La République sociale a-t-elle encore les outils pour convaincre ?

Le Retour de la question stratégique

La République sociale a-t-elle encore les outils pour convaincre ?

Parler de la République aux jeunes d’aujourd’hui, notamment aux jeunes de gauche, se révèle être un exercice bien périlleux pour qui ose s’y risquer. Biberonnés à des concepts hors-sol, enveloppés dans leurs certitudes, bien à l’abri du monde et de leurs propres contradictions, nombreux sont ceux qui, aux prémices de leur politisation, décident de prendre leurs distances avec le projet républicain. Trop anachronique, trop connotée, trop conservatrice ou trop autoritaire, la République est la cible de toutes les attaques. Pourtant, et c’est l’objet de cet article, les lignes de fracture qui scindent actuellement la jeunesse de gauche ne font que préfigurer les affrontements idéologiques de demain. 
Une jeunesse de gauche orpheline

C’était il y a quelques mois. Charlie Hebdo commandait à l’IFOP une enquête pour connaître le rapport des Français au “blasphème”, aux caricatures et à la liberté d’expression. Les résultats, publiés à l’occasion de l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, nous permettent de brosser un portrait pour le moins troublant du rapport que les jeunes Français entretiennent avec la République et ses valeurs. On y apprend ainsi que 47% des répondants âgés de moins de 25 ans comprennent l’indignation suscitée par la publication des caricatures du prophète de l’islam, ils ne sont que 23% parmi les 35 ans et plus. De la même manière, alors que le pourcentage de Français de 25 à 34 ans qui déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République est de 25%, il monte à 37% pour les moins de 25 ans. Plus troublant encore, 27% des répondants qui se disent proches de La France Insoumise vont dans le sens de cette affirmation, contre 24% des sympathisants du Rassemblement national. Enfin, un autre rapport de l’IFOP, commandé par le Comité Laïcité République en novembre dernier, semble confirmer la tendance. Alors que 79% des Français de 35 ans et plus se disent favorables « au droit des enseignants de montrer des caricatures aux élèves », ce chiffre dégringole à 58% pour les moins de 25 ans. Une partie de la jeunesse et une partie de la gauche renouent donc actuellement avec une forme d’obscurantisme, ménagent les grandes susceptibilités des petits dévots, et s’accommodent très bien des écarts aux lois de la République. Il faut se rendre à l’évidence, l’idéal d’émancipation ne fait plus nécessairement vibrer la jeunesse de gauche.

Comme la nature a horreur du vide politique, les terres idéologiques abandonnées par la jeunesse de gauche seront bientôt réinvesties par la droite conservatrice et l’extrême-droite. Estimer que la nation, la souveraineté, la République, la lutte des classes ou l’État sont des idées réactionnaires et conservatrices, c’est faire un magnifique cadeau aux authentiques réactionnaires que compte ce pays. Peut-être faudrait-il d’ailleurs rappeler à ceux qui nourrissent le fantasme d’une convergence entre les républicains et l’extrême-droite que l’engagement des premiers, notamment à gauche, naît bien souvent de la volonté de contrer l’expansion des seconds. C’est une bataille silencieuse que mène la gauche républicaine pour éviter que les signifiants mentionnés ci-dessus ne finissent par être définitivement hégémonisés par une extrême-droite qui change d’identité politique comme on change de chemise. On comprend donc aisément pourquoi les procès en fascisme adressés à des personnes qui pensent être des soupapes de sécurité ne favorisent en rien le débat à gauche.

On pourrait aisément retracer l’historique de cette prise de distance entre une partie de la gauche et la République. La perte de crédibilité totale de la social-démocratie française sur les questions sociales, la dislocation de l’électorat traditionnel de la gauche ainsi que l’abandon de la lutte des classes comme paradigme structu- rant sont autant de renoncements qui ont conduit une partie de la jeunesse à chercher un nouvel horizon politique. Gageons aussi qu’un certain soft-power américain, couplé à l’importation en France de cycles de studies anglo-saxons (gender studies, black studies etc.) auront achevé le processus de ringardisation idéologique des républicains sociaux. Le salut de la gauche viendra-t-il de ces théories-là ? On peut le penser. Peut-être permettront-elles de renouveler la matrice idéologique de la gauche et de l’armer intellectuellement pour affronter les enjeux qui nous sont contemporains. Mais s’il est communément accepté dans cette jeunesse que le salut de la gauche viendra d’une autre terre, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer que ce dernier puisse jaillir d’un autre temps, d’une autre tradition politique ? Peut-être nous faut-il aujourd’hui réintroduire un peu de complexité dans l’offre politique en nous octroyant le droit de redécouvrir des penseurs et des pensées que certains ont peut-être voulu enterrer alors que leurs corps était encore chaud. Après tout, le rôle de la jeunesse n’est-il pas de questionner, voire de refuser, les clivages dans lesquels elle s’insère ? En ce sens, et ce de manière assez contre-intuitive, convoquer la République aujourd’hui c’est faire preuve d’une précieuse inventivité politique et idéologique. C’est créer un espace de lutte politique à l’abri des logiques identitaires, de gauche comme de droite, comme des logiques néolibérales dont les faiblesses ne sont plus à prouver.

Le projet républicain peut-il néanmoins répondre au besoin de rupture et de radicalité qui semble caractériser la jeunesse de gauche ? Il nous faut ici dissiper un malentendu. Non, les républicains ne sont pas des centristes, ils ne se contentent pas d’agréger les idées molles que nos gouvernements respectifs se passent de main en main depuis les années 1980. Une tendance politique le fait déjà très bien, elle s’appelle le macronisme. On pourrait dire des républicains qu’ils sont centraux, et c’est là toute la différence. C’est parce qu’ils sont attachés au primat du politique sur l’individuel, à l’unité de la polis, qu’ils se retrouvent au centre de cette chose publique qui fonde notre système politique. C’est parce qu’ils placent le curseur au niveau de cette propriété émergente qui apparaît au-delà des dissensus, et que l’on nomme le peuple, qu’ils peuvent mettre en oeuvre un projet de transformation radical de la société, notamment sur la question sociale. Le républicain, c’est celui qui envisage la Nation comme l’espace privilégié de la solidarité et qui, au sein de cet espace, refuse toutes les assignations à résidence, qu’elles soient socio-économiques ou communautaires. Pour le dire clairement : la République ne peut être autre chose qu’une République sociale. Comment pourrait-on se satisfaire d’une situation dans laquelle 8,3% de la population d’un pays se trouve sous le seuil de pauvreté, dans lequel il faut en moyenne six générations pour qu’un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen ?

La radicalité naît de ce qui nous lie, et c’est cette communauté de destin-là qui rend tout déterminisme social insupportable.

Empowerment ou émancipation ?

Les manifestations qui se sont tenues en juin dernier pour dénoncer le racisme et les “vio- lences policières”, et auxquelles a participé un fragment de la jeunesse de gauche, ont révélé l’ampleur du malentendu sur la nature de l’universalisme français. Ce dernier, considéré comme un concept archaïque, un bandeau que l’on se mettrait volontairement sur les yeux afin de devenir aveugles aux différences, a été ringardisé au profit d’une lecture communautaire du monde. Alors que cette lecture tentait d’hégémoniser l’antiracisme à gauche, les républicains, il faut bien le reconnaître, n’ont pas tous été au rendez-vous. Ils auraient pu rappeler quelques principes assez simples pour être entendus, notamment de la jeunesse. Tout d’abord que l’universalisme est en effet un idéal mais que, contrairement aux reproches qui lui sont adressés, cela constitue sa plus grande force et non sa principale faiblesse. Celui qui est capable de bâtir un modèle de référence, s’il est honnête, s’engage nécessairement à prendre en compte tout ce qui s’écarte de cet idéal. Mais celui dont l’horizon politique est un repli communautaire généralisé, quel modèle de société peut-il opposer aux discriminations ?

L’universalisme ne rend pas non plus les habitants de ce pays aveugles, il les invite simplement à ne pas réduire, essentialiser et enfermer leurs concitoyens dans un quelconque statut minoritaire. Anatomiquement, on ne peut pas s’empêcher de voir. Politiquement, par contre, on peut choisir le sens donné à ce que l’on voit, et on peut donc éviter de réduire la complexité d’un être et la complexité des rapports de domination qui peuvent s’abattre sur lui à une seule et simple variable : ici, la couleur de peau.

A l’inverse, et c’est en ça que l’on aurait tout à fait pu apporter une réponse universaliste aux enjeux soulevés par les manifestations de juin dernier, chaque discrimination, lorsqu’elle est avérée, constitue une assignation à résidence identitaire.

Convoquer la République aujourd’hui c’est faire preuve d’une précieuse inventivité politique et idéologique.

Chaque mot, chaque comportement, chaque acte qui viendrait ramener un individu à sa condition de naissance et qui viendrait donc le placer à la marge de la communauté de citoyens entre en contradiction directe avec le projet universaliste. On ne peut pas sérieusement attendre d’une partie du peuple qu’elle s’émancipe si ses conditions d’existence la ramènent inlassablement à ce qui la différencie du reste de la communauté nationale. Néanmoins, encore faut-il savoir au nom de quoi la lutte contre ces discriminations doit être menée. Deux solutions semblent s’offrir à nous : la logique d’empowerment, qui crée un espace de lutte au sein de la communauté en question, ou la logique d’émancipation qui mène la lutte au nom de ce que nous avons en commun, à savoir une certaine vision de notre humanité commune et un attachement tout particulier à la dignité humaine. En d’autres termes, la gauche doit pouvoir résoudre la tension qui naît en son sein entre un droit à l’indifférence auquel elle est traditionnellement attachée et un droit à la différence qui séduit une part croissante de ses forces vives. Ces débats ne se limitent pas qu’à une question de langage ou de mots, c’est toute la grammaire de la gauche, voire de la société dans son intégralité, qui est ici en jeu. Il faut donc l’admettre, les républicains courent le risque de devenir une espèce en voie de disparition dans la faune de gauche. Cette régression n’est pas uniquement imputable à des facteurs exogènes. Si elle veut survivre, cette gauche-là doit être capable d’opérer un exercice réflexif. A chaque fois qu’elle refuse un débat en étant convaincue de la supériorité des arguments qu’elle avance, à chaque fois qu’elle singe la position de ses adversaires pour la disqualifier, elle perd un peu plus de terrain et elle prend le risque de devenir totalement archaïque. Les nouveaux paradigmes qui émergent à gauche, et que l’on pourrait qualifier d’identitaires ou d’intersectionnels, devraient pourtant permettre une saine mise à jour du logiciel républicain qui lui éviterait ainsi de s’enfermer dans son propre « safe-space », ce qui serait tout de même un comble. Les guerres fratricides sont un grand invariable dans l’histoire de la gauche et il faut savoir les accepter pour ce qu’elles sont : des moments de lutte pour l’hégémonie idéologique avec tout ce qu’ils peuvent comporter de stimulant comme de stérile. Tout une partie de la jeunesse de gauche se politise actuellement dans une relation de face-à-face, non pas avec la droite mais avec ses frères ennemis.

