Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Le Retour de la question stratégique

Construire les nouveaux clivages : l’exemple des Gilets Jaunes

Par Sacha Mokritzky Dans une société traversée par de multiples clivages, le camp républicain doit mener une barque universaliste prise parfois dans des vents contraires. Pour rétablir une République qui protège, il faut identifier correctement les clivages qui structurent la société. 

Manifestation de gilets jaunes sur les Champs Elysées, le 16 février 2019, à Paris afp.com/Eric FEFERBERG
Notre société est traversée de multiples clivages. Si la République, par essence, organise la vie commune des citoyens en refusant de promouvoir ou de subventionner une organisation communautariste à l’anglo-saxonne, l’idéal jacobin d’une France une et indivisible paraît amèrement lointain pour quiconque dresse un panorama objectif de la situation. Pour y répondre politiquement et continuer de défendre un modèle universaliste qui ne soit pas incantatoire, il est primordial d’accepter et de comprendre ces clivages et ces fractures qui nourrissent la rancœur et la division nationale. La promesse universaliste est indubitablement en crise. Entre aversion profonde pour un projet politique parfois incompris et faussaires qui la fantasment, l’universalisme est aujourd’hui malmené dans le débat public. Le personnel politique et intellectuel ne s’accorde pas sur les raisons de cette crise, et le camp social-républicain est traversé par des logiciels de compréhension parfois concurrents. Ces modèles de pensée, dont la plupart méritent d’être compris et entendus, nourrissent une philosophie politique globale qui se détache de l’idéologie dominante en ce qu’elle s’inscrit sur une compréhension fine au long terme d’une société dictée par la vitesse et l’urgence. En première lecture, les analyses de Christophe Guilluy semblent évidentes à celles et ceux dont l’affect est porté sur les classes populaires rurales. Quand aux réflexions d’Emmanuel Todd, elles séduisent davantage en première instance les militants attachés à la défense des quartiers populaires de banlieues. David Goodhart, lui, qui base sa pensée sur la mobilité, apporte une réponse aux néo-populistes mais fait bondir les quelques militants restés sur une doctrine marxiste pure. Pourtant, tous ces référentiels politiques, qui se nourrissent mutuellement et apportent tous des éléments de réponse, ne sont pas antinomiques, et un républicain convaincu ne saurait exercer le pouvoir sans appréhender la société dans sa complexité et les rap- ports de force qui la gouvernent. Si le projet universaliste est miné par une crise de compréhension de cette ampleur, c’est que la concurrence des grilles de lecture qui le traversent est symptomatique d’un processus à l’œuvre de reconstruction du pôle républicain. Il faut donc reprendre en profondeur les analyses. La reconstruction républicaine ne pourra se faire sans un projet radical qui balaie trente ans d’accords tacites entre néolibéraux de gauche et de droite. Dans une République dont le fonctionnement n’aurait pas été entravé par une bourgeoisie auto-reproductrice et sans idéologie sinon celle du maintien de son pouvoir et de sa puissance, les citoyens et citoyennes vivraient égaux au sein de la Nation, sans que leur genre, leur orientation sexuelle, leur origine ou leur niveau de revenus n’aient à obstruer les droits fondamentaux chèrement acquis lors des épisodes révolutionnaires français, de 1789 à 2005 et encore aujourd’hui lors des soulèvements populaires. Si les textes de loi organisent objectivement cet idéal universel, la réalité est toute autre, et les inégalités persistent à se frayer un chemin dans le quotidien de bon nombre de citoyens. L’universalisme qui devrait résonner en chacun comme un idéal de vie collective est trop souvent fantasmé par ceux qui s’en réclament, et qui en font une réalité chimiquement pure déjà applicable et appliquée. Ceux-là doivent comprendre que l’universalisme est un projet poli- tique, un horizon vers lequel tendre, et qu’il nécessite d’être défendu de manière raisonnée et raisonnable, sans enfermement idéologique. Ernest Renan définissait la Nation comme un « plébiscite de tous les jours ». La République n’est pas autre chose. Si ces discriminations sont reproduites de façon systématique, ce n’est pas qu’elles bénéficient nécessairement à une fraction de citoyens qui en opprimerait une autre : elles sont le produit d’un système néolibéral qui s’assied sur la division et la fragmentation. C’est ce phénomène que Christophe Guilluy, dans son dernier ouvrage, nomme la déconstruction. Dans une dynamique somme toute très machiavélienne, il s’agit de donner à voir une société fragmentée, dévitalisée et communautarisée pour se satisfaire d’avancées sociétales cosmétiques et perpétuer l’oppression globalisée néo- libérale. Christophe Guilluy prend l’exemple du « grand débat » : Em- manuel Macron, plutôt que de répondre collectivement à une colère partagée par la grande majorité de la population, pour la première fois retrouvée au sein d’une communauté certes hétérogène mais unie, a préféré panéliser. Un soir, il rencontrait les maires, le lendemain c’était les femmes seules… et évidemment, les banlieues et quartiers populaires n’étaient pas de la partie, histoire d’accentuer d’autant plus leur désertion de la communauté républicaine. S’il y a une classe dominante, position qui semble consensuelle, si ce n’est homogène, du moins unie et animée par des intérêts communs, qui parvient à se maintenir, c’est qu’il existe en face d’elle une classe do- minée. Mais cette fameuse classe dominée, dont le soulèvement provoquerait inexorablement la fin d’un système, semble bien difficile à trouver, surtout depuis que le mode de vie désintellectualisé et individualiste relayé à grands renforts de Brut et de Konbini se répand de manière outrageante. Le géographe dresse le clivage entre des métropoles mondialisées, citadelles qui semblent ouvertes mais qui sont en fait l’outil de relégation à la marge des « gens ordinaires », et la France périphérique, oubliée d’une mondialisation qui l’ignore, et où vit le coeur politique d’un pays en crise, sans cesse assigné à ne pas exister. Dans la pensée de Christophe Guilluy, les banlieues sont rattachées – en termes de dynamiques démographiques et politiques – aux métropoles. Il y a une interdépendance entre les habitants de banlieue, qui bénéficient des infrastructures métropolitaines, et les habitants des métropoles, qui ont besoin de la main d’œuvre populaire pour l’organisation structurelle de leur quotidien. Pour Emmanuel Todd, le clivage est ailleurs. Dans son dernier ouvrage, il dresse une typologie en quatre strates de la population française. En haut de l’échelle, l’aristocratie stato-financière, les dominants, qui utilisent les outils de l’État pour favoriser le règne de la finance. Juste en dessous, 19% de pseudo-dominants qui sont les alliés objectifs des premiers, sorte de « petite- bourgeoisie-tampon » qui sécurisent le monde étriqué de la classe supérieure. Vient enfin la classe majoritaire, la masse centrale atomisée, clé de voûte selon lui d’un renversement paradigmatique nécessaire. Les 30% d’ouvriers et d’employés non qualifiés, qui com- posent le prolétariat postmoderne, ferment le ban. Dans « Qui est Charlie, Sociologie d’une crise religieuse », ouvrage sorti après les attentats de janvier 2015, le démographe donne un son de cloche analytique à contre-courant, considérant que les manifestations de soutien à Charlie Hebdo sont le résultat d’une crise religieuse qui traverse la classe moyenne et place à part du reste des dominés les quartiers de banlieue. Il explique que la déchristianisation de la société crée une angoisse à laquelle l’athéisme ne saurait répondre, et il a fallu à la France un bouc émissaire pour combler ce vide, en la personne de la religion musulmane. Il y a donc selon Emmanuel Todd un clivage qui se dessine très nettement autour de considérations religieuses, notamment parce que l’islam serait devenu « le support moral des immigrés de banlieue dépourvus de travail ». Critiquer l’islam ne serait donc plus user justement de la liberté d’expression prévue par la loi, mais créer une fracture telle qu’elle aboutit à la marginalisation d’une partie de la société, les musulmans. Les personnes musulmanes, concentrées en grande partie dans les quartiers populaires des banlieues, devraient donc être traitées différemment du reste de la population déchristianisée. Un autre son de cloche est proposé par le journaliste britannique David Goodhart qui, dans son ouvrage Les deux clans, paru en 2019, propose un clivage entre les gens de quelque part (les somewhere) et les gens de n’importe où (les anywhere). Cette seconde classe, qu’il estime à 25% de la population – en Angleterre en tout cas – est constituée des héros de la mondialisation heureuse. Mobiles, diplômés et intégrés, ils sont progressistes sur les sujets sociétaux, mais s’accommodent tout-à-fait de la globalisation et de l’internationalisation numérique des sujets. Téléphone à la main, souvent en déplacement, ils parlent anglais et savent se mouvoir dans toutes les cultures. Ils célèbrent la diversité, sont pour une immigration décomplexée à laquelle ils ne voient que des avantages, ne comprennent pas le racisme ni le concept de frontières. Ils ne sont attachés à aucun lieu, à aucune identité, et leur surreprésentation dans les médias et les œuvres de fiction leur permet de se complaire dans la croyance qu’ils sont la normalité. Les gens de quelque part, eux, forment une majorité de la population (50% selon Goodhart, les 25% restant étant selon lui entre les deux), souvent loin des métropoles, attachés à leur identité, à leurs valeurs et réfractaires à l’idée de mondialisation dont ils sont sou- vent les grands perdants. Victimes de la désindustrialisation, ils ont vu concrètement les conséquences économiques du néolibéralisme, qui a appauvri leurs régions et les a relégués à une sous-représentation médiatique telle qu’ils se sentent bafoués dans leur dignité. Ces gens de quelque part sont avant tout guidés par le besoin de survivre économiquement. Ils ne sont, selon Goodhart, ni racistes, ni xénophobes, ni sexistes, malgré les représentations que s’en font les gens de n’importe où.
L’universalisme est un projet politique, un horizon vers lequel tendre.
Ce logiciel de pensée peut sembler très similaire à celui de Christophe Guilluy, et d’ailleurs l’un comme l’autre s’abreuvent souvent dans leurs interventions de références mutuelles. Cependant, la terminologie de David Goodhart laisse plus de place à une troisième partie de la population qui flotterait dans un entre-deux, et propose ainsi une latitude suffisante pour intégrer les habitants des quartiers populaires de banlieue ; ceux-là sont pour beaucoup très attachés à leur identité locale, ainsi que le montrent les résurgences dans la culture populaire de déterminations départementales (les rappeurs, par exemple, font souvent référence aux numéros qui y sont rattachés (92/93/etc.). Ils seraient à la fois « somewhere » car attachés à leur identité et assignés à un lieu de vie unique et « anywhere » car ils sont pour beaucoup issus de l’immigration et en contact avec des cultures diverses qui cohabitent. Une donnée majeure qui explique les différences d’approche entre Goodhart et Guilluy réside dans le fait que là où le premier cherche à rationaliser des clivages via le sens donné, consciemment ou inconsciemment, par les « somewhere » et les « anywhere », à leur place dans la société, le second s’intéresse aux dynamiques objectives. Les habitants de banlieue sont donc des « somewhere » qui, malgré eux, participent au renforcement des métropoles. En novembre 2018, un mouvement social d’ampleur, sociologiquement très différent des traditionnels défilés, venait bouleverser le jeu politique ; le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique en obligeant le personnel institué à adapter son jeu électoral sur le long terme. Il s’agit dès lors, pour comprendre en profondeur les raisons de ce mouvement et la traduction politique que l’on doit lui apporter, de tenter d’expliquer les causes de son émergence (pas si) soudaine. Il faut a minima remonter au référendum du 29 mai 2005 – bien que la dissociation des citoyens vis-à-vis de leur personnel politique réponde à une trajectoire sourde plus lointaine, ce moment a agi comme un déflagrateur. En trahissant la volonté populaire et en ratifiant unilatéralement le traité de Lisbonne, le président Nicolas Sarkozy a gravé dans le marbre l’indépendance du politique et le renforcement du clivage avec le souverain unique en République qu’est le peuple. Là, les citoyens de France ont pris acte qu’ils avaient été dépossédés, par la V° République et ses repré- sentants, de leur pouvoir d’action et d’intervention. Le peuple français, profondément politique, héritier des lumières et du contrat social, précurseur de la démocratie, se voyait là réduit à néant par ses gouvernants ; la colère et la crainte de voir le pouvoir se renforcer durement d’années en an- nées, jusqu’à aboutir à un président comme Emmanuel Ma- cron pour qui l’Assemblée nationale n’est qu’une chambre de validation des politiques qu’il mène contre le corps social marquaient déjà les prémisses d’un mouvement extraordinaire. Il faut donner à cette colère, dont l’acmé s’est exprimée lorsque les citoyens ont investi les ronds-points et les Champs-Elysées parés d’habits fluorescents, une lecture politique et théorique en s’inspirant des travaux cités précédemment, pour appréhender dans sa complexité une vague citoyenne inédite. Les Gilets jaunes, ainsi que l’analyse Christophe Guilluy dans un entre- tien pour la revue Reconstruire, ont été « une sorte d’incarnation de la France périphérique. » Sur les ronds- points, les membres du mouvement retrouvaient une solidarité, une souveraineté réelle dont ils avaient été dépossédés. Cette souverai- neté réelle s’incarnait à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, les Gilets jaunes se réappropriaient leurs cadres de vie et les transformaient en cadres de lutte ; les ronds_points constituent symboliquement et géographiquement l’incarnation d’un carrefour de vie. C’est le lieu de la rencontre, la croisée des chemins : c’est, finalement, le seul lieu où cohabitent toutes les strates de la société sur leurs routes quotidiennes.
Voilà l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire le peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et renouer avec la souveraineté populaire.
Au travers du signifiant vide que constitue le gilet jaune, ces néo-militants envoyaient un message clair : « nous existons. » Mieux : « nous existons de nouveau. » Dans l’une de ses contributions au Manuel indocile de Sciences sociales, Willy Pelletier explique comment les Gilets jaunes, sur les ronds-points, ont retrouvé une estime d’eux mêmes qu’ils avaient abandonné face au mépris des puissants. Il faut comprendre les dynamiques à l’oeuvre : quelles que soient les déterminants exacts de leur oppression, et que l’on croie aux thèses de Guilluy, Todd ou Goodhart ou non, il est évident que les Gilets jaunes partageaient une volonté collective de se faire voir, de remplacer l’illusion du réel dictée par les médias et la parole dominante par un récit sans illusion de la réalité de leur quotidien. Alors, le rôle du politique est décisif : plutôt que d’encourager ce processus destituant, et de renforcer la défiance du corps citoyen vis-à-vis de ses représentants, ce qui risquerait d’encourager la montée inédite de l’abstention, il s’agit d’incarner cette colère et de la traduire en un mouvement encourageant et positif. Les Gilets jaunes ont incarné une colère réprimée qui leur est largement antérieure. Là où mai 1968 avait été, dans une France prospère en pleine période des « Trente glorieuses », la gestation naturelle de la question sociétale et de l’émancipation individuelle, les Gilets jaunes sont le symptôme d’un retour au social et l’entrée dans une nouvelle temporalité politique. Ils ont été pour le pays l’expression de sentiments mêlés, résultat d’une chimie affective qu’il ne serait pas possible de résumer en quelques paragraphes. Néanmoins, il convient, pour embrayer sur un projet politique vertueux, de détacher les référentiels centraux de leur combat en détachant quelques notions fortes de leur engagement. Observons précisément les ferments symboliques de leur lutte. Dès les premiers jours du mouvement, les renvois à l’imaginaire révolutionnaire étaient constitutifs des codes mobilisés ; par ailleurs, l’acte II des Gilets jaunes a été marqué par l’image forte de ces manifestants défilant en brandissant leur carte électorale au-dessus de leurs têtes. Voilà ce qui constitue l’âme revendicatrice du mouvement : la volonté de refaire peuple, de recréer collectivement les cadres révolutionnaires anciens et l’imaginaire d’une nation qui reprend par elle- même le contrôle de sa souveraineté. Malgré les discours dominants, qui voudraient faire des Gilets jaunes une masse dépolitisée dont la colère froide s’exprimait de façon archaïque, la notion de citoyenneté y était centrale et structurelle. Finalement, les Gilets jaunes ne sont autre chose que l’expression d’une France qui existe politique- ment grâce à son histoire républicaine, une nation construite très largement par la lutte et la refondation du bien commun autour de ses services publics. C’est à cette France-là que s’attaquent les politiques néolibérales à l’origine de la dépossession démocratique dont les Gilets jaunes sont la conséquence. La nation politique, mue en nation identitaire, ce qui crée un terreau fertile aux discours communautaires, doit ressurgir pour embraser la plaine révolutionnaire que les Gilets jaunes ont à nouveau investi. Il faut pour cela un projet qui puisse recréer les dynamiques d’une centralité réelle et effective, restructurer et reconstruire un projet pour la France qui ne se limite plus aux querelles de chapelles et qui réhabilite le peuple comme seul souverain. Un projet qui, sans se préoccuper des dynamiques mortifères d’un libéralisme qui sous couvert d’avancées sociétales parachève et promeut les inégalités sociales, invente de nouveaux clivages pour reconstruire l’idéal républicain au- tour d’un projet radical qui balaie trente ans de néolibéralisme accompagnés par une « gauche » et une « droite » de l’argent qui se réunissent autour des intérêts souverains de la classe dominante. Ce projet doit permettre avant tout de répondre aux attentes d’une France déclassée, éloignée des centres de pouvoir et des cœurs économiques, une France qui se sent exclue d’une République trop souvent incomprise par ceux qui l’essentialisent. Le point commun des travaux de Christophe Guilluy, Emmanuel Todd et David Goodhart, c’est qu’ils cherchent à redonner la parole à celles et ceux qui, alors même que les services publics et le bien commun sont au cœur de leur quotidien, en ont été dépossédés. C’est cette société-là qu’un projet politique vertueux – voire victorieux – doit construire pour quiconque croit en la République sociale. Trois sujets doivent dès lors être traités – ils sont par ailleurs corrélés les uns aux autres – de façon prioritaire. Dans un premier temps, l’impératif démocratique doit être valorisé et défendu. Alors que les systèmes démocratiques européens semblent en proie à une grave crise de la représentativité, ce qui pousse de nombreux gouvernements de l’Union à siéger alors même qu’ils sont minoritaires au sein de leur propre parlement, la volonté des peuples de reprendre le contrôle de leur souveraineté se manifeste quotidiennement. Nous citerons ici le renversement de l’ordre social et l’inversion de l’utilité sociale des travailleurs, qui ont abouti en période de crise sanitaire à l’émergence de nouvelles solidarités. En bref, une prise de conscience a traversé le pays : « nous n’avons pas besoin d’eux pour vivre. » Cette souveraineté populaire, constitue le contenu de ce projet politique. Le contenant a pour trait la souveraineté nationale, indépendance nécessaire vis-à-vis des intérêts étrangers : la France doit apprendre à nouveau à faire primer la voix de son peuple et ses intérêts nationaux face à un néolibéralisme mondialisé qui asservit et prospère en s’asseyant sur les peuples. Comme l’écrivait Friedrich Engels dans la préface de l’édition ita- lienne du Manifeste du Parti Commu- niste, « Sans le rétablissement de l’indépendance et de l’unité de chaque nation […] il est impossible de réaliser, sur le plan international, ni l’union du prolétariat, ni la coopération pacifique et consciente de ces nations en vue d’atteindre des buts communs. » Enfin, ces deux aspects d’un projet politique doivent avoir comme colonne vertébrale la nécessaire transition énergétique qu’appelle notre époque où l’industrie doit survivre à la crise écologique et se réinventer pour engager vertueusement l’humanité vers une nouvelle ère à laquelle elle ne peut échapper. Néanmoins, cette nécessité écologique ne doit pas se substituer aux droits humains et s’en accommoder. Elle doit être le fil rouge de la re-construction républicaine attendue par les Gilets jaunes et la France dé- classée, celle sans laquelle une nouvelle politique démocratique et sociale ne pourra pas tenir sur le long terme. Comprendre la société, les rapports de force qui la gouvernent et éclosent sur de nouvelles revendications politiques et sociales, est un prérequis nécessaire et il est de la responsabilité du politique de connaître et de comprendre en profondeur le peuple qu’il gouverne. C’est du peuple lui- même que doit venir l’impulsion politique nécessaire et la structuration de cet espace central qui aura raison du déclassement de toute une partie de la population.
Le mouvement des Gilets jaunes a transformé durablement le paysage politique.

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Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

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Le républicanisme est-il une alternative au néolibéralisme ? Quelques considérations depuis l’Espagne

L’histoire républicaine se lie des deux côtés des Pyrénées à celle de la gauche, dans toutes ses composantes, socialiste, communiste, libertaire, dont chacun constitue à sa manière de rêver d’une République en rupture avec l’ordre néolibéral dominant, ou régnerait la démocratie directe et la justice sociale. Rôle de l’Etat, besoin ou non de centralisation ou de fédéralisme : les débats internes au républicanisme se ressemblent de l’autre côté des Pyrénées. Et si un regard vers une histoire républicaine étrangère mais si proche, nous permettait de mieux comprendre et percevoir l’histoire et l’identité de notre République ?

