Silicon Valley : du rêve hippie au capitalisme technologique d’aujourd’hui

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Silicon Valley : du rêve hippie au capitalisme technologique d’aujourd’hui

La Silicon Valley, berceau de l’innovation technologique, a depuis longtemps exercé une fascination sur le monde entier. Ses succès retentissants et ses mythes ont façonné notre vision de l’entrepreneuriat et de la révolution numérique. Pourtant, derrière la glorieuse façade de la Silicon Valley, se cachent des réalités complexes et parfois dérangeantes. Retour sur les mythes qui entourent cette région emblématique, depuis ses origines contestataires jusqu’à son rôle actuel dans le monde du capitalisme technologique.
Aux origines du capitalisme californien

Dans les années 1960, la côte ouest des États-Unis, et en particulier la Silicon Valley, était reconnue comme le terreau fertile de la culture hippie et de son mouvement de contre-culture. Cette époque était marquée par un rejet des valeurs de la société de consommation qui prévalaient au cours des « trente glorieuses ». Les campus des universités de Berkeley et de Stanford, toutes deux situées à proximité de la Silicon Valley, étaient le théâtre de débats intellectuels animés qui agitaient l’ensemble de la société américaine. Les manifestations survenues en 1964, où des étudiants de l’université de Berkeley ont défilé avec des fausses cartes perforées IBM autour de leur cou pour protester contre le complexe militaro-industriel, constituent un moment emblématique de cette période de contestation. À travers cet acte symbolique, ces étudiants exprimaient leur opposition contre l’utilisation de l’ordinateur comme outil de contrôle et de surveillance, notamment par le gouvernement et l’armée dans le contexte de la guerre froide. Cependant, il est essentiel de souligner que tous les étudiants engagés dans ce mouvement de protestation ne rejetaient pas totalement l’informatique en tant que telle. En réalité, nombreux étaient ceux qui voyaient dans cette technologie émergente la promesse d’une liberté créative et d’une émancipation intellectuelle. Pour ces jeunes contestataires, l’informatique représentait bien plus qu’un simple outil du complexe militaro-industriel ; elle offrait la possibilité de repousser les frontières de la pensée, de l’expression artistique et de la créativité. Cet aspect contradictoire de la relation entre les étudiants contestataires et l’informatique illustre la complexité de l’époque. Les années 1960 étaient marquées par des mouvements sociaux et culturels qui remettaient en question l’ordre établi, mais qui étaient également porteurs d’un esprit d’innovation et de réflexion critique. Les manifestations de 1964 symbolisent donc la dualité de l’approche des étudiants de l’époque envers la technologie. Il rappelle que les mouvements contestataires étaient composés de personnes aux perspectives diverses, chacune cherchant à façonner un avenir plus libre et plus juste, mais à sa manière. C’est dans ce contexte de rencontres improbables entre adversaires de l’ordre établi, souvent animés par un esprit libertaire, et des passionnés de technologie désireux d’explorer de nouveaux horizons, que naquit une utopie néolibérale. Au fil des années, cette idéologie a prospéré en se nourrissant des rêves des entrepreneurs. Ces pionniers ont réussi à fusionner les idées de ceux qui rejetaient initialement les technologies de l’information et de la communication avec celles de ceux qui voyaient en elles un puissant levier pour le développement capitaliste.

