées. Ce financement massif vise à soutenir la recherche, à renforcer les capacités de calcul européennes et à favoriser l’essor de champions nationaux capables de rivaliser avec les leaders du secteur. Parmi les priorités de ce plan figurent la construction de centres de données à haute efficacité énergétique, la formation de talents spécialisés et la mise en place de cadres réglementaires favorisant l’innovation tout en garantissant l’éthique et la protection des données. 

Grâce à cette impulsion politique et industrielle, la France se positionne comme un acteur clé de la révolution IA en Europe, capable de conjuguer innovation technologique, indépendance stratégique et respect des valeurs démocratiques. L’essor de Mistral AI et de *Le Chat* en est l’illustration parfaite, démontrant que l’Europe n’a pas dit son dernier mot dans la course à l’intelligence artificielle.

 

Un avenir à construire 

Bien que l’Europe ait pris du retard dans la course à l’IA, elle n’a pas encore perdu. Si les États-Unis et la Chine dominent aujourd’hui le secteur, l’Europe peut encore tirer son épingle du jeu en misant sur ses forces : une expertise scientifique reconnue, un tissu industriel diversifié et une tradition de régulation qui, loin d’être un frein, peut devenir un atout stratégique. Avec une stratégie équilibrée alliant soutien à l’innovation et régulation adaptée, elle a le potentiel de devenir un acteur majeur dans le domaine de l’intelligence artificielle. 

La clé réside dans la capacité à mobiliser ses ressources, qu’il s’agisse des financements publics et privés, des talents ou des infrastructures technologiques. Elle doit aussi adapter ses politiques pour créer un cadre incitatif et éviter que ses chercheurs et entreprises ne partent vers des marchés plus compétitifs. En favorisant un écosystème propice au développement de l’IA, intégrant aussi bien les start-ups que les grandes entreprises et les centres de recherche, l’Europe peut non seulement combler son retard mais aussi imposer un modèle d’intelligence artificielle éthique, transparent et respectueux des droits fondamentaux.

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Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney

Contre la proportionnelle, Entretien avec Julien Jeanneney

Alors que la réforme du mode de scrutin législatif revient au cœur des débats politiques, Julien Jeanneney met en garde contre les illusions de la proportionnelle. Constitutionnaliste, il s’appuie sur l’histoire institutionnelle française pour en analyser les risques, soulignant les dangers de fragmentation et de paralysie qu’un tel système pourrait engendrer. Il a accordé un entretien au Temps des Ruptures.

Crédits photo : Francesca Mantovani – Éditions Gallimard 

LTR : Pourquoi avoir choisi ce moment singulier dans notre histoire politique récente pour intervenir dans le débat public sur la question du mode de scrutin des élections législatives ?

La raison est circonstancielle. Comme nombre de mes collègues constitutionnalistes, j’ai été sollicité cet été pour mettre en perspective les questions constitutionnelles nouvelles qui se sont posées à la suite des élections législatives de juillet 2024. Un magazine m’a demandé d’écrire un texte sur la « crise de la démocratie ». J’ai alors constaté que de nombreuses tribunes appelaient à l’établissement d’un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, qui m’a conduit à m’intéresser de plus près à la question. De prime abord, cette tendance pouvait sembler paradoxale : les élections législatives venaient de produire une Assemblée nationale pulvérisée d’un point de vue partisan – à la manière d’une assemblée produite à la proportionnelle ; les doutes sur la capacité des partis à forger des compromis étaient évidents. S’agissait-il d’un exemple à suivre pour l’avenir ? Au terme de recherches poussées, notamment dans les travaux parlementaires des IIIe et IVe Républiques, il m’est apparu que les dangers de ce mode de scrutin étaient bien plus nombreux que ses avantages potentiels. Ainsi ai-je écrit un premier texte, pour ce magazine, puis une version plus détaillée de ce dernier, qui est devenue ce « Tract », aux éditions Gallimard.

La nomination à Matignon de François Bayrou peu après sa publication a donné à ce texte une actualité nouvelle : la proportionnelle est au cœur de son combat politique depuis plusieurs décennies. L’évocation de la question lors de son discours de politique générale laisse à penser que, si son gouvernement arrive à s’inscrire dans la durée, un projet de loi sur la question pourrait être débattu ce printemps.

LTR : A quoi est dû selon vous l’attrait pour le scrutin proportionnel aujourd’hui, alors que les trois expériences passées en France au XXème siècle lui ont pourtant fait, comme vous l’expliquez dans votre livre, plutôt mauvaise presse ? Est-ce, comme l’indique Ferdinand Buisson que vous citez, « une popularité faite surtout de l’impopularité du régime électoral en place » ?

Certains puristes vous diraient que l’on n’a jamais connu d’élection véritablement proportionnelle en France. Toutes les élections à tonalité proportionnelle ont été organisées, en effet, à l’échelle départementale – qui tend à tempérer la portée proportionnelle d’un scrutin, en particulier dans les départements qui élisent peu de députés. À chaque fois, pourtant, on a bien entendu mettre en place une forme de « représentation proportionnelle » – vieille ambition défendue notamment pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Cette expérience historique nous éclaire donc sur les avantages et les défauts de ce mode de scrutin dans la culture politique française.

Pourquoi la question connaît-elle aujourd’hui un regain d’intérêt dans plusieurs partis politiques ? À gauche, l’idée séduit ceux qui n’aiment pas beaucoup la Cinquième République et ce qu’ils perçoivent comme une trop grande concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République. Le raisonnement est simple : si un mode de scrutin proportionnel permet d’affaiblir la tendance du président à gouverner efficacement en bénéficiant d’une majorité claire et stable à l’Assemblée nationale, alors il n’est pas mauvais à prendre. Au centre, on espère bénéficier d’un phénomène observé sous la IVe République : le renforcement des partis du centre au détriment des partis situés aux marges du spectre politique. Quant à l’extrême-droite, on y défend aujourd’hui un mode de scrutin qui n’aurait de « proportionnel » que le nom, où un fort bonus de sièges serait attribué au parti arrivé en tête au terme de l’élection : ainsi le Rassemblement national espère-t-il obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale.

Ainsi convient-il de se méfier de l’idée, que l’on entend beaucoup ces derniers jours, selon laquelle une quasi-unanimité existerait entre les partis politiques en faveur de la proportionnelle. D’une part, à une échelle fine, au sein de chaque groupe, les parlementaires ont bien souvent des idées très différentes sur la question. D’autre part, la proportionnelle souhaitée à gauche, au centre et à l’extrême-droite ne sont pas du tout les mêmes. Il n’est pas dit, dès lors, que les partis se mettent d’accord sur un système acceptable par tous. Derrière « la proportionnelle », en effet, il y a une diversité de systèmes possibles. Les variables en la matière, sont très nombreuses : amplitude des circonscriptions, seuil de voix permettant d’obtenir un premier élu, prime en sièges attribuée aux listes arrivées en tête, notamment. Des parlementaires apparemment d’accord sur le principe d’un scrutin proportionnel pourrait bien se déchirer au moment de dessiner ses contours dans le détail.

