« On se mobilise quand on voit en bas de chez soi ce qu’on entend à la télé » – Entretien avec Camille Gourdeau

« On se mobilise quand on voit en bas de chez soi ce qu’on entend à la télé » – Entretien avec Camille Gourdeau

Socio-anthropologue, chercheure associée à l’Urmis (Université Paris Cité) et affiliée à l’Institut Convergences Migrations, Camille Gourdeau travaille sur les politiques d’accueil des personnes étrangères en France et sur les mobilisations de solidarité envers les personnes migrantes. Elle vient de publier Ouistreham, le port de l’espoir. L’engagement local pour l’accueil des migrants, une enquête ethnographique sur un collectif de bénévoles qui s’est formé spontanément à l’arrivée de plusieurs jeunes migrants soudanais à l’été 2017 pour leur apporter de l’aide matérielle de première nécessité (nourriture, eau, vêtements, soins médicaux, hébergement).

Comment avez-vous rencontré le Collectif d’Aide aux Migrants de Ouistreham (CAMO) ?

Un collègue sociologue m’a invité à un apéritif où certains membres du CAMO étaient présents. Dans mes recherches, je m’intéresse beaucoup à l’articulation des rapports sociaux dans les mobilisations et à la division du travail, le fameux « qui fait quoi ». En discutant avec les membres, nous avons souligné la place importante des femmes dans le mouvement. La discussion se faisant, nous avons trouvé des intérêts convergents. J’étais disponible pour entamer une nouvelle recherche et on m’a servi ce terrain sur un plateau !

 

Qu’est-ce qui vous a interpellé dans ce collectif ?

Contrairement à Calais où beaucoup de jeunes venant de toute la France se sont mobilisés sur des temps courts, à Ouistreham les bénévoles sont plus âgés et habitent sur place. Ce sont majoritairement des femmes, entre 40 et 60 ans, issues pour la plupart des classes moyennes intermédiaires et travaillant dans l’éducation ou le domaine médical. C’est un profil commun à de nombreux autres collectifs. La différence, en comparaison aux mobilisations dans la Vallée de Roya par exemple, c’est l’absence de réseau préexistant. Avant le CAMO, la plupart n’avait jamais été impliquée dans la cause des étrangers. Pour une partie d’entre eux, c’était même leur première mobilisation.

 

Quel a été le déclencheur de la mobilisation ?

C’est la rencontre de deux phénomènes. D’une part, le discours ambiant sur les événements internationaux. À partir de 2015, une succession d’événements a fait l’actualité : la mort du petit Aylan sur une plage turque, des naufrages très médiatisés, mais aussi des prises de parole de personnalités qui invitaient à l’accueil comme Angela Merkel ou le Pape François par exemple. D’autre part, les habitants de Ouistreham découvrent en bas de chez eux ce qu’ils entendent à la télé. Il y a un impact direct entre le discours de crise, la prise de conscience que cela se passe chez soi et l’engagement dans des actions de soutien aux personnes migrantes.

 

Avec la montée de l’extrême droite et la radicalisation des discours sur les questions migratoires, avez-vous observé des impacts sur l’engagement des bénévoles ?

Je crois qu’on n’est jamais vraiment sorti du discours de crise. Quand François Bayrou parle de « submersion migratoire », c’est dans la continuité de ce qu’on entendait déjà dix ans auparavant. Ces discours ne sont pas complètement nouveaux. La radicalisation est montée d’un cran mais la lame de fond était déjà là. Je vois surtout des impacts sur les répercussions que peuvent subir les militants, aussi bien de la part d’autres habitants que des forces de l’ordre ou des pouvoirs publics.

 

Dans votre enquête, vous racontez à plusieurs reprises la confrontation avec les forces de l’ordre. Voyez-vous dans les actions du CAMO une forme de désobéissance civile ?

Ce n’est pas la manière dont ils déterminent leur action, d’autant que, contrairement à Calais, il n’y a jamais eu d’interdictions de distribution alimentaire, mais des rumeurs ont été lancées laissant croire qu’il était interdit de donner à manger aux migrants. Les bénévoles ont régulièrement été intimidés à travers des contrôles d’identité à répétition, des plaques d’immatriculation relevées, des amendes injustifiées pour stationnement gênant… Sans parler des violences subies par les migrants. Certains ont été suivis pour connaître l’identité de leurs hébergeurs, réveillés en pleine nuit, agressés à la bombe lacrymogène, etc.

 

La question politique suscite des conflits au sein du collectif. Qu’en pensez-vous  ?