L’émergence du capitalisme 2.0

La transition vers le nouveau millénaire s’est avérée décisive pour l’évolution du capitalisme, notamment aux États-Unis. Au début des années 1990, les États-Unis étaient en proie à une récession économique majeure, et c’est dans ce contexte difficile que Bill Clinton a accédé à la présidence. Adepte du courant du « new democrat », désignant une pensée réformiste et populaire émergente à la fin des années 1980 au sein du parti démocrate, Bill Clinton avait à peine 46 ans lorsqu’il a été élu président des États-Unis. Pour de nombreux jeunes militants, comme Clinton lui-même, les revers électoraux que leur camp avait subis au niveau national depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980 s’expliquaient en grande partie par la perception que les idées économiques de leur parti étaient devenues obsolètes. La politique menée tout au long des huit années de la présidence Clinton a été caractérisée par une approche économique résolument libérale, marquée par une série de mesures visant à stimuler le secteur technologique et à favoriser la croissance économique. Cette doctrine libérale affirmée a été conçue comme une réponse aux défis économiques auxquels les États-Unis étaient confrontés à l’époque. L’une des mesures phares de cette politique était l’octroi de subventions et de réductions d’impôts ciblées en faveur du secteur technologique. L’objectif était de stimuler l’investissement et l’innovation dans ce domaine en allégeant la charge fiscale des entreprises. Cette approche visait à créer un environnement propice à la croissance des startups et à encourager l’essor de nouvelles technologies. Parallèlement, l’administration Clinton a adopté une politique commerciale plus assurée, en particulier à l’égard du Japon. Cette orientation visait à promouvoir les intérêts économiques américains à l’étranger en cherchant à réduire les déséquilibres commerciaux et à ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises américaines. Le Japon était souvent considéré comme un acteur clé de cette politique, en raison de son importance économique, de son avance technologique et de ses pratiques commerciales. En outre, l’administration Clinton a contribué à glorifier les entrepreneurs, les présentant comme des figures emblématiques de l’American Dream, au même titre que les chercheurs d’or légendaires de l’histoire américaine. Cette valorisation des entrepreneurs a renforcé l’idée que quiconque pouvait réussir aux États-Unis en poursuivant ses rêves et en prenant des risques dans le domaine de la technologie. Cela a contribué à encourager l’esprit d’entreprise et l’innovation au sein de la société américaine. Cependant, il est important de noter que cette politique n’était pas sans controverses et qu’elle a également suscité des critiques. Certains ont souligné que l’approche libérale pouvait favoriser la concentration de la richesse et la montée en puissance de grandes entreprises technologiques, tandis que d’autres ont remis en question la manière dont les avantages de cette politique étaient répartis au sein de la société. Hollywood, en tant que machine à créer des mythes, a contribué de manière significative à façonner la perception du nouveau capitalisme dans les années 1990. Les films emblématiques tels que « Forrest Gump » et les séries télévisées à succès ont utilisé des récits puissants pour transmettre les idées et les valeurs de l’époque. « Forrest Gump » (1994) est un exemple frappant. Le personnage de Forrest, malgré son intelligence limitée, connaît une série de succès tout au long du film. Il investit dans la société Apple, participe à la guerre du Vietnam, devient un joueur de football américain accompli, et crée une entreprise de crevettes prospère. Le film véhicule l’idée que même quelqu’un issu de milieux modestes peut réussir dans l’Amérique contemporaine en saisissant les opportunités qui se présentent. Cela renforce l’image de l’Amérique comme terre de possibilités où la détermination et la chance peuvent conduire à la réussite. Les séries télévisées populaires de l’époque, telle que « Friends », ont également joué un rôle important. Cette dernière a présenté des personnages vivant des vies confortables et sans souci, ce qui reflétait l’idée d’une classe moyenne prospère. Ces séries ont contribué à créer une vision optimiste de la société américaine où l’accès au confort matériel et les relations sociales étaient valorisés. Cependant, il est crucial de noter que cette représentation médiatique était simplifiée et ne reflétait pas nécessairement la réalité économique de l’ensemble de la population américaine. Elle a parfois omis de mettre en évidence les inégalités croissantes et les défis auxquels de nombreux Américains étaient confrontés, en particulier ceux issus de milieux moins favorisés ou des minorités.

Les dérives du nouveau capitalisme

Les dérives du nouveau capitalisme, telles qu’elles sont décrites par Cédric Durand dans son ouvrage « Critique de l’économie numérique », sont aujourd’hui largement documentées et observables. Ce constat met en lumière une transformation profonde du paysage économique et social, particulièrement au sein de la Silicon Valley, qui est le foyer même de l’innovation technologique. L’une des évolutions les plus notables est le passage des petites et enthousiastes startups à des géants technologiques qui ont acquis une position de quasi-monopole dans de nombreux secteurs. Cette consolidation de pouvoir a eu des répercussions considérables sur la concurrence et l’innovation. Les entreprises dominantes peuvent dicter les règles du jeu, écrasant souvent la concurrence naissante et limitant ainsi le choix pour les consommateurs. Cette situation n’est pas favorable à l’émulation et à la créativité, et elle va à l’encontre de l’idée originale d’une Silicon Valley foisonnante et dynamique. Par ailleurs, l’avènement du management informatisé a eu un impact significatif sur la vie professionnelle au sein de ces entreprises technologiques. Alors que la technologie aurait pu être un moyen d’améliorer la qualité de vie au travail, elle est devenue un outil de surveillance omniprésent. Les systèmes de surveillance des salariés, qu’ils soient basés sur des algorithmes ou des logiciels de suivi de la productivité, ont conduit à une atmosphère de méfiance et d’oppression. Cette surveillance constante nuit à la créativité des employés, qui se sentent contraints et stressés, et limite leur capacité à innover. En outre, la privatisation et la commercialisation d’innovations technologiques ont modifié la finalité de la technologie elle-même. Au lieu de servir l’intérêt public en fournissant des solutions utiles et accessibles, de nombreuses innovations technologiques sont devenues des gadgets coûteux, souvent inutiles. Cette « gadgétisation » profite avant tout aux entreprises qui cherchent à maximiser leurs profits en vendant des produits et services de luxe à des prix exorbitants. Cette quête de profit a détourné l’innovation de son objectif initial : améliorer la qualité de vie et promouvoir un partage équitable des avantages du progrès technologique. Ce paradoxe est particulièrement flagrant dans la Silicon Valley, où la concentration de millionnaires est la plus élevée du pays. Malgré cette richesse apparente, un nombre significatif d’habitants de la région n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins de base. Une situation qui souligne les inégalités criantes qui existent au sein même de cet épicentre technologique, avec un coût de la vie élevé, des loyers souvent inabordables et la persistance d’une main d’œuvre peu rémunérée malgré un salaire minimum par heure qui est l’un des plus élevés du pays. Au niveau fédéral, le salaire minimum aux États-Unis est de 7,25 dollars de l’heure contre 15 dollars en Californie.

Le mythe de l’entrepreneur self-made-man

Le mythe de l’entrepreneur autodidacte, parti de rien pour bâtir un empire, est l’un des mythes les plus ancrés dans la culture de la Silicon Valley. Les noms qui viennent immédiatement à l’esprit sont ceux de personnalités emblématiques comme Bill Gates, dont le garage a servi de berceau à Microsoft, ou encore Steve Jobs et Mark Zuckerberg, créateurs respectivement d’Apple et de Facebook à partir de simples idées. Ces individus sont souvent présentés comme des exemples de réussite spectaculaire, symbolisant la promesse du rêve américain revisité, selon lequel quiconque travaille dur peut atteindre des sommets. Cependant, il est crucial de garder à l’esprit que ces figures ne représentent qu’une extrême minorité d’entrepreneurs. Le succès de la plupart des entreprises de la Silicon Valley est le résultat d’une combinaison complexe de facteurs, comprenant souvent des investissements publics et une collaboration avec le secteur gouvernemental, comme le rappelle Cédric Durand dans son livre. L’histoire de la Silicon Valley est étroitement liée aux progrès technologiques réalisés grâce à l’intervention du secteur public. Dans les décennies passées, des secteurs publics tels que le complexe militaro-industriel, l’aéronautique et la NASA ont joué un rôle essentiel dans le développement de technologies clés. De nombreuses entreprises ont prospéré grâce à des contrats gouvernementaux, notamment dans les années 80, lorsque l’administration Reagan a lancé une course à l’armement dans le but principal de fragiliser financièrement l’URSS. Cette période a vu l’innovation technologique stimulée par des investissements massifs du gouvernement. En 2013, Mariana Mazzucato, professeure d’économie à l’université de Sussex, a décrit ce phénomène dans son livre « The Entrepreneurial State ». Elle a démontré que le secteur privé n’innove que rarement de manière isolée. L’intervention publique a souvent joué un rôle central dans toutes les grandes avancées technologiques de notre époque, y compris l’invention d’Internet. Cette perspective remet en question l’idée largement répandue selon laquelle le secteur privé est le seul moteur de l’innovation. Mazzucato soutient que les gouvernements ont non seulement financé une grande partie de la recherche fondamentale qui a conduit à des avancées technologiques majeures, mais qu’ils ont également assumé des risques considérables en investissant dans des projets risqués à long terme, créant ainsi un environnement propice à l’innovation. L’exemple d’Internet est particulièrement éloquent, car il a été développé grâce à des financements publics, en particulier au sein du département américain de la Défense, avant d’être exploité commercialement par des entreprises privées. Cette réalité révèle l’importance de la collaboration entre le secteur public et le secteur privé dans la promotion de l’innovation et de la croissance économique.

Un modèle généralisable ?

L’idée de généraliser le modèle de la Silicon Valley à l’échelle mondiale a été une aspiration pour de nombreux dirigeants et gouvernements pendant plus de six décennies. Cette vaste ambition a conduit à la création de « vallées » technologiques dans le monde entier, du « Silicon Alley » à New York au « Silicon Savannah » au Kenya. Cependant, il est crucial de prendre en compte les leçons tirées des expériences de la Silicon Valley, tant les aspects positifs que négatifs. Tout d’abord, il est important de reconnaître que le modèle américain de la Silicon Valley présente des lacunes et des dérives significatives. L’essor des géants technologiques, les inégalités croissantes, la surveillance généralisée et l’exploitation des travailleurs ont soulevé des préoccupations importantes quant à la durabilité et à l’équité de ce modèle. Il est devenu évident que la poursuite effrénée du profit, sans régulation adéquate, peut avoir des conséquences néfastes sur la société dans son ensemble. C’est pourquoi il est impératif de réfléchir à l’avenir de l’innovation technologique de manière plus holistique. L’une des leçons les plus importantes que la Silicon Valley nous enseigne est la nécessité de replacer l’État au centre du jeu en tant que source de régulation et d’innovation. Les gouvernements doivent assumer un rôle actif dans la définition des règles pour garantir que l’innovation technologique soit au service de l’intérêt public. Cela implique de mettre en place des réglementations efficaces pour prévenir les monopoles, protéger la vie privée des individus et promouvoir la concurrence. De plus, la collaboration entre le secteur public et privé peut s’avérer cruciale pour façonner un avenir technologique plus équitable et durable. Les entreprises technologiques peuvent apporter leur expertise et leurs ressources, tandis que les gouvernements peuvent apporter la vision, la régulation et la responsabilité sociale. Cette approche partenariale peut contribuer à réduire les inégalités, à garantir que les avantages de la technologie soient répartis de manière plus équitable et à relever les défis sociétaux urgents tels que le changement climatique.

En conclusion, la Silicon Valley, tout en étant un symbole de l’innovation, est également un révélateur des contradictions du capitalisme moderne. Les mythes de l’entrepreneur self-made-man et de l’innovation purement privée ont souvent éclipsé le rôle essentiel de l’État dans le développement technologique. Les dérives du capitalisme technologique, avec ses géants monopolistiques et ses inégalités croissantes, nous rappellent que le modèle de la Silicon Valley est loin d’être parfait. Alors que de nombreuses régions du monde cherchent à reproduire son succès, il est crucial de tirer les leçons de ces expériences, à la fois positives et négatives. Placer l’État au centre de la régulation et de l’innovation peut être une voie pour assurer un partage plus équitable des fruits du progrès technologique. En fin de compte, la Silicon Valley nous invite à réfléchir sur les modèles que nous choisissons de suivre et sur les valeurs que nous voulons promouvoir dans notre quête d’innovation et de prospérité.

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Justice et intelligence artificielle : l’équation du futur

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Justice et intelligence artificielle : l’équation du futur

Au cours de ce siècle, l’utilisation massive des algorithmes va bousculer de nombreux secteurs d’activité, jusqu’au marché de l’emploi. A court terme, le secteur juridique, qui devrait être l’un des plus touchés par la généralisation et le perfectionnement de l’intelligence artificielle, va vivre un véritable moment de bascule historique. Avec une capacité de traitement des données démultipliée, on assiste déjà à une révolution des pratiques dans ce secteur, ainsi qu’à l’apparition de nouveaux métiers. La legaltech, comme on l’appelle désormais, s’organise aussi en France. Elle profite de l’engouement pour l’innovation numérique, alors que les moyens alloués à la Justice sont toujours insuffisants. La France dispose ainsi de trois fois moins de juges par habitant qu’en Allemagne. Dans ce contexte, quel avenir réserve l’intelligence artificielle à la justice ? Comment assurer sa neutralité de traitement ? A l’avenir, doit-on redouter ou souhaiter être jugé par un algorithme ?
Le capitalisme numérique bouscule le secteur juridique