LTR : L’argument des partis de gauche selon lequel la proportionnelle affaiblirait la toute-puissance du président de la République, argument que vous venez d’évoquer, ne comporte-il pas une part de vrai ?

Le président de la République ne pourrait plus compter sur une majorité absolue de députés pour son seul parti, effectivement. Est-ce propre à limiter le pouvoir du président ? Je n’en suis pas certain. Le pouvoir d’Emmanuel Macron est-il moindre depuis juillet 2024 ? Peut-être. Mais, à l’inverse, on peut considérer que l’Assemblée nationale est également affaiblie et décrédibilisée. Ce n’est pas nécessairement un jeu de vases communicants : il ne suffit pas d’affaiblir la présidence de la République pour renforcer le Parlement.

Certes, on ne peut pas exclure qu’à très long terme, l’habitude du scrutin proportionnel oblige les partis politiques à découvrir la culture du compromis. Le risque est grand que les défauts de ce mode de scrutin conduise – comme cela a toujours été le cas par le passé en France – à revenir en arrière après un ou deux scrutins. Or un changement du mode de scrutin ne se décrète pas. Le fonctionnement actuel de l’Assemblée nationale, qui aurait pu être produite à la proportionnelle, ne rend pas optimiste à cet égard.

LTR : Des défenseurs de la proportionnelle pourraient vous rétorquer qu’une culture politique peut évoluer. Jusqu’à 1962, on n’élisait pas de président de la République au suffrage universel direct. Ce « fait nouveau », insolite dans le républicanisme parlementariste, est pourtant rapidement devenu incontournable dans notre culture politique.

L’idée d’élire directement le président de la République est certes relativement nouvelle – quoiqu’il ne faille pas oublier l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte en 1848. Le culte du chef ne se limite cependant pas, dans notre culture politique, à ce mode de scrutin. Bon nombre de rois, d’empereurs et d’hommes politiques flamboyants de la IIIe République ont provoqué des sentiments comparables, quoiqu’ils n’aient pas été élus dans ces conditions.

La rupture concrétisée par la nouvelle Constitution de 1958 et par la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct est indubitable. Ce mode d’élection de nos présidents est devenu un élément central des équilibres institutionnels. À l’aune de l’attachement des Français à ce qu’ils perçoivent comme le principal moment où il leur revient de peser sur le cours des affaires politiques, il est peu probable que cela change à moyen terme. Ainsi se prolonge notre accoutumance collective à l’élection présidentielle, quoiqu’elle présente des effets pervers bien connus.

LTR : Pour revenir sur le fond du débat relatif à la proportionnelle, il existe en statistique l’indice de Gallagher qui est utilisé pour mesurer la disproportionnalité des résultats d’une élection. Il est fondé sur la différence entre les pourcentages de votes reçus et les pourcentages de sièges concédés à un parti à la suite d’une élection. En France jusqu’en 2022 nous avions le pire indice de Gallagher des pays de l’UE. Si la donne a changé en 2022 et en 2024, il semble qu’il existe toujours une disproportionnalité entre résultats électoraux et nombre de sièges. Une étude du Grand Continent a par exemple montré que dans la plupart des autres systèmes électoraux européens, le RN aurait été grand gagnant. Le scrutin majoritaire ne pose-t-il donc pas un problème de représentativité des résultats nationaux ?

C’est la différence majeure entre les scrutins majoritaires et les scrutins proportionnels : les premiers sont un peu moins justes , mais plus efficaces ; les seconds sont un peu plus justes, mais moins efficaces.

À l’égard du Rassemblement national, deux postures peuvent être envisagées. La première consisterait à considérer qu’il faut traiter ce parti comme les autres, et que, partant, serait injuste tout mode de scrutin qui conduirait à favoriser tendanciellement les partis les moins extrêmes en rendant possible un effet du barrage au second tour – ce qui continue jusqu’alors à désavantager marginalement ce parti. La seconde consiste à considérer que, dès lors que ce parti ne joue pas avec les mêmes règles et que l’arrivée au pouvoir de partis illibéraux, dans différents pays, a souvent provoqué une modification des institutions mêmes perçues par leurs responsables comme d’insupportables contre-pouvoirs, ce léger déséquilibre se justifie. C’est là une question de choix politique.

LTR : Ne pourrait-on pas considérer, à l’inverse, d’un point de vue purement tactique, que la proportionnelle permettrait aujourd’hui d’empêcher le RN d’avoir la majorité absolue.

Bon nombre de scrutins proportionnels ont pour effet de rendre presque impossible le fait pour un parti seul d’obtenir une majorité absolue des sièges dans une assemblée parlementaire. Tout dépend néanmoins des propriétés attachées au mode de scrutin : un scrutin présenté comme proportionnel, mais où une forte prime en sièges est donnée à la force politique arrivée en tête – comme cela existe en Grèce, comme aimerait l’imposer Georgia Meloni en Italie ou Marine Le Pen en France – présente deux caractéristiques : d’une part, ce mode de scrutin n’a plus grand-chose de proportionnel ; d’autre part, il favoriserait aujourd’hui probablement les forces politiques d’extrême-droite en France, comme dans de nombreux pays européens.

Il est toujours risqué de privilégier un mode de scrutin pour des visées tactiques de court terme. Ce fut le choix de François Mitterrand en 1986 : le succès des deux grands partis de droite n’a été tempéré qu’au prix de l’arrivée inédite de trente-cinq députés du Front national à l’Assemblée nationale, ce qui a consolidé la présence médiatique de Jean-Marie Le Pen. Quelques mois après les élections législatives de 1986, la décision de revenir au scrutin majoritaire fut globalement consensuelle.

LTR : Une des critiques majeures que vous adressez au scrutin proportionnel est la double distance qu’il crée entre élus et citoyens. D’un côté, il déracine les parlementaires qui n’ont plus à rendre des comptes à leurs électeurs, de l’autre il éloigne les électeurs de leurs députés, qu’ils ne connaissent plus. Mais ne pourrait-on pas vous objecter que, justement, ce déracinement pourrait avoir des effets bénéfiques en permettant au député de se concentrer sur son travail législatif et plus sur l’objectif de se faire réélire à tout prix par ses électeurs ?

C’est un argument ancien : le scrutin majoritaire favoriserait le clientélisme des députés. Les députés ne cherchant qu’à se faire réélire, ils passeraient la majorité de leur temps dans leur circonscription à rendre des services, dans l’espoir  d’« acheter » ainsi de futures votes. Le constat de députés structurellement poussés à négliger ainsi leurs travaux parlementaires a poussé certains professeurs de droit – à l’instar de Guy Carcassonne – à défendre la suppression du cumul des mandats.

Un tel argument mérite certainement d’être tempéré à l’aune de la capacité du scrutin majoritaire à pérenniser un lien entre les députés et les Français. Bon nombre de scrutins proportionnels présentent le défaut inverse. Pour être réélus, les députés sont incités à être surtout bien vus dans les états-majors de leurs partis. Quant aux électeurs confrontés à des listes bloquées – comme c’est aujourd’hui le cas pour les élections européennes –, ils sont encore moins incités qu’au scrutin majoritaire à connaître leurs députés.

S’y ajoute le constat opéré depuis la réforme du « non-cumul » mise en place en 2017 : la moindre présence des députés dans leurs circonscriptions n’a amélioré de façon déterminante ni la qualité des lois, ni le contrôle parlementaire de l’action de l’exécutif.

LTR : L’engouement pour la proportionnelle vient certainement du « blocage » politique de la France depuis juillet 2024. L’idée de changer le mode de scrutin ne permettrait-elle pas un nouveau souffle démocratique ?

Nous connaissons parfois – c’est bien naturel – une forme de « bougeotte » institutionnelle. Le changement nous apparaît comme vertueux en lui-même, indépendamment de ce qu’il s’agit de modifier. Le philosophe et homme politique Ferdinand Buisson le notait en 1910 : la « popularité » de la représentation proportionnelle lui semblait déjà « faite surtout de l’impopularité du régime électoral » en place. Méfions-nous de cette tendance : en instaurant, dans l’espoir d’améliorer nos institutions, un mode de scrutin proportionnel pour l’élection des députés, nous risquons bien d’aggraver les choses.

LTR : Le scrutin proportionnel pourrait-il permettre de favoriser les compromis au sein des forces partisanes ? Aujourd’hui, les électeurs votent pour qu’un programme soit appliqué. Si demain scrutin proportionnel il y avait, les électeurs sauraient par avance que les programmes des partis politiques seraient destinés à être amendés pour s’accorder avec ceux d’autres partis politiques.

C’est l’un des enjeux décisifs en la matière. Le scrutin majoritaire, auquel nous sommes habitués, incite les partis politiques à abattre leurs cartes avant le scrutin : certains forment des « cartels électoraux », à l’image de la « gauche plurielle » en 1997 ou du « nouveau front populaire » en 2024. Un tel système contraint certes les partis qui ne réussissent pas vraiment à tirer leur épingle du jeu lors des négociations pré-électorales – à l’instar du parti socialiste en 2024. Il présente cependant une vertu cardinale : la clarté. Les électeurs savent ce pour quoi ils votent.

À l’inverse, à la proportionnelle, les partis sont incités à garder le silence en critiquant leurs voisins idéologiques immédiats, dans l’espoir de gagner des parts de marché électoral. Tout dépend ensuite d’accords organisés par les députés après l’élection, sur lesquels les électeurs n’ont plus la main. Prenez les élections législatives de 1951, sous la IVe République, organisées selon un mode de scrutin à forte tonalité proportionnelle : les Français ont connu des présidents du Conseil de droite – Antoine Pinay –, du centre – Edgar Faure – ou de gauche – Pierre Mendès France –, sans avoir jamais été conduits, entre temps, à se prononcer. Tout aussi inattendus ont été des accords plus récents, en Italie, entre le mouvement « cinq étoiles » et la Ligue, puis entre ce mouvement et le parti démocrate, toujours menés dans le dos des électeurs, après l’élection.

L’urgence est-elle aujourd’hui de conduire les Français à donner un blanc-seing aux députés, afin que ces derniers s’allient comme ils l’entendent après les élections législatives, de manière imprévisible ? Le temps passant, on oublie à quel point les Français ont pu juger détestables ces pratiques sous la IVe République. Gardons-nous, sur ce point, d’une naïveté amnésique.

En matière électorale, la clarté et la simplicité du mode de scrutin sont des vertus cardinales. Il nous faut garantir une « traçabilité » entre la volonté exprimée dans les urnes et les résultat gouvernemental produit en bout de course. À cet égard, les modes de scrutin proportionnels aujourd’hui envisagés marqueraient un retour en arrière.

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Pour un Régime agricole complémentaire

Pour un Régime agricole complémentaire

Alors que le groupe écologiste vient de déposer une proposition de loi visant à expérimenter la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation, David Cayla estime que la protection d’une agriculture paysanne pourrait être assurée par un dispositif plus simple : la création d’un Régime agricole complémentaire (RAC) permettant de protéger une partie de l’agriculture française en constituant une filière vivrière protégée de la concurrence internationale.

L’annonce par Ursula von der Leyen de la finalisation de l’accord de libre-échange avec le Mercosur a sonné comme un affaiblissement politique de la France après sept années de présidence Macron. Pour autant, cette signature ne contrevient pas aux attributions de la Commission Européenne. Si l’accord est ratifié par le Parlement européen, il n’aura pas besoin d’être validé par l’Assemblée nationale et la France n’aura pas la possibilité de s’y opposer. La suppression des droits de douanes sur les produits agricoles venant du Mercosur et l’augmentation des quotas d’importation de viande bovine, s’appliqueront.

 

Peut-on protéger nos agriculteurs ?

Une fois ratifiés, les traités commerciaux s’imposent au sein du marché unique et donc à la France. Néanmoins, des marges de manœuvre existent pour les autorités françaises. La France, pays contributeur net au budget européen (ce qui signifie qu’elle verse davantage d’argent à l’UE qu’elle n’en reçoit) pourrait obtenir des avancés pratiques lui permettant de limiter les effets destructeurs des accords de libre-échange pour son agriculture.

Cette protection implique de sortir une partie de l’agriculture du marché unique. En effet, même si l’Union Européenne est responsable de l’organisation du marché unique, le fait est qu’elle ne définit pas clairement ce qu’est une marchandise. C’est là que se situe une faille que la France pourrait exploiter.

L’agriculture est incontestablement une activité marchande. Les agriculteurs sont en concurrence et produisent des biens qui ont vocation à être vendus selon le principe de l’offre et de la demande. Pour autant, il existe, dans d’autres secteurs, des exceptions au principe marchand. Certains biens et services échappent aux règles du marché unique en raison de leur caractère spécifique – c’est le cas de l’industrie de défense et de la culture (édition, cinéma, spectacle vivant, etc.) – ou parce qu’ils contribuent à la mise en œuvre d’un service public (secteur pharmaceutique, transport public…)

En élargissant à une partie de la production agricole ce principe d’exception, il serait possible de déroger aux règles actuelles. Une telle exemption pourrait être négociée au nom du principe de souveraineté alimentaire et en faisant de l’alimentation un service public. La France pourrait ainsi définir un secteur agricole non-marchand, le Régime agricole complémentaire (RAC) lui permettant d’organiser un véritable service public de l’alimentation.

 

Pour assurer la souveraineté alimentaire, instituer une agriculture non-marchande

Le RAC serait, comme son nom l’indique, un régime complémentaire réservé à la production agricole vivrière. Les produits agricoles émanant du RAC seraient vendus exclusivement au secteur public à des prix régulés ; ils ne seraient donc plus soumis aux règles de la concurrence. Les producteurs de ce secteur devraient répondre à des normes spécifiques convenues en amont avec les représentants des agriculteurs. Leurs ventes seraient garanties à la manière de ce qui existait du temps de la PAC, avant les réformes des années 1990.

L’objectif de la création de ce second secteur n’est évidemment pas d’imposer un modèle unique à toute la profession mais de le proposer aux agriculteurs volontaires. Ce régime serait limité aux produits agricoles vivriers et ne concernerait pas la production de produits agricoles industriels (textile, biocarburant…) ou de boissons alcoolisées. Cette filière aurait pour fonction d’assurer la souveraineté alimentaire des Français. Sa reconnaissance dans le droit européen pourrait faire l’objet de négociations au sein de l’UE. En effet, il ne s’agit pas de sortir des traités européens mais de créer une nouvelle filière agricole non marchande au nom de la préservation d’une agriculture paysanne à vocation vivrière.

À côté de ce secteur, une agriculture marchande fonctionnant sous le régime habituel subsisterait. Cette dernière resterait soumise aux règles du marché unique et aux traités commerciaux. Le secteur agricole conventionnel pourrait commercer avec l’étranger et bénéficierait des fonds de la PAC comme actuellement. Les outils de traçabilité des produits agricoles à usage alimentaire permettraient de distinguer clairement les productions des deux secteurs.

 

Que ferait l’État de ces produits agricoles ?

Deux options sont possibles pour la distribution. Une première option serait d’imposer aux transformateurs et aux distributeurs de racheter de manière prioritaire la production agricole non marchande. Mais cette option ne serait pas conforme au droit européen puisqu’elle donnerait un avantage décisif à la production agricole du RAC au détriment de la production émanant du secteur agricole marchand.

Une autre solution serait d’organiser une filière publique de production et de transformation. La production agricole du RAC serait ainsi orientée vers la restauration collective des écoles et des administrations publiques. Cette option est possible dans le cadre du droit actuel, la production non marchande pouvant alimenter un secteur de distribution non marchand. C’est ce qui se passe, par exemple, dans le secteur du médicament dont les prix sont régulés et qui alimente les hôpitaux et pharmacies.

En cas d’excès de production au sein du RAC, une partie de la production agricole pourrait être réorientée au profit de l’aide alimentaire et des associations caritatives au service des ménages. L’État pourrait également créer un système de distribution non marchand à destination des populations vulnérables. Enfin, en cas d’excédent persistant, une partie de la production pourrait être déclassée et reversée dans le secteur marchand au prix de marché, comme cela se passe parfois pour la filière bio.

 

S’appuyer sur les régions

Nous avons présenté le Régime agricole complémentaire en partant de l’idée d’organiser une filière agricole non marchande autour de l’État central. Pour autant, il pourrait être plus intéressant d’organiser le RAC par l’intermédiaire des régions. Cette forme de décentralisation encadrée par des règles communes permettrait d’inclure des normes de production fondée sur des savoirs-faires locaux et d’organiser des filières territoriales de transformation et de distribution.

Un système de RAC régionaux fonctionnerait à la manière des TER : des marchés séparés et organisés selon des cahiers des charges spécifiques, mais en connexion les uns avec les autres. Ainsi, les filières de distribution pourraient valoriser certains produits au sein d’autres RAC dans le cadre d’accords régionaux.

 

Engager le débat à gauche puis avec la société

Certains à gauche défendent un projet concurrent, la Sécurité sociale de l’alimentation. Une proposition de loi du groupe des Écologistes à l’Assemblée nationale a été déposée en ce sens le 12 février.[1].

Ce dispositif pose de nombreux problèmes pratiques qui fait qu’il a très peu de chances d’être mis en place concrètement. En effet, c’est un projet qui :

  1. Augmenterait les cotisations sociales de 100 à 200 euros par mois, entrainant une forte baisse du salaire net, ce qui est difficilement acceptable par nos concitoyens ;
  2. Ne prend pas suffisamment en compte le rôle de l’industrie de transformation dans les processus de conventionnement. Or, les Français achètent majoritairement des produits transformés. La consommation de produits bruts nécessite de savoir et de pouvoir les cuisiner. Même si on peut, à juste titre, considérer que cela serait bénéfique tant pour la santé que pour l’environnement, il est difficile d’imposer un retour à la cuisine pour de nombreuses familles qui n’en ont pas forcément le temps et les moyens.
  3. Nécessite de fortes subventions publiques.

Pour conclure, soulignons que le Régime agricole complémentaire est conçu comme un système contractuel et non comme une étatisation de l’agriculture. Les agriculteurs souhaitant participer à ce régime resteraient indépendants et pourraient librement le quitter. L’objectif de ce dispositif est avant tout d’assurer des débouchés et de garantir des prix décents pour la production vivrière de l’agriculture.

Cette proposition entend démontrer qu’il est possible de créer une filière agricole non marchande en contrepartie d’un cahier des charges négocié avec les agriculteurs mais ambitieux sur les plans alimentaire et écologique. Le droit applicable à ce régime correspondrait à celui du régime des services d’intérêt général qui autorise des subventions spécifiques et une régulation des prix.

Références

[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/dossiers/experimentation_securite_sociale_alimentation

 

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Tyler, The Creator : L’esprit « DIY » au 21ème siècle

Tyler, The Creator : L’esprit « DIY » au 21ème siècle

Né le 6 mars 1991 à Hawthorne, dans la région de Los Angeles, Tyler, The Creator, de son vrai nom Tyler Okonma, s’est imposé au fil des années 2010 comme l’un des artistes les plus inventifs de sa génération. Avec la sortie de son dernier album, CHROMAKOPIA, il continue d’étoffer son univers créatif et d’élargir ses horizons, tout en reflétant ses influences et en incarnant parfaitement l’esprit « DIY » (Do It Yourself).

Tyler, le musicien

L’activité principale de Tyler est la musique : il rappe, chante, fait des beats, et produit. Ses influences principales vont du hip-hop à la soul, en passant par le funk, le R&B et (probablement) même la pop des années 1960 et 1970. Sa musique semble s’adresser aussi bien à des amateurs de musique indie et/ou expérimentale qu’à certains « puristes », que ce soient des puristes hip-hop par la qualité de ses paroles et de son flow, que des puristes des années 1970 et de la musique soul ou funk, qui peuvent se reconnaître dans les rythmiques, mélodies et arrangements fouillés.