Tous souhaitaient se démarquer de la politique menée par le maire de Ouistreham et des politiques politiciennes des partis. Certains se présentaient comme apolitiques et se contentaient d’apporter de l’aide matérielle, tandis que d’autres revendiquaient de faire de la politique au sens premier du terme, « qui concerne les choses de la cité ». On considère souvent que les humanitaires au sens large ne font pas de politique, mais les bénévoles du CAMO se sont rapidement positionnés sur les deux registres. Ils ont dénoncé les violences policières et ont participé au réseau local associatif. Ils ont aussi tenté à plusieurs reprises d’échanger avec la mairie. Sans succès.

 

L’appellation « Les copains » s’est progressivement imposée au CAMO pour désigner les jeunes migrants. D’où vient-elle ?

C’est l’un des fondateurs du CAMO qui l’a utilisée en premier sur son journal de terrain qu’il publiait sur Facebook. Elle a ensuite été reprise par les autres membres. Tout un vocabulaire du CAMO s’est progressivement mis en place ; on entendait parler de « tambouille », de  « pique-nique ». Des mots qui permettent de réduire les distances.

« Les copains » raconte aussi les liens qui se sont tissés entre les bénévoles du CAMO et les migrants. Certains membres sont même allés visiter des migrants au Royaume-Uni qui avaient réussi à passer la frontière.

 

Votre enquête s’est terminée en février 2019. Pourquoi la publier 6 ans après ?

J’ai recherché des financements pour cette enquête, bénévole à l’origine. Le temps d’édition est long et j’ai également été très occupée par ma vie personnelle et professionnelle.

À Ouistreham, il y a toujours des migrants, même s’ils sont moins nombreux. Pendant la crise sanitaire du Covid-19, ils ont été hébergés puis un campement s’est installé. Le CAMO existe toujours mais il est devenu une association qui intervient aux côtés d’autres grandes associations. Tous se souviennent de cette période de mobilisation collective comme d’un moment déterminant de leur vie.

 

 

Propos recueillis par Hermine Chaumulot

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Travailler trois heures par jour et, du reste, prendre le temps de vivre ? Dans son roman Paresse pour tous (éditions Le Tripode, 2021), Hadrien Klent parvient à rendre l’utopie crédible à travers le parcours exceptionnel d’Emilien Long, prix Nobel d’économie français, qui se lance dans la course à l’élection présidentielle avec cette idée phare. Une campagne présidentielle plus tard, nous retrouvons Emilien Long et son équipe au pouvoir dans le deuxième tome, La Vie est à nous (éditions Le Tripode, 2023). De l’élection à la mise en œuvre du programme, ces deux romans font le pari de l’optimisme pour donner à voir la possibilité d’une autre société et l’envie d’y prendre part. Entretien sur une ligne de crête, entre fiction et réalité.
LTR : Au tout début de La Vie est à nous, vous faites votre propre autocritique par l’intermédiaire d’une note rédigée par une étudiante sur le premier tome, Paresse pour tous. « On pourrait reprocher à l’auteur un certain goût pour les facilités narratives, une manière un peu simpliste, et certaines caricatures partisanes. Mais l’ensemble se lit avec plaisir et intérêt, notamment parce que l’auteur prend soin de résumer les thèses économiques du candidat (…). Utile donc pour servir la situation actuelle ». Cette dernière phrase résume-t-elle le projet de ces deux livres ?
Hadrien Klent :

En partie seulement. Ces livres cherchent à concilier différents projets en un seul texte (lequel texte se trouve être construit en diptyque) : on pourrait dire qu’il s’agit tout à la fois de romans de divertissement (conçus donc pour donner à la personne qui le lit l’envie d’aller au bout de sa lecture), de livres sur la politique (avec l’idée d’en dévoiler certaines pratiques), et de livres directement politiques (presque des manuels pour une offre alternative). Une des choses qui me plaît le plus dans la vie de ces deux livres, c’est le fait que quelqu’un qui les a découverts pour l’une de ces trois raisons découvre in fine l’existence des deux autres. Je dois dire qu’au tout début de l’aventure de Paresse pour tous (à l’automne 2019, avant même l’irruption du covid dans nos vies), lorsque nous avons, avec Alessandra Caretti, imaginé l’histoire d’un candidat défendant le droit à la paresse (à partir de cette idée de départ, j’ai ensuite écrit seul les deux romans), je pensais que ça ferait du bien à la société de se mettre à réfléchir un peu sérieusement à ces questions. On est quatre ans plus tard, et aidé, entre autres choses, par le bouleversement dû au covid, force est de constater que, oui, ces livres ont montré qu’ils étaient utiles pour interroger la situation actuelle (y compris au printemps dernier, lorsque le pouvoir en place n’a pas eu de meilleure idée que d’augmenter le temps de travail des actifs, faisant donc l’exact inverse de ce que je proposais…).
Par ailleurs, l’autocritique que vous citez est un petit pied de nez à moi-même, pour essayer de montrer que je ne me prends pas au sérieux… Certaines personnes ont tendance à me renvoyer l’idée qu’ils me voient comme une sorte d’Émilien Long… moi je me vois plutôt comme cette étudiante qui ne laisse rien passer à l’auteur de Paresse pour tous !

LTR : En quoi la fiction éclaire-t-elle la situation actuelle ?
Hadrien Klent :

Disons que je me suis rendu compte, a posteriori, que de proposer une fiction sur des thèmes qui sont tout à fait dans l’air du temps, et que je pourrais qualifier, pour le dire vite, de « décroissants » (la remise en question du « Dieu travail », de la société de consommation à outrance, du culte de la vitesse, mais aussi le refus d’une classe politique hors-sol et arrogante, etc.), eh bien, c’était très différent que d’écrire un essai sur ces sujets. Il y a énormément d’essais passionnants qui disent cela (évidemment, je ne les ai pas tous lus) ; mais le fait d’incarner un monde dans lequel ces idées deviennent des enjeux dont on peut se saisir (tome 1) puis qui se voient appliqués (tome 2) donne au lecteur le sentiment que quelque chose est possible. Le réalisme d’une fiction utopique aide à rendre cette utopie crédible : c’est un des mérites de ce que permet la notion de roman.

LTR : Paresse pour tous a été qualifié par un journaliste de Libération comme un « feel-good roman politique ». L’optimisme est-il nécessaire pour exercer une politique de gauche en France ?
Hadrien Klent :

Je dirais : pas seulement la gauche, mais le pays entier a besoin de quelque chose qui soit de l’ordre d’une croyance optimiste et horizontale (si c’est bien ce que vous entendez par « feel-good »). Pour le dire vite, dans une époque assez sombre et pessimiste (époque dans laquelle nous nous trouvons, il faut l’admettre), il y a deux façons d’incarner une voix dissidente. Soit en promouvant le fait que se transformer en « start-up nation » qui « produit et travaille davantage » va redonner à la France son rang de grande puissance : c’est le projet suivi par le pouvoir en place depuis 2017, et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne semble pas franchement réussir. Soit en disant que réinventer une autre façon de concevoir une société, à la fois plus solidaire et plus dégagée de l’emprise du cycle infernal travail-crédit-consommation (sans parler évidemment de l’importance des mesures écologistes), est un projet qui peut redonner à la France (et pas seulement à la France) une forme de croyance partagée, un idéal politique d’avenir.

LTR : Vous citez à plusieurs reprises Léon Blum et le Front populaire. Pensez-vous que la référence fasse toujours mouche aujourd’hui ?
Hadrien Klent :

Oui, pour plusieurs raisons. D’une part, la vision portée par Blum et le Front populaire lors des élections de mai 1936 (donner enfin aux travailleurs des droits, dont ils étaient privés) est bel et bien devenue une réalité politique (avec toutes les mesures prises en juin 1936 : les congés payés, la semaine de 40 heures ; sans compter les accords de Matignon sur les hausses de salaires). D’autre part, même s’il y a une « pause » en 1937 (premier renoncement, ou retournement de veste, dans l’histoire de la gauche au pouvoir, qui se produira à nouveau en 1983, en 2000, en 2014), beaucoup des grandes mesures de 1945 (sécurité sociale, nationalisations, etc.) ont été préparées, nourries, par le projet politique du Front populaire : c’est donc forcément une référence importante lorsqu’on parle de changements profonds dans une société.
Mais, dans mon livre, le parallèle entre Léon Blum et Émilien Long se joue aussi, justement, sur la question de la trahison, ou non, des idéaux : peut-on accomplir le programme pour lequel on a été élu, oui ou non ? Corollaire à cette question : par le réformisme démocratique (donc les élections), peut-on réellement changer les choses ? Dans les deux cas, mes romans font le pari que oui.

LTR :  À l’exception d’un personnage, tous les membres du gouvernement d’Emilien Long sont des citoyens issus de la société civile. Pourquoi ce choix ? 
Hadrien Klent :

Parce que ça fait du bien ! Parce que ça implique une façon de s’exprimer, de raisonner, de travailler, qui sont extrêmement différentes de celles pratiquées par le personnel politique traditionnel – dans la réalité actuelle, les ministres venant de la société civile sont souvent vite éjectés des gouvernements, parce qu’ils ne possèdent pas les codes attendus (prise de parole reposant sur de la fiction plutôt que sur du réel ; attention à occuper le plus d’espace médiatique possible, y compris en empiétant sur celui des autres ; volonté de briguer la place suprême à court ou moyen terme ; etc.). Dans mon roman, le principe étant justement de ne pas jouer selon ces codes-là, alors les ministres ne semblent pas décalés, et ceux qui continuent à jouer le jeu selon les anciennes règles (les responsables de l’opposition) démontrent, par l’absurde, la violence systémique de la parole politique traditionnelle.

LTR : Ce tome est celui de l’abandon de la notion de paresse à la faveur de la coliberté. Selon vous, quelle place ont les mots en politique ?
Hadrien Klent :

Une place cruciale, qui a nourri beaucoup de ma réflexion en amont des deux livres. En l’occurrence, le mot « paresse » sert, dans le premier tome, à bousculer le jeu politique traditionnel, à faire un effet « choc » dans le débat (y compris en polarisant fortement les antagonismes). Dans le tome 2, puisque l’équipe ayant promu le droit à la paresse est maintenant en responsabilité, alors il faut inventer un autre terme, moins provocant, mais plus clairement émancipateur : d’où l’invention de la coliberté. J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire la scène où l’équipe invente ce mot… D’une manière générale, la question de la prise de parole est très importante dans les deux livres car j’ai le sentiment que c’est quelque chose sur lequel il est vraiment possible d’agir, et qui par ailleurs a des répercussions évidentes sur la société (faire le pari de l’intelligence collective plutôt qu’exciter les passions). Il y a, à mes yeux, quelque chose de profondément révolutionnaire dans le fait de dire les choses avec calme, pondération, rigueur – ce qui n’exclut pas, évidemment, la radicalité : c’est ce que parviennent à faire Émilien et ses proches dans les deux livres.

LTR : Emilien Long cherche à tout prix à échapper à la figure de l’homme providentiel, pour en finir avec la « monarchie mentale française ». Mais, c’est bien lui le personnage principal, qui porte ces deux tomes et permet à ces idées d’atteindre les hautes sphères du pouvoir. Finalement, qu’est-ce qui le différencie d’un homme providentiel ?
Hadrien Klent :

Difficile pour moi de répondre à cette question sans dévoiler la fin du dernier livre… Mais c’est une question évidemment importante, que je me suis souvent posée en écrivant les deux tomes, et que j’ai cherché à toujours mettre en scène pour la partager avec la personne qui me lit : Émilien Long ressemble par certains côtés à un homme providentiel (il a les compétences qu’il faut, l’honnêteté nécessaire, et l’envie de réussir), mais par d’autres il déconstruit cette place (refus du travail solitaire, refus de parvenir, etc.). Il me semble qu’en lisant le livre on comprend bien la façon dont, justement, un individu peut, par son action, refuser de devenir une figure providentielle tout en incarnant celui qui prend les décisions à un moment donné. C’est une dialectique, une sacrée dialectique, je ne vous le cache pas : mais que ce soit difficile ne veut pas dire que c’est impossible.

LTR : Le roman se termine par une invitation à écrire la suite, ensemble. Mais, une question nous brûle, nous lecteurs et lectrices : comment ?
Hadrien Klent :

Eh bien je vous le demande ! Le premier roman se terminait par un « À suivre », car je savais que j’allais, moi, écrire une suite. Mais le deuxième tome clôt le cycle : et c’est pour ça que je laisse dans les mains de chaque personne qui termine ces deux livres le soin d’en faire quelque chose. Quoi, comment ? À chacun de décider. N’étant pas Émilien Long, ce n’est pas moi qui vais jouer le rôle de celui qui se frotte au suffrage universel – mais quelqu’un pourrait choisir de le faire… Quelqu’un qui ait les qualités de mon personnage, à savoir une crédibilité, une surface médiatique, une rigueur, une volonté, une bienveillance, une envie de construire, etc. Et si ce mouton à cinq pattes n’existait pas, alors on peut tous, individuellement, essayer de faire bouger les choses : il y a plein de gens qui, déjà, mettent en œuvre les principes défendus dans les deux livres. Et plein de gens peuvent être convaincus encore ! Avec mes armes d’écrivain, j’ai cherché à faire ce que je pouvais pour que les lignes bougent. On a tous des armes, justement – ou plutôt des outils, pour prendre une image moins guerrière. À nous de les manier avec intelligence, courage, et ténacité.

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