Les incorporés de force : une histoire à faire connaître

Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Les incorporés de force : une histoire à faire connaître

Dans cet article, Emmanuel FERNANDES, député de la deuxième circonscription du Bas-Rhin, revient sur son combat pour la reconnaissance des incorporés de force d’Alsace et de Moselle et de la réparation de leurs orphelins. Sujet méconnu mais pourtant au coeur des mémoires alsaciennes, Emmanuel FERNANDES propose de revenir sur l’histoire tragique des « Malgré-nous » en cherchant à battre en brèche tel ou tel a priori encore bien tenaces et évoque sa propre histoire personnelle et familliale en lien avec l’incorporation forcée.
Histoire de l’incorporation de force

Il y a 81 ans, en 1942, par le décret Wagner, 103 000 Alsaciens et 31 000 Mosellans ont été appelés à faire leur service militaire au sein des armées nazies. En temps de guerre, ce service n’était rien d’autre qu’une mobilisation générale de nature incontournable, une incorporation forcée. Ce sont également 15 000 femmes qui ont été incorporées de force dans des structures nazies comme le RAD (Reichsarbeitsdienst, service national du travail) ou le KHD (Kriegshilfsdienst, service auxiliaire de guerre pour les femmes). Pour beaucoup, comme les hommes, elles furent exilées vers des camps très éloignés (AutrichePologneYougoslavieSudètes…) car les nazis s’étaient rapidement rendu compte que les Alsaciens et Mosellans s’opposaient à eux et se montraient récalcitrants. Il fallait donc les éloigner des réseaux de résistance.

En 1942, cela fait deux ans que l’Alsace et la Moselle ne sont ni en zone occupée ni sous administration vichiste. Ces départements ont, de fait et de manière singulière par rapport au territoire français occupé, été intégrés au IIIème Reich. Cette spécificité est notifiée dans l’article 3 de la convention d’armistice reconnaissant la souveraineté du gouvernement français sur l’ensemble du territoire sous réserve « des droits de la puissance occupante ». Les réserves de la puissance occupante concernent le Nord et le Pas-de-Calais qui se retrouvent être sous administration militaire de la Belgique et du Nord ainsi que certains territoires alpins sous occupation italienne et enfin l’Alsace et la Moselle, intégrées au Reich. Ses habitants se retrouvent sous le joug du Führer et des nazis.

Commence alors le destin tragique de celles et ceux qui sont enrôlés de force dans l’armée allemande ou des structures nazies. Considérés de facto par le IIIème Reich comme des sujets d’Hitler, il est imposé aux hommes d’intégrer la Wehrmacht, devant se soumettre à des ordres insupportables, porter un uniforme déshonorant, mener une guerre du côté de l’ennemi. Ceux qui tentent de refuser l’incorporation forcée ou qui désertent le font au péril de leur vie mais surtout de celle de leur famille. Si certains parviennent à prendre la fuite, plusieurs milliers de jeunes hommes refusant l’incorporation dans l’armée nazie sont internés au camp de sécurité de Schirmeck, annexe du camp de concentration du Struthof, y subissant travaux forcés, maltraitance et torture, souvent jusqu’à la mort. Par milliers également, des membres de la famille de ceux qui avaient déserté sont capturés et conduits à Schirmeck ou envoyés en Silésie, Pologne, Allemagne, après confiscation de leurs biens.

En 1942, plus de 130 000 hommes sont donc incorporés de force et, pour l’essentiel, déployés sur le front de l’Est.  Confrontés aux assauts, au froid extrême, aux conditions terribles du champ de bataille, ils sont condamnés à mener cette guerre contre l’Armée rouge aux côtés de l’envahisseur nazi, bourreau de leurs proches.

Dans ces conditions dantesques, près de 50 000 d’entre eux sont tués ou portés disparus. D’autres sont faits prisonniers dans des camps soviétiques – ces derniers ne faisant pas la différence entre un Malgré-nous français et un Allemand se battant sous l’uniforme nazi – comme à Tambov, dans des conditions épouvantables dont beaucoup ne revinrent jamais. Près de 1300 soldats alsaciens et lorrains sont officiellement enterrés à proximité du camp de Tambov, mais ce chiffre est sans doute cinq à dix fois plus élevé.

Une bataille parlementaire et personnelle

Dès le début de mon mandat, j’ai été sollicité par les associations alsaciennes et mosellanes pour aider à la reconnaissance des incorporés de force mais aussi pour obtenir une réparation pour leurs orphelins. Beaucoup d’enfants d’incorporés de force n’ont, en effet, jamais connu leur père, mort au combat ou porté disparu. Comme membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées, début octobre 2022, j’y ai porté ce sujet lors d’une audition de la secrétaire d’Etat chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, Patricia Mirallès. Lors de l’examen du budget de l’Etat qui s’en suivit, j’ai déposé un amendement demandant réparation pour les orphelins de Malgré-nous, sur la base de la rente perçue par les orphelins de victimes de la barbarie nazie, depuis un décret du 27 juillet 2004. En effet, plus de 80 ans après, comment accepter que la France ne reconnaisse toujours pas pleinement la double souffrance, la double peine des orphelins d’incorporés de force : celle d’avoir perdu un parent qui fut forcé de se battre dans les rangs de l’ennemi nazi et celle d’être toujours ostracisés, exclus d’une nécessaire reconnaissance et d’un travail mémoriel qui libérerait d’une chape de plomb l’Alsace et son département voisin la Moselle. Comment considérer que les 145 000 femmes et hommes, envoyés de force sur le front de l’Est ou intégrées dans des structures nazies, laissant derrière eux des milliers d’orphelins, ne furent pas eux-mêmes victimes de la barbarie nazie ?

Cet amendement n’a malheureusement pas été retenu par le gouvernement l’année dernière, suite au déclenchement de l’article 49-3. Le même scénario se rejoue cette année, pour l’examen du projet de loi de finances pour 2024.

L’année dernière pourtant, un rapport a pu être obtenu et rendu publique en juin 2023. Il dénombre les orphelins de Malgré-nous encore en vie à 3500. Ce chiffre nous permet d’avoir une idée plus précise de l’enveloppe budgétaire nécessaire à l’indemnisation. Avec mon groupe parlementaire et également dans une recherche de démarche transpartisane, nous continuerons de porter cette cause juste, pour la mémoire alsacienne et mosellane mais également pour que cette histoire tragique, très peu ou mal connue dans le pays, puisse être dite et reconnue.

A cette fin, avec les associations mémorielles et des historiens, nous militons également pour que les programmes scolaires intègrent un chapitre sur l’incorporation de force en Alsace-Moselle durant la Seconde guerre mondiale : méconnue ou déformée dans le reste du pays, cette page douloureuse est très largement étouffée, dans les trois départements directement concernés. Pour ma part, ça n’est qu’au cours de cette bataille parlementaire que ma mère, pour la première fois, a évoqué le fait que mon grand-père fut, lui aussi, incorporé de force. Il est mort des suites de blessures de guerre qu’il a subies en portant l’uniforme allemand, malgré lui.

Reconnaissance

Nous avons le devoir de retirer ces hommes et ces femmes de leur anonymat, de faire connaître leurs destins tragiques, de leur rendre justice en rétablissant, partout sur le territoire de la République, la vérité de ce que fut l’incorporation de force. Cette reconnaissance se fait, notamment, par l’enseignement scolaire de ce fait historique méconnu ou dont la connaissance est partielle – ce que j’ai demandé au ministre de l’éducation nationale l’année dernière.

L’année 2024 sera jalonnée d’événements mémoriels et de cérémonies à l’occasion des 80 ans de la Libération du pays après la Seconde guerre mondiale. Avec les associations qui portent la cause des Malgré-nous et de leurs orphelins, avec les historiens qui travaillent sur ce sujet, avec la secrétaire d’État chargée des Anciens combattants et de la Mémoire et les parlementaires qui, comme moi, s’investissent sur le sujet, j’aurai à cœur de m’assurer que le drame des Incorporés de force ne soit pas oublié.

Emmanuel FERNANDES, député du Bas-Rhin

Lire aussi...

L’action de la France doit rester ce qu’elle a toujours été, universelle

Horizons internationauxLuttes d'hier & Luttes d'ailleurs

L’action de la France doit rester ce qu’elle a toujours été, universelle

Le conflit israélo-palestinien résonne particulièrement dans une société française qui compte les deux plus grandes communautés juives et musulmanes d’Europe. Ce conflit met aussi en lumière les errements et les fautes historiques de notre pays. Face à l’horreur, l’action politique doit maintenant être à la hauteur, sous peine de laisser s’approfondir les replis communautaires qui minent la concorde civile dans notre pays.

Si c’est à Paris que Yasser Arafat proclama le 2 mai 1989 « c’est caduc » en parlant de la charte de l’OLP, c’est parce que la France a toujours su porter une voix singulière dans sa diplomatie, en particulier au Proche-Orient.

La diplomatie française, c’est partout la défense absolue des civils et des innocents. Et devant les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre dernier, à la dimension antisémite immonde, la condamnation doit être sans ambiguïté et la libération des otages exigée.

Les Israéliens ont le droit de se défendre et de vouloir démanteler un mouvement terroriste qui ne veut ni la sécurité pour Israël, ni la paix et le développement pour la Palestine.

Ce droit à la défense n’est pas un droit à la vengeance. C’est pourquoi, face aux bombardements aveugles sur Gaza, la France doit exiger le cessez-le-feu immédiat et la trêve humanitaire.

La diplomatie française, c’est aussi la défense des opprimés. « Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres. » proclamait le 20 octobre 1981 le président Mitterrand lors du sommet Nord-Sud, dans son discours dit de Cancun. Quelle voix peut contester sérieusement que cette phrase ne s’applique pas au peuple palestinien aujourd’hui ? Quelle voix peut contester sérieusement que nombre des résolutions de l’ONU sur le conflit israélo-palestinien sont restées lettre morte ?

Devant le tragique d’une situation décrite comme inextricable, en France, nous ne pouvons rester simples spectateurs. Entre enfants palestiniens bombardés et enfants juifs massacrés, ce serait œil pour œil, dent pour dent ? Le politique ne peut jamais se satisfaire de la loi du Talion et les démocraties encore moins.

La « profonde inquiétude » d’Emmanuel Macron n’y suffira pas.

En voulant interdire les manifestations de soutien au peuple palestinien, le gouvernement français renvoie de fait, indistinctement, les défenseurs de la cause palestinienne à un antisémitisme intemporel et universel. Il n’aide pas à trouver une position équilibrée qui permettrait d’apaiser plutôt que d’attiser.

Ceux qui craignent l’importation du conflit ont raison de le faire. Le conflit israélo-palestinien ramène la France aux heures les plus sombres de son histoire : l’antisémitisme et le passé colonial. Ce conflit est un miroir qui nous révèle des plaies qui n’ont jamais été totalement pansées.

L’antisémitisme a miné la société française pendant des décennies et se répand à nouveau. Il doit être sans cesse combattu car jamais complètement vaincu. La haine du Juif est avant tout la haine de l’autre, de la différence que l’on ne sait pas nommer. Elle a provoqué le plus grand génocide de l’Histoire. Aucune cause, aucune raison ne justifie de la minimiser.

Il y aujourd’hui en Israël et en Palestine des colons et des colonisés. La plupart des médias et des politiques, sous le coup de l’émotion légitime, l’oublient aujourd’hui. Depuis 20 ans, l’extrême-droite israélienne et Benjamin Netanyahu s’attachent méthodiquement à détruire la perspective de deux Etats vivant, en paix, côte-à-côte. Il invita même ses partisans à financer le Hamas pour empêcher la création d’un Etat palestinien. Le 7 octobre, la majorité des forces israéliennes défendaient les colons en Cisjordanie occupée.

La France, aveugle sur son passé colonial et surtout sur ses conséquences, ne peut pas fermer les yeux sur d’autres situations coloniales.

N’effaçons pas une plaie mémorielle au profit d’une autre.

N’abandonnons pas la défense des opprimés car nous n’arrivons pas à être lucides sur nous-mêmes. Depuis des décennies, cet aveuglement nous est reproché. Par les pays des Suds et par leurs populations d’abord, qui dénoncent un « deux poids, deux mesures » occidental, selon lequel la vie vaudrait plus cher sous notre regard qu’ailleurs. Les Ukrainiens, les Israéliens, les Arméniens sont dans notre lumière. Pas les Yéménites, les Syriens ou les Afghans.

Cette dénonciation monte aussi du cœur de notre société, comme un cri de révolte et de colère. Les Français aux origines mêlées, pour certains venus de ces pays des Suds aux passés coloniaux, connaissent dans leur chair la réalité des fautes et des contradictions françaises.

Il faut écouter les manifestations de cette colère.

Il faut défendre l’universalisme français, les droits de l’Homme et donc ceux aussi des opprimés. 