Barcelone, Image par Walkerssk de Pixabay
Le grand arbre du républicanisme ne contient pas seulement des branches à sève populaire
Le républicanisme est issu d’une longue tradition intellectuelle qui naît en Grèce antique. La République, telle qu’elle est définie par Aristote, est une forme d’organisation de la société destinée à réaliser l’intérêt général et le bien commun. Elle est l’antinomie du despotisme, par le fait qu’elle soit régie par les lois, qui s’appliquent de la même manière sur tous les citoyens à travers le principe d’isonomie. Tous les citoyens, quelle que soit leur condition so­ciale, sont, en République, égaux devant la loi. La vision de la République d’Aristote, aujourd’hui reprise par les républicains conservateurs, pose de sérieuses difficultés : tout d’abord, elle ignore superbement la question de la répartition des richesses, or, il est aujourd’hui communément admis que les citoyens ne sont pas également protégés par la justice en fonction de leur classe sociale. A fortiori, elle autorise le transfert complet de souveraineté à une élite aristocratique, pourvue que celle-ci œuvre pour l’intérêt général et le respect des lois. Ainsi, la République théorisée par Aristote se fonde sur une vision idéaliste, pour ne pas dire naïve, de la société. Comme l’a souligné Platon dans la République, pourtant défenseur du gouvernement « des meilleurs », le devenir d’une aristocratie qui se laisse happer par les plaisirs du confort marchand en temps de paix rime inévitablement avec une corruption de l’oligarchie, destructrice pour la société. Comme l’a souligné Rousseau, il est difficilement possible pour un Etat qui se voit confier les pleins pouvoirs pour protéger les droits des citoyens, en édifiant un Léviathan, de ne déboucher sur autre chose qu’une tyrannie. En opposition au risque despotique inhérent à la République de Hobbes, Rousseau, à travers sa théorie du contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique, fondé sur le pouvoir du peuple, dans lequel s’incarnent les espoirs et les rêves du camp progressiste depuis lors. Cette contradiction entre un républicanisme démocratique populaire, et un républicanisme élitiste et conservateur se retrouve encore aujourd’hui. La tentative des républicains progressistes, en premier lieu Rousseau, est de la dépasser en créant une République fondée sur la volonté générale, où la souveraineté serait transmise au peuple, sans que l’Etat et ses élites ne disparaissent. Le premier républicanisme aspire prioritairement à l’ordre, et est fondamentalement lié à l’État. Il s’incarne particulièrement dans la Ve République française, mais aussi dans les débuts de la IIIe République, et même la République fédérale des États-Unis d’Amérique. Sa référence cardinale reste la République romaine, caractérisée par une forte verticalité, une concentration et centralisation des pouvoirs assumées et théorisées, bien que nuancées par le système de la balance des pouvoirs issue de la pensée de Montesquieu. Ses dérives les plus caricaturales se trouvent en France, dans une aristocratie républicaine vieillissante, fruit pourri de la Ve République, mais aussi en Espagne incarnée dans une non moins ridicule institution monarchique issue de la Constitution post franquiste de 1978. Du point de vue de la philosophie classique, il n’est pas erroné d’associer une monarchie à un régime républicain. Rousseau affirmait lui-même qu’une monarchie pouvait être républicaine, pourvue qu’elle fût organisée par les lois et pour l’intérêt général. Dans le cas de l’Espagne, le monarque est garant de la stabilité du pays et ratifie les lois, pour cette raison, la rachitique frange cultivée de la droite espagnole se revendique d’une certaine forme d’idée républicaine qu’elle voit mieux incarnée par le régime monarchique. Dans un discours face au Roi Felipe VI, la très conservatrice députée du Parti Populaire (PP) Cayetana Alvarez de Toledo a qualifié les opposants au trône de « faux républicains ». Le républicanisme conservateur s’accommode ainsi de l’existence d’un roi, ce qui revient à accepter implicitement l’inégalité des citoyens devant la Loi. Il expurge ainsi la République de son contenu démocratique pour une vision de l’intérêt général qui ne renvoie à rien autre, selon la droite, qu’à la préservation de l’ordre existant, néolibéral de surcroit. Le second est un républicanisme démocratique et populaire défendu en France par les jacobins, dans la lignée de Rousseau, aux Etats Unis par les républi­cains démocrates dirigés par Jefferson et Madison, proclamés citoyens français par l’Assemblée législative de 1792. En Espagne, la quasi-intégralité du mouvement républicain s’inscrit également dans cette lignée. Avec pour objectif la participation démocratique du peuple à travers des institutions municipales et législatives, et pour modèle la République athénienne… En France, la Révolution a opposé une République fondée sur la participation populaire à travers des clubs à un régime dont l’objectif d’ordre serait inchangé, qu’il fût républicain ou monarchiste. Cette opposition a été caricaturée dans l’historiographie officielle et révisionniste par la lutte entre Jacobins centralisateur et étatistes, et Girondins dont les prétendues valeurs démocratiques et décentralisatrices sont vantées par la doxa intellectuelle dominante, de Emmanuel Macron à Michel Onfray, dans l’unique but de décrédibiliser un camp, celui du Jacobinisme. S’il est vrai que les Jacobins constituaient un mouvement composite et hétérogène, où cohabitaient des visions différentes du niveau de centralisation du pouvoir, le véritable fondateur du centralisme français ne fût pas Robespierre et son Comité de Salut public, mais bien l’Empire autoritaire de Napoléon Bonaparte, digne successeur de la Monarchie absolue Louis-quatorzienne. Malheureusement, le malentendu associant Jacobinisme avec centralisation à outrance s’est généralisé, jusqu’à traverser les Pyrénées : en Espagne, le Jacobinisme est considéré comme une forme d’insulte politique, la centralisation politique ne faisant pas recette chez une gauche qui s’arqueboute sur le système des Communautés Autonomes. Cependant, le républicanisme espagnol, profondément ancré à gauche, défend majoritairement une approche du pouvoir décentralisée, qui semble connaitre une nouvelle jeunesse, au moment où la famille monarchique à la tête du pays est fragilisée par des scandales de corruption, et où la gauche semble enfin avoir fait sa mue intellectuelle en se réappropriant l’idée de peuple. Longtemps moribonde et confinée à des cercles politiques minoritaires et radicaux, l’idée républicaine semble, à la suite de deux grandes entrées du peuple dans l’histoire : le mouvement des indignés (2011) et du conflit poli- tique catalan (2017), avoir fait une réapparition spectaculaire.
Le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire.
Mouvement indépendantiste catalan, affaiblissement de la monarchie, gauche au pouvoir : un nouveau moment républicain en Espagne ?
En Catalogne, le retour de la tradition révolution- naire républicaine, à travers le mouvement indépendantiste, a permis d’étendre le débat au reste du pays. Ainsi, la proposition républicaine est énergiquement portée par l’ex vice-président Pablo Iglesias, qui, par son action, a donné de nouveaux contours au socialisme républicain. La résurrection de l’idée républicaine en Catalogne ne saurait nous surprendre : plusieurs sondages montrent que le mouvement républicain espagnol est profondément ancré dans les régions périphériques (Catalogne, Pays basque) où plus de 80 % de la population est hostile à la monarchie. Comment l’expliquer ? Le mouvement catalan semble s’inscrire dans l’essence du républicanisme ibérique : la mobilisation populaire. De l’autre côté des Pyrénées, depuis la fin du XIXe siècle, la République a toujours été envisagée comme une tentative de relocalisation de la démocratie avec un idéal fortement municipaliste et fédéraliste, succombant parfois aux tentations libertaires. Porté par les périphéries contre le centre, son aspiration fondamentale est de mettre en échec l’État espagnol pour consacrer un nouveau régime politique de nature fédérale voire confédérale. Le mouvement républicain se glisse dans les inter- stices des mouvements anti-libéraux et décentrali- sateurs présents sur l’ensemble du territoire espagnol, de l’Andalousie en passant par la Galice et le Pays basque voire par l’arc méditerranéen : les sondages montrent que le soutien républicain est plus fort dans ces espaces géographiques qui voient dans les élites madrilènes un symbole du tournant néolibéral du pouvoir central. L’objectif est toujours le même sur tout le territoire espagnol : l’instauration de mécanismes de démocratie directe, favorisant le développement d’un pouvoir qui soit véritablement populaire et qui permette d’établir des institutions politiques stables sur un territoire plus petit à travers la création de communes ou de régions disposant d’une souveraineté dans les domaines législatifs, fiscaux et économiques. Le mouvement souverainiste catalan, s’est ainsi réapproprié les codes du sentiment républicain espagnol : ses principes sont l’instauration d’une démocratie directe, d’une assemblée constituante et d’une plus grande autonomie fiscale. La voie réformiste a été rapidement abandonnée au profit d’une voie indépendantiste radicale, à la suite du refus d’un statut d’autonomie de la Catalogne par le pou- voir législatif central en 2006 et par le pouvoir judiciaire en 2010. A fortiori, le mouvement catalan s’est réapproprié un discours de lutte contre le néolibéralisme, axé à gauche, au moment où l’Etat espagnol, gouverné par la droite, s’acharnait à appliquer les coupes budgétaires ordonnées par la Troïka. Néanmoins, le sentiment indépendantiste n’a pas seulement percé du fait du rejet du néolibéralisme, mais également du fait des énormes mobilisations populaires qui ont précédé et suivi le référendum du 1er octobre 2017. Le mouvement républicain catalan est riche d’une société civile extrêmement mobilisée autour d’organisations de référence : l’Assemblée nationale catalane et Omnium, des entités qui ont réalisé une immense campagne mettant en avant la République comme moyen de défendre les droits sociaux. La tentative de processus constituant en Catalogne s’est aussi manifestée par une politisation et par la création d’organisations populaires de masse, ayant permis de mobiliser des secteurs sociaux éloignés de la politique. De paisibles retraités se sont ainsi transformés en activistes menant des actions audacieuses de désobéissance civile telles que les blocages des routes, les occupations de collèges électoraux et les grèves. À l’instar des gilets jaunes, la répression policière contre ce mouvement s’est déchaînée avec une rare intensité dans une société démocratique. À travers le mouvement catalan, l’histoire d’un républicanisme d’inspiration populaire et opposé à l’Etat central ressort. Celle-ci commence dès le début du XIXe siècle.
L’idée d’un républicanisme socialiste commence réellement à émerger dès 1855.
Un Républicanisme qui s’enracine dans la lutte contre l’État monarchique
Ainsi la perspective républicaine est donc imprégnée d’une conception de la société profondément égalitaire, opposée à l’ordre aristocratique de l’Ancien Régime. En Espagne, les classes dominantes, caractérisées par leur religiosité et leur adhésion au patriarcat, sont le fruit d’une alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie conservatrice sur laquelle s’est refondée le capitalisme, notamment après le retour à une monarchie autoritaire à la suite des échecs des divers soulèvements libéraux qui ont émaillés le XIXe siècle. Particulièrement réactionnaire, La monarchie espagnole s’était construite à partir de la centralisation du pouvoir au sein de l’Etat et sur la réduction des pouvoirs des bourgeoisies urbaines, notamment à travers l’élimination progressive des « fueros », des formes de parlements locaux, qui décidaient pour leur ville, de la levée de l’impôt. Cependant, la monarchie s’est trouvée fragilisée à la suite de l’invasion française du pays, ayant débouché en 1812 sur une guerre d’indépendance, consécutive à un effondrement de l’État, ainsi qu’à la fuite du roi. La guerre de libération nationale qui s’en est suivie a donc été livrée par le peuple qui partage, à ce moment précis, les aspirations progressistes et libérales de la bourgeoisie de l’époque. Celle-ci s’est organisée en 1812 autour d’une constitution libérale, dite de Cadiz « la Pepa », censée préparer le retour du roi dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, similaire à celle de 1791. Conscient des dynamiques à l’oeuvre lors de la Révolution française 20 ans plus tôt, le très conservateur roi Fernando VII a bloqué toute tentative de réforme avant de déchainer la répression contre les réformistes et les rédacteurs de la Pepa, qui acquièrent, dès lors, la conviction qu’un changement ne peut advenir que par l’insurrection. Le XIXème siècle espagnol est ainsi le théâtre d’un affrontement entre libéraux exaltés, essentiellement composés de militaires révolutionnaires, dont certains prennent pour exemple un rêve républicain inspiré de la confédéra­tion helvétique et des États-Unis. Ainsi, une nouvelle révolution éclate en 1820 et débouche sur trois années de libéralisation de la monarchie avant un retour au conservatisme. Les libéraux retentent un coup de force en 1831 sous la houlette du politicien Torrijos, dont l’exécution, à la suite de son échec, a été immortalisée par le peintre Antonio Gisbert Perez. L’incapacité de l’élite conser- vatrice à moderniser le pays, mais aussi l’apparition de la classe ouvrière comme force politique, poussent certains libéraux à se radicaliser sur la gauche, et à considérer l’option républicaine. C’est le cas notamment en Catalogne, région qui apparait comme le berceau du mouvement ouvrier espagnol et du républicanisme radical. En 1842, la révolte barcelonaise contre le traité de libre-échange avec l’Angleterre est écrasée par un bombardement de l’armée. Mais l’idée d’un républicanisme socialiste commence à émerger dès 1855, année de la première grève générale de l’histoire du pays, qui se concentre encore une fois en Catalogne. Un an auparavant, la monarchie espagnole avait été déstabilisée par une insurrection libérale, où s’est distingué un homme politique, en raison de la radicalité de ses propositions : le catalan Pi Margall. Juriste de formation, Pi Margall a théorisé dans la continuité de la révolution un système républicain radical, inspiré de la contractualisation rousseauiste et d’une critique radicale de la centralisation inspirée des théories proudhoniennes. Il plaide ainsi pour un retour des fueros, des assemblées législatives permettant aux villes de disposer de leurs propres constitutions afin de légiférer dans des domaines étendus. Tous les républicains de gauche en Espagne se réfèrent à cet homme et se revendiquent encore de sa personne : des indépendantistes catalans aux anarchistes. Son fédéralisme intégral est basé sur la mise en place de pactes de cogestion de la sphère économique, avec pour principaux objectifs, la réforme agraire, la libre association en coopérative et les cogestions ouvriers-patronat dans les grandes entreprises. Marx et Engels considéraient ainsi Pi Margall, en 1873, comme l’unique dirigeant socialiste d’Europe Occidentale : « Pi était de tous les républicains officiels, l’unique socialiste, l’unique qui comprenait la nécessité de ce que la République s’appuie sur les ouvriers ». Premier président de la République (1873), premier Président du parti républicain démocratique fédéral, l’action politique de Pi Margall s’inscrit ainsi dans le vaste mouvement politique républicain dont l’histoire commence à partir de la guerre d’indépendance espagnole (1812) contre la France napoléonienne.
1873 : le moment Républicain
La Révolution de 1868 a un rôle tout autre dans l’histoire de l’Espagne. Elle donne lieu à six années, communément appelées « el sexenio liberal », caractérisée par une grande libéralisation politique, et une instabilité sociale ayant fini par donner naissance en 1873 à la Première République espagnole. Empêtrée dans des scandales de corruption, incapable de satisfaire la demande sociale d’une ré- forme agraire, la maison des Bourbons et sa reine, Isabel II, finissent par chuter en 1868, en perdant même l’appui des conservateurs. Les secteurs mo- dérés de l’armée profitent du vide du pouvoir pour organiser un putsch de palais, destiné à instaurer un nouveau roi, Amadeo de Savoie, à la tête d’une monarchie constitutionnelle. Cependant, les libéraux modérés perdent rapidement l’appui social dont ils jouissaient initialement, du fait de leur manque d’entrain à réaliser une réforme agraire. Au contraire, ils finissent par consolider l’ordre conservateur en désarmant les milices municipales qui ont facilité le renversement du pouvoir, et en privatisant des terres communales au bénéfice de la bourgeoisie. La création d’une nouvelle classe latifundiaire, et l’incapacité à faire face à la crise de l’Empire colonial, mis à mal à Cuba par une guérilla nationaliste naissante, sapent les derniers soutiens du régime monarchique constitutionnel. Dans un contexte de grande instabilité politique, où se déchire le camp libéral-conservateur dans la Guerre Carliste, les républicains dits « exaltés » prennent le pouvoir en profitant d’une révolte contre le service militaire et les impôts indirects : le 11 février 1873, le roi Amadeo renonce au trône, la Ie République est proclamée. Elle ne dure pas un an.
L’échec de la République
L’analyse de l’échec de la Ie République soulève la problématique ancienne de la connexion entre la tête de l’État et le mouvement révolutionnaire. Cette dimension n’avait pas été ignorée par le premier président républicain d’Espagne, Pi Margall. Ainsi, son républicanisme n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui de la Ie République française. La république est théorisée ici comme “la conséquence de la souveraineté du peuple”, Pi Margall ajoute cependant que celle-ci ne peut s’établir que par un mode confédéral, avec pour finalité de « diviser et subdiviser le pouvoir afin de le réduire progressivement ». On retrouve ici un rêve rousseauiste, difficilement applicable selon l’aveu même du philosophe, d’une démocratie radicale organisée dans des républiques cantonales. Cette ambition a été reprise par l’Américain Thomas Jefferson, qui écrivait « là où chaque homme prend part à la direction de la République de district, ou d’un niveau supérieur, et sent qu’il prend part au gouvernement des choses, pas seulement le jour des élections, chaque année, sinon chaque jour […] préféra se faire arracher le coeur du corps que de se faire confisquer le pouvoir par un Bonaparte ou un César », dans lequel Pi Margall voit un modèle à suivre. Malgré ces proclamations de bonnes intentions, la Ie République échoue, sans durer plus d’un an : les quatre présidents qui s’y succédent, en premier lieu Pi Margall et Figueres restent très légalistes : alors que la réforme agraire patine, les républicains souhaitent créer des milices pour accélérer les réformes et demandent le soutien d’un Comité de Salut Public. La faible réaction de l’État républicain face aux demandes populaires achève de le couper de sa base, qui se radicalise dans l’anarchisme en proclamant la pleine souveraineté municipale, la journée de huit heures et l’impôt progressif : la Révolution cantonale éclate en juillet 1873 par le soulèvement de plusieurs villes du pays, et leur organisation selon un système politique proche de celui mis en oeuvre par la Commune de Paris. Alors que les républicains se déchirent autour de la Révolution cantonale, la droite conservatrice se ré-organise et conspire avec les carlistes pour faire tomber la République, et préparer, avec les secteurs les plus réactionnaires de l’armée, le retour des Bourbons. Tétanisé par une base à laquelle il refuse de s’unir, Pi Margall démissionne, la Ie République débouche sur une dictature militaire qui finit par réprimer le cantonalisme andalou et valencien sans faire de même pour le carlisme. L’histoire de la Ie République s’achève ainsi tragiquement, par un coup d’État militaire en 1874, 62 ans avant le coup d’État fasciste qui a renversé la Seconde République, puis par une réinstauration des bourbons. La déception des milieux populaires vis-à-vis de l’État finît par alimenter l’anarchisme, particulièrement actif en Espagne jusqu’en 1939. Ainsi, le républicanisme espagnol s’est davantage nourri dans son histoire du fédéralisme américain et du cantonalisme suisse que de l’étatisme français, en raison de l’hostilité à une centralisation considérée comme un instrument authentique d’une monarchie conservatrice. Pour cette raison, le républicanisme espagnol semble s’ancrer davantage sur des territoires, voir des terroirs, avec une forte tradition de lutte démocratique et sociale, tels que le Pays basque, la Catalogne et la Galice, que dans une capitale regroupant la tête des institutions de l’État : l’intérêt que suscite le confédéralisme démocratique en Espagne en est un symptôme révélateur.
Rousseau, à travers sa théorie du Contrat social, pose les bases d’un idéal républicain-démocratique.
Quelle leçon tirer de l’expérience républicaine en Espagne ?
Le républicanisme espagnol prend le risque d’ignorer l’importance de l’État-nation dans la construction de la démocratie. La difficulté de Podemos à prendre position pour l’unité nationale après la tentative d’indépendance catalane s’explique par cette difficulté, très ibérique, à concevoir l’État autrement que comme un instrument d’oppression. Par conséquent, et à la différence du républicanisme français, le républicanisme espagnol contemporain s’inscrit davantage dans une perspective libertaire : à son commencement même, comme le signale Xavier Domenech dans son ouvrage fleuve Un haz de naciones, le républicanisme est théorisé en Espagne comme un moyen de promouvoir le pouvoir des périphéries face au centre : Pi Margall, premier président de la Ie République, premier théoricien de républicanisme en Espagne et dirigeant politique de premier plan, d’origine catalane, tente en 1873 de structurer un bloc politique sensible à la permanence des institutions démocratiques locales. Il anticipe ainsi la généralité de Catalogne et la communauté autonome basque, institutions d’inspirations républicaines, disposant pour la seconde d’une autonomie financière totale et d’une autonomie fiscale très avancée. Son gouvernement perçoit lui-même l’impôt et un pourcentage négocié avec le gouvernement central est versé à l’État espagnol. Ainsi, l’on comprend rapidement pourquoi le Républicanisme parvient à s’articuler davantage en Espagne qu’en France avec les revendications des nouveaux mouvements sociaux : démocratie directe, contrôle de la vie politique par les citoyens et respect des identités régionales. La République s’inscrit dans une longue lignée de résistances citoyennes contre un Etat central monarchiste, elle est aujourd’hui aisément revendiquée par les nouveaux mouvements sociaux, tels que le féminisme, puissant en Espagne, qui a toujours considéré le républicanisme comme un levier d’émancipation contre une monarchie foncièrement patriarcale : « les tyrans de toutes espèces, des rois aux maris agissent de la même manière ». Mais ce républicanisme d’inspiration libertaire peine cependant à porter un projet d’Etat, qui lui est pourtant indissociable, comme l’a magistralement souligné Rousseau : « Cette personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, prend maintenant le nom de République, lequel est appelé Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif » (Du Contrat Social). L’échec du mouvement socialiste ibérique, et le triomphe du fascisme catholique de Franco dans la Péninsule dans les années 1930, sont responsables d’un retard économique et social qui n’est pas sans rapport avec la séculaire hostilité larvée du mouvement social espagnol envers l’Etat, duquel les ouvriers, maintes fois réprimés par lui, n’attendaient plus rien. Un cercle vicieux se dessine : l’État, rejeté par les ouvriers, est confisqué par le camp conservateur qui ne fait qu’accroître son caractère anti-populaire, et par conséquent, l’hostilité de la classe ouvrière à son encontre. A la différence de la situation espagnole, l’idée républicaine souffre, en France, d’être associée à un pouvoir d’Etat qui démontre chaque jour un nouveau degré de violence et d’incompétence. Odieusement récupérée par des politiciens de la pire espèce, notamment pour affubler leurs sinistres organisations, la République peine à se détacher en tant qu’idée du pouvoir de l’Etat et des classes dominantes. Pourtant, originellement, elle incarnait la volonté d’auto-organisation et d’émancipation du peuple. Pour cette raison, le détour par un républicanisme qui n’a pas été souillé par de trop longues années de pouvoir au service de néolibéralisme ne saurait être que revigorante pour ceux qui plaident pour la réarticulation de l’idée républicaine avec les revendications démocratiques du temps présent. Le désordre actuel, la multiplication de mouvements sociaux parfois déroutant et la revendication d’une plus grande participation citoyenne cachent en vérité la volonté de construire un nouvel ordre sur les ruines de l’ancien fraichement abattu, et cette fois fondé sur la justice. Souhaitons ainsi, que des ruines de la monarchie républicaine, puisse naitre une véritable république participative, démocratique et sociale.
En Catalogne, le retour de la tradition révolutionnaire républicaine a permis d’étendre le débat au reste du pays.

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Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

La Cité

Le revenu universel peut-il nous sortir de l’impasse ?

Entretien avec David Cayla
David Cayla est économiste, chercheur et maître de conférences à l’université d’Angers. Membre des économistes atterrés, il a publié des ouvrages sur la question européenne, notamment La Fin de l’Union européenne, avec Coralie Delaume. Son dernier livre, Populisme et Néolibéralisme explore les mécanismes économiques à l’oeuvre derrière la résurgence actuelle des mouvements de contestations. Dans cet entretien, nous avons échangé sur le revenu universel, outil qui revient à la mode à la faveur de la pandémie et des alternatives qui peuvent lui être proposés.
LTR : Avec la pandémie et les difficultés économiques qui en ont découlé, le revenu universel a le vent en poupe. Expérimentations dans certaines régions ou pays, élus demandant de le mettre en place, … Le sujet est omniprésent depuis un an. C’est une notion très large qui englobe plusieurs visions. De la version libérale de Milton Friedman au salaire à vie de Bernard Friot, les écarts sont importants, tant sur le plan idéologique que pratique. Pourriez-vous nous exposer brièvement les différentes philosophies qui sous-tendent ce concept ?
David Cayla :
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes, qui vont de la plus libérale à la plus communiste. La proposition de Milton Friedman n’est pas tout à fait un revenu universel, c’est plutôt une allocation minimale, un impôt négatif. Il propose que les personnes ayant un revenu inférieur à un certain seuil puissent toucher une allocation complémentaire. Chez Bernard Friot, à l’inverse, l’objectif est de remplacer le capitalisme. Pour cela, il propose que tout le monde ait un revenu socialisé qui se substitue au revenu de la sphère privée. Entre ces deux principes, il y a de grandes différences. On peut ausssi citer le « Liber » des libéraux à la Gaspard Koening, le revenu de base du Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB), ou encore le revenu universel d’existence de Benoît Hamon. Mais alors, comment peut-on englober dans un même terme toutes ces propositions différentes ? Je leur vois trois points communs : il s’agit d’allouer un revenu déconnecté du travail, universel, dans le sens où il toucherait tout le monde, et suffisant. Le caractère suffisant signifie qu’il faut qu’on puisse vivre et combler ses besoins essentiels avec. Tout réside ensuite dans ce que l’on entend par « besoins essentiels ». On peut commencer au niveau du RSA ou bien se placer à un niveau supérieur. Universel, cela veut dire que tout le monde doit pouvoir bénéficier de ce minimum-là. Parfois, cela signifie le donner à tout le monde, en taxant en contrepartie, ce qui ne fera pas augmenter le revenu de la majorité des gens, mais l’idée de départ est que les plus pauvres ne soient pas oubliés. Le troisième élément, c’est qu’il est sans contrepartie, c’est-à-dire qu’il est totalement déconnecté de l’activité économique. Il ne se fait pas en échange d’un travail ou d’une démarche. C’est cela qui le distingue du RSA ; car dans le cadre du RSA, on demande au bénéficiaire de signer un contrat d’insertion.
LTR : Pour défendre le revenu universel, ses partisans expliquent qu’il permet de repenser la place du travail, et plus particulièrement des tâches mécaniques, dans la société afin de s’en libérer. Que pensez-vous de cet argument ?
David Cayla :
Les promoteurs de gauche du revenu universel considèrent que son intérêt est justement de libérer les individus du besoin de travailler. Ils le justifient par la disparition du travail, liée à la mécanisation. C’est quelque chose que l’on trouve beaucoup chez Benoît Hamon et Baptiste Mylondo, par exemple. Ils justifient aussi cela par l’idée qu’aujourd’hui, toute une partie de l’activité productive des gens ne s’organise pas dans un rapport marchand mais plutôt dans les liens sociaux, comme des grands-parents qui gardent leurs petits-enfants, et qui ne sont pas rémunérés. Derrière cela, il y a plusieurs choses. Il y a d’abord l’idée de la société post travail : le travail aurait été nécessaire dans la société, mais depuis l’automatisation en a supprimé en grande partie le besoin. Deuxièmement, il y a l’idée qu’il faut valoriser le non marchand. Troisièmement, il est sous-entendu que le plein emploi est une utopie aujourd’hui illusoire et qu’il faut donc trouver une solution pour que les gens puissent vivre décemment sans être obligés de trouver un emploi. Il y a enfin l’idée de renforcer le pouvoir de négociation des salariés sur le marché du travail. Cela aurait pour but d’améliorer leurs conditions de travail, parce qu’aujourd’hui le travail est absolument nécessaire pour vivre et les travailleurs n’ont pas le choix que d’accepter des travaux pénibles et difficiles. Ce sont les principaux arguments des partisans de gauche du revenu universel. Le problème, c’est qu’ils sont incohérents entre eux. Ils affirment deux choses contradictoires. Premièrement, ils disent qu’il faut favoriser le non marchand mais proposent pour cela de rémunérer les individus avec de l’argent, qui par définition, ne peut être dépensé que dans la sphère marchande. C’est la contradiction philosophique la plus importante. Si l’on veut mettre en avant le non marchand, il ne faut pas donner de l’argent aux citoyens, mais leur fournir des services publics gratuits. Et là on pose une deuxième question : quel est le rôle de l’État ? Est-il de garantir aux gens des allocations monétaires en espèces ou doit-il fournir des services publics gratuits ? Je suis attaché à la gratuité, j’en tire la conclusion logique que tous les revenus ne passent pas par des revenus monétaires, qu’une partie de la richesse dont nous disposons est non marchande et produite par l’État. Transformer l’État d’un producteur de services non marchands à un État qui alloue de la monnaie en espèces aux ménages pour leur permettre de consommer de manière marchande, c’est à mon avis une dérive grave qui ne peut pas se comprendre dans une perspective de gauche.
Derrière le revenu universel, il y a beaucoup de conceptions différentes qui vont de la plus libérale à la plus communiste.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libéraux sont favorables au revenu universel. On le retrouve très bien chez Friedman. La pensée au cœur de sa thèse c’est de substituer des programmes gouvernementaux de services publics par des allocations de même coût et laisser le marché pourvoir à la satisfaction des besoins des ménages. Cette logique-là est cohérente. Mais la logique qui consiste à faire de l’État un producteur d’allocations pour que la population puisse consommer tout en étant contre le tout marché me semble particulièrement contradictoire. C’est le premier point. Le deuxième point, c’est que je ne crois pas à la disparition du travail. Si on veut aller plus loin dans la réflexion, l’argument de la mécanisation et de l’automatisation n’est pas bon. Certes une automatisation a lieu, on ne peut pas le nier, mais c’est un processus ancien, qui date de la révolution industrielle. Au fur et à mesure qu’on mécanise, on s’aperçoit que les emplois se déversent vers les secteurs qui sont non mécanisables et non automatisables. Ils se déversent en particulier vers un secteur très important, celui du care, plus largement de tout ce qu’on appelle les emplois relationnels. Ce sont les emplois qui sont liés à la relation entre le pourvoyeur de service et l’usager. On peut citer par exemple l’éducation, la santé, la sécurité, l’accompagnement. Ce type d’emploi n’a cessé d’augmenter et aujourd’hui on en manque. Aussi, un vrai problème se pose : on a à la fois des chômeurs qui cherchent un emploi et des besoins en emplois qui ne sont pas mécanisables et qu’on ne crée pas en dépit de leur importance. Comment en est-on arrivé là ? Pour une raison simple : la très grande majorité des emplois relationnels sont des emplois publics. Or, on refuse que l’État, au nom de l’austérité budgétaire, crée les emplois relationnels qui sont nécessaires socialement. Si on veut résoudre le chômage, il suffit de diminuer la taille des classes, d’améliorer les conditions de travail dans les EHPADs et les hôpitaux, d’améliorer les conditions de travail et de formation de la police, etc. C’est-à-dire créer des emplois publics. Cela couterait beaucoup moins cher que d’allouer un revenu universel de 800€ à tout le monde chaque mois. C’est là qu’à mon sens il y a un problème. Si on considère que le rôle de l’État est d’abord de fournir des services publics gratuits à sa population et qu’on lui substitue un rôle d’allocation monétaire sans créer les emplois publics, alors cela créera une concurrence implicite que les partisans du revenu universel de gauche ne mettent jamais en avant. La base fiscale, ce qu’on peut taxer, est de toute façon limitée. Si l’on arrive à collecter 100 milliards d’euros de plus, par exemple, la question va vite se poser pour savoir s’il faut les utiliser pour créer des emplois publics ou pour verser une allocation de type revenu universel. Benoît Hamon dirait qu’il faut faire les deux. Pour moi, ce n’est pas une réponse satisfaisante. Il faut avoir une idée des mesures prioritaires qui vont être financées avec cet argent.
LTR : Certains détracteurs du revenu universel affirment qu’au lieu de permettre aux salariés de mieux négocier avec leurs employeurs, avoir une rentrée d’argent régulière et inconditionnelle inciterait ces derniers à revoir les rémunérations à la baisse. Qu’en pensez-vous ?
David Cayla :
Ce qui me gêne le plus dans cette argumentation sur le pouvoir de négociation des salariés c’est qu’on prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail, avec une offre, une demande et un pouvoir de négociation. Or, cette vision fait l’impasse sur tout un ensemble d’autres dimensions dans le travail qui sont plus sociologiques ou anthropologiques, en particulier le fait que le travail n’est pas du tout une marchandise comme une autre. Je comprends qu’on puisse parler de pouvoir de négociation quand il s’agit de voitures, mais je pense que, dans le cadre de la relation de travail, cela laisse beaucoup de choses de côté. On oublie en particulier que le travail a une dimension identitaire. C’est-à-dire que l’emploi que l’individu accomplit participe de son identité et donc de l’idée qu’il se fait de lui-même. Ce n’est pas du tout équivalent, par exemple, de toucher 1000 euros d’allocations ou de toucher 1000 euros sous forme de salaire. Quand on est de gauche, on ne peut pas raisonner comme des économistes néolibéraux, qui affirment que l’argent n’a pas d’odeur, que les individus raisonnent comme des homo economicus. Deuxièmement, le travail est aussi un rapport social, d’autorité entre deux personnes. Lorsqu’on parle de pouvoir de négociation, on ne pense qu’au moment où on va négocier le salaire ou les conditions de travail. Ce qu’on oublie, c’est qu’une fois qu’on est salarié, on est de toute façon soumis à un rapport de domination. Je doute que le revenu universel permettre de se détacher plus facilement de son travail, de changer les rapports de force dans l’entreprise. Tout collectif, par définition, produit des règles qui contrarient l’autonomie individuelle. Je crois beaucoup plus à la démocratie d’entreprise pour améliorer cela qu’à une allocation extérieure. Si l’on veut libérer le travailleur, il faut aller voir ce qui se passe dans l’entreprise. Ce qui passe par les lois de protection des salariés, le droit du travail, la démocratisation des entreprises.
On prend pour fait acquis l’idée des économistes selon laquelle l’emploi est organisé essentiellement par un marché du travail.
LTR : Pensez-vous que la mode du revenu universel dure au-delà de la crise actuelle ?
David Cayla :
Le revenu universel est une très vieille idée. Elle est d’autant plus attractive qu’aujourd’hui on analyse la richesse, le niveau de vie et la pyramide sociale uniquement à travers la question du revenu monétaire. Répondre à des problèmes qu’on envisage uniquement à travers le prisme du revenu par des revenus, cela paraît donc l’évidence même. On est tellement imbibé par le marché, par l’idée que l’argent fait la richesse, qu’on finit par décider d’aller vers le revenu universel. C’est d’autant plus important que la question de l’inflation a disparu aujourd’hui de la pensée. L’une des raisons qui pourrait empêcher le revenu universel d’être une idée populaire, ce serait que la situation soit similaire à celle des années 70- 80, dans un régime de forte inflation. Là, toute personne qui proposerait le revenu universel se verrait opposer l’argument de l’augmentation des prix. Mon sentiment, c’est que quand on propose ce genre de solution, c’est qu’on a déjà accepté la naturalité du marché, c’est-à-dire que les individus ne peuvent exister autre- ment qu’en étant des consommateurs, que toute la richesse vient de ce qu’on achète. Or, tout cela est extrêmement contestable. J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu, en prenant en compte le fait qu’une grande partie de la richesse est non marchande. Par exemple, on ne met plus en avant la question du temps libre. Une grande partie de la richesse est produite par les gens sur leur temps libre ; le temps est en soi une richesse extrêmement importante. Ainsi, l’une des manières de contrer la question du revenu universel serait d’organiser une vraie diminution du temps de travail. On résoudrait le problème du manque d’emplois et on mettrait en avant le fait que le temps libre est aussi une richesse non-marchande importante. On pourrait tout à fait redistribuer le temps pour réorganiser le travail autrement. Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles le revenu universel est à la mode. La raison principale, c’est l’idéologie néolibérale dominante. L’idée que tout procède du marché. On dit que quand on a un marteau comme seul outil, tous les problèmes finissent par se présenter sous la forme de clous. Aujourd’hui, on est tellement persuadés que le problème de la richesse est lié au problème du revenu monétaire, que pour résoudre le problème des inégalités, on va forcément augmenter les revenus ou en donner à tous. La réalité c’est que l’économie ne se présente pas uniquement de cette façon-là. Si on réfléchit avec un peu de distance, l’économie est la sphère de la production et de la répartition des richesses marchandes et non marchandes. On peut donc augmenter la sphère non marchande, on peut penser la richesse que constitue le temps libre, et organiser l’économie pour le maximiser. On peut penser que toute une partie de la richesse doit être soustraite du marché. Dans ce cas-là, donner des revenus aux gens sera beaucoup moins important, puisqu’une grande partie de la richesse ne sera pas achetable. Quand on pense les choses avec un peu plus de recul, on s’aperçoit que le revenu universel n’est qu’une réponse ponctuelle. Un point de vigilance, cependant : je ne dis pas qu’il ne faut pas d’allocations en espèces, je ne dis pas non plus qu’il faut supprimer le marché. Je dis simplement que le marché ne peut pas être l’alpha et l’oméga de la production et de la distribution de la richesse.
LTR : S’il est impossible voire délétère de se défaire du travail, il n’en demeure pas moins que son organisation actuelle, dans de nombreux secteurs, ne permet pas aux travailleurs de s’épanouir voire les aliène. Les écarts de rémunération grandissants, le déclin des syndicats et le développement des « bull- shit jobs » en sont des manifestations. Comment répondre à cette situation sans revendiquer un monde sans travail ?
David Cayla :
Il faut prendre en considération le fait que l’univers du travail est un univers particulier, dans lequel on agit collectivement. Ce n’est pas que l’individu qui travaille, c’est surtout un groupe de personnes. Le droit du travail encadre tout cela et notamment l’idée de l’abus de bien social. Un chef d’entreprise ne peut pas tout faire. Je pense qu’il faut sortir l’entreprise du féodalisme, de l’idée que les individus s’organisent seulement en rapports de force liés à la position du capital. Cela a déjà été fait. La démocratisation de l’entreprise c’est, par exemple, la reconnaissance du fait syndical, les instances représentatives de concertation. Mais il faudrait aller plus loin. Il devrait y avoir des règles plus strictes sur l’organisation du partage de la richesse. Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produite collectivement. Il n’y a pas de corrélation claire, contrairement à ce que disent les économistes, entre la production réalisée par chaque travailleur et ce qu’il récupère en termes de revenu. Il n’y a pas non plus de corrélation entre ce qu’apporte le capitaliste et comment il est rémunéré en termes de dividendes. En fait, quand on regarde ceux qui tirent des revenus des entreprises, on voit que tout cela est totalement arbitraire. Ce qui signifie que les revenus que chacun prélève ne sont que les produits de rapports de force, liés à la capacité qu’à chaque personne à se vendre, à la rareté relative qu’il représente, et à la place institutionnelle qu’il occupe. Ainsi, quand l’entreprise se financiarise, sa priorité devient la rémunération des actionnaires, au détriment à la fois du bien-être des salariés mais aussi de sa valorisation à long terme et de sa propre capacité à créer des richesses. Je pense que l’État a un rôle à jouer pour réorganiser les arrangements institutionnels au sein des entreprises, c’est-à-dire faire en sorte que les rapports de force soient plus équilibrés, que les revenus soient plus égalitaires, que le partage de la valeur ajoutée se fasse sur des critères plus égaux, mais aussi que l’entreprise puisse se recentrer sur sa fonction première qui est de produire de la richesse à long terme et non de racheter ses propres actions en détruisant son propre capital au seul profit de ses actionnaires.
LTR : Le revenu universel est souvent présenté comme la solution pour lutter contre la grande exclusion. Vous en avez soulevé les limites au cours de cet entretien. Mais alors, que faut-il faire pour lutter contre les inégalités et la pauvreté ?
David Cayla :
Le grand argument du revenu universel est de dire qu’il va permettre de lutter contre la pauvreté et cela d’autant plus si l’on fixe son montant au-dessus du seuil de pauvreté. Il y a un aspect important dans cet argument, c’est le taux de non-recours élevé des minima sociaux. Des gens ont droit à des revenus mais n’y ont pas recours en raison de la difficulté à se faire connaître. Si l’on met en place le revenu universel, alors on toucherait tout le monde et il y aurait beaucoup moins de taux de non-recours. Je pense que ce n’est pas tout à fait vrai. Même dans le cadre du revenu universel, il faudra effectuer une démarche administrative, remplir un dossier, indiquer un compte bancaire sur lequel verser l’allocation… Il faudra aussi contrôler les fraudes. Par ailleurs, il y a des questions auxquelles on ne répond jamais : que fait-on des immigrés et des clandestins ? Auront-ils droit au revenu universel et jusqu’à quel point ? Et quel sera le statut des Français expatriés ? Il faudra créer une administration du revenu universel et des conditions d’attribution pour qu’il arrive. Aussi on ne supprimera pas complètement le taux de non-recours.
J’aimerais que les responsables politiques et les intellectuels parviennent à penser la richesse indépendamment de la question du revenu.
La deuxième chose, c’est la question du RSA. Est-ce que le revenu universel est un meilleur outil pour lutter contre la pauvreté ? Je mets de côté la question du montant. Imaginons qu’on les fixe tous les deux à 700 euros, par exemple. La différence entre les deux, c’est que le RSA est conditionné, on ne le touche qu’en contrepartie d’une démarche d’insertion active, avec des entretiens individuels, un suivi par un conseiller, etc… Le revenu universel, à l’inverse, serait donné sans aucune contrepartie. On peut penser que s’il n’y a plus de contrepartie, on allègera la structure administrative, on aura ainsi besoin de moins de fonctionnaires, ce qui est sans doute vrai et ce qui coûtera moins cher qu’un RSA de même montant. Mais il y aura du coup moins de personnel pour accompagner les personnes. Et puisque le revenu sera universel, on n’identifiera plus les personnes dans le besoin contrairement à ce qui se passe aujourd’hui. Plus largement, je ne crois pas qu’il faille limiter la pauvreté a la question du revenu, et c’est ça que fait le revenu universel. Pour moi, le problème de la pauvreté, c’est surtout un problème d’exclusion. C’est-à-dire d’exclusion sociale, d’abord, parfois de problèmes d’auto-valorisation et puis un problème de perspectives. On ne peut pas dire à une personne qu’elle va toucher un revenu universel, de 700€ par mois toute sa vie. Certes, elle ne sera plus en situation de grande pauvreté, mais pourra-t-on dire qu’on a résolu le problème de la grande pauvreté en général et de l’exclusion en particulier ? Je ne crois pas. La norme doit être la contribution sociale que chacun produit par son travail dans un cadre marchand ou non marchand. Si l’objectif de l’individu n’est pas juste d’être un consommateur et de recevoir un revenu minimal pour continuer de consommer, mais aussi d’être un contributeur, d’avoir une place dans la société, de produire pour les autres, alors je crois que le RSA est bien plus qualifié pour sortir des gens de l’exclusion et de la pauvreté. Celles et ceux qui sont au RSA, non seulement bénéficient d’un revenu, mais aussi d’un accompagnement personnalisé. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes avec la Garantie jeunes, parce qu’ils ont des besoins d’accompagnement bien plus importants que les plus de 25 ans. Toutes ces démarches d’accompagnement et d’insertion vont disparaître ou devenir marginale avec le revenu universel. Les partisans disent que l’on pourra tout de même organiser ces démarches d’insertion de manière volontaire. C’est oublier que le problème de l’exclusion est justement de ne pas aller vers ce genre de dispositifs, à moins d’y être contraint. Je pense qu’il y a là aussi une mauvaise conception de l’exclusion. Quand on demande aux associations caritatives ce qu’elles pensent du revenu universel, il y en a beaucoup qui sont contre, parce qu’elles comprennent bien que la situation réelle des personnes exclues est qu’elles ne savent pas comment s’organiser et s’intégrer, qu’elles n’iront donc pas spontanément chercher les dispositifs d’aide et d’accompagnement qui peuvent exister. Le RSA, avec la stratégie du donnant-donnant, permet d’identifier ceux qui ont le plus de problèmes et d’adapter à ce public-là des dis- positifs d’insertion qui fonctionnent bien.
LTR : Pour conclure, une question plus actuelle. Récemment, à gauche, un embryon de consensus s’est formé pour réclamer l’établissement d’un RSA pour les moins de 25 ans, que pensez-vous de cette proposition ?
David Cayla :
La situation actuelle est extrêmement précaire, dramatique, pour la jeunesse. Elle l’est à la fois pour les étudiants, mais aussi pour ceux qui sortent de leurs études et qui recherchent un stage ou en emploi, et pour les jeunes qui sont déjà exclus. Face à cela, je ne suis pas opposé à ce qu’on puisse temporairement élargir le RSA, comme première solution. Le problème, c’est lorsqu’on on le présente comme une solution de long terme. Je suis beaucoup plus réservé sur ce sujet parce que le problème de la jeunesse, c’est premièrement un manque d’emploi et de stages. Globalement, la covid a fait disparaître des petits emplois que beaucoup d’étudiants occupaient et des embauches, impliquant que ceux qui sortent de leurs études sont en difficulté pour trouver un travail. Or, répondre au manque d’emploi par un RSA n’est pas satisfaisant. Vous sortez de vos études et au lieu d’avoir un emploi bien rémunéré, on vous donne une allocation minime. Ce n’est pas ce que veulent les jeunes. Ils savent bien qu’ils ne vont pas s’ouvrir une carrière au RSA. La priorité devrait donc être de créer des emplois. Je comprends qu’on ne puisse pas les créer immédiatement et qu’en attendant, le RSA peut être une solution transitoire, mais ce n’est pas une solution qui correspond aux besoins spécifiques de cette jeunesse. De la même façon, il faut aider les étudiants qui cherchent à faire leurs études et qui pour cela doivent avoir des petits boulots à côté. Il faut leur donner des allocations spécifiques en augmentant, prolongeant et généralisant les bourses, en leur permettant de redoubler une deuxième fois sans la perdre. Aujourd’hui, certains ne peuvent pas réussir leur année à cause des conditions d’études dégradées. Cela me semble mieux répondre aux problèmes des étudiants que de simplement leur accorder le RSA. Troisièmement, il faut aider tous les jeunes qui sont exclus et qui bénéficient de la Garantie jeunes. C’est un dispositif qui date de janvier 2017, organisé sous la pression de l’Union Européenne. Il est sous-dimensionné : il n’y a que 100 000 à 150 000 jeunes qui en dis- posent. On ne peut avoir un revenu équivalent au RSA que durant 1 an à 1 an et demi. Il y a très peu de communication sur ce dispositif, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup de jeunes qui en auraient besoin mais qui ne peuvent pas l’avoir faute d’information, ou qui l’ont eu pendant un temps court et ne peuvent pas y revenir après un échec d’insertion. Clairement, je suis pour la généralisation de la Garantie jeunes, qui est un RSA renforcé sur le plan de l’accompagnement. Mais pour cela, il va falloir recruter des accompagnants. Si l’on veut tripler le nombre de bénéficiaires et garantir le revenu jusqu’à 25 ans, ou tant que le bénéficiaire n’est pas inséré, il va falloir tripler les personnes des Missions locales, en créer de nouvelles, notamment en zone rurale. C’est un effort d’investissement extrêmement important que doit faire l’État, et ce serait beaucoup plus efficace que la généralisation du RSA aux moins de 25 ans. La démarche d’insertion d’un jeune de 19 ans est bien plus spécifique et nécessite un accompagnement bien plus important que ce qui se fait avec le RSA. Pour résumer, le RSA comme solution d’urgence, de court terme, pourquoi pas. Mais la réponse aux problèmes de la jeunesse aujourd’hui doit être d’abord de créer des emplois pour les jeunes. Il faut en créer beaucoup, à la fois pour ceux qui sont qualifiés et pour ceux qui ne le sont pas. Pour se substituer au secteur privé qui n’en crée plus, il faut que le secteur public prenne la place. Cette réponse doit aussi passer par une amélioration, au moins ponctuelle, mais plus structurelle également, des allocations pour les étudiants. Enfin, je souhaite une généralisation et une extension massive de la Garantie jeunes.
Dans nos entreprises subsiste un problème fondamental : les revenus sont distribués individuellement, alors que la richesse est toujours produire collectivement.

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La Politique Agricole commune : un outil à réorienter partie 1/2

L'État et les grandes transitions

La Politique Agricole commune : un outil à réorienter partie 1/2

La Politique agricole commune, mise en place dès les débuts de l’Union européenne, est une politique communautaire centrale des systèmes agricoles européens. Confrontée à un contexte en constante évolution depuis 60 ans, la PAC entrera sous peu dans sa prochaine réforme. Il est intéressant de se replonger dans ses évolutions historiques avant de développer les prévisions de la prochaine réforme 2023-2027 et d’exposer notre analyse et nos propositions pour une PAC comme outil de la transformation agroécologique des systèmes agricoles et alimentaires.