En France, les premiers services juridiques en ligne sont récents : ils ont été créés en 2014 par des startups dont le but est principalement d’apporter une réponse rapide et personnalisée à une question juridique. Depuis, ces services n’ont eu de cesse de se développer, au même rythme que celui des technologies et des algorithmes qui permettent désormais un traitement de masse et une exploitation fine des données juridiques. La justice prédictive, qui repose sur l’exploitation de données et de statistiques basées sur des décisions de justice, est en plein développement grâce à l’intelligence artificielle. Les avantages de cette nouvelle forme de justice sont nombreux. Elle apporte une aide précieuse et facilite le travail des juges, dans un contexte de raréfaction des moyens et d’engorgement des tribunaux. Elle permettrait aussi d’uniformiser le droit et donc de renforcer le principe d’égalité des citoyens devant le droit. Par contre, la justice prédictive n’encourage pas la prise en compte des situations particulières, ni l’émergence de jurisprudences qu’elle risque d’uniformiser. C’est ce que démontre une étude réalisée en 2016 par des chercheurs anglais et américains : « un juge humain prend en considération certains éléments que la machine ne traite pas, issus de son intuition et de sa propre sensibilité. » Pire, la justice prédictive est accusée de porter atteinte à certains droits fondamentaux, comme le droit au respect de la vie privée, la liberté d’expression, la protection des données, ou encore au principe de non-discrimination comme on le verra plus tard.

Cette prise en compte de l’innovation technologique au service des représentants de la loi, mais aussi des justiciables, c’est la promesse de la startup Doctrine, première plateforme d’information juridique dans l’hexagone. A l’origine de sa création en 2016, un simple constat : la difficulté, même pour les professionnels du droit d’accéder simplement aux sources du droit et en particulier à la jurisprudence. Avec le temps, la plateforme a mis en ligne des millions de décisions de justice, avant de créer un moteur de recherche puis d’autres produits permettant d’accéder facilement à l’ensemble des sources du droit. Malgré son développement rapide, son utilisation fait encore débat aujourd’hui parmi les avocats et les magistrats. Après des accusations de typosquatting en 2018, et la supposée utilisation d’adresses mails très ressemblantes à celles de professionnels ou de sociétés existantes pour récupérer des décisions de justice auprès des greffes de différentes juridictions, le Conseil national des barreaux et le Barreau de Paris ont déposé plainte en 2019 contre la startup. A l’origine de leur courroux : l’utilisation des données personnelles des avocats — manipulées à leur insu selon eux — et la constitution d’un fichier dans lequel il est possible de retrouver toutes les décisions de justice et le nom des clients, même ceux dont la procédure est toujours en cours.

Ce débat rejoint au fond celui sur la protection des données personnelles, dans un contexte de fort développement du capitalisme numérique. Jusqu’en 2018, leur utilisation reposait sur un consentement plus ou moins tacite entre l’utilisateur et l’entreprise qui souhaitait les utiliser. Mais les différents scandales associés à leur exploitation ont fait prendre conscience aux utilisateurs que leurs données personnelles font l’objet d’un commerce, très rentable pour certains. Devant la pression citoyenne, l’Union européenne (UE) a créé il y a cinq ans le Règlement général sur la protection des données, plus connu sous l’acronyme RGPD. Ce nouveau règlement s’inscrit dans la continuité de la loi française Informatique et Libertés datant de 1978 renforçant le contrôle par les citoyens de l’utilisation de leurs données. Son premier atout : il harmonise les règles en Europe en offrant un cadre juridique unique aux professionnels. De plus, il permet de développer leurs activités numériques au sein de l’UE en se fondant sur la confiance des utilisateurs. Enfin, en plus du « consentement explicite », les autorités de protection des données peuvent prononcer des sanctions à hauteur de 20 millions d’euros ou équivalentes à 4% du chiffre d’affaires mondial de la société visée et, pour les pousser à agir fermement, elles pourront être saisies par des plaintes collectives. Mais le RGPD, s’il cadre fortement l’utilisation de nos données personnelles, ne les interdit pas : il autorise toute entreprise à les collecter et les utiliser si elle y trouve un « intérêt légitime » (économique, structurel…) et que la poursuite de cet intérêt ne porte pas une « atteinte disproportionnée » aux intérêts des personnes concernées. Depuis la création du RGPD, 5 milliards d’euros d’amendes ont été prononcés par les différentes autorités européennes de protection des données. Très efficace pour inciter les petites entreprises à se mettre en conformité avec la loi, le règlement se révèle toutefois moins efficace concernant les géants de la Tech. En mai dernier, Méta, la maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp a été condamnée à une amende record de 1,2 milliard d’euros par le CNIL irlandais.

