Moi, Tituba sorcière
Maryse Condé reçoit en 2018 le Prix Nobel alternatif de littérature, saluée par la Nouvelle Académie pour sa justesse et sa finesse dans la description des ravages du colonialisme et du chaos du post-colonialisme. Décédée en avril dernier, l’autrice guadeloupéenne nous laisse une œuvre magistrale qui traverse les frontières et valorise la littérature antillaise.
Née en Guadeloupe, Maryse Condé fait ses études à la Sorbonne où elle découvre Aimé Césaire et son discours sur le colonialisme, socle sur lequel l’autrice mènera ses engagements antiracistes et anticoloniaux, pour la mémoire de l’esclavage et l’indépendance de la Guadeloupe. Sa réflexion littéraire s’éloignera ensuite du mouvement de la négritude porté par Césaire et Léopold Sédar Senghor ainsi que du panafricanisme, convaincue que ces mouvements peuvent être sources de réduction des personne racisées à une identité unique. Elle se démarque également du mouvement littéraire de la créolité, préférant se décrire comme une écrivaine en errance, en quête de soi.
Riche d’une trentaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre, l’œuvre de Maryse Condé est reconnue dans les milieux littéraires comme universitaires. Elle a été traduite dans de nombreuses langues et a connu un succès particulier dans les mondes anglophones. Partageant sa vie entre les Antilles, le continent africain et les États-Unis, l’autrice choisit de décrire les réalités diverses des peuples noirs, à travers des reconstitutions historiques empruntes d’imaginaires.
Pour découvrir Maryse Condé, j’ai choisi de lire Moi, Tituba sorcière noire de Salem, publié en 1986. Ce roman raconte l’histoire de la sorcière Tituba née aux Barbades, qui traverse l’esclavage dans les colonies du Nouveau Monde, le célèbre procès des sorcières de Salem de 1692, et les révoltes des esclaves marrons aux Antilles. Maryse Condé écrit le récit imaginé d’un personnage réel, mêlant ainsi faits historiques, inventés et éléments magiques. Elle redonne une place dans le canon littéraire francophone aux sorcières brûlées et aux esclaves violentées.
Le livre marque par sa représentation importante de la violence physique, morale et matérielle. La douleur et la souffrance de peuples réduits en esclavage sont brandies dans les paroles de Tituba : « Je hurlai et plus je hurlais, plus j’éprouvais le désir de hurler. De hurler ma souffrance, ma révolte, mon impuissante colère. Quel était ce monde qui avait fait de moi une esclave, une orpheline, une paria ? Quel était ce monde qui me séparait des miens ? Qui m’obligeait à vivre parmi des gens qui ne parlaient pas ma langue, qui ne partageaient pas ma religion, dans un pays malgracieux, peu avenant ? ». Les viols à répétition, la déshumanisation, les coups et les humiliations font de la vie une source de désespoir, « Pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée. »
Le récit expose les paradoxes omniprésents de la société puritaine de Salem. La religion ultra rigoureuse, représentante de la loi et du dogme, dénonce la sorcellerie comme diablerie, alors qu’elle est elle-même source de souffrance et d’enfermement en perpétuant les atrocités de l’esclavage et en maintenant une peur aveugle de la damnation. « C’est peut-être parce qu’ils ont fait tout ce mal à leurs semblables, à ceux-là parce qu’ils ont la peau noire, à ceux-là parce qu’ils l’ont rouge, qu’ils ont si fort le sentiment d’être damnés ? ».
Moi, Tituba, sorcière noire de Salem comporte des sources et archives historiques qui renforcent l’aspect poignant de l’œuvre, en rapportant les discours de la vraie Tituba lors de son procès à Salem. Il fait aussi référence à la littérature américaine, tels le roman La Lettre Écarlate, du romancier romantique Nathaniel Hawthorne, et de la pièce Les Sorcières de Salem du dramaturge Arthur Miller, qui rappellent le 17e siècle américain, l’apogée du puritanisme et la chasse aux sorcières.
Des références directes au livre La Lettre Écarlate sont présentes, à travers le personnage de Hester, faisant référence à l’héroïne de Hawthorne, enfermée pour cause d’adultère que Tituba rencontre en prison, « On ne lapide pas les femmes adultères. Je crois qu’elles portent sur la poitrine une lettre écarlate. » Maryse Condé créé une bibliothèque textuelle, car elle incorpore au sein de son œuvre un personnage provenant d’un autre, et elle développe ainsi un dialogue intertextuel avec l’histoire littéraire.
Pour finir, le livre présente certaines lueurs d’espoir et de joie, à travers l’amour que Tituba porte à ses amants, la rencontre avec Hester en prison et les révoltes des esclaves. Elle réussit à préserver son humanité au sein des sociétés assombries par la barbarie. « L’avenir appartient à ceux qui savent le façonner et crois-moi, […] ils y parviennent par des actes. ».
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