Et si on parlait d’infertilité ?

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Et si on parlait d’infertilité ?

Avertissement : dans ce long billet, ça risque de jacter un peu sexe et même de manière que certains pourraient trouver pas très pudique. Il n’est donc pas recommandé aux âmes prudes qui veulent encore croire que les enfants naissent dans des végétaux… quoiqu’elles pourraient sans doute y apprendre deux ou trois choses. Vous voilà prévenus.
La découverte

Soyons honnête : la question de mes gonades et de la plomberie afférente ne s’est longtemps posée qu’en termes de protection contre les chocs extérieurs et l’eau froide à la plage. À part ça, je ne leur demandais pas grand-chose, voire rien du tout, l’intéressant en la matière se situant alors pas très loin dans cette région mais… pas exactement là. Pendant des années, je ne me suis donc guère soucié de tout cela, renvoyant ces questions au moment où me viendrait l’idée saugrenue de me servir de l’ensemble du matériel dont la nature m’a pourvu non plus seulement pour me divertir mais dorénavant aussi pour l’objet final de son existence : me reproduire.

Et puis vint ce moment.

Et avec lui, les emmerdements.

En février 2016, après plusieurs mois de tentatives ludiques mais infructueuses, j’ai préféré avoir le cœur net quant à mes possibilités à entraîner des petits nageurs peut-être moins véloces que Michael Phelps mais, je l’espérais, plus sains. La grande chance que nous avons, mâles, en la matière, c’est qu’une telle vérification s’avère très simple. Une demande d’ordonnance à mon généraliste, un rendez-vous au laboratoire d’analyses médicales, un petit tour en cabine et c’est fini. L’objectif : si le résultat est bon, je suis rassuré, s’il est mauvais, je ne perds pas de temps en vaines tentatives et j’explore les possibilités que la médecine moderne nous offre.

Comme vous vous en doutez, il n’est pas bon.

Mais alors pas bon du tout.

Pas difficile de le comprendre, même sans avoir fait médecine, quand on lit des nombres où il manque pas mal de zéros pour atteindre la fourchette basse et, au verso de la feuille, le verdict aussi imbitable qu’implacable :

« Au total oligoasthénotératospermie sévère avec nécrozoospermie. »

Glups.

Première réaction : essayer de comprendre le charabia médical avec un peu d’étymologie :

Oligo : il n’y en a pas beaucoup.

Asthéno : ils font la gueule.

Térato : ce sont des monstres.

Sévère : ça pourrait être grave mais c’est pire.

Nécro : ils sont morts.

Re-glups.

Deuxième réaction : chercher en ligne ce que ça veut dire, en évitant à tout prix les sites de charlatans.

Résultat de la recherche : il y en a très peu, la plupart sont morts et ceux qui ne le sont pas font la gueule, et même une très très sale gueule. Bref, j’avais compris, merci.

Troisième réaction : en parler à MaChérie. Non parce que bon, elle est un peu concernée elle aussi, sur ce coup-là. Comme elle n’a pas fait médecine, elle non plus, elle en vient à la même conclusion que moi : faudrait peut-être reprendre rendez-vous avec le toubib fissa, avant de décider si la petite chambre accueillera notre enfant ou, finalement, notre bibliothèque. Et puis, surtout, on s’interdit d’aller faire des recherches plus longues sur ces sites et forums formidables que vous consultez pour un petit bouton sur la cuisse et qui vous trouvent immanquablement un cancer incurable.

Le diagnostic

Je blague, je blague mais franchement, je n’en menais pas large. On pourrait même appeler « jolie petite dépression » l’état dans lequel j’étais alors. Ce que je ne savais pas, c’est que ce n’était pas appelé à s’améliorer à court terme, au contraire !

Nous prenons donc rendez-vous avec notre généraliste, espérant une lecture scientifique rassurante des résultats du spermogramme. Avec une grande honnêteté, il reconnait ne pas pouvoir nous aider beaucoup, le sujet dépassant ses compétences, et nous dirige vers une gynécologue spécialiste de l’infertilité. En attendant, le moral continue de s’effondrer.

Le premier rendez-vous avec la gynéco arrive enfin et nous avons la chance de tomber sur quelqu’un qui allie humanité et compétence(1). Elle prend tout de suite les choses en main (eh oui) et nous explique dans le détail les différents scénarios possibles. Mais avant de pouvoir nous orienter, elle a besoin d’avoir un tableau médical complet… ce qui implique une batterie d’examens et d’analyses à réaliser l’un et l’autre… mais surtout moi.

S’ensuit donc une série de rendez-vous médicaux qui vont du franchement humiliant au carrément douloureux. Allez ! je ne résiste pas à une petite anecdote réjouissante. Alors que je me tiens dans une position fort peu valorisante pour l’ego, le praticien à côté de moi fait la tête de quelqu’un à qui on a vendu des petits pois qui ne veulent pas cuire. J’ose un : « Euh… tout va bien ? ». Réponse sépulcrale : « C’est vraiment pas la joie mais j’termine et j’vous explique. » Autant vous dire que les minutes qui ont suivi ont été très longues.

Chacun de ces examens cogne derrière le crâne comme un nouveau coup de bambou : à chaque fois les résultats sont pires que les précédents. Et avec l’accumulation de ces nouvelles, le moral s’enfonce dans des profondeurs que je n’avais que rarement explorées auparavant. S’y ajoute la culpabilité vis-à-vis de MaChérie. Ses examens à elle, même s’ils sont moins nombreux, n’ont pour certains rien à envier aux miens en termes de désagréments. Mais surtout ils révèlent une machinerie en parfait état de marche ! Youpi ! Évidemment, ce sont là de bonnes nouvelles, d’excellentes nouvelles même… mais vous le sentez venir le sentiment de responsabilité de l’échec ? « Tout va bien de son côté, du coup, si on ne peut pas avoir de gosse, c’est ma faute. » Raisonnement stupide et vain… mais plus fourbe et collant que le scotch du capitaine Haddock. Et dont l’amertume, hélas !, résiste même aux nombreuses discussions, à la tendresse et à la complicité du couple. Je pense que je ne m’en déferai jamais.