Le risque pour elle serait de réduire son identité politique à cette opposition-là. Non, le fait de ne pas embrasser les luttes, le langage et les tropismes des social justice warriors ne constituent pas une identité politique en soi et il y a fort à parier que les républicains auront plus à gagner en renouant avec le peuple qu’en s’abandonnant à de vaines querelles.

République sociale et réseaux sociaux

Pour renouer avec les jeunes, les républicains doivent donc se mettre à jour et, plus important encore, se donner à voir. Un espace en particulier revêt une importance capitale : Internet. On sous-estime encore très largement le rôle des réseaux sociaux dans la politisation de la jeune génération. Assemblant des fragments de pensées glanés de-ci de-là, cette dernière s’autorise une grande plasticité idéologique. Elle n’a pas peur de s’aventurer aux marges, d’hybrider, de garder ce qui lui plaît idéologiquement et d’ignorer ce qui la heurte. Ainsi, le paysage politique français verra-t-il peut-être émerger, d’ici quelques années, une armée de ventôsiens ou d’usulâtres (du nom des YouTubeurs politiques Tatiana Ventôse et Usul) qui aura été biberonnée au commentaire politique sur Internet. A ceux-là, à ces orphelins des grandes machines à produire de la politisation, il faut rappeler que l’option républicaine de gauche est valable, voire mieux, qu’elle est viable. Ce qui valait ci-dessus pour les idées, vaut ici pour les espaces. Bouder Internet, le considérer comme un espace trop interlope, ne fera qu’aggraver la marginalisation des républicains. De surcroît, l’extrême -droite et les identitaires de gauche, eux, ont déjà compris l’importance de ce média qui ne comporte quasiment aucune barrière à l’entrée. Devant leur caméra, derrière leur clavier, et dans le plus grand des silences, ils sont en train de modeler une partie du paysage politique à venir.

C’est pour investir cet espace laissé vacant par mes semblables idéologiques que j’ai décidé, il y a un peu plus de deux ans déjà, d’ouvrir une petite chaîne YouTube répondant au doux nom de Contre Courant. J’avais alors l’impression d’être porté par des courants contradictoires : repoussé à droite par une certaine gauche, repoussé à gauche par une certaine droite. J’étais tour à tour le gauchiste du quartier, le crypto-fasciste du village. Je débordais idéologiquement, j’étais condamné à la marge. Je réalisais alors que ce que j’étais politiquement devenu, un néo-chevènementiste diront certains, je le devais en grande partie à Internet.

Et contre les dévots, qu’ils soient jeunes ou vieux, contre les communautaires de gauche comme de droite, contre ceux-là, il faudra faire front.

Je les revois, ces longues soirées passées à ingurgiter les rediffusions de mes émissions politiques préférées. YouTube a constitué le principal levier de ma politisation. Ce site, et j’ai presque honte de l’avouer, a été ma principale ressource. Facile, me direz-vous, lorsqu’on ne jouit d’aucune autre ressource pour se bâtir une colonne vertébrale idéologique. Il y a deux ans je suis donc arrivé à la conclusion qu’il m’appartenait peut-être de rendre à cette plateforme ce qu’elle m’avait donné. J’étudiais à ce moment-là dans un Institut d’Études Politiques et je découvrais que la politique pouvait être morne, qu’elle pouvait abandonner cette belle ambition, celle de “changer la vie”, pour lui substituer des discussions d’alcôves et un entre-soi mortifère. Cet avant-goût de la culture politique légitime m’a convaincu d’une chose : en politique, il ne faut pas craindre l’interlope, il faut s’aventurer aux marges ou accepter de mourir. Ma marge à moi est en partie composée de jeunes : 40% des internautes qui regardent mes vidéos ont entre 18 et 24 ans. Cette jeunesse-là à une appétence pour le savoir et le débat. Elle n’a pas de centre de gravité poli- tique fixe. En un mot, cette jeunesse-là est orpheline. Il nous appartient de lui rendre le monde intelligible, de lui décrire les forces politiques en présence, de lui proposer des catégories d’analyse. Nous avons le devoir de parier sur son intelligence. La reconquête politique ne se fera pas sans elle, elle ne se fera pas unique- ment avec des congrès, des universités d’été et des petits pin’s. Il faut s’insinuer dans son intimité, lui donner à lire, lui donner à voir, lui donner à penser. En attendant, le réel enjeu aujourd’hui, c’est celui de la création du désir et de l’attente en politique.

Et s’il était déjà trop tard ? Que se passerait-il si la plaie était trop profonde, la distance trop grande ? Et si les gauches étaient devenues irréconciliables ? Nous disions plus haut qu’il était contre-productif de s’engouffrer dans de vaines querelles fratricides. Peut-être faudra-t-il à un moment accepter qu’il est tout autant contre-productif de continuer à tendre la main à une jeunesse qui ne partage plus les mêmes références et les mêmes valeurs. Une jeunesse qui n’évolue plus dans le même monde idéologique. La destruction se devra alors d’être créatrice et de porter en son sein les germes d’un renouveau. Il faudra détourner le regard et aller parler à ceux qui ne votent plus, aux apathiques comme aux déçus. Et contre les dévots, qu’ils soient jeunes ou vieux, contre les communautaires, de gauche comme de droite, contre ceux- là, il faudra faire front.

Pour renouer avec les jeunes, la République sociale doit se mettre à jour et se donner à voir. Un espace revêt une importance capitale : internet.

Références

https://www.ifop.com/publication/droit-au-blaspheme-caricatures-liberte-dexpression-les-francais- sont-ils-encore-charlie/

https://www.ifop.com/publication/le-rapport-a-la-laicite-a-lheure-de-la-lutte-contre-lislamisme-et-le- projet-de-loi-contre-les-separatismes/

https://www.inegalites.fr/evolution_pauvrete_annuelle

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Le modèle agricole français : entre crise et renouveau

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Le modèle agricole français : entre crise et renouveau

Par Inès Heeren La crise du coronavirus a révélé les faiblesses de nombreux secteurs. Le monde agricole agroalimentaire s’est retrouvé sur le devant de la scène avec des rayons de supermarchés dévalisés, un appel aux citoyens à aller « aux champs », du lait jeté quotidiennement…Face à ces défaillances, de nombreuses questions se soulèvent. Nous interrogeons Romain Dureau, agroéconomiste et cofondateur d’un laboratoire d’idées au service de la transformation écologique, de l’agriculture et de l’alimentation : Urgence Transformation Agricole et Agroalimentaire (UTAA). 
Comment expliquez-vous les failles du système agricole et alimentaire français révélées par la crise sanitaire ?

La crise sanitaire a effectivement été davantage un révélateur qu’un déclencheur. Basiquement, le coronavirus a été le grain de sable qui s’est immiscé dans les rouages déjà abimés des marchés agricoles dérégulés. La première faille majeure mise en évidence lors du premier confinement de mars à mai 2020 est la forte dépendance de notre agriculture à la main d’œuvre étrangère, qui représente environ 40% du travail saisonnier. La France, « puis- sance agricole » selon les libéraux, a connu le ridicule de voir son Ministre de l’Agriculture de l’époque, Didier Guillaume, en appeler à « l’armée des ombres » (sic) pour rejoindre les rangs des travailleurs agricoles. L’agriculture française connaissait un manque important de main d’œuvre du fait de la fermeture des frontières aux travailleurs étrangers. Etonnant ? Pas vraiment. Du fait de leur forte saisonnalité, certaines productions, telles que l’arboriculture et le maraîchage, sont très gourmandes en main d’œuvre, principalement lors des travaux de taille et de récolte. Dans la logique de compression des coûts, l’agriculture française a compté de plus en plus sur une main d’œuvre venue de pays étrangers plus susceptible d’accepter des emplois peu rémunérés et aux conditions d’activité difficiles. Depuis quelques années, le recours au travail détaché, véritable dumping social organisé par l’Union Européenne, a augmenté : les travailleurs détachés étaient 67 601 en 2017 (contre 26 000 en 2016), principalement en viticulture, en maraichage et arboriculture, mais aussi en grandes cultures et production ovine, en moindre mesure. Cet épisode doit nous conduire à nous interroger sur ce manque structurel de main d’œuvre agricole : augmentation du travail saisonnier, journées harassantes pour de nombreux chefs d’exploitation… Cette question est complexe, mais l’une des réponses clés est la suivante : pour donner « envie d’agriculture », il faut changer de modèle, et proposer des conditions de travail, de rémunération et de vie en milieu rural bien plus attractives.

