Amnistie et privilèges : la gauche institutionnelle espagnole contre l’égalité

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Crédits photos : SUSANA VERA / REUTERS

Avec le récent pacte d’investiture, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a confirmé la dérive qu’il suit depuis des années : l’abandon des principes du socialisme démocratique, de l’égalité et de la solidarité. La prochaine législature en Espagne entraînera une rupture de l’idéal de citoyenneté commune, l’érosion de l’Etat de droit et l’augmentation des inégalités sociales et territoriales. Tout cela s’aggravera suite aux privilèges que le PSOE donnera aux territoires riches avec une forte présence nationaliste.

Le PSOE s’est mis d’accord avec le Mouvement Sumar, une coalition de quatorze partis régionalistes qui se soucient seulement de l’agenda identitaire de leur territoire. En outre, il a accepté d’augmenter les avantages fiscaux en faveur de la droite basque, brisant ainsi la caisse unique de la Sécurité sociale. Le Parti socialiste a aussi approfondi sa relation avec Bildu, le parti héritier impénitent du terrorisme nationaliste. Qui plus est, le PSOE a cédé aux demandes des forces nationalistes catalanes, qui deviennent de plus en plus minoritaires : ERC et Junts – ces partis étaient, respectivement, quatrième et cinquième aux dernières élections législatives. Ces demandes sont de caractère économique, ainsi que politique. De fait, le Parti socialiste accorde, en échange de leurs voix, l’impunité pour les responsables du coup d’État de 2017 et les insurrections de 2019, qui ont suspendu la Constitution en Catalogne depuis le gouvernement régional –qui contrôle une force de police avec près de 20000 effectifs—, menacé avec un conflit armé, harassé les fonctionnaires de l’État (notamment ceux de la justice), piétiné les droits de l’opposition au Parlement régional catalan, occupé l’aéroport de Barcelone (en 2019), et intimidé la population non-nationaliste catalane(1).

Cet accord de gouvernement aura des conséquences pour l’égalité entre les citoyens espagnols. Le nouveau gouvernement a inclus beaucoup d’avantages en faveur du gouvernement nationaliste catalan afin de satisfaire l’élite nationaliste et d’obtenir ainsi sept votes d’investiture pour la « majorité de progrès ». La dette de presque 15 milliards d’euros envers l’État sera effacée. Ce sera donc au reste des Espagnols de payer la dette contractée par le gouvernement séparatiste régional. En outre, le Parti socialiste a promis de donner à cette région plus de compétences fiscales, parmi elles, le transfert de l’administration en exclusivité de tous les impôts qu’elle va lever dorénavant. Une récompense incompréhensible pour l’une des régions les plus riches du pays. La dette régionale catalane s’est créée suite à la privatisation des services publics, tels que la santé et l’éducation, et à cause du détournement des fonds publics qui ont été utilisés pour promouvoir le projet séparatiste et identitaire. Les profits d’une région riche sont privatisés et sa dette est socialisée. Rien n’est plus contraire aux principes de la gauche.

Contrairement à une certaine mythologie, l’Espagne n’est pas un État centralisé depuis longtemps ; ce n’est même pas un État fédéral. En pratique, l’Espagne fonctionne aujourd’hui comme un système confédéral asymétrique où la décentralisation affecte les citoyens qui ne bénéficient pas équitablement des droits fondamentaux ni de l’accès aux services publics. La société civile commence à prendre conscience de cette pathologie du système politique, qui reste invisible dans le débat public. Les syndicats des chemins de fer ont appelé à des grèves de grande ampleur face au transfert complet du service de transport ferroviaire en faveur du gouvernement catalan (2).

L’accord sur une loi d’amnistie avec le fugitif Carles Puigdemont et son parti Junts est, particulièrement, grave pour la santé démocratique du pays. Puigdemont, qui a fui la justice espagnole dans le coffre d’une voiture après l’échec de la déclaration d’indépendance et qui se réfugie à Waterloo en raison de l’inaction surprenante de la justice européenne, va bénéficier de la loi d’amnistie accordée avec le PSOE. De fait, dans le cadre des négociations Puigdemont a saisi l’occasion pour humilier les institutions espagnoles, en particulier le pouvoir judiciaire, avec l’approbation du PSOE (3).

Cette amnistie négociée est non seulement inconstitutionnelle – l’article 62 de la Constitution interdit les grâces générales – mais aussi nuisible à la coexistence dans un pays polarisé par les attaques du nouvel exécutif à la séparation des pouvoirs et à l’État de droit.

Sans loi, il n’y a pas de démocratie. Les crimes de désobéissance, de détournement de fonds publics et même de terrorisme resteront impunis. Il ne s’agit pas seulement de pardonner, mais aussi de délégitimer l’action de l’État espagnol, qui était le garant de l’égalité et de la justice pendant le processus d’indépendance de la Catalogne. Les institutions de l’État espagnol qui ont garanti le droit commun face à un mouvement putschiste, corrompu et xénophobe, étaient des institutions parfaitement démocratiques et dotées de garanties.

L’amnistie est seulement admissible dans le contexte d’une transition d’un régime dictatorial à un gouvernement démocratique pour le rétablissement du vivre ensemble. C’était le cas en 1977 en Espagne : l’amnistie approuvée par le premier Parlement démocratique, qui a mis fin officiellement à la dictature, a consolidé la démocratie et a été soutenue par la presque unanimité des parlementaires et de la société civile. L’amnistie actuelle, soutenue in extremis par 51 % de la chambre, délégitime de manière déraisonnable l’État de droit espagnol uniquement pour permettre à une clique retranchée autour du président Sánchez de rester au pouvoir. De plus, cette décision sur l’amnistie polarise l’ensemble de la société espagnole à des niveaux extrêmes, comme nous l’avons vu dans les manifestations de masse de ces derniers jours, ce qui favorise la montée de l’ultradroite de Vox.

De même, il s’agit d’un choix entre deux maux. Junts, ERC, Bildu ou PNV et d’autres partenaires du gouvernement sont les équivalents espagnols de la Ligue du Nord ou des nationalistes flamands et leurs propositions sont prises en compte. Des partis qui ne se soucient pas de la solidarité, des services publics ou des valeurs européennes. Ils souhaitent imposer un agenda ethnolinguistique, empêcher la redistribution de la richesse avec les territoires les plus pauvres et dynamiter la coexistence, en limitant la citoyenneté à ceux qui ne sont pas d’accord avec leur délire nationaliste.

L’agenda social est incompatible avec l’agenda plurinational. Le traitement favorable des régions riches, à cause la pression exercée par leurs élites nationalistes d’extrême droite sur le gouvernement, va à l’encontre des valeurs de la gauche.

Arturo Fernández-Le Gal est directeur de la communication de la plateforme El Jacobino.

Références

(1)¿Qué es el FLA? Esta es la deuda de cada comunidad, que lidera Cataluña en España: https://www.elconfidencial.com/espana/2023-11-06/que-es-el-fla-deuda-comunidad-cataluna-espana_3768288/

(2)Los sindicatos de Renfe y Adif irán a la huelga cinco días en toda España y en el puente por el traspaso de Rodalies: https://www.eldiario.es/catalunya/sindicatos-renfe-convocan-cuatro-dias-huelga-traspaso-rodalies-puente-constitucion_1_10663531.html

(3)El jefe de la Oficina de Puigdemont: « La amnistía es una humillación pública del Congreso a los jueces »: https://www.elespanol.com/espana/politica/20231112/jefe-oficina-puigdemont-amnistia-humillacion-publica-congreso-jueces/809169194_0.html

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La Place, d’Annie Ernaux

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Crédits photo : Annie Ernaux, à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), en mai 2021.  / article journal Le Monde

La place, autobiographie de l’autrice, raconte l’enfance et la vie de son père issu d’un milieu rural qui deviendra ouvrier, et qui poussera sa fille à « apprendre » pour qu’elle puisse appartenir « au monde qui l’avait dédaigné » (page 112). Dans son livre, Annie Ernaux se réapproprie le genre autobiographique et cherche à faire de la condition du père une réalité partagée. Elle décrit la honte et la gêne réciproques du père et de la fille, dans un environnement où ils cherchent chacun∙e leur place.

Au fil de son récit, Annie Ernaux nous décrit son processus d’écriture : une envie de vouloir écrire un roman, qui s’est rapidement transformée en un besoin d’éloigner toute forme artistique ou poétique pour y retrouver la simplicité même de l’écriture, dépouillée de tout artifice. « Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire des nouvelles essentielles. » (page 24). Cette écriture plate donne un style épuré, factuel et minimaliste, voir froid et distant. Le « je » inhérent à l’autobiographie, s’efface. Les phrases nominales et infinitives se succèdent. On trouve un aspect presque scientifique à l’écriture, avec des mots en italiques ou entre guillemets, comme si l’autrice citaient des sources ou des témoignages historiques.

La place marque ainsi un tournant dans son œuvre, elle y développe les racines de ce qu’elle appellera plus tard son « auto-socio-biographie » (terme employé en 2003 pour qualifier le genre de son œuvre littéraire). Annie Ernaux réinvente l’autobiographie, elle crée une distance entre l’autrice et la narratrice : « Le je que j’utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de l’autre qu’une parole de moi : une forme transpersonnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m’autofictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d’une réalité»(1). Annie Ernaux utilise ainsi l’autobiographie non pas pour parler d’elle-même mais pour parler d’une réalité vécue par tant d’autres. L’auto-socio-biographie est une démarche sociologisante d’elle-même : l’écriture de soi par l’autre, et l’écriture de l’autre par soi.

La place, comme son titre l’indique, explore les différentes places occupées par le père d’Annie Ernaux dans son environnement : paysan, ouvrier puis commerçant. Elle décrit l’ambivalence d’une certaine évolution qu’a connue son père : la peur de toujours perdre sa place et la honte et la gêne de sa propre place. En décrivant son père, elle écrit page 39 « […] ils avaient peur d’être roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. », puis page 45, « Il cherchait à tenir sa place. Paraitre plus commerçant qu’ouvrier. », et enfin page 71, « Le pire, c’était d’avoir les gestes et l’allure d’un paysan sans l’être. » Annie Ernaux illustre à travers la vie de son père, la peur de l’humiliation et la peur de faire honte ainsi que l’envie de réussir, sans pour autant passer du côté des « riches ».

Le livre met en lumière le rapport ambigu à l’apprentissage et à l’instruction. Le père d’Annie d’Ernaux, en la poussant vers l’école et les études, s’éloigne de sa fille. En réalisant ses études, elle intègre un monde étranger à ses parents, loin de l’environnement où ils évoluent. Ce déplacement social engendre une séparation et une honte vis-à-vis de son père et de ses origines. « Il disait toujours ton école et il prononçait le pen-sion-nat […], en détachant, du bout des lèvres, dans une déférence affectée, comme si la prononciation normale de ces mots supposait, avec le lieu fermé qu’ils évoquent, une familiarité qu’il ne se sentait pas en droit de revendiquer » (page 73-74). Cette honte ressentie par la fille, évoque la trahison qu’elle introduit au début de son livre, en citant Jean Genet : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». La Place tente de démêler cette trahison, la trahison d’avoir quitté son milieu ouvrier et d’avoir caché ces origines. A posteriori, le terme de transfuge de classe lui sera attribué. Terme qu’elle utilisera elle-même lorsqu’elle étudiera la sociologie de Pierre Bourdieu, une sociologie qui lui fera l’effet d’une « irruption d’une prise de conscience sans retour […] sur la structure du monde social. »(2)

L’œuvre d’Annie Ernaux, réputée et récompensée, vient se placer dans la suite de la « grande histoire » de la littérature française, bien qu’elle rejette toute conception de « grande littérature ». En réinventant le genre littéraire autobiographique par son œuvre, Annie Ernaux prend une place importante dans la littérature francophone, en offrant une nouvelle proposition littéraire.

À la lecture de son œuvre, des similitudes apparaissent entre La place et le roman naturaliste d’Émile Zola, L’Assommoir. Très différents dans le style et le genre, les sujets se font écho. Dans deux paysages et deux époques radicalement différentes, le nord de Paris au 19e siècle, et le monde rural de Normandie au 20e, ces œuvres offrent un aperçu du monde ouvrier et d’une pauvreté réelle. Le commerce des parents d’Annie Ernaux rappelle la boutique de Gervaise. L’écrivaine intègre même le terme d’assommoir dans son livre, page 54, pour décrire le commerce de son père, perçu comme un « assommoir » par ceux qui n’y mettent jamais les pieds…

Le livre est une claque. Simple, court et épuré, le lecteur le repose avec le sentiment d’avoir été touché au plus profond de son être. Il est d’autant plus percutant qu’il ne prétend aucun moralisme, et s’éloigne d’une écriture misérabiliste. La place est clé pour appréhender l’œuvre d’Annie Ernaux dans son ensemble et permet de comprendre le tournant que l’autrice a pris et qui lui a offert une place dans la littérature française (Prix Renaudot 1984).

Références

(1)Ernaux, Annie, « Vers un je transpersonnel », Cahiers RITM (Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes), n° 6, Univ. Paris 10, 1993, p. 219-221.

(2)Ernaux, Annie. “Bourdieu : Le Chagrin, par Annie Ernaux.” Le Monde, 5 février 2002, www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/05/bourdieu-le-chagrin-par-annie-ernaux_261466_1819218.html.

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Sociologie du féminisme bordelais des années 70

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Le 17 janvier 1975, la loi visant à dépénaliser l’IVG, portée par Simone Veil, alors ministre de la Santé de Valéry Giscard d’Estaing, est promulguée pour cinq ans à titre expérimental. Le 31 décembre 1979, la loi Veil est reconduite sans limite de temps.

L’autorisation de la contraception le 19 décembre 1967 et les revendications de Mai 68 préfigurent les luttes de la décennie 1970 quant à l’assouplissement de la législation.

Manifeste des 343, Procès de Bobigny, Manifeste des 331… Entre 1971 et 1973, la lutte pour la dépénalisation de l’avortement fait l’actualité et alimente la mobilisation féministe dite « de la deuxième vague ». Cet engagement politique, très fort à Paris après Mai 68, se répercute également en province, et notamment à Bordeaux.

Cet article est tiré d’un mémoire de recherche rédigé il y a quelques années, regroupant les témoignages de nombreuses militantes féministes bordelaises.

D’une part, cet article sera consacré aux parcours de vie des militantes féministes, hautement déterminants dans leur engagement. D’autre part, il s’agira de comprendre les différentes luttes menées durant la décennie 1970 ainsi que les structures militantes de l’époque.

Qui sont les militantes féministes bordelaises de la deuxième vague ?

Quels sont les facteurs qui ont encouragés les femmes bordelaises interrogées à devenir militantes féminismes ?

La socialisation primaire

Dans un premier temps, la place occupée par la mère au sein de la famille est un facteur d’éveil féministe fondamental chez les militantes. Dans six des neuf entretiens réalisés, les militantes mentionnent leur mère et permettent de fait de mettre en place une comparaison intergénérationnelle.

« En Mai 68, je n’ai pas tout compris de ce qu’il se passait mais j’ai bénéficié de « l’après », de tout le questionnement féministe, qui correspondait beaucoup à mes questionnements personnels et à mes volontés d’indépendance, d’autonomie, de liberté et de contestation du rôle des femmes, à l’image de ma mère, qui a longtemps été femme au foyer, dans une relation traditionnelle femme-homme. » Monique

Pour la majorité des femmes, leur mère apparaît comme un contre-exemple, un destin à éviter. En parallèle, la conscience de la mère de son propre statut lui permet d’encourager sa fille à ne pas adopter le même parcours.

La quasi-totalité des militantes interrogées a bénéficié des conquêtes et victoires de Mai 68 dans le début de leur vie d’adulte, puisque sept militantes avaient entre 17 et 26 ans en 1970 (un français sur trois a moins de vingt ans en 1968). De facto, cette nouvelle génération de femmes est la première à faire l’expérience de la contraception, et vit une libération sexuelle que leurs mères n’ont pas connue. Elles évoquent notamment le fait que leurs mères n’ont pas pu réguler leurs grossesses.

« La contraception, ça nous a quand même sauvé, par rapport à nos mères, qui étaient tout le temps dans l’angoisse. J’ai débuté ma sexualité avec la contraception, franchement, c’était la nuit et le jour entre ce qu’a vécu ma mère et ce que j’ai vécu moi. » Monique

« Mais surtout, moi j’étais issue d’une mère qui a eu 8 enfants, qui n’a pas contrôlé sa contraception, qui se faisait tabasser et je voyais les mecs comment ils étaient. » Marie

Les militantes interrogées viennent pour la majorité d’entre elles d’un milieu populaire. Au sein de leur famille, le partage des tâches est inexistant. Dans le couple, la répartition de l’éducation est majoritairement genrée : la mère s’occupe des filles et le père des garçons.

« J’ai été élevée vachement traditionnellement, les nanas, elles faisaient la cuisine, la vaisselle, le ménage et puis les mecs ils allaient au jardin. » Marie

Consciente de son statut et de sa condition, la mère encourage sa fille à ne pas suivre le même parcours qu’elle.

« Fille d’une mère prolo de chez prolo, entrée à l’usine à 13 ans, du quart- monde pratiquement, ma mère voulait que je fasse des études et elle m’avait mise dans la meilleure école de tout Bordeaux, qui était le Mirail à l’époque. » Martine

« Je pense que ce qui m’a poussée à être féministe, c’est que je suis fille unique, et que quand j’étais petite, quand je courrais vers mon père, il me disait « Vas voir ta mère car ce sont les femmes qui s’occupent des filles, moi si t’étais un garçon, je m’occuperais de toi ». Ça aide à devenir féministe. Mon père était comme ça, du coup comme j’étais une fille je ne l’intéressais pas. » Martine

La mère peut être un contre-modèle, mais peut également servir d’exemple, par son engagement militant et son indépendance.

« Ma mère m’a toujours expliqué que, en arrivant en France à 18 ans, elle savait faire la confiture, la pâtisserie, le tricot et elle ne voulait pas m’apprendre ça. Elle disait que ça ne servait à rien et qu’il fallait mieux savoir faire cuire un œuf. » Yolande

« Elle était très indépendante, elle vivait dans des paradoxes assez incroyables. Elle était dentiste dans une petite ville, seule avec moi, je portais le même nom qu’elle mais on ne savait pas trop d’où je sortais, et elle parlait français avec l’accent polonais. Malgré ça elle a tenu. Fallait le faire car en 49-50 c’était pas du tout facile à assumer. » Yolande

La figure de la mère apparaît donc à la fois comme un repoussoir, mais également comme un guide. Les militantes féministes se retrouvent orientées dans leurs convictions par leur mère.

D’autre part, le goût pour le militantisme est transmis par les parents. En effet, plus les parents sont actifs au sein d’un parti politique ou d’un syndicat, plus leurs enfants sont susceptibles de l’être également, et ressentent a minima un véritable engagement politique et/ou syndical.

« Comme dirait Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite. Ma mère était communiste, elle militait aux Femmes françaises, qui était la partie femmes du Parti communiste. » Yolande

Les enfants ayant des parents militants ont plus de chances de militer eux aussi, une fois entrés dans la vie active : la participation des parents à un mouvement syndical tend à améliorer la perception de l’individu sur le syndicalisme. Selon l’étude de Blanden et Machin (2003)(1), c’est plus l’attitude des parents vis-à-vis de leur syndicat et leur proximité au syndicalisme qui est transmise à leurs enfants que leur adhésion systématique. C’est donc une socialisation au syndicalisme qui se met en place au sein de la sphère familiale et qui encourage ainsi les enfants à rejoindre eux-mêmes un syndicat lors du début de leur activité professionnelle.

« Je me suis syndiquée à la CGT, je suis d’une famille syndicaliste de militants CGT, c’était évident pour moi » Françoise

En 2001, Gomez, Gunderson et Meltz démontrent que le fait d’avoir un membre de la famille au sein d’un syndicat augmente de 37% la probabilité que les jeunes expriment à leur tour une préférence d’appartenance à un syndicat(2).

Ainsi, la famille apparaît comme une instance primordiale de socialisation au sein de laquelle circulent de nombreux facteurs déterminants dans l’engagement politique et militant des enfants.

La socialisation au cours des études

Le milieu étudiant constitue une instance de socialisation particulièrement importante dans la vie des militantes. Pour la majorité d’entre elles, les études supérieures sont l’occasion de quitter leur famille et de découvrir un nouveau milieu.

La majorité des enquêtées a bénéficié de la massification scolaire propre à la période (post mai 68). Celles-ci étant généralement issues de familles populaires voire prolétaires, elles sont la première génération à accéder à l’enseignement supérieur.
Dans le cas de la mère de Martine, c’est la « transposition d’appétences culturelles déçues »(3) qui la guide. L’ascension sociale qui accompagne le long parcours scolaire de Martine est une manière pour sa mère de prendre sa revanche.

« Ma mère voulait que je fasse des études pour se valoriser à travers moi mais, ce faisant, je la trahissais. La transmission du savoir, c’est la transmission du poison. » Martine

La majorité des femmes interrogées ont réalisé des études menant à des emplois sociaux : cinq d’entre elles ont exercé la profession d’assistante sociale ou d’éducatrice au cours de leur carrière professionnelle et deux autres ont travaillé au contact d’enfants.

En 2008, Sébastien Michon apporte un éclairage sur la plus grande politisation des étudiants en sciences humaines et sociales notamment. Ceux-ci sont confrontés à une étude approfondie du fonctionnement des institutions, de différents phénomènes politiques. Les débats auxquels participent ces étudiants seraient directement en lien avec l’actualité constituant ainsi « de véritables vecteurs de politisation et d’acculturation avec des « choses politiques »(4). L’entourage des étudiants (tant les professeurs que les camarades) représente « des intermédiaires culturels qui peuvent non seulement favoriser l’activation de dispositions favorables à la politisation, mais aussi participer à l’inculcation de schèmes de classification des catégories de jugement »(5).

Enfin, les thèmes enseignés, notamment en sociologie et en psychologie se révèlent souvent en adéquation avec les convictions militantes des étudiants.

L’université est l’institution la plus concernée par le phénomène de massification scolaire. Le début des études supérieures est souvent synonyme de départ du domicile familial. Ainsi, les résidences universitaires où logent les jeunes deviennent des lieux de rencontres et de socialisation, où circulent les opinions politiques. Les endroits où les étudiants se regroupent et vivent constituent des lieux d’engagement à part entière. C’est notamment le cas du restaurant universitaire (RU), que cite Hélène. C’est un espace où l’actualité circule entre les étudiants, et il se révèle fondamental dans « La structuration de l’engagement dans les gauches alternatives »(6).

Les endroits où se rassemblent les étudiants constituent un foyer de transmission des idées politiques.

« J’ai fait des études d’orthophonie et puis j’ai fréquenté tous les lieux où les étudiants allaient, le resto U, les lieux de débats, de vente de journaux, c’est là qu’on ouvre les yeux sur le monde. » Hélène

Les études supérieures et les mécanismes de socialisation associés ont ainsi encouragé ces femmes à devenir militantes.

Le cheminement vers le militantisme et la conjugaison du féminisme avec le politique

Quatre des enquêtées ont participé aux Groupes Femmes. Les Groupes Femmes correspondent à la section Femmes de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR). Ils ont été une étape cruciale vers le militantisme féministe.

« Chaque groupe d’extrême gauche avait construit son groupe féministe. Au début, ils pensaient que les féministes c’étaient des petites bourgeoises mais quand ils ont vu l’ampleur que ça prenait ils ont commencé à créer leurs propres groupes féministes. » Monique

Ainsi, au début pour les groupes politiques, il s’agit avant tout de suivre une tendance et de répondre à la demande féministe de l’époque.

« Les Groupes Femmes, c’était un groupe politique, il y a toujours une idée politique derrière. » Claire

« Ce sont des revendications qui s’adressent directement au pouvoir politique et aux hommes, mais dans ce contexte de patriarcat. » Claire

Les Groupes Femmes sont donc construits à partir d’une impulsion des mouvements d’extrême gauche, en l’occurence la LCR. L’engagement politique au sein de la LCR ouvre ainsi les portes des Groupes Femmes et engendre une prise de conscience. Pour de nombreuses militantes, l’engagement politique vient avant l’engagement féministe.

« Ce que je peux rajouter sur ma période militante, c’est qu’au début, je n’étais pas vraiment féministe. Les groupes de conscience portaient vraiment bien leur nom. » Claire

« Comme Marie, j’ai milité à la Ligue Communiste et c’est à partir de l’investissement dans la ligue que j’ai commencé à aborder les questions du féminisme. » Hélène

La convergence des luttes apparaît comme une problématique au cœur de l’engagement des militantes.

« Je pense que le féminisme est fondamentalement lié à la lutte des classes et moi qui me suis toujours retrouvée dans des organisations d’extrême gauche, je m’y reconnais spécialement. » Monique

Pour Monique, ce fut le contraire. Son entrée aux Groupes Femmes est antérieure d’un an à son entrée à la LCR.

« J’ai eu un cheminement politique, je suis rentrée à la LCR en 75. Donc à la fois prise de conscience féministe et politique, c’est-à-dire contestation de la société dans ses modes de fonctionnement. Les deux sont un peu symétriques mais mes engagements se sont faits dans cet ordre-là. » Monique

Leurs entrées dans le militantisme ne s’opèrent pas de la même façon, pour autant, l’engagement politique est systématiquement lié à l’engagement féministe.

Au sein des enquêtées, la non-mixité des Groupes Femmes fait débat. C’est un sujet clivant entre les militantes.
La majorité des militantes s’accordent sur l’idée qu’il est nécessaire d’avoir un temps de parole et de discussion sans « dominants ».

« Alors les Groupes Femmes, ce sont des groupes de conscience, dits groupes de conscience non mixtes. Pourquoi ? Parce que l’oppression des femmes sur le plan sexuel entre autres demande la liberté de parole et donc la non présence des hommes. La parole qui est dite quand il y a des hommes n’est pas celle qui est dite quand il n’y a que des femmes, parce qu’il y a des freins, il y a aussi de la séduction, il y a plein de choses donc non mixité voulue, choisie, pour faire des groupes de conscience » Claire

« C’étaient des Groupes Femmes non mixtes, qui étaient des groupes de conscience comme on les appelait, de conscience, de vécu, on partageait nos expériences et c’est comme ça qu’on a produit une analyse féministe. On n’était pas féministes a priori. C’est à partir de ces rencontres-là, de la prise de conscience de nos oppressions, qu’on a pris conscience de notre vécu et qu’on a élaboré nos revendications. » Monique

Cependant, la non-mixité apparaît comme un choix repoussoir. D’une part, il apparaît comme trop radical et de l’autre, les militantes l’assimilent à une exclusion totale des hommes de la lutte. En effet, plusieurs militantes considèrent que les hommes sont nécessaires au progrès et plaident pour des réunions en mixité. Cette non-mixité est également ce qui peut bloquer certaines féministes de rejoindre les groupes femmes.

« En aucun cas je ne voulais aller dans des Groupes Femmes car je trouvais qu’exclure systématiquement les hommes de la discussion et du débat, c’était aussi nier l’existence des hommes et comment on s’arrangeait avec nos aventures amoureuses. » Yolande

« J’étais féministe dans le mouvement revendicatif mais pas plus. À Bordeaux, il y avait des mouvements plus « anti-hommes », réfractaires à l’action masculine. » Françoise

La nécessité de se retrouver entre femmes permet également aux militantes d’échapper pendant un temps à la hiérarchie de la Ligue. Celle-ci ne déroge pas à la structure patriarcale  : peu de femmes occupent des positions importantes où stratégiques.  

« C’est quand même les nanas qui ont fait bouger le truc et les mecs qui se sont dit qu’il fallait suivre leur mouvement. Ça ne les empêchait pas d’avoir, comme ils disaient, des « contradictions ». Mais les rapports hommes- femmes à l’intérieur de la ligue étaient les mêmes qu’ailleurs, séduction, tout y était… » Marie

« Et puis les mecs, à la ligue, finalement, ils étaient contents d’avoir des nanas pseudo- libérées. Ils pouvaient s’envoyer en l’air tranquilles, sans se poser trop de questions. » Marie

Les Groupes Femmes constituent une étape capitale dans l’engagement féministe des enquêtées. Ces groupes de conscience engagent la réflexion à partir de l’analyse des expériences des militantes.

« Le privé est politique » : les incidences biographiques du militantisme

L’entrée dans le militantisme féministe a impliqué pour certaines enquêtées de modifier leur mode de vie..

L’incidence première du militantisme sur la vie privée des femmes se retrouve à l’échelle du couple. En effet, certaines des militantes expliquent s’être mise en concubinage après avoir quitté la vie militante.

De plus, dans le cas de Yolande, la volonté, les opinions militantes, jouent un rôle important dans le choix du conjoint. Son souhait d’indépendance inculqué par sa mère et son engagement militant l’empêchent de rencontrer un compagnon.

« J’ai eu des relations amoureuses mais c’était compliqué car 1 je ne savais pas choisir mon amoureux et 2 parce que j’étais aussi un peu trop indépendante. Et puis j’étais aussi coincée entre mes désirs de combats féministes et le couple. C’était dur de les mettre en adéquation jusqu’à un certain point. » Yolande

Par ailleurs, l’engagement politique des militantes s’avère parfois trop lourd à porter pour leur partenaire : c’est le cas du mari de Françoise. Ils divorcent au milieu des années 1970, et celle-ci se retrouve seule avec ses deux enfants à charge.

« Il a fallu conjuguer l’activité et la vie de mère, l’organisation familiale et les réflexions. On me disait « Comment ton mari il supporte que tu fasses ça ? ». Il a tellement supporté qu’on a divorcé, aussi pour d’autres raisons » Françoise

De la même manière, la maternité constitue une étape fondamentale dans la vie de ces femmes. Malgré les questionnements des féministes sur la maternité, elle reste une étape quasi-incontournable à cette période : toutes ces femmes ont eu au moins un enfant.
La maternité tardive, pour Marie par exemple, s’explique non pas par une volonté militante, mais par le choix du conjoint : elle a eu des enfants après s’être mise en concubinage tardivement, et à la fin de sa période militante.

« Oui, j’ai eu un enfant. Et déjà je militais moins car j’étais en couple, en prévention spécialisée. » Yolande

Claire se souvient que sa vision de la maternité a été modifiée lors des discussions au sein des groupes femmes. Cela a contribué à faire émerger la « maternité choisie ».

« Au sein des Groupes Femmes, il y a eu un développement de la maternité choisie. On est toutes tombées enceintes au même moment. Ce sont les groupes femmes qui m’ont donné la vision que je pouvais avoir des enfants. » Claire

Monique, elle, choisit d’avoir un enfant à une date précise, après de nombreuses années sous contraception. Cette maîtrise de la maternité est caractéristique de la période et diverge par rapport à la situation de sa mère. Ces deux femmes ne pouvaient maîtriser leur procréation de la même manière.  

« En fait, quand j’ai décidé d’avoir un enfant, parce que je l’ai décidé. On avait programmé le jour, 100% de fécondité. » Monique

La maternité constitue une étape importante mais ne change pas pour autant leur mode de vie. Plusieurs d’entre elles affirment ainsi n’avoir pas changé leur mode de vie après la naissance de leur enfant. Cela va dans le sens de la théorie de Françoise Dolto, selon laquelle le bonheur de l’enfant n’existe qu’à travers le bonheur de la mère.

« Je suis une doltoienne convaincue. L’enfant est content quand la mère est contente. L’enfant va bien quand la mère n’a pas de culpabilité. » Claire

« J’avais comme principe que je vivrais exactement l’après comme l’avant, et qu’elle ne m’empêcherait de rien faire. Et donc ma fille, Laura, à 3 semaines, venait en couffin, elle nous suivait en réunion. » Monique

« J’ai continué à militer, à travailler. Je ne suis pas du genre à m’arrêter pour élever des enfants. » Martine

« Pour nous, les questions du temps de travail, ça avait une valeur, réduire le temps de travail ça voulait dire quelque chose. Le fait de voir les collègues, dès qu’elles arrivaient au deuxième enfant, prendre un temps partiel, ça ne m’allait pas. Quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai gardé mon temps complet. Au deuxième enfant, j’ai dû prendre un 90% car il avait des problèmes de santé, mon mari était parti. Raccourcir sa journée d’école c’était important donc j’ai pris un 90% par rapport à ça. Alors que j’avais trouvé pas juste de voir les collègues qui se retrouvaient à 75% pour assurer ce qu’il y avait à faire à la maison. […] il n’y a pas de raison de mettre entre parenthèses, entre autres pour la retraite, ce temps de travail et ce salaire-là. » Françoise

Structure des mouvements féministes bordelais dans les années 70
L’avortement et l’égalité, luttes majeures de la décennie

Avant 1975, la majorité des actions féministes se concentrent sur l’avortement. L’action du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, ou MLAC, est fondamentale durant les années qui précédent la légalisation de l’avortement.

Deux institutions principales se démarquent à Bordeaux : le MLAC et le Planning familial.

« Alors à cette époque-là y avait le MLAC, qui était l’organisation où des avortements clandestins étaient faits. C’était hautement révolutionnaire. » Claire

Le 4 avril 1973 naît le Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC). C’est une fédération d’associations, qui intègre aussi bien le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF) que des partis politiques tels que la LCR mais aussi le mouvement Choisir porté par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir. Le MLAC ajoute à la révolte médicale une dimension politique.

Le MLAC a bénéficié de la médiatisation du Manifeste des 331 médecins publié dans Le Nouvel Observateur deux mois plus tôt. Ce manifeste rassemble les médecins qui ont déjà pratiqué un avortement sur une patiente. Le lendemain de la publication du Manifeste, le nombre de signataires s’élève à un millier. Le tollé provoqué par cette action, bénéficie à la cause de l’avortement. Les médecins proclament ainsi : « Nous pratiquons des avortements, inculpez-nous si vous l’osez ! ». Quant au Conseil de l’ordre des médecins, il qualifie le Manifeste des 331 de « véritable association de malfaiteurs ».

La diffusion de la méthode Karman, permet aux médecins de procéder à des avortements sans anesthésie. Peu à peu, le mouvement s’organise et des permanences ouvrent leurs portes aux femmes en difficulté le samedi après-midi. Cependant, les groupes sont vite débordés, plusieurs centaines de femmes se pressent chaque semaine dans les permanences, dont elles ont eu connaissance grâce au bouche-à-oreille.

« On regroupait les femmes tous les samedis après-midi, elles venaient avec leurs doléances et leurs demandes d’avortement. On avait des règles, des délais, et au-delà d’un certain nombre de semaines, elles partaient en Angleterre. Notre délai, c’était 8 semaines je crois. Moi je n’ai jamais assisté, mais ça se faisait, avec des étudiants en médecine qui étaient déjà en 4ème ou 5ème année. Ils faisaient ça par aspiration, avec la méthode Karman. Donc nous on a accompagné ces femmes, ça a duré au moins une bonne année. Tout ça c’était au moment des discussions de la loi Veil. » Hélène

À Bordeaux, la permanence du MLAC s’installe dans une chapelle de franciscains favorables à l’avortement.

« On faisait des regroupements de femmes le samedi après-midi à la Chapelle de la barrière de Pessac. C’était une chapelle de franciscains et ils nous prêtaient les locaux pour faire des réunions politiques. […] Il n’y a pas eu trop de problèmes ou de complications, ni même de poursuites. » Hélène

Selon les témoignages de Martine et Hélène, les militantes pour l’avortement n’ont jamais été inquiétées par la justice, quand bien même elles ne se dissimulaient pas particulièrement et bénéficiaient d’un bouche-à-oreille très important. On estime entre 300 et 400 le nombre de permanences du MLAC en France avant la légalisation de l’avortement. Cependant, aucune ne fût  inquiétée ou condamnée.

Le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF) est une association créée en 1960 qui a pour but l’éducation sexuelle et le contrôle des naissances à travers la lutte pour la contraception et l’avortement. Le MFPF ne s’est pas constitué à partir d’une analyse politique des questions d’avortement, de contraception et d’information sexuelle. Bien qu’avant-gardiste à sa création, le MFPF se retrouve peu à peu limité par son immobilisme et se « résigne à la légalité ».

Durant le Xème congrès du MFPF les 2 et 3 juin 1973, les médecins réformistes quittent la tête du mouvement et les partisans de la « dimension sociale de la sexualité », prônant sa « déspécialisation » l’emportent. C’est décidé : désormais, le Planning Familial pratiquera des avortements. Le soutien du Planning Familial confère ainsi un nouvel aspect aux avortements pratiqués par le MLAC, qui sont dorénavant publics et politiques. L’avortement devient un outil propice au rapport de force et à la coercition vers une nouvelle législation.

Le combat pour l’avortement est donc fédérateur, tant pour les femmes qui participent à la lutte que pour les associations féministes.

En parallèle du combat pour l’avortement, la lutte pour l’égalité est une composante fondamentale des mouvements féministes de la « deuxième vague ». De plus, certains mouvements féministes contestent la répartition genrée des tâches au sein du couple.

Gisèle et Françoise, en tant que membres actives de leur syndicat sont en première ligne lorsqu’il s’agit de revendiquer l’égalité salariale.
Ainsi, Gisèle, dans le domaine de la métallurgie est celle qui amène le syndicat dans son entreprise. Elle évoque notamment une grève de sept semaines à propos d’un écart de salaire d’un centime entre les hommes et les femmes.

« Pour une différence dun centime, on a fait une grève perlée pendant sept semaines. » Gisèle

Au sein de la SAFT(7), il s’agit pour Gisèle de lisser les droits des femmes et des hommes afin d’obtenir l’égalité. Le combat s’effectue même à propos des heures de réunion, qui ne sont pas adaptées aux mères de famille.

Françoise, quant à elle membre de l’hôpital, s’est concentrée sur les questions posées par le caractère quasi-exclusivement masculin de sa hiérarchie.

« On avait un cadre qui était une femme mais au- dessus c’était un homme et on se retrouvait tout de suite avec une hiérarchie très masculine. » Françoise

Françoise constate que les évolutions professionnelles sont le plus souvent l’apanage des collègues hommes, quand bien même les femmes ont plus d’ancienneté et de qualifications.  

« Il y avait le temps de travail, les salaires. Pour les évolutions de carrière, au fil du temps, on a vu plus souvent les collègues hommes obtenir des évolutions de carrière, qui s’impliquaient, qui avaient des formations. Ça non plus ce n’était pas très juste et il a fallu batailler au niveau des recrutements. J’ai beaucoup eu à cœur le fait de tenir les comptes des collègues contractuelles. On s’est aperçues qu’il y en avait qui étaient restées des années, 6 ans, 7 ans, sans être titularisées et on a décidé de faire le tour de tous les services laboratoires pour avoir la réalité, sur quoi elles avaient été recrutées, s’il y avait vraiment un poste vacant. Il a fallu batailler très souvent car les garçons étaient en tête des concours alors que c’était un concours sur titre. Ça, c’était à dénoncer et je l’ai dénoncé. » Françoise

Le syndicalisme

« L’activité syndicale, c’était un travail de tous les jours. On avait réussi à avoir un syndicat qui était presque exclusivement de femmes. » Françoise

Les militants vont rejoindre progressivement les structures syndicales : les militantes font preuve d’un engagement sans relâche envers une hiérarchie qui favorise les hommes.

La principale difficulté rencontrée par les militantes lors de leur arrivée au sein de la CGT a été de se faire entendre. Dans un syndicat composé en quasi-totalité d’hommes, prendre la parole se révèle ardu.

« Le féminisme pour moi, c’était de m’impliquer là où j’étais avec ce que j’étais, et qu’on ne laisse pas toujours les hommes parler pour nous. » Françoise

« C’était dans les années 60 et en 65 je suis devenue permanente de la CGT, première femme permanente sur le département. C’était vraiment un concours de machos. C’était horrible vraiment, « Va torcher tes gosses », « Qu’est-ce que tu fous là ? », « Va faire ta cuisine », « T’as pas à être là ». » Gisèle

« Comme on disait à l’époque, une femme elle doit montrer encore plus que l’homme, faut montrer ce que l’on est ET en faire plus. » Gisèle

Gisèle, notamment, utilise des qualificatifs relativement virils afin de désigner son action au sein de la CGT. Elle tape du poing sur la table, se lève et quitte les réunions. Ces coups d’éclat lui sont nécessaires pour faire entendre sa voix.

« Comme quoi il faut revendiquer tout le temps. Les femmes à cette époque c’était vraiment difficile. » Gisèle

« Ils se plaignaient qu’il n’y avait pas de femmes mais c’était trop compliqué pour nous de se libérer et de pouvoir participer. Ça a été un combat perpétuel. » Gisèle

Ce sont des moyens d’action typiquement masculins qui permettent à Gisèle d’acquérir le respect des hommes du syndicat puisque ceux-ci sont insensibles à ses requêtes.

Ce que mettent en exergue les témoignages de Françoise et Gisèle, c’est que la condition de femme au sein des syndicats est invisibilisée. Une action de groupe est nécessaire pour se faire entendre. C’est ce qu’explique Françoise lorsqu’elle raconte son arrivée au sein du syndicat avec ses camarades de l’hôpital.

« Le fait qu’on arrive à plusieurs femmes jeunes dans le syndicat ça a changé un petit peu la vision des choses. Les rapports de hiérarchie… » Françoise

Le syndicat, durant les années 1970, est un lieu typiquement masculin. La place n’est pas faite aux femmes et rien n’est aménagé pour leur faciliter la conjugaison de leurs multiples journées en tant que travailleuse, mère de famille et syndicaliste. Les horaires sont adaptés aux hommes, tardifs, les réunions se déroulent après les longues journées de travail et se finissent tard dans la nuit. Pour les mères de famille, il est donc impossible d’y rester. De plus, comme le raconte Gisèle, c’est aux femmes de s’exprimer en dernier, après les hommes.

De la même manière, Françoise s’est battue tout au long de sa carrière contre les inégalités de promotion. En effet, en parallèle de son emploi, elle interroge ses collègues féminines, afin de connaître leur statut. Elle découvre ainsi que des hommes récupèrent la majorité des promotions quand les femmes, plus anciennes, ne sont parfois même pas titularisées.

La mise en place progressive d’institutions adaptées aux femmes au sein de la CGT s’effectue en parallèle de la diffusion du journal Antoinette, destiné aux femmes syndicales.

Un autre versant de la lutte correspond au mouvement des « établis », des militants d’extrême gauche qui décident de « s’établir » en usine selon l’expression consacrée après 1968. En général, ces militants ne sont pas issus de familles ouvrières, n’ont pas de lien avec cette classe sociale et ont effectué des études supérieures. Robert Linhart raconte notamment son expérience en tant qu’ouvrier à l’usine Citroën de la Porte de Choisy dans le roman L’Établi. Ils s’installent ainsi au sein des usines afin de susciter la lutte des classes et d’insinuer la révolution dans les esprits. Cet établissement relève parfois d’une idéalisation du prolétariat, comme l’expliquent Laure Fleury, Julie Pagis et Karen Yon(8).

« Les copines, quand elles rentraient dans l’usine, ce n’était pas pour être féministe hein. Ce n’était pas pour un combat féministe, c’était pour un combat politique. » Marie

« Toutes les copines qu’on avait, à la SAFT, à Souillac, elles avaient fait des études supérieures, mais elles avaient décidé d’aller travailler à l’usine pour foutre le bordel et faire la révolution. Bon ça a été dur. » Marie

« M : À l’époque les femmes prolétaires, qui travaillaient à l’usine, elles ne comprenaient pas toujours ce qu’on faisait, notre lutte pouvait leur paraître bourgeoise.
H : C’étaient les propos que m’avait tenus la nana quand j’étais rentrée au boulot, pour qui les femmes n’ont pas le temps de s’occuper de leur corps, ça passe au second plan. » Hélène et Marie 

Pour les femmes prolétaires, le féminisme prôné par les Groupes Femmes est un féminisme bourgeois. Il ne leur paraît rencontrer en aucun cas les combats internes aux usines.

Comme l’énonce Gisèle, le féminisme revient à des « femmes qui veulent montrer leurs seins ». De plus, selon son opinion du féminisme, il apparaît comme un bouclier derrière lequel se cachent les militantes. Elle se qualifie elle-même de combattante.

« Le féminisme a eu une influence sur votre vie ?
G : Non. Il a fallu que je lutte, je n’ai jamais été me cacher derrière ma situation de femme. J’étais une combattante. » Gisèle

« Ceux qui nous ont fait du mal après c’était le MLF. Alors là, elles nous ont fait du mal. Elles confondaient l’égalité avec l’identité de l’homme. On demandait l’égalité par rapport au travail, par rapport à toutes les promotions, salaire égal à travail égal, tout ça, mais on ne voulait pas prendre la place des hommes. On ne voulait pas s’identifier en étant des hommes tandis qu’elles oui. En manif, plus de soutien-gorge, plus de libertés, seins nus. […] C’est vraiment avilir les femmes. Elles nous contraient sans arrêt. Vous voyez, on n’avançait pas. On voulait avancer sur les revendications. On disait « On ne va pas se promener les seins nus, qu’est-ce que ça a à voir ? ». Ça s’est rectifié un petit peu après mais à cette période elles confondaient un petit peu tout. Bon il y avait pas mal d’intellectuelles, d’artistes, rien à voir avec le mouvement syndical, rien à voir avec la classe ouvrière. […] La femme doit être l’égale de l’homme mais elle ne doit pas ressembler à un homme, pourquoi je ressemblerais à un homme ? » Gisèle

L’avis de Françoise, quant à lui, est un peu moins tranché. Elle fait notamment partie des femmes qui considèrent les groupes femmes comme trop radicaux, à cause de la non-mixité. Elle les qualifie d’anti-hommes. Selon elle, son militantisme, c’était d’aider ses camarades à son échelle, porter leur voix au sein du syndicat, afin qu’elles se fassent entendre.

« Pendant une période, j’ai eu du mal à parler d’actions féministes. Ma position, c’était surtout d’avoir ma place dans le mouvement, syndical notamment. Tenir ma place, dire qu’il ne fallait pas attendre d’avoir tout réglé avec les enfants au contraire, faire partager aux enfants. » Françoise

« Je pense qu’il faut exprimer les choses, il faut que notre spécificité de femme soit exprimée, que la situation que l’on porte soit exprimée dans les combats divers. » Françoise

Scissions et dissensions vis-à-vis du courant féministe majoritaire de l’époque

J’ai eu l’opportunité de m’entretenir avec deux militantes de Psych et Po durant des entretiens téléphoniques informels.

Psych et Po est un mouvement d’origine parisienne lancé par Antoinette Fouque. De son nom complet, Psychanalyse et Politique, il s’agit d’un militantisme qui prend sa source dans la psychanalyse et qui a des revendications politiques. Antoinette Fouque fonde son mouvement sur une non-mixité radicale avec la condition d’intégration implicite d’être homosexuelle.

Psych et Po est considéré comme un mouvement élitiste par la base féministe que constituent les groupes femmes. La pensée de Psych et Po se fonde sur de nombreux textes théoriques, notamment freudiens et lacaniens.

« C’étaient des réunions qui étaient très très intellos, pour autant que je m’en souvienne. C’était très intéressant, mais c’était très théorique. » Martine

Pour Psych et Po, il ne s’agit pas seulement de demander la stricte égalité entre hommes et femmes. Il est fondamental de se battre pour l’égalité des chances, des salaires et pour que les femmes puissent disposer de leur corps. Au sein de ces groupes, la réflexion se construit à partir d’outils théoriques, qui cherchent notamment à comprendre ce qu’est la femme, une fois sortie du spectre de la vision masculine. L’attrait des militantes pour Psych et Po réside dans le fait que la réflexion est centrée autour de questions intimes, qui les touchent personnellement, auxquelles elles tentent de répondre par le biais de moyens tant psychanalytiques que politiques.

Les deux membres de Psych et Po interrogées formulent une opinion très similaire à propos des Groupes Femmes : les féministes de ces groupes revendiquent le droit d’être des hommes comme les autres. Selon Psych et Po, les Groupes Femmes n’interrogent pas les schémas patriarcaux et reproduisent à l’intérieur des groupes politiques les mêmes rapports de domination que dans le reste de la société. Le reproche majeur des militantes de Psych et Po à l’égard des groupes femmes est qu’ils ne remettent pas en question la place de l’homme et de la femme au sein de la réflexion et de la lutte.

Un objectif majeur de Psych et Po correspondait à la valorisation de la femme et des richesses de la femme. Cette valorisation s’est notamment effectuée à travers la fondation des Éditions des femmes par Antoinette Fouque. Cette maison d’édition a pour objectif de publier des ouvrages écrits par des femmes qui ont auparavant été refusés par d’autres maisons d’édition. Cette volonté de mettre en exergue les productions féminines s’est exprimée à travers la publication du Dictionnaire universel des femmes créatrices.

Une autre richesse de la femme selon Psych et Po réside dans la capacité de la femme à produire le vivant. La relation mère-fille est également interrogée, avec l’idée que l’histoire de la mère est revisitée via l’inconscient de la fille.

« Je ne me définis pas forcément comme féministe, je suis femme et je tiens à ne rien laisser passer. » Françoise

« J’étais la seule femme et c’est pour ça que 68 a fait beaucoup de bien. 68, c’est là que ça a commencé à éclater par rapport aux femmes mais la prise de conscience s’est faite un peu plus tard, jusqu’à l’année 75, l’année internationale de la femme. » Gisèle

Conclusion

Après les années 1970, la deuxième vague du féminisme s’essouffle. D’une part, la légalisation de l’avortement cause un désengagement de la part des militants, pour qui ce combat est enfin acquis. D’autre part, la fin des Groupes Femmes, au début des années 1980 a sonné le glas de la décennie féministe qu’ont représenté les années 1970.

Pour certaines des militantes, l’engagement féministe et politique constitue l’enjeu d’une vie entière. Elles ne s’en sont jamais détachées et ont connu un enchaînement de structure, notamment durant le passage à vide du féminisme dans les années 1990. Le féminisme correspond de fait à un mode de vie, une vision particulière de la société et un comportement en général. Avec l’âge, les militantes tendent à mener un combat moins féministe, plus politique, mais aussi à passer le flambeau aux nouvelles générations.

Références

(1) J. BLANDEN et S. J. MACHIN, 2003, « Cross-Generation Correlations of Union Status for Young People in Britain », British Journal of Industrial Relations, Vol. 41, 391-415

(2) R. Gomez, M. Gunderson and N. Meltz (2001), ‘From “Playstations” to “Workstations”: Youth Preferences for Unionization in Canada’, Discussion Paper No.512, Centre for Economic Performance, London School of Economics.

(3) S. BÉROUD, O. FILLIEULE, C. MASCLET, I. SOMMIER, dirs., Changer le monde, Changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militantes des années 1968 en France, Actes Sud, 2018

(4) Sébastien MICHON « Les effets des contextes d’études sur la politisation », Revue française de pédagogie, vol. 163, no. 2, 2008, pp. 63-75.

(5) Ibid.

(6) S. BÉROUD, O. FILLIEULE, C. MASCLET, I. SOMMIER, dirs., Changer le monde, Changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, Actes Sud, 2018

(7) Entreprise de métallurgie bordelaise

(8) Laure FLEURY, Julie PAGIS, Karen YON, « « Au service de la classe ouvrière »: quand les militants s’établissent en usine », in S. BÉROUD, O. FILLIEULE, C. MASCLET, I. SOMMIER, dirs. Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et militants des années 1968 en France, Actes Sud, 2018, pp. 453-484

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« Ce que propose le FMI [Fonds monétaire international] est minuscule au regard du plan d’austérité que je propose ». C’est en ces termes qu’en pleine campagne présidentielle argentine, Javier Milei, libertarien revendiqué fraichement élu le 20 novembre 2023 à la tête du pays, s’engage ni plus ni moins à amplifier dans des proportions considérables l’application d’un projet économique ayant plongé près de 40% de la population argentine sous le seuil de pauvreté. En effet, cette situation résulte notamment de la dette historique contractée par le président conservateur Mauricio Macri qui, en 2018, a obtenu un prêt de 50 milliards de dollars en provenance du FMI. Or, il se trouve que, de même que l’ensemble des prêts octroyés par cet organisme international, celui-ci est conditionné à une réduction drastique des dépenses publiques, ainsi qu’à une reconfiguration des fonctions de l’État au profit du secteur privé, conformément à l’idéologie néolibérale selon laquelle la puissance publique doit se désengager au maximum du marché afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle qui est perçue comme la plus à même de permettre une gestion rationnelle de l’économie dans la mesure où elle cherche à maximiser son profit. Si cette théorie économique entre en adéquation avec les conceptions portées par Milei – en témoigne le fait qu’il ait baptisé l’un de ces cinq chiens en hommage à Milton Friedman, l’un des pères du néolibéralisme -, le nouveau dignitaire argentin estime cependant qu’il faut aller encore plus loin.

L’ « anarcho-capitalisme » : version paroxystique du néolibéralisme autoritaire

Se revendiquant de l’ « anarcho-capitalisme », il affirme en effet que : « Chaque fois que l’Etat intervient, c’est une action violente qui porte atteinte au droit à la propriété privée et, au final, limite notre liberté »(1). C’est là la différence fondamentale entre néolibéraux et anarcho-capitalistes. Là où les premiers estiment que l’Etat doit être présent en vue d’organiser son propre retrait du marché, les seconds considèrent que le marché est la seule institution à même d’organiser l’ensemble de la société. En d’autres termes, suivant cette conception, la totalité des activités humaines sans exception entrent dans les logiques de marché et aucune instance ne doit pouvoir entraver de quelque manière que ce soit la propriété privée, ce qui conduit Murray Rothbard, l’un des tenants de ce courant, à prôner un « marché libre des enfants », au nom du respect inconditionnel de la propriété des parents. La volonté de libéraliser la vente d’organes prônée par Milei s’inscrit ainsi pleinement dans ce courant qui pousse à son paroxysme l’idéologie néolibérale, ce qui conduit Mark Weisbrot, co-directeur du Centre pour la Recherche Politique et Économique (CEPR), à affirmer que : « Jamais quelqu’un d’aussi extrémiste en matière économique n’a été élu président d’un pays sud-américain »(2). Dans un continent ayant servi de laboratoire à l’idéologie néolibérale, ce n’est pas une mince affaire.

Cependant, de même que son maître à penser qui défend par ailleurs la mise en place d’un « État policier libertaire » dans lequel les forces de l’ordre, là encore débarrassées de toute contrainte institutionnelle, seraient « autorisées à appliquer des punitions instantanées », la défense inconditionnelle des libertés de la part de Milei semble s’arrêter aux frontières de l’économie. En effet, le volet sécuritaire de son projet inclut notamment des propositions telles que l’abaissement de la majorité pénale ou encore, la création d’un système national de surveillance ayant recours à la reconnaissance faciale. Milei affirme ainsi vouloir prévenir l’émergence de toute opposition interne susceptible d’être violente, à l’égard de laquelle il s’est empressé d’affirmer, à peine élu, qu’il serait implacable. Une logique qui n’est pas sans rappeler les propos tenus par Victoria Villarruel, candidate à la vice-présidence à ses côtés, qui a ouvertement affirmé à de nombreuses reprises que les crimes commis par le régime militaire au pouvoir entre 1976 et 1983 s’expliquaient avant tout par la déstabilisation interne provoquée par les mouvements d’opposition à cette dictature, reprenant ainsi en tous points les propos tenus par les responsables de ces exactions à l’occasion de leur procès. Si Milei s’est malgré tout engagé, lors de son discours d’investiture, à respecter toute mobilisation s’exprimant dans le cadre de la loi, une telle conception des oppositions internes ne peut que susciter des inquiétudes du côté des différentes organisations sociales et syndicales argentines. Et ce, d’autant plus que le nouveau dirigeant s’affirme par ailleurs ouvertement favorable à la remise en cause de certains droits sociaux tels que l’IVG, légalisée en 2020 au terme d’un large mouvement social ayant poussé l’Argentine à rejoindre le cercle très réduit des États du continent reconnaissant ce droit de manière inconditionnelle, aux côtés de l’Uruguay, de la Colombie, de Cuba et du Mexique.

Alors comment expliquer l’irruption d’une telle force politique venant mettre un coup d’arrêt à cette vague progressiste qui s’était également caractérisée par un rejet du modèle néolibéral défendu par Macri à l’occasion de la précédente élection présidentielle remportée par Alberto Fernandez, candidat du péronisme en 2019 ?

Entre dégradation de la justice et des termes de l’échange

Tout d’abord, nous pouvons constater que cette large victoire de Milei – qui l’emporte avec plus de 10 points d’avance sur Sergio Massa, ministre de l’Économie sortant – traduit avant tout un rejet massif du péronisme. Ce courant est notamment assimilé, au sein d’une grande partie de l’opinion publique, à des pratiques de corruption depuis la condamnation de la vice-présidente sortante Cristina Kirchner, le 6 décembre 2022, à une peine de 6 ans de prison après avoir été accusée d’avoir eu recours à des pratiques d’ « administration frauduleuse » en vue de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté en tant que sénatrice entre 2001 et 2005. Il n’est pas inutile de préciser ici, comme nous le rappelions alors dans ces colonnes(3), que Diego Luciani et Rodrigo Giménez Uriburu, respectivement procureur de l’affaire et président du tribunal, étaient réunis moins de 4 mois avant ce verdict pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à Mauricio Macri. Cette proximité avec l’un des principaux opposants au péronisme, combinée à la faiblesse manifeste de l’accusation – Kirchner se voyant condamnée sur la base de simples suspicions de complicité avec son mari dont l’implication dans l’affaire semble plus avérée -, dénote une évidente volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Si cela conduit à discréditer le principal parti de gauche argentin, c’est plus globalement l’ensemble de la classe politique traditionnelle qui en pâtit. C’est ainsi que, pris à son propre piège, le parti Juntos por el Cambio, représenté par Patricia Bullrich soutenue par Macri lors de cette élection, termine aux portes du second tour avec 23,83% des suffrages, loin derrière les 29,98% des voix obtenues par Javier Milei.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’exempter le gouvernement sortant de toute responsabilité dans ce résultat. En effet, il se trouve que, dans un contexte dans lequel l’inflation atteint 143%, cette campagne s’est quasi exclusivement centrée autour de la question économique. Le fait que Milei se trouve confronté, au second tour de ce scrutin, au ministre de l’Économie sortant     considéré comme comptable de cette situation n’a pu que jouer en sa faveur. Et ce, d’autant plus que, si Massa est issu d’un gouvernement initialement élu sur la base d’un projet de rupture avec le néolibéralisme, celui-ci a finalement tenu à respecter les engagements fixés par le FMI. Cela s’explique notamment par le fait qu’outre l’épidémie de Covid-19 qui survient trois mois à peine après l’arrivée au pouvoir de Fernandez, celui-ci doit également faire face à une sécheresse qui vient porter atteinte à la production agricole, l’une des plus grandes sources de revenus d’un pays qui occupe le 5e rang des producteurs internationaux de soja, de maïs ou encore, de tournesol. Dans un tel contexte, l’obtention de devises en dollars par le biais des exportations se réduit de manière significative. Par conséquent, les réserves de dollars se raréfient à l’échelle nationale. Or, ce type d’économie reposant principalement sur l’exportation de matières premières doit nécessairement disposer de suffisamment de dollars en vue d’importer l’ensemble des biens manufacturés qui ne sont pas produits sur son territoire. Dans un tel contexte, la demande de dollars ne suivant pas la chute de l’entrée de devises, il faut donc plus de pesos – la monnaie nationale argentine – pour obtenir un dollar. Le peso se déprécie alors par rapport au dollar, ce qui signifie que tous les prix en pesos augmentent. Le seul moyen de faire face à l’inflation qui s’ensuit est alors de contracter des prêts auprès d’organismes financiers susceptibles de pallier cette pénurie de dollars. C’est la dégradation des termes de l’échange dont sont victimes la plupart des pays latino-américains dépendants de l’exploitation et exportation de matières premières dont les prix dépendent des fluctuations de la demande internationale. Dans ce contexte, difficile pour le gouvernement péroniste d’engager une rupture frontale avec le FMI.

Un candidat « anti-caste » au service de l’ordre établi

C’est ce scénario qui conduit à l’émergence du projet de dollarisation de l’économie argentine porté par Milei. S’il est vrai que l’adoption du dollar pourrait être à même de réduire cette inflation générée par la dégradation des termes de l’échange, la contrepartie n’est pas négligeable. En effet, elle conduirait à limiter de manière significative les marges de manœuvre monétaires du gouvernement argentin, comme en témoigne l’économie équatorienne, dollarisée en 2000. Dans la mesure où l’ensemble des devises en circulation sur le territoire équatorien sont directement émises par la FED – la Banque Centrale des Etats-Unis -, l’État équatorien n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie en cas de crise. C’est ainsi que le choc des commodities, qui se traduit en 2015 par une chute subite du prix de la quasi-totalité des matières premières à l’échelle internationale, est d’autant plus dur à encaisser pour l’Équateur qu’il ne peut faire face à la concurrence imposée par ses voisins qui dévaluent leur monnaie de sorte à rendre leurs ressources plus accessibles. Par ailleurs, le fait que l’équilibre des devises en circulation sur le territoire d’un État dépend directement de la FED vient nécessairement limiter sa capacité à prôner un modèle économique alternatif à celui défendu par le gouvernement étasunien, sous peine de se voir privé de liquidités suffisantes.

C’est donc pour faire face à ce double mécanisme de dégradation des termes de l’échange et de dépendance généré par l’hégémonie du dollar dans les échanges commerciaux régionaux qu’un certain nombre de gouvernements de gauche récemment arrivés au pouvoir au sein du continent prônent, sous l’impulsion de Lula, la mise en place d’une monnaie régionale à taux flottants avec les devises nationales. Or, la défaite du parti péroniste qui représentait, aux côtés du président brésilien, l’un des principaux tenants de ce projet, ainsi que l’émergence, au sein de la troisième économie du continent, d’un partisan acharné d’un renforcement des relations diplomatiques et commerciales avec les Etats-Unis, pourrait venir mettre un coup d’arrêt à cette dynamique de constitution d’une nouvelle forme d’intégration régionale.

Seule ombre au tableau pour Milei : avec 37 députés sur 257, il ne dispose d’aucune majorité parlementaire et sera donc contraint de composer avec les 93 élus dont dispose Juntos por el Cambio. Ce rapport de force au parlement peut expliquer la raison pour laquelle Bullrich s’est empressée d’apporter son soutien au candidat libertarien à l’issue du premier tour. En effet, discréditée depuis la fin de la présidence de Macri, la droite traditionnelle a trouvé en ce candidat anti-système un moyen de reprendre le pouvoir sous couvert de rupture avec l’ordre établi. La majorité de Milei dépendra finalement de l’establishment qu’il a tant voué aux gémonies. 

Références

(1)Entrevista de Tucker Carlson a Javier Milei, 14 de septiembre de 2023 ; https://twitter.com/TuckerCarlson/status/1702442099814342725?t=Ojd1lv5MidxV-vCfTmWgHQ&s=19

(2)https://cepr.net/press-release/elecciones-en-argentina-nunca-alguien-tan-extremista-en-materia-economica-ha-sido-elegido-presidente-de-un-pais-sudamericano-dice-mark-weisbrot-codirector-del-cepr/ 

(3)https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/12/15/les-gauches-argentine-et-peruvienne-face-au-lawfare-et-au-neoliberalisme-par-surprise/

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Peut-on financer la transition écologique par l’émission de monnaie « sans dette » ?

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En février 2021, en pleine pandémie de Covid, 150 économistes et personnalités européennes, dont Thomas Piketty et l’ancien ministre belge Paul Magnette, signaient une tribune dans Le Monde ainsi que dans d’autres journaux pour demander à la BCE d’annuler la part de la dette publique qu’elle détenait en échange d’un montant similaire d’investissements « dans la reconstruction écologique et sociale ». La proposition avait tournée court, Christine Lagarde ayant répondu dès le lendemain qu’une telle mesure était « inenvisageable » et qu’elle violerait les traités européens.

Savoir si annuler la dette publique détenue par la BCE est contraire ou non aux traités est une question à laquelle il est difficile de répondre tant que les autorités compétentes (en l’occurrence la Cour de justice de l’Union européenne) ne l’ont pas tranchée. Ce qui est certain, en revanche, c’est que les traités garantissent à la BCE une parfaite indépendance dans l’application d’un mandat dont l’élément principal est la stabilité des prix. De ce fait, lorsque l’inflation en zone euro a franchi la barre des 2% au cours de l’été 2021, il n’était plus du tout question d’exiger de la BCE d’assouplir sa politique monétaire.

Le reflux de l’inflation qu’on constate depuis quelques mois pourrait-il être l’occasion de relancer ce débat ? Cela semble être le cas puisque plusieurs voix se sont faites à nouveau entendre récemment à ce sujet.

Interrogé lors de la matinale de France Inter le 19 octobre dernier à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, le banquier d’affaire Matthieu Pigasse estime par exemple que la seule manière de répondre aux besoins sociaux et écologiques serait « de faire plus de création monétaire ».

« Une part très importante de la dette publique française, de l’ordre d’un tiers, est détenue par la BCE et la Banque de France. Cette dette pourrait très facilement être annulée sans aucun effet négatif économique ou financier. […] On peut créer plus de monnaie pour financer les grands programmes d’investissement, pour la transition énergétique, pour le climat ou pour construire des écoles ou des hôpitaux d’une part, et d’autre part pour distribuer un revenu minimum. C’est ce qui a été fait pendant la crise du COVID. Le fameux ‘‘quoi qu’il en coûte’’, les centaines de milliards qui ont été versés sur l’économie française l’ont été en réalité non par de la dette mais par de la création monétaire. »

Quelques jours plus tard, dans une chronique publiée par Le Monde, l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, cosignataire de la tribune de 2021 renchérissait dans la même logique en citant justement Pigasse. Comment faire pour financer les investissements non rentables de la transition écologique tels que la collecte des déchets océaniques ou la création de réserves de biodiversité, s’interroge-t-elle ? Le creusement de la dette ou la hausse de la fiscalité n’étant selon elle pas possible, « c’est donc vers une forme nouvelle de création monétaire, sans dette, qu’il faut se tourner pour financer l’indispensable non rentable ».

Le raisonnement est similaire, enfin, pour Nicolas Dufrêne, fonctionnaire à l’Assemblé nationale et directeur de l’Institut Rousseau, également cité par Couppey-Soubeyran. Dans La Dette au XXIe siècle. Comment s’en libérer (Odile Jacob), il dénonce « le discours parfois dogmatique de la gauche selon lequel il est nécessaire de taxer les riches et les entreprises pour faire du social » (p. 175). Dufrêne estime également que creuser la dette publique serait insoutenable, puisque la charge de la dette pourrait, selon lui, dépasser les 100 milliards d’euros à l’horizon 2030 (p. 44), on comprend assez vite qu’il faut trouver d’autres moyens pour financer la transition écologique et le bien être social. Et pour ce faire, la « solution » est simple : créer de la monnaie et annuler les dettes publiques détenues par la BCE. En effet, pour Dufrêne, « l’annulation est indolore » et permettrait de mettre en œuvre un « plan d’investissement gratuit » (p. 189).

De l’argent magique à l’économie magique

La lecture du livre de Dufrêne est édifiante. Son auteur est manifestement persuadé d’avoir trouvé la martingale économique ultime. Les conservateurs qui critiquent son idée seraient des esprits étroits, incapables de penser « en dehors du cadre ». « La monnaie est une institution sociale, elle est donc un peu ‘‘magique’’ par nature puisqu’elle repose sur la confiance du corps social et non sur des limites physique » écrit-il (p. 178). Dès lors, il suffirait de « permettre au Parlement de décider d’une introduction régulière d’une certaine somme de monnaie libre de dette de manière ciblée sur des tâches d’intérêt général » pour « redonner ses lettres de noblesse à la politique économique » (p. 179). « Soyons audacieux » s’enflamme-t-il plus loin dans la même page : « À terme, il ne serait pas impossible d’imaginer une complète disparition de l’impôt comme moyen de financer les dépenses publiques ».

Mazette ! La logique est imparable. Puisque la création monétaire est susceptible de financer tout ce dont nous avons besoin, et puisqu’on peut créer de la monnaie sans limite et autant qu’on le juge nécessaire, alors laissons le Parlement financer tout ce dont rêve la gauche.

« Une fois le mécanisme rodé, il pourra monter en puissance et prendre une part plus importante dans le financement des dépenses publiques, voire des dépenses sociales. Il pourra alors servir de socle à des projets ambitieux dont la simple évocation se heurte pour l’instant à des considérations insurmontables, au regard de leur coût potentiel sur les finances publiques : un revenu universel, une garantie d’emploi généralisé, une sécurité sociale de l’alimentation permettant à chacun de se nourrir de produits bio, une protection généralisée des biens communs à l’échelle nationale, voire mondiale » (p. 180).

Dans la logique de la « monnaie libre » telle qu’elle est imaginée par Dufrêne, les contraintes de financement n’existent pas et l’impôt n’est donc plus nécessaire. On peut ainsi tout avoir sans payer. « Il s’agit de passer d’une vision où l’on considère que les finances publiques ne sont qu’un moyen de mettre en commun et de répartir les richesses créées par l’activité des citoyens et des entreprises à une vision où les finances publiques deviennent l’un des moteurs de la création de cette richesse, sans avoir à piocher dans la richesse créée par les citoyens et les entreprises » (p. 180). « Notre proposition de monnaie libre revient à donner à l’État, c’est-à-dire à la collectivité, les moyens de s’en sortir par elle-même, sans avoir à contraindre qui que ce soit, du moins par (sic !) pour des raisons tenant à l’obligation de financement des dépenses publiques » (p. 182).

Le rêve et la réalité

Arrivé à ce stade du raisonnement, le lecteur bien intentionné ne peut être que perplexe. Il serait donc possible de financer des centaines de milliards d’euros d’investissement sans que cela ne coûte rien à personne ? Sans travailler davantage et sans réduire ses revenus ? Par le simple mécanisme de la création monétaire ? Si c’était vrai et si les économistes le savaient, alors ce serait un véritable scandale. Le plus étrange dans cette affaire est que ce soit un non-économiste qui révèle le pot-au-rose. La conjuration des économistes aurait-elle empêché l’humanité de se libérer de la dette de manière définitive alors que la solution était évidente ? Émettre de la « monnaie sans dette », de la « monnaie libre ». Avec un peu de chance on, pourrait même se passer de travail puisque l’argent, qu’on peut créer de manière illimitée, travaillerait pour nous.

Revenons sur terre. Et pour cela, revoyons quelques bases concernant le fonctionnement de l’économie.

La première chose qu’il faut dire c’est que la monnaie n’est pas de la richesse. En économie, on peut raisonner à plusieurs niveaux en étudiant les flux « monétaires », les flux « financiers » ou les flux « réels ». Les flux réels sont constitués des biens et des services que nous produisons et que nous échangeons. C’est ce qu’on appelle la richesse. Quant à la monnaie, elle représente et elle quantifie la richesse, mais elle n’en est pas elle-même. En effet, elle n’a de valeur que dans la mesure où elle peut être convertie en richesses réelles. On peut ainsi observer que dans une transaction marchande classique il y a bien deux flux de nature différente. Un flux « réel » qui va du vendeur vers l’acheteur (c’est la marchandise), et un flux monétaire qui va lui de l’acheteur vers le vendeur.

Pour appréhender les conséquences de cette représentation, il suffit de revenir aux propos cités plus haut. Pourrait-on, en créant de la monnaie « libre », instaurer « une sécurité sociale de l’alimentation permettant à chacun de se nourrir de produits bio » ? Si l’on a une vision naïve de l’économie, on pourrait croire qu’en donnant suffisamment de monnaie aux consommateurs, ces derniers pourraient acheter une quantité potentiellement illimitée de produits bios. Le problème est qu’on ne peut acheter avec de la monnaie que des biens qui ont été produits dans la sphère réelle. Or, pour produire des aliments bios il faut des terres, des agriculteurs et du travail.

D’après une étude du ministère de l’agriculture, les rendements par hectare de l’agriculture biologique sont entre 28 et 57% inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle. Cela signifie qu’en convertissant en bio l’ensemble des surfaces cultivées, la France diminuerait de plus d’un tiers sa production agricole. Donc sauf à recourir massivement à des importations, on ne pourra pas nourrir tout le monde. Comment la création monétaire pourrait-elle résoudre ce problème ? La réponse est simple : elle ne le peut pas.

Ni l’économie ni la monnaie ne sont « magiques ». Tout ce qui est vendu et consommé est nécessairement le résultat d’une transformation productive. Cette transformation a un coût « réel ». Le travail, le temps, les matières premières, les ressources qui ont été nécessaires à la production. Si les produits bios sont plus chers en monnaie que les produits de l’agriculture conventionnelle, c’est pour une raison qui tient à la sphère réelle. C’est tout simplement parce que pour produire une tomate bio il faut plus de terre et de travail que pour produire une tomate conventionnelle.

Au XVIe siècle, les élites espagnoles avaient une vision bullioniste de l’économie. Elles pensaient que la richesse d’une nation était strictement dépendante des quantités d’or et d’argent qu’elle détenait. C’est pour cela que les colonies espagnoles du Nouveau monde avaient pour principal objectif d’exploiter les mines d’or et d’argent qui s’y trouvaient. Pourtant, en dépit des flux de métaux précieux considérables qui se déversèrent sur l’Espagne à cette époque, le pays s’est globalement appauvri durant la période coloniale.

Le coût réel de l’investissement

Dans une économie, la richesse réelle a différents usages. Elle peut être consommée ou investie. Lorsqu’elle est consommée, elle est utilisée par les ménages au profit de leur propre bien-être. Lorsqu’elle est investie, elle est utilisée par l’État et les entreprises principalement pour améliorer le moyens de production, les bâtiments et les infrastructures productives.

D’un point de vue formel on peut résumer l’économie à cette équation simplifiée :

PIB = Consommation + Investissement

Dans toute société, un arbitrage existe entre consommer et investir. En termes réels, ce choix se traduit de la manière suivante : soit on investit des ressources, du travail et du temps pour produire des machines et des bâtiments productifs, soit on décide que ces ressources et ce temps doivent être consacrés à la consommation. À moins de penser que les ressources naturelles et le temps de travail soient illimités, ce qui est absurde, on ne peut pas à la fois augmenter l’investissement et la consommation. De fait, augmenter la masse monétaire ne changera pas les données de cette équation. Si vous avez une main d’œuvre, vous pouvez soit lui faire produire des biens de consommation, soit lui faire produire des biens de production. Mais vous ne pouvez pas créer ex nihilo de nouveaux travailleurs, pas plus que vous ne pouvez faire apparaitre du pétrole et des terres cultivables.

On sait que la transition écologique va nécessiter un énorme effort collectif d’investissement. Concrètement, cela signifie qu’il va falloir rénover notre parc de logements, construire de nouvelles voies de chemin de fer, décarboner notre système énergétique. Il faudra changer presque tous nos véhicules, remplacer nos centrales électriques à gaz et à charbon, produire de l’acier sans charbon… Tout cela aura un coût réel considérable. Des millions d’emplois devront être consacrés à construire concrètement ces investissements. Des ressources énergétiques et des matières premières devront être orientées à cet usage. Le problème est que toutes les ressources qui seront consacrées à produire davantage de biens d’investissements ne pourront être utilisées pour produire des biens de consommation. Autrement dit, pour organiser la transition écologique il va falloir réorienter notre économie vers plus d’investissement et moins de consommation.

À partir de là, deux scénarios sont possibles. Si l’on est optimiste, on peut se dire que la croissance suffira à rendre indolore la transition écologique pour les ménages. Cela suppose que la croissance du PIB soit entièrement consacrée à augmenter l’investissement sans prélever sur la consommation des ménages. Le problème est que, dans ce cas, le rythme de la transition sera dépendant du niveau de croissance économique. Or, celle-ci n’est pas assurée. Aussi, le scénario le plus réaliste et le plus responsable serait de ne pas trop compter sur la croissance. Dans ce cas, pour s’assurer que les investissements soient réalisés le plus rapidement possible, il faudra réorienter des ressources productives de la consommation vers l’investissement. Cela se traduira, sur le plan monétaire, par une baisse des revenus et du pouvoir d’achat des ménages.

Aucune solution magique n’existe pour résoudre les paramètres de cette équation. La transition écologique sera d’autant plus rapide et efficacement mise en œuvre que le pouvoir d’achat des ménages sera globalement réduit. Ainsi, la seule manière d’organiser politiquement cette réduction et d’y introduire un minimum de justice sociale sera de faire en sorte que les ménages les plus aisés supportent l’essentiel de cette baisse. Et la façon la plus simple de baisser le pouvoir d’achat des catégories aisées c’est encore par la fiscalité. Pardon de tenir un « discours dogmatique », mais promouvoir de fausses solutions aux naïfs est encore le moyen le plus sûr de ne jamais organiser une transition écologique ambitieuse.

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La Cour administrative d’appel de Paris a rendu sa décision ce matin, confirmant le retrait de l’agrément anticorruption de l’association Anticor. Cette décision, qui va à l’encontre des
conclusions du rapporteur public, met en lumière la rédaction erronée de l’arrêté signé par Jean Castex en 2021, selon les représentants d’Anticor et leur avocat, qui ont réagi lors d’une conférence de presse.

La Cour d’appel a appuyé sa décision sur des motifs de forme liés à la rédaction de l’arrêté, sans approfondir une analyse sur le respect par Anticor des conditions d’octroi de l’agrément. Une décision dénoncée par l’association, soulignant l’absence de contrôle sur les conditions qu’elle a toujours respectées. Les représentants d’Anticor lancent un appel au gouvernement pour corriger la motivation imparfaite de l’arrêté et rétablir l’agrément de l’association. 

« Le fait que l’arrêté d’attribution d’agrément ait été mal rédigé par Jean Castex est une évidence, et la justice l’a confirmé par deux fois. Anticor a donc obtenu en 2021 une décision d’agrément qui portait en elle-même les bases de son annulation, tel un cheval de Troie administratif ayant vocation à être attaqué », déclare Elise Van Beneden, présidente d’Anticor, lors de la conférence de presse.

La décision de la Cour, contraire aux conclusions du rapporteur public, a surpris l’association. Les juges ont refusé la demande de « substitution de motifs » car elle n’avait pas été explicitement formulée par la Première ministre Elisabeth Borne. Un constat critiqué par Paul Cassia, vice-président d’Anticor, soulignant les lacunes dans l’arrêté de Jean Castex et dans le mémoire de la Première Ministre.

Pour l’avocat de l’association, Me Vincent Brengarth, c’est une décision « kafkaïenne et
révoltante », marquée par un manque d’indépendance manifeste. Anticor annonce qu’elle saisira prochainement le Conseil d’État, espérant une décision tranchée sur le fond pour rétablir son agrément.

Un appel à la lutte contre la corruption

Depuis sa création en 2002, Anticor a joué un rôle crucial dans la promotion de la transparence et de l’intégrité politique en France. Ses bénévoles ont dénoncé des affaires de corruption, sensibilisé le public et encouragé des mesures rigoureuses. La présidente d’Anticor souligne que plus l’association est attaquée, plus les adhérents se mobilisent.
Sans son agrément, Anticor perd la possibilité de contester le classement sans suite d’une affaire par un procureur, entravant la lutte contre l’impunité des délinquants en col blanc. Anticor demande un renouvellement de l’agrément, dont les conditions sont juridiquement réunies, mais souligne la dimension politique de la décision.


Depuis de nombreuses années, Anticor plaide pour un changement : l’agrément anticorruption devrait relever d’une autorité indépendante, comme le Défenseur Des Droits, et sa validité devrait être portée à 5 ans. Une mesure urgente pour garantir l’indépendance des associations anticorruption en France.

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Histoire de l’incorporation de force

Il y a 81 ans, en 1942, par le décret Wagner, 103 000 Alsaciens et 31 000 Mosellans ont été appelés à faire leur service militaire au sein des armées nazies. En temps de guerre, ce service n’était rien d’autre qu’une mobilisation générale de nature incontournable, une incorporation forcée. Ce sont également 15 000 femmes qui ont été incorporées de force dans des structures nazies comme le RAD (Reichsarbeitsdienst, service national du travail) ou le KHD (Kriegshilfsdienst, service auxiliaire de guerre pour les femmes). Pour beaucoup, comme les hommes, elles furent exilées vers des camps très éloignés (AutrichePologneYougoslavieSudètes…) car les nazis s’étaient rapidement rendu compte que les Alsaciens et Mosellans s’opposaient à eux et se montraient récalcitrants. Il fallait donc les éloigner des réseaux de résistance.

En 1942, cela fait deux ans que l’Alsace et la Moselle ne sont ni en zone occupée ni sous administration vichiste. Ces départements ont, de fait et de manière singulière par rapport au territoire français occupé, été intégrés au IIIème Reich. Cette spécificité est notifiée dans l’article 3 de la convention d’armistice reconnaissant la souveraineté du gouvernement français sur l’ensemble du territoire sous réserve « des droits de la puissance occupante ». Les réserves de la puissance occupante concernent le Nord et le Pas-de-Calais qui se retrouvent être sous administration militaire de la Belgique et du Nord ainsi que certains territoires alpins sous occupation italienne et enfin l’Alsace et la Moselle, intégrées au Reich. Ses habitants se retrouvent sous le joug du Führer et des nazis.

Commence alors le destin tragique de celles et ceux qui sont enrôlés de force dans l’armée allemande ou des structures nazies. Considérés de facto par le IIIème Reich comme des sujets d’Hitler, il est imposé aux hommes d’intégrer la Wehrmacht, devant se soumettre à des ordres insupportables, porter un uniforme déshonorant, mener une guerre du côté de l’ennemi. Ceux qui tentent de refuser l’incorporation forcée ou qui désertent le font au péril de leur vie mais surtout de celle de leur famille. Si certains parviennent à prendre la fuite, plusieurs milliers de jeunes hommes refusant l’incorporation dans l’armée nazie sont internés au camp de sécurité de Schirmeck, annexe du camp de concentration du Struthof, y subissant travaux forcés, maltraitance et torture, souvent jusqu’à la mort. Par milliers également, des membres de la famille de ceux qui avaient déserté sont capturés et conduits à Schirmeck ou envoyés en Silésie, Pologne, Allemagne, après confiscation de leurs biens.

En 1942, plus de 130 000 hommes sont donc incorporés de force et, pour l’essentiel, déployés sur le front de l’Est.  Confrontés aux assauts, au froid extrême, aux conditions terribles du champ de bataille, ils sont condamnés à mener cette guerre contre l’Armée rouge aux côtés de l’envahisseur nazi, bourreau de leurs proches.

Dans ces conditions dantesques, près de 50 000 d’entre eux sont tués ou portés disparus. D’autres sont faits prisonniers dans des camps soviétiques – ces derniers ne faisant pas la différence entre un Malgré-nous français et un Allemand se battant sous l’uniforme nazi – comme à Tambov, dans des conditions épouvantables dont beaucoup ne revinrent jamais. Près de 1300 soldats alsaciens et lorrains sont officiellement enterrés à proximité du camp de Tambov, mais ce chiffre est sans doute cinq à dix fois plus élevé.

Une bataille parlementaire et personnelle

Dès le début de mon mandat, j’ai été sollicité par les associations alsaciennes et mosellanes pour aider à la reconnaissance des incorporés de force mais aussi pour obtenir une réparation pour leurs orphelins. Beaucoup d’enfants d’incorporés de force n’ont, en effet, jamais connu leur père, mort au combat ou porté disparu. Comme membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées, début octobre 2022, j’y ai porté ce sujet lors d’une audition de la secrétaire d’Etat chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, Patricia Mirallès. Lors de l’examen du budget de l’Etat qui s’en suivit, j’ai déposé un amendement demandant réparation pour les orphelins de Malgré-nous, sur la base de la rente perçue par les orphelins de victimes de la barbarie nazie, depuis un décret du 27 juillet 2004. En effet, plus de 80 ans après, comment accepter que la France ne reconnaisse toujours pas pleinement la double souffrance, la double peine des orphelins d’incorporés de force : celle d’avoir perdu un parent qui fut forcé de se battre dans les rangs de l’ennemi nazi et celle d’être toujours ostracisés, exclus d’une nécessaire reconnaissance et d’un travail mémoriel qui libérerait d’une chape de plomb l’Alsace et son département voisin la Moselle. Comment considérer que les 145 000 femmes et hommes, envoyés de force sur le front de l’Est ou intégrées dans des structures nazies, laissant derrière eux des milliers d’orphelins, ne furent pas eux-mêmes victimes de la barbarie nazie ?

Cet amendement n’a malheureusement pas été retenu par le gouvernement l’année dernière, suite au déclenchement de l’article 49-3. Le même scénario se rejoue cette année, pour l’examen du projet de loi de finances pour 2024.

L’année dernière pourtant, un rapport a pu être obtenu et rendu publique en juin 2023. Il dénombre les orphelins de Malgré-nous encore en vie à 3500. Ce chiffre nous permet d’avoir une idée plus précise de l’enveloppe budgétaire nécessaire à l’indemnisation. Avec mon groupe parlementaire et également dans une recherche de démarche transpartisane, nous continuerons de porter cette cause juste, pour la mémoire alsacienne et mosellane mais également pour que cette histoire tragique, très peu ou mal connue dans le pays, puisse être dite et reconnue.

A cette fin, avec les associations mémorielles et des historiens, nous militons également pour que les programmes scolaires intègrent un chapitre sur l’incorporation de force en Alsace-Moselle durant la Seconde guerre mondiale : méconnue ou déformée dans le reste du pays, cette page douloureuse est très largement étouffée, dans les trois départements directement concernés. Pour ma part, ça n’est qu’au cours de cette bataille parlementaire que ma mère, pour la première fois, a évoqué le fait que mon grand-père fut, lui aussi, incorporé de force. Il est mort des suites de blessures de guerre qu’il a subies en portant l’uniforme allemand, malgré lui.

Reconnaissance

Nous avons le devoir de retirer ces hommes et ces femmes de leur anonymat, de faire connaître leurs destins tragiques, de leur rendre justice en rétablissant, partout sur le territoire de la République, la vérité de ce que fut l’incorporation de force. Cette reconnaissance se fait, notamment, par l’enseignement scolaire de ce fait historique méconnu ou dont la connaissance est partielle – ce que j’ai demandé au ministre de l’éducation nationale l’année dernière.

L’année 2024 sera jalonnée d’événements mémoriels et de cérémonies à l’occasion des 80 ans de la Libération du pays après la Seconde guerre mondiale. Avec les associations qui portent la cause des Malgré-nous et de leurs orphelins, avec les historiens qui travaillent sur ce sujet, avec la secrétaire d’État chargée des Anciens combattants et de la Mémoire et les parlementaires qui, comme moi, s’investissent sur le sujet, j’aurai à cœur de m’assurer que le drame des Incorporés de force ne soit pas oublié.

Emmanuel FERNANDES, député du Bas-Rhin

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Si c’est à Paris que Yasser Arafat proclama le 2 mai 1989 « c’est caduc » en parlant de la charte de l’OLP, c’est parce que la France a toujours su porter une voix singulière dans sa diplomatie, en particulier au Proche-Orient.

La diplomatie française, c’est partout la défense absolue des civils et des innocents. Et devant les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre dernier, à la dimension antisémite immonde, la condamnation doit être sans ambiguïté et la libération des otages exigée.

Les Israéliens ont le droit de se défendre et de vouloir démanteler un mouvement terroriste qui ne veut ni la sécurité pour Israël, ni la paix et le développement pour la Palestine.

Ce droit à la défense n’est pas un droit à la vengeance. C’est pourquoi, face aux bombardements aveugles sur Gaza, la France doit exiger le cessez-le-feu immédiat et la trêve humanitaire.

La diplomatie française, c’est aussi la défense des opprimés. « Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres. » proclamait le 20 octobre 1981 le président Mitterrand lors du sommet Nord-Sud, dans son discours dit de Cancun. Quelle voix peut contester sérieusement que cette phrase ne s’applique pas au peuple palestinien aujourd’hui ? Quelle voix peut contester sérieusement que nombre des résolutions de l’ONU sur le conflit israélo-palestinien sont restées lettre morte ?

Devant le tragique d’une situation décrite comme inextricable, en France, nous ne pouvons rester simples spectateurs. Entre enfants palestiniens bombardés et enfants juifs massacrés, ce serait œil pour œil, dent pour dent ? Le politique ne peut jamais se satisfaire de la loi du Talion et les démocraties encore moins.

La « profonde inquiétude » d’Emmanuel Macron n’y suffira pas.

En voulant interdire les manifestations de soutien au peuple palestinien, le gouvernement français renvoie de fait, indistinctement, les défenseurs de la cause palestinienne à un antisémitisme intemporel et universel. Il n’aide pas à trouver une position équilibrée qui permettrait d’apaiser plutôt que d’attiser.

Ceux qui craignent l’importation du conflit ont raison de le faire. Le conflit israélo-palestinien ramène la France aux heures les plus sombres de son histoire : l’antisémitisme et le passé colonial. Ce conflit est un miroir qui nous révèle des plaies qui n’ont jamais été totalement pansées.

L’antisémitisme a miné la société française pendant des décennies et se répand à nouveau. Il doit être sans cesse combattu car jamais complètement vaincu. La haine du Juif est avant tout la haine de l’autre, de la différence que l’on ne sait pas nommer. Elle a provoqué le plus grand génocide de l’Histoire. Aucune cause, aucune raison ne justifie de la minimiser.

Il y aujourd’hui en Israël et en Palestine des colons et des colonisés. La plupart des médias et des politiques, sous le coup de l’émotion légitime, l’oublient aujourd’hui. Depuis 20 ans, l’extrême-droite israélienne et Benjamin Netanyahu s’attachent méthodiquement à détruire la perspective de deux Etats vivant, en paix, côte-à-côte. Il invita même ses partisans à financer le Hamas pour empêcher la création d’un Etat palestinien. Le 7 octobre, la majorité des forces israéliennes défendaient les colons en Cisjordanie occupée.

La France, aveugle sur son passé colonial et surtout sur ses conséquences, ne peut pas fermer les yeux sur d’autres situations coloniales.

N’effaçons pas une plaie mémorielle au profit d’une autre.

N’abandonnons pas la défense des opprimés car nous n’arrivons pas à être lucides sur nous-mêmes. Depuis des décennies, cet aveuglement nous est reproché. Par les pays des Suds et par leurs populations d’abord, qui dénoncent un « deux poids, deux mesures » occidental, selon lequel la vie vaudrait plus cher sous notre regard qu’ailleurs. Les Ukrainiens, les Israéliens, les Arméniens sont dans notre lumière. Pas les Yéménites, les Syriens ou les Afghans.

Cette dénonciation monte aussi du cœur de notre société, comme un cri de révolte et de colère. Les Français aux origines mêlées, pour certains venus de ces pays des Suds aux passés coloniaux, connaissent dans leur chair la réalité des fautes et des contradictions françaises.

Il faut écouter les manifestations de cette colère.

Il faut défendre l’universalisme français, les droits de l’Homme et donc ceux aussi des opprimés. 

Nous ne pouvons renvoyer systématiquement ces colères à de l’antisémitisme, à de la solidarité communautaire voire à l’expression cachée d’un islamisme rampant.

Le président de la République a tenté de défendre une position diplomatique équilibrée en se rendant à la fois à Tel-Aviv et à Ramallah, au Caire et à Amman. Rentré en France, il devrait déployer toute son énergie à refuser que les identités singulières de notre pays soient instrumentalisées pour mettre à mal la cohésion nationale.

Assurer la cohésion nationale, ce n’est pas laisser stigmatiser Karim Benzema.

Assurer la cohésion nationale, c’est laisser s’exprimer les manifestations de soutien au peuple palestinien tout en y faisant respecter l’ordre républicain.

Assurer la cohésion nationale, ce n’est pas exclure de l’Ecole de la République des enfants endoctrinés.

Assurer la cohésion nationale, c’est faire condamner toutes les expressions racistes et antisémites qui se multiplient dans le champ médiatique et sur les réseaux sociaux.

Face aux partisans de la guerre et aux faiseurs de haine, la paix doit avoir ses combattants là-bas, et la concorde civile ses artisans ici.

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Article à retrouver ici : https://cincivox.fr/2023/10/23/profs/ 

Visiter le blog de l’auteur : https://cincivox.fr/

En mémoire de Samuel Paty et Dominique Bernard

Quel beau métier que celui de professeur en France !

*

Inventer toutes les ruses possibles pour attirer l’attention d’élèves illettrés, vautrés dans la culture de l’avachissement, obstinément rétifs au moindre effort.

Chercher à leur faire lever le nez de leur téléphone, à les sortir de leur dépendance aux écrans pour leur transmettre quelques bribes de savoir.

Rappeler des évidences à leurs parents à propos du travail, de l’attention nécessaire en classe, alors qu’eux-mêmes n’en ont rien à faire.

Consacrer l’essentiel de son temps non à l’instruction mais à l’éducation, parce que, même en CP, des enfants aux « comportements difficiles », bel euphémisme, pourrissent la classe.

Lutter contre la violence qui devient chaque jour un peu plus le mode normal de relation des gamins entre eux et avec les adultes.

Passer le plus clair de son temps à expliquer, en vain, les règles fondamentales de la civilité et les nécessités de la discipline à des petits sauvageons inéduqués, qui se fichent de l’école et se moquent de ce que raconte l’enseignant en face d’eux.

Pallier les démissions parentales.

Se battre contre les endoctrinements familiaux.

Ne plus pouvoir enseigner l’évolution, l’histoire de l’univers, la reproduction ni des pans entiers de l’histoire, ne plus évoquer la laïcité ni donner des cours de natation ni de sports collectifs mixtes… par crainte des réactions des élèves et de leurs entourages.

Subir des remises en question systématiques de tous les savoirs et de toutes les connaissances, par des « ça sert à quoi ? » ou des contestations agressives au nom de la religion.

Endurer les pressions, les menaces, les insultes et la violence des grands frères et des parents à la moindre complainte mensongère du petit ange.

Trouver de temps en temps un pneu crevé sur sa voiture ou une lettre de menaces dans son casier.

Redouter les interventions des associations de parents d’élèves, puissants lobbies de la détestation des enseignants et spécialistes des campagnes de harcèlement des professeurs.

Voir les mêmes associations de parents d’élèves accompagner, voire inspirer, toutes les réformes délétères depuis quarante ans et se servir un verre.

Regretter l’époque où l’école était encore, vaille que vaille, un sanctuaire protégé de l’extérieur, qui offrait aux élèves un cadre émancipateur, une respiration laïque, à l’abri de la société, de ses modes et de ses coups de folie.

Observer la disparition du magistère intellectuel et moral dont ont joui, jadis, les professeurs, dont l’autorité est dorénavant taillée en pièce, et que des amuseurs idéologues remplacent dans les références des plus jeunes.

S’effrayer devant le lavage de cerveaux que s’infligent les mômes, incapables de se décrocher du défilement hypnotique des vidéos tiktok et autres réseaux dits sociaux, miroirs aux alouettes dans lesquels ils s’absorbent en continu.

Essayer de leur ouvrir les yeux et de les sortir de l’extrême mimétisme envers des influenceurs qui ressemblent aux gamins et à qui les gamins veulent ressembler – vide abyssal de deux miroirs face à face.

Échouer à développer leur esprit critique, à les exercer à l’usage de leur raison pour les protéger du bourrage de crânes auquel les soumettent les pires idéologues.

Perdre son temps en « missions » toujours plus nombreuses, lâchement abandonnées par les autres institutions et le reste de la société, en fonction des modes et des lubies du moment : apprendre aux enfants le tri sélectif (quand se rendra-t-on compte que c’est là un pléonasme stupide : comme un tri pourrait-il ne pas être sélectif, enfin ?!), la protection du climat, faire ses lacets, le code de la route, la méditation (ou comment faire entrer les sectes à l’école, bravo !), le codage informatique, la communication non violente, le jardinage…

Être sommé de résoudre tous les maux de la société.

Être accusé d’être responsable de tous les maux de l’école.

Prendre chaque jour en pleine figure le mépris des politiques, des médias et de la société.

S’affliger des rodomontades de chaque nouveau ministre pressé d’attacher son nom à une réforme qui sapera encore un peu plus l’édifice déjà croulant et rendra plus impossible l’exercice du métier, dans le veule objectif de grimper au sein de la hiérarchie gouvernementale.

S’élever contre les réformes destructrices et s’entendre dire que les enseignants « prennent les enfants en otages » ; un an ou deux plus tard, lorsque lesdites réformes entrent pleinement en application, écouter les mêmes s’emporter de nouveau contre les professeurs au prétexte qu’ils seraient responsables des effets des réformes.

Se savoir seul en première ligne avec derrière soi toute l’administration prête à prendre le parti adverse quoi qu’il arrive, le « pas de vague » étant le dogme absolu et la démission l’habitus généralisé.

Être rabaissé par des inspecteurs qui n’ont pas enseigné depuis des lustres et n’ont en tête que les balivernes pédagogistes.

Perdre son temps en des tâches administratives toujours plus lourdes et plus absurdes.

Être forcé de suivre des formations ineptes et infantilisantes.

Renoncer à enseigner sa discipline pour répondre aux injonctions à monter des « projets » débiles.

Participer à des réunions inutiles hors des heures de service et jamais indemnisées.

S’entendre dire que les professeurs ne fichent rien et sont toujours en vacances alors que le véritable temps de travail est au moins le double de celui passé en classe – avec tout le travail dans les trous de l’emploi du temps, à la maison, pendant les fameuses vacances, le soir et le week-end, bien plus que n’importe quel cadre du privé ou du public.

Se résigner devant la mauvaise foi de tous les calomniateurs des enseignants qui prétendent qu’une heure en classe devant trente élèves est équivalente à une heure de travail passée devant un ordinateur ou à « manager » une équipe d’adultes.

Se débrouiller avec des moyens dignes du tiers-monde et utiliser son matériel personnel pour son travail.

Avoir en face de soi des classes surchargées parce qu’il n’y a pas assez de professeurs, que la France a un des pires taux d’encadrement et que l’administration, pour justifier les économies, ment sans vergogne lorsqu’elle prétend que le nombre d’élèves par classe n’a aucune incidence sur les apprentissages.

Recevoir un traitement nettement inférieur aux autres corps de catégorie A de la fonction publique – et donc misérable comparé aux salaires des cadres du privé eux aussi bac+5 –, traitement parfaitement représentatif de l’estime dans laquelle la société tient les professeurs.

Constater la chute régulière, chaque année, du nombre de candidats aux concours et comprendre parfaitement que plus personne ne veuille faire ce métier.

S’alarmer que les nouveaux recrutés possèdent un niveau catastrophique de maîtrise de la discipline qu’ils vont devoir enseigner.

Se souvenir que l’autorité du maître est directement liée à sa maîtrise de la discipline et reprendre un verre.

Remarquer que les démissions sont de plus en plus nombreuses alors que les recrutements suivent une courbe inverse.

Se révolter devant la contractualisation et les recrutements en « speed dating » qui signifient bien que n’importe qui peut prétendre s’improviser prof et que tout le monde s’en fout, du moment qu’il y a un adulte dans la classe pour garder les gosses.

Regarder, impuissant, l’Éducation nationale se transformer en Garderie inclusive sous les applaudissements des imbéciles.

Être entré dans la carrière par amour de sa matière et volonté de la transmettre mais ne plus l’enseigner qu’à la marge, les heures de disciplines étant sans cesse réduites au profit des heures de rien.

Contempler l’instruction s’effondrer et finir la boutanche.

Percevoir dans la destruction des lycées professionnels la nouvelle étape vers la privatisation de l’éducation nationale.

Vivre chaque jour la chute du niveau malgré le déni dans lequel les idéologues pédagogistes, pour continuer de faire fructifier leur juteux business, tentent de maintenir l’opinion publique, avec, il faut le reconnaître, de moins en moins de succès tant leur propagande craque sous le poids du réel.

Reconnaître que le ver est dans le fruit, beaucoup de profs ayant dorénavant cédé aux billevesées pédagogistes, aux discours lénifiants sur la « bienveillance » et la « tolérance », et même à une certaine complicité avec les idéologies obscurantistes qui gangrènent la société.

Abandonner tout espoir pour ce qui concerne les syndicats professionnels, trustés par des déchargés qui n’ont pas mis les pieds devant une classe depuis deux générations et sont plus occupés à faire tourner leur boutique et à propager leur idéologie empoisonnée qu’à défendre les enseignants sur le terrain.

Regretter que le corps enseignant savonne souvent lui-même sa planche.

*

Et pourtant…

Continuer d’apparaître, aux yeux des ennemis de la République, comme ses premiers représentants.

Incarner, encore, le savoir, l’héritage des Lumières, la laïcité… c’est-à-dire les ennemis à abattre pour tous les obscurantismes, islamisme en tête.

Demeurer seul face aux provocations des islamistes contre l’institution scolaire, depuis les foulards de Creil en 89 jusqu’aux abayas de 2023.

Aller à l’école le matin la boule au ventre, dans l’angoisse du geste ou de la parole sciemment mal interprétés.

Craindre pour sa propre vie et celle de ses proches en rentrant chez soi le soir.

Faire preuve d’un courage dont bien peu seraient capables, en se dressant pour protéger les autres.

Et, par un beau jour d’octobre, se faire égorger.

Cincinnatus, 23 octobre 2023

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Empêcher l’extermination des éléphants en Afrique-Équatoriale française, alors que colons comme autochtones promeuvent sa chasse, voilà la lourde tâche que Romain Gary confie à son personnage Morel. « Les Racines du Ciel », œuvre saisissante et profondément humaniste qui explore les thèmes de la liberté, de la conservation de la nature et de la condition humaine. Publié en 1956, ce roman s’ancre dans une Afrique en pleine transformation post-coloniale. Considéré comme le premier roman écologiste, nombreuses analyses ont déjà exploré ce volet de l’œuvre. Mais face à la « crise générale des majuscules » (Debray), j’ai pensé que cette chronique pourrait être l’occasion de mettre à l’honneur la « certaine idée de l’Homme » que l’auteur insère à son personnage.

 

L’histoire se déroule dans les vastes plaines africaines où un personnage fascinant, Morel, se lance dans une croisade pour la protection des éléphants, symboles de liberté à ses yeux. Romain Gary peint un portrait saisissant de ses motivations, montrant comment son apparente facétieuse passion pour la défense de ces animaux majestueux transcende les frontières culturelles et politiques. Mais Morel n’a pas d’affection particulière pour les éléphants en tant qu’ils sont des éléphants ; simplement ils incarnent quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes…

La référence à la première phrase des Mémoires du général de Gaulle n’est ainsi pas fortuite, et Romain Gary lui-même pousse la comparaison tout au long de son roman. C’est ce parallèle Morel/de Gaulle qui m’intéresse au plus haut point. Alors que les éléphants sont encombrants, inutiles, improductifs, et que tous les voient comme archaïques, il se trouve un homme, Morel, qui contre vents et marées voue sa vie à leur protection. Affleure de la plume du double prix Goncourt cette magnifique phrase : « Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants ».

Le grand Charles, en 1940, alors que toute la France, des politiques aux militaires, s’avoue vaincue, choisit de poursuivre la lutte contre l’envahisseur allemand. « Le plus illustre des Français » (Coty), en 1940, c’est un peu, à sa façon, Morel et les éléphants. Nos démocraties contemporaines, obnubilées par la rentabilité et l’utilité, comprennent mal ce genre de proclamations têtues et désintéressées de dignité et d’honneurs humains. Ce que Morel défend, avec ses éléphants, « c’était une marge humaine, un monde, n’importe lequel, mais où il y aurait place même pour une aussi maladroite, une aussi encombrante liberté ».

Morel arbore d’ailleurs tout au long de l’œuvre une croix de Lorraine, incarnation de son passé de résistant. Des camps de la mort aux étendues sauvages peuplées de pachydermes, le combat reste le même : celui de la liberté. Il faut aux hommes un idéal, un sacré – et donc un sacrilège (le meurtre d’un éléphant) et un possible sacrifice (mourir en martyr face au gouvernement français qui organise la chasse à l’éléphant). Un sacré laïque, donc, mais un sacré quand même.

Le début des Mémoires du général de Gaulle commence de la manière suivante : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Un personnage du livre s’y réfère en ajoutant : « Eh bien ! Monsieur, remplacez le mot « France » par le mot « humanité », et vous avez votre Morel. Il voit, lui, l’espèce humaine telle une princesse des contes ou la madone des fresques, comme voué à un destin exemplaire… Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors il se fâche et essaye d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité, un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé ». Mais ne pourrait-on en dire autant de Romain Gary lui-même ?

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