Tyler, encore mineur, se lance dans la musique en 2007 au sein du désormais défunt collectif « Odd Future » qu’il a co-fondé et dont il va être considéré rapidement comme le leader. Ce collectif va se démarquer par les nombreux talents qu’il comporte outre Tyler, dont beaucoup vont connaître un certain succès (ex. Earl Sweatshirt, ou encore Syd et Matt Martians qui ont fondé The Internet) voire carrément exploser par la suite (Frank Ocean). La musique d‘ Odd Future contient, déjà, des paroles très provocatrices et des productions inhabituelles et minimalistes, emblématiques du style du Tyler des premières années. En 2009, Tyler continue donc dans cette voie avec des paroles sombres et provocatrices dans son premier album « Bastard », puis en 2011 avec l’album « Goblin ». Ses paroles attirent l’attention et font parfois scandale.

À partir de son album Wolf (2013), Tyler opère un tournant, confirmé également par l’album Cherry Bomb (2015). Les influences soul, funk, R&B et pop vintage commencent à se faire ressentir dans ses productions. Au fil de ses albums Flower Boy (2017), IGOR (2019) et CALL ME IF YOU GET LOST (2021), Tyler creuse et étoffe davantage tant ses productions que ses paroles et atteint probablement le sommet de son art. C’est justement à partir de Flower Boy que Tyler commence à connaître un large succès, dont la particularité est qu’il est autant commercial que critique. Tyler réussit alors la prouesse d’atteindre un réel succès commercial sans pour autant sacrifier son authenticité et sa capacité d’expérimentation, qui restent visibles dans ses paroles, désormais dans l’ensemble plus sincères, personnelles, émotionnelles et profondes, mais aussi dans ses productions, qui restent parfois inhabituelles et/ou sont des hommages à ses influences (R&B, soul, funk) – qui ne correspondent pas aux principales musiques dominantes commercialement aujourd’hui. Ce succès culmine avec ce qui constitue probablement la reconnaissance ultime pour un artiste considéré (bien que de manière assez réductrice) rap : en effet, IGOR et CALL ME IF YOU GET LOST décrochent chacun le Grammy du meilleur album rap (respectivement en 2020 et en 2022).

Dernier album de Tyler, the Creator en date, (sorti le 28 octobre 2024), CHROMAKOPIA est assez typique du virage entamé par Tyler en 2017, que ce soit au niveau de l’alternance entre paroles provocatrices et paroles profondes, personnelles ou entre productions minimalistes atypiques et productions très travaillées et mélodieuses. Cela dit, on ne se dit pas pour autant qu’il s’agit d’un simple album de plus de sa part, tant la qualité est, une fois de plus, au rendez-vous.

 

Tyler, le créateur

Vous pensiez que ce CV impressionnant s’arrêtait ici ? C’est sous-estimer l’artiste !

En effet, Tyler est également actif dans le milieu de la mode avec ses marques Golf Wang et Golf le Fleur, reflétant des influences plus vintage, et qu’il pilote également lui-même. Contre toute attente, il réussit également à s’imposer dans ce milieu. Ces projets connaissent un succès tout aussi énorme que sa carrière musicale, au point que Tyler décroche au fil du temps des collaborations avec des marques telles que Vans, Levi’s, Converse, mais aussi Lacoste et même Louis Vuitton.

Dans le domaine de l’événementiel et plus particulièrement des festivals de musique, Tyler décide de lancer son propre festival, le Camp Flog Gnaw Carnival, qui se tient annuellement depuis 2012. Le festival a vu se produire à la fois nombre d‘artistes indépendants ou émergents, mais réussit également l’exploit d’attirer parmi les plus grandes stars du rap (telles que Drake, Kendrick Lamar, Pharrell Williams, Kid Cudi, Snoop Dogg, le regretté Mac Miller ou encore le désormais très controversé Kanye West) mais aussi d’autres genres (SZA, Billie Eilish, Lana Del Rey).

Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, Tyler a également été présent entre 2012 et 2014 sur le petit écran, avec Odd Future, dans leur série humoristique « Loiter Squad » sur la chaîne américaine Adult Swim.

 

Un héritage « DIY » au 21ème siècle

Tyler se démarque non seulement par son éclectisme musical (il ne se cantonne pas au rap classique) mais aussi par sa détermination à diriger son processus créatif lui-même pratiquement du début à la fin : composition, paroles, production, et même direction dans la réalisation des clips vidéo, contrairement à nombre d’autres artistes qui sont inséparables de leurs collaborateurs. Tyler, The Creator s’inscrit ainsi dans la lignée de celles et ceux parmi les artistes qui refusent de se plier aux codes traditionnels de l’industrie musicale. Il prouve qu’il est possible de réussir commercialement en gardant le plus de contrôle possible sur son art. Sa capacité à diriger tant d’aspects de sa création artistique lui donne une liberté rare, qui lui permet de prendre des risques et de rester fidèle à sa vision. Tyler est donc un artiste complet aux multiples casquettes : musicien, producteur, designer, réalisateur, acteur et entrepreneur visionnaire !

Avec CHROMAKOPIA, Tyler réaffirme une fois de plus ce statut d’artiste polyvalent et s’affirme comme un des artistes incontournables de notre époque, tout en prouvant, également, qu’il n’est pas nécessaire de sacrifier son authenticité pour connaître le succès. Il est rare pour un artiste de parvenir à rester aussi constant dans la qualité et dans l’authenticité, tant il est tentant de céder aux sirènes du mercantilisme et de favoriser ce qui est susceptible de se vendre le mieux, au détriment de ce qui correspond le plus à soi-même. Cela dit, force est de constater que Tyler semble réussir ce défi avec une facilité déconcertante !

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Pour une politique du sensible

Pour une politique du sensible

Au fond, nos manières de réfléchir nous empêchent de concevoir la sensibilité du monde : les responsables politiques ne parlent pas de la détresse mais des drames ; ils ne parlent pas du soin mais de la santé ; ils ne parlent pas du bonheur, ni du ressentiment, mais du niveau de vie et du déclassement ; ils n’évoquent pas la beauté du monde, mais rappellent qu’il faut protéger le patrimoine ; ils ne s’attardent pas sur l’amitié mais débattent sur la solidarité.

Et si la politique n’était pas qu’affaire de concepts collectifs ? Le corps est sale dans la pensée occidentale ; il doit être séparé à bonne distance de l’âme, d’où naissent les idées, les savoirs, et où siège la raison humaine. L’idée n’est pas nouvelle : elle irrigue toute la pensée cartésienne et, incidemment, nourrit depuis des siècles la rationalité politique.