La Politique agricole commune (PAC) est un outil central de l’évolution de l’agriculture européenne. Elle ne peut être laissée de côté dans la transformation indispensable de notre système agricole et alimentaire. Alors que la prochaine réforme de la PAC 2023-2027 approche à grands pas, il est nécessaire de se replonger dans les évolutions historiques de cette politique communautaire. Avant même de parler de souveraineté, de reterritorialisation et de transformation agroécologique il faut comprendre les mécanismes de la politique agricole européenne en place et ce qui nous y a mené. La rupture avec notre système agricole et alimentaire actuel ne se fera pas sans la compréhension des succès et échecs des précédentes transformations agricoles dans lesquelles la PAC a joué un rôle majeur.

Une politique européenne cen­tralisée dès ses débuts

1957, le traité de Rome institue la Communauté économique européenne (CEE). Ce même traité fixe les objectifs d’une politique à six pays répondant à la nécessité de nourrir l’Europe. C’est la Politique agricole commune (PAC). Apparue dans le contexte de l’après-guerre et d’absence d’autosuffisance alimentaire, elle s’accorde à la volonté d’un marché commun de la CEE et à la libre circulation des marchandises, y compris celles du secteur agricole. Héritage partiel des politiques nationales préexistantes, elle est mise en place en 1962 avec pour but d’accroître la productivité agricole, d’assurer un niveau de vie à la population agricole, de stabiliser les marchés et de garantir une sécurité d’approvisionnement et des prix raisonnables aux consommateurs. La PAC est alors une politique active, répondant à des besoins majeurs et s’inscrivant dans des objectifs de reconstruction. Elle vise, de plus, le renforcement de l’alliance européenne face aux autres puissances qui l’entourent – consolidation des régimes socialistes de l’Est et toute-puissance économique des Etats-Unis. Replacer cette politique communautaire dans son contexte est nécessaire pour comprendre le choix des leviers mobilisés par la PAC. Cette dernière par exemple, joue un rôle particulier dans la construction européenne. Dès sa première version, elle est très centralisée et laisse peu de place aux gouvernements nationaux – on parlera d’ailleurs de “renationalisation” de la PAC lors de la réforme de 2014. Dans le contexte de l’époque, limiter les mécanismes d’interventions nationaux a pour ambition de réduire les distorsions de concurrence au sein de l’Europe et de rendre compatible l’intervention publique et le marché commun.

La PAC est le symbole de l’ambition commune des Etats membres et sera longtemps la politique communautaire la plus importante – elle représente 80% du budget de la CEE dans les années 70. Elle repose sur trois principes fondateurs : l’unicité de marché, la préférence communautaire et la solidarité financière.

Le premier principe, qui annonce en partie le marché unique de 1993, permet la libre circulation des produits agricoles d’un État membre à l’autre. Ainsi, après une phase transitoire, les droits de douane, les subventions et les entraves à la circulation des produits sont supprimés entre ces États. La préférence communautaire quant à elle se traduit par des quotas et des droits de douane communs – par ajuste- ment variable et non pas fixe – imposés sur les produits agricoles importés vis à vis des pays tiers. Ce principe, très mal perçu par les autres pays du monde, devait protéger contre les importations à faible prix et les fluctuations des cours du marché mondial. Il est de moins en moins structurant pour la PAC, par exemple du fait des nombreux accords commerciaux bilatéraux. Le dernier principe fondateur, un peu plus tardif, de solidarité financière fixe la partici- pation à la PAC des Etats membres au prorata de leur Produit Intérieur Brut (PIB). Ce budget commun du Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) est distribué selon les besoins des pays, c’est-à-dire souvent en fonction de l’importance du secteur agricole de chaque pays. A ce financement de la PAC sont ajoutées des ressources propres de droits de douanes à l’entrée des produits industriels et agricoles importés du reste du monde, ainsi qu’une part de la TVA collectée par les Etats membres.

En vue d’atteindre les objectifs de la PAC, le traité de Rome établit également des organisations communes des marchés agricoles (OCM) – qui deviendront une unique organisation en 2007. La CEE met ainsi au point des mécanismes pour assurer des prix minimums reposant sur des méthodes de soutien financées par le FEOGA – ces dépenses se révéleront bien plus importantes que la partie “orientation” du fonds qui ne représentera jamais plus de 10% du budget. Suivant les produits, les OCM peuvent comporter des réglementations des prix, des subventions à la production et à la commercialisation, des systèmes de stockage et de report, des mécanismes communs de stabilisation à l’importation ou à l’exportation. Par exemple, les prélèvements à l’importation joueront un rôle crucial, de même que le prix d’intervention dont l’action se verra cependant limitée avec l’engorgement des marchés.

Les premiers mécanismes d’intervention mis en place sont les prix garantis, aussi appelés prix d’intervention. Les organismes nationaux relayant les services communautaires étaient tenus d’accepter à un prix minimal toute la production livrée – jusqu’au milieu des années 80. Des critères de qualité seront progressivement mis en place et les achats d’intervention seront limités. Les mécanismes d’intervention ont longtemps constitué le cœur de la PAC mais seront mis en sommeil dans les années 2000. Aucun moyen de régulation de l’offre n’est prévu à l’origine sauf dans le secteur du sucre. Cette absence de régulation entraînera des stocks considérables et coûteux en retirant de la vente les quantités non absorbables par le marché pour conserver le prix garanti. Les subventions aux exportations, ou restitutions, sont des subventions pour compenser l’écart entre les prix européens et les prix mondiaux plus faibles. Elles répondent partiellement aux limites des mécanismes d’intervention et per- mettent d’écouler les stocks mais représentent dans les années 90 une grosse part du budget européen. Liés au principe de préférence communautaire, les droits de douanes vers les pays tiers ou prélèvements variables sont aussi des leviers pour certaines OCM.

La PAC est le symbole de l’ambition commune des Etats membres.

Une politique communautaire en évolution permanente

En soixante ans, la politique agricole commune a été confrontée à un contexte en constante évolution, de l’industrialisation galopante à la mondialisation globale, en passant par l’agrandissement de l’UE. La PAC va traverser une succession de réformes qui reflète une politique en mouvement perpétuel. Les institutions et le processus de décision communautaire particulier de la PAC ne sont pas développés ici, bien qu’expliquant certaines de ses évolutions. En revanche, nous aborderons quelques événements majeurs liés à la PAC qui ont influencé le monde agricole et nous amènent au système actuel.

Les mécanismes de la PAC de 62, développés précédemment, vont entraîner une surproduction. En effet, l’auto-suffisance alimentaire de la CEE est largement dépassée en 1967 et de premières interrogations apparaissent quant à la gestion des surplus. Les mécanismes de régulation des prix par le stockage voire la destruction de ces surplus mènent à une explosion des coûts. Des tensions internationales apparaissent alors du fait de la concurrence déloyale créée par l’inondation des marchés de produits agricoles européens subventionnés. En outre, après 1973, les chocs pétroliers entraînent une augmentation des coûts de production du fait de l’augmentation du coût de l’énergie. Le prix d’intervention qui garantissait jusqu’ici des prix stables, prévisibles et élevés aux agriculteurs, favorise alors un déséquilibre de l’offre et de la demande du fait de l’augmentation plus rapide de la production par rapport à celle de la consommation. Ces deux derniers mécanismes ont entraîné une pression sur les prix agricoles et limité l’augmentation des revenus des agriculteurs. De plus, la diminution des importations (dont les prélèvements permettaient d’alimenter le budget de la PAC), l’augmentation des exportations dans un contexte de différentiel de prix parfois majeur entre les marchés, mondial et intérieurs, entraînent une explosion des dépenses de soutien des marchés dans le milieu des années 70. Du fait de cette évolution, la CEE cherche donc à freiner la progression des dépenses budgétaires et à répondre au déséquilibre croissant entre offre et demande. En 1984, la CEE met en place les quotas laitiers pour répondre à la surproduction tirée par des prix garantis.

Ils visent à limiter les excédents de produits laitiers et ainsi à en limiter les coûts de régulation associés. D’autres plafonnements des volumes de production de filières agricoles vont lui succéder, comme les quantités maximales garanties (QMG). Par la suite, le système des stabilisateurs en 1988 reprend l’idée de plafond à partir duquel se déclenche une série de réduction de prix, par exemple dans le secteur des céréales.

En 1992, une nouvelle réforme de la PAC, dite de Mac Sharry, remet en cause ces mécanismes de fonc- tionnement et s’inscrit en rupture des réformes précédentes. Trente ans après la mise en place de la PAC, la sécurité alimentaire européenne est atteinte. Les autres résultats sont mitigés. En effet, les revenus agricoles sont très variables selon les Etats-membres et des disparités se maintiennent entre les agricultures nationales (taille moyenne des exploitations, revenus…). La réforme de 92 s’attaque au financement budgétaire, ce qui doit permettre d’intégrer des politiques d’aménagement du territoire et faciliter la restructuration des exploitations agricoles. Elle abaisse les prix garantis et propose de les compenser par des aides directes aux producteurs proportionnelles à la taille des exploitations. Ce découplage des aides – indépendantes de la nature des produits – est allié à des mesures de réduction de la production. La réforme Mac Sharry inscrit dès lors la PAC dans une logique libérale, et considère que l’orientation des productions agricoles doit davantage résulter du libre jeu du marché. Elle permet à l’UE de mieux se conformer aux règles du commerce mondial et de répondre à la remise en question des restitutions aux exportations au niveau international dans le cadre du GATT, particulièrement par les Etats-Unis.

Dans le cadre de l’agenda 2000, la réforme de 1999 s’empare de la multifonctionnalité de l’agriculture. En effet, l’agriculture est reconnue comme n’ayant pas qu’une vocation alimentaire mais aussi de développement rural ou d’impact environnemental. Dans un contexte de baisse de la population rurale, la PAC est alors considérée comme ayant un rôle à jouer. Ainsi, l’agenda 2000 légitime l’idée d’un second pilier de la PAC en phase avec la multifonctionnalité nouvellement reconnue de l’agriculture. Il est financé par le Fonds européen agricole de développement rural (FEADER). La crise de la vache folle entraîne de son côté des orienta- tions de sécurité alimentaire dans la PAC. La réforme de 1999 poursuit la diminution des prix garantis et ainsi des montants de restitutions aux exportations. Les aides directes les remplaçant ne couvrent pas complètement ces diminutions et permettent à l’UE de ré- duire la part de la PAC dans son budget – en perspective de l’élargissement à l’Est qui nécessite une augmentation du FEADER et des fonds de cohésion. Depuis les an- nées 90 les réformes apportent aux Etats membres plus de marge de manœuvre. Celle de 2000 introduit le principe de subsidiarité, c’est-à-dire un retour de l’échelle nationale dans l’action de la PAC avec par exemple la modulation possible des paiements compensatoires par les Etats-membres.

La réforme de 2003 s’attache à couper complètement le lien entre les volumes produits et les aides perçues par les agriculteurs. En effet, les aides directes sont toujours liées aux surfaces ensemencées et au nombre de têtes de bétail, elles incitent donc encore à la production. Elles sont alors découplées et remplacées par le droit au paiement unique par exploitation (DPU). Ce levier est lié aux surfaces éligibles sans obligation de production sur celles-ci. La réforme de 2003 va également plafonner le budget du Pilier I de la PAC (avec une modulation possible). Le Pilier II est renforcé avec un objectif de soutien des politiques de développement rural. Cette réforme introduit aussi la conditionnalité des aides selon 18 normes relatives à l’environnement, à la sécurité alimentaire et au bien-être animal. Leur non-respect entraîne des réductions totales ou partielles des aides. La réforme de 2003 est une orientation de la PAC par l’UE vers un modèle souhaité plus durable. Elle permet à l’UE de répondre aux attentes sociétales concernant l’environnement et la qualité des produits. Cette réforme continue de connecter davantage l’agriculture aux marchés mondiaux et entraîne une libéralisation des prix et du commerce, en préparation de l’élargissement de l’UE. La réforme de 2008 poursuit la réforme précédente avec la mise en place du paiement unique simplifié et des filets de sécurité remplacent les mécanismes d’intervention. D’anciens leviers comme les gels de terres ou les quotas laitiers sont supprimés. Le second pilier est renforcé pour répondre aux défis environnementaux.

En soixante ans, la politique agricole commune a été confrontée à un contexte en constante évolution.

La politique agricole commune actuelle

La réforme de 2014 a prolongé les logiques libérales accompagnant la PAC depuis la réforme de 1992. Pour un budget total annuel de 60 milliards d’euros à l’échelle européenne dont 9,1 milliards sont destinés à l’agriculture française, la PAC 2015-2020 conserve sa construction autour de deux piliers issus de la précédente réforme de 1999.

En France, le premier pilier de la PAC reste important. Il est financé par le Fonds Européen agricole de garantie (FEAGA) à hauteur de 7 milliards d’euros. Par des mécanismes majoritairement découplés, c’est-à-dire n’étant pas calculés proportionnellement à une production donnée. Ce premier pilier a pour objectif le soutien des marchés, des prix et des revenus agricoles. Il est géré par les Etats au niveau national.

Le deuxième pilier, quant à lui, reste plus réduit avec un budget de 2 milliards d’euros financé par le Fonds européen agricole de développement rural (FEADER). Ses objectifs sont de promouvoir l’aménagement des zones rurales, la protection de l’environnement et le maintien d’une population active sur le territoire. En France, l’attribution de ce fonds est gérée par les Régions.

Alors quels ont été les changements apportés par cette réforme de 2014 ? Plusieurs choses sont à mentionner. Premièrement, la PAC de 2014 est orientée vers un soutien plus important à l’élevage. Ce dernier souffre, en effet, d’un manque de compétitivité ne permettant pas aux éleveurs de vivre dignement de leur métier (en 2017, entre 620 et 1100€ de salaire mensuel en moyenne d’après l’Insee). Deuxièmement, elle vise à soutenir l’emploi et l’installation de nouveaux agriculteurs en réponse à une diminution continue du nombre d’actifs agricoles depuis les années 60 et à la prévision d’un départ de la moitié des agriculteurs d’ici une dizaine d’années. Troisièmement, elle se propose d’améliorer la performance économique de l’agriculture européenne en faisant face, notamment en France, d’une part, à une rémunération très faible des agriculteurs, et d’autre part, à une balance commerciale, autrefois positive, se rapprochant inexorablement de l’équilibre. Quatrièmement, prenant acte du fort impact environnemental avéré de l’agriculture qui représente actuellement 19% des GES en France selon l’ADEME, la PAC 2015 a pour objectif d’augmenter sa performance environnementale. Enfin, elle vise l’amélioration de la performance sociale de l’agriculture et la redynamisation des territoires.

Les objectifs et orientations de la PAC paraissent donc louables et tout à fait pertinents au vu des défis auxquels fait face l’agriculture. Néanmoins, un tour d’horizon rapide des dispositifs en place en France pour cette période de 2015 à 2022 est nécessaire afin d’illustrer les moyens avec lesquels ces objectifs se veulent atteints.

Les aides majeures du premier pilier sont les aides découplées. Elles sont rattachées au nombre d’hectares que représentent les terres cultivables de chaque exploitation agricole. Ainsi, un paiement de base est attribué par hectare en fonction du montant historique de ces aides découplées à l’hectare : les droits à paiement de base (DPB). Ces aides visent à soutenir les revenus des agriculteurs et leur compétitivité sur les marchés. A cela viennent s’ajouter plusieurs bonus pour inciter à la mise en œuvre de pratiques favorables à l’environnement, les exploitations de taille petite et moyenne ainsi que l’installation de jeunes agriculteurs. Au DPB, se rajoutent donc respectivement le paiement vert, le paiement redistributif et le paiement additionnel aux jeunes agriculteurs. En 2017, ces aides s’élevaient au total à environ 6 milliards d’euros soit les deux tiers du budget total de la PAC pour la France.

Ces premières aides de base sont de différents ordres. Pour ce qui est de l’objectif d’amélioration des performances environnementales, le paiement vert est complété par les mesures agroécologiques et climatiques du second pilier. Les MAEC éligibles font l’objet d’un cahier des charges et s’organisent autour de trois catégories : MAEC système qui s’applique à des types de produc- tion comme les systèmes herbagers et pastoraux dans une logique de maintien des pratiques actuelles ; MAEC plus spécifique à des par- celles théâtre d’enjeux environnementaux localisés et MAEC ayant un objectif de préservation des ressources génétiques comme la préservation de races particulières. Elles viennent donc s’ajouter à la valorisation par le paiement vert des surfaces d’intérêt écologique (haies, mares, etc), à la diversification des cultures et à la préservation des prairies permanentes (prairies en place depuis plus de 5 ans consécutifs).

Cet objectif d’amélioration de la performance environnementale vient se combiner à l’amélioration de la performance sociale par le soutien à l’installation des jeunes agriculteurs avec une majoration, notamment, dans le cadre de projets favorables à l’environnement. Le paiement additionnel aux jeunes agriculteurs est renforcé par la do- tation jeunes agriculteurs. Cette aide concerne, tout comme la première, les agriculteurs de moins de 40 ans, non installés dans les 5 an- nées précédentes et dont les compétences sont officiellement reconnues par des certificats d’aptitudes ou diplômes par exemple. Cette dotation est majorée pour les installations hors cadres familiaux, aux projets répondant aux principes de l’agroécologie et aux projets générateurs de valeur ajoutée et d’emploi. Une revalorisation de cette aide peut aussi se faire en fonction de l’effort de reprise et de modernisation de l’exploitation par le jeune agriculteur.

Enfin, l’objectif de performance économique améliorée poursuivi par les aides découplées, est renforcé par des aides plus spécifiques aux secteurs et zones en difficulté économique ou à faible compétiti­vité. Ces aides sont l’indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN) ou encore des aides couplées à la production concernant majoritairement l’élevage et les protéines végétales. L’ICHN est l’aide principale du second pilier avec 1,1 milliards d’euros annuel soit 55% du montant total de ce dernier. Accès sur les zones dites défavorisées, principalement montagneuses, elle vise à soutenir l’activité agricole dans ces zones et ainsi principalement l’élevage. En effet, ce dernier est majoritaire dans ces zones montagneuses et a un rôle primordial dans le dynamisme de ces campagnes et dans l’entretien des paysages d’une grande richesse biologique. Enfin, les aides couplées viennent en complément de ce soutien de l’ICHN à l’élevage et viennent aussi inciter à la production de protéines végétales indispensables à la reconquête de la balance protéique de la France, notamment pour son alimentation animale. Néanmoins, n’oubliant pas la surproduction qu’avaient engendré les aides couplées du passé, l’octroie de celles-ci est désormais dégressif et plafonné. La PAC soutient aussi l’agriculture biologique par la mise en place d’aides à la conversion et au maintien en agriculture biologique. Ces aides ont été doublées sur la période 2015-2020, de façon à accompagner les objectifs du plan «Ambition bio» qui prévoit le doublement des surfaces en agriculture biologique d’ici 2022. Elles se proposent de faire face à l’incertitude des premières années de l’installation d’un système en agriculture biologique ainsi qu’à la réduction de la production sans ajustement des prix sur la phase de conversion.

Enfin, la PAC porte l’ambition de financer une stratégie commune pour la compétitivité et l’adaptation des exploitations agricoles ainsi que, par le programme national de gestion des risques et d’assistance technique (PNGRAT), de sou- tenir l’agriculture face aux différents aléas climatiques ou en- core sanitaires qu’elle doit affronter. Ainsi, le plan pour la compétitivité et l’adaptation des exploitations agricoles se décline autour de la modernisation des exploitations d’élevage (investissements pour l’amélioration des conditions de travail et de l’autonomie du cheptel entre autres), de la recherche de la performance économique et environnementale, par la maîtrise des intrants et la protection des ressources naturelles (érosion des sols, eau, biodiversité…), de la réponse aux problématiques particulières de certaines de ces filières : rénovation du verger, investissement dans les serres, investissement dans secteur du chanvre, lin, fécule de pommes de terre et riz pour éviter leur disparition au profit des céréales, etc, de l’amélioration de la performance énergétique des exploitations et de l’encouragement de projets s’inscrivant dans une démarche de développement de l’agroécologie. Le PNGRAT, quant à lui, repose sur deux types de soutien que sont l’aide à l’assurance multirisques climatique des récoltes et l’aide aux fonds de mutualisation en cas d’aléas sanitaires et d’incidents environnementaux.

Depuis sa création en 1962, la PAC s’est inscrite dans le cadre général des politiques européennes et a donc suivi les évolutions de celles- ci tout au long des décennies. Ainsi, se créant autour d’une logique de préférence communautaire puis de libéralisation des échanges, la PAC a été un outil majeur de l’évolution de l’agriculture en Europe. Elle a dans un premier temps réussi son pari de construire une sécurité alimentaire de l’Union Européenne et de faire de l’agriculture un secteur économique porteur avant de de- venir à partir de 1992 un instrument de compensation des logiques libérales. La PAC est un outil puissant qui a été utilisé de manière active et stratégique dans ces premières années avant d’être ensuite utilisé de manière tout à fait passive comme un lot de consolation à des agriculteurs alors enfermés dans une agriculture qui ne leur permet pas de vivre dignement et qui menace les générations actuelles et futures. Il est grand temps de mobiliser à nouveau activement les potentialités majeures de cet outil qu’est la PAC pour l’Union Européenne en collaboration avec les Etats qui la composent pour relever les défis économiques, sociaux et environnementaux auxquels fait face l’agriculture européenne et française. Les Etats n’ont pas hésité à utiliser des dispositifs de protection de l’agriculture européenne pour la transformer face aux défis auxquels ils faisaient face à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. Nous verrons dans la seconde partie de cet article (publiée dans le n°3 du Temps des Ruptures) pourquoi il est possible de le faire de nouveau.

La réforme de 2014 a prolongé les logiques libérales accompagnant la PAC depuis la réforme de 1992.

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Décrites dans deux directives européennes récentes, les communautés d’énergie citoyennes et renouvelables, demandent aux gouvernements et acteurs privés du marché de garantir aux citoyens le droit de produire, stocker, consommer et revendre leur énergie renouvelable. Elles promeuvent un modèle énergétique en le rendant à la fois plus démocratique et pérenne. Les bases juridiques de cette reconstruction du système énergétique actuel sont posées. Les Etats Membres vont devoir prendre la mesure des enjeux portés par ce nouveau statut et les définir dans un marché en grand besoin de renouvellement. Mais le plus grand enjeu ici repose sur les citoyens et leur capacité à concrétiser cette révolution. 
Première révolution : la reconnaissance du rôle actif des citoyens dans la transition énergétique
Jusqu’ici, les réseaux électriques étaient considérés comme le moyen le plus économique de répondre à des usages dispersés et variables. Après la Seconde Guerre mondiale, la France avait choisi de développer un système électrique centralisé, principalement centré sur les économies d’échelle. Désormais, avec le développement généralisé des énergies renouvelables depuis une dizaine d’années et une nouvelle tarification reposant plus sur le kWh consommé que sur la puissance à laquelle le réseau donne accès, une production plus proche des consommateurs est envisageable. De fait, les évolutions sociétales portent maintenant les évolutions techniques (réseau intelligent et stockage). En effet, de nombreux citoyens semblent aller vers des comportements plus sobres dans la consommation d’énergie. Néanmoins, la multiplicité des blocages technocratiques face à des volontés de changement pourtant puissantes ne doit pas être sous-estimée, particulièrement à l’échelle européenne, où elles se trouvent démultipliées. Publiées en 2018, dans une indifférence médiatique, pour le moins attendue, les communautés d’énergie, pourtant potentiellement révolutionnaires, autant pour le marché de l’énergie que pour l’ensemble du système électrique actuel, appellent une concrétisation rapide. Celle-ci dépendra surtout de l’implication des citoyens, pourtant très peu informés de l’actualité des institutions et des régulations européennes : ils sont ici le pivot de toute la dynamique portée par la Commission Européenne. En effet, deux directives européennes au sein du « Paquet pour une énergie propre pour tous les Européens » semblent apporter une partie, certes humble, de la réponse aux nombreuses grèves et marches pour le climat qui marquent ces deux dernières années. Elle tient en quelques mots : la reconnaissance du rôle actif des citoyens dans la transition énergétique. L’Union Européenne semble l’avoir compris : son objectif contraignant d’atteindre 32% d’énergies renouvelables d’ici 2030 ne se réalisera pas sans l’implication de ces derniers. Malgré sa faible couverture médiatique et son manque de reconnaissance au sein des Etats Membres, cette réponse pourrait pourtant bel et bien être une révolution. Révolution car les nouvelles règles créent une dynamique sans précédent : donner les moyens aux citoyens de produire, consommer et même de revendre leur propre énergie. Ce projet politique est particulièrement ambitieux, et met l’accent sur la production décentralisée d’énergies renouvelables, le stockage d’énergie et l’autoconsommation d’électricité. Face à ces évolutions, cer- tains gouvernements nationaux, inquiets de cette dynamique et de ses conséquences sur le système existant, en particulier sur ses « gros acteurs », avaient persisté tout au long des négociations, à freiner l’octroi de ce nouveau statut d’auto-consommateurs. Finalement, le Parlement Européen s’est imposé dans le bras de fer. Jusqu’ici, l’absence de référence dans les rédactions politiques européennes de l’engagement citoyen, ou des citoyens dans le système énergétique était sans nul doute à l’origine d’un cadre régulatoire en décalage avec les tendances de décentralisation et l’essor des « petits acteurs » dans le marché de l’énergie. D’abord conçues pour les entreprises multinationales, exploitant des énergies fossiles et dans une dynamique centralisée, les règles du marché de l’énergie européen semblaient jusqu’ici avoir encore du mal à reconnaître les citoyens (et les communautés d’énergie) comme des acteurs du marché à part entière. Ceci impliquait souvent l’absence de règles du jeu équitables à leur égard. A l’origine fortement indexées sur le marché, les énergies renouvelables considéraient encore jusqu’à peu toute dimension citoyenne hors du marché de l’énergie.
La réussite des communautés d’énergie dépendra d’abord de l’écho citoyen suscité.
Une possibilité de bouleversement de l’organisation dite « traditionnelle » du marché de l’énergie : un potentiel possiblement relégué à l’utopie
La « victoire » politique s’incarne donc à travers la définition juridique des communautés d’énergie, citoyennes et renouvelables, un concept essentiellement issu du droit européen, et relativement récent. Déjà concrétisées, à petite échelle, au sein de plusieurs Etats Membres, en Allemagne comme en France par exemple, elles manquaient d’une reconnaissance européenne attendue. Selon cette définition, une communauté d’énergie renouvelable peut être amenée à produire, consommer, stocker et vendre de l’énergie renouvelable, et partager en son sein l’énergie renouvelable produite par les unités de production qu’elle détient. Les communautés d’énergie citoyennes, quant à elles, disposent d’un périmètre plus large : outre la production d’énergie, la fourniture, la consommation, l’agrégation, le stockage et la vente d’électricité, elles peuvent fournir à leurs membres ou actionnaires des services liés à l’efficacité énergétique. Ces deux formes de communautés d’énergie doivent être autonomes, ne pas se limiter à un but purement lucratif et être effectivement contrôlées par des membres (citoyens, autorités locales et PME) situés à proximité des projets d’énergie renouvelable. L’ancrage local et les projets « citoyens » sont donc particulièrement à l’honneur dans les deux cas. C’est là une avancée majeure, en rupture avec le principe de mise en concurrence promu par la Commission depuis 2014. Les avantages économiques ne sont pas oubliés pour autant : le partage de l’énergie communautaire stimule des investissements supplémentaires dans les installations de production et de stockage d’énergie renouvelable. Sans compter que l’optimisation de l’énergie locale, à la condition d’être rendue possible par des technologies innovantes (logiciels de gestion, stockage), pourrait réduire la charge sur le réseau, la congestion, et limiter le besoin d’investissements dans de nouvelles infrastructures de réseau. Dès l’énoncé de cette définition, de la révolution qu’elle implique pour le système actuel, et de l’évocation de son champ d’application, il apparaît clairement que l’organisation dite « traditionnelle » du marché de l’énergie peut s’en trouver bouleversée. En effet, là où de grands énergéticiens produisent de l’électricité, transportée et distribuée dans des réseaux jusqu’à la consommation finale, ici, le consommateur peut devenir acteur. Et les avantages d’un tel changement seraient bien sûr nombreux : réduction de l’impact environnemental, réduction de la facture, sensibilisation des consommateurs/acteurs… Sans compter le potentiel de développement important qui révèle que la moitié des citoyens européens pourraient produire eux-mêmes leur électricité renouvelable d’ici 2050, recouvrant alors près de 45% de la demande en énergie. Le problème, c’est qu’une telle stratégie nécessite une dynamique forte, unifiée. Et, jusque là, les Etats paraissaient tout sauf unanimes dans les dynamiques d’implantation. Ainsi la réticence des Etats Membres n’est pas à sous_estimer : à titre d’exemple, l’incidence prévisible de ce nouveau statut de communautés dites « autonomes », (surtout en termes de coûts des réseaux), ou encore la conformité même avec les règles législatives de péréquation tarifaire et de solidarité nationale, sont des interrogations légitimes. La question du monopole des gestionnaires historiques des réseaux publics d’électricité et de gaz sous-tend bien sûr aussi les débats. Soumis à toutes ces interrogations, ce sera justement aux Etats Membres de décider d’accorder ou non la faculté aux communautés énergétiques les droits de gestion sur les réseaux. Cela revient à dire qu’ils seront chargés de créer les conditions permettant à ces communautés de participer au marché de manière équitable et non discriminatoire. Aucune direction spécifique n’est fournie dans ce domaine. La question, tout aussi légitime, du rôle à accorder aux citoyens dans le marché de l’énergie se pose : est-ce vraiment à eux de s’occuper de leur propre production/consommation d’énergie ? Cette gestion ne devrait-elle pas revenir aux mains de l’Etat, qui a su par le passé assurer l’efficience énergétique ? En effet, diviser les sources de production d’énergie produit systématiquement moins de rendement qu’une seule source de fourniture d’électricité. Cependant, est-ce bien le rendement qui est recherché ici ? Dans la révolution que nous évoquons, il s’agirait, non seulement d’un changement de paradigme dans les acteurs impliqués, mais aussi d’un profond bouleversement dans les modes de consommation de l’énergie. Consommer moins, de manière plus responsable et en pleine conscience des implications écologiques de toute production d’énergie.
La « victoire » politique s’incarne donc à travers la définition juridique des communautés d’énergie.
De nouveaux statuts et interrelations à définir entre acteurs historiques et nouveaux entrants : des leviers d’action et d’organisation à considérer
La situation n’est pas pour autant inextricable : un lien peut être établi, afin de protéger les deux parties, par des obligations réciproques. Pour les communautés, il s’agirait de déclarer les installations en amont de la mise en service, et de la part des gestionnaires de réseaux, une sorte d’obligation de coopération, destinée à faciliter les transferts d’énergies au sein de la communauté. En effet, la directive évoque l’importance de simplifier les démarches administratives, de la part des gouvernements, au sein des projets citoyens et justement communautaires, afin d’éviter un bras de fer opposant « David contre Goliath » avec les gros opérateurs de réseaux. En effet, si le puzzle administratif et juridique est trop important, cela pourrait faciliter la domination de grandes entreprises, soit pour créer, soit pour contrôler indirectement ces communautés, conçues de prime abord dans une dynamique citoyenne. Le cadre légal, mais aussi les dispositions administratives concrètes qui devront entourer cette relation seront essentielles pour faciliter à la fois le développement et le fonctionnement concret dans la durée des communautés. Comme toute transformation importante, le risque d’instrumentalisation par d’autres acteurs aux intérêts prégnants, et la conséquence de l’éloignement entre réalisations concrètes et objectifs initiaux existent. Cela se matérialise ici de manière complexe, par des procédés administratifs et financiers difficilement accessibles, mais pour autant moteurs du système énergétique ac­tuel. Finalement, la réussite des communautés d’énergie dépendra d’abord de l’écho citoyen suscité. Sans force vive, sans acteurs de terrain et sans dynamique locale, les ingrédients d’une décentralisation efficace, la directive restera caduque. Donner aux citoyens les moyens d’être à la fois producteurs et consommateurs part du postulat d’une double prise de conscience, à la fois en termes de production et de consommation. Les enjeux vont donc au-delà de la simple réorganisation du marché de l’énergie. Une reconstruction verte, reposant sur les énergies « propres » (qui n’excluent pas l’énergie nucléaire) et une économie circulaire, pourrait, par une dynamique citoyenne, prendre le relai de la croissance traditionnelle, avec en parallèle la créa- tion de nouveaux marchés et de nouveaux emplois. Pour autant, les défis seront nombreux : pour les citoyens, qu’il faudra convaincre du potentiel des communautés d’énergie, mais également pour les gouvernements.
La question du rôle à accorder aux citoyens dans le marché de l’énergie se pose : est-ce vraiment à eux de s’occuper de leur propre production / consommation d’énergie ?
Concrétiser la révolution : appel aux citoyens à se saisir de ce nouveau statut
À moyen-long terme, il est possible d’envisager un système de soutien sur le plan financier qui pourrait être un mécanisme d’obligation d’achat pour l’énergie produite en surplus par la communauté, avec des appels d’offres, des primes proportionnées, et éventuellement, un soutien fiscal. L’engagement public, sans nul doute essentiel, devra aller dans les deux-sens : les collectivités territoriales devront être impliquées au maximum, afin de faciliter l’ancrage et la pérennité des communautés. Allier cohésion sociale, implication des acteurs de terrain et des territoires sera un vrai défi : il s’agirait d’éviter le déclassement de certains territoires, et par là-même, de certaines populations. Qu’il s’agisse des capacités d’épargne ou des zones à faible rendement renouvelable, une stratégie globale d’unification sera nécessaire. Un autre écueil à éviter sera la définition conceptuelle libérale du concept d’autoconsommation : il s’agit d’éviter à tout prix dans cette dynamique de décentralisation, le repli sur soi, et promouvoir avec intensité la coordination. La concrétisation de l’ « autoconsommation collective » ne doit pas se faire au détriment de l’efficacité du système électrique. En effet, il est complexe de se représenter le fonctionnement concret d’une telle communauté : qui la finance concrètement ? Qui en est responsable ? Beaucoup de questions auxquelles la commission n’apporte que très peu de réponses, et c’est finalement assez compréhensible : on touche ici à la marge de manœuvre spécifique des Etats Membres. On comprend finalement peut-être un peu mieux leurs réticences, tant le chantier qui leur reste à accomplir est important, face à deux directives d’apparence bénignes. Ils doivent entreprendre une véritable réforme législative, revoir les redevances de réseau, les incitations et autres régimes de soutien et impliquer les citoyens, en partie en renforçant les capacités des autorités locales. Lors de la révision des politiques publiques, une attention particulière devrait aussi être accordée au rôle des communautés énergétiques dans la lutte contre la précarité énergétique, un sujet qui mérite une grande attention. D’autant plus qu’actuellement, les communautés énergétiques sont plus présentes dans les régions les plus riches de l’Union Européenne en raison des ressources financières et organisationnelles nécessaires. Il ne s’agit pas non plus de rester dans une approche naïve : si l’autoconsommation peut être une solution, elle ne figure pas pour autant, à elle seule, la sortie de notre crise écologique et sociale. A l’instar des conséquences de la politique de décentralisation énergétique allemande, plusieurs risques sous-tendent la dynamique : d’abord, des prix de l’électricité élevés, relatifs aussi aux coûts d’investissement dans un premier temps dans des infrastructures renouvelables à grande échelle. Par ailleurs, si le développement des énergies renouvelables génère un surplus d’électricité qui doit être exporté, il ne contribue pas pour autant à la sécurité d’approvisionnement, celle-ci doit aussi être considérée et solutionnée par les Etats Membres pour assurer la transition. Enfin, des réactions négatives de la part de l’industrie, au-delà du marché de l’énergie lui-même, sont à envisager : ces derniers peuvent craindre pour leur productivité. La prise de conscience des risques associés à une telle révolution est essentielle, la politique énergétique relevant d’enjeux multiples : industriels, techniques, sociétaux, financiers… Finalement, en dépit des nombreux écueils à éviter, par l’ambition forte et particulièrement importante dans le contexte actuel, qu’elles portent, les directives du paquet « Energie propre » semblent avoir saisi la nécessité d’impliquer les citoyens, dans la définition d’une sortie de crise, à la fois économique, écologique et sociale. Si la vitesse de déploiement de ces communautés est difficilement prévisible, notamment en raison des nombreuses zones d’ombres et de définitions encore trop vagues, elles ont vocation à s’imposer comme l’un des piliers de la transition énergétique européenne. Bien sûr, comme à l’aube de toute transformation profonde, les attentes tout autant que les risques d’instrumentalisation sont nombreux. Un autre enjeu essentiel tient donc à cette prise de conscience, à la fois individuelle et collective, des coûts environnementaux et sociétaux, de la production et de la consommation d’énergie. Un changement en profondeur, vers une utilisation énergétique consciente ne paraît plus si utopique. A nous de nous saisir de cette opportunité historique, et de nous montrer à la hauteur, à la fois du potentiel et de la force d’action des citoyens.
Une reconstruction verte pourrait prendre le relais de la croissance traditionnelle, avec en parallèle la création de nouveaux emplois.

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La laïcité en danger ?

La Cité

La laïcité en danger ?

Entretien avec Jean-Pierre Obin
Ancien inspecteur général de l’Education nationale, Jean-Pierre Obin est l’auteur en 2004 d’un rapport retentissant sur le port de signes religieux à l’école. Il publie en 2020 un livre intitulé Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, où il adresse un portrait inquiétant de l’état de l’école française, trop perméable aux idéologies islamistes. Le Temps des Ruptures l’a rencontré pour échanger avec lui sur la lutte contre l’islamisme et l’avenir de la laïcité en France. 
LTR : En juin 2004, vous remettez au gouvernement un rapport, resté dans la postérité comme le « rapport Obin », sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Quels constats y faisiez-vous ?
Jean Pierre Obin :
Les atteintes à la laïcité et l’islamisme n’étaient pas aussi importants qu’aujourd’hui, mais quelques signes, quand même, annonçaient ce qui se déroulait depuis une dizaine d’années. En particulier, le livre Les territoires perdus de la République était paru deux ans auparavant. Je raconte moi-même dans mon livre que j’avais perçu un certain nombre de signes, lesquels montraient une forme de radicalisation de certains élèves de confession musulmane, mais pas seulement, qui pouvait être préoccupante, en particulier en termes d’antisémitisme. J’avais l’impression que le débat sur le voile, qui s’est cristallisé à ce moment-là avec la nomination de la Commission Stasi en 2003, était l’arbre qui cachait la forêt. D’où cette demande au ministre de l’époque d’aller enquêter, demande qui a été accordée. Nous avons, avec une dizaine d’inspecteurs généraux, passé plusieurs mois à enquêter dans divers établissements scolaires, avec une variété de contextes territoriaux. Partout où nous sommes allés, nous avons constaté à peu près les mêmes types d’atteintes à la laïcité ou à d’autres valeurs de la République. Nous en avons fait une typologie dans le rapport. Elles concernaient la vie scolaire, les fêtes religieuses, l’alimentation, le vêtement, la violence, l’antisémitisme, le racisme, la violence à l’encontre des filles, etc… Par ailleurs, nous avons noté, dans les classes, des contestations plus fréquentes de l’enseignement, dans différentes disciplines : l’EPS bien sûr ; mais aussi les SVT avec la contestation de la théorie de Darwin, le refus de cours sur la sexualité et la reproduction humaine ; l’histoire-géographie ; des œuvres littéraires ; des philosophes, aussi. Les chefs d’établissements ignoraient ce qui se passait dans la classe, le recteur ignorait ce qui se passait dans l’établissement scolaire, il n’y avait aucun soutien des cadres de l’institution. Il fallait prendre conscience de cela, pour renforcer la mixité sociale dans les écoles et former les enseignants, leur apporter de l’aide et du soutien. C’est bien plus tard que j’ai découvert que les textes islamistes ciblaient avant tout l’école.
Il faut prendre conscience de la présence d’atteintes à la laïcité, pour renforcer la mixité dans les écoles et former les enseignants.
LTR : Votre rapport a-t-il eu un écho dans les médias ? Vos préconisations sont-elles remontées jusqu’aux oreilles du ministre de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin
: Aucun écho bien sûr, puisque le rapport a été enterré par François Fillon, ministre au moment où nous l’avons terminé. Il ne l’a d’ailleurs jamais lu, ça s’est arrêté au niveau de son directeur de cabinet. Le rapport a ensuite fuité dans la presse et a été rendu public à peu près un an plus tard. A partir de ce moment-là, il a eu un certain écho, mais très limité. Surtout, il n’a donné lieu à aucune conclusion générale au niveau du Ministère. Il a simplement été publié sur son site, c’est tout. Le service minimum.
LTR : Malgré le faible écho médiatique, comment a-t-il été reçu dans les milieux politiques et intellectuels ?
Jean-Pierre Obin :
Sur un certain nombre de sites, il y a eu une utilisation de quelques passages du rapport à des fins particulières. Par exemple, des sites juifs, voire sionistes, ont repris tout ce qui concernait l’antisémitisme ; plusieurs sites féministes ont repris ce qui concernait les violences faites aux filles ; une partie de l’extrême droite l’a également repris pour attaquer l’islam et les Musulmans. Mais le Ministre de l’époque s’en est désintéressé. Parce que ça ne servait pas sa stratégie politique personnelle. Il avait une feuille de route qui visait à laisser sa trace dans l’Education nationale à travers une loi, la loi Fillon. Tout ce qui était en dehors de cette perspective n’était pas intéressant pour lui et contrariait son ambition. Il avait déjà une perspective présidentielle, et à l’époque, dans cette perspective, soulever un problème difficilement soluble à court terme et qui était une source d’embêtements, ce n’était absolument pas sa stratégie.
LTR : Quinze ans après, vous publiez un livre choc, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école. Il a eu une large résonance dans les médias, amplifiée par le terrible attentat visant Samuel Paty. Quels étaient les éléments les plus probants de votre ouvrage ?
Jean-Pierre Obin :
Je pense que ce qui a fait le succès de cet ouvrage, c’est la composition que j’ai voulue. Il y a trois aspects qui se complètent. D’abord, une partie témoignages, qui présente des situations professionnelles que j’ai recueillies avec des méthodes rigoureuses auprès de personnels de l’Education nationale. Deuxième aspect, nouveau par rapport à 2004, nous disposons de multiples enquêtes, de travaux scientifiques qui donnent un aspect quantitatif au phénomène de radicalisation. Donc il y a d’abord un constat qui est désormais indéniable et qu’on ne peut pas réfuter, et puis il y a des illustrations très concrètes, très vivantes de cela. Et puis le troisième aspect du livre, c’est qu’il est très personnel, écrit à la première personne, où je m’appuie du début à la fin sur une histoire très personnelle, familiale. Je pense que c’est ce mélange de ces trois choses qui a fait le succès médiatique de mon livre, dont j’ai été le premier surpris. La mort de Samuel Paty a totalement changé la perception publique à propos de ce que j’évoquais dans mon livre.
LTR : Ce livre a, semble-t-il, ouvert les yeux de nombreux Français au sujet de la progression de l’islamisme. Malgré tout, des critiques persistent quant à la méthodologie de votre en- quête, et donc à ses conclusions. Comment expliquez-vous cette permanence du dénichez une partie de la population ?
Jean-Pierre Obin :
Ce n’est pas seulement du déni, il y a une partie de complaisance idéologique. Aujourd’hui, cela prend deux formes. D’abord, ce que l’on peut appeler l’islamo-gauchisme – qui est un mot fourre-tout mais qu’on comprend bien -, c’est-à-dire une vision manichéenne de la société, fondée sur l’idée qu’il y aurait des victimes et des élites opprimant ces victimes. La tâche des groupes serait de prendre coûte que coûte la défense de ces victimes. Et aujourd’hui, les victimes, pour eux, ce sont les musulmans. De l’autre côté, tout un courant, non plus d’essence marxiste, mais plutôt libérale, est favorable au libre développement des identités. Il est donc partisan d’une non-intervention de l’Etat dans tous les domaines : culturels, religieux, éducatifs etc… Cette idéologie s’est récemment radicalisée, avec l’idée que chaque groupe se prétend opprimé par la majorité. Chaque groupe autour du genre, de la « race », de la religion, va défendre son pré-carré. C’est l’ef- fondrement de ce qu’on appelle depuis les Lumières l’universalisme. Les mouvements tournant autour de ces différents courants deviennent, parfois de manière inconsciente, mais plus souvent de manière très consciente, des alliés objectifs des islamistes. Ils ne sont pas dans une complicité idéologique, mais dans une complicité opérationnelle : ils ont des ennemis communs, à savoir l’Etat colonial, raciste, islamophobe. Comme l’explique très bien le dirigeant communiste britannique Chris Harman, qui a dirigé un livre qui théorise l’islamo-gauchisme, Le Prophète et le Prolétariat, il faut nouer des alliances de circonstance avec les islamistes contre l’Etat. C’est une convergence de vue qui est stratégique. Elle a commencé sans doute avec la prise de pouvoir de Khomeiny en Iran en 1979, avec l’attaque de l’ambassade américaine, qui était le fait de groupes marxistes alliés à des groupes islamistes. Ça s’est dénoué en Iran, quelques années plus tard, quand les seconds ont mis les premiers en prison.
LTR : A la fin de votre ouvrage vous proposez deux grands axes politiques pour répondre à la progression de l’islamisme : favoriser la mixité sociale et développer un « islam des Lumières ». Concrètement, comment ces deux grands axes pourraient être mis en œuvre ?
Jean-Pierre Obin :
Ce sont deux grands axes stratégiques sur du long terme. La mixité sociale, ça ne se décrète pas du jour au lendemain. Cela nécessite des politiques assez continues, mais qui n’ont pas été des objectifs stratégiques des gouvernements de droite et de gauche jusqu’aujourd’hui. Nous avons plutôt vu des politiques de redistribution, plus accentuées lorsque la gauche est au pouvoir, moins lorsque c’est la droite, qui ont mis l’accent sur le fameux slogan des ZEP, « donnez plus à ceux qui ont moins », plutôt que de mettre l’accent sur « mélangeons les populations ». Or, ces politiques redistributives sont très couteuses d’une part et ont, d’autre part, des résultats tout à fait relatifs. Ces dizaines de milliards d’euros déversés pour les politiques de la ville n’ont pas empêché la poursuite de la séparation des populations, de l’archipélisation des cités françaises, de la ségrégation de ces populations pauvres. Et d’ailleurs, on donne plus mais on donne mal. En réalité, lorsqu’on regarde dans le détail, ces établissements de quartiers difficiles sont – malgré les aides – moins favorisés que les autres. Il faut plutôt récompenser les établissements et les chefs d’établissement qui font progresser la mixité sociale. Et donc punir ceux qui la font régresser. Aujourd’hui, un principal qui perd ses classes moyennes voit son collège récompensé, parce que sa population s’est paupérisée. C’est insensé.
On doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : Concernant le développement en France d’un « islam des Lumières », pensez-vous que les mesures prises récemment par le gouvernement, comme par exemple la Charte des imams de France ou la fin d’ici 2024 du détachement des imams étrangers, aillent dans ce sens-là ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, ça va dans le bon sens. Mais dans mon esprit, c’est l’aspect géostratégique de la lutte contre l’islamisme qui prime. L’islamisme n’est pas français, c’est une création moyen-orientale, surtout de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte, qui n’a à l’origine pour seule vocation que de prendre le pouvoir dans ces pays-là. Et puis, avec la mondialisation de la politique et le développement des migrations en Europe, il prend dans les années 80-90 un tour stratégique dans l’esprit de certains islamistes. D’où l’idée de susciter des mouvements de sédition dans ces diasporas musulmanes en Occident pour affaiblir ces pays, pour affaiblir les Lumières. Cela passe notamment par le terrorisme, qui a pour but de monter les non musulmans contre les musulmans, pour faire progresser la haine anti musulmans et favoriser le repli communautaire, voire le séparatisme, chez les occidentaux de confession musulmane, qui seront obligés de se réfugier dans les bras des prédicateurs islamistes. La bataille contre l’islamisme sera gagnée, si elle est gagnée un jour, dans les pays arabo-musulmans eux-mêmes, à la source du problème. Ceux qui sont en première ligne, ce sont les citoyens éclairés de ces pays qu’il faut absolument soutenir stratégiquement sur la longue durée. Comment la France peut y contribuer ? En suscitant sur son sol, au sein même de la population musulmane, un mouvement d’émancipation pétri de modernité qui reprenne les valeurs des Lumières et adapte l’islam à ces valeurs, de la même manière que la grande masse des catholiques et des juifs ont su le faire. On en voit les prémices aujourd’hui, avec des figures qui interviennent à la télévision, des théologiens qui montrent que l’islam est tout à fait compatible avec la République, et que l’islam a connu des grandes périodes de Lumières dans son histoire.
LTR : Le ministre de l’Education nationale Jean- Michel Blanquer vous a confié une mission ministérielle de formation à la laïcité pour tous les personnels de l’Education nationale. En quoi consiste-t-elle plus précisément ?
Jean-Pierre Obin :
Cette mission consiste à travailler sur le domaine de la formation des personnels de l’Education nationale, à la fois sur la formation initiale et sur la formation continue, sur la laïcité et plus largement les valeurs de la République. A la suite du rapport de 2004, du livre de 2020, je dis et je redis que la formation des enseignants est primordiale pour combattre l’islamisme et promouvoir la laïcité et donc l’émancipation chez nos jeunes compatriotes. Les enseignants sont aujourd’hui très mal formés sur ces questions. On doit leur apprendre comment réagir face aux atteintes à la laïcité, en leur qualité d’enseignant. Je suis donc chargé d’analyser la situation et de faire des propositions au ministre, que je dois rendre d’ici la fin d’avril. D’ici là, évidemment, je ne peux rien en dire de plus.
LTR : La stratégie politique mise en place par le gouvernement, à travers votre mission, mais aussi celle confiée à Pierre Besnard et Isabelle de Mecquenem par Amélie de Montchalain et Marlène Schiappa et plus largement via la loi contre le séparatisme, va-t-elle dans le bon sens selon vous ?
Jean-Pierre Obin :
Oui, cela va dans le bon sens. Mais nommer un rapporteur ou des rapporteurs, c’est une chose, suivre leurs préconisations, c’en est une autre. Les propositions que je ferai au ministre n’engagent que moi, et n’ont aucune conséquence en soi. C’est ce qu’il dira à partir de ce rapport qu’il sera intéressant de regarder.
LTR : Concernant la loi sur le séparatisme, les propositions sont-elles au niveau de l’enjeu ?
Jean-Pierre Obin :
C’est l’exercice qui veut ça, il a forcément de la surenchère politicienne, chacun tendant à se positionner comme opposant ou comme membre de la majorité, et ces débats ne font pas forcément dans la nuance et dans la recherche de compromis. Certains amendements n’étaient là que pour prendre une posture, notamment l’amendement sur le voile des accompagnatrices scolaires. On jugera cette loi sur pièces, dans son application. Elle n’apporte pas de grands bouleversements sur la laïcité, quels que soient les petits aménagements qui ont pu susciter des réactions outrées chez les différentes Eglises. Elle s’attache à des difficultés réelles, je pense par exemple à l’instruction à domicile, aux écoles hors contrat etc, ça ne touche qu’un tout petit nombre d’élèves, mais il fallait le faire. Il y a des points où l’Etat ne contrôle plus l’éducation des enfants. Il fallait sans doute agir dans tous ces domaines, mais la loi est vraiment un recueil de dizaines et de dizaines de points très précis, très hétéroclites. Il y a une forme de communication auprès de l’opinion publique qui consiste à dire « voilà on a compris le problème, on fait une loi pour y répondre ». Pour mesurer ses conséquences, si conséquences il y a, il faudra attendre plusieurs années.
LTR : Pour vous, le nœud du problème, c’est l’Education nationale, d’autant plus lorsqu’on analyse les dernières enquêtes sur l’opinion des lycéens vis-à-vis de la laïcité ? Cette rupture chez les jeunes est-elle par ailleurs due à un échec de l’Education nationale ?
Jean-Pierre Obin :
Il y a pour moi un réel échec de l’Education nationale derrière ce sondage de l’IFOP pour la Licra. Il y a toujours eu une certaine coupure entre les moins de 24 ans et le reste de la population, ce n’est vraiment pas nouveau. C’est presque un invariant anthropologique de la vie sociale en France. Cependant, il y a des choses réellement préoccupantes. Moi-même j’ai vu s’exprimer devant moi, par des jeunes politisés, l’incompréhension de la laïcité à la française, de ses règles, notamment scolaires. Ils souhaitaient une « laïcité à l’américaine », ce qui soit dit en passant n’a aucun sens. Ils apprécient le modèle américain qui laisse plus de place à l’expression religieuse, pas seulement à l’école, mais dans la société. C’est très difficile de leur opposer que la laïcité est une exception française liée à l’histoire de France. Sans les guerres de religion, sans la contre-réforme, il n’y aurait pas eu une Révolution française, qui s’oppose non seulement à la monarchie, mais aussi au clergé. La constitution civile du clergé de 1790 ce n’est pas rien quand même, on remercie l’ensemble des évêques et des prêtres et on les oblige à prêter serment devant la République. C’est une histoire que les pays protestants anglo-saxons n’ont jamais connu pour la bonne raison que la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est la Réforme qui l’a opérée. Elle n’avait plus à être faite dans un cadre conflictuel. On ne peut pas balayer notre Histoire d’un revers de la main, en faisant fi de ce qui nous constitue en tant que Français. On doit reprendre la bataille avec davantage de lucidité, de clairvoyance sur ce qui se passe. Ce ne doit pas être un catéchisme républicain, on doit leur faire comprendre l’intérêt émancipateur de la laïcité, qui est loin d’être liberticide et coercitive.
LTR : La France est un îlot isolé sur la question de la séparation du politique et du religieux. Pensez-vous qu’elle puisse conserver sur le long terme cette spécificité dans un monde globalisé dont les standards culturels s’américanisent de plus en plus ?
Jean-Pierre Obin :
Il est certain que nous sommes sous une grande influence de la culture de masse américaine. C’est sans doute irréversible, il y a une hégémonie au niveau du cinéma, de la musique etc. Mais vous savez, j’étais il y a quelques jours en visio-conférence avec une enseignante québécoise qui m’expliquait que le Québec suivait petit à petit les pas de la laïcité française. Elle me parlait de la loi qui vient de passer, des débats à la Cour Suprême canadienne, et de son grand succès politique. Les Belges, Italiens et Allemands sont également très intéressés. Ces dernières années, des positions laïques ont été prises dans des landers allemands, notamment pour interdire les signes religieux à l’école. Il n’est donc pas exclu que d’autres s’inspirent de l’ex­périence française pour leur propre pays. Références (1) Sous la direction de Bensoussan Georges, Les Territoires perdus de la Républiques, Mille et une nuits, 2002, 238p. (2) Obin Jean-Pierre, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Hermann, 2020, 166p. (3) A l’époque Luc Ferry. (4) Mission ministérielle relative à la formation des agents publics à la laïcité, qui complète la Mission ministérielle de Jean-Pierre Obin qui consiste à former les personnes de l’Education nationale à la laïcité. (5) Sondage IFOP pour la Licra, 2021, Enquête auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société. (6) Décret adopté en juillet 1790 par l’Assemblée nationale constituante qui réorganise le clergé français, qui devient dépendant de l’Etat et non plus de l’Eglise catholique romaine. (7) La loi 21, ou « loi sur la laïcité de l’Etat » , adoptée en 2019, s »aligne dans une certaine mesure sur la législation française en termes de neutralité des agents de la fonction publique.