La deuxième faille majeure (re)mise en lumière par la crise sanitaire est la forte dépendance de notre agriculture et de notre alimentation aux marchés internationaux. D’un côté, l’agriculture française est dépendante des exportations à destination d’autres pays européens mais également de pays tiers. Ainsi, les productions qui sont fortement intégrées sur les marchés internationaux et destinées à l’export, telles que les vins (30% de la production exportée) et spiritueux, les cé- réales (50% du blé exporté) ou les produits laitiers (10% de la production exportée), se sont retrouvées confrontée à la perte de débouchés ou la diminution de la demande mondiale. C’est le cas de la poudre de lait exportée en Chine ou encore du porc et des broutards exportés en Italie. D’un autre côté, nous sommes également dépendants des importations pour plusieurs produits alimentaires de base. Un rapport d’information du Sénat en date de mai 2019 estime que nous importons environ 20% de notre alimentation. Cela concerne principalement les fruits et légumes (50% sont importés, pour un coût de 2,5 à 3 milliards d’euros), la viande de porc (25% importés), la volaille (34%), la viande bovine (environ 30%), la viande bovine (50%) mais aussi les aliments pour les animaux d’élevage (3 millions de tonnes de soja importés d’Amérique latine chaque année). Nous ne parlons pas là de produits annexes, mais de produits de consommation quotidienne. Cette dépendance aux importations pose enfin la question de la traçabilité de la production. Il est estimé que 10 à 25% des importations ne respecteraient pas les normes sociales, sanitaires et environnementales françaises. Nous voyons aujourd’hui le danger que représente cette dépendance aux marchés internationaux sciemment organisée : notre souveraineté alimentaire – comprendre : pour les denrées alimentaires de consommation quotidienne – a été perdue du fait de choix politiques contraires à l’intérêt fondamental de la Nation.

Face à ces limites, sommes-nous en mesure d’agir à l’échelle nationale ? Est-ce que l’Union européenne représente une barrière ou un levier face à l’urgence de la transformation de notre modèle agricole ?

Comme sur beaucoup de sujets, la doxa libérale nous dit que la question des politiques agricoles et alimentaires prend place à l’échelle européenne voire internationale. Ce n’est pas faux, tant les politiques commerciales et agricoles européennes ont façonné l’agriculture française à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Si la question de la sécurité alimentaire relève bien d’un enjeu planétaire, des marges de manœuvre existent au niveau national, notamment en actionnant des leviers divers et non négligeables : les politiques de développement rural et d’aménagement du territoire, la commande publique, la recherche agronomique, l’enseignement et la formation agricoles mais aussi l’accompagnement des projets de transition agroécologique. Toutefois, il est vrai que les règles européennes et de l’OMC limitent fortement la possibilité d’agir sur les deux causes fondamentales de l’industrialisation et de la mondialisation de l’agriculture : la Politique Agricole Commune (PAC) et les poli- tiques commerciales européennes (auxquelles nous pourrions rajouter les poli- tiques monétaires). Tant le fonctionnement actuel de l’Union Européenne que les choix politiques qui sont les siens représentent autant de barrières à la transformation de l’agriculture. Le corolaire de ce constat est qu’un changement profond de ces politiques agricoles et commerciales serait un levier assez puissant pour ré orienter l’agriculture.

La nouvelle réforme de la PAC 2021-2027, qui est encore en discussion, sans révolutionner l’essentiel, semble lentement mais surement s’orienter vers une forme de renationalisation d’un certain nombre de choix politiques relevant de la mise en œuvre de la PAC. Dans ce contexte de libre-échange généralisé, beaucoup redoutent, à juste titre, une forme de « PAC à
la carte » qui n’aurait pour effet que d’augmenter la concurrence entre les agricultures européennes, certains pays continuant
la course au productivisme, et d’autres augmentant leurs exigences environnementales et sociales. Ce risque de dumping est réel, mais il n’est pas nouveau et ne concerne pas uniquement le marché unique européen, mais également les marchés internationaux, auxquels notre agriculture est fortement intégrée. Si la réforme 2021-2027 de la PAC donnait plus de marges de manœuvre aux Etats, un gouvernement déterminé à conduire une politique de souveraineté alimentaire sera certainement avantagé, à condition, en parallèle, d’assumer la mise en œuvre de protections à l’échelle nationale face aux importations qui respondent pas aux modes de production que nous souhaitons pour l’Humanité. En somme, si la reprise en main de politiques agricoles à l’échelle nationale peut redonner des marges de manœuvre aux Etats, cela ne peut pas se faire positivement si nous ne reprenons pas également la main sur nos politiques commerciales. Cela n’interdit évidemment pas de proposer des alternatives à l’échelle européenne, mais nous savons la difficulté de telles négociations et le culte du « consensus » qui, concession par concession, nous a conduit à l’impasse. Ne nous interdisons pas d’agir maintenant à l’échelle nationale, car l’agriculture française se meurt à petit feu.

SI LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE RELÈVE BIEN D’UN ENJEU PLANÉTAIRE, DES MARGES DE MANOEUVRE EXISTENT AU NIVEAU NATIONAL.

Votre laboratoire d’idée UTAA prône la relocalisation et le protectionnisme. De quelle manière les accords libéraux de l’Union européenne et sa volonté de s’insérer dans le marché mondial impact le monde agricole ? Doit-on, et si oui comment peut-on, sortir de la logique de libre-échange et s’orienter vers celle de la souveraineté alimentaire ?

Comprenons déjà comment les agricultures européennes se sont retrouvées si fortement intégrées aux marchés internationaux. Lorsque la PAC a été mise en œuvre à partir de 1962, elle avait pour objectif d’augmenter la production agricole du continent, qui était alors déficitaire et importateur pour des produits alimentaires de base. L’Europe se rassemblait autour d’un projet commun de souveraineté alimentaire. Devenant de plus en plus excédentaire à partir des années 1970, l’agriculture européenne a éloigné le continent des risques de pénurie et de famines. Cependant, la surproduction croissante de produits alimentaires fait courir le risque d’un effondrement des prix payés aux producteurs, et donc la mise en danger du tissu productif. Pour éviter cela, d’une part, l’Union européenne a mis en place des mécanismes de gestion de l’offre (quotas, par exemple), et d’autre part, l’UE a trouvé de nouveaux débouchés sur les marchés internationaux, en subventionnant les exportations.

Puis, dans les années 1990, face aux coûts importants de ces mécanismes de régulation des marchés et espérant profiter d’une demande alimentaire mondiale croissante, l’Union européenne a supprimé ces régulations et fortement libéralisé son marché agricole.

Le problème d’aligner les prix du marché intérieur sur les prix des marchés internationaux, qui ne représentent pourtant que 15% des échanges de produits agricoles, est d’imposer des prix qui sont ceux d’excédents agricoles, dont les pays veulent se débarrasser à bas prix à l’export. L’UE est le seul espace économique du monde à ne pas distinguer son marché intérieur des marchés internationaux par des mesures protectrices. La question posée par la dérégulation et la mondialisation des échanges de produits agricoles est également celle de la capacité intrinsèque des marchés à se réguler. Un consensus semble émerger entre agroéconomistes pour acter que les fluctuations des prix sur les marchés agricoles ne sont pas seulement la conséquence de facteurs exogènes (climat, ravageurs, etc.) mais également de facteurs endogènes à leur fonctionnement. Notamment, les cycles de productions agricoles sont longs, et les délais dans l’ajustement entre l’offre et la demande en produits alimentaires sont responsables de cycles de variation des prix sur les marchés plus ou moins chaotiques selon les produits. S’ils sont d’accord sur l’analyse du fonctionnement des marchés, les avis des économistes divergent en revanche quant aux solutions à apporter. Certains pensent que les marchés agricoles se réguleront d’eux-mêmes dès lors que de nouveaux outils qui leur sont propres, comme les assurances ou les marchés à termes, permettront de corriger cette instabilité endogène. D’autres, dont je suis et dont nous sommes avec UTAA, défendent plutôt une intervention plus directe de l’Etat dans la régulation des volumes produits et des prix, et donc la protection du marché intérieur face à des importations qui constituent, entre autres choses, une concurrence déloyale de notre agriculture en ne respectant pas les mêmes normes sociales et environnementales de production.

Il y a de très nombreuses raisons qui plaident pour une reprise en main par l’Etat de la régulation des marchés agricoles. Au-delà des défaillances « naturelles » des marchés agricoles que j’ai présentées, nous considérons que l’agriculture et l’alimentation relèvent de l’intérêt général : l’alimentation est un droit fondamental de toute personne humaine. Il est alors important que l’agriculture et l’alimentation soient pleinement présentes dans le champ démocratique : la souveraineté alimentaire est le droit des paysans et des peuples à décider de ce qu’ils veulent produire, en quelles quantités et de quelles manières ils veulent le produire. Cette démocratisation de l’alimentation nécessite que l’Etat assure la régulation des marchés, que ce soit des volumes produits, afin d’éviter les surproductions, ou des prix payés aux producteurs pour garantir un revenu décent et stable. La volatilité des prix est l’une des principales causes actuelles de la course au productivisme, avec tous les dégâts environnementaux que cela implique.

L’agriculture est critiquée pour son impact environnemental, émissions de gaz à effet de serre, dégradation de la biodiversité et du sol… Un modèle agroécologique est-il viable selon vous en France ? Comment peut-on réorienter notre système agricole, l’Etat a-t-il un rôle à jouer ? Com- ment cette évolution s’inscrirait elle dans le temps ?

La France est riche d’une grande diversité de territoires et de conditions agronomiques. Cela lui permet d’envisager la production diversifiée de nombreux produits agricoles, au moins à l’échelle nationale si ce n’est à l’échelle régionale. Cette richesse n’a été que trop peu valorisée au cours des 30 der- nières années du fait de la logique des « avantages comparatifs » : chaque pays doit se spécialiser dans les productions pour lesquels il dispose d’avantages naturels par rapport aux autres productions et aux autres pays. Cette logique libérale se heurte aujourd’hui aux réalités sociales et environnementales, et va à l’encontre du principe de souveraineté alimentaire. A l’inverse, la France pourrait valoriser cette richesse en produisant la quasi-totalité des produits agricoles de base ; cette diversification, et notamment le recouplage entre les activités d’agriculture et d’élevage (que l’on appelle polyculture-élevage), est le fondement des systèmes agroécologiques. En cela, un modèle agroécologique est bénéfique sur le plan environnemental, possible techniquement et agronomiquement, mais également souhaitable du point de vue de notre souveraineté alimentaire. Un tel modèle cessera, par exemple, d’importer du soja OGM brésilien pour nourrir les animaux d’élevage français et européen, mais augmentera la production de protéines végétales à destination de l’alimentation humaine et animale. Un tel modèle cessera le dumping lié aux exportations d’importants excédents de blé à bas coût, indirectement mais for- tement subventionnés par la PAC, en Afrique de l’Ouest, avec des conséquences dramatiques sur les productions vivrières de ces pays.