 

Au fond, nos manières de réfléchir nous empêchent d’envisager des concepts individuels et sensibles : les responsables politiques ne parlent pas de la détresse mais des drames ; ils ne parlent pas du soin mais de la santé ; ils ne parlent pas du bonheur, ni du ressentiment, mais du niveau de vie et du déclassement ; ils n’évoquent pas la beauté du monde, mais rappellent qu’il faut protéger le patrimoine ; ils ne s’attardent pas sur l’amitié mais débattent sur la solidarité.

 

Cette pudeur inconsciente vide les concepts de leur chair et, réciproquement, renforce le désintérêt de la politique pour la chair vivante des Hommes. Or, il faut reconquérir la chair, la réintégrer dans le champ politique. C’est dans la marge sensible qui sépare l’individu de son environnement que se joue la totalité des enjeux politiques. Car les plus grands défis du siècle altèrent précisément le monde sensible.

 

Comment comprendre l’hyperconsommation, si ce n’est par la malbouffe, qui maltraite le corps, l’addiction aux écrans, qui isole l’esprit et abîme la rétine ? Comment comprendre les excès du capitalisme extractiviste autrement que par ses conséquences sur la portion sensible de l’individu ? Pollution de l’air et respiration difficile, pollution sonore et bruits assourdissants, pollution lumineuse et disparition de la voûte céleste : voici de nouvelles clés de lecture pour comprendre les dérives du système économique contemporain, autrement qu’en évoquant l’explosion des inégalités relatives et la destruction des ressources naturelles.

 

C’est donc en partant du constat que l’individu n’existe jamais autrement qu’en agissant dans le monde, par l’intermédiaire d’une fine membrane sensible, qu’il m’est apparu essentiel de développer un concept ad hoc rendant à la fois compte de la brutalisation du monde et des recours contre cette brutalisation.  Cette idée a donné lieu à une série de cinq notes, publiées par la Fondation Jean Jaurès, consacrées pour chacune d’entre elles à l’un de nos cinq sens. Dans « Politisons le sens de la vue », j’ai voulu montrer à quel point vivions dans une société hyperoptique, caractéristique essentielle du capitalisme numérique, réduisant l’Homme sédentaire à une existence unisensorielle.

 

Et pourquoi cette unisensorialité poserait-elle problème ? Parce que la négation de l’expérience des sens a, d’après moi, des conséquences politiques graves. En ce sens, j’ai cherché à exhumer et rappeler la pensée sensualiste de Condillac, un philosophe politique de la fin du XVIIIème siècle quelque peu oublié. D’après Condillac, l’esprit (et avec lui les connaissances, la morale et le jugement) naît toujours de l’expérience sensorielle : c’est en compilant et en retravaillant des milliers d’expériences sensorielles, de la puanteur au laid, du dégoût à l’assourdissement, des caresses à la douleur, que se forgent les émotions, les distinctions entre le bien et le mal, puis, plus loin, les notions plus fines et complexes. Deux siècles après Condillac, les phénoménologistes comme Merleau-Ponty défendront une thèse proche, en montrant que la sensation et la raison devaient être considérés comme les deux extrémités d’un seul et même continuum.

 

En effet, comment mieux comprendre l’aliénation et l’épuisement de l’individu moderne, pris dans les vents brutaux des addictions numérique et du culte de la performance ? C’est bien du sensible dont il est à chaque fois question. Dans « politisons le sens du toucher », je me suis ainsi intéressé à la conséquence nécessaire de l’appauvrissement sensoriel : des pans entiers de l’expérience humaine, à l’image de l’altruisme et de la fraternité générée par les contacts physiques, disparaissent avec la marginalisation du toucher depuis la crise Covid.

 

En ce sens, l’analyse de la notion de « sensible » permet de réinterroger les contours de la dignité humaine. Pourquoi celle-ci devrait-elle se limiter à l’exercice de libertés matérielles, telles que la liberté d’expression ou de mouvement ? A l’ère de la fin du sacré, le sensible peut constituer la première pierre d’un humanisme renouvelé. Pour la première fois, l’Homme ne serait pas l’être érigé en supérieur par la souveraineté de sa « Raison », excluant tout le reste du vivant, mais au contraire l’être immergé au cœur du vivant, en raison des milles fils sensibles qui le relient au reste de son environnement.

 

Cette nouvelle approche de la dignité peut paraître floue de prime abord, mais elle a au moins deux vertus. La première est écologique. La crise environnementale est, en effet, une crise du sensible, autant que de la biodiversité ou du climat : en reconnaissant l’importance de son expérience sensible dans la construction de son rapport au monde, l’individu découvre le bonheur que lui procure le sentiment de la Nature. Il se range parmi le vivant. Baptiste Morizot, principal défenseur de cette vision, parle à juste titre d’une nécessaire « politisation de l’émerveillement »[1].

 

Une nouvelle approche de la dignité humaine fondée sur le sensible peut aussi nous conduire à reconsidérer nos rapports aux autres et à leurs souffrances. Tel est le propos de l’éthique du care, mouvement philosophique américain né à la fin du siècle dernier et repris, plus récemment en France, par Cynthia Fleury. En effet, la substitution, dans les yeux du soignant, de l’intégrité rationnelle de l’individu par une intégrité sensible, emporte une nouvelle approche du soin, fondée sur l’écoute active, les gestes doux, la reconnaissance et le respect du libre-arbitre.

 

Reste, enfin, tous les éléments sensibles qui ne se nomment jamais politiquement : le chant de l’oiseau, le ciel étoilé, le grand air ou encore l’odeur des arbres. Et si, formellement, nous faisions de ces éléments poétiques et insaisissables des composantes reconnues de la dignité humaine, opposables à tous ? Tel est l’un des propos des politiques du sensible : en reconnaissant la valeur de ces choses qui « ne peuvent pas nous être volés »[2], elles osent affirmer l’existence d’un irréductible non-marchandable dans la société du tout-marché. Elles offrent un refuge ultime à l’aliénation, et sacralisent une dignité imprenable. 

 

Penser le sensible, c’est aussi comprendre d’où nous venons : dans la note que je consacre au sens de l’odorat, je rappelle que l’évolution de ce sens traduit celle de la civilisation. La Renaissance voit naître les premières fragrances exotiques et la mise à distance des mauvaises odeurs, dont la qualification dépend en réalité de considérations sociologiques ; les choix d’urbanisation sous Haussmann, de la même manière, sont indissociables de la volonté de mettre un terme à la puanteur charriée par l’industrialisation. Pour Norbert Elias, notre évolution du rapport à l’alimentation dit la même chose : le point de bascule de la « civilisation des mœurs » est visible à compter du moment où les convives cessent de partager le même plat dans lequel plonger leurs mains, pour utiliser couverts et assiettes.

 

Penser le sensible, enfin, c’est se doter d’un nouveau moyen de compréhension des inégalités. Les considérations économiques seules ne suffisent pas à expliquer les différentiels de trajectoire des individus, les inégalités culturelles non plus : il faut ajouter, dans la loterie de la vie, la propension de chacun à s’émouvoir et rêver. Je suis convaincu que le sensible est au cœur du développement de ses facultés. Un enfant très éduqué et très riche aurait-il les mêmes chances qu’un autre enfant du même milieu, s’il n’a jamais vu la mer ou s’il a grandi sans l’horizon d’un paysage ?

 

Voilà, succinctement présentés, les arguments qui doivent nous conduire à politiser le sensible et sensibiliser la politique. Dans une période politique fragmentée, où les grandes doctrines d’idées peinent à faire le lien entre les questions sociales et sociétales, entre les échelles locales et mondiales, entre les outils publics et privés, les politiques du sensible donnent une clé de lecture unique permettant de traiter des questions touchant toutes les dimensions, de la pénibilité du travail à la protection de l’environnement, de l’éducation des enfants à l’aménagement des villes.

 

Références

[1] https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/04/baptiste-morizot-il-faut-politiser-l-emerveillement_6048133_3451060.html

[2] https://www.gallimard.fr/catalogue/ce-qui-ne-peut-etre-vole/9782072997327

 

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Détroit : plongée dans les ruines du rêve américain

Détroit : plongée dans les ruines du rêve américain

Mêlant références culturelles foisonnantes et enquête de terrain, Raphaëlle Guidée, profes-seure en littérature, analyse comment Detroit, ancienne capitale mondiale de l’industrie automobile, cristallise les représentations de la catastrophe. A rebours des récits éculés et interchangeables, l’autrice montre comment des habitants écrivent en actes l’histoire de leur ville abîmée par le capitalisme.

Dans son ouvrage La Ville d’après. Detroit, une enquête narrative, Raphaëlle Guidée se demande comment la ville de Detroit, aux États-Unis, centre mondial déchu de l’industrie automobile, stimule les histoires de catastrophe de toute sorte. Crise économique et sociale, bouleversements écologiques, mutations politiques à venir seraient tous contenus dans l’histoire de cette ville, symbole du progrès capitaliste et désormais ruine géante.

Quelques chiffres et dates permettent en effet de raconter un déclin spectaculaire : quatre millions d’habitants en 1950 et 700 000 aujourd’hui, 30% de taux de pauvreté, une espérance de vie inférieure de sept ans à la moyenne nationale, des services publics moribonds (les canalisations d’eau fuient, une école publique sur deux a été fermée dans la décennie 2000) et une déclaration de faillite en 2013. Ces données soutiennent et inspirent une profusion de discours pour faire de la ville « un filon littéraire, cinématographique et photographique où convergent les amateurs de désastres et de métaphores » selon l’expression de Raphaëlle Guidée.

En 2010 déjà, les photographies de Romain Meffre et Yves Marchand avaient fait la Une de grands journaux nord-américains et européens. Elles mettaient en lumière le délabrement de la ville à travers des images de son théâtre gothique, magnifique sous les amoncellements de gravats ou encore de la gare de dix-huit étages toute taguée et creuse derrière ses dizaines de fenêtres.

 

Detroit : la ville qui renaît de ses cendres…par la grâce des industriels

Dans son ouvrage, Raphaëlle Guidée démontre qu’à travers les photos, pubs et livres publiés sur Detroit se cache toujours le même discours eschatologique : il s’agit à chaque fois de raconter la chute de Detroit pour dire comment, en fait, la ville renaîtra plus forte qu’avant. Seul le ton de ce discours varie quelque peu : tantôt capitaliste (la destruction y est alors considérée comme condition de l’innovation et de la croissance), tantôt religieux (la chute n’étant qu’une étape de la régénération divine).

Et si la ville s’accommode si bien de ce providentialisme économique et religieux c’est parce qu’il fait partie de son ADN. Sa devise, énoncée après un incendie dévastateur en 1805, en est une manifestation éclatante : « Speramus meliora, resurgent cineburus » (« Nous espérons des jours meilleurs, elle se relèvera de ses cendres »).

Les industriels ont d’ailleurs bien compris qu’il était dans leur intérêt de rejouer cette histoire quasi-biblique de Detroit : Chrysler, l’une des entreprises qui a largement déserté la ville, produit en 2011 un spot publicitaire pour le Superbowl qui raconte la résurrection de l’industrie automobile grâce à ses travailleurs (« le cœur et l’âme des hommes et des femmes qui travaillent à la chaîne ») et retrouve le mythe de Detroit en Motor City.

On mesure alors toute la violence de ces discours pseudo-rédempteurs : chômage, expulsions locatives, déclin social et économique des classes moyennes (en grande majorité afro-américaines) étaient inéluctables avant le retour de la grandeur de Detroit.

 

Retrouver la véritable histoire de Detroit et de ses habitants

Dans l’immensité des productions culturelles sur la ville, et lors de nombreuses rencontres, Raphaëlle Guidée part à la recherche des formulations qui échappent à l’alternative entre régénération du même et fin sans futur. La tâche n’est pas facile car comme on l’a dit, la ville subit une vraie profusion de storytellings (à tel point que la mairie a engagé un chief storyteller en 2017).

Pourtant des initiatives citoyennes se démarquent : un blog compare par exemple les photos Street View de certaines rues avant et après 2008. On y découvre les conséquences de la crise immobilière et d’une loi spécialement sévère envers les personnes qui n’ont plus pu rembourser leurs crédits : la disparition plus ou moins totale des maisons après l’expulsion de leurs habitants, détruites ou recouvertes sous la végétation. Dans ce même blog se trouvent également des plans de la ville où les maisons hypothéquées après le krach spéculatif sont coloriés en rouge.

Autre initiative marquante, Raphaëlle Guidée raconte l’histoire de Linda Gadseen, une travailleuse sociale retraitée, qui, avec d’autres habitants, a transporté dans un jardin partagé des plantes laissées à côté de leurs maisons par ceux qui en avaient été chassés. Ces plantes sauvages ne sont pas les déchets d’un monde disparu, ou pas seulement.  Placées en face d’une école, elles deviennent le support du souvenir de ceux qui les avaient plantées et « du soin que les anciens habitants mettaient à embellir leur environnement ». Le blog comme le projet végétal de Linda Gadseen permettent de découvrir ainsi la véritable histoire des habitants de Détroit, loin des discours économico-religieux des grands industriels de l’automobile.

Référence du livre : « La Ville d’après. Detroit, une enquête narrative », de Raphaëlle Guidée, Flammarion, « Terra incognita », 320 p., 23 €, numérique 16 €.

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L’étranger : une vie sur une file d’attente

L’étranger : une vie sur une file d’attente

Bruno Retailleau a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration en 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration. Face à cette surenchère en matière de politique migratoire, Frank Clüsener a souhaité rappeler la réalité du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers en France.

9h00 du matin : Devant les locaux de la préfecture des Bouches-du-Rhône à Marseille, face à l’entrée réservée à l’accueil des étrangers, de nombreuses personnes sont attroupées. Elles sont toutes dans l’attente. Dans l’attente de pouvoir obtenir un rendez-vous pour déposer une première demande de titre de séjour, dans l’attente de nouvelles de leur demande déposée il y a plusieurs mois qui est restée, jusqu’à ce jour, sans réponse ; en attente de leur statut au sein de la République française.

Ce même tableau désolant est dressé devant les sous-préfectures. A 09h00 du matin, une trentaine de personnes s’attroupent devant les grilles de la sous-préfecture d’Aix-en-Provence, demandant l’état d’avancement de leur dossier ou  la possibilité de prendre un rendez-vous afin de déposer leur demande. Cette administration, faute d’effectifs suffisants, met une pincée de rendez-vous physiques à disposition des demandeurs de titre, une vingtaine par semaine, qui partent en moins d’une minute à partir de leur mise en ligne.

Ces rendez-vous sont tellement prisés, que certaines personnes profitent du système, y voyant un moyen de s’enrichir. A l’aide d’algorithmes, ils réservent des rendez-vous et les revendent aux demandeurs désespérés. Une agente de la sous-préfecture s’indigne lors d’un rendez-vous : « les rendez-vous sont gratuits, vous ne devez pas payer 100 euros pour un rendez-vous ! ».

Même si cette attente physique est remplacée au fur et à mesure par une attente électronique, les services de l’État prévoyant pour la plupart des demandes une procédure dématérialisée via le site de l’administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), certaines demandes se font au guichet, par exemple pour les demandes de titre étranger parent d’enfant malade, changement de statut.

Surtout, la procédure dématérialisée de l’ANEF est peu claire pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue. Sans parler des blocages rencontrés sur la plateforme, la plupart des préfectures mettant en place des rendez-vous physiques « blocage ANEF » permettant d’obtenir des informations, notamment par rapport à l’avancement du dossier.

Qu’il s’agisse d’une attente physique ou électronique, elle reste un moment de silence pendant lequel les étrangers sont plongés dans le doute, l’inquiétude.

Pourtant, les enjeux à la clé de ce silence sont colossaux. Il en va de la régularité du séjour des demandeurs : suis-je régulier ou irrégulier ? est-ce que j’ai un droit à rester sur le territoire français ?

Prenons l’exemple de Mme X, travaillant dans le secteur tertiaire en région PACA. Elle bénéficie d’un titre de séjour mention « travailleuse » d’une durée de validité d’un an. Au moins deux mois avant l’échéance de son titre, comme l’impose la réglementation, elle doit déposer une demande de renouvellement. Ayant procédé à la demande de renouvellement trois mois avant la fin de validité de son titre, celle-ci n’a toujours pas obtenu de réponse de la sous-préfecture chargée d’effectuer le renouvellement de son titre. Or, son employeur est catégorique : à l’échéance de son titre de séjour, son contrat de travail sera suspendu.

Contrainte par sa situation précaire, Mme X a dû faire appel à un avocat afin d’obtenir un rendez-vous auprès de la sous-préfecture, afin que soit brisé le silence que lui opposait l’administration.

Ce silence peut avoir des conséquences graves dans le cadre de ses demandes. Ce long silence, sorte d’épée de Damoclès, qui au bout d’un certain temps tranche le débat : le refus de titre.

Le droit prévoit comme principe que le silence gardé par l’administration par rapport à une demande vaut acceptation au bout d’un certain délai. Néanmoins, de nombreuses exceptions existent où le silence gardé par l’administration a l’effet inverse, tel est notamment le cas en droit des étrangers, et la demande est alors rejetée. On parle d’une décision implicite de rejet[1]. Par exemple, s’agissant d’un renouvellement, le silence gardé par l’administration pendant quatre mois vaut décision de refus[2].

Un mois de plus, et Mme X aurait vu sa demande de renouvellement rejetée et aurait dû redéposer une première demande de titre de séjour. Sans parler des conséquences sur sa vie professionnelle.

Ces longs silences gardés par l’administration sont principalement dus à un manque d’effectifs, mais reflètent également un durcissement de la politique migratoire en France.

Le 26 janvier 2024, la loi pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration a été promulguée. Celle-ci a pour but la lutte contre l’immigration irrégulière, tout en promouvant des garanties de droit d’asile ainsi qu’une amélioration de l’intégration des réfugiés.

Largement censurée par le Conseil constitutionnel, écartant notamment le rétablissement du délit de séjour irrégulier d’étranger, cette loi se veut plus répressive[3].

La politique du nouveau gouvernement formé à la suite de la nomination de M. Michel Barnier, le 05 septembre 2024, ne laisse pas présager des jours meilleurs s’agissant du traitement des demandes de titre de séjour des étrangers.

En effet, le nouveau ministre de l’intérieur, M. Bruno Retailleau, issu des rangs républicains, a annoncé la promulgation d’une nouvelle loi immigration d’ici 2025, voulant rétablir le délit de séjour irrégulier d’étranger, dispositions censurées par le Conseil constitutionnel dans la dernière loi immigration.

Plus encore, il souhaite abolir les anciennes circulaires, notamment la circulaire Valls de 2012[4] ayant pour but la régularisation des étrangers en séjour irrégulier en France.

Le 28 octobre 2024, M. Retailleau a franchi une étape en adressant une circulaire à tous les préfets de départements afin de renforcer le pilotage de la politique migratoire[5]. Il exige la complète mobilisation des services, des résultats concrets, sollicitant notamment que soit mené à terme « l’examen des dossiers qui n’avaient pu aboutir à une décision d’éloignement ou à une mesure d’expulsion ».

Ces demandes de résultats et d’objectifs fixés aux services déconcentrés se heurtent à la réalité du terrain, au manque de moyens mis à disposition des préfectures afin d’accomplir leurs missions.

Ceci vaut également pour le retard de traitement des demandes de titres de séjour dû à un manque crucial de personnel.

Or les statistiques le démontrent : de nombreuses personnes dépendent des services des préfectures. Rien qu’en 2023 il y avait plus de 4 millions de personnes détentrices d’un titre de séjour et les préfectures ont délivré plus de 320 000 premiers titres de séjours[6]. Et combien sont encore en attente d’une réponse.

Tout vient à point à qui sait attendre ? Permettez-moi d’en douter.

Références

[1] Article R. 432-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA).

[2] Article R. 432-2 CESEDA.

[3] Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024 du Conseil constitutionnel.

[4] Circulaire NOR INTK1229185C du 28 novembre 2012 portant sur les            conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du CESEDA.

[5] Circulaire NOR INTK2428339J du 28 octobre 2024 renforçant la politique migratoire.

[6] https://www.immigration.interieur.gouv.fr

 

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