Nous ne pouvons renvoyer systématiquement ces colères à de l’antisémitisme, à de la solidarité communautaire voire à l’expression cachée d’un islamisme rampant.

Le président de la République a tenté de défendre une position diplomatique équilibrée en se rendant à la fois à Tel-Aviv et à Ramallah, au Caire et à Amman. Rentré en France, il devrait déployer toute son énergie à refuser que les identités singulières de notre pays soient instrumentalisées pour mettre à mal la cohésion nationale.

Assurer la cohésion nationale, ce n’est pas laisser stigmatiser Karim Benzema.

Assurer la cohésion nationale, c’est laisser s’exprimer les manifestations de soutien au peuple palestinien tout en y faisant respecter l’ordre républicain.

Assurer la cohésion nationale, ce n’est pas exclure de l’Ecole de la République des enfants endoctrinés.

Assurer la cohésion nationale, c’est faire condamner toutes les expressions racistes et antisémites qui se multiplient dans le champ médiatique et sur les réseaux sociaux.

Face aux partisans de la guerre et aux faiseurs de haine, la paix doit avoir ses combattants là-bas, et la concorde civile ses artisans ici.

Lire aussi...

Profs

L'État et les grandes transitions

Profs

Finalement, c’est quoi être prof ? un article par Cincivox.

Article à retrouver ici : https://cincivox.fr/2023/10/23/profs/ 

Visiter le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

En mémoire de Samuel Paty et Dominique Bernard

Quel beau métier que celui de professeur en France !

*

Inventer toutes les ruses possibles pour attirer l’attention d’élèves illettrés, vautrés dans la culture de l’avachissement, obstinément rétifs au moindre effort.

Chercher à leur faire lever le nez de leur téléphone, à les sortir de leur dépendance aux écrans pour leur transmettre quelques bribes de savoir.

Rappeler des évidences à leurs parents à propos du travail, de l’attention nécessaire en classe, alors qu’eux-mêmes n’en ont rien à faire.

Consacrer l’essentiel de son temps non à l’instruction mais à l’éducation, parce que, même en CP, des enfants aux « comportements difficiles », bel euphémisme, pourrissent la classe.

Lutter contre la violence qui devient chaque jour un peu plus le mode normal de relation des gamins entre eux et avec les adultes.

Passer le plus clair de son temps à expliquer, en vain, les règles fondamentales de la civilité et les nécessités de la discipline à des petits sauvageons inéduqués, qui se fichent de l’école et se moquent de ce que raconte l’enseignant en face d’eux.

Pallier les démissions parentales.

Se battre contre les endoctrinements familiaux.

Ne plus pouvoir enseigner l’évolution, l’histoire de l’univers, la reproduction ni des pans entiers de l’histoire, ne plus évoquer la laïcité ni donner des cours de natation ni de sports collectifs mixtes… par crainte des réactions des élèves et de leurs entourages.

Subir des remises en question systématiques de tous les savoirs et de toutes les connaissances, par des « ça sert à quoi ? » ou des contestations agressives au nom de la religion.

Endurer les pressions, les menaces, les insultes et la violence des grands frères et des parents à la moindre complainte mensongère du petit ange.

Trouver de temps en temps un pneu crevé sur sa voiture ou une lettre de menaces dans son casier.

Redouter les interventions des associations de parents d’élèves, puissants lobbies de la détestation des enseignants et spécialistes des campagnes de harcèlement des professeurs.

Voir les mêmes associations de parents d’élèves accompagner, voire inspirer, toutes les réformes délétères depuis quarante ans et se servir un verre.

Regretter l’époque où l’école était encore, vaille que vaille, un sanctuaire protégé de l’extérieur, qui offrait aux élèves un cadre émancipateur, une respiration laïque, à l’abri de la société, de ses modes et de ses coups de folie.

Observer la disparition du magistère intellectuel et moral dont ont joui, jadis, les professeurs, dont l’autorité est dorénavant taillée en pièce, et que des amuseurs idéologues remplacent dans les références des plus jeunes.

S’effrayer devant le lavage de cerveaux que s’infligent les mômes, incapables de se décrocher du défilement hypnotique des vidéos tiktok et autres réseaux dits sociaux, miroirs aux alouettes dans lesquels ils s’absorbent en continu.

Essayer de leur ouvrir les yeux et de les sortir de l’extrême mimétisme envers des influenceurs qui ressemblent aux gamins et à qui les gamins veulent ressembler – vide abyssal de deux miroirs face à face.

Échouer à développer leur esprit critique, à les exercer à l’usage de leur raison pour les protéger du bourrage de crânes auquel les soumettent les pires idéologues.

Perdre son temps en « missions » toujours plus nombreuses, lâchement abandonnées par les autres institutions et le reste de la société, en fonction des modes et des lubies du moment : apprendre aux enfants le tri sélectif (quand se rendra-t-on compte que c’est là un pléonasme stupide : comme un tri pourrait-il ne pas être sélectif, enfin ?!), la protection du climat, faire ses lacets, le code de la route, la méditation (ou comment faire entrer les sectes à l’école, bravo !), le codage informatique, la communication non violente, le jardinage…

Être sommé de résoudre tous les maux de la société.

Être accusé d’être responsable de tous les maux de l’école.

Prendre chaque jour en pleine figure le mépris des politiques, des médias et de la société.

S’affliger des rodomontades de chaque nouveau ministre pressé d’attacher son nom à une réforme qui sapera encore un peu plus l’édifice déjà croulant et rendra plus impossible l’exercice du métier, dans le veule objectif de grimper au sein de la hiérarchie gouvernementale.

S’élever contre les réformes destructrices et s’entendre dire que les enseignants « prennent les enfants en otages » ; un an ou deux plus tard, lorsque lesdites réformes entrent pleinement en application, écouter les mêmes s’emporter de nouveau contre les professeurs au prétexte qu’ils seraient responsables des effets des réformes.

Se savoir seul en première ligne avec derrière soi toute l’administration prête à prendre le parti adverse quoi qu’il arrive, le « pas de vague » étant le dogme absolu et la démission l’habitus généralisé.

Être rabaissé par des inspecteurs qui n’ont pas enseigné depuis des lustres et n’ont en tête que les balivernes pédagogistes.

Perdre son temps en des tâches administratives toujours plus lourdes et plus absurdes.

Être forcé de suivre des formations ineptes et infantilisantes.

Renoncer à enseigner sa discipline pour répondre aux injonctions à monter des « projets » débiles.

Participer à des réunions inutiles hors des heures de service et jamais indemnisées.

S’entendre dire que les professeurs ne fichent rien et sont toujours en vacances alors que le véritable temps de travail est au moins le double de celui passé en classe – avec tout le travail dans les trous de l’emploi du temps, à la maison, pendant les fameuses vacances, le soir et le week-end, bien plus que n’importe quel cadre du privé ou du public.

Se résigner devant la mauvaise foi de tous les calomniateurs des enseignants qui prétendent qu’une heure en classe devant trente élèves est équivalente à une heure de travail passée devant un ordinateur ou à « manager » une équipe d’adultes.

Se débrouiller avec des moyens dignes du tiers-monde et utiliser son matériel personnel pour son travail.

Avoir en face de soi des classes surchargées parce qu’il n’y a pas assez de professeurs, que la France a un des pires taux d’encadrement et que l’administration, pour justifier les économies, ment sans vergogne lorsqu’elle prétend que le nombre d’élèves par classe n’a aucune incidence sur les apprentissages.

Recevoir un traitement nettement inférieur aux autres corps de catégorie A de la fonction publique – et donc misérable comparé aux salaires des cadres du privé eux aussi bac+5 –, traitement parfaitement représentatif de l’estime dans laquelle la société tient les professeurs.

Constater la chute régulière, chaque année, du nombre de candidats aux concours et comprendre parfaitement que plus personne ne veuille faire ce métier.

S’alarmer que les nouveaux recrutés possèdent un niveau catastrophique de maîtrise de la discipline qu’ils vont devoir enseigner.

Se souvenir que l’autorité du maître est directement liée à sa maîtrise de la discipline et reprendre un verre.

Remarquer que les démissions sont de plus en plus nombreuses alors que les recrutements suivent une courbe inverse.

Se révolter devant la contractualisation et les recrutements en « speed dating » qui signifient bien que n’importe qui peut prétendre s’improviser prof et que tout le monde s’en fout, du moment qu’il y a un adulte dans la classe pour garder les gosses.

Regarder, impuissant, l’Éducation nationale se transformer en Garderie inclusive sous les applaudissements des imbéciles.

Être entré dans la carrière par amour de sa matière et volonté de la transmettre mais ne plus l’enseigner qu’à la marge, les heures de disciplines étant sans cesse réduites au profit des heures de rien.

Contempler l’instruction s’effondrer et finir la boutanche.

Percevoir dans la destruction des lycées professionnels la nouvelle étape vers la privatisation de l’éducation nationale.

Vivre chaque jour la chute du niveau malgré le déni dans lequel les idéologues pédagogistes, pour continuer de faire fructifier leur juteux business, tentent de maintenir l’opinion publique, avec, il faut le reconnaître, de moins en moins de succès tant leur propagande craque sous le poids du réel.

Reconnaître que le ver est dans le fruit, beaucoup de profs ayant dorénavant cédé aux billevesées pédagogistes, aux discours lénifiants sur la « bienveillance » et la « tolérance », et même à une certaine complicité avec les idéologies obscurantistes qui gangrènent la société.

Abandonner tout espoir pour ce qui concerne les syndicats professionnels, trustés par des déchargés qui n’ont pas mis les pieds devant une classe depuis deux générations et sont plus occupés à faire tourner leur boutique et à propager leur idéologie empoisonnée qu’à défendre les enseignants sur le terrain.

Regretter que le corps enseignant savonne souvent lui-même sa planche.

*

Et pourtant…

Continuer d’apparaître, aux yeux des ennemis de la République, comme ses premiers représentants.

Incarner, encore, le savoir, l’héritage des Lumières, la laïcité… c’est-à-dire les ennemis à abattre pour tous les obscurantismes, islamisme en tête.

Demeurer seul face aux provocations des islamistes contre l’institution scolaire, depuis les foulards de Creil en 89 jusqu’aux abayas de 2023.

Aller à l’école le matin la boule au ventre, dans l’angoisse du geste ou de la parole sciemment mal interprétés.

Craindre pour sa propre vie et celle de ses proches en rentrant chez soi le soir.

Faire preuve d’un courage dont bien peu seraient capables, en se dressant pour protéger les autres.

Et, par un beau jour d’octobre, se faire égorger.

Cincinnatus, 23 octobre 2023

Lire aussi...

« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

Culture

« Les racines du ciel » de Romain Gary, une certaine idée de l’homme

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine.

Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine. Publié en 1956, ce roman s’ancre dans une Afrique en pleine transformation post-coloniale. Considéré comme le premier roman écologiste, nombreuses analyses ont déjà exploré ce volet de l’œuvre. Mais face à la « crise générale des majuscules » (Debray), j’ai pensé que cette chronique pourrait être l’occasion de mettre à l’honneur la « certaine idée de l’Homme » que l’auteur insère à son personnage.

 

L’histoire se déroule dans les vastes plaines africaines où un personnage fascinant, Morel, se lance dans une croisade pour la protection des éléphants, symboles de liberté à ses yeux. Romain Gary peint un portrait saisissant de ses motivations, montrant comment son apparente facétieuse passion pour la défense de ces animaux majestueux transcende les frontières culturelles et politiques. Mais Morel n’a pas d’affection particulière pour les éléphants en tant qu’ils sont des éléphants ; simplement ils incarnent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes…

La référence à la première phrase des Mémoires du général de Gaulle n’est ainsi pas fortuite, et Romain Gary lui-même pousse la comparaison tout au long de son roman. C’est ce parallèle Morel/de Gaulle qui m’intéresse au plus haut point. Alors que les éléphants sont encombrants, inutiles, improductifs, et que tous les voient comme archaïques, il se trouve un homme, Morel, qui contre vents et marées voue sa vie à leur protection. Affleure de la plume du double prix Goncourt cette magnifique phrase : « Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants ».

Le grand Charles, en 1940, alors que toute la France, des politiques aux militaires, s’avoue vaincue, choisit de poursuivre la lutte contre l’envahisseur allemand. « Le plus illustre des Français » (Coty), en 1940, c’est un peu, à sa façon, Morel et les éléphants. Nos démocraties contemporaines, obnubilées par la rentabilité et l’utilité, comprennent mal ce genre de proclamations têtues et désintéressées de dignité et d’honneurs humains. Ce que Morel défend, avec ses éléphants, « c’était une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté ».