J’ai mentionné précédemment d’un côté les leviers que l’Etat pouvait mobiliser, et de l’autre comment l’Union européenne pourrait réformer ses politiques agricoles pour soutenir un modèle agroécologique. Le soutien à la transformation agroécologique suppose de rompre avec la logique libérale des avantages comparatifs afin de privilégier la diversification des productions et la coopération internationale autant que de besoin. Cette agriculture écologique est une agriculture paysanne, qui valorise les connaissances et les savoir- faire des agriculteurs et des éleveurs, de concert avec les techniciens, les ingénieurs et les chercheurs. Cette transition suppose la création de centaines de milliers d’emplois dans l’agriculture et dans l’artisanat agroalimentaire, d’où l’importance de revoir profondément les objectifs et modes d’attribution des subventions de la PAC. Cela se planifie afin de mettre en cohérence un calendrier de sortie des pesticides, la reconstruction d’écosystèmes agricoles stables et diversifiés, la formation et l’installation de nombreux nouveaux paysans, etc. Il y a cependant urgence : d’ici 5 à 10 ans, nous aurons perdu la moitié des exploitants agricoles actuellement en activité. C’est donc une transition rapide qu’il nous faut opérer ; elle pourrait être soutenue, d’une part, grâce à la réorientation des subventions européennes, et d’autre part, par une intervention de l’Etat pour désendetter les paysans et adapter rapidement les structures agraires à cette nouvelle agriculture (partage du foncier, notamment).

IL Y A DE TRÈS NOMBREUSES RAISONS QUI PLAIDENT POUR UNE REPRISE EN MAIN PAR L’ETAT DE LA RÉGULATION DES MARCHÉS AGRICOLES.

Comment peut-on relocaliser et repartager la valeur ajoutée sur les filières agricoles ? Est-ce qu’un juste prix aux producteurs signifie une hausse des prix pour les consommateurs ?

La mondialisation des systèmes alimentaires a été rendue possible par le faible coût de l’énergie permettant le transport d’intrants et de matières premières agricoles sur des longues distances. Les effets pervers de cette mondialisation sont connus : perte de souveraineté alimentaire au Nord comme au Sud, chômage de masse, développement du productivisme agricole et déforestation, émissions croissantes de gaz à effet de serre.

Il est estimé que le système ali- mentaire mondial est responsable d’environ 50% des émissions de GES. La relocalisation de notre alimentation est autant un enjeu environnemental que démocratique. Ce projet rencontrera notamment l’opposition des grandes indus- tries agroalimentaires transnationales, qui sont aussi bien implantées au Nord qu’au Sud, et qui sont en situation d’oligopoles sur les marchés. Stratégiquement, nous devrons organiser la relocalisation et surtout la ré-atomisation de l’agroalimentaire français. Le rapport de négociation des prix entre les paysans et l’agroalimentaire doit être strictement encadré par la loi, avec la mise en place d’un coefficient multiplicateur limitant les marges des intermédiaires. La mise en place d’un prix minimum garanti rémunérateur (qui n’est ni plus ni moins que la traduction concrète de l’interdiction de vente à perte), l’encadrement des marges des intermédiaires, ainsi que la protection aux frontières contre les importations déloyales sont autant d’outils pour assurer le partage de la valeur ajoutée au sein des filières.

La question des prix payés par le consommateur est le grand argument avancé par les libéraux et par les défenseurs d’une agriculture industrielle cherchant encore à augmenter la productivité du travail et de la terre, faisant fi des graves problématiques environnementales et agronomiques sous-jacentes. L’existence de prix alimentaires faibles est la condition pour que le reste de l’économie (industrie et services) puisse maintenir les bas salaires à des niveaux parfois insuffisants pour vivre correctement. Ainsi, sans hausse générale des salaires, il apparaît que la hausse du prix de l’alimentation sera dramatique pour de nombreux ménages modestes, y compris en France, où déjà 12% de la population, soit 6 millions de nos concitoyens, sont en situation de précarité alimentaire. En cela, l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation fait son chemin, et pourrait constituer une solution intéressante, notamment pour les produits tels que les fruits et légumes bio. Toutefois, il est notable que la forte volatilité des prix sur les marchés agricoles (des matières premières) ne conduit pas à une telle volatilité des prix sur les marchés alimentaires, qui sont, eux, plutôt stables. On parle souvent d’asymétrie dans la transmission des prix pour décrire ce phénomène : une variation des prix payés aux producteurs ne se transmet pas jusqu’au consommateur. De plus, en observant la composition des prix alimentaires, nous remarquons que pour de nombreux produits de première nécessité, comme le pain par exemple, la part du prix payé par le consommateur qui revient au producteur de blé est très faible, le reste du prix correspondant aux intermédiaires. Par exemple, un doublement du prix payé au producteur pour le blé tendre destiné à la fabrication de pain n’occasionnerait, à supposer que cette hausse soit totalement transmise au consommateur, qu’une hausse minime du prix de la baguette (+1,575€/mois pour l’achat d’une baguette de 250g par jour).

Cette diversification, et notamment le recoupage entre les activités d’agriculture et d’élevage est le fondement des systèmes agroécologiques.

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La décentralisation et l’aménagement du territoire : comment remédier à l’échec écologique ?

L'État et les grandes transitions

La décentralisation et l’aménagement du territoire : comment remédier à l’échec écologique ?

Conçu comme un remède au malaise démocratique et à un aménagement vertical et peu harmonieux du territoire, la décentralisation n’est pas exempte de critiques : confiscation de la parole citoyenne, bétonisation accrue, artificialisation des sols accélérée au bénéfice des intérêts des entreprises du CAC40… Repenser les relations entre Etat, collectivités territoriales et citoyens s’avère nécessaire pour remédier à l’échec écologique. 
Une décentralisation qui met fin à l’aménagement du territoire d’Etat

La France a longtemps développé un système alliant liberté locale et planification centrale, avant que cet édifice administratif original ne soit réformé du fait de ses contradictions. Malgré une dimension centralisatrice marquée, la IIIème République est à l’origine des premiers textes instituant la libre administration des collectivités territoriales : la charte communale de 1884 proclame que « le conseil municipal règle par délibération les affaires de la commune » consacrant ainsi un intérêt public communal. Cette « clause générale de compétence » est l’une des premières et des plus importantes libertés locales, dans la mesure où elle garantit la libre administration là où se présente un « intérêt communal, justifiant la création de services publics communaux et l’octroi de subventions ». En outre, la loi de 1871 consacre un « intérêt départemental » sur lequel les conseils généraux ont capacité à délibérer, anticipant la clause générale de compétence des communes.

Néanmoins, cette libre administration a été nuancée par l’affirmation d’une autorité préfectorale forte, garantissant une représentation du gouvernement et un respect de la loi à l’échelle départementale. Ainsi, la libre administration des territoires s’accompagne en France, depuis 1945, d’une planification nationale plus ou moins forte selon les époques, destinée à créer un urbanisme plus harmonieux et conforme aux attentes de l’État. La France s’est dotée d’instruments exceptionnels en ce sens, notamment sous les mandats gaullistes. Charles de Gaulle affirma lui-même que « la construction, la voirie, les écoles, les hôpitaux, l’implantation d’usine, les chantiers, les stades, les espaces verts, la circulation requièrent des plans unifiés et des règles communes ». L’aménagement est donc mis en œuvre à travers plusieurs dispositifs:

1. Par l’autorité du Préfet, chargé de l’urbanisme, de l’équipement et de l’aménagement, maitrisant les droits des sols, ce qui lui permettait de signer les permis de construire.

2. Par les schémas directeurs, organisés par la DATAR, organisme directement sous contrôle du Premier Ministre guidant la nature des aménagements via un processus de zonages : ici apparaissent les ZUP et les ZAC, qui organisent rationnellement le territoire en fonction des besoins de l’Etat. Cette situation est contestée au sortir du gaullisme : la tutelle du préfet sur les collectivités territoriales n’est plus acceptée par un pouvoir local, qui, dépossédé de sa capacité à produire des actes réglementaires, n’avait qu’un rôle finalement secondaire dans des domaines fondamentaux de l’économie d’après-guerre : le logement, l’aménagement et l’urbanisme. Les lois Defferre de 1982-1983, en réduisant le pouvoir des préfets aux profits des élus, désormais soumis au contrôle réglementaire a posteriori, enclenchent une révolution qui modifie profondément l’organisation territoriale de notre pays.

LA FIN DE L’AMÉNAGEMENT ANARCHIQUE PASSE PAR UNE RÉHABILITATION DU RÔLE DE L’ETAT.

Tout d’abord, les communes acquièrent des compétences élargies en termes d’urbanisme et d’aménagement, qu’il s’agisse de l’élaboration de la règle générale, à travers le plan local d’urbanisme (PLU), ou de délivrance d’autorisations individuelles, comme les permis de construire. Elles deviennent également compétentes pour la gestion de grands services publics locaux, notamment en matière de voirie, logement, adduction et assainissement des eaux, dont l’organisation est souvent partagée avec d’autres communes via les syndicats à vocation unique (SIVU). Les échecs de certains projets urbanistiques lancés par l’Etat, tels que les Grands ensembles, ont progressivement discrédité une action centralisée en matière d’urbanisme et légitimé le processus de décentralisation en la matière.

En outre, la loi Defferre transmet des blocs de compétences aux collectivités territoriales, accompagnés des moyens financiers nécessaires à leur exercice, en vertu du principe de compensation. La commune prend ainsi en charge les écoles, le département les collèges et l’action sociale (notamment la gestion du RSA), la région les lycées, la formation professionnelle et le développement économique. Ces blocs de compétences ont pour objectif de créer une gestion du service public plus cohérente par rapport au territoire dans lequel ils s’inscrivent : il n’était pas rare, du temps de la gestion du « tout Etat », que les élus aient à contenter le préfet pour assurer, par exemple, la rénovation de leur école communale, ce qui posait problème au niveau de leur indépendance politique.

Ainsi, la décentralisation est une réussite en termes d’amélioration de la libre administration locale. Mais la liberté a son revers de médaille : l’aménagement du territoire peu cohérent qui en est issu a considérablement endommagé les espaces naturels français, accru les inégalités territoriales et copieusement enrichi les entreprises du CAC 40.

Bétonisation de la France, recul de la biodiversité : les travers de la décentralisation

La libéralisation de l’aménagement du territoire, via la décentralisation, a ouvert la porte à l’omniprésence du capital privé sur les décisions des collectivités territoriales, affaiblissant la démocratie locale. Depuis les années 1980, la France subit une lame de fond néolibérale caractérisée par l’accroissement de la prédation du capital, notamment des grands groupes du CAC 40, sur la société en général et la décision politique en particulier. Cette vague a su s’engouffrer dans les failles que portaient les lois de décentralisation. L’aspect le plus négatif en est indéniablement l’accélération du rythme de l’artificialisation des sols. Ce processus atteint en France une proportion considérablement et réellement inquiétante : 5,2 % des sols sont artificialisés dans notre pays, contre 4% de moyenne dans l’Union Européenne, alors que la densité de population française est moins élevée. La surface commerciale y est également très conséquente, atteignant 1,2 mètres carrés par habitant, avec des effets particulièrement délétères pour le commerce de centre-ville. Ce processus s’accélère en dépit de la prise de conscience du recul de la biodiversité et de l’effondrement du vivant : chaque année, 60 000 hectares, soit l’équivalent de plus de la métropole de Lyon, sont coulés dans le béton, pour y établir en général un urbanisme très critiqué, essentiellement fait de zones commerciales et de voies rapides.

Les causes de cette dérive sont bien connues. Tout d’abord, le transfert des capacités d’aménagement de l’Etat en direction des collectivités territoriales, commune et leurs maires en premier lieu, notamment par la compétence en droit des sols, a entrainé la signature de milliers de permis de construire sans qu’une régulation exigeante ne se présente. Dès lors ont émergé les ZAC, symboles de la Vème République, « d’une France hideuse » bétonnée, remplaçant inexorablement le petit commerce des centres villes en déshérence ; entrainant, en conséquence, une dépendance accrue par rap- port à l’automobile, dont les Gilets Jaunes démontrent l’incompatibilité avec l’accomplissement d’exigences sociales et environnementales.

A fortiori, ce processus délétère a été accéléré par la dimension concurrentielle de l’économie de marché, incitant chaque maire à aménager au plus vite et au moins cher, afin d’attirer des entreprises et des emplois au détriment du voisinage, notamment pour bénéficier de surplus de recettes fiscales. En effet, l’autonomie financière des collectivités territoriales leur permet d’en déterminer partiellement le montant et l’assiette. A la concurrence pour l’attraction des investissements, s’est donc ajoutée celle pour les impôts locaux, au risque d’entrainer une gestion malsaine des affaires locales. La libéralisation de l’attribution des permis de construire, mais aussi de la gestion de l’adduction d’eau, a fait la fortune des entreprises du CAC 40, notamment dans le secteur du BTP et de services collectifs, où les majors françaises sont les plus puissantes du monde.

L’artificialisation des sols a également profité au secteur de la grande distribution, jusqu’à multiplier par 6 la surface commerciale en 30 ans. Le BTP n’est pas en reste : les promoteurs immobiliers vendent désormais aux communes des « ensembles urbains » comprenant également la construction d’équipements sportifs, culturels et de logements sociaux dans un urbanisme largement standardisé.

L’ARTIFICIALISATION DES SOLS S’ACCÉLÈRE MALGRÉ LA PRISE DE CONSCIENCE DU RECUL DE LA BIODIVERSITÉ.

Les kilomètres d’autoroutes inutiles, comme par l’exemple l’A65 entre Pau et Langon, se comptent en centaines, alors que s’étendent les zones d’activités et les zones commerciales improductives au détriment des espaces agricoles et naturels.

Ainsi, les collectivités territoriales se targuent d’être les premiers investisseurs de France (80% du total des investissements dans le pays), tout en finançant des projets peu productifs en soi et inutiles pour le futur de l’économie française. Peut-on raisonnablement imaginer qu’il ne soit pas préférable d’investir dans la construction d’un énième supermarché que dans les nouvelles technologies vertes ? Pourtant, les entreprises des services collectifs et du BTP française profitent de l’appétit de certains élus et de marchés peu concurrentiels pour bénéficier de rendements sur actions des plus élevés et des ressources propres nécessaires pour « superformer » le marché à l’international, en remportant notamment des marchés publics.

Un Etat organisant son impuissance écologique

L’artificialisation des sols repart à la hausse après un ralentissement en 2016. Comment expliquer l’accélération de cette tendance, malgré la prise de conscience grandissante des enjeux écologiques ? Tout d’abord, le déclin de l’action de l’Etat a considérablement renforcé le rôle des groupes privés. Avant 1982, le préfet, par l’intermédiaire de la Direction Départemental de l’équipement et des territoires (DDE/DDT) déterminait le plan d’occupation des sols (POS) et délivrait les permis de construire. Cette politique s’accompagnait d’un zonage territorial, destiné à répartir les nouveaux quartiers de logements sociaux, les aires sportives, les zones commerciales etc.

Le préfet organisait ainsi la construction du logement social, en mobilisant un promoteur public, la SIC, et un promoteur bénéficiant de prêts bonifiés, GFF, pour construire du logement privé bon marché. L’Etat perdant son monopole dans la construction de quartier d’habitat social, cette situation n’avait plus lieu d’être après la décentralisation.

Ainsi, ont émergé des promoteurs privés sous le contrôle de l’économie financières, tels que Kaufmann and Broad, BNP Paribas Real Estate, Bouygues Immobiliers qui se sont progressivement substitués à l’action publique pour la construction de logements sociaux et d’équipements collectifs. Ces entreprises, suivant une bonne logique capitaliste, ont tenté de remporter des marchés publics peu concurrentiels en proposant des bâtis standardisés, peu durables, étrangers à toute considération architecturale en termes de respect du patrimoine local ; faisant une « France hideuse » mais rapide et peu couteuse à construire. Un procédé d’autant plus redoutable qu’il est difficile pour les élus de résister aux sirènes du « vite fait, mal fait » pour un moindre coût, dans la mesure où la baisse des dotations de fonctionnement les oblige à chercher à augmenter leurs ressources par des investissements douteux.

UNE AGENCE NATIONALE DE LA COHÉSION DES TERRITOIRES RENOUVELÉE EST ENVISAGEABLE.

Ces entreprises exercent ainsi une influence considérable sur les directions d’aménagements et les maires, qui logiquement, prennent l’ascendant sur la décision locale, au risque de développer des logiques problématiques de conflits d’intérêts. Il suffit de se rendre dans un salon d’élus pour comprendre que le démarchage par les grandes entreprises est une réalité quotidienne dans la vie des collectivités territoriales. Dans ces congrès, les groupes de services collectifs (Veolia, Suez, Guy Dauphin) du BTP (Eiffage, Bouygues) et de la concession (Vinci) y côtoient des élus et des directions d’aménagements, où des relations d’influences se tissent. Il n’est ainsi pas rare de voir certains directeurs généraux de services ou de l’aménagement des communes intégrer un poste bien rémunéré dans l’une de ces entreprises pour service rendu…Une logique de prébende qui n’a pas sa place en démocratie. Les marchés publics discutables de délivrance de permis de construire, sont l’une des principales sources de corruption en France, et tout promoteur avouera au cours de sa carrière, avoir « fait passer au moins une valise ».

Mais l’effet pernicieux de cette logique est indéniablement la concentration du pouvoir au- tour du maire et de ses services techniques, notamment dans le domaine de l’aménagement. Le premier édile est en général roi dans son conseil municipal, toute récalcitrance au sein d’une majorité signe, en général, un arrêt de mort politique. Les décisions prises par les services techniques, aménagement en premier lieu, ne sont pas toujours transparentes, tout particulièrement pour les administrés, dont le droit de regard sur la gestion municipale est habituellement très limité. Les Conseils de quartier sont en général noyautés par des élus locaux, qui les réduisent en officines de la mairie. Les membres des Conseils Citoyens se plaignent de leur faible capacité d’influence et de décision, ce qui explique qu’ils soient désertés par la population et essentiellement composés de professionnels en politique de la ville : à titre d’exemple, le Conseil citoyen du quartier « la Dame Blanche » (Garches les Gonesse) n’est composé que de 14 membres pour les 20 000 habitants que compte ce quartier prioritaire de la ville (QPV).

Il ne s’agit pas là de faire le procès des élus locaux, dont le rôle pour la bonne tenue de la démocratie en France est essentiel. Par ailleurs, il arrive souvent que les élus refusent le permis de construire pour lutter contre l’artificialisation des sols, comme cela a été le cas à Dolus d’Oléron contre un projet d’implantation de Mac Donald’s.

Néanmoins, ces oppositions sont souvent cassées par les tribunaux administratifs, dans la mesure où une commune ne peut refuser de valider un permis de construire sans motivation réelle et sérieuse (TA de Poitiers, Dolus d’Oléron c/ Mac Donald’s, 2018). Si les possibilités pour les collectivités territoriales d’œuvrer à un monde plus juste et durable existent, elles sont néanmoins entravées par une organisation juridique et administrative de la France qui n’a pas su se réformer suffisamment.

Des propositions pour un aménagement plus rationnel du territoire

La fin de l’aménagement anarchique et du cortège d’inégalités et de destructions environnementales qu’il engendre passent par une réhabilitation de rôle de l’Etat, un renforcement de la réglementation en la matière et un approfondissement du contrôle des élus par les citoyens. Une série de mesures sont envisageables en ce sens.

1/ Renforcer le rôle de l’Etat dans l’aménagement du territoire. Tout d’abord, la France dispose d’une grande tradition de planification urbaine par les politiques d’aménagement du territoire. Les instruments existent, mais ont été vidés de leur substance, faute de moyens, mais aussi à cause d’un nouveau cadre juridique qui réduit leurs prérogatives.

A cet effet, il semble nécessaire de revenir à la tradition d’aménagement du territoire, en renforçant le rôle de l’Agence nationale de la co- hésion des territoires (ANCT) et de la doter de plus fortes prérogatives. Le contrôle a posteriori via le déféré préfectoral des PLU, POS et des permis de construire ne suffit pas, les préfectures n’ayant plus les moyens de vérifier la validité de tous les actes administratifs des collectivités territoriales. Une Agence nationale de la cohésion des territoires renouvelée, établissant un contrôle a priori sur les plans locaux d’urbanisme et les plans d’occupation des sols, via les agents des DDE et des DDT, est tout à fait envisageable : en matière d’aménagement du territoire, la codécision entre les maires, porteurs de l’intérêt local, et l’Etat, porteur de l’intérêt général, auquel incombe la mission de préserver l’environnement est plus souhaitable que l’exclusivité d’un seul de ces acteurs sur le sujet. L’Agence nationale de la cohésion des territoires devra disposer des moyens nécessaires à son action (bureau d’études, cabinet d’urbanisme) et déconcentrer ses agents directement vers les 101 préfectures qui composent le France, d’où ils établiront une délimitation plus stricte des zones constructibles ou non.

La fonction publique emploie 1 millions de cadres, la majorité en région parisienne. Si les enquêtes d’opinion témoignent d’un désenchantement croissant des cadres pour la mégapole parisienne, quels arguments pourraient être opposés à un transfert massif d’agents vers la province ? En matière d’organisation de l’administration d’Etat, l’égalité entre les territoires doit primer : il est donc temps de convertir les principes de la Loi ATR (1992) « La République est décentralisée et déconcentrée » en actes.

2/ Renforcer la réglementation des constructions. Ce processus de « replanification » de l’aménagement du territoire gagnerait à s’accompagner d’une réglementation plus forte limitant immédiatement le rouleau compresseur de l’artificialisation des sols. Plusieurs solutions gagneraient à s’imposer. Tout d’abord, un moratoire sur les nouvelles constructions : les entrepreneurs doivent se contenter du bâti déjà considérable, 6% du sol français en 2020 contre 2% en 1970, afin de faire cesser la compétition délétère aux investissements et aux impôts entre les collectivités au détriment de l’environnement et du petit commerce des centres villes. En outre, un plafonnement des mètres carrés commerciaux des villes de banlieue en un ratio raisonnable par rapport au nombre d’habitants des communes apparaît nécessaire. Les maires seraient ainsi déchargés d’une responsabilité écrasante qui pèse sur leur fonction et pourraient se concentrer sur des dispositifs plus prioritaires, tel que la réalisation de la péréquation et la réduction de la dépendance à l’automobile.

3/ Retrouver une démocratie locale digne de ce nom. Aucune amélioration de la décentralisation ne pourrait être opérante sans une prise en compte de la voix des citoyens dans le procesus de décisions. Plusieurs propositions réalistes sont envisageables en ce sens.

1. Réformer les EPCI : il est inacceptable qu’une grande partie des prérogatives des communes soient organisées à l’échelle des établissements publics de coopération intercommunaux (EPCI) dont les représentants ne sont pas élus, et dont l’existence est en général ignorée des citoyens. Une réforme constitutionnelle s’impose pour convertir les EPCI en collectivités territoriales, ce qui permettrait d’élire leur conseil et accroitre, ce faisant, leur contrôle démocratique. Dans le cas contraire, ces EPCI n’auraient pas vocation à poursuivre leur existence.

2. Renforcer les instances participatives existantes : soulignons ainsi que les Conseils de quartier et les Conseils citoyens doivent cesser d’être des succursales invisibles de majorités politiques où se morfondent une poignée de responsables associatifs.La moindre des choses serait de leur permettre d’imposer une question à l’ordre du jour de chaque conseil municipal. En outre, peut être imaginée une « Assemblée des conseils citoyens et de conseils de quartiers », disposant du pouvoir d’organiser une consultation sur un sujet relevant des compétences locales tous les deux ans. L’état actuel des consultations n’est certainement pas satisfaisant : les barrières à l’entrée pour l’organisation d’un référendum local sont trop importantes. Le seuil d’acceptabilité peut-être redescendu de 1/5 du corps électoral à 1/10, avec obligation pour le maire de se plier à l’organisation en cas de réunion d’un nombre suffisant de signatures. Plusieurs autres idées gagnent à être étudiées :

2.1– Expérimenter, conformément à l’article 72-4 de la Constitution, dans certaines collectivités, un nouveau mode de scrutin permettant de répondre davantage aux attentes des citoyens, tels que le jugement majoritaire, proposé par Chloé Ridel.

2.2- Donner au maire, ou à un nombre suffisant de citoyens inscrits sur les listes électorales, le droit de se prononcer par référendum pour un projet urbanistique requérant plus de 0,5 hectare d’artificialisation des sols. Trop souvent, les collectivités territoriales n’ont pas leur mot à dire sur des projets qui ne concernent pas leur bloc de compétence, ce faisant, l’enthousiasme des maires et des élus sur leur fonction en pâtit. Il semble donc nécessaire de rétablir la clause générale de compétence et de défendre les libertés locales comme acquis de la République.

La préservation de l’environnement et la réduction des inégalités territoriales appellent par conséquent un nouveau contrat entre collectivités territoriales, Etat et citoyens afin de définir démocratiquement des règles contraignantes pour limiter l’artificialisation des sols et sauver la biodiversité de son effondrement. Sans cela, l’aménagement du territoire restera une réalité anarchique, davantage motivée par la concurrence fiscale et l’appât du gain de certain d’élus dont les intérêts convergent avec ceux du CAC 40.

LA RÉDUCTION DES INÉGALITÉS TERRITORIALES APPELLE PAR CONSÉQUENT UN NOUVEAU CONTRAT ENTRE COLLECTIVITÉS TERRITORIALES, ETAT ET CITOYENS.

Références

Chloé Ridel, Ma solution pour la France : le jugement majoritaire, L’Obs, 19/03/2019

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Retrouver la voix du peuple : le tirage au sort, un outil démocratique adéquat ?

La Cité

Retrouver la voix du peuple : le tirage au sort, un outil démocratique adéquat ?

Par Ella Michelleti. À l’heure où la confiance se réduit comme peau de chagrin, où le fossé des inégalités s’élargit au point de causer des fractures brutales au sein de la communauté nationale, l’urgence pour le peuple est de se réapproprier un espace dans le champ politique et décisionnel. Plusieurs outils peuvent être mis en oeuvre, y compris celui du tirage au sort, afin de favoriser une meilleure participation et une meilleure représentativité des citoyens. Mais renforcer l’engagement des Français en utilisant le hasard est-il pertinent ? 
Une défiance politique généralisée

Comme le vote, le tirage au sort en politique est un moyen de désigner des citoyens pour occuper une fonction (législative, exécutive, judiciaire…) pour une durée et des missions déterminées. Le vecteur « hasard » est donné en maître, si bien qu’il impose, de facto, une dépersonnalisation de la politique. L’idée qui sur- git parfois dans les médias est celle d’une assemblée ou d’une partie de celle-ci qui serait tirée au sort. En France, en 2016, Arnaud Montebourg proposait par exemple un tirage au sort de cent citoyens pour siéger au Sénat pour « reconstruire la confiance détruite ». En effet, la crise de la démocratie représentative est on ne peut plus éclatante depuis quelques années. D’après le baromètre de la confiance politique du CEVIPOF publié en janvier 2019 et qui analyse le point de vue des Français sur la décennie 2009-2019 : « L’état d’esprit sombre qui caractérise la décennie passée entache aussi le rapport à la politique. Ce rapport est fait d’intérêt pour la politique mais surtout de méfiance et de dégoût […] Les responsables politiques, de gauche comme de droite, sont perçus comme indifférents, éloignés et corrompus. » Plusieurs chiffres attirent l’attention dans ce baromètre : 79 % des sondés émettent une opinion négative envers le monde politique, 85 % estiment que les responsables politiques ne se préoccupent pas d’eux et 74 % perçoivent le personnel politique comme corrompu.

En 2018, la crise des Gilets jaunes est venue confirmer avec fracas cette fracture entre ceux qui ont la main sur les affaires publiques et ceux qui sont contraints de rester dans une posture passive, entre l’élite au pouvoir et le peuple exclu du champ décisionnel. Or, comme l’affirmait justement Saint-Just : « Si vous voulez la république, attachez-vous au peuple et ne faites rien que pour lui. » Un constat qui a poussé le géographe Christophe Guilluy à déclarer dans la Revue des Deux Mondes : « Notre modèle de société n’est plus viable ». La crise actuelle, révélée de façon éclatante à partir de l’Acte I du 17 novembre 2018, s’inscrit d’ailleurs dans une tradition plus large de contestation de la démocratie représentative, dans la droite ligne de l’héritage des Sans-culottes.

EN 2018, LA CRISE DES GILETS JAUNES EST VENUE CONFIRMER LA FRACTURE ENTRE L’ÉLITE AU POUVOIR ET LE PEUPLE EXCLU DU CHAMP DÉCISIONNEL.

À ce titre, le politologue Gérard Grunberg cite le discours de Robespierre du 29 juillet 1792 : « La source de tous nos maux […] c’est l’indépendance absolue où les représentants se sont mis eux-mêmes à l’égard de la nation sans l’avoir consultée […] Ils n’étaient, de leur aveu même, que les mandataires du peuple et ils se sont faits souverains. »

Il n’existe pas une seule et bonne solution pour résoudre cette crise de la démocratie représentative. Ce qui ressort, pour les Gilets jaunes aujourd’hui comme pour les Sans-culottes hier, c’est une volonté de représenter le peuple entier. Dès lors, plusieurs outils peuvent assurer une prise de parole concrète des citoyens. Le tirage au sort en est un.

Aux origines du tirage au sort

L’histoire du tirage du sort se confond en partie avec celle de la démocratie athénienne. L’hypothèse, soutenue par l’historien Fustel de Coulanges, d’un outil qui serait une « révélation de la volonté divine » , a primé un certain temps. Initialement, le tirage au sort n’avait pas pour but de donner des chances égales aux citoyens athéniens éclairés et libres, mais de s’en remettre aux dieux pour décider du choix des plus aptes à exercer la chose publique. Cette conception « religieuse » a été remise en cause à partir du Xe siècle à Athènes comme à Rome. Comme le relèvent le politiste Yves Sintomer et l’historienne Liliane Lopez-Rabatel, « selon Aristote, ‘‘la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocra- tique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique’’ ».

En outre, rappelons que seuls 15 % (entre 40 000 et 45 000) des 300 000 Athéniens jouissaient d’un statut de citoyen. Étaient exclus les esclaves, les étrangers (barbares) et les femmes. Le dispositif de tirage au sort pour les magistrats (archontes), le tribunal populaire (l’hélié) et le Conseil (la boulê) qui préparaient les lois votées à l’Assemblée (l’ecclésia) se faisait à une échelle quantitative restreinte. En revanche, au Vème siècle, afin respecter l’égalité des citoyens, les membres de la boulê changeaient tous les mois.

Depuis, et bien que des expériences aient été observées notamment dans les républiques italiennes de la fin du Moyen Âge, aucun pays dans le monde n’a mis en place un système intégralement stochocratique au niveau national. Pour autant, le tirage au sort est régulièrement utilisé par des partis politiques afin de donner une place à la parole des citoyens et légitimer leurs actions et propositions. Jean-Luc Mélenchon en a usé en 2017 lors de la Convention de la France insoumise, à la condition que cette dernière soit paritaire. À l’étranger, on se souvient également de l’expérience de l’Islande qui, en 2009, alors que le pays était traversé par une crise majeure, avait permis à mille personnes d’être tirées au sort « pour dégager les valeurs sur lesquelles devrait se refonder le pays ». Cinq ans plus tard, ce pays avait aussi utilisé le tirage au sort pour que soixante-six citoyens islandais travaillent avec trente-trois responsables politiques sur la question du mariage homosexuel.

Un procédé qui n’est pas exempt de critiques

En France, les arguments de ceux qui soutiennent ce procédé sont multiples. Tout d’abord – et c’est l’un des buts mis en exergue pour soutenir le tirage au sort –, il permettrait une meilleure représentativité de la société française. L’argument semble évident quand on se penche sur la constitution de l’Assemblée nationale élue en 2017. Si on note une augmentation du nombre de jeunes et aussi de femmes députées (244 contre 155 en 2012), il s’agit toujours de profils aisés. Près de 70 % des élus LREM sont issus des classes supérieures. Les ouvriers ne passent quasiment jamais la porte de l’hémicycle alors qu’ils représentent 19,6 % de l’emploi total selon l’INSEE en 2019. Par ailleurs, il contribuerait à « déprofessionnaliser » la politique et à freiner les « carrières » au profit d’investissements désintéressés. Souvent taxée de concept abstrait, l’égalité des chances retrouverait une certaine épaisseur puisque personne n’aurait ni plus ni moins de chances qu’un autre d’accéder à l’hémicycle.

Cependant, le principe même du tirage au sort sans conditions porte en germe plusieurs interrogations : quelle place pour les compétences des tirés au sort ? Quid d’une potentielle responsabilité ? Enfin, comment l’articuler à une vie démocratique reposant sur la confrontation entre des cultures politiques distinctes ?

En premier lieu, la tendance générale à la complexification de la loi entrave son accessibilité et sa compréhension par les citoyens. La faible intensité démocratique de nos sociétés conduit à généraliser l’expertise et la technocratie : il serait difficile d’imaginer que les tirés au sort ne produisent autre chose que des évolutions cosmétiques sans une profonde remise à plat de la fabrique de la loi. La Convention citoyenne sur le climat est, à cet égard, symptomatique, d’un processus où, malgré la présence des tirés au sort, l’initiative reste entre les mains de la haute bureaucratie établie. Par ailleurs, comme le rappelle Dimitri Courant, le tirage au sort peut également être un procédé utilisé par les responsables politiques pour distinguer les bonnes des mauvaises pratiques politiques. Entre d’un côté, une démocratie directe policée, se déroulant dans un cadre choisi par le pouvoir en place, et de l’autre une démocratie sauvage faite de manifestations intempestives.

On peut également s’interroger sur la figure même du tiré au sort. Ce dernier est-il un politique comme les autres ? Contrairement aux politiques de carrière, il ne serait pas rodé à l’exercice grisant du pouvoir, celui qui donne envie d’en avoir toujours plus. Mais ce raisonnement a ses limites. Être un citoyen dit « ordinaire » ne garantit pas d’être imperméable aux chants des sirènes.

LE TIRAGE AU SORT PEUT AUSSI ÊTRE UTILISÉ PAR LES RESPONSABLES POLITIQUES POUR DISTINGUER LES BONNES DES MAUVAISES PRATIQUES POLITIQUES.

Bien entendu, on ne saurait nier que les élites au pouvoir depuis des décennies apparaissent comme plus corruptibles (et davantage corrompues) car elles ont tout intérêt à maintenir un système à leur avantage.

Les citoyens tirés au sort, de leur côté, partiraient donc avec un quotient de « corruptibilité » bien moindre voire nul. Cela ne présage néanmoins en rien qu’ils restent insensibles. Sans aller jus- qu’à faire nôtres les propos de Kant, pour qui « la possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison », on ne peut pas plus faire preuve de crédulité. Jérôme Barthélémy, professeur à l’ESSEC, rappelle, en s’appuyant sur plusieurs expériences scientifiques, que le pouvoir tend à changer tout homme qui en possède et que plus l’individu possède du pouvoir, moins il fait attention aux autres. Cela ne remet pas en cause le bien-fondé potentiel du tirage au sort mais contribue néanmoins à nuancer le schéma manichéen qu’on retrouve dans l’opinion publique : des responsables politiques voués à la voracité du pouvoir face à des citoyens « ordinaires » dont l’intégrité serait irréprochable.

Le tirage au sort pourrait par ailleurs renforcer l’esprit de consensus et entrer en contradiction avec une démocratie dont l’activité est rythmée par la confrontation entre des cultures politiques (socialisme, conservatisme, libéralisme etc…) produisant des représentations de la vie humaine largement distinctes. Le risque est grand également de voir ce procédé participer d’une délégitimation des corps intermédiaires (partis politiques, syndicats, associations etc.) déjà réduits à peau de chagrin.

Le tirage au sort n’a donc rien d’une solution miracle ; il nécessite un travail poussé, en amont, sur la question des compétences, de la responsabilité, et sur la propre volonté des citoyens vis-à-vis de l’engagement. Mais rien n’empêcherait de le combiner avec d’autres modes d’action. Il y a notamment beaucoup à faire du côté de la culture référendaire. Les élites politiques mondialisées en usent avec parcimonie car elles craignent tout simplement les électeurs et des résultats qui leur infligeraient un revers politique (cf. référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen). La vie politique française tend à tourner en vase clos autour des seules élections présidentielles (la faute au fonctionnement de la Ve République depuis la réforme du quinquennat mais pas seulement) alors que, sur bien des sujets (l’organisation des pouvoirs publics, le programme économique, social et environnemental, la ratification des traités), l’opinion des électeurs pourrait être demandée. De même, l’usage du terme « populisme », dégainé automatiquement pour invalider désormais toute revendication populaire marquée, conduit à se montrer trop frileux sur les demandes de « ceux d’en bas ». Le référendum embarrasse les dirigeants, les met face à leurs contradictions. Dans une interview à Marianne, Raul Magni Berton, professeur de science politique à Sciences Po Grenoble plaide pour un RIC à la Suisse. Selon lui, « le modèle suisse est le plus pur car il en- globe tous les sujets en permettant une révision constitutionnelle ». Puis, il ajoute que le RIC a, d’après une étude, « le même effet que d’amener à un diplôme les personnes ayant arrêté l’école à la fin de la scolarité obligatoire » et qu’il augmente « considérablement la connaissance politique » parmi la population. C’est aussi pour ces raisons qu’il faut œuvrer à sa concrétisation. La démocratie représentative, insuffisante pour assurer une digne mise en valeur de la parole du peuple, en a grandement besoin.

Ainsi, que cela soit par tirage au sort, RIC, élections ou manifestations, le but reste le même : le bien commun. Une réelle émancipation collective et un véritable coup d’accélérateur afin de promouvoir une République sociale ne peuvent passer que par l’articulation de tous ces outils. La reprise en main de son destin par le peuple en dépend.

Références

Sciences Po, CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique.
Christophe Guilluy : « Notre modèle de société n’est plus viable », La Revue des Deux Mondes, Valérie Toranian, 25 mars 2019, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/christophe-guilluy-notre-modele-de-societe-nest-plus-viable/
 N.-D.

Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, Champ classiques, 2009, livre III, chapitre X, p. 256.
López-Rabatel, L. & Sintomer, Y. (2019), « Introduction. L’histoire du tirage au sort en politique : instruments, pratiques, théories » Participations », Hors-série (HS). https://doi.org/10.3917/parti.hs01.0009

Harivel, M., « Le tirage au sort dans la République de Venise », Mélanges de la Casa de Velázquez [En ligne], http://journals.openedition.org/mcv/11720 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mcv.11720

Yves Sintomer, « Tirage au sort et démocratie délibérative, une piste pour renouveler la politique au XXIe siècle ? », La Vie des idées, 5 juin 2012.

Dimitri Courant, Yves Sintomer (dir.) (2019), « Le tirage au sort au XXIe siècle », dossier spécial, Participations, vol. 23, n°1.
Jérôme Barthélémy, quels sont les effets du pouvoir sur les gens ?, Xerfi Canal, 4 janvier 2016

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« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

« Les Lumières constituent notre ADN commun à gauche »

Par Gurvan Judas Stéphanie Roza est historienne des idées, philosophe politique et chargée de recherche au CNRS. Elle a récemment publié La Gauche contre les Lumières, livre dans lequel elle analyse les ressorts de la désaffection croissante d’une partie de la gauche pour le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle revient ici sur l’héritage des Lumières et sur la nécessité actuelle de faire converger combats sociaux et combats sociétaux.
Comment définiriez-vous la gauche aujourd’hui et dans l’histoire ? Quel est son lien intrinsèque avec les Lumières ?

J’ai décidé d’utiliser le mot gauche mais j’aurais pu utiliser les termes « tradition socialiste». À mon sens, le terme « gauche» est plus pratique pour désigner l’ensemble des mouvements d’émancipation sociale mais également d’émancipation des femmes, des minorités de genre, pour la décolonisation ou la lutte contre l’esclavage. Et le lien de la gauche avec les Lumières mais également avec la Révolution Française, tient à l’héritage qui nous a été légué et que l’on trouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais c’est également un lien critique puisque quand il s’agissait pour certains révolutionnaires, comme Babeuf, de condamner l’inachèvement des droits proclamés dans la Déclaration, de faire en sorte que la Révolution aille a son terme, quand elle se réalise totalement. En d »autres termes, il s’agit pour Babeuf de rompre avec le formalisme des droits pour arriver a leur réalisation totale et concrète. Et cette volonté se poursuit dans l’histoire de la tradition socialiste, de la gauche, à travers l’inclusion de catégories de la population auparavant exclues, à travers la création de nouveaux droits : droits à l’éducation, droit à la subsistance etc.

Quels sont les différents courants au sein des Lumières ?

Il faut rappeler que les Lumières sont au départ une suite de débats assez violents avec des oppositions marquées comme sur les progrès, sur le luxe ou la liberté de commerce (qui est rejeté pour certains et rapproche les peuples pour d’autres). Il y a, par exemple, des débats importants sur la libéralisation du commerce des farines et des grains. Sur des sujets importants les Lumières sont opposées. Mais ce qui les rapproche c’est, d’une part, le goût pour le débat argumenté et, d’autre part, des cibles communes comme les préjugés, les dogmes et l’absolutisme monarchique. Il y a un esprit des Lumières, critique et auto-critique. Et si les droits de l’Homme sont un pur produit de l’esprit des Lumières, il existe néanmoins des Lumières modernes et des Lumières radicales qui ne sont pas toujours les mêmes. Certains sont des athées radicaux mais modérés sur l’égalité sociale et inversement. La radicalité n’est pas toujours sur tous les terrains.

Pourquoi ne pas inclure la tradition libérale dans l’héritage de la gauche ?

La tradition libérale au départ fait partie de la gauche sous la Révolution française. Dans la gauche du roi dans l’Assemblée Nationale en 1789, au moment du véto royal, il y a Robespierre, on y retrouve également des gens comme Sieyès et Barnave qui sont des libéraux au sens où on l’entend aujourd’hui. Non seulement ils sont anticléricaux, ils veulent affaiblir l’emprise de l’Eglise catholique sur la société, sur les moeurs mais ils sont également des défenseurs des droits politiques, même si au départ cela passe selon eux par un suffrage censitaire. Et leurs positions évoluent au cours du temps : d’abord partisans d’une monarchie constitutionnelle, ils défendent par la suite un système représentatif.

Au départ, la gauche libérale et la gauche radicale sont liées. Elles se séparent et se relient à de nombreuses reprises notamment au XIXème siècle comme au moment de l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui encore des alliances ont lieu, notamment sur les questions liées à l’islamisme. On peut s’allier ponctuellement à la gauche libérale, elle fait partie de notre histoire. Cependant, il y a une ligne de démarcation stricte entre elle et nous : nous nous sommes séparés au cours de l’histoire politique française parce que nous ne sommes pas d’accord sur le fait que les droits de l’Homme ne sont pas seulement des droits politiques et civils mais également des droits sociaux. Cette démarcation s’est faite également au cours du temps au sujet de l’abolition de la propriété privée. Cependant, la gauche libérale et la gauche radicale viennent historiquement d’une matrice commune.

Comment des anti-universalistes, anti progressistes inspirés de Sorel ou Heidegger et qui ne sont pas de gauche de ce point de vue, se retrouvent aujourd’hui classés à gauche sur l’échiquier politique ?

Ils viennent de la gauche, comme Jean-Claude Michéa, mais si vous leur dites qu’ils sont de gauche ils sont furieux et le réfutent. C’est le cas également de certains décroissants et technophobes qui viennent également de la gauche mais qui ne le revendiquent plus, au contraire. Cela s’explique avant tout par un besoin de radicalité. Depuis les années 1960 d’anciens intellectuels de gauche ont théorisé le fait que le seul moyen de retrouver un surcroît de radicalité, dans un moment où une partie de la gauche était encore empêtrée dans le stalinisme ou dans le soutien au colonialisme, c’était s’en prendre au fondement même de la gauche qu’est l’héritage des Lumières. Mais c’est une impasse. Ils font alors une critique de la gauche qui a des points communs avec celle des conservateurs.

Pouvez-vous approfondir ce point : comment ce retournement idéologique a t’il été possible ?

Le premier retournement a lieu dans les années 1960-1970 dans un contexte ou le stalinisme est encore dominant à gauche. Une partie des intellectuels est déçue de la classe ouvrière qui, selon eux, accepte la société capitaliste et s’est embourgeoisée. Ils se déplacent donc vers les marges, les colonisés, les immigrés etc.

Vient la première vague du discours anti-Lumières avec des intellectuels comme Foucault pour qui la gauche traditionnelle est en retard sur les droits des minorités, des « marginalisés» (prisonniers, homosexuels …). Les partis traditionnels n’ont effectivement pas su se préoccuper suffisamment de ces luttes alors considérées comme « subalternes». Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, où certains acteurs de ces luttes se sont radicalisés en-dehors de la gauche et de son héritage, comme les indigénistes. Désormais, le progressisme est, faussement, associé à ces militants, qui s’inspirent largement des arguments du débat américain, rejettent toute forme d’universalisme, et se font les partisans de l’essentialisme. Ce rejet est particulièrement observable sur les réseaux sociaux, qui caricaturent les positions des uns et des autres.

La situation actuelle peut-elle pour autant se résumer à un choix entre luttes sociales et luttes sociétales ? Ne peut-on pas imaginer une convergence possible ?

Faire converger les combats au lieu de les opposer est absolument nécessaire d’un point de vue stratégique pour sortir de l’impasse. La capacité du combat social à être un lieu de rassemblement n’est pas entamée. Et une gauche républicaine et sociale se doit d’assumer également les combats sociétaux.

Le recours à certaines grandes figures de gauche peut, peut-être, représenter un moyen intéressant de restructurer le clivage droite-gauche, faire resignifier la gauche. Je pense notamment à J.Jaurès.

Oui, il incarne une gauche sociale et républicaine qui oeuvre en faveur des droits de l’Homme. Et sa trajectoire est également intéressante car elle n’est pas sans erreurs. Au départ Jaurès n’est pas opposé à la colonisation, il parle de la mission civilisatrice de la France, et est plutôt anti-Dreyfusard. Mais, grâce en partie à l’héritage des Lumières, il évolue, bifurque, change de camp. Pour des raisons stratégiques nous avons besoin de figures tutélaires. Pour que la gauche ne meure pas de ses divisions internes, il faut se retrouver dans un creuset commun. Faire appel à cette figure fondatrice pour se retrouver dans ses principes fondateurs.

Il y a cependant des points de blocage importants, comme sur la question du rationalisme. La raison est aujourd’hui persona non grata au sein de certains discours à gauche.

La première raison est philosophique. Certains philosophes post-structuralistes, comme Foucault ou Derrida, ont délégitimé la raison, la transformant en un outil de l’impérialisme occidental. La critique de ce que Derrida appelle le phallogocentrisme, pour dire que le discours rationnel est masculin et blanc, se retrouve désormais chez certaines féministes, certains intersectionnels et les indigénistes. La seconde tient à l’influence de l’ultra-libéralisme qui transforme les gens en consommateurs, c’est-à-dire en enfants capricieux et insatiables, en auto-entrepreneurs d’eux-mêmes à travers le développement personnel et la figure de l’homo economicus. A la fois narcissique et ultra- individualiste, l’individu contemporain n’est plus capable d’encaisser la moindre parole désobligeante. Quand une féministe dit : « Je ne suis pas là pour t’éduquer» par exemple, je suis effarée. Pour que la cause féministe avance il ne suffit pas de crier « sale macho, je suis offensée» etc. Il faut éduquer, expliquer. Il en est de même pour la lutte contre le racisme qui doit se déployer à travers un antiracisme de conquête et de conviction. Et non à travers une attitude narcissique et un peu puérile qui consiste à traiter tout le monde de raciste sans beaucoup d’arguments. Pour résumer, ce qui explique que le sentiment a pris le pas sur le rationalisme, c’est la conjonction entre post structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme, dans un contexte global d’affaiblissement de la gauche en France et à travers le monde.

Afin de défaire cette alliance entre post-structuralisme, narcissisme et ultra-libéralisme s’agit-il donc de revenir à la source de la gauche, c’est-à-dire, comme nous le disions plus haut, à l’héritage des Lumières et de la Révolution française ?

Oui bien sûr, il s’agit d’essayer de se retrouver sur cet héritage. C’est notre ADN commun qui fait de nous la même espèce politique. Mais les moyens stratégiques et politiques pour y parvenir, j’aimerais les connaître. En outre, en se regroupant sur cette base commune, nous aurions encore à résoudre un certain nombre de problèmes. Par exemple, l’usage des réseaux sociaux : qu’est un usage de gauche, un usage socialiste des réseaux sociaux ? Faut-il laisser tomber certains réseaux qui poussent à la polémique plus qu’à la discussion ? Comment nous adresser aux classes populaires aujourd’hui, qui ne sont plus les mêmes que dans les années 1970 ? Un débat sur l’éducation et l’école serait également nécessaire. Enfin, comment avoir une position de gauche sur les problèmes liés au changement climatique ? Car il ne touche pas tout le monde de la même manière.

Certains militants de gauche semblent un peu perdus. Par exemple au moment de l’affaire Adama, beaucoup ont manifesté car ils étaient légitimement contre les violences policières et le racisme, mais certains finissent par reprendre des concepts comme le privilège  blanc, qui est source de divisions entre les opprimés. La gauche aujourd’hui est sous pression de la gauche libérale américaine intersectionnelle (je ne rejette pas le concept mais l’utilisation qui en est faite par certains militants) et indigéniste. Face à cette pression, il faut être ferme et argumenté de notre côté tenir cette exigence, avoir confiance en nos valeurs, principes et arguments. Mais il faut également accepter qu’on ne puisse pas convaincre tout le monde. Le confusionnisme a fait des ravages. Il faut sans doute reprendre certaines choses à zéro, revenir aux bases : l’éducation populaire est une nécessité et une urgence.

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