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Madrid : une campagne électorale délétère

Le Retour de la question stratégique

Madrid : une campagne électorale délétère

Par Rafael Karoubi Menaces de mort, banalisation de l’extrême droite, violence de rue, escalade verbale sur les réseaux sociaux… le climat de tension de la campagne électorale madrilène témoigne d’une polarisation grandissante des sociétés démocratiques ébranlées par la Covid et en voie d’implosion. Retour sur une expérience politique qui n’aurait jamais dû voir le jour. Achevée par une victoire de la droite, cette campagne est aussi symptomatique des erreurs d’une gauche qui s’est trop focalisée sur une rhétorique antifasciste peu porteuse.

Organisé par la radio ONDACERO le 23 avril 2021, le débat de la campagne électorale pour le parlement régional madrilène aurait pu être l’occasion d’un échange argumenté d’idées pour un vote crucial, la région de Madrid, première économie d’Espagne, étant compétente sur deux domaines larges, notamment ceux des politiques de santé et de la gestion des hôpitaux… Il n’en fut rien. À peine commencé, il tourna court après une altercation entre le candidat de Unidas Podemos (UP) Pablo Iglesias, et la représentante du parti d’extrême droite Vox, Rocio Monasterio, au sujet de lettres de menaces de mort accompagnées de balle de fusil adressé au propre Iglesias et à des ministres de gauche.

Pour comprendre comment la politique espagnole a pu arriver à de telles extrémités, il est nécessaire de revenir au commencement d’une campagne électorale sale, pour ne pas dire abjecte, qui s’est déroulée à partir du plus fort de la pandémie, comme une tragédie en plusieurs actes, avec pour commencement la radicalisation de la droite.

Acte 1 : une droite hors de contrôle

Depuis le 10 novembre 2019, la victoire du parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) emmené par Pedro Sanchez aux élections, et la mise en place d’un gouvernement de coalition avec UP, les trois partis politiques de droite, les conservateurs du parti populaire (PP), les libéraux de Ciudadanos et l’extrême droite (Vox) ne cessent de remettre en cause la légitimité du pouvoir, du fait de la présence en son sein de ministre dits « communistes », c’est-à-dire appartenant aux parties de Pablo Iglesias, et du soutien parlementaire apporté par la gauche indépendantiste à la nouvelle équipe. Ces accusations scandaleuses en légitimité contre un gouvernement démocratiquement élu se sont répétées lors de la crise du coronavirus, à l’initiative de Vox.

De l’autre côté des Pyrénées, aucun moment d’unité nationale derrière le gouvernement pour affronter une crise historique ne put avoir lieu. À peine un mois et demi après le début du confinement, Vox envoya ses soutiens, mélange hétéroclite entre une grande bourgeoisie conservatrice, une petite bourgeoisie commerçante précarisée et les traditionnels matons néofascistes, défiler en voiture (!) contre les mesures sanitaires. Le 23 mai 2020, 6000 véhicules inondèrent les principales artères de Madrid de drapeaux espagnols et d’une grande quantité de pollution. Mais le plus grotesque vînt indéniablement deux semaines auparavant, dans le quartier Salamanque, sorte de 16e arrondissement madrilène, dont les habitants bravèrent le confinement pour manifester contre le confinement, la présence de UP dans le gouvernement et contre ce qu’ils appellent la « dictature communiste » mise en place par Pedro Sanchez et sa Ministre de l’Économie, Nadia Calvino, économiste issue de la Commission européenne. Toujours avec Vox à la manoeuvre, ces manifestations témoignent de la rupture profonde entre la frange la plus réactionnaire de la bourgeoisie espagnole et le gouvernement de gauche. S’ensuivit une escalade haineuse et dangereuse : pendant deux mois, des manifestants ont harcelé quotidiennement la famille de Pablo Iglesias, à l’entrée de son domicile, malgré un important dispositif policier de protection.

Mais une telle dérive n’aurait été possible sans la complaisance, même le soutien, des partis de droite traditionnels, PP et Ciudadanos, envers le discours fascisant du parti. Avant même que la formation d’extrême droite n’eut été représentée au parlement, leurs leaders respectifs, Pablo Casado et Albert Rivera, s’unirent dans des poses viriles à Santiago Abascal, président de Vox, à l’occasion d’une photo lourde de sens, prise après une manifestation organisée communément à Madrid, Place Colon, par les trois partis pour protester contre le gouvernement de Pedro Sanchez, le 10 février 2019. Deux mois auparavant, en décembre 2018, ces mêmes partis ont blanchis l’extrémisme de droite en associant un gouvernement régional de coalition en Andalousie.

Cependant, confronté à deux échecs aux élections générales et à une chute vertigineuse dans les sondages, Pablo Casado finit par sentir le risque que l’extrême droite lui dérobât le contrôle du camp conservateur espagnol. Dans un discours qui l’honore, il condamna fermement l’extrême droite au moment où celle-ci venait de déposer une motion de censure contre le gouvernement de gauche alors que commençait la deuxième vague de l’épidémie… En outre, confronté à des résultats électoraux désastreux à la suite de la funeste « photo de Colon », notamment dans son berceau électoral de Catalogne, Ciudadanos finit par prendre ses distances avec Vox en rompant début 2021 un accord électoral passé un an plus tôt dans la ville de Murcie, pour soutenir une liste dirigée par le parti socialiste. Mais les partis de droite dits « démocratiques » ne se remirent jamais de leur péché originel que furent leur premier accord électoral avec l’extrême droite en 2018 : banalisée, adoubée par des partis conventionnels, celle-ci ne tardait pas à exercer une influence grandissante sur la droite du PP, elle aussi attirée par le succès de certaines formules de droite radicale à travers l’Europe et les États-Unis…La « trumpisation » du parti ne faisait que commencer.

Acte 2 : la droite déclenche des élections salles à Madrid

Furieuse de la rupture de l’accord de Murcie où son parti était impliqué, la fantasque présidente de la communauté autonome de Madrid, Isabel Diaz Ayuso, décida de convoquer de nouvelles élections dans l’espoir de faire disparaître son rival et partenaire centriste, avec lequel elle se partageait auparavant le contrôle du gouvernement. Cette femme, qui s’était illustrée dans son parti par un travail de Community manageuse qui lui donna l’occasion d’organiser le compte Twitter de « pecas », le chien officiel du PP, a développé avec talent une communication tapageuse et outrancière, destinée à chasser sur les terres de l’extrême droite.

Avec pour slogan phare « socialisme ou liberté », rapidement remplacé par « communisme ou liberté », Diaz Ayuso donna le ton d’une campagne extrêmement agressive, destinée à exploiter le ressentiment d’un pays ravagé par les inégalités, enfoncé dans un marasme économique que la population peine affronter du fait de l’absence de solidarité sociale due au néolibéralisme. Ayuso se présenta ainsi comme la défenseuse d’une liberté mise à mal par les restrictions sanitaires imposées par le gouvernement de gauche. La stratégie fût habile : la promesse de garantir l’ouverture des bars et restaurants a séduit de nombreux jeunes qui voient dans ces secteurs l’unique porte de sortie du chômage de masse, a fortiori, elle lui permit, à travers cette prétendue défense de la « liberté », d’opposer à la gauche une vision ultralibérale de la société. Madrid est vantée par la droite comme une terre libre, libre de restrictions, mais aussi…d’impôts : la région, qu’elle gouverne depuis 26 ans exerce ainsi une concurrence fiscale déloyale contre le reste de l’Espagne, en profitant des ressources qui lui confèrent son statut de ville mondiale et la présence de sièges sociaux de grandes sociétés pour réduire au minimum la fiscalité sur les entreprises sur laquelle elle est compétente. Cette politique, pratiquement négationniste sur le plan de la pandémie, ultralibéral économie, rappelant en version allégée la doctrine de Jair Bolsonaro, était mobilisée par la droite dans l’objectif de diaboliser la gauche en la présentant comme une menace communiste contre les libertés afin de remobiliser l’électorat conservateur et libéral.

Le résultat calamiteux de cette politique, qui a fait de Madrid, avec près de 15 000 morts, l’un des territoires les plus affectés d’Europe par la pandémie, n’a en aucun cas découragé l’électorat de la présidente, qui réussit à minimiser son échec en mêlant les choix sanitaires à des considérations politiques passionnées et exacerbées.

Acte 3 : Pablo Iglesias, chevalier contre le fascisme

Le moment a stupéfait la classe politique espagnole. Depuis son bureau ministériel, le fondateur de Podemos et vice-président du gouvernement Pablo Iglesias, la main posée en avant sur son bureau, annonça sa démission fracassante du gouvernement pour concourir aux élections madrilènes, afin d’empêcher, selon ses propres mots, « l’ultra droite » et le « fascisme » de gouverner la région capitale. Là aussi, les mots choisis par Iglesias témoignent d’une volonté d’affrontement, qui est cependant sans commune mesure avec l’hyper violence déployé par la droite la plus radicalisée. Alors que la droite traditionnelle agite le fantôme du communisme, Vox ne promet ni plus ni moins son exclusion de la vie politique et l’interdiction de son parti, et envoie ses militants et réaliser une campagne de haine sur les réseaux sociaux. L’escalade ne fit que commencer : le 7 avril, en guise de provocation, la formation d’extrême droite décida de lancer sa campagne dans le quartier ouvrier de Vallecas, bastion de la gauche radicale. Le meeting, organisé dans la dénommée « Place Rouge » fut violemment perturbé par des militants antifascistes, chauffés à blanc par l’équipe d’Iglesias, qui lancèrent des projectiles sur les partisans ainsi que sur les agents de police présents.

Certains matons d’Abascal décidèrent de rompre le cordon policier de protection, le risque de bagarre générale obligea la police à intervenir de façon très musclée, laissant tout de même dans les deux camps 35 personnes blessées. La non condamnation des violences de la part de Pablo Iglesias et de Santiago Abascal envenima encore davantage la campagne qui prit un air hystérique. Alors que les meetings de Vox furent systématiquement perturbés par des boycotts antifascistes, les hommes politiques de gauche commencèrent à recevoir des lettres de menaces de mort, agrémentées de mise en scène douteuse : Pablo Iglesias reçut quatre balles, qui étaient aussi destinés, selon l’expéditeur, à sa femme et ses parents. Le second courrier était dirigé à la Ministre des Finances socialistes, la très modérée Maria Jesus Montero, se vit adressée la pointe ensanglantée d’un couteau par un individu lui reprochant vraisemblablement la hausse des impôts… Les élections madrilènes inaugurèrent ainsi une nouvelle mode de la politique espagnole, celle de l’envoi de lettres de menaces de mort à des hommes et femmes politiques pour leur signifier un désaccord en période électorale. Les dernières victimes de ces pratiques furent la même Ayuso ainsi que l’ancien président socialiste du gouvernement Jose Luis Zapatero.

Acte 4 : la fin du débat démocratique

Le plus choquant, dans toute cette histoire électorale, reste néanmoins l’absence de condamnation de la part de certains responsables politiques, venant notamment de la droite radicalisée. Lors d’un débat organisé par la radio Ondacero, alors qu’Iglesias exigeait à Monasterio une condamnation sans ambages des menaces de mort, celle-ci lui opposa ses doutes sur la véracité des courriers, dénonça sa non-condamnation des violences à Vallecas, avant de conclure en ces termes : « si vous êtes courageux, barrez-vous d’ici ». Face au tollé, les partis de gauche décidèrent de cesser tout débat avec Vox, désormais qualifié de « fasciste », même de « nazi », mettant fin à tout autre projet de confrontation télévisée. Fait hallucinant, les équipes de Vox se félicitèrent d’une telle issue et saluèrent la sortie d’Iglesias du débat : « nous t’avons viré du débat, nous allons bientôt te virer de la politique espagnole », pouvait-on lire sur le compte Twitter du parti.

À cet égard, les réseaux sociaux s’illustrèrent une nouvelle fois comme le triste terrain d’expression d’opinions haineuses et d’une violence verbale décomplexée : entre promesse de « passer Pablo Iglesias à la mort-aux-rats », et montage grimant Ayuso en nazi, le visionnage de Facebook et de Twitter faisait réellement froid dans le dos. Comme si le pays tentait de répéter sur le mode d’une sinistre farce la guerre civile qui le ravagea 80 ans plus tôt. Mais le comble de l’ignominie fut certainement atteint par Vox, dont les équipes diffusèrent un photomontage immonde sur Instagram mettant en scène un mineur isolé, arborant une cagoule masquant mal sa peau foncée, en compagnie d’une femme du quatrième âge, indiquant qu’il recevait 10 fois plus d’argent de l’État que celle-ci. Cette image, qui a fait l’objet de poursuites judiciaires, résuma à elle seule l’esprit d’une campagne électorale amère : propagande outrancière à grand renfort de publication sur les réseaux sociaux, mensonges, haine et désinformation.

Indéniablement, cette pitoyable campagne électorale témoigne d’une aggravation des fragilités des démocraties à la suite de la pandémie. Elle laissera une trace indélébile sur la suite de la politique espagnole.

La crise sanitaire semble avoir ainsi aggravé les tendances mortifères à l’œuvre depuis une décennie : exposition grandissante des individus aux réseaux sociaux (où n’importe quelle opinion caricaturale peut se faire vérité), disqualification de la pensée et du débat démocratique dans une débauche grossière d’invectives. Et bien sûr, aggravation sidérante des inégalités suscitant la haine, le ressentiment et la rancœur contre un État qui n’est pas parvenu à protéger sa population de la pandémie sans la priver de ses libertés. La politique de demain risque de se dépêtrer difficilement de la violence et de la saleté, dans lesquelles l’extrême droite s’épanouit toujours plus aisément que la gauche.

Conclusion

Ainsi, sans grande surprise, ces élections aux airs de mauvaise farce se sont achevées par un triomphe électoral de la droite. En réunissant 44 % des votes, le Parti Populaire renforce son contrôle sur la communauté autonome de Madrid, et absorbe la quasi intégralité des électeurs libéraux de Ciudadanos qui disparaît ainsi du panorama politique. L’extrême droite stagne à 9 %, alors que la gauche, notamment le Parti Socialiste, connaît un score particulièrement décevant. S’il est encore trop tôt pour analyser les ressorts sociologiques d’un tel résultat, des premières conclusions peuvent être tirées.

Sans l’ombre d’un doute, la campagne anti confinement de Isabel Diaz Ayuso a porté ses fruits : le vote massif pour cette candidate ultralibérale témoigne d’une exaspération grandissante de la population face à la dureté des mesures sanitaires imposées depuis un an. La présidente de la communauté autonome de Madrid a su instrumentaliser habilement ce ressentiment pour se présenter comme l’opposante numéro un contre le gouvernement de Pedro Sanchez. Ainsi, la volonté de renverser la table, « le dégagisme » de la classe politique au pouvoir a encore frappé, mais cette fois-ci contre la gauche : indéniablement, des postures politiques plus radicales et peu conformistes permettent de remporter une élection, quel que soit le bord politique. Cependant, la victoire du PP doit être relativisé : le parti conservateur contrôlait la région depuis 26 ans, où il a déjà réalisé des scores bien supérieurs.

Ainsi, le clivage gauche-droite n’a pas disparu. Cependant, il doit composer avec l’explosion du discours populiste qui crée une grande fluctuation de l’électorat. La disparition brutale de Ciudadanos et l’effondrement du Parti Socialiste après sa renaissance sont à cet égard révélateur de l’instabilité politique croissante des citoyens. En conséquence, une communication habile semble parfois plus efficace que l’affirmation d’un logiciel idéologique pour gagner dans les urnes. Dans ce domaine, Isabel Diaz Ayuso a été particulièrement redoutable.

La gauche a subi une défaite lourde, qui appelle une profonde réflexion. Le Parti Socialiste a vu son score fondre de 28 à 17 %. La présence de Pablo Iglesias à la tête de la liste de Podemos n’a pas permis à la formation de gauche radicale d’améliorer substantiellement son résultat, qui est passé de 5,6 à 7,1 % des votes. La surprise de la soirée est indéniablement la montée en puissance du partie municipalité de gauche Mas Madrid (MM), lancé deux ans auparavant par Inigo Errejon, qui a dépassé le Parti Socialiste en augmentant son score de 14 à 17,1 %. Les partis de gauche qui ont préféré centrer leur campagne sur un prétendu « danger fasciste » plutôt que sur des propositions concrètes pour les habitants de la région de Madrid ont été sanctionnés. Au contraire, la démarche citoyenneniste et municipalité de MM, qui a placé à la tête d’une liste de novice en politique une anesthésiste activiste pour l’hôpital public, est apparu davantage en phase avec les préoccupations des habitants de Madrid, ébranlés par la mauvaise gestion de la pandémie par la droite et la difficulté d’accès aux soins en cette période de crise sanitaire. A fortiori, depuis sa conquête de la mairie de Madrid en 2015 (jusqu’en 2019), MM incarne d’une certaine manière le dégagisme contre l’establishment de droite qui contrôle la région depuis 26 ans. La première leçon de ce résultat est donc limpide : la gauche a davantage à gagner en travaillant sur un programme et des propositions qu’en agitant le spectre d’un retour à la terreur d’extrême droite. En outre, il semble tout à fait contre-productif d’entrer en compétition avec les formations de droite dans l’outrance et la violence verbale : le climat délétère de la campagne n’a au final que fait profiter à un parti conservateur outrancier et au populisme d’extrême droite.

Le départ de Pablo Iglesias de Podemos, parti qu’il avait contribué à fonder sept ans plus tôt, marque un point de bascule dans la vie politique espagnole. La droite est désormais galvanisée par sa victoire et va tenter d’accentuer la pression sur un gouvernement de gauche fragilisé. Il est urgent pour Podemos de commencer une recomposition sereine pour que le parti redevienne le porte-voix des gens.

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Faux départ, un roman de Marion Messina

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Faux départ, un roman de Marion Messina

Une histoire d’amour tragique, où les rêves d’ascension sociale et artistique d’Aurélie, jeune étudiante issue des classes populaires, et d’Alejandro, dandy colombien se rêvant en nouveau Garcia Marquez, se retrouvent brisés dans le glacis d’une société française empêtrée dans le consumérisme, le conformisme et la précarité.

Une histoire d’amour tragique, où les rêves d’ascension sociale et artistique d’Aurélie, jeune étudiante issue des classes populaires, et d’Alejandro, dandy colombien se rêvant en nouveau Garcia Marquez, se retrouvent brisés dans le glacis d’une société française empêtrée dans le consumérisme, le conformisme et la précarité. Les deux amants, malgré leurs origines sociales opposées, trouveront dans leur passion impossible un moyen de se réfugier de leurs propres échecs personnels et affectifs. Ils la vivront comme une armure contre la toxicité des relations sociales régies par l’aiguillon de la jouissance immédiate et du désir de posséder. Inévitablement, cette société liquide, pour reprendre l’expression de Zygmunt Bauman, finit par dissoudre leur relation fusionnelle, confrontés à la peur de s’engager et à construire un lien solide et définitif.

Ce roman d’initiation moderne, dans l’ambiance Houellebecquienne de la France du XXIe siècle est un hymne à l’amour sonnant comme un puissant cri de révolte contre un monde où règne mépris, exclusion et un individualisme qui cache une profonde aversion à l’idée de prendre le risque de s’accomplir dans la vertu et la grandeur. Marion Messina parvient ainsi à toucher le lecteur au cœur, en trempant froidement sa plume dans les plaies des existences contemporaines, non sans une certaine candeur romantique.

Ce livre, le premier espérons-le d’une longue série, fait ainsi violemment écho à la détresse contemporaine d’une jeunesse plongée dans l’incertitude du confinement. Il est en effet difficile de ne pas se reconnaître dans les mines blafardes, défigurée par l’anxiété, la fatigue et le mauvais mascara de personnages décidément très attachant : nous ne serions tous pas un peu des Aurélie et Alejandro ?

Mais l’auteur n’oublie pas d’égratigner une minorité de profiteurs de la crise, à travers le portrait au vitriol d’une jeunesse bourgeoise, traînant sa vulgarité et son ignorance dans ses appartements recouverts de moulures et des écoles de commerces de seconde zone où s’enseigne la bêtise. Inégalités, violence au travail, difficulté de se loger et appât du gain : le romantisme espéré de Marion Messina se mèle d’un naturalisme impitoyable qui offre une description puissante de la crise économique et sociale que subit la population française.

Marion Messina, avec Édouard Louis et Tom Connan s’inscrit ainsi dans une nouvelle génération d’écrivains français qui osent enfin délaisser l’esthétique et le sentimentalisme pour se réapproprier le réel, dans la veine de la tradition littéraire française la plus prolifique. Une renaissance salutaire qui laisse espérer un retour des écrivains et des artistes du côté des gens ordinaires.

La rédaction

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Fin de l’histoire pour le souverainisme québécois ?

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Fin de l’histoire pour le souverainisme québécois ?

Le 24 juillet 1967 à Montréal. En déplacement au Canada, Charles de Gaulle se présente au balcon de l’hôtel de ville. En conclusion d’un discours sur l’amitié entre la France et le Canada français, il se fend d’une phrase qui fait désormais partie de l’histoire : « Vive le Québec libre! ». Cette saillie intervient à un moment charnière de l’histoire des francophones d’Amérique du Nord : le basculement vers le souverainisme.

Dans les années 1960, le souhait d’émancipation politique de la génération du baby-boom provoque une période d’ébullition politique mondiale : le Printemps de Prague, l’accélération de la décolonisation, les révoltes estudiantines, la diffusion du pacifisme, du féminisme et de l’antiracisme en sont les principales manifestations … La lutte des classes, en Europe, n’apparaît plus comme l’unique moteur de l’histoire, l’autorité de l’Église catholique vacille, et les peuples du tiers monde infligent à l’impérialisme américain sa première défaite.

Dans ce contexte politique de rupture, un peuple, celui des Canadiens français, entre en pleine métamorphose. Depuis leur abandon par la France au XVIIIème siècle, ils vivent comme une société distincte et minoritaire. Leur histoire mouvementée commence par la déportation du peuple Acadien. Après la victoire britannique lors de la Guerre de Sept Ans et la cession des colonies françaises d’Amérique du Nord, les francophones d’Acadie ont été déportés en France ou en Louisiane par les Britanniques. Au XIXème siècle, une révolte française menée par le mouvement des patriotes s’est achevée par leur pendaison. Coupée de ses liens avec la métropole, la société canadienne-française s’était repliée sur elle-même, autour d’une Eglise catholique rendue toute puissante. Cependant, l’emprise politique et culturelle du cléricalisme décline à partir des années 1960, avant de disparaitre. La période de « grande noirceur », caractérisée par la domination politique du premier ministre québécois conservateur et clérical Maurice Duplessis, laisse place à partir de 1960, date de la victoire du libéral Jean Lesage, à la révolution tranquille, une période de rupture où la société québécoise se modernise à grande vitesse, avec l’édification de son Etat-Providence.

La naissance d’une conscience nationale

La société évolue, sans pour autant que la domination des Canadiens britannique ne disparaisse. Si le clivage entre anglophones protestants et francophones catholiques s’évanouit avec la sécularisation de la société, la bourgeoisie reste anglophone et le prolétariat francophone. Dans ce terreau fertile, le marxisme-léninisme, farouchement combattu par l’Église, parvient à déployer ses thèses, notamment avec l’arrivée de la littérature anticolonialiste au Québec. Les Canadiens français prennent conscience de leur statut de peuple inféodé. Le nationalisme, la fierté d’être une Nation culturellement distincte, ne peut plus suffire, au moment où le peuple québécois exige la reprise en main de son destin.

Par l’émancipation, le peuple québécois entend non seulement sortir de la tutelle cléricale et se libérer du risque social, mais aussi devenir souverain, être maître d’un « chez lui » qui reste à définir…La société canadienne française ne se construit pas territorialement, mais linguistiquement et culturellement : alors que les francophones sont présents partout au Canada, le mouvement souverainiste cherche à définir un « chez nous », qui sera le Québec, province majoritairement francophone, dotée d’un gouvernement, d’une administration, d’un éventail large de compétences pour se diriger vers la souveraineté. Désormais, le terme de « Québécois » remplace celui de « Canadien français » : les francophones, minoritaires au Canada, deviennent majoritaires dans la province québécoise.

Au moment où Charles de Gaulle prononce son fameux discours, cette réflexion reste confinée aux cercles souverainistes encore minoritaires. Paradoxalement, les protestations du gouver- nement canadien et le scandale diplomatique qui s’en suit donne une existence mondiale au nom de « Québec ». Jusqu’en Chine, des idéogrammes sont associés pour écrire ce mot nouveau.

Dans la foulée de ce choc politique, le mouvement souverainiste s’agrandit, l’idée d’une nation québécoise progresse. Un an après, en 1968, les souverainistes de différentes obédiences, nationalistes ou anciennement libérales, s’unissent dans le Parti Québécois (PQ). La même année, un essai paraît, Nègres blancs d’Amérique, dans lequel Pierre Vallières, journaliste et écrivain souverainiste, dénonce la domination économique des conglomérats anglo-saxons sur les francophones, auxquels a été interdit l’accès aux postes de direction. Aux élections québécoises de 1970, le Parti Québécois arrive deuxième en nombre de votes. Les plus radicaux, acquis aux thèses anticolonialistes, avaient fondé en 1963 le Front de Libération du Québec (FLQ). S’inspirant des mouvements anticolonialistes d’Afrique, d’Algérie en particulier, ils souhaitent qu’une insurrection populaire balaye l’administration canadienne-britannique, considérée comme colonisatrice. Combattus comme organisation terroriste par le Canada, ils passent à l’action violente en octobre 1970.

L’attaché commercial du gouvernement britannique, puis le ministre du travail du Québec sont enlevés. Le FLQ envoie un manifeste à tous les médias, et réclame qu’il soit diffusé à la radio et dans la presse, ainsi que la levée d’un impôt révolutionnaire volontaire et l’autorisation de quitter le Canada pour Cuba. Les médias obtempèrent, et le manifeste est diffusé. Le gouvernement du Canada, mené par Pierre-Eliott Trudeau profite de cet évènement pour s’attaquer non pas seulement aux éléments radicaux du FLQ mais à tout le mouvement souverainiste y compris l’immense majorité pacifiste.

En 1968, les souverainistes de différentes obédiences, nationalistes ou anciennement libérales, s’unissent dans le Parti Québécois (PQ).

Une loi de guerre est votée, qui permet à l’armée canadienne de se déployer dans tout le Québec, deux ans après que le gouvernement canadien avait déclaré que le Québec n’était pas sous occupation.

Les locaux du Parti Québécois sont perquisitionnés, ses militants fichés, certains sont même arrêtés malgré leur absence de lien avec le FLQ. Se sentant considérée comme un ennemi de l’intérieur, une partie du peuple québécois se soulève, faisant éclater des émeutes. L’affaire tourne au drame quand le ministre du travail est retrouvé mort, dans le coffre d’une voiture, entrainant l’arrestation rapide des « felquistes » (membres du FLQ). Si les actions du FLQ sont unanimement condamnées, la mémoire retient surtout la surréaction canadienne, l’occupation militaire et le fichage d’opposants politiques pacifiques. Encore aujourd’hui, les souverainistes québécois déplorent que le gouvernement canadien ne se soit jamais repenti, bien que l’excuse mémorielle soit une activité récurrente du Canada dirigé par Justin Trudeau, le fils de Pierre-Eliott Trudeau.

Loin d’affaiblir le mouvement souverainiste, les événements d’octobre confirment ce qu’il professe depuis une dizaine d’années : le gouvernement du Canada méprise le Québec. Les élections québécoises de 1976 donnent la vic- toire au Parti Québécois de René Lévesque, notamment grâce à l’adhésion de la classe ouvrière au souverainisme : les syndicats soutiennent largement le Parti Québécois, dont la puissante Fédération des Travailleurs du Québec, qui avait été victime du fichage politique consécutif à octobre 70. Le Mouvement social et le mouvement souverainiste se confondent dans leur lutte contre la domination du capitalisme anglo-saxon. Cette première mandature souverainiste est l’occasion de lois emblématiques, comme la loi 101, qui fait du français la seule langue officielle du Québec. Les administrations et entreprises du Québec sont désormais obligées de communiquer exclusivement en français, d’adopter un nom français, et d’adopter des campagnes publicitaires en français. La reconquête de l’espace public par le peuple québecois, à travers la langue de Molière, est à l’œuvre, après une période de recul du français, isolé, comme assiégé par tout un continent anglophone. Mais ce projet de souveraineté butte, en 1980, sur l’échec d’un premier référendum d’indépendance. Le gouvernement de René Lévesque avait proposé que le Québec adopte le principe de souveraineté-association, où le pouvoir politique serait rapatrié d’Ottawa, tout en conservant un régime d’association économique et de monnaie unique. La campagne du PQ ne parviendra pas à convaincre les Québécois, qui re- jettent par 60% des voix le projet de Lévesque.

Déclin du souverainisme, retour du nationalisme de droite

Ainsi, le mouvement souverainiste, foncièrement social-démocrate, est pris dans les mêmes impasses que la social-démocratie européenne. Arrivé au pouvoir, il participe à la progression néolibérale des années 1980-1990, du fait de la domination du PQ par son aile droite, attachée à l’indépendance mais économiquement libérale.

La question économique est évacuée, la question linguistique et identitaire prend définitivement le pas sur la question sociale, et les débats se cristallisent autour de la constitution canadienne. En 1981, le gouvernement canadien souhaite donner au Canada une constitution écrite par les Canadiens, celle en vigueur ayant été écrite par les Britanniques. Les désaccords persistants entre les provinces, qui veulent un pouvoir fédéral décentralisé, et le gouvernement du Canada, plus centralisateur, sont réglés dans la nuit du 4 novembre 1981 par les neuf premiers ministres provinciaux anglophones et le premier ministre du Canada, Pierre-Eliott Trudeau. René Lévesque, exclu des négociations, refuse de signer l’accord, indique le rejet du Québec, entériné malgré le refus de la signature du Québec.

Deux projets de réforme de la constitution pour inclure le Québec échouent. Le premier échoue en 1987, les premiers ministres provinciaux n’arrivant pas à s’entendre. Pour essayer de dépasser les désaccords entre premiers ministres, le gouvernement du Canada passe directement au référendum en 1992. Celui-ci propose de reconnaître le Québec comme une société distincte, sans étendre les pouvoirs des provinces. Il est rejeté au Québec mais aussi dans l’Ouest du Canada, traduisant l’impossibilité du Canada de reconnaître la spécificité de la société québécoise : les Québécois trouvaient que cet accord ne leur confiait pas suffisamment de latitude sur leur orientation politique, l’Ouest du Canada refusait quant à lui le concept de société distincte. La société francophone du Québec bascule durablement dans le souverainisme. Les indépendantistes remportent les élections 1994, et provoquent immédiatement un référendum.

Le second référendum de 1995 se joue à un cheveu, avec une victoire du non à l’indépen- dance de seulement 1% d’avance sur le oui. Les manœuvres politiques du Canada destinée à renverser le référendum en faveur de l’union, en utilisant des moyens contestés et contestables, sont fructueuses : la campagne pour le non, surfinancée, organise d’immenses rassemblements aux frais du contribuable. Si 60% des francophones votent en faveur de la souveraineté, la totalité des anglophones et 80% des allophones (ceux dont la langue maternelle n’est ni l’anglais, ni le français) s’y opposent, entraînant son échec. La division du camp fédéraliste (opposé à la souveraineté), et l’union du camp souverainiste garantissent tout de même une majorité solide pour gouverner le Québec. Mais incapable d’incarner une alternative au néolibéralisme, les parties souverainistes échouent définitivement à fédérer le peuple québécois autour d’un nouveau projet politique et social. Cette défaite, puis l’incapacité à s’en relever affaiblissent durablement le mouvement souverainiste.

Ainsi, les années 2000 sont celles de la division du camp souverainiste. Reprochant au Parti Québécois son tournant néolibéral, et acquis au multiculturalisme, le parti de gauche radicale Québec Solidaire (QS) progresse. Ce parti, qui professe officiellement le souverainisme, attire en réalité des votes d’une population métropolitaine et multiculturelle nettement moins sensible à cette question.

De leur coté, les plus radicaux, en faveur de l’indépendance quittent le Parti Québécois à la fin de la décennie 2000 pour fonder un parti résolument indépendantiste, Option Nationale. Celui-ci a fusionné avec Québec Solidaire, mais son chef historique, Jean-Martin Aussant, est rapidement revenu au Parti Québécois… En ce qui concerne les élections fédérales cana- diennes, le Bloc Québécois, qui avait dominé la vie politique fédérale au Québec depuis 1994, s’effondre en 2011 lorsque les éléments plus à gauche du mouvement souverainiste, lassés par le centrisme économique du parti, votent massivement pour le parti multiculturel social-démocrate canadien, le Nouveau Parti Démocrate. Si au niveau provincial, le Parti Québécois retrouve le pouvoir en 2012, il le perd deux ans plus tard, en raison de son incapacité à faire adopter une loi sur la laïcité.

Cinquante ans après la fondation du Parti Québécois, le projet souverainiste a fait son temps et se retrouve enterré par un nationalisme ayant fait allégeance au libéralisme économique, avec l’arrivée au pouvoir de François Legault.

Avec une base électorale vieillissante, incapable de porter durablement un projet souverainiste, déserté par les jeunes, le Parti Québécois connait une déroute électorale en 2018. Ne conservant que ses bastions de l’est du Québec, il est désormais relégué à la quatrième place en nombre de sièges, derrière Québec Solidaire. La lassitude à l’égard du Parti Libéral profite à la formation nationaliste et droitière « Coalition Avenir Québec » (CAQ), dirigée par François Légault, homme d’affaires et ancien membre du Parti Québécois, élu lors des élections de 2018.

M. Legault a fait adopter une loi sur la laïcité, interdisant notamment le port de signes religieux par les fonctionnaires du gouvernement du Québec, dénoncée dans le reste du Canada, où domine une conception multiculturelle hostile à tout discours considérant la religion avec circonspection. Champion d’une société québécoise sécularisée, acquise au capitalisme mais globalement hostile à l’immigration, M. Legault réussit à capter toute la dimension identitaire du souverainisme.

Dès lors, l’avenir du mouvement souverainiste québécois, concurrencé à la fois par un nationalisme identitaire et par une gauche radicale multiculturelle semble peu prometteur.

Comment retrouver l’équilibre fondateur du Parti Québécois, être en accord avec les aspirations du peuple, qu’elles soient économiques, culturelles ou politiques ? Le mouvement souverainiste québécois semble intensément divisé : si certains soulignent la nécessité de renouer avec les travailleurs, les syndicats et les classes populaires, d’autres franges, au contraire, voient dans le souverainisme un moyen de construire un Québec plus compétitif et libéral. En outre, se pose la question de l’identité québécoise dans un monde globalisé et multiculturel, certains soulignant la nécessité de rompre avec la dimension ethnique du souverainisme québécois afin d’embrasser un projet plus inclusif.

Vers un nouveau souffle pour le souverainisme ?

Existe-t-il à nouveau, aujourd’hui, un contexte qui serait propice au déclenchement du processus souverainiste ? Le multiculturalisme anglo-saxon, de plus en plus opposé à l’universalisme francophone, semble être un terrain favorable. Tout comme la presse américaine s’oppose avec sentimentalisme et cris d’orfraie à la laïcité française, la presse canadienne n’hésite pas à qualifier les Québécois de racistes dès lors qu’ils votent une loi interdisant le port de signes religieux pour les fonctionnaires du gouvernement du Québec. Il est tout à fait possible qu’un désaccord éclate entre le gouvernement canadien et le Québec sur un sujet aussi central que la laïcité : Justin Trudeau pourrait parfaitement contester la loi québécoise devant les tribunaux. Dans cette situation, quelle serait la réaction de la société québécoise ? Il est possible qu’un affrontement entre les conceptions multiculturelle anglo- saxonne et universaliste franco québécoise fasse refleurir l’élan du souverainisme sur les rives du Saint-Laurent.

Pour autant, une telle stratégie ne saurait suffire, la droite nationaliste québécoise ayant d’ores et déjà démontré son habileté à instrumentaliser la défense de la culture québécoise. Plus que jamais, le lien avec la question sociale fait défaut au mouvement souverainiste, particulièrement dans sa pratique du pouvoir. La République laïque et sociale, résistant au capitalisme de marché en pratiquant la cogestion et l’Etat-providence, à l’emprise des clergés, est le projet politique abouti du souverainisme. En garantissant à tous de quoi vivre, elle permettrait l’émancipation collective par l’autonomisation du peuple des tutelles économiques et cléricales. Néanmoins, ce projet est en porte-à- faux avec le mantra classique des souverainistes, « la souveraineté ne se fait pas à gauche ni à droite, elle se fait devant », et des multi- culturalistes, qui voient dans la laïcité un facteur d’oppression contre les minorités. En fin de compte, le multiculturalisme et le souverainisme dominant semblent être empêtrés dans le consensus libéral mou. A l’inverse, une nouvelle étape du souverainisme consisterait, face à l’unanimisme ambiant, à incarner un bloc politique et social facilement identifiable autour d’un projet politique d’opposition au néolibéralisme. Face aux partisans de la fin de l’Histoire, il lui reste maintenant à réassumer un rapport de force politique et social.

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Le Congrès de Tours, de 1920 à nos jours

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Le Congrès de Tours, de 1920 à nos jours

Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie
Par Mathilde Nutarelli Guillaume Roubaud-Quashie est directeur de la revue du Parti communiste Cause Commune et docteur en Histoire, spécialisé sur les questions de mouvements de jeunesse et d’Histoire du communisme. Cet entretien est l’occasion pour lui de revenir sur le Congrès de Tours et les changements qu’il a induit dans le paysage de la gauche française, de 1920 à nos jours. 
D’abord, qu’est-ce que le Congrès de Tours ?

C’est le dix-huitième congrès de la SFIO, la section française de l’Internationale ouvrière, qui prend ce nom en 1905. Les socialistes s’y retrouvent pour régler deux questions. La première, c’est la guerre. Il s’agit d’en tirer des leçons et de régler les questions par rapport à l’attitude des socialistes pendant celle-ci. La deuxième, c’est le positionnement qu’il s’agit de construire après la guerre, notamment par rapport à la Révolution bolchévique et aux pistes qu’elle ouvre.

Comment expliquer cette scission au sein du mouve- ment ouvrier ?

Il y a deux explications : la guerre et la révolution d’Octobre. La guerre d’abord : le parti socialiste d’avant-guerre s’est mobilisé très fortement dans la parole et l’expression écrite pour empêcher la guerre. C’est une démarche qui déborde les frontières de la France. Les congrès de l’Internationale socialiste sont de plus en plus centrés sur l’enjeu de la guerre, soutenant, par-delà les débats, que si celle-ci advenait, les socialistes devraient se mobiliser pour l’empêcher. Or, en 1914, après l’assassinat de Jaurès par Raoul Villain, les socialistes entrent dans l’Union sacrée. Il n’y a pas d’hostilité à la guerre, il y a une participation à sa conduite. Ils entrent au gouvernement, y compris des grandes figures plus radicales comme Jules Guesde, qui devient ministre d’État. A mesure que la guerre se prolonge, l’opposition socialiste à cette ligne politique ne va cesser de grandir. Il y a des socialistes dans les tranchées qui trouvent intolérable que des socialistes soient responsables de leur sort. Le Congrès de Tours n’est pas un Congrès comme on les connaît aujourd’hui. C’est un Congrès de tendances : les chefs de tendance parlent très longtemps. Léon Blum fait un long discours et quand il est amené à se prononcer sur la question de la guerre, c’est à ce moment précis qu’il y a le plus d’animation. En gros, ceux qui condamnent l’Union sacrée sont ceux qui veulent rejoindre l’Internationale communiste. Et ceux qui y étaient favorables ne vont pas la rejoindre. Nuançons tout de même : une partie non favorable à l’Union sacrée se retrouve du côté de Blum. En effet, il y a deux questions : celle de la guerre mais aussi celle du rapport à l’Internationale communiste, cette perspective nouvelle. Pour ses partisans français, la Révolution bolchévique est vue comme une Commune qui a réussi ; on n’est plus dans l’ordre du projet rêvé, mais d’une démarche réelle, mainte- nue plus de 72 jours. Ce succès est d’autant plus important dans une période de relative défaite des socialistes français. Ceux-ci se montrent pourtant très fiers en général, se vivant comme les héritiers du riche siècle révolutionnaire français mais là, une certaine modestie les gagne face à cette expérience réussie de la Révolution bolchevique.

Comment le Congrès de Tours a changé l’histoire de la gauche ?

C’est une question difficile, parce que Tours est certes une rupture réelle forte, mais c’est devenu une rupture symbolique encore plus forte. Dans les faits, c’est un moment dans une reconfiguration générale du mouvement ouvrier, mais ça n’est pas le moment qui détermine tout. En effet, il y avait déjà eu des recompositions avant. À la fin de la Première Guerre mondiale, les majoritaires de guerre, c’est-à-dire les partisans de l’Union sacrée, sont déjà battus au sein de la SFIO. C’est ainsi que quelqu’un comme Paul Faure se retrouve Secrétaire général de la SFIO, alors qu’il n’était pas un partisan acharné de l’Union sacrée ; et que Marcel Cachin devient le directeur de l’Humanité. Des figures majeures du socialisme français, comme Albert Thomas, qui était ministre pendant la Première Guerre mondiale, sont déjà marginalisées dans la SFIO. Il y a donc des reclassements dès la fin de la Première Guerre mondiale.

Cela continue après le Congrès de Tours. La plupart de ceux qui y votent l’adhésion à l’Internationale communiste vont finalement se retrouver en-dehors du parti communiste assez vite dans les années qui suivent. Le Congrès de Tours c’est une alliance, un compromis, entre des gens qui ont des points de vue un peu différents. Il peut y avoir aussi une part de malentendus chez certains. L’Internationale communiste, en tout cas Lénine, pense que la révolution communiste appelle, au XXème siècle, des modifications fondamentales par rapport à certaines orientations qui avaient pu être développées par les partis sociaux-démocrates d’avant-guerre. Ils insistent beaucoup sur la nécessité de la novation, de la nouveauté, d’adapter les partis aux situations nouvelles. Pour autant, ceux qui adhèrent à l’Internationale communiste ne sont pas toujours dans la rupture novatrice. Ils sont parfois, au contraire, dans la fidélité à un idéal qui apparaît avoir été trahi par les hommes de l’Union sacrée, ce n’est donc pas extrêmement simple. Et puis il y a cette idée nouvelle que porte Lénine d’un parti mondial. Ce qui constitue une rupture avec l’idée d’une structure de concertation comme cela avait existé avec la IIème Internationale socialiste. Chaque parti pouvait avoir des stratégies différentes et ils se rencontraient de temps en temps pour en discuter.

Le Congrès de Tours est certes une rupture réelle forte, mais c’est devenu une rupture symbolique encore plus forte.

Là, il y a l’idée qu’une révolution est à faire au niveau mondial et que partant, il faut réfléchir au niveau mondial et agir au niveau mondial. Cette idée-là n’est pas profondément vécue, crue, retenue, par une partie des socialistes qui adhèrent à l’Internationale communiste. Cela va donc créer des difficultés.
Si on se place à l’échelle du siècle, il faut dire que l’addition entre socialistes et communistes ne fait pas la gauche. C’est important de le rappeler, parce qu’avec un imaginaire qui est forgé dans l’après 1945 et dans les années 1970, où socialistes et communistes dominent la gauche, on a l’impression que la gauche est composée uniquement par eux. Ce n’est pas le cas en 1920, ce sont les radicaux qui constituent encore la principale force de gauche, et cela va durer jusqu’en 1936.
Et puis il ne faut pas oublier qu’il y a toujours un émiette- ment à gauche, que la création de la SFIO n’avait pas complètement éliminé et qui demeure après la création de la SFIC. Cette séparation en deux courants en réalité est encore une vision simplifiée parce qu’à l’échelle de l’entre-deux- guerres beaucoup de partis et de mouvements apparaissent. Le mouvement ouvrier lui- même ne se résume pas à ces deux forces-là.
De ce point de vue, Tours n’est pas une grande fracture définitive. Cependant, il est vrai que cette séparation en deux forces politiques va reconfigurer complètement le paysage du pôle qui souhaite une société non capitaliste, parce qu’ils sont amenés à se définir les uns contre les autres. Cela est très net du côté de la SFIO de l’entre-deux-guerres, où l’on voit une volonté de se démarquer.
En ce qui concerne les relations entre ces deux pôles, tout a été fait. D’un côté, il y a eu des hostilités extrêmes. Le moment le plus radical, c’est bien sûr la Seconde Guerre mondiale, puisque le décret Sérol, écrit par un socialiste, est un des textes utilisés pour condamner à mort les communistes pendant la guerre. Il y a d’autres moments, du côté des communistes, à la fin des années 1920, où ils ne se désistent plus pour le candidat de gauche le mieux placé, par exemple. On retrouve aussi ces hostilités pendant la Guerre Froide, quand Guy Mollet dit “les communistes ne sont pas à gauche, ils sont à l’Est”, ce qui les amène à s’allier avec d’autres forces politiques, parfois de droite.
Mais en même temps, il y a aussi des éléments d’alliance. C’est le cas lors du Front Populaire, le Programme Commun dans les années 70, la gauche plurielle dans les années 90. À la Libération, le travail se fait en commun pour porter une nouvelle constitution.
Mais malgré ces moments de rapprochement, il n’y a jamais de retour en arrière. On parle plusieurs fois de “Congrès de Tours à l’envers”. Notamment à la Libération, il y a le projet d’un “POF” (parti ouvrier français). C’est le nom d’un des premiers partis socialistes, créé en 1882 par Jules Guesde. À la Libération, il y a l’idée de fusionner la SFIO et le parti communiste pour donner naissance à un parti ouvrier français uni. Cela ne prend pas, pour plusieurs raisons. L’une d’elles est qu’à la Libération, les communistes sont majoritaires face aux socialistes. Ces derniers ont donc peur d’être mis en minorité par les communistes dans cette structure-là. L’idée récurrente du Congrès de Tours à l’envers revient souvent dans l’histoire des relations PC/PS, mais en réalité jamais cette perspective n’a pu aboutir.

Il y a aussi des éléments d’alliance. C’est le cas lors du Front Populaire, le Programme Commun dans les années 70, la gauche plurielle dans les années 90.

Cela a d’autant moins de chances d’aboutir aujourd’hui. Le PS est peut-être celui qui a le plus changé par rapport à 1920. L’ambition de construire un système non capitaliste est aujourd’hui quelque chose d’assez lointain pour ce parti, et cela depuis plusieurs décennies. Sur une base idéologique, ils se sont beaucoup éloignés de 1920. Cela me paraît donc assez difficile de concevoir un rapprochement organisationnel.

Quels liens demeurent entre le PCF de 1920 et aujourd’hui ? Que reste-t-il ?

On pourrait dire plusieurs choses. Si on voulait pousser un peu, on dirait qu’il reste le nom. Mais ce n’est pas le cas parce qu’en 1920 le Congrès de Tours ne crée pas le parti communiste. C’était pourtant une des conditions fixées par l’Internationale. Lénine est d’accord pour récupérer d’anciens socialistes mais il met des conditions d’adhésion pour que le parti qui sorte ne soit pas le même qu’avant. Parmi ces conditions, il y a l’idée que le parti change de nom et s’appelle “communiste”. Cette condition n’est pas retenue à Tours, il s’appelle encore Parti Socialiste : Parti Socialiste Section française de l’Internationale Communiste. On ne peut donc pas vraiment dire qu’il “reste” le nom… Plus sérieusement, le projet fondamental a quand même une certaine stabilité. L’idée que le capitalisme est un mode de production inopérant, inadapté et cruel qu’il s’agit de remplacer par un mode de production communiste est présente dès avant Tours et demeure aujourd’hui au PCF. C’est un élément fondamental.

Ce qui demeure aussi, c’est l’idée que l’organisation de ceux qui sont décidés à défendre leurs intérêts est nécessaire. Il y a eu des débats tout au long de ce siècle autour de la question du parti, faut-il un parti ou non, vertical, horizontal, une association, mouvement..? C’est quelque chose qui demeure aussi. On pourrait dire qu’entre 1920 et aujourd’hui, il y a beaucoup de choses qui demeurent tout de même : la perspective communiste est toujours jugée pertinente et le parti également.

La composition sociale a, elle, beaucoup changé. En 1920, il y a une pyramide inversée dans la SFIO par rapport à la société : plus vous montez les échelons, moins il y a de militants issus de milieux populaires. Le PC au milieu des années 1920 a donné une place inédite aux travailleurs issus des milieux populaires. Ça s’est atténué dans la période récente mais ça n’a pas disparu. Le PCF conserve une diversité sociologique notable par rapport aux autres forces politiques. Cette singularité-là était moins nette dans la SFIO de 1920, par exemple.

Evidemment, quand on lit les débats du Congrès de Tours, on lit chez les partisans de l’adhésion, la confiance, l’admiration face à l’Est. Tout cela a nécessairement beaucoup changé depuis… Le regard est forcément différent dans le PCF aujourd’hui, non pas par rapport à 1917, qui reste une des plus grandes révolutions de l’Histoire humaine, mais par rapport à l’expérience soviétique.

Aujourd’hui faut-il dépasser le débat entre réformisme et révolution ?

La tradition historiographique et politique veut que Tours permette la séparation entre réformistes et révolutionnaires. C’est encore la thèse défendue par beaucoup d’historiens, y compris des historiens que j’estime beaucoup comme Jacques Girault et Jean-Louis Robert qui viennent de publier un nouvel ouvrage, au Temps des cerises, sur le Congrès de Tours et qui sont spécialistes de cette question. Ces définitions me mettent parfois un peu mal à l’aise parce qu’elles peuvent enfermer, rigidifier ou stabiliser des positionnements politiques à l’échelle de décennies, de siècles, masquant par-là de grandes différences.

Est-ce que “réformiste” veut dire Léon Blum ou est-ce que cela veut dire Manuel Valls ? Cela m’ennuie de mettre dans la même catégorie des per- sonnes qui tiennent des positionnements politiques très différents. Surtout que l’on a une difficulté avec Léon Blum ou d’autres, car eux-mêmes se revendiquent révolutionnaires à Tours. Ce n’est pas une question très simple de ce point de vue-là. Pour ce qui est des révolutionnaires, ce n’est pas très simple non plus. On ne peut pas considérer comme révolutionnaires les seuls partisans d’une insurrection armée comme en 1789. Ce n’est plus la position de ceux qui se revendiquent comme révolutionnaires. Engels lui-même le disait, notamment dans sa fameuse préface de 1895 à La lutte des classes en France, dans laquelle il expliquait que le temps des barricades était révolu, du moins en tendance. Ou, plus exactement : s’il n’est pas révolu dans tous les cas et partout, il n’est pas la seule voie pos- sible pour le changement de société.

Il y a eu des tentatives de dépassement de cette opposition à plusieurs reprises. Cela existait déjà avant la scission de Tours : une formule de Jean Jaurès que l’historien Jean-Paul Scot a puissamment mise en lumière parle de “réformisme révolutionnaire”. En outre, d’une certaine manière, ce que les communistes ont mis en œuvre dans le siècle écoulé, c’est aussi une série de réformes à vocation ou à inspiration révolutionnaire. Malgré tout, si on regarde les choses avec une perspective sur le siècle, on doit continuer à séparer, ce qui marche très bien pour aujourd’hui, ceux qui aspirent à un changement profond, structurel, de la société et ceux qui pensent qu’il s’agirait de s’accommoder de modifications marginale. Je ne dis pas que c’était la position des socialistes de 1920, mais en tout cas il me semble que c’est la position d’un nombre substantiel d’animateurs de la social-démocratie depuis quelques décennies. Il me paraît difficile de ce point de vue de faire converger aujourd’hui ce qui au contraire a plutôt divergé fortement dans les dernières décennies. PC/PS, mais en réalité jamais cette perspective n’a pu aboutir.

Après la Guerre d’Algérie, de nouvelles perspectives s’ouvrent.

Pourquoi ces éloignements puis de nouveaux rapprochements entre socialistes et communistes ?

Après 1920, on vient de se quitter. La plaie est encore chaude. Or l’Internationale communiste va prendre les communistes à revers et leur demander de se rapprocher des socialistes : c’est l’appel au “front unique”. Cela ne marche pas très bien. D’ailleurs, ça ne dure pas si longtemps. Ce qui domine pendant l’entre-deux-guerres, c’est l’opposition. Il y a par exemple deux cortèges distincts lors de la panthéonisation de Jaurès. Pourquoi parle-t-on de rappro- chements ? La grande raison, c’est Hitler. La position retenue à la fin des années 1920, c’est la tactique dite “classe contre classe”, qui a mené à se démarquer de tous ceux qui pourraient “illusionner les masses” à l’approche de cette deuxième vague révolutionnaire que les communistes espèrent. Mais elle n’advient pas. Au contraire, c’est le fascisme qui semble gagner la partie, puisque même en Allemagne c’est Hitler qui rafle la mise. Au sein de l’Internationale communiste, l’idée de l’alliance anti fasciste grandit. Notamment en France, avec Maurice Thorez. Au sein de la SFIO, les débats ne sont pas forcément simples non plus mais le rapprochement se fait. Cela rappelle la Défense républicaine lors de l’affaire Dreyfus. Une partie des socialistes propose au PC de former un “bloc marxiste”, ce que les communistes refusent par- ce qu’il s’agit de sauvegarder la République et pas de faire la révolution. Ils insistent donc pour avoir les radicaux dans la coalition.

Ce rapprochement est précaire, le programme du Front Popu- laire tient sur une page. Dès que des événements compliqués s’installent, comme la guerre d’Espagne, cela ne tient plus, parce que les éléments de différences sont déjà très grands. Les divergences sont suffisamment fortes pour rendre la coalition précaire. Pendant la guerre, c’est compliqué pour les socialistes parce que leur Secrétaire Général, Paul Faure, est à Vichy. Ceux qui résistent le font de diverses manières : on trouve des résistants socialistes dans plusieurs organisations. Certains agissent avec les communistes et on en retrouvera pour participer à l’opération POF au lendemain de la guerre. Une des figures importantes de la SFIO demeure Léon Blum. Or, il se trouve qu’il n’est pas du tout pour une fusion, il a des divergences fortes avec les communistes. Il le dit toute sa vie, notamment dans A l’Échelle Humaine. Cela n’empêche toutefois pas un travail commun pendant un certain temps.

La Guerre Froide crée un mur entre les socialistes et les communistes ; les guerres coloniales n’ont pas arrangé la chose. Après la Guerre d’Algérie, de nouvelles perspectives s’ouvrent. D’autant qu’il y a le retentissant échec du candidat socialiste Defferre en 1969 qui ouvre la voie du rapproche- ment du Programme Commun. La séparation a lieu en 1984 face à la politique de “rigueur”.

Les alliances sont toujours assez précaires, mais la logique générale est là : face à un enne- mi commun et pour répondre à l’exigence électorale majoritaire, les alliances se nouent ; elles peuvent même se nouer avec des ambitions moins défensives (battre la droite, faire rempart au fascisme) et plus positives (construire le socialisme et l’unité de la classe ouvrière) ; les divergences sont toutefois substantielles et rendent ces alliances instables.

Les deux partis issus du Congrès de Tours sont aujourd’hui en difficulté (nombre d’adhérents, scores aux dernières élections présidentielles et européennes, défiance dans les partis…), les schémas politiques semblent muter (populisme, défiance, abstention).

Selon vous, ces deux partis (ou juste le PCF) ont-ils réussi à s’adapter et à suivre les évolutions de la société, 100 ans après ?

On a envie de répondre oui et non. Oui dans la mesure où le PCF fait chaque année beaucoup de nouvelles adhésions, où comme force organisée, il compte encore des dizaines de milliers de cotisants, des milliers d’élus… C’est une force qui est importante, si on regarde dans le XXIème siècle des structures comme les jeunes communistes qui continuent à avoir une certaine vitalité, même si c’est un peu plus difficile ces dernières années. Cela montre qu’il a encore un écho dans la société.

Du côté des socialistes, ils ont longtemps eu, jusqu’au début du XXIème siècle en tout cas, un ancrage assez important. Dans le milieu étudiant, par exemple, il ne faut pas sous- estimer l’importance des socialistes au sein des structures syndicales, tout comme le mouvement des Jeunes Socialistes, qui était plus petit mais qui avait quand même une certaine audience. Si l’on veut faire un portrait croisé, on pourrait dire deux choses. D’une part, la composition sociale du PS a beaucoup changé depuis 1920. Par le passé, il y avait un côté pyramidal, avec des ouvriers et des instituteurs à la base et puis des notables au fur et à mesure que l’on montait. Aujourd’hui, les élus, les collaborateurs d’élus, les gens qui vivent et n’ont fait que vivre de la politique ont pris une place très considérable à l’intérieur du parti socialiste depuis déjà plusieurs décennies. Aujourd’hui, on voit que le PS dans beaucoup de villes a perdu de son épaisseur militante en assez peu de temps et le spectre social qu’il couvre s’est réduit.

Du point de vue du parti communiste, il y a trois phénomènes. Quand on va dans une réunion communiste, on y trouve des générations du Programme Commun, nombreuses avec une variété sociale très grande. Après, on constate un “trou Mitterrand”, et puis il y a des gens de mon âge [30-35 ans] ou un peu plus jeunes que moi. Cela veut dire qu’il y a deux phénomènes différents, de vieillissement d’un côté et de de renouvellement de l’autre. Parmi les jeunes qui rejoignent le PCF aujourd’hui, il y a moins de jeunes ouvriers qu’il y a 50 ans. Mais souvent ils ont un rapport direct ou indirect (fa- milial) avec les milieux populaires, dans le cadre de trajectoires ascendantes.

À l’heure où la question des frontières et du souverainisme se pose de manière plus pressante, à droite comme à gauche, pensez- vous que l’Internationalisme ait encore un rôle à jouer ?

C’est pour moi de l’ordre de l’évidence absolue. Nous sommes en plein phénomène mondial avec la Covid-19, il est évident que les problèmes aux- quels nous sommes confrontés dépassent l’échelle nationale. La coordination de ceux qui ont intérêt au changement doit se faire à l’échelle internationale. Mais international ne veut pas dire mondial. Cela veut dire que dans cette construction, l’échelle nationale garde une importance. Le débat public ne se mène pas bien à une échelle intercontinentale. Beaucoup de choses se forment au niveau national. L’échelle nationale reste importante si nous voulons mobiliser le plus grand nombre.

L’enjeu local est un enjeu très important également. Cela n’empêche pas d’estimer que face à des phénomènes mondiaux, il ne faut pas négliger l’échelle internationale de pensée et d’action.

À l’occasion du centenaire du PCF, nous n’avons pas manqué de montrer notre tradition internationaliste, jusqu’à aujourd’hui. Nous avons sollicité des dizaines de partis dans le monde entier qui, du Vietnam au Brésil en passant par l’Algérie, ont répondu présent. Sur le fond, il y a une mise en concurrence des peuples pour des questions de profits, comment croire que cela n’appelle pas de réponses coordonnées ? C’est ce qu’essaient de camoufler les forces d’extrême droite en disant aux travailleurs français qu’ils seraient ennemis des travailleurs étrangers quand les mêmes structures capitalistes prospèrent sur leur dos à eux tous.

Nous constatons, avec Fabien Roussel, un parti communiste qui se ressaisit de certaines questions : l’autorité républicaine, la laïcité, le patriotisme, le souverainisme, la nation.

Vivons-nous au sein du parti communiste un changement, une tendance à se réapproprier ces questions ? Assistons-nous à un retour du parti communiste version Georges Marchais ?

Le “parti communiste version Marchais”, c’est le PCF pendant 22 ans et c’est très loin d’être un bloc, y compris sur les questions que vous évoquez. Il y a sans doute une tension depuis toujours autour d’enjeux comme la laïcité. C’est un vec- teur de l’émancipation et ce sont les communistes qui sont à l’origine de l’inscription du terme « laïcité » dans la Consti- tution à la Libération, grâce à Étienne Fajon.

Mais il y a également la néces- sité de l’unité de la classe ; il ne s’agit pas de s’acharner à mener un combat antireligieux qui empêcherait de faire l’unité des travailleurs. Ce sont les vers d’Aragon : “celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas”. Cette tension entre un objectif laïque et la nécessité profonde de faire l’unité des travailleurs traverse sans doute l’histoire du parti communiste.

Ensuite, sur l’autorité. L’autorité oui, mais ajouter seulement l’adjectif “républicain” ne suffit pas à la transformer en autorité juste. L’autorité peut être particulièrement injuste et on ne saurait s’y soumettre par principe. Quand les mineurs de 1948 se mobilisent, ils ont face à eux l’armée. Comprenez bien qu’ensuite, les communistes ne défilent pas pour demander plus d’autorité à tout prix et quel que soit celui qui la détient. Pour autant, on ne peut pas tellement dire que les com- munistes français soient pro- fondément marqués par une empreinte anarchisante. Ils sont force de critiques mais aussi de proposition, de construction d’un autre ordre. Pour ce qui est de la Nation, de la place à accorder à l’Europe, de l’échelon juste de mobilisation populaire, il y a eu des dé- bats et il en demeure sans doute mais, au total, s’il y a des évolutions, je ne vois pas de passage du noir au blanc.

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