Tous ces examens réalisés, il est temps d’examiner les possibilités qui s’ouvrent à nous. Et, éventuellement, de passer à l’action !

Nous découvrons alors que derrière le terme générique d’AMP (assistance médicale à la procréation) se cachent une foultitude de techniques différentes, de l’insémination artificielle aux diverses variétés de FIV (fécondation in vitro). Or la faiblesse de ma production ne nous laisse guère de choix : pour nous, ce sera directement le top du top – la FIV ICSI (injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde : on prend plusieurs ovules à MaChérie, on essaie de me trouver plusieurs spermatozoïdes pas trop moches et on injecte un spermatozoïde dans chaque ovule). La gynéco nous explique toute la procédure, les étapes, les probabilités de réussite… et on y va(2) !

La procédure

… enfin, on essaie. Parce qu’une fois qu’on a décidé de se lancer, il reste encore un sacré chemin à parcourir.

De mon côté, il faut optimiser les chances. Du coup, on congèle. Ben oui : comme on n’est pas sûr que le jour J on trouvera suffisamment de spermatozoïdes dans ce qu’on prélèvera, il vaut mieux en avoir en réserve au frais à dégeler en vitesse, au cas où. Prendre rendez-vous au labo, se présenter à l’heure en ayant respecté une période d’abstinence de 3 à 5 jours (ni plus ni moins), se rendre dans la cabine avec la personne qui vous explique la procédure (rien de bien compliqué, vous vous en doutez), fermer le verrou quand elle est sortie, procéder, laisser le flacon, partir au boulot, attendre quelques jours les résultats… et découvrir à chaque fois qu’ils sont franchement très mauvais, ne laissant qu’une médiocre paillette au congélo(3). D’où la nécessité de recommencer quelques jours, quelques semaines plus tard, jusqu’à avoir suffisamment de matériel de secours. Alors je recommence, à chaque fois encore moins émoustillé par les films et magazines d’une banalité navrante, nonchalamment laissés dans les cabines(4). Bref, rien de bien folichon. Dans la salle d’attente, j’observe ce rassemblement un peu étonnant de mecs présents, pour la plupart, pour les mêmes raisons que moi. Physiquement, on balaie largement le continuum de Woody Allen à Schwarzenegger, comme quoi… Et puis tous les âges, toutes les gueules sont là. Nous sommes réunis par la même frustration de n’être point suffisamment féconds. Alors naît un sentiment trouble qui tient à la fois de la fraternité et, plus oblique, de ce que les Allemands, qui s’y connaissent, nomment Schadenfreude.

Du côté de MaChérie, lorsque nous commençons à emmagasiner suffisamment de surgelé pour envisager une première tentative, la préparation débute. Et l’injustice profonde se dévoile encore un peu plus. Le problème vient de mon côté mais c’est elle qui va devoir supporter les épreuves physiques les plus lourdes. Parce que bon, on rigole avec les magazines, les cabines et les gus qui font la queue au labo pour se vider dans un flacon, mais elle, elle doit s’envoyer pendant plusieurs semaines une quantité d’hormones qui ferait chanceler une volleyeuse soviétique. Et pour finir, les piqûres dans le bide tous les soirs à heure fixe pendant dix jours, merci bien ! Le principe, pour ceux qui l’ignoreraient : le corps d’une femme est fait pour produire, grosso modo, un ovocyte par mois ; là, on stimule les ovaires pour qu’ils en produisent une bonne dizaine d’un coup. Sympa, non ?

Et ce n’est pas fini ! Parce que ce n’est pas pour autant qu’on peut effectuer immédiatement le prélèvement de son côté. Le kaïros prend son temps. Bref, on y passe encore plusieurs mois, à se balancer entre espoir, distanciation et découragement. Devant l’épuisement, je m’accroche aux statistiques comme un drogué du PMU aux cotes de ses bourrins.

En mars 2017, nous avons découvert mon infertilité il y a plus d’un an. Et, après trois faux-départs, nous pouvons enfin procéder à notre première tentative ! Rendez-vous à la clinique. L’injustice se poursuit : de mon côté, le prélèvement ne pose guère de difficulté, on s’en doute ; en revanche, du sien, c’est moins rigolo avec anesthésie locale et intervention franchement douloureuse.

Et puis les quelques jours d’attente : les gamètes de l’un et l’autre sont-ils en bon état, y en a-t-il suffisamment, la fécondation va-t-elle réussir, les embryons vont-ils survivre et se développer normalement… ? En boucle. Jusqu’au coup de fil aux statistiques vertigineuses :

« 10 ovocytes vous ont été prélevés ;

7 étaient mûrs ;

5 ont pu être fécondés ;

3 embryons ont survécu jusqu’au troisième jour ;

1 seul a survécu jusqu’au cinquième jour et s’est développé au stade blastocyste. »

Autrement dit : nous avons un embryon à implanter. Et si ça ne marche pas, on recommence depuis le début. Malgré le stress, nous nous accrochons à cette idée folle : c’est possible ! Nous sommes arrivés jusqu’à cette étape et, s’il le faut, nous pourrons y arriver de nouveau !

Enfin, le mieux serait de réussir du premier coup ne pas avoir à revenir à la case départ…

Alors direction la clinique, l’implantation se fait très vite, sans douleur. Ouf.

Et ensuite… on attend. L’embryon et l’utérus discutent et, s’ils trouvent un terrain d’entente, le premier s’accroche au second. 40% de chance d’y arriver. Seulement. Quand je vous disais que c’était une histoire de statistiques.

On guette les fameux bêta-HCG.

Ils sont haut : bon signe.

Au bout de quelques jours, ils augmentent beaucoup : bon signe.

L’embryon est accroché, Ma Chérie est enceinte !

Sauf que ce serait trop facile : les grossesses par FIV ont beaucoup plus de risques de fausses couches que les grossesses « naturelles ». Alors les premières semaines, nous hésitons entre le relâchement à la joie d’avoir réussi et la crainte de devoir tout revivre. Impossible de s’abandonner complètement : nous traquons les symptômes suspects, nous nous alarmons d’une douleur nouvelle, d’une sensation étrange comme de sa disparition. Nous multiplions les consultations de contrôle chez la gynéco, rassurantes. Nous passons ainsi les premiers mois en réalisant progressivement que, peut-être, nous avons la chance d’avoir réussi du premier coup. Et merde aux statistiques !

Alors, un sujet tabou ?

A priori, l’infertilité attaque quelque chose au plus profond de l’intime. Elle touche directement l’individu à la fois au corps dans ses organes et fonctions les plus secrets, et à l’esprit dans son imaginaire et sa volonté de transmission et d’inscription dans l’après-soi. Beaucoup se noue à ce point focal de la procréation qui semble donc devoir n’être traité qu’avec la plus grande pudeur. La lumière du public ne peut éclairer sans la détruire cette part de soi qui s’agite aux tréfonds de l’être.

C’est pourquoi, au début, nous évitions de nous ouvrir, même à nos proches, et esquivions soigneusement ces questions ô combien intimes. Or nous avons assisté à un phénomène étrange. Le moral flanchant, j’ai commencé à évoquer le sujet avec tel ou tel ami. Immanquablement, au moins trois fois sur quatre, j’obtenais des réponses du type : « je connais X qui a fait une PMA. » Alors nous en avons parlé plus librement et nous sommes même aperçus que deux couples d’amis proches s’engageaient eux aussi dans un protocole de FIV, exactement en même temps que nous.

De même, j’ai beaucoup hésité à écrire, puis à publier ce billet. J’ai d’abord pensé écrire un truc très distancié et factuel. Finalement, j’ai préféré plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?, non pour trouver du nouveau comme ce cher Charles, mais pour aller chercher dans l’expérience unique du cas individuel, idiosyncratique, la banalité d’une expérience commune. Tous ces mecs qui attendent d’aller éjaculer dans un petit pot en espérant que cela débouche sur la naissance de leur progéniture n’ont aucune honte à avoir de ne pas pouvoir faire autrement. Tous ces couples engagés dans ces protocoles de PMA ne doivent pas en faire un sujet tabou. Même si cela concerne le sexe, la naissance, etc.

Au contraire. Je pense qu’il faut en parler parce que, si cela touche à l’intime, les causes sont de nature publique. Nous sommes là face à un très grave scandale de santé publique. La rigueur scientifique ne permet pas d’affirmer, démonstration à l’appui, que nous serions une génération infertile : les signaux sont trop faibles, le recul insuffisant, les facteurs trop nombreux. Et pourtant, toutes les évidences sont là. Nous le savons bien. Nous sommes en train de crever des saloperies que nous respirons, buvons, mangeons.

 

Cincinnatus, 9 octobre 2017

Références

(1)J’ai énormément d’estime et de gratitude à son égard et ne saurais trop la recommander. Me contacter si besoin.

(2) Soit dit en passant, un petit message aux calomniateurs de la France et aux aigris de la patrie persuadés que nous faisons toujours tout plus mal que les autres, que tout est toujours mieux chez nos voisins et que notre modèle social est « trop cher », « dépassé », etc. : je remercie plus que jamais le système de santé public français car, pour m’être un peu renseigné, nous n’aurions jamais pu nous lancer là-dedans si nous avions vécu, au hasard, au Royaume-Uni (et je ne parle même pas des États-Unis) dont le « modèle » est une catastrophe absolue, où tout est assujetti à l’argent. À bon entendeur…

(3) Si vous voulez tout savoir, la paillette, c’est l’unité de congélation et, normalement, on en produit plusieurs à chaque prélèvement. Normalement.

(4) Désolé pour la crudité de cette confidence : personnellement, j’ai toujours préféré le sexe in vivo qu’in vitro. La pornographie me laisse de marbre.

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Profs

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Profs

Finalement, c’est quoi être prof ? un article par Cincivox.

Article à retrouver ici : https://cincivox.fr/2023/10/23/profs/ 

Visiter le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

En mémoire de Samuel Paty et Dominique Bernard

Quel beau métier que celui de professeur en France !

*

Inventer toutes les ruses possibles pour attirer l’attention d’élèves illettrés, vautrés dans la culture de l’avachissement, obstinément rétifs au moindre effort.

Chercher à leur faire lever le nez de leur téléphone, à les sortir de leur dépendance aux écrans pour leur transmettre quelques bribes de savoir.

Rappeler des évidences à leurs parents à propos du travail, de l’attention nécessaire en classe, alors qu’eux-mêmes n’en ont rien à faire.

Consacrer l’essentiel de son temps non à l’instruction mais à l’éducation, parce que, même en CP, des enfants aux « comportements difficiles », bel euphémisme, pourrissent la classe.

Lutter contre la violence qui devient chaque jour un peu plus le mode normal de relation des gamins entre eux et avec les adultes.

Passer le plus clair de son temps à expliquer, en vain, les règles fondamentales de la civilité et les nécessités de la discipline à des petits sauvageons inéduqués, qui se fichent de l’école et se moquent de ce que raconte l’enseignant en face d’eux.

Pallier les démissions parentales.

Se battre contre les endoctrinements familiaux.

Ne plus pouvoir enseigner l’évolution, l’histoire de l’univers, la reproduction ni des pans entiers de l’histoire, ne plus évoquer la laïcité ni donner des cours de natation ni de sports collectifs mixtes… par crainte des réactions des élèves et de leurs entourages.

Subir des remises en question systématiques de tous les savoirs et de toutes les connaissances, par des « ça sert à quoi ? » ou des contestations agressives au nom de la religion.

Endurer les pressions, les menaces, les insultes et la violence des grands frères et des parents à la moindre complainte mensongère du petit ange.

Trouver de temps en temps un pneu crevé sur sa voiture ou une lettre de menaces dans son casier.

Redouter les interventions des associations de parents d’élèves, puissants lobbies de la détestation des enseignants et spécialistes des campagnes de harcèlement des professeurs.

Voir les mêmes associations de parents d’élèves accompagner, voire inspirer, toutes les réformes délétères depuis quarante ans et se servir un verre.

Regretter l’époque où l’école était encore, vaille que vaille, un sanctuaire protégé de l’extérieur, qui offrait aux élèves un cadre émancipateur, une respiration laïque, à l’abri de la société, de ses modes et de ses coups de folie.

Observer la disparition du magistère intellectuel et moral dont ont joui, jadis, les professeurs, dont l’autorité est dorénavant taillée en pièce, et que des amuseurs idéologues remplacent dans les références des plus jeunes.

S’effrayer devant le lavage de cerveaux que s’infligent les mômes, incapables de se décrocher du défilement hypnotique des vidéos tiktok et autres réseaux dits sociaux, miroirs aux alouettes dans lesquels ils s’absorbent en continu.

Essayer de leur ouvrir les yeux et de les sortir de l’extrême mimétisme envers des influenceurs qui ressemblent aux gamins et à qui les gamins veulent ressembler – vide abyssal de deux miroirs face à face.

Échouer à développer leur esprit critique, à les exercer à l’usage de leur raison pour les protéger du bourrage de crânes auquel les soumettent les pires idéologues.

Perdre son temps en « missions » toujours plus nombreuses, lâchement abandonnées par les autres institutions et le reste de la société, en fonction des modes et des lubies du moment : apprendre aux enfants le tri sélectif (quand se rendra-t-on compte que c’est là un pléonasme stupide : comme un tri pourrait-il ne pas être sélectif, enfin ?!), la protection du climat, faire ses lacets, le code de la route, la méditation (ou comment faire entrer les sectes à l’école, bravo !), le codage informatique, la communication non violente, le jardinage…

Être sommé de résoudre tous les maux de la société.

Être accusé d’être responsable de tous les maux de l’école.

Prendre chaque jour en pleine figure le mépris des politiques, des médias et de la société.

S’affliger des rodomontades de chaque nouveau ministre pressé d’attacher son nom à une réforme qui sapera encore un peu plus l’édifice déjà croulant et rendra plus impossible l’exercice du métier, dans le veule objectif de grimper au sein de la hiérarchie gouvernementale.

S’élever contre les réformes destructrices et s’entendre dire que les enseignants « prennent les enfants en otages » ; un an ou deux plus tard, lorsque lesdites réformes entrent pleinement en application, écouter les mêmes s’emporter de nouveau contre les professeurs au prétexte qu’ils seraient responsables des effets des réformes.

Se savoir seul en première ligne avec derrière soi toute l’administration prête à prendre le parti adverse quoi qu’il arrive, le « pas de vague » étant le dogme absolu et la démission l’habitus généralisé.

Être rabaissé par des inspecteurs qui n’ont pas enseigné depuis des lustres et n’ont en tête que les balivernes pédagogistes.

Perdre son temps en des tâches administratives toujours plus lourdes et plus absurdes.

Être forcé de suivre des formations ineptes et infantilisantes.

Renoncer à enseigner sa discipline pour répondre aux injonctions à monter des « projets » débiles.

Participer à des réunions inutiles hors des heures de service et jamais indemnisées.

S’entendre dire que les professeurs ne fichent rien et sont toujours en vacances alors que le véritable temps de travail est au moins le double de celui passé en classe – avec tout le travail dans les trous de l’emploi du temps, à la maison, pendant les fameuses vacances, le soir et le week-end, bien plus que n’importe quel cadre du privé ou du public.

Se résigner devant la mauvaise foi de tous les calomniateurs des enseignants qui prétendent qu’une heure en classe devant trente élèves est équivalente à une heure de travail passée devant un ordinateur ou à « manager » une équipe d’adultes.

Se débrouiller avec des moyens dignes du tiers-monde et utiliser son matériel personnel pour son travail.

Avoir en face de soi des classes surchargées parce qu’il n’y a pas assez de professeurs, que la France a un des pires taux d’encadrement et que l’administration, pour justifier les économies, ment sans vergogne lorsqu’elle prétend que le nombre d’élèves par classe n’a aucune incidence sur les apprentissages.

Recevoir un traitement nettement inférieur aux autres corps de catégorie A de la fonction publique – et donc misérable comparé aux salaires des cadres du privé eux aussi bac+5 –, traitement parfaitement représentatif de l’estime dans laquelle la société tient les professeurs.

Constater la chute régulière, chaque année, du nombre de candidats aux concours et comprendre parfaitement que plus personne ne veuille faire ce métier.

S’alarmer que les nouveaux recrutés possèdent un niveau catastrophique de maîtrise de la discipline qu’ils vont devoir enseigner.

Se souvenir que l’autorité du maître est directement liée à sa maîtrise de la discipline et reprendre un verre.

Remarquer que les démissions sont de plus en plus nombreuses alors que les recrutements suivent une courbe inverse.

Se révolter devant la contractualisation et les recrutements en « speed dating » qui signifient bien que n’importe qui peut prétendre s’improviser prof et que tout le monde s’en fout, du moment qu’il y a un adulte dans la classe pour garder les gosses.

Regarder, impuissant, l’Éducation nationale se transformer en Garderie inclusive sous les applaudissements des imbéciles.

Être entré dans la carrière par amour de sa matière et volonté de la transmettre mais ne plus l’enseigner qu’à la marge, les heures de disciplines étant sans cesse réduites au profit des heures de rien.

Contempler l’instruction s’effondrer et finir la boutanche.

Percevoir dans la destruction des lycées professionnels la nouvelle étape vers la privatisation de l’éducation nationale.

Vivre chaque jour la chute du niveau malgré le déni dans lequel les idéologues pédagogistes, pour continuer de faire fructifier leur juteux business, tentent de maintenir l’opinion publique, avec, il faut le reconnaître, de moins en moins de succès tant leur propagande craque sous le poids du réel.

Reconnaître que le ver est dans le fruit, beaucoup de profs ayant dorénavant cédé aux billevesées pédagogistes, aux discours lénifiants sur la « bienveillance » et la « tolérance », et même à une certaine complicité avec les idéologies obscurantistes qui gangrènent la société.

Abandonner tout espoir pour ce qui concerne les syndicats professionnels, trustés par des déchargés qui n’ont pas mis les pieds devant une classe depuis deux générations et sont plus occupés à faire tourner leur boutique et à propager leur idéologie empoisonnée qu’à défendre les enseignants sur le terrain.

Regretter que le corps enseignant savonne souvent lui-même sa planche.

*

Et pourtant…

Continuer d’apparaître, aux yeux des ennemis de la République, comme ses premiers représentants.

Incarner, encore, le savoir, l’héritage des Lumières, la laïcité… c’est-à-dire les ennemis à abattre pour tous les obscurantismes, islamisme en tête.

Demeurer seul face aux provocations des islamistes contre l’institution scolaire, depuis les foulards de Creil en 89 jusqu’aux abayas de 2023.

Aller à l’école le matin la boule au ventre, dans l’angoisse du geste ou de la parole sciemment mal interprétés.

Craindre pour sa propre vie et celle de ses proches en rentrant chez soi le soir.

Faire preuve d’un courage dont bien peu seraient capables, en se dressant pour protéger les autres.

Et, par un beau jour d’octobre, se faire égorger.

Cincinnatus, 23 octobre 2023

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Un problème ? une appli !

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Un problème ? une appli !

Dans cet article, Cincinnatus évoque le « solutionnisme » c’est-à-dire l’idée que les applications peuvent résoudre tous nos problèmes. Cette idée en vogue dans la Silicon Valley, pousse les individus à s’adonner pleinement à l’utilisation des technologies, et à sombrer dans l’avachissement.

Le « solutionnisme » est cette idée simpliste selon laquelle tous les problèmes, quelles que soient leur nature et leur complexité, peuvent trouver une solution sous la forme d’algorithmes et d’applications informatiques. Très en vogue dans la Silicon Valley depuis plusieurs années, il s’est largement répandu grâce à ses illusions séduisantes et imprègne dorénavant les imaginaires collectifs, notamment celui de la start-up nation chère à notre Président.

La culture de l’avachissement aurait bien du mal à tenir debout – ou plutôt allongée – sans l’aide de ce puissant outil. Nous disposons en effet d’applications pour réduire à peu près tous les gestes fastidieux, ou imaginés tels, à quelques tapotements sur l’écran d’un téléphone. Dans notre obsession pour l’optimisation de notre temps si précieux, nous déléguons tout ce que nous pouvons à d’autres par l’intermédiaire de ces applications. À d’autres puisque, malgré ce que nous nous entêtons à vouloir croire dans une pensée magique qui nous épargne opportunément tout sentiment de culpabilité, derrière les applications, c’est tout un nouveau prolétariat invisible qui survit en exécutant nos basses tâches. L’exploitation par application interposée ne connaît plus de limites. Quant aux promesses de l’oxymore « intelligence artificielle », elles ne font que prolonger le solutionnisme en substituant toujours un peu plus la machine à l’humain (machine elle-même mue en réalité par un nombre croissant de petites mains exploitées).

Le déploiement des voitures bardées de technologies d’« aide à la conduite », et même « autonomes », profite pleinement de cette mode. La séduction opère en vendant la sécurité, le confort, le plaisir et en dévalorisant la conduite elle-même, présentée comme fatigante, comme nécessitant une attention qui serait bien mieux utilisée autrement – par exemple, en se détournant sur l’offre pléthorique de divertissements industriels proposés. Qui a déjà eu l’occasion d’entrer dans une Tesla a peut-être eu le sentiment de se trouver à l’intérieur d’un énorme iPhone. La voiture comme véhicule s’efface devant le gadget dédié à l’entertainment. Bien entendu, tout cela est fort agréable, on se sent dans un cocon geek, on retrouve les mêmes sensations que lorsque nous sommes plongés dans nos téléphones. La dépendance aux écrans trouve un nouveau terrain de jeu. De jeu, en effet : la signification du plaisir de la conduite, tel que celui-ci était vécu par les générations précédentes, glisse vers autre chose, plus en accord avec la norme ludique actuelle. D’un sentiment de liberté jusqu’alors associé à l’imaginaire automobile, on passe à un plaisir plus régressif, celui de la complète prise en charge, de l’abandon confiant à la technique de toutes les responsabilités, pour mieux consacrer le temps et l’attention, ainsi libérés, à la distraction et à l’amusement – formatés.

Les gadgets technologiques semblent agir comme le serpent Kaa du Livre de la jungle. « Aie confiance », nous susurrent-ils. Et, trop heureux de leur obéir, nous sombrons avec quelque délice, dans la pure croyance. Bien peu savent comment fonctionnent vraiment ces objets que nous utilisons en permanence, ces applications qui nous « facilitent » la vie… Il en est de même, c’est vrai, de la plupart des appareils que nous utilisons depuis plusieurs décennies, bien avant l’apparition des applications. Pas plus que nous grands-parents, nous n’avons une idée précise de ce qui se passe lorsque nous appuyons sur l’interrupteur : nous savons seulement que la lumière s’allumera – et cela nous suffit. Le solutionnisme qui nous habite va toutefois plus loin que cette pensée magique basique – ou plutôt que cette absence de pensée. Il y a en lui une véritable croyance, de l’ordre de la superstition, certes, mais les superstitions ne sont-elles pas justement les derniers bastions inexpugnables devant lesquels la raison capitule ?

Car la technique n’a rien de « neutre », comme on le prétend trop rapidement en comparant benoîtement un téléphone à un marteau ou à un tournevis un peu plus perfectionné (sans réaliser que même un marteau n’est pas « neutre »). L’optimisme béat qui accompagne et fonde le solutionnisme caractérise l’imaginaire de la technique dans ses deux dimensions, idéologique et utopique (pour reprendre les définitions de Ricœur). La version la plus assumée et la plus explicite de cette idéologie et de cette utopie technicistes, le transhumanisme, pousse la logique interne du solutionnisme à son apogée, jusqu’à sombrer dans l’hybris en considérant la mort même comme un bug à corriger. La technologie, comme discours et idéologie de la technique, n’a plus rien à voir avec la science et la confusion, sciemment entretenue, des deux dans la plupart des esprits participe à l’entreprise d’asservissement de la science à la technique. De la science… mais pas seulement, puisque la puissance de l’idéologie et de l’utopie technicistes permettent l’appropriation par la technique de domaines qui en étaient jusque-là indépendants. Ainsi triomphe la technocratie – au sens de la prise de pouvoir de la technique, par délégation et abdication volontaires.

L’abandon progressif de leurs responsabilités, d’abord anodines puis de plus en plus importantes, par les individus au profit des applications et gadgets technologiques, sous prétexte de simplification, de confort, de plaisir et de gain de temps, va de pair avec la déresponsabilisation politique, tant des citoyens repliés sur leur espace privé que des dirigeants trop heureux de se cacher derrière les paravents mensongers de l’objectivité technique (1). La négation du politique et de l’humain par la technique vont de pair, sous la bannière du sacro-saint « Progrès ». Or la disjonction n’a jamais été si flagrante entre progrès technique, progrès scientifique, progrès économique, progrès social et progrès humain. La fable selon laquelle ils seraient tous liés et avanceraient harmonieusement vers une amélioration continue de l’existence humaine a perdu toute crédibilité, bien qu’elle soit au cœur de bien des discours (anti)politiques. De moins en moins dupes, les citoyens se détournent des bonimenteurs qui assènent encore ces balivernes… au profit, hélas, d’autres bonimenteurs aux mensonges tout aussi dangereux : antisciences et complotistes de toutes obédiences surfent allègrement sur la vague néo-luddite.

Le même mélange des genres entre technique et science sert ainsi d’épouvantail aux antiscientifiques qui, au nom de craintes légitimes, développent des sophismes symétriques à ceux des technophiles les plus acharnés. La suspicion, largement justifiée, à l’égard de la technique a néanmoins quelque chose de paradoxal tant elle tolère sans difficulté une forme de technophilie aveugle chez les mêmes individus : combien vilipendent avec une hargne sincère la déshumanisation par la technique via leur téléphone dernier cri fabriqué en Chine dans des conditions inhumaines et qu’ils ont payé plusieurs centaines d’euros ? La contradiction n’est pas qu’apparente ; elle n’est pas le symptôme d’un cynisme qui serait presque rassurant. Si le néo-luddisme peut apparaître comme une posture au service d’idéologies en réalité tout à fait compatibles avec le solutionnisme et le technologisme, il faut reconnaître, chez ses partisans aussi, une sincérité qui rend d’autant plus efficaces leurs entreprises idéologiques. Comme leurs adversaires technophiles, ils se croient également investis d’une mission d’évangélisation.

Les questions environnementales, et tout particulièrement, énergétiques, paraissent à ce titre le terrain le plus évident d’affrontement-complicité entre partisans du solutionnisme technologique et néo-luddites divers et variés. S’affrontent dans une parodie de bataille rangée : d’un côté, les technophiles béats persuadés que la seule réponse aux catastrophes engendrées par la technique réside dans encore plus de technique et, de l’autre côté, les autoproclamés écologistes antisciences dont les actions ne font qu’aggraver la situation. Pris dans un débat hystérique, la raison n’a guère d’espace pour s’affirmer. Les fameuses « énergies propres » sont un mensonge savamment entretenu, un oxymore digne d’un « cercle carré ». Les énergies renouvelables à la mode (éolien et solaire) polluent énormément dès que l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie des éoliennes et des panneaux solaires, produisent une énergie intermittente, non pilotable, aux rendements médiocres et nécessitent la construction de centrales de back-up, souvent au charbon (l’Allemagne étant le « modèle » en la matière). Le nucléaire, accusé à tort de relever du solutionnisme par certains militants écologistes qui n’ont aucune compétence scientifique, demeure la meilleure réponse aux besoins énergétiques et au réchauffement climatique. En revanche, croire qu’il résoudra miraculeusement tous les problèmes est parfaitement stupide mais il fait nécessairement partie de la réponse, avec, entre autres, le changement du modèle de consommation, la relocalisation de la production, etc.

Avec le nucléaire et l’énergie, se révèle la difficile ligne de crête de la science qui doit être tenue dans la plupart des domaines entre les illusions de l’obscurantisme et les fantasmes du solutionnisme, entre ceux qui veulent obliger l’homme à retourner dans les arbres, voire éradiquer définitivement l’espèce humaine, et ceux qui ne rêvent que de toujours plus de technique au mépris de l’humanité en nous et imaginent naïvement qu’elle sauvera la planète. Quelles folies !

Cincinnatus, 26 juin 2023

Article à retrouver sur son site internet.

Références

(1)Dans ses différents ouvrages, Evgueny Morozov explore les impasses et mirages du solutionnisme. Il montre notamment comment, depuis le début des années 2010, celui-ci ringardise le politique dans les entreprises technologiques obsédées par le « bouleversement » (on dirait aujourd’hui la « disruption ») de tout ce qui ne relève pas, normalement, de la technique. Par exemple :

(2)« La réponse de la Silicon Valley au « comment » de la politique se résume d’ordinaire à ce que j’appelle le solutionnisme : il faut traiter les problèmes avec des applications, des capteurs et des boucles de rétroaction, toutes choses vendues par des start-up. Au début de l’année 2014, Eric Schmidt a même promis que les start-up résoudraient le problème des inégalités économiques : ces dernières peuvent donc être elles aussi « bouleversées » ! »

(3)Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 117

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Le temps métrisé

La Cité

Le temps métrisé

Moraliste (presque) pas moralisateur, misanthrope humaniste, républicain râleur, universaliste lucide, défenseur de causes perdues et de la laïcité, je laisse dans mes carnets les traces de mes réflexions : philosophie, politique, actualité, culture… [https://cincivox.fr/]

Je vais vite très vite

J’suis une comète humaine universelle

Je traverse le temps

Je suis une référence

Je suis omniprésent

je deviens omniscient

L’homme pressé, Noir Désir (1997)

Tu es un homme pressé. Très pressé. Obsédé par la performance dans tous les domaines, tu ne perçois le temps que comme une donnée purement quantitative qu’il te faut assujettir, quoi qu’il en coûte. Parce que le temps, ça coûte : c’est de l’argent. Le culte du dieu-pognon, religion partagée par tous, t’impose sa Loi, « TU NE PERDRAS PAS DE TEMPS », avec en note de bas de table, en police taille 2 : « tout temps perdu sera facturé selon le barème défini dans les conditions générales d’utilisation, etc. ».

Tu traques chaque seconde gagnable. L’idée de perdre du temps t’est insupportable. Le temps perdu, c’est celui passé derrière quelqu’un qui ne se range pas à droite sur l’escalator et t’empêche de monter deux par deux les marches pour gagner plus rapidement la sortie ; c’est celui passé dans la salle d’attente du médecin – toujours en retard ceux-là, non mais savent-ils ce que cela coûte à la société dans son ensemble ? – ; c’est celui que tu passes en réunions interminables organisées par les autres (parce que toutes celles que tu organises, toi, sont absolument nécessaires, bien sûr !) ; c’est celui qui te fait trépigner dans la file d’attente du supermarché et aboyer sur la caissière qui ne va jamais assez vite ou contre la caisse automatique qui la remplace mais plante toujours au moment de scanner le code-barre du dentifrice et t’oblige à attendre que l’on vienne relancer cette stupide machine (d’ailleurs, tu ne fais plus tes courses : tu les commandes). Alors, ces temps vides, tu les combles avec tout ce que tu trouves, tu remplis chaque créneau, chaque interstice, aussi fugitif soit-il. Et ton téléphone, ce doudou miraculeux, est ton meilleur allié dans ton combat contre ces temps morts-vivants.

Tu as d’ailleurs téléchargé une application pour optimiser chacune de tes activités. Une appli pour te dire quand et quoi manger, quand dormir et quand te réveiller, où descendre du métro pour être en face des escalators, quand sortir de la salle de ciné pour aller pisser pendant le film… Et ce qu’une appli ne peut faire pour toi, tu le fais faire à d’autres : tu leur délègues toutes les tâches qui appartiennent au temps gris, sans intérêt, dont la seule fonction est d’assurer la continuité du processus vital sans l’enrichir, sans posséder, pas seulement à tes yeux mais à ceux de toute la société, la moindre valeur ajoutée : courses, déplacements, etc. Tu maximalises leur rendement en les confiant à d’autres. Lorsque tu commandes (ce verbe n’a rien d’anodin) ton repas, tes courses ou un chauffeur via l’une de tes nombreuses applis, tu achètes du temps.

Tu l’achètes à d’autres qui n’ont que ça à vendre. Et tu le vis très bien. Même si tu peux parfois t’encanailler à critiquer lyriquement l’avatar contemporain du capitalisme et son idéologie, le néolibéralisme, cela ne t’empêche nullement d’exploiter les nouveaux prolétaires qui ne vendent plus tant leur force de travail qu’ils n’aliènent la nouvelle valeur suprême : leur temps d’existence.

Tu ne fais d’ailleurs, toi-même, pas autre chose au travail où tu oscilles entre burn out et bore out. L’accumulation pathologique d’activité laborieuse dans un temps nécessairement fini, malgré les tentatives de le compresser toujours plus, produit une violence insupportable pour ton organisme ; mais tu vis tout aussi mal l’absence d’activité ou son remplacement par des tâches absurdes et qui te semblent inutiles. Dans les deux cas, tu as le sentiment que ton temps pourrait être bien mieux employé – qu’il t’est dérobé. Rien ne te paraît plus cruel que ce vol caractérisé. Alors tu ruses.

Tu prends des pauses et des poses. Tu haches le temps consacré au travail pour y intercaler du temps « pour toi »… que tu t’empresses de remplir le plus possible. Tu restes tard le soir pour montrer à ton manager à quel point tu es impliqué… alors que jusqu’à 17h tu as cancané à la machine à café (temps très utile à la « sociabilisation » et au « réseautage ») et réservé tes prochaines vacances. Ainsi optimises-tu jusqu’à ta mesquine insubordination.

Tu profites de tout ce temps gagné, ou plutôt économisé, pour… mais pour quoi, au juste ? Très content de toi, tu prétends « dégager du temps qualitatif » (ce qui ne veut strictement rien dire) mais tes loisirs sont l’exacte négation de l’otium antique. Tu les accumules dans une programmation boulimique. En caser le plus possible dans le temps imparti (pour ça aussi, il y a des applis !) est devenu une activité en soi – une sorte de métaloisir. Ton temps de cerveau disponible étant devenu une denrée rare et âprement disputée, tu te laisses séduire, peu farouche, par la drague affichée et les manipulations à peine masquées des nouveaux tycoons de l’économie de l’attention. Tu consommes du divertissement comme le reste : séries, films, jeux vidéos, sorties, alcool… bienvenue dans l’empire du binge – la cuite continue, la consommation frénétique, le gavage ad nauseam.

Tu ne fais plus de sport : tu te regardes en faire, tu te mesures en faire. Oreillettes enfoncées jusqu’aux tympans afin de profiter de ce temps pour écouter podcast ou musique – il faut toujours cumuler plusieurs activités simultanément ! –, bardé de gadgets qui te font ressembler à un échappé d’hôpital qui n’aurait pas eu le temps de se défaire de tous les électrodes et engins qui le maintenaient en vie, tu leur confies le soin de compter pour toi tous tes rythmes transformés en données quantitatives : battements du cœur, respiration, nombre de pas ou de coups de pédales, vitesses instantanée, minimale, moyenne et maximale, durée de l’activité, baisses de performance, records personnels, comparaisons aux statistiques de ton réseau communautaire, etc. etc. Et tu choisis ensuite de consacrer un temps si précieux à l’analyse de tes résultats, à la comparaison avec les objectifs que tu t’es fixés – ou qu’une appli t’a fixés.

Tu n’abordes en effet le monde qu’au prisme de la performance : le plus possible, le mieux possible, dans le moins de temps possible. Même tes relations sociales subissent cette pression. Tu n’appelles plus tes proches avec ton téléphone greffé à la main : tu leur envoies des messages vocaux, c’est plus rapide. Tu ne dragues plus : tu matches sur Tinder (encore une appli bien pratique), c’est plus efficace. Et même, tu ne fais plus l’amour : tu baises, l’œil sur le chronomètre, en enchaînant le plus de positions façon douze travaux d’Hercule – ou d’Astérix –, dans un simulacre de mauvais porno (pléonasme) dont tu t’imagines la star.

Tu es devenu le grand chronométreur de ta propre existence. Tu mesures tout, tu enregistres chaque économie de temps dans ta vie que tu observes ainsi de l’extérieur comme si quelqu’un d’autre la vivait. Tu ne sais penser le temps long, que ce soit dans le passé ou dans le futur. Les photos que tu prends sans cesse avec ton téléphone s’archivent toutes seules et ne servent qu’à gonfler ton nuage (tu as même une appli pour créer, imprimer et t’envoyer automatiquement des albums photo que tu n’ouvriras jamais) – en aucun cas à nourrir une quelconque profondeur de champ. Toxicomaniaque de l’instant présent dans lequel tu t’enfermes volontairement, tes désirs, incapables de supporter la moindre suspension, nécessitent une résolution immédiate.

Tu tentes de rendre le temps fractal : pour en faire toujours plus, tu divises ton agenda en unités de plus en plus petites, tu cales des rendez-vous entre des réunions entre des déjeuners entre des meetings entre des calls entre des points entre des rencards entre des moments de « détente » calibrés à la minute, à la seconde, de plus en plus brefs, de plus en plus resserrés ad absurdum.

Tu jongles sans cesse avec des temporalités différentes, contradictoires. Tu aimes ce rythme effréné, toujours plus rapide. Tu savoures ce sentiment de vitesse et de toute-puissance. Tu n’as que vaguement conscience de ton asservissement que tu préfères appeler liberté. Tu t’y vautres avec délice. Tu crois sincèrement ainsi arraisonner le temps lui-même – ruse puérile avec la mort : en pensant éviter le néant, tu n’y cours que plus vite. La névrose chronométrique n’est que l’envers de la culture de l’avachissement – et, comme elle, un luxe bien vain d’enfant stupide et gâté.

Cincinnatus, 24 avril 2023

Références

(1)Le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

 

Cet article a été publié  originellement ici : https://cincivox.fr/2023/04/24/le-temps-metrise/

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