Morel arbore d’ailleurs tout au long de l’œuvre une croix de Lorraine, incarnation de son passé de résistant. Des camps de la mort aux étendues sauvages peuplées de pachydermes, le combat reste le même : celui de la liberté. Il faut aux hommes un idéal, un sacré – et donc un sacrilège (le meurtre d’un éléphant) et un possible sacrifice (mourir en martyr face au gouvernement français qui organise la chasse à l’éléphant). Un sacré laïque, donc, mais un sacré quand même.

Le début des Mémoires du général de Gaulle commence de la manière suivante : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Un personnage du livre s’y réfère en ajoutant : « Eh bien ! Monsieur, remplacez le mot « France » par le mot « humanité », et vous avez votre Morel. Il voit, lui, l’espèce humaine telle une princesse des contes ou la madone des fresques, comme voué à un destin exemplaire… Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors il se fâche et essaye d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité, un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé ». Mais ne pourrait-on en dire autant de Romain Gary lui-même ?

Lire aussi...

Fiction, moteur et action

Culture

Fiction, moteur et action

Entretien avec Hadrien Klent
Travailler trois heures par jour et, du reste, prendre le temps de vivre ? Dans son roman Paresse pour tous (éditions Le Tripode, 2021), Hadrien Klent parvient à rendre l’utopie crédible à travers le parcours exceptionnel d’Emilien Long, prix Nobel d’économie français, qui se lance dans la course à l’élection présidentielle avec cette idée phare. Une campagne présidentielle plus tard, nous retrouvons Emilien Long et son équipe au pouvoir dans le deuxième tome, La Vie est à nous (éditions Le Tripode, 2023). De l’élection à la mise en œuvre du programme, ces deux romans font le pari de l’optimisme pour donner à voir la possibilité d’une autre société et l’envie d’y prendre part. Entretien sur une ligne de crête, entre fiction et réalité.
LTR : Au tout début de La Vie est à nous, vous faites votre propre autocritique par l’intermédiaire d’une note rédigée par une étudiante sur le premier tome, Paresse pour tous. « On pourrait reprocher à l’auteur un certain goût pour les facilités narratives, une manière un peu simpliste, et certaines caricatures partisanes. Mais l’ensemble se lit avec plaisir et intérêt, notamment parce que l’auteur prend soin de résumer les thèses économiques du candidat (…). Utile donc pour servir la situation actuelle ». Cette dernière phrase résume-t-elle le projet de ces deux livres ?
Hadrien Klent :

En partie seulement. Ces livres cherchent à concilier différents projets en un seul texte (lequel texte se trouve être construit en diptyque) : on pourrait dire qu’il s’agit tout à la fois de romans de divertissement (conçus donc pour donner à la personne qui le lit l’envie d’aller au bout de sa lecture), de livres sur la politique (avec l’idée d’en dévoiler certaines pratiques), et de livres directement politiques (presque des manuels pour une offre alternative). Une des choses qui me plaît le plus dans la vie de ces deux livres, c’est le fait que quelqu’un qui les a découverts pour l’une de ces trois raisons découvre in fine l’existence des deux autres. Je dois dire qu’au tout début de l’aventure de Paresse pour tous (à l’automne 2019, avant même l’irruption du covid dans nos vies), lorsque nous avons, avec Alessandra Caretti, imaginé l’histoire d’un candidat défendant le droit à la paresse (à partir de cette idée de départ, j’ai ensuite écrit seul les deux romans), je pensais que ça ferait du bien à la société de se mettre à réfléchir un peu sérieusement à ces questions. On est quatre ans plus tard, et aidé, entre autres choses, par le bouleversement dû au covid, force est de constater que, oui, ces livres ont montré qu’ils étaient utiles pour interroger la situation actuelle (y compris au printemps dernier, lorsque le pouvoir en place n’a pas eu de meilleure idée que d’augmenter le temps de travail des actifs, faisant donc l’exact inverse de ce que je proposais…).
Par ailleurs, l’autocritique que vous citez est un petit pied de nez à moi-même, pour essayer de montrer que je ne me prends pas au sérieux… Certaines personnes ont tendance à me renvoyer l’idée qu’ils me voient comme une sorte d’Émilien Long… moi je me vois plutôt comme cette étudiante qui ne laisse rien passer à l’auteur de Paresse pour tous !

LTR : En quoi la fiction éclaire-t-elle la situation actuelle ?
Hadrien Klent :

Disons que je me suis rendu compte, a posteriori, que de proposer une fiction sur des thèmes qui sont tout à fait dans l’air du temps, et que je pourrais qualifier, pour le dire vite, de « décroissants » (la remise en question du « Dieu travail », de la société de consommation à outrance, du culte de la vitesse, mais aussi le refus d’une classe politique hors-sol et arrogante, etc.), eh bien, c’était très différent que d’écrire un essai sur ces sujets. Il y a énormément d’essais passionnants qui disent cela (évidemment, je ne les ai pas tous lus) ; mais le fait d’incarner un monde dans lequel ces idées deviennent des enjeux dont on peut se saisir (tome 1) puis qui se voient appliqués (tome 2) donne au lecteur le sentiment que quelque chose est possible. Le réalisme d’une fiction utopique aide à rendre cette utopie crédible : c’est un des mérites de ce que permet la notion de roman.

LTR : Paresse pour tous a été qualifié par un journaliste de Libération comme un « feel-good roman politique ». L’optimisme est-il nécessaire pour exercer une politique de gauche en France ?
Hadrien Klent :

Je dirais : pas seulement la gauche, mais le pays entier a besoin de quelque chose qui soit de l’ordre d’une croyance optimiste et horizontale (si c’est bien ce que vous entendez par « feel-good »). Pour le dire vite, dans une époque assez sombre et pessimiste (époque dans laquelle nous nous trouvons, il faut l’admettre), il y a deux façons d’incarner une voix dissidente. Soit en promouvant le fait que se transformer en « start-up nation » qui « produit et travaille davantage » va redonner à la France son rang de grande puissance : c’est le projet suivi par le pouvoir en place depuis 2017, et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne semble pas franchement réussir. Soit en disant que réinventer une autre façon de concevoir une société, à la fois plus solidaire et plus dégagée de l’emprise du cycle infernal travail-crédit-consommation (sans parler évidemment de l’importance des mesures écologistes), est un projet qui peut redonner à la France (et pas seulement à la France) une forme de croyance partagée, un idéal politique d’avenir.

LTR : Vous citez à plusieurs reprises Léon Blum et le Front populaire. Pensez-vous que la référence fasse toujours mouche aujourd’hui ?
Hadrien Klent :

Oui, pour plusieurs raisons. D’une part, la vision portée par Blum et le Front populaire lors des élections de mai 1936 (donner enfin aux travailleurs des droits, dont ils étaient privés) est bel et bien devenue une réalité politique (avec toutes les mesures prises en juin 1936 : les congés payés, la semaine de 40 heures ; sans compter les accords de Matignon sur les hausses de salaires). D’autre part, même s’il y a une « pause » en 1937 (premier renoncement, ou retournement de veste, dans l’histoire de la gauche au pouvoir, qui se produira à nouveau en 1983, en 2000, en 2014), beaucoup des grandes mesures de 1945 (sécurité sociale, nationalisations, etc.) ont été préparées, nourries, par le projet politique du Front populaire : c’est donc forcément une référence importante lorsqu’on parle de changements profonds dans une société.
Mais, dans mon livre, le parallèle entre Léon Blum et Émilien Long se joue aussi, justement, sur la question de la trahison, ou non, des idéaux : peut-on accomplir le programme pour lequel on a été élu, oui ou non ? Corollaire à cette question : par le réformisme démocratique (donc les élections), peut-on réellement changer les choses ? Dans les deux cas, mes romans font le pari que oui.

LTR :  À l’exception d’un personnage, tous les membres du gouvernement d’Emilien Long sont des citoyens issus de la société civile. Pourquoi ce choix ? 
Hadrien Klent :

Parce que ça fait du bien ! Parce que ça implique une façon de s’exprimer, de raisonner, de travailler, qui sont extrêmement différentes de celles pratiquées par le personnel politique traditionnel – dans la réalité actuelle, les ministres venant de la société civile sont souvent vite éjectés des gouvernements, parce qu’ils ne possèdent pas les codes attendus (prise de parole reposant sur de la fiction plutôt que sur du réel ; attention à occuper le plus d’espace médiatique possible, y compris en empiétant sur celui des autres ; volonté de briguer la place suprême à court ou moyen terme ; etc.). Dans mon roman, le principe étant justement de ne pas jouer selon ces codes-là, alors les ministres ne semblent pas décalés, et ceux qui continuent à jouer le jeu selon les anciennes règles (les responsables de l’opposition) démontrent, par l’absurde, la violence systémique de la parole politique traditionnelle.

LTR : Ce tome est celui de l’abandon de la notion de paresse à la faveur de la coliberté. Selon vous, quelle place ont les mots en politique ?
Hadrien Klent :

Une place cruciale, qui a nourri beaucoup de ma réflexion en amont des deux livres. En l’occurrence, le mot « paresse » sert, dans le premier tome, à bousculer le jeu politique traditionnel, à faire un effet « choc » dans le débat (y compris en polarisant fortement les antagonismes). Dans le tome 2, puisque l’équipe ayant promu le droit à la paresse est maintenant en responsabilité, alors il faut inventer un autre terme, moins provocant, mais plus clairement émancipateur : d’où l’invention de la coliberté. J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire la scène où l’équipe invente ce mot… D’une manière générale, la question de la prise de parole est très importante dans les deux livres car j’ai le sentiment que c’est quelque chose sur lequel il est vraiment possible d’agir, et qui par ailleurs a des répercussions évidentes sur la société (faire le pari de l’intelligence collective plutôt qu’exciter les passions). Il y a, à mes yeux, quelque chose de profondément révolutionnaire dans le fait de dire les choses avec calme, pondération, rigueur – ce qui n’exclut pas, évidemment, la radicalité : c’est ce que parviennent à faire Émilien et ses proches dans les deux livres.

LTR : Emilien Long cherche à tout prix à échapper à la figure de l’homme providentiel, pour en finir avec la « monarchie mentale française ». Mais, c’est bien lui le personnage principal, qui porte ces deux tomes et permet à ces idées d’atteindre les hautes sphères du pouvoir. Finalement, qu’est-ce qui le différencie d’un homme providentiel ?
Hadrien Klent :

Difficile pour moi de répondre à cette question sans dévoiler la fin du dernier livre… Mais c’est une question évidemment importante, que je me suis souvent posée en écrivant les deux tomes, et que j’ai cherché à toujours mettre en scène pour la partager avec la personne qui me lit : Émilien Long ressemble par certains côtés à un homme providentiel (il a les compétences qu’il faut, l’honnêteté nécessaire, et l’envie de réussir), mais par d’autres il déconstruit cette place (refus du travail solitaire, refus de parvenir, etc.). Il me semble qu’en lisant le livre on comprend bien la façon dont, justement, un individu peut, par son action, refuser de devenir une figure providentielle tout en incarnant celui qui prend les décisions à un moment donné. C’est une dialectique, une sacrée dialectique, je ne vous le cache pas : mais que ce soit difficile ne veut pas dire que c’est impossible.

LTR : Le roman se termine par une invitation à écrire la suite, ensemble. Mais, une question nous brûle, nous lecteurs et lectrices : comment ?
Hadrien Klent :

Eh bien je vous le demande ! Le premier roman se terminait par un « À suivre », car je savais que j’allais, moi, écrire une suite. Mais le deuxième tome clôt le cycle : et c’est pour ça que je laisse dans les mains de chaque personne qui termine ces deux livres le soin d’en faire quelque chose. Quoi, comment ? À chacun de décider. N’étant pas Émilien Long, ce n’est pas moi qui vais jouer le rôle de celui qui se frotte au suffrage universel – mais quelqu’un pourrait choisir de le faire… Quelqu’un qui ait les qualités de mon personnage, à savoir une crédibilité, une surface médiatique, une rigueur, une volonté, une bienveillance, une envie de construire, etc. Et si ce mouton à cinq pattes n’existait pas, alors on peut tous, individuellement, essayer de faire bouger les choses : il y a plein de gens qui, déjà, mettent en œuvre les principes défendus dans les deux livres. Et plein de gens peuvent être convaincus encore ! Avec mes armes d’écrivain, j’ai cherché à faire ce que je pouvais pour que les lignes bougent. On a tous des armes, justement – ou plutôt des outils, pour prendre une image moins guerrière. À nous de les manier avec intelligence, courage, et ténacité.

Lire aussi...