Schumpeter au pays des algorithmes

Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — il est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Ross n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’ailleurs, le modèle GPT-4 développé par OpenAI a réussi au printemps dernier l’examen du barreau aux États-Unis, démontrant que l’IA peut aujourd’hui rivaliser avec les avocats humains. L’intelligence artificielle a réussi 76 % des questions à choix multiples, contre environ 50 % pour le modèle d’IA précédent, surpassant de plus de 7 % le résultat d’un candidat humain moyen.

Avec l’intelligence artificielle, des métiers disparaîtront, des nouveaux feront leur apparition, comme ceux récemment créés pour accompagner le développement de ces nouvelles plateformes : juristes codeurs, juristes data ou encore juristes privacy. Une nouvelle fois, c’est le principe de destruction créatrice si cher à Joseph Schumpeter, célèbre économiste américain du début du XXème siècle, qui fait la démonstration de sa pertinence. Selon lui, les cycles économiques et industriels s’expliquent par le progrès technique et les innovations qui en découlent. De nouveaux emplois viennent ainsi remplacer les anciens devenus obsolètes. C’est ce phénomène que l’on observe actuellement dans le secteur juridique avec l’intelligence artificielle. Un nouveau cycle économique restructurant se met en place et les bouleversements en cours, mais aussi ceux à venir, risquent de s’accélérer. Même si les conséquences de l’automatisation et de l’utilisation de l’intelligence artificielle sur l’emploi sont encore mal connues, quasiment tous les secteurs de l’économie devraient être bousculés par leur généralisation. Selon une étude réalisée par Citygroup réalisée sur la base des données de la Banque mondiale, 57% des emplois de l’OCDE sont menacés. Dans des pays comme l’Inde ou la Chine, ce sont respectivement 69% et 77% des emplois qui risquent d’être automatisés. Sur l’exemple du secteur juridique, d’autres connaissent déjà des changements notables, comme le secteur médical avec une mise en application de l’intelligence artificielle pour établir des diagnostics plus efficaces, ou encore le secteur bancaire et financier avec des algorithmes capables de gérer en masse des ordres d’achat et de vente d’actions de manière automatisée.

Le biais, talon d’Achille de l’intelligence artificielle

Si le secteur juridique doit être l’un des premiers touchés par les bouleversements liés à l’utilisation massive de l’intelligence artificielle, comment être certain que celle-ci se fera sans aggraver les inégalités et reproduire les discriminations déjà présentes dans nos sociétés et, par ricochet, dans les décisions de justice ?

La première à avoir alerté sur les dangers de la surexploitation des données pour nourrir les algorithmes est la mathématicienne Cathy O’Neil. Elle démontre dans son livre “Algorithmes, la bombe à retardement” comment ils exacerbent les inégalités dans notre société. En cause : les biais algorithmiques. Ces derniers apparaissent quand les données utilisées pour entraîner l’intelligence artificielle reflètent les valeurs implicites des humains qui les collectent, les sélectionnent et les utilisent. Autrement dit, les algorithmes ne nous libéreraient pas d’idéologies racistes ou homophobes, d’opinions nocives ou de préjugés sexistes… Au contraire, elles nous y enfermeraient ! Dans ce contexte, quelle valeur apportée à la justice prédictive qui utilise des algorithmes ? Surtout que des précédents existent déjà. En 2016, une enquête de l’ONG ProPublica a mis en évidence l’existence d’un biais raciste dans l’algorithme utilisé par la société Northpointe qui se base sur les réponses à 137 questions d’un prévenu pour évaluer son risque de récidive. Ses concepteurs affirmaient pourtant ne pas prendre directement en compte ce « critère ». Toujours selon l’ONG, le logiciel avait largement surévalué le risque de récidive des Afro-Américains, qui se sont vus attribuer un risque deux fois plus important que les Blancs. A l’origine de cette situation, un codage mathématique reposant sur une interprétation des données et des choix qui sont eux bien humains.

Alors, comment se prémunir de ces biais ? Quelle stratégie la legaltech peut-elle mettre en place pour rendre vraiment neutre la technologie ? Cathy O’Neil semble avoir trouvé la solution. Elle milite depuis longtemps pour la réalisation d’audits algorithmiques indépendants. Elle a même fondé son propre cabinet spécialisé dans ce domaine.

L’intelligence artificielle requiert une réglementation adaptée aux enjeux d’éthique liée à son utilisation. C’est dans ce cadre que la Commission européenne a proposé en 2021 le premier cadre réglementaire la concernant. Elle propose que des systèmes d’IA qui peuvent être utilisés dans différentes applications soient analysés et classés en fonction du risque qu’ils présentent pour les utilisateurs ; les différents niveaux de risque impliquant un degré différent de réglementation. Le 14 juin dernier, les députés européens ont adopté leur position de négociation sur la loi sur l’IA. Les négociations vont maintenant commencer avec les pays de l’Union au sein du Conseil sur la forme finale de la loi. Ce cadre réglementaire fait suite à la publication en 2018 d’une une charte éthique européenne sur l’utilisation de l’IA dans les systèmes juridiques. Celle-ci est composée de cinq principes fondamentaux : assurer une conception et une mise en œuvre des outils et des services d’intelligence artificielle qui soient compatibles avec les droits fondamentaux, prévenir spécifiquement la création ou le renforcement de discriminations entre individus ou groupes d’individus, utiliser des sources certifiées et des données intangibles, rendre accessibles et compréhensibles les méthodologies de traitement des données et, enfin, bannir une approche prescriptive et permettre à l’usager d’être un acteur éclairé et maître de ses choix. Aux USA, où les enjeux liés à l’intelligence artificielle font l’objet d’un intérêt croissant, deux projets de loi bipartisans distincts sur l’intelligence artificielle ont été présentés en juin dernier. Le premier a pour but d’obliger le gouvernement américain à faire preuve d’une transparence totale lorsqu’il utilise l’intelligence artificielle pour interagir avec les citoyens. Cette loi leur permettrait également de faire appel de toute décision prise par l’intelligence artificielle. Le second projet de loi vise quant à lui à créer un nouveau bureau chargé de veiller à ce que les USA restent compétitifs dans la course aux nouvelles technologies, notamment par rapport à la Chine, son grand rival dans ce domaine. D’autres solutions existent également pour lutter contre les biais algorithmiques : l’adoption de principes éthiques qui restent malgré tout difficilement codables ; l’invention d’un serment d’Hippocrate réservés aux datascientists qui prendrait la forme d’un code de conduite comprenant des principes moraux incontournables, etc.

Demain, des « juges-robots » ?

Une fois débarrassés de leurs biais, les algorithmes pourraient-ils modifier la façon dont la justice est rendue dans nos démocraties ? Dans quel contexte sociétal s’inscrirait une utilisation massive de l’intelligence artificielle au service du droit ? Verrons-nous émerger des « juges-robots » pour rendre la justice ? Autant de questions qui posent avant tout celle de la puissance d’exécution et de traitement des ordinateurs actuels.  

A moyen terme, pour nous aider, l’intelligence artificielle devra tout d’abord pouvoir traiter beaucoup de données en un temps record, bien plus rapidement qu’elle ne réussit à le faire actuellement, à l’image de notre cerveau, qui dispose d’une puissance de calcul de 1 zettaflop, ce qui lui permet de réaliser 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde ! Dans un ordinateur, le processeur est la pièce équivalente à notre cerveau. C’est lui qui effectue tous les calculs. Pour y arriver, il travaille sur les données stockées en mémoire, et tout ce que l’on voit à l’écran, sur le réseau ou sur le disque dur, constitue le résultat de ces travaux. Jusqu’à très récemment, les ordinateurs savaient traiter beaucoup de données mais pas suffisamment pour rivaliser avec notre cerveau. Pour obtenir une puissance de calcul inégalée, certains États comme la Chine ou des entreprises comme Google, Intel ou IBM se sont alors tournées vers les supercalculateurs comme Frontier, le plus puissant au monde, qui traite plus d’un milliard de milliards d’opérations par seconde. Mais pour beaucoup d’ingénieurs et d’informaticiens, l’avenir est désormais aux ordinateurs qui utilisent les propriétés quantiques de la matière pour repousser encore plus leurs capacités d’analyse et de traitement. L’informatique quantique repose notamment sur l’un des principes de la physique quantique appelé superposition. Selon cette mécanique, un objet peut avoir deux états en même temps. Ainsi, une pièce de monnaie peut être à la fois pile et face, alors que dans le monde « classique », elle ne peut être que l’un ou l’autre à la fois. Cet ordinateur quantique serait capable de réaliser des opérations sans équivalent et de faire plusieurs calculs à la fois, contrairement aux ordinateurs actuels qui doivent les réaliser les uns après les autres, aussi rapides soient-ils. Ces nouveaux ordinateurs pourraient bien révolutionner de nombreux secteurs industriels en permettant de passer d’une intelligence artificielle faible — celle que nous connaissons finalement actuellement — à une intelligence artificielle plus forte, capable de raisonner presque comme un humain. Les métiers d’avocats, de magistrats et de juges devraient alors disparaître, dépassés par les capacités d’exécution des algorithmes du futur. Il n’est donc pas impossible qu’à long terme des « avocats-robots » défendent leurs clients face à des « juges-robots » dans des tribunaux qui ont évolué vers un format digital. Dystopique ? Sans doute. C’est pourtant la voie empruntée par l’Estonie dont le gouvernement a développé une intelligence artificielle capable de rendre de façon autonome des jugements dans des délits mineurs, dont les dommages sont inférieurs à 7.000 euros. Comment ? Tout simplement grâce à une plateforme en ligne dédiée sur laquelle chaque partie renseigne les données nécessaires aux algorithmes du logiciel pour rendre leur verdict, comme les informations personnelles ou les preuves éventuelles.

En conclusion, l’essor de l’intelligence artificielle dans le secteur juridique est incontestable, apportant des avantages significatifs en termes d’efficacité et d’accessibilité à la justice. Cependant, les préoccupations concernant les biais algorithmiques et la protection des données personnelles exigent une réglementation rigoureuse et des audits indépendants pour garantir l’équité et la neutralité. À long terme, l’idée de « juges-robots » pourrait devenir une réalité, mais elle devra être abordée avec précaution pour préserver les valeurs essentielles de notre système judiciaire. En somme, l’avenir de la justice sera le fruit d’un équilibre entre la technologie et les principes éthiques.

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« Nous sommes tous concernés, par essence, par la fin de vie. »

Emmanuel Macron, le 3 avril 2023 lors de la remise du rapport de la convention citoyenne sur la fin de vie.(1)

Voilà. C’est avec cette idée, ancrée en chacun d’entre nous, qu’Emmanuel Macron a mis (pour de bon) la fin de vie à l’agenda politique. Si le sujet est maintenant au cœur du débat public, il faut souligner que ce n’est pas la première fois qu’il anime notre vie politique. Depuis 2016 et la loi « Claeys-Leonetti »(2), qui régit la prise en charge de la fin de vie en France, les propositions de loi et rapports sur le sujet vont bon train. Rien qu’au cours de la dernière législature, c’est ni plus ni moins que 4 propositions de loi  (3)(4)(5)(6)  qui ont été déposées afin de légaliser l’aide active à mourir (3 à l’Assemblée nationale et 1 au Sénat). De l’autre côté, les sondages soulignent depuis plusieurs années que les Français et Françaises souhaitent que l’aide active à mourir soit mise en place dans notre pays. En février 2022, ils étaient 94% à être favorable à la légalisation de l’euthanasie(7). 89% en ce qui concerne l’assistance au suicide(7). Ce soutien massif des Français et des Françaises à la mise en place de l’aide active à mourir ne date, par ailleurs, pas d’hier. Depuis 2010, l’ensemble des enquêtes de l’IFOP sur la fin de vie ont toujours obtenu plus de 90% de réponse favorable à la légalisation de l’euthanasie(7). Seul le dernier sondage de l’institut sur le sujet, datant d’avril 2023, a donné des résultats plus mesurés, avec 70% des sondés en faveur de l’instauration de l’aide active à mourir(8). Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater qu’à minima deux tiers des Français et Françaises souhaitent que la loi évolue en la matière.

C’est donc très logiquement que nous sommes désormais passés à une nouvelle étape. Celle de l’action. Notre législation concernant la fin de vie va évoluer dans les prochains mois. Tout le monde, citoyens, professionnels de santé et responsables politiques, sait que l’heure est venue que nous passions un cap sur le sujet. Emmanuel Macron lui-même, malgré ses réticences personnelles, a compris qu’il était vain de garder plus longtemps ce sujet sous le tapis. Sous la houlette de Claire Thoury(9), la Convention citoyenne pour la fin de vie a tenu ses promesses. Par la délibