La Cité
Sans mixité sociale à l’école, la promesse républicaine ne peut pas être tenue
Un fiasco. Telle est, en substance, la façon dont nous pouvons résumer les annonces formulées par Pap Ndiaye en matière de mixité sociale dans les écoles privées.
Prévu depuis plusieurs mois, reporté à plusieurs reprises au grand dam des journalistes qui n’en finissaient plus de jongler avec leurs agendas, ce plan de lutte contre le séparatisme scolaire était attendu par tous ceux qui avaient pris au sérieux les intentions affichées par le ministre de l’Éducation nationale. Il faut dire que le locataire de la rue de Grenelle s’était fortement exprimé, arguant lors d’une séance au Sénat que ce sujet constituait « une priorité de son ministère (…). Les élèves défavorisés représentant 42 % des élèves dans le public, contre 18 % dans le privé. ».
Si ce phénomène n’est pas nouveau, celui-ci a toujours été rendu opaque par des personnes qui avaient intérêt à poursuivre l’écriture de la fable selon laquelle notre système éducatif demeure parfaitement égalitaire. Et comme les conséquences d’une illusion ne sont pas illusoires, certains se sont réfugiés dans le confort de récits individuels pour mieux se détourner du mouvement de fond qui se jouait au profit des établissements scolaires privés.
La réalité a fini par s’imposer à tous avec la publication des indices de position sociale (IPS) en octobre 2022. Calculé selon une méthodologie établie par les services statistiques de l’éducation nationale en fonction des catégories socioprofessionnelles des deux parents, de leurs diplômes, des conditions de vie, du capital, des pratiques culturelles et de l’implication des parents dans la scolarité de leur enfant, l’IPS est un outil pertinent pour appréhender la composition sociologique de nos écoles. Or, depuis que ces données ont été rendues publiques, nous savons que dans la France entière, hexagonale et ultra-marine, les collèges et les lycées privés concentrent en leur sein les élèves les plus favorisés, et ce dans des proportions parfois très importantes. La fracture est encore plus nette s’agissant de l’écart entre les lycées d’enseignement général et les lycées professionnels.
Dans mon département, les Hauts-de-Seine, cette dualité s’exprime de manière paroxystique. Les 15 collèges à l’IPS le plus faible sont des établissements publics, tandis que les 15 collèges à l’IPS le plus élevé sont des établissements privés. Les proportions sont quasiment équivalentes pour les lycées, puisque, dans les 20 établissements à l’IPS le plus élevé, on dénombre 16 établissements privés, ainsi qu’un établissement public basé à Neuilly sur Seine, soit dans une ville qui cultive une endogamie sociale peu propice à la mixité. À l’inverse, il faut déplorer que parmi les 20 lycées à l’IPS le plus faible, 19 soient des établissements publics.
Plus que des chiffres, ces statistiques traduisent une réalité politique terrifiante : une ségrégation scolaire se déroule sous nos yeux, laquelle met gravement en cause notre contrat social républicain. Au fond, nous courrons le risque de voir deux jeunesses grandir sans jamais se rencontrer, séparées parce que l’une est mieux née que l’autre. Je ne résiste pas à l’envie de citer les propos de Pierre Waldeck-Rousseau lorsque celui-ci luttait contre les congrégations en sa qualité de président du Conseil. Prononcé en 1900, ce discours semblera d’une grande acuité à l’esprit de celles et ceux qui ont pris la mesure de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui :
« (…) deux jeunesses moins séparées encore par leur condition sociale que par l’éducation qu’elles reçoivent, grandissent sans se connaître, jusqu’au jour où elles se rencontrent si dissemblables qu’elles risquent de ne plus se comprendre. Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes — l’une, de plus en plus démocratique, emportée par le large courant de la Révolution, et l’autre, de plus en plus imbue de doctrines qu’on pouvait croire ne pas avoir survécu au grand mouvement du XVIIIe siècle — et destinées à se heurter ».
Sommes-nous revenus au début du XX siècle ? Comparaison n’est pas raison et je ne me risquerais pas à un anachronisme, aussi séduisant soit-il. Pour autant, est-ce que le gouvernement a décidé de lutter efficacement contre le séparatisme scolaire qui est le nôtre aujourd’hui ? Hélas, non.
En effet, force est d’admettre que le protocole signé entre Pap Ndiaye et le secrétariat général de l’enseignement catholique (SGEC) apparait, au mieux, comme de la très mauvaise cosmétique. Tout juste est-il demandé aux établissements privés de jouer le jeu de la mixité sociale sans qu’aucun objectif contraignant ne leur soit assigné, alors même que ces établissements sont financés à hauteur de 73 % par la puissance publique. Pouvait-il en être autrement ? Je ne l’ai jamais cru, étant donné que le SGEC se savait soutenu par Emmanuel Macron lui-même. N’oublions pas que le macronisme repose sur une anthropologie profondément darwinienne. La société doit appartenir aux vainqueurs de la compétition inhérente au néolibéralisme. À ce titre, les institutions républicaines sont perçues comme des obstacles à la privatisation du monde. Rien de surprenant donc à ce que le Président de la République s’oppose avec véhémence à tout ce qui pourrait contrecarrer un système qu’il chérit tant.
Il faut cependant savoir gré au ministre Pap Ndiaye d’avoir porté sur la place publique un débat que son prédécesseur avait soigneusement évité. Défendre l’école républicaine c’est d’abord dénoncer la ségrégation scolaire qui ruine son projet. C’est pour cette raison qu’en avril dernier, j’ai déposé une proposition de loi visant à conditionner les subventions accordées aux établissements privés sous contrat à des critères de mixité sociale. En d’autres termes, si une école privée ne joue pas le jeu de la mixité sociale, alors les subventions publiques qui lui sont attribuées seront réduites et reversées à l’école publique. A contrario, il n’est pas question d’augmenter les subsides des écoles privées qui s’en sortiraient un peu mieux en la matière. L’idée n’est pas de récompenser les plus vertueux, mais bel et bien de châtier ceux qui concourent à l’expression du séparatisme scolaire.
Ce texte, travaillé de concert avec le Comité National d’Action Laïque (CNAL), a connu une résonance médiatique inespérée. Sans doute parce que depuis de très nombreuses années, la gauche est restée bien silencieuse à ce propos. D’un côté, certains ont peur de relancer la guerre scolaire déclenchée par la réforme Savary, quand d’autres craignent de se retrouver face à leurs propres contradictions. J’entends aussi quelques camarades profondément hostiles à l’école privée refuser de légiférer contre cette dernière au motif que cela reviendrait à conforter son existence.
À ceux-là, je réponds que je suis un enfant de la Révolution française, de 1848, de la Commune de Paris, de Jaurès et du Front populaire. À ceux-là, je réponds que je suis un farouche partisan de la République laïque et sociale et donc, par conséquent, un opposant au dualisme scolaire tel qu’il se pratique dans notre pays. L’école publique est la seule chère à mon cœur. Je peux admettre l’existence de l’école privée, mais certainement pas si celle-ci se trouve financée par la République.
Très attaché à cet idéal, je n’en demeure pas moins lucide sur le rapport de force préexistant à la bataille culturelle et politique que nous devons mener sur ce sujet. Avouons-le : l’école privée et ses thuriféraires sont déjà très bien installés. Ils mènent une guerre scolaire que nous sommes en train de perdre. Nous pouvons chanter toute la journée qu’il faudrait abroger les lois Debré et Carle que cela ne changerait rien à l’affaire. Notre stratégie a échoué. La masse est silencieuse, voire indifférente ou hostile, tandis que de notre côté, nous ne parvenons plus à mobiliser nos troupes, poussant ainsi certains d’entre nous à renoncer à ce noble combat de la famille laïque. Jean-Luc Mélenchon, républicain convaincu et premier candidat de la gauche lors des dernières élections présidentielles, n’a-t-il pas affirmé lui-même dans un entretien publié dans La Croix au mois de mars 2022 qu’« abroger la loi Debré n’est pas d’actualité. Ce serait créer le chaos dans tout le pays, car la relève publique n’existe pas. Et je ne veux pas d’une guerre scolaire (…) La bataille rangée entre cléricaux et républicains est dépassée. »
Voilà où nous en étions avant le lancement du débat sur la mixité sociale au sein de l’école privée. Mais depuis le dépôt de ma proposition de loi, les lignes bougent à nouveau. Des forces laïques se mettent en mouvement. Je pense bien entendu au CNAL, mais aussi à l’Union des familles laïques (UFAL) qui vient d’apporter un soutien officiel à mon texte. Des femmes et des hommes politiques de tous les horizons nous rejoignent. La presse et les médias s’intéressent à la cause. Et, à force de maïeutique, chacun se retrouve à rediscuter de la pertinence du dualisme scolaire tel qu’il s’exerce en France. De manière assez inattendue, nous avons également été soutenus de façon indirecte par la Cour des comptes. En effet, dans un rapport remis la semaine dernière, les magistrats de la rue Cambon, qui n’ont pas été tendres avec l’école privée, préconisent de prendre en considération la composition sociale et le niveau scolaire des élèves accueillis pour déterminer la participation financière de l’État. C’est dire !
Notre stratégie fonctionne. Ce qui a été perdu hier peut être regagné demain, à condition que nous nous en donnions les moyens. L’école publique doit redevenir le nouvel horizon d’attente de l’utopie républicaine.
Pierre Ouzoulias
Sénateur communiste des Hauts-de-Seine
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