« Nous voulons que la gauche porte un projet national d’unité et qu’elle cesse de suivre les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires »

Horizons internationauxLuttes d'hier & Luttes d'ailleurs

« Nous voulons que la gauche porte un projet national d’unité et qu’elle cesse de suivre les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires »

Entretien avec le parti espagnol El Jacobino
Le Temps des Ruptures a rencontré El Jacobino, parti de gauche républicaine espagnol créé en 2020, pour évoquer son positionnement sur l’échiquier politique, son rapport aux idées régionalismes espagnoles ou encore sa ligne programmatique. Pour en savoir plus : https://www.eljacobino.es/

Photo : Guillermo Del Valle, El Jacobino. Par Pablo M. Alconada

Le Temps des Ruptures : pourriez-vous nous présenter El Jacobino et votre ligne programmatique ? quel est l’état de la gauche en Espagne ?
El Jacobino :

El Jacobino est un parti qui est né en 2020, nous existons donc depuis 3 ans et demi. Nous souhaitons offrir une alternative à l’intérieur de la gauche espagnole et mettre en avant les valeurs républicaines, comme l’universalisme, la laïcité, le social. Une des particularités en Espagne, est que les partis de gauche tolèrent certains discours que l’on peut désigner comme « identitaires ». Ce que l’on propose, c’est de réconcilier la gauche avec les valeurs de la Révolution française, les valeurs portées par la République.

Quelles sont les valeurs des républicains espagnols ? En France, le concept de République est très clair : c’est la citoyenneté, la loi commune et indivisible. Ce sont cela les valeurs que nous portons au sein d’El Jacobino.

En Espagne, ceux qui se considèrent comme républicains, sont ceux qui portent des valeurs de différence, qui pensent l’identité comme génératrice de droits particuliers, c’est-à-dire pour nous de privilèges, dans une logique de séparatisme, de communautarisme et d’exaltation d’une identité qui sépare. Cela nous semble contraire aux idées portées par la Révolution française. Donc le positionnement des « républicains » français et espagnol est très différent.

Le Temps des Ruptures : vous dites que la gauche espagnole est trop tolérante avec certaines formes de « nationalismes », qu’entendez-vous par là ? dans quel cadre (national, régional) est réalisé cette « différenciation » portée à gauche ?
El Jacobino :

L’Espagne faisait figure d’exception en Europe, elle n’avait pas de parti d’extrême droite puissant pendant des années. Maintenant, nous avons Vox : c’est un parti racisme, séparatiste, anti-immigré, qui ressemble à ce que propose le RN ou encore le parti de Giorgia Meloni. Vox fait la « promotion » des bons Espagnols contre les migrants, mais d’autres partis, parfois de gauche, font la même chose. C’est le cas par exemple de ceux qui opposent les Catalans aux non-Catalans, à ceux qui sont Basques ou ne le sont pas, etc. Ils parlent même de différences biologiques ! Ces partis-là existent depuis longtemps. On sépare les citoyens, c’est une forme de racisme déguisée. Ces partis portent également des idées néolibérales.

Pour vous donner un exemple concret de la situation à gauche, et de qu’induit les valeurs de communautarisme qui sont revendiquées : un parti de gauche en Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya) se plaint car les Catalans payent trop d’impôts par rapport aux autres régions espagnoles. Et pour cause, cela s’explique car la Catalogne est une des régions les plus riches d’Espagne. Cela nous semble étonnant, c’est un discours digne de Donald Trump. L’autre est toujours en faute : le migrant, le Catalan, l’Andalou, etc. C’est pour cela que nous avons créé El Jacobino : pour porter des idées nouvelles, en rupture avec cela. Il n’y a pas de possibilité de penser un projet de gauche « transformateur » dans ces conditions.

Le Temps des Ruptures : pensez-vous que les identités régionalismes en Espagne se sont nourries du franquisme ? Pensez-vous qu’on puisse réconcilier un projet progressiste avec cette part de l’histoire espagnole ?
El Jacobino :

Le franquisme a duré 40 ans, cela a été atroce et a fortement marqué la population. La répression après la guerre a fait un million de victimes. L’Espagne n’est pas le seul pays qui a subi un régime aussi dur (c’est aussi le cas au Chili, en Grèce, au Portugal, etc.). La gauche, même dans ces régimes, elle n’a jamais cessé de porter un projet émancipateur pour le pays. Une dictature, ne signifie pas que la gauche ne peut pas définir un projet et continuer à penser l’avenir. La question est plutôt quelle est l’essence du projet qu’on veut défendre aujourd’hui, en prenant en compte cette partie de l’histoire ?

La Catalogne et le Pays-basque sont des régions riches aussi du fait des politiques d’investissement de la dictature. Il y avait une certaine complicité entre les élites économiques de ces régions et l’ancien régime. Elles ont politiquement soutenu le régime. Le franquisme a effectivement participé à la différenciation de ce point de vue.  Hormis la richesse financière de ces régions, on peut dire qu’il y a d’autres différences, comme les langues, mais d’un point de vue sociologique (au travers de l’analyse du nom des familles par exemple) on se rend compte que la Catalogne n’est pas très différente des autres régions : il y a beaucoup de mouvements des populations. Et la langue majoritaire en Catalogne reste l’espagnol. Après il y a des différences d’identité dans ces régions effectivement. Les villes espagnoles se ressemblent plus sociologiquement par rapport aux zones rurales.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une continuité entre les élites qui aujourd’hui sont nationalistes et qui hier étaient franquistes. Quand on regarde les arbres généalogiques on retrouve des chefs de la dictature franquiste, ou des hauts dirigeants. On change simplement de discours, mais on reste au pouvoir. La contradiction est celle qui existe entre l’élite et les classes travailleuses. Ces dernières gênent les élites. Sinon pour nous, les différences revendiquées ne sont pas si déterminantes.

Le Temps des Ruptures : vous souhaitez un projet pluraliste pour l’Espagne. Dans les négociations en cours, Pedro Sánchez, allié aux nationalistes, a autorisé l’utilisation des langues régionales au Parlement. Qu’en pensez-vous ?
El Jacobino :

En Espagne, il y a plusieurs langues, mais tous les Espagnols comprennent et parlent l’Espagne. Ce qui fait que la situation est différente par exemple en Belgique ou il n’y a pas de langue commune. Pour nous, le problème est plutôt la forme : Pedro Sánchez autorise cela car il a besoin de voix.

Les questions linguistiques en Espagne sont compliquées. Constitutionnellement les langues régionales sont « co-officielles ». Mais aujourd’hui l’usage des langues régionales permet de séparer les gens, entre des « bons » et des « mauvais » citoyens. C’est le cas en Catalogne, ça prend de l’ampleur dans le Pays-basque. Une différence identitaire est créée sur cette base : c’est ça qui fondamentalement nous pose problème.

Au sujet du Parlement maintenant : un Parlement, originellement, c’est une place ou on vient parler. Pour parler il faut une langue commune. Cela ne sert à rien de parler une langue que mes interlocuteurs ne comprennent pas, surtout si on dispose d’une langue en commun. A ce moment-là, le Parlement n’est plus un lieu où on échange. Le débat en Espagne est peu vif au Parlement. Les députés sont élus dans une liste, ce qui empêche le débat encore davantage qu’en France.

Si le gouvernement espagnol prenait cette mesure au sérieux, pourquoi pas, c’est ce qui se passe au Parlement européen. Mais Pedro Sanchez a eu cinq ans pour le faire : il ne pensait pas que c’était une bonne idée. Il le fait maintenant car il a besoin de voix. C’est de l’opportunisme politique. C’est une mascarade, qui fait aussi perdre de l’argent. On ne parle que de ça, plutôt que de parler de fond.

Ce que nous nous souhaitons, c’est que la gauche puisse porter un projet national en matière de social, de réindustrialisation, d’égalité, de solidarité, d’émancipation, etc. Et qu’on ne suive pas les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires. 

Le Temps des Ruptures : quelle est votre position sur l’Union européenne ? est-ce qu’elle est différente par rapport aux autres partis à gauche en Espagne ?
El Jacobino :

La question européenne est assez absente du débat en Espagne. Historiquement, on a une position de « suivisme », d’européisme un peu béat. Nous sommes favorables à l’Union européenne, nous ne souhaitons pas en sortir, mais nous sommes critiques d’abord par rapport à la dérive néolibérale, inscrite dans les traités. Cela force les Etats à suivre des règles que nous considérons comme de nature néolibérale. L’Europe est néolibérale et nous ne sommes pas d’accord avec cela. Être européen c’est aussi discuter de ce qu’on fait en Europe : ces traités, empêchent la discussion.

On est proche d’un économiste qui historiquement vient de la gauche unie espagnole, Izquierda Unida, et qui a été très critique à l’époque du traité de Maastricht. L’Union européenne ne peut pas être construire sur la liberté de circulation, des capitaux, des personnes, sans avoir une union fiscale, une union politique pour intégrer les enjeux autour des inégalités.

Nous souhaitons avancer vers une union plus étroite, d’un point de vue social et sur la redistribution. Nous souhaitons aussi que l’Union parle de désindustrialisation : les pays du sud de l’Europe sont particulièrement touchés. Il y a un vrai problème sur la politique industrielle, que l’Union a contribué à empirer. Nous souhaitons un rééquilibrage entre les pays qu’on nomme du Nord et du Sud de l’Europe.

Le Temps des Ruptures : quelles sont les perspectives d’El Jacobino, vous souhaitez rester autonome, ou vous alliez avec d’autres partis à gauche pour faire infléchir leur ligne ?
El Jacobino :

Nous sommes ouverts à la discussion mais sans trahir nos valeurs : celles de l’universalisme, la laïcité, le socialisme, etc. Nous ne voulons pas faire de la politique politicienne.

Par rapport aux acteurs sur la scène politique espagnole, notamment Izquierda Unida, le projet est flou pour nous. Ce qui est paradoxal car un des principaux leaders (Julio Anguita, chef historique de IU, avec sa fameuse phrase « programa, programa, programa ») mentionne que le programme est la clé de voute pour avancer. Mais ce programme, il a disparu selon nous.

Une partie de la gauche est avec Podemos, proche de la ligne de la France Insoumise en France, qui est selon nous complaisante avec les dérives autour de la laïcité. Donc nous ne voyons pas comment accorder notre programme en l’état avec eux.

A court terme, nous souhaitons participer aux élections européennes en 2024. A long terme, nous souhaitons construire un nouvel espace à gauche en Espagne, large, avec ceux qui sont contre les dérives néolibérales. D’abord nous construirons cet espace et nous pourrons l’élargir dans un second temps, tout en gardant en tête les valeurs républicaines qui nous définissent.  

Lire aussi...

Silicon Valley : du rêve hippie au capitalisme technologique d’aujourd’hui

L'État et les grandes transitions

Silicon Valley : du rêve hippie au capitalisme technologique d’aujourd’hui

La Silicon Valley, berceau de l’innovation technologique, a depuis longtemps exercé une fascination sur le monde entier. Ses succès retentissants et ses mythes ont façonné notre vision de l’entrepreneuriat et de la révolution numérique. Pourtant, derrière la glorieuse façade de la Silicon Valley, se cachent des réalités complexes et parfois dérangeantes. Retour sur les mythes qui entourent cette région emblématique, depuis ses origines contestataires jusqu’à son rôle actuel dans le monde du capitalisme technologique.
Aux origines du capitalisme californien

Dans les années 1960, la côte ouest des États-Unis, et en particulier la Silicon Valley, était reconnue comme le terreau fertile de la culture hippie et de son mouvement de contre-culture. Cette époque était marquée par un rejet des valeurs de la société de consommation qui prévalaient au cours des « trente glorieuses ». Les campus des universités de Berkeley et de Stanford, toutes deux situées à proximité de la Silicon Valley, étaient le théâtre de débats intellectuels animés qui agitaient l’ensemble de la société américaine. Les manifestations survenues en 1964, où des étudiants de l’université de Berkeley ont défilé avec des fausses cartes perforées IBM autour de leur cou pour protester contre le complexe militaro-industriel, constituent un moment emblématique de cette période de contestation. À travers cet acte symbolique, ces étudiants exprimaient leur opposition contre l’utilisation de l’ordinateur comme outil de contrôle et de surveillance, notamment par le gouvernement et l’armée dans le contexte de la guerre froide. Cependant, il est essentiel de souligner que tous les étudiants engagés dans ce mouvement de protestation ne rejetaient pas totalement l’informatique en tant que telle. En réalité, nombreux étaient ceux qui voyaient dans cette technologie émergente la promesse d’une liberté créative et d’une émancipation intellectuelle. Pour ces jeunes contestataires, l’informatique représentait bien plus qu’un simple outil du complexe militaro-industriel ; elle offrait la possibilité de repousser les frontières de la pensée, de l’expression artistique et de la créativité. Cet aspect contradictoire de la relation entre les étudiants contestataires et l’informatique illustre la complexité de l’époque. Les années 1960 étaient marquées par des mouvements sociaux et culturels qui remettaient en question l’ordre établi, mais qui étaient également porteurs d’un esprit d’innovation et de réflexion critique. Les manifestations de 1964 symbolisent donc la dualité de l’approche des étudiants de l’époque envers la technologie. Il rappelle que les mouvements contestataires étaient composés de personnes aux perspectives diverses, chacune cherchant à façonner un avenir plus libre et plus juste, mais à sa manière. C’est dans ce contexte de rencontres improbables entre adversaires de l’ordre établi, souvent animés par un esprit libertaire, et des passionnés de technologie désireux d’explorer de nouveaux horizons, que naquit une utopie néolibérale. Au fil des années, cette idéologie a prospéré en se nourrissant des rêves des entrepreneurs. Ces pionniers ont réussi à fusionner les idées de ceux qui rejetaient initialement les technologies de l’information et de la communication avec celles de ceux qui voyaient en elles un puissant levier pour le développement capitaliste.

L’émergence du capitalisme 2.0

La transition vers le nouveau millénaire s’est avérée décisive pour l’évolution du capitalisme, notamment aux États-Unis. Au début des années 1990, les États-Unis étaient en proie à une récession économique majeure, et c’est dans ce contexte difficile que Bill Clinton a accédé à la présidence. Adepte du courant du « new democrat », désignant une pensée réformiste et populaire émergente à la fin des années 1980 au sein du parti démocrate, Bill Clinton avait à peine 46 ans lorsqu’il a été élu président des États-Unis. Pour de nombreux jeunes militants, comme Clinton lui-même, les revers électoraux que leur camp avait subis au niveau national depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980 s’expliquaient en grande partie par la perception que les idées économiques de leur parti étaient devenues obsolètes. La politique menée tout au long des huit années de la présidence Clinton a été caractérisée par une approche économique résolument libérale, marquée par une série de mesures visant à stimuler le secteur technologique et à favoriser la croissance économique. Cette doctrine libérale affirmée a été conçue comme une réponse aux défis économiques auxquels les États-Unis étaient confrontés à l’époque. L’une des mesures phares de cette politique était l’octroi de subventions et de réductions d’impôts ciblées en faveur du secteur technologique. L’objectif était de stimuler l’investissement et l’innovation dans ce domaine en allégeant la charge fiscale des entreprises. Cette approche visait à créer un environnement propice à la croissance des startups et à encourager l’essor de nouvelles technologies. Parallèlement, l’administration Clinton a adopté une politique commerciale plus assurée, en particulier à l’égard du Japon. Cette orientation visait à promouvoir les intérêts économiques américains à l’étranger en cherchant à réduire les déséquilibres commerciaux et à ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises américaines. Le Japon était souvent considéré comme un acteur clé de cette politique, en raison de son importance économique, de son avance technologique et de ses pratiques commerciales. En outre, l’administration Clinton a contribué à glorifier les entrepreneurs, les présentant comme des figures emblématiques de l’American Dream, au même titre que les chercheurs d’or légendaires de l’histoire américaine. Cette valorisation des entrepreneurs a renforcé l’idée que quiconque pouvait réussir aux États-Unis en poursuivant ses rêves et en prenant des risques dans le domaine de la technologie. Cela a contribué à encourager l’esprit d’entreprise et l’innovation au sein de la société américaine. Cependant, il est important de noter que cette politique n’était pas sans controverses et qu’elle a également suscité des critiques. Certains ont souligné que l’approche libérale pouvait favoriser la concentration de la richesse et la montée en puissance de grandes entreprises technologiques, tandis que d’autres ont remis en question la manière dont les avantages de cette politique étaient répartis au sein de la société. Hollywood, en tant que machine à créer des mythes, a contribué de manière significative à façonner la perception du nouveau capitalisme dans les années 1990. Les films emblématiques tels que « Forrest Gump » et les séries télévisées à succès ont utilisé des récits puissants pour transmettre les idées et les valeurs de l’époque. « Forrest Gump » (1994) est un exemple frappant. Le personnage de Forrest, malgré son intelligence limitée, connaît une série de succès tout au long du film. Il investit dans la société Apple, participe à la guerre du Vietnam, devient un joueur de football américain accompli, et crée une entreprise de crevettes prospère. Le film véhicule l’idée que même quelqu’un issu de milieux modestes peut réussir dans l’Amérique contemporaine en saisissant les opportunités qui se présentent. Cela renforce l’image de l’Amérique comme terre de possibilités où la détermination et la chance peuvent conduire à la réussite. Les séries télévisées populaires de l’époque, telle que « Friends », ont également joué un rôle important. Cette dernière a présenté des personnages vivant des vies confortables et sans souci, ce qui reflétait l’idée d’une classe moyenne prospère. Ces séries ont contribué à créer une vision optimiste de la société américaine où l’accès au confort matériel et les relations sociales étaient valorisés. Cependant, il est crucial de noter que cette représentation médiatique était simplifiée et ne reflétait pas nécessairement la réalité économique de l’ensemble de la population américaine. Elle a parfois omis de mettre en évidence les inégalités croissantes et les défis auxquels de nombreux Américains étaient confrontés, en particulier ceux issus de milieux moins favorisés ou des minorités.

Les dérives du nouveau capitalisme

Les dérives du nouveau capitalisme, telles qu’elles sont décrites par Cédric Durand dans son ouvrage « Critique de l’économie numérique », sont aujourd’hui largement documentées et observables. Ce constat met en lumière une transformation profonde du paysage économique et social, particulièrement au sein de la Silicon Valley, qui est le foyer même de l’innovation technologique. L’une des évolutions les plus notables est le passage des petites et enthousiastes startups à des géants technologiques qui ont acquis une position de quasi-monopole dans de nombreux secteurs. Cette consolidation de pouvoir a eu des répercussions considérables sur la concurrence et l’innovation. Les entreprises dominantes peuvent dicter les règles du jeu, écrasant souvent la concurrence naissante et limitant ainsi le choix pour les consommateurs. Cette situation n’est pas favorable à l’émulation et à la créativité, et elle va à l’encontre de l’idée originale d’une Silicon Valley foisonnante et dynamique. Par ailleurs, l’avènement du management informatisé a eu un impact significatif sur la vie professionnelle au sein de ces entreprises technologiques. Alors que la technologie aurait pu être un moyen d’améliorer la qualité de vie au travail, elle est devenue un outil de surveillance omniprésent. Les systèmes de surveillance des salariés, qu’ils soient basés sur des algorithmes ou des logiciels de suivi de la productivité, ont conduit à une atmosphère de méfiance et d’oppression. Cette surveillance constante nuit à la créativité des employés, qui se sentent contraints et stressés, et limite leur capacité à innover. En outre, la privatisation et la commercialisation d’innovations technologiques ont modifié la finalité de la technologie elle-même. Au lieu de servir l’intérêt public en fournissant des solutions utiles et accessibles, de nombreuses innovations technologiques sont devenues des gadgets coûteux, souvent inutiles. Cette « gadgétisation » profite avant tout aux entreprises qui cherchent à maximiser leurs profits en vendant des produits et services de luxe à des prix exorbitants. Cette quête de profit a détourné l’innovation de son objectif initial : améliorer la qualité de vie et promouvoir un partage équitable des avantages du progrès technologique. Ce paradoxe est particulièrement flagrant dans la Silicon Valley, où la concentration de millionnaires est la plus élevée du pays. Malgré cette richesse apparente, un nombre significatif d’habitants de la région n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins de base. Une situation qui souligne les inégalités criantes qui existent au sein même de cet épicentre technologique, avec un coût de la vie élevé, des loyers souvent inabordables et la persistance d’une main d’œuvre peu rémunérée malgré un salaire minimum par heure qui est l’un des plus élevés du pays. Au niveau fédéral, le salaire minimum aux États-Unis est de 7,25 dollars de l’heure contre 15 dollars en Californie.

Le mythe de l’entrepreneur self-made-man

Le mythe de l’entrepreneur autodidacte, parti de rien pour bâtir un empire, est l’un des mythes les plus ancrés dans la culture de la Silicon Valley. Les noms qui viennent immédiatement à l’esprit sont ceux de personnalités emblématiques comme Bill Gates, dont le garage a servi de berceau à Microsoft, ou encore Steve Jobs et Mark Zuckerberg, créateurs respectivement d’Apple et de Facebook à partir de simples idées. Ces individus sont souvent présentés comme des exemples de réussite spectaculaire, symbolisant la promesse du rêve américain revisité, selon lequel quiconque travaille dur peut atteindre des sommets. Cependant, il est crucial de garder à l’esprit que ces figures ne représentent qu’une extrême minorité d’entrepreneurs. Le succès de la plupart des entreprises de la Silicon Valley est le résultat d’une combinaison complexe de facteurs, comprenant souvent des investissements publics et une collaboration avec le secteur gouvernemental, comme le rappelle Cédric Durand dans son livre. L’histoire de la Silicon Valley est étroitement liée aux progrès technologiques réalisés grâce à l’intervention du secteur public. Dans les décennies passées, des secteurs publics tels que le complexe militaro-industriel, l’aéronautique et la NASA ont joué un rôle essentiel dans le développement de technologies clés. De nombreuses entreprises ont prospéré grâce à des contrats gouvernementaux, notamment dans les années 80, lorsque l’administration Reagan a lancé une course à l’armement dans le but principal de fragiliser financièrement l’URSS. Cette période a vu l’innovation technologique stimulée par des investissements massifs du gouvernement. En 2013, Mariana Mazzucato, professeure d’économie à l’université de Sussex, a décrit ce phénomène dans son livre « The Entrepreneurial State ». Elle a démontré que le secteur privé n’innove que rarement de manière isolée. L’intervention publique a souvent joué un rôle central dans toutes les grandes avancées technologiques de notre époque, y compris l’invention d’Internet. Cette perspective remet en question l’idée largement répandue selon laquelle le secteur privé est le seul moteur de l’innovation. Mazzucato soutient que les gouvernements ont non seulement financé une grande partie de la recherche fondamentale qui a conduit à des avancées technologiques majeures, mais qu’ils ont également assumé des risques considérables en investissant dans des projets risqués à long terme, créant ainsi un environnement propice à l’innovation. L’exemple d’Internet est particulièrement éloquent, car il a été développé grâce à des financements publics, en particulier au sein du département américain de la Défense, avant d’être exploité commercialement par des entreprises privées. Cette réalité révèle l’importance de la collaboration entre le secteur public et le secteur privé dans la promotion de l’innovation et de la croissance économique.

Un modèle généralisable ?

L’idée de généraliser le modèle de la Silicon Valley à l’échelle mondiale a été une aspiration pour de nombreux dirigeants et gouvernements pendant plus de six décennies. Cette vaste ambition a conduit à la création de « vallées » technologiques dans le monde entier, du « Silicon Alley » à New York au « Silicon Savannah » au Kenya. Cependant, il est crucial de prendre en compte les leçons tirées des expériences de la Silicon Valley, tant les aspects positifs que négatifs. Tout d’abord, il est important de reconnaître que le modèle américain de la Silicon Valley présente des lacunes et des dérives significatives. L’essor des géants technologiques, les inégalités croissantes, la surveillance généralisée et l’exploitation des travailleurs ont soulevé des préoccupations importantes quant à la durabilité et à l’équité de ce modèle. Il est devenu évident que la poursuite effrénée du profit, sans régulation adéquate, peut avoir des conséquences néfastes sur la société dans son ensemble. C’est pourquoi il est impératif de réfléchir à l’avenir de l’innovation technologique de manière plus holistique. L’une des leçons les plus importantes que la Silicon Valley nous enseigne est la nécessité de replacer l’État au centre du jeu en tant que source de régulation et d’innovation. Les gouvernements doivent assumer un rôle actif dans la définition des règles pour garantir que l’innovation technologique soit au service de l’intérêt public. Cela implique de mettre en place des réglementations efficaces pour prévenir les monopoles, protéger la vie privée des individus et promouvoir la concurrence. De plus, la collaboration entre le secteur public et privé peut s’avérer cruciale pour façonner un avenir technologique plus équitable et durable. Les entreprises technologiques peuvent apporter leur expertise et leurs ressources, tandis que les gouvernements peuvent apporter la vision, la régulation et la responsabilité sociale. Cette approche partenariale peut contribuer à réduire les inégalités, à garantir que les avantages de la technologie soient répartis de manière plus équitable et à relever les défis sociétaux urgents tels que le changement climatique.

En conclusion, la Silicon Valley, tout en étant un symbole de l’innovation, est également un révélateur des contradictions du capitalisme moderne. Les mythes de l’entrepreneur self-made-man et de l’innovation purement privée ont souvent éclipsé le rôle essentiel de l’État dans le développement technologique. Les dérives du capitalisme technologique, avec ses géants monopolistiques et ses inégalités croissantes, nous rappellent que le modèle de la Silicon Valley est loin d’être parfait. Alors que de nombreuses régions du monde cherchent à reproduire son succès, il est crucial de tirer les leçons de ces expériences, à la fois positives et négatives. Placer l’État au centre de la régulation et de l’innovation peut être une voie pour assurer un partage plus équitable des fruits du progrès technologique. En fin de compte, la Silicon Valley nous invite à réfléchir sur les modèles que nous choisissons de suivre et sur les valeurs que nous voulons promouvoir dans notre quête d’innovation et de prospérité.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

La fin des artistes ? l’IA remet en question l’industrie du divertissement

Culture

La fin des artistes ? l’IA remet en question l’industrie du divertissement

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, la créativité est en train de vivre une transformation majeure. Musique, cinéma, photographie… Autant de domaines artistiques perturbés par l’ingéniosité de l’intelligence artificielle (IA). Ce phénomène démocratise l’accès à des créations de haute qualité tout en redéfinissant les rôles traditionnels des créateurs humains.

Crédits photos EchoSciences-Auvergne

Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, la créativité est en train de vivre une transformation majeure. Musique, cinéma, photographie… Autant de domaines artistiques perturbés par l’ingéniosité de l’intelligence artificielle (IA). Ce phénomène démocratise l’accès à des créations de haute qualité tout en redéfinissant les rôles traditionnels des créateurs humains. Désormais, les machines ne sont plus de simples outils, elles deviennent des collaborateurs actifs dans le processus créatif. L’industrie du divertissement se prépare à une transformation sans précédent, où artistes et créateurs trouvent un nouvel allié dans l’IA. Cette révolution soulève toutefois des questions fondamentales sur la créativité, obligeant ces acteurs à repenser la création, la distribution et la consommation de contenu. À mesure que nous explorons cette nouvelle frontière, il est temps de plonger au cœur de cette révolution créative et de découvrir les merveilles qu’elle promet d’apporter au monde du divertissement.

Les prémices d’un nouvel environnement créatif

Il y a quelques années, j’ai contacté un ami travaillant chez Google pour discuter du potentiel incroyable de l’IA, en particulier dans le domaine du divertissement. Je développais ma théorie qui prévoyait une personnification extrême des œuvres de divertissement, ainsi que la possible fin des métiers de chanteurs, de scénaristes et d’acteurs. Pour étayer mon argument, j’ai évoqué le clip réalisé par l’agence numérique « Space150 » qui a utilisé une IA pour créer un titre dans le style du rappeur Travis Scott, aussi bien au niveau des paroles que de l’image. J’étais alors fasciné par les possibilités offertes par l’IA. Cependant, mon ami, bien que circonspect, tempéra mon enthousiasme en admettant que ma théorie était une possibilité qu’il jugeait lointaine.

Trois ans plus tard, les promesses de l’IA dépassent déjà toutes mes attentes et pourraient révolutionner le monde du divertissement tel que nous le connaissons. En réalité, cette révolution a déjà commencé. La personnalisation des recommandations, rendue possible grâce à l’exploitation de nos données personnelles, a été la première étape de ce mouvement. Les services de streaming de musique et de vidéo utilisent déjà des algorithmes d’IA pour recommander du contenu personnalisé à chaque utilisateur. À l’avenir, ces algorithmes devraient devenir encore plus sophistiqués, en prenant en compte des facteurs tels que le contexte social et culturel, l’humeur, l’heure de la journée et les interactions exercées entre l’utilisateur et le contenu.

Le deuxième volet de cette révolution concerne la création de contenu. L’IA est de plus en plus utilisée pour créer des œuvres d’art, de la musique, des jeux vidéo, voire des films. En utilisant des techniques d’apprentissage automatique, l’IA peut générer des éléments de contenu tels que des paroles de chansons, des mélodies, des personnages de jeu, des scripts de film et des effets spéciaux. Bien qu’elle ne puisse pas remplacer les créateurs humains, elle peut accélérer le processus de création et ouvrir de nouvelles perspectives créatives.

D’un point de vue strictement économique, l’IA artificielle présente des avantages considérables en transformant la production et la distribution de contenu. Elle permet de réduire les coûts, d’améliorer la qualité et d’accélérer les délais, ce qui offre de multiples opportunités pour l’industrie du divertissement. Par exemple, l’IA est de plus en plus utilisée pour optimiser la production de films et d’émissions de télévision. Elle assiste les équipes de tournage en planifiant les scènes, en suggérant les angles de caméra les plus efficaces et en identifiant les éventuelles erreurs dans le montage. De plus, l’IA intervient dans la gestion de la distribution de contenu en optimisant les stratégies de marketing et de distribution. En se basant sur les données comportementales des utilisateurs, elle aide à cibler précisément le public, adaptant ainsi la stratégie promotionnelle pour maximiser l’impact et la portée du contenu. Cette capacité d’analyse de données marque la troisième phase de la révolution dans l’industrie du divertissement.

Enfin, l’IA contribue à créer des expériences de divertissement plus immersives. Elle utilise des technologies telles que la reconnaissance vocale, la reconnaissance faciale, la réalité virtuelle et la réalité augmentée pour permettre aux utilisateurs d’interagir avec le contenu de manière plus naturelle et personnalisée. Cela ouvre la voie à des expériences de divertissement plus engageantes et interactives, où le public peut véritablement devenir acteur de l’histoire. Dans l’ensemble, l’IA est en train de transformer l’industrie du divertissement, non seulement en optimisant la production et la distribution de contenu, mais aussi en repoussant les frontières de l’expérience elle-même, offrant ainsi de nouvelles opportunités et défis passionnants pour l’avenir de ce secteur.

Demain, des plateformes dédiées à la création de musique, de séries et de films ?

Il est déjà possible de créer des films à l’aide de l’IA, bien que les résultats ne soient pas encore à la hauteur de ce que les créateurs humains peuvent produire. Actuellement, l’IA est principalement utilisée pour générer des éléments de contenu, tels que des scripts, des personnages, des effets spéciaux et des animations, qui peuvent être intégrés dans des productions cinématographiques. Pour y arriver, elle apprend à partir de données existantes, telles que des films, des scénarios et des images, afin de créer de nouveaux éléments de contenu. Si les modèles d’IA les plus avancés ont encore du mal à créer des dialogues réalistes, des personnages émotionnellement convaincants et des histoires cohérentes, ce qui limite leur utilisation dans la création de films complets, qu’en sera-t-il demain ? Les progrès rapides en matière de compréhension du langage naturel et de création de contenu pourraient lui permettre de jouer un rôle plus important dans la création de films à l’avenir. Récemment, la société de production Waymark’s a mis en ligne « The Frost » (1), le premier court-métrage de 12 minutes réalisé entièrement grâce à une IA. L’histoire se déroule en Antarctique, où une équipe de scientifiques est réveillée par un mystérieux signal sonore provenant des montagnes, les incitant à entreprendre une quête périlleuse pour découvrir sa source. « The Frost » se distingue des autres films générés par des IA en offrant une cohérence visuelle plutôt réussie. Cependant, les personnages, bien que réalistes, souffrent de problèmes d’animation, et leur apparence change fréquemment. Le scénario du film maintient toutefois l’intérêt du spectateur, et la fin crée un suspense en vue d’une suite à venir. Malgré ses imperfections, « The Frost » est considéré comme l’un des films générés par des IA les plus aboutis en termes d’exécution, de richesse visuelle, de narration et de cohérence stylistique, surpassant de nombreuses autres productions similaires.

En plus du cinéma, la photographie et la musique sont également en train de s’adapter aux capacités prodigieuses de l’IA. Les algorithmes d’apprentissage automatique sont utilisés pour créer de nouvelles images, les modifier ou même générer des images entièrement synthétiques. L’IA peut être utilisée pour restaurer des photos endommagées ou améliorer des images de faible qualité, mais elle peut également créer de nouvelles images en fonction de critères spécifiques. Par exemple, elle peut être entraînée pour créer des images basées sur des modèles existants ou pour générer des images de personnes qui n’existent pas en réalité. Des entreprises comme Nvidia ont développé des algorithmes qui permettent à l’IA de générer des images réalistes à partir de descriptions textuelles. De plus, des chercheurs ont mis au point des réseaux de neurones capables de créer des images entièrement synthétiques à partir de rien.

La musique suit la même tendance que la photographie. L’IA peut être utilisée pour composer de la musique, créer des arrangements, générer des paroles, produire des sons et des effets sonores, voire reproduire la voix d’artistes. Des entreprises telles qu’Amper Music et Jukedeck ont déjà mis en place des plateformes permettant de créer des pistes musicales personnalisées de cette façon. Des artistes, comme Taryn Southern, ont également utilisé la puissance de l’IA pour créer des chansons complètes, à l’exemple de la chanson « Break Free, » créée avec l’aide d’un algorithme de musique.

Dans un avenir proche, l’avènement de plateformes alimentées par l’IA pourrait révolutionner la création de contenu de manière sans précédent. Imaginez un monde où quiconque pourrait générer de la musique, des séries, ou des films correspondant précisément à ses goûts. Les passionnés de franchises culte comme « Alien », « Star Wars » ou encore « Harry Potter » pourraient simplement exprimer leurs idées de scénarios et même devenir les héros de leurs propres films. Cette personnalisation extrême des œuvres pourrait rendre obsolètes de nombreux métiers liés à la création artistique, voire menacer l’existence des salles de cinéma traditionnelles.

Avec cette nouvelle ère en gestation, les plateformes de streaming actuelles, telles que Netflix et Prime Video, devront réinventer leur modèle pour rester pertinentes. Elles devront offrir des solutions innovantes pour suivre le rythme de cette révolution imminente. L’idée de permettre aux consommateurs de contrôler les moindres paramètres d’une œuvre, que ce soit le scénario, la musique, ou encore la durée du film, pourrait devenir la nouvelle norme. Cette vision peut sembler utopique, mais le succès de technologies émergentes comme ChatGPT et Midjourney montre que la frontière entre la science-fiction et la réalité s’estompe rapidement. Il est clair que l’avenir de l’industrie du divertissement sera façonné par l’IA, créant un paysage artistique plus personnalisé que jamais. D’ailleurs, tout un écosystème se développe rapidement autour de la vidéo générée par l’IA. De plus en plus de startups proposent des plateformes de production automatisée qui l’utilisent pour créer des vidéos à partir de textes et d’articles de presse, ou pour générer des vidéos personnalisées à grande échelle en créant des présentateurs virtuels capables de parler dans différentes langues et styles. D’autres entreprises spécialisées proposent la création de vidéos marketing à partir de textes et d’articles de blog, voire des publicités hautement personnalisées en fonction des données d’audience.

La puissance de l’IA dans la création artistique semble n’avoir que pour seule limite notre propre imagination. Les États-Unis se positionnent déjà en tête de cette course à l’innovation, bénéficiant d’un rayonnement culturel mondial. La culture américaine, diffusée à travers le globe, joue un rôle géopolitique majeur, incarnant un instrument puissant de « soft power » américain. Elle promeut l’empreinte de l’« American way of life » sur la scène internationale, façonnant les perceptions et les aspirations mondiales. Cependant, cette avancée technologique questionne également les fondements de l’exception culturelle française, un pilier de la politique culturelle de la France. Cette exception repose sur la préservation de la diversité culturelle et le respect de nombreuses règles et dispositifs législatifs destinés à soutenir la création artistique. L’IA, en transformant la manière dont nous créons et consommons l’art, pourrait remettre en question ces bases. Cette confrontation entre les avancées technologiques américaines et les valeurs culturelles françaises est le reflet d’une nouvelle révolution, où la culture est au cœur des enjeux, définissant les identités nationales et mondiales à l’ère numérique.

Les enjeux éthiques de l’IA dans la création artistique

Au-delà des promesses fascinantes de l’IA dans le monde du divertissement, émergent également des questions cruciales sur l’éthique de la création artistique. Cette révolution technologique soulève des préoccupations importantes qui méritent d’être abordées de front.

L’une des questions éthiques centrales réside dans l’authenticité de l’art créé par IA. Alors que ces algorithmes sont capables de produire des œuvres musicales, des peintures, ou encore des écrits littéraires, une question émerge : qui est le véritable créateur de ces œuvres ? Les créations générées par des machines peuvent-elles prétendre à la même authenticité que celles issues d’un esprit humain ? Cette interrogation suscite des débats passionnés au sein de la communauté artistique et parmi les amateurs d’art.

Un autre enjeu éthique réside dans la question de la propriété intellectuelle. Lorsqu’une machine génère une composition musicale, un script de film, ou même une image artistique, à qui appartient la création ? L’artiste derrière la machine, l’entreprise qui a développé l’algorithme, ou l’utilisateur qui a initié le processus ? Ces questions légales et éthiques sont encore en cours de résolution, mais elles revêtent une importance cruciale à mesure que l’IA générative devient omniprésente.

La récente grève des scénaristes à Hollywood, menée par la Writers Guild of America (WGA), illustre ces inquiétudes. Les scénaristes se sont mobilisés après le succès de l’IA générative, en particulier de ChatGPT. Cette grève a déclenché d’âpres négociations entre les studios hollywoodiens et les syndicats représentant les scénaristes. L’accord en cours permet aux studios de continuer à utiliser l’IA générative, mais il garantit aux scénaristes des crédits et une rémunération pour leur travail, même si des outils d’IA sont employés. Cependant, des détails précis sur la compensation financière liée à l’utilisation des textes des auteurs pour l’entraînement des modèles d’IA ne sont pas encore communiqués.

La responsabilité artistique est un autre aspect fondamental des enjeux liés à l’utilisation de l’IA. Si une œuvre d’art générée par une IA soulève des problèmes moraux ou éthiques, qui en porte la responsabilité ? L’humain qui a utilisé la machine, le concepteur de l’algorithme, ou l’IA elle-même ? L’IA n’a pas de conscience ni de compréhension éthique, ce qui soulève des défis considérables en matière de responsabilité.

Enfin, il est essentiel d’aborder les implications sociétales de l’utilisation généralisée de l’IA générative dans la création artistique. Comment ces technologies modifient-elles notre perception de la créativité, de l’originalité et de l’art ? Les sociétés doivent réfléchir à la manière dont elles souhaitent intégrer ces avancées technologiques dans leur tissu culturel et artistique, tout en préservant les valeurs fondamentales de l’art et de la créativité.

En conclusion, l’IA générative, incarnée par des noms tels que ChatGPT, DALL-E et Midjourney, promet de révolutionner l’industrie du divertissement. Musique, cinéma, photographie, tous ces domaines connaissent une transformation profonde grâce à la créativité assistée par l’IA. Toutefois, cette révolution soulève des questions éthiques cruciales, telles que l’authenticité de l’art généré par des machines, la propriété intellectuelle, la responsabilité artistique, et les implications sociétales. Naviguer dans ce nouvel environnement créatif nécessite une réflexion approfondie sur les valeurs éthiques qui sous-tendent l’art et la culture. L’IA offre un potentiel impressionnant pour la créativité humaine, mais la société doit décider comment intégrer ces avancées technologiques tout en préservant ces valeurs fondamentales. La collaboration entre l’homme et la machine dans le domaine du divertissement ouvre de nouvelles perspectives, mais elle doit être guidée par la prudence et la réflexion sur les enjeux éthiques qui façonneront l’avenir de l’art et du divertissement à l’ère de l’intelligence artificielle.

Références

(1)Le lien vers le court métrage : https://youtu.be/IgPvoPBrlTE?si=C_PNJQ-dvOybW3cD

Lire aussi...

Comment les prix de l’énergie sont devenus fous

Chronique

Comment les prix de l’énergie sont devenus fous

Dans son dernier ouvrage sorti le 6 octobre dernier, Aurélien Bernier brosse le portrait d’une crise énergétique, conséquence non de l’invasion russe de l’Ukraine, mais bien de l’aveuglement et du dogmatisme de nos classes dirigeantes, lesquelles n’ont eu de cesse de détruire le service public de l’énergie au nom de la libéralisation, du marché unique et de la concurrence libre et non faussée. Le résultat est que les Européens disposent d’un système de production et de distribution de l’énergie coûteux, opaque et inefficace.

Le 4 octobre dernier, le gouvernement allemand annonçait un nouveau recul de ses objectifs climatiques en renonçant provisoirement à fermer ses centrales au lignite (un type de charbon très polluant). L’argument avancé était que cette réserve de production d’électricité devait pouvoir être activée en cas de pic de consommation afin « d’économiser du gaz dans la production ». Mais le plus important était surtout que le gouvernement allemand espérait que cette décision permette de maintenir un prix de l’électricité bas pendant l’hiver. Il faut dire que depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le gaz importé coûte beaucoup plus cher, en particulier parce qu’il ne passe plus par des gazoducs mais par des plateformes de gaz naturel liquéfié (GNL) ; il faut donc trouver des expédients pour éviter l’explosion des factures qui ne sont bonnes ni pour le moral des ménages, ni pour la compétitivité des entreprises.

Comble de l’ironie, quelques mois plus tôt ce même gouvernement avait annoncé la fermeture définitive de ses trois derniers réacteurs nucléaires dont les capacités de production, décarbonées, étaient pourtant plus de deux fois supérieures à celles des centrales au lignite maintenues (4 GW contre 1,9 GW).

La gestion de l’énergie, soulève de nombreuses questions, en Allemagne comme ailleurs en Europe. Comment organiser la transition énergétique à l’heure où les impératifs climatiques imposent la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ? Comment se passer de notre dépendance au gaz russe sans faire exploser les coûts de l’énergie ? Comment reprendre le contrôle sur les prix sans pour autant réactiver nos vieilles centrales à charbon ?

Préserver la souveraineté des politiques énergétiques

En réalité, la question qui englobe toutes les autres est celle de la souveraineté énergétique. Pour l’aborder, le dernier ouvrage d’Aurélien Bernier, L’Energie hors de prix est un guide salutaire. Pour commencer, il convient de poser quelques définitions. En premier lieu, lorsqu’on parle de souveraineté énergétique, de quoi parle-t-on exactement ? Comme le note très justement Bernier, « la France n’atteindra jamais la souveraineté énergétique » (p. 165). L’uranium, tout comme les énergies fossiles, sont massivement importés. Quant à la production d’énergie renouvelable et de batteries électriques, elle a besoin de composants eux aussi importés. Mais si la France ne devient jamais autonome en matière énergétique rien ne l’empêche de décider de l’organisation de la production et la distribution de l’énergie sur son territoire. C’est la souveraineté en matière de politiques énergétiques qu’il faut préserver. Comme l’expliquait la regrettée Coralie Delaume, la souveraineté est l’autre nom de la démocratie. Être souverain, c’est confier au peuple le pouvoir de décider de ses propres affaires. Or, « le principal obstacle à cette souveraineté en matière de politique énergétique, c’est le marché », note Bernier à juste titre (p. 165).

Ainsi, remettre l’énergie au cœur du débat et de la démocratie suppose de comprendre comment le marché s’est étendu au détriment du politique et de s’interroger sur les moyens de recouvrer le pouvoir de contrôler à nouveau la manière de répondre à nos besoins énergétiques. C’est tout l’intérêt du livre de Bernier que de décrire l’histoire de cette spoliation et, par effet de miroir, de comprendre ce qu’il faudrait faire pour l’inverser.

Le livre de Bernier s’inscrit dans un travail ancien, puisqu’il avait déjà publié un livre remarqué sur le sujet, Les Voleurs d’énergie (Utopia, 2018). Sans surprise, on trouve des éléments communs aux deux ouvrages, notamment dans les deux premiers chapitres qui abordent l’histoire des privatisations et leurs conséquences. Dans ce passage, comme dans le reste de l’ouvrage, Bernier étudie les secteurs du gaz et de l’électricité. Il n’aborde pas le sujet du pétrole et des carburants dont l’histoire a pourtant bien des points communs avec celle du gaz et de l’électricité (Total et Elf Aquitaine ont été des groupes publics avant d’être privatisés, puis fusionnés, et enfin se transformer en grands conglomérats transnationaux).

Deux éléments sont marquants dans cette histoire. Le premier, ce sont les aller-retours permanents entre régulation et dérégulation, entre objectifs de flexibilité et de sécurité. Bernier insiste sur le fait que la production et la distribution de gaz et d’électricité ont d’abord été confiées au secteur privé dans la plupart des pays du monde. Cependant, l’incapacité du privé à organiser une distribution généralisée de l’énergie et son inefficacité à assurer un service convenable ont conduit les gouvernements à nationaliser ou à sérieusement encadrer les systèmes de production et de distribution de l’énergie.

De plus, la conception qu’on a de la manière dont un marché doit fonctionner varie selon les époques. Ainsi, Bernier rappelle qu’au début de la libéralisation il fallait absolument limiter les contrats à long terme avec les pays producteurs de gaz afin de rendre le marché plus « liquide » (p. 87). Puis, lorsque la trop grande liquidité du marché de l’énergie a fait exploser les tarifs, il a fallu faire l’inverse et favoriser les contrats de long terme afin de sécuriser les prix. D’un côté on nous dit qu’un bon marché doit être fondé sur le « signal-prix », censé permettre les adaptations mutuelles de la demande et de l’offre (et on crée des bourses de l’énergie pour cela), de l’autre dès qu’une crise importante survient et que les prix deviennent fous, on propose davantage de régulation et de contrats à long terme, et on autorise les gouvernements à subventionner l’énergie au nom de la compétitivité des entreprises et de la paix sociale.

Le rôle central de l’idéologie néolibérale

Le second élément qui ressort de la synthèse historique proposée par l’auteur est le rôle central de l’idéologie et de la politique dans la libéralisation des marchés de l’énergie. Faut-il le rappeler ? Un marché n’existe pas « naturellement ». Il doit être pensé, créé, mis en œuvre. Tout cela nécessite une puissante volonté politique qui s’inscrit dans la durée. En l’occurrence, c’est la force de l’idéologie néolibérale d’avoir mis au cœur de son projet politique la gestion marchande de l’énergie. Depuis la libéralisation chilienne des années 1970 sous Pinochet, jusqu’à celle de l’Union européenne dans les années 1990-2000, en passant par la libéralisation thatchérienne au Royaume-Uni, il y a plus qu’une continuité. Les mêmes penseurs et les mêmes principes sont à l’œuvre, comme le souligne l’auteur (p. 25). On regrettera toutefois l’usage impropre de qualificatifs tels que « ultralibéraux » (p. 23) pour parler des Chicago boys, ces économistes chiliens formés par Milton Friedman. De même, qualifier de « libérale » l’idéologie qui a conçu cette forme de libéralisation est extrêmement réducteur. En effet, le libéralisme traditionnel entend organiser le retrait de l’État de l’économie et conçoit le marché comme une institution naturelle. Or, ce que démontre les exemples des marchés du gaz et de l’énergie, c’est qu’absolument rien n’est « naturel » dans les dispositifs choisis. Ces derniers ne sont pas libérés de l’État ; c’est lui (ou plutôt l’Union européenne pour le cas de la France) qui a instauré ces marchés et leurs systèmes de régulation et qui l’organise selon des critères très précis censés à la fois produire des signaux-prix pertinents, organiser la transition écologique ou encore préserver la concurrence.

La forme qu’a pris la libéralisation des marchés de l’énergie n’a donc rien de « libérale », contrairement à ce qu’écrit Bernier. C’est du néolibéralisme à l’état pur. Par ailleurs, tout en étant mue par des considérations politiques et idéologiques extrêmement fortes, ce qui est largement souligné dans l’ouvrage, la transformation de la gestion et de la distribution de l’énergie n’a fait l’objet d’aucun débat démocratique. C’est dans les arcanes de Bruxelles et à l’issue de négociations opaques entre États que les marchés de l’énergie ont été libéralisés de la manière dont ils l’ont été. Et ce sont d’ailleurs les mêmes négociations opaques qui se tiennent à l’heure actuelle et promettent de tirer les leçons de la crise de 2022. À aucun moment les citoyens n’ont été directement consultés sur la forme que devait prendre la gestion de l’énergie. Et c’est toujours sans consultation des populations que l’on réforme aujourd’hui le marché de l’électricité ou que l’on engage d’importants investissements pour construire de nouveaux terminaux méthaniers.

Une libéralisation complexe et opaque

On répondra que tout cela est beaucoup trop complexe pour être arbitré par de simples citoyens. C’est parfaitement exact. Rien n’est plus compliqué que le fonctionnement actuel des marchés de l’énergie. Mais d’où vient cette complexité ? Du temps des monopoles publics d’EDF et de GDF, la chose était plutôt simple. Nul besoin, alors, d’un régulateur, d’un médiateur, de négociations franco-allemandes interminables. Le responsable de l’approvisionnement en énergie des ménages et des entreprises était le ministre de tutelle des monopoles publics. Pas besoin, dans un monopole public, d’une bourse de l’énergie ou d’une gestion des producteurs d’électricité en fonction du « merit order »(1), c’est-à-dire de leur coût de production marginal. Inutile d’organiser un « marché de capacités » (p. 105) pour éviter le blackout en période de pointe ; pas besoin de revendre à un tarif privilégié une partie de l’électricité nucléaire aux distributeurs dans le cadre de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Et surtout, comme le souligne très bien Bernier, le monopole d’Etat est sans doute l’instrument le plus sûr pour organiser des politiques publiques de l’énergie, par exemple pour décarboner nos usages, protéger la population de l’inflation ou trouver des recettes publiques permettant de financer des projets gouvernementaux (p. 85). Avec le monopole public de l’énergie, on sait qui décide et qui est responsable des dysfonctionnements. Avec les marchés actuels de l’énergie, chacun peut s’exonérer de sa propre responsabilité et les défaillances deviennent systémiques.

Lire : Comment et pourquoi le marché européen de l’électricité a déraillé.

En fin de compte, si la libéralisation de l’énergie s’est avérée d’une incroyable complexité, c’est sans doute parce que la gestion privée d’un service aussi essentiel que l’approvisionnement énergétique n’a rien d’évident. On n’a pas libéralisé pour plus de performances ou davantage de transparence, mais on a réduit les performances et opacifié le système pour rendre la libéralisation possible. Comme le souligne l’économiste et ancien dirigeant d’EDF Marcel Boiteux, cité par l’auteur, « Il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix mais d’élever les prix pour permettre la concurrence »(2).

On comprend à la lecture du livre d’Aurélien Bernier que la complexité est au cœur des stratégies de libéralisation. Ainsi, le prix de l’électricité est le produit d’une architecture fondée sur une combinaison de prix dont chacun remplit un rôle spécifique. Car, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les prix de gros sur le marché de l’électricité, celui auquel s’approvisionnent les distributeurs, n’est pas le simple résultat des rapports de force entre offreurs et demandeurs. « Au bout du compte, écrit Bernier, le prix de bourse de l’électricité empile le prix de la production (en grande partie celui des centrales au gaz), le prix du mécanisme de capacité, le prix du carbone. Pour peu que l’offre soit ‘‘verte’’, on ajoute le prix de la garantie d’origine. Avec de la spéculation à chaque étage » (p. 106).

Et ce n’est pas fini. Car le prix de marché n’est pas celui que paie le consommateur. Pour retrouver le prix des factures il convient d’ajouter les tarifs des organismes publics qui gèrent les lignes haute et basse tension (RTE et Enedis), les coûts de la quarantaine de distributeurs qui se livrent une guerre commerciale elle aussi très coûteuse en dépenses de communication et en démarchages en tous genres, le coût de la régulation et des institutions publiques de médiation qui visent à informer les consommateurs perdus dans la jungle des tarifs et des pratiques commerciales douteuses… et bien sûr le coût des taxes diverses dont la fameuse « Contribution au Service Public d’Electricité » qui, c’est le comble de l’ironie, date justement de l’époque où le service public a été abrogé. « Tout ceci pour avoir le ‘‘choix’’ entre des détaillants qui vendent presque tous la même marchandise », note Bernier avec malice (p. 80).

Quelles leçons tirer de la crise de 2022 ?

Cette véritable cathédrale de complexité conçue au nom de la libéralisation du marché de l’énergie a complètement disjoncté en 2022. Le gaz russe s’étant soudainement arrêté de circuler dans les gazoducs, les prix du gaz et de l’électricité ont atteint des sommets délirants, menaçant la survie d’une grande partie du secteur industriel et productif. Que s’est-il passé à ce moment-là ? Le livre d’Aurélien Bernier permet d’entrer dans le détail de cette histoire et de déconstruire quelques mythes.

Première leçon : si l’invasion russe de l’Ukraine a incontestablement renforcé la crise européenne de l’énergie, elle n’en est pas à l’origine. Les prix avaient commencé à augmenter bien avant, en réalité dès l’été 2021, au moment de la reprise post-covid. Ainsi, dès le mois d’octobre, certains fournisseurs alternatifs, sentant le vent tourner, avaient décidé de se retirer du marché. C’est le cas par exemple du danois Barry Energy qui promettait de mettre en place une tarification dynamique. Le principe étant que le prix payé par l’usager est indexé sur le cours du marché de gros. La tarification dynamique a été rendue possible par l’introduction du compteur Linky qui peut déterminer la consommation d’un foyer en temps réel et donc modifier la tarification à chaque instant. Comme le souligne Bernier, cela revient à « reporter une grande partie du risque boursier sur l’abonné » (p. 145).

L’offre de Barry Energy n’a de sens que dans un contexte où les cours boursiers sont en moyenne inférieurs au tarif régulé. Or, ce n’était déjà plus le cas six mois avant l’invasion russe de l’Ukraine, et c’est ce qui explique que ces tarifs n’ont pas encore été proposés en France (ils existent dans d’autres pays). Si cette pratique devait se généraliser, on imagine que les clients de ces contrats devront jouer des interrupteurs plusieurs fois par jour en ayant les yeux rivés sur les cours de la bourse de l’électricité.

La deuxième leçon que l’auteur tire de la crise est qu’elle a donné lieu à un nombre incalculable de malversations de la part des fournisseurs alternatifs. Ayant acquis des quotas d’électricité à bas coût grâce au mécanisme de l’ARENH, certains fournisseurs ont cherché à se débarrasser de leurs clients en augmentant subitement leurs tarifs ou en leur conseillant de repasser chez EDF. Grâce à cette manœuvre, ils pouvaient revendre au prix fort à EDF l’électricité qu’ils lui avaient acheté au tarif de 42€ le MWh (p. 115). Aurélien Bernier souligne que ces opérations sont parfaitement légales, puisque certains fournisseurs tels Mint Energie n’hésitent pas à s’en vanter auprès de leurs actionnaires (p. 118). Au passage, si les fournisseurs alternatifs les plus malins ont pu profiter de la crise pour revendre très cher une électricité achetée à bas prix à EDF, l’entreprise publique a, pour sa part, perdu beaucoup d’argent, un fait qui aurait mérité d’être davantage souligné dans l’ouvrage.

Troisième leçon de la crise, le marché s’avère incapable de produire les bons investissements et d’anticiper les crises. Dans le cas du gaz, l’épuisement progressif des gisements de la Mer du Nord n’a pas conduit les fournisseurs européens à diversifier leurs sources d’approvisionnement. Au contraire, ils ont laissé la Russie développer ses propres infrastructures d’exportation, ce qui a amplifié les conséquences de la rupture de l’approvisionnement russe. Pour ce qui concerne les investissements dans la production d’électricité, ils vont prioritairement là où les prix sont les plus élevés. Or, pour que les prix de l’électricité soient élevés, il faut que le système de production se retrouve régulièrement à la limite du blackout. Du fait de sa conception, le marché européen de l’électricité ne peut rémunérer les producteurs à des tarifs élevés que dans la mesure où des centrales coûteuses sont mises en route en période de pic de demande. Ainsi, une surcapacité productive fait perdre beaucoup d’argent à l’ensemble des producteurs. Il faut donc absolument l’éviter… et donc sous-investir !

Enfin, la dernière leçon de la crise est que, si l’on en croit les experts qui conseillent la Commission européenne et le gouvernement français, il est urgent… de ne rien changer. Ainsi, pour la Commission, toute réforme du marché européen de l’électricité doit avant tout « préserver le cœur du marché intérieur ». Il en va de même pour l’économiste Jean-Michel Glachant qui publie fin 2022 une note de travail pour le Centre Robert Schuman où il affirme qu’« il serait irresponsable de casser ou de brider ce remarquable outil ». Quant à Nicolas Goldberg et Antoine Guillou, ils n’hésitent pas à juger, dans une note écrite pour le Think Tank de gauche néolibéral Terra Nova que « contrairement à ce qu’affirment certains acteurs économiques et politiques, sortir tout bonnement du marché européen de l’électricité serait contre-productif et même dangereux car il s’est révélé être un facteur de résilience indispensable en cas de crise et son fonctionnement envoie le bon pour équilibrer le réseau électrique à tout moment » (citations extraites des pages 151-153).

En fin de compte, ce que nous apprend la crise européenne de l’énergie c’est que le dogmatisme idéologique, le conservatisme des classes dirigeantes et certains intérêts bien compris se sont coalisés pour ôter à la population le droit de gérer son énergie en la baignant dans un environnement où les forces de la concurrence et du marché décident à la place du citoyen quels investissements doivent être faits et qui doit en bénéficier. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à relever les défis climatiques qui nous attendent ni à planifier la décarbonation de nos économies. Mais tant que le marché produit le « bon » signal-prix, nous sommes sauvés !

David Cayla

 

Références

(1)Voir David Cayla « Comment et pourquoi le marché européen de l’électricité a déraillé », Le Temps des ruptures.

(2) Marcel Boiteux « Les ambiguïtés de la concurrence. Electricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité », Futurible n° 331, juin 2007.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Quand E.Macron ouvre la boîte de pandore du régionalisme

Édito

Quand E.Macron ouvre la boîte de pandore du régionalisme

Longtemps, parler de décentralisation et de questions territoriales revenait à s’exprimer devant des salles vides, découragées par des considérations abstraites et techniques qu’il fallait beaucoup de courage pour s’évertuer à dire qu’elles étaient fondamentales. En quelques semaines, l’actualité les a rendus palpables.

Lorsque nous évoquions le régionalisme, notamment dans notre dernier livre « La France en miettes », on nous accusait de pessimisme. On prétendait que cela n’arriverait pas, que la France était un îlot de stabilité en la matière. Même en présentant des chiffres, en prouvant grâce à des études internationales ou des statistiques que ce qui se passait en Espagne nous guettait, peu de politiques étaient capables de se projeter au-delà du périphérique, encore moins vers des exemples étrangers… Il a fallu qu’un président de la République, qui aime à reprendre la rhétorique de ses interlocuteurs pour les séduire, parle comme un nationaliste Corse à Ajaccio pour que tous les régionalismes de France s’embrasent. Le jeu de surenchère entre régions a commencé ce jour-là avec la région Bretagne qui a remis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne. La boîte de Pandore est donc ouverte. Ce n’est que le début. D’autres collectivités et élus se sont levés pour dire que leur région n’avait pas moins de dignité que la Corse et avait le droit de réclamer la même chose. Le Président de la République souhaite également inscrire la Corse comme « communauté culturelle ». L’universalisme de la République repose sur l’idée qu’elle ne reconnaît aucune communauté, seulement des citoyens. Si nous reconnaissons une communauté, il faut reconnaître les autres. Si les jeunes de nos banlieues demandent la reconnaissance de leur communauté, leur répondrons-nous positivement, car elle n’est pas moins digne que la communauté corse ? Si c’est le cas, nous devons accepter de basculer vers un État communautariste à l’anglo-saxonne. Si nous leur répondons que leur communauté ne mérite pas d’être reconnue, alors nous hiérarchisons les communautés. Cela s’appelle du racisme. Si nous ne mettons pas un frein à cette idée présidentielle, nous devrons bientôt choisir entre communautarisme ou racisme ; il n’y aura plus de troisième voie.

Pire encore que le régionalisme, il fallait aimer être une voix dans le désert jusqu’à présent pour parler de différenciation territoriale… La loi 3Ds, illisible et technique, n’intéressait personne. Même les élus locaux se montraient indifférents. Pourtant, sur la base de cette loi, Valérie Pécresse et la Région Île-de-France viennent de faire 40 propositions. Premier exemple, un SMIC régional. Il serait plus élevé en Île-de-France, cela peut paraître sympathique. Sauf que, cela impliquerait une baisse relative ou réelle du SMIC dans les régions plus pauvres. Oublions la loi SRU et le logement social. Valérie Pécresse n’est pas une grande fan du logement social, pas plus que de l’Éducation nationale. Elle propose donc des écoles privées avec une totale liberté pédagogique à l’anglo-saxonne pour former des agents économiques. Ces écoles seraient choisies par la région mais, il ne faut pas rigoler, financées par l’État. Voilà ce qu’est la différenciation : une notion technique qui permet de démanteler le service public et les protections sociales. Si nous ne nous mobilisons pas contre cela, nous devrons assumer de vivre dans un pays où l’éducation aura été privatisée et l’inégalité légalisée. Pour l’instant, Valérie Pécresse doit demander l’autorisation. Emmanuel Macron propose cependant d’inscrire dans la Constitution un « droit à la différenciation ». Les collectivités y gagneraient également le droit de « déroger » à la loi. Aucun pays n’a adopté le principe de pouvoir « déroger » à la loi. Imaginez que vous décidiez, au nom de votre singularité, de ne pas vous arrêter à un feu rouge. La différenciation selon Emmanuel Macron, c’est cela. Quand Laurent Wauquiez refuse d’appliquer le zéro artificialisation nette (ZAN), il anticipe sur la réforme voulue par le président. Les partisans de la différenciation ne devraient plus parler et promettre la transition écologique, car cet exemple montre que celle-ci sera impossible.

Il est grand temps de s’alarmer des projets territoriaux du Président. Ces principes peuvent sembler ennuyeux aux rédacteurs de slogans de manif, mais si nous les ignorons, nous devrons vivre dans un pays dénué de politique publique ambitieuse, sans service public, sans véritable protection sociale… encore faudrait-il qu’il y ait encore alors un pays.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

Nos autres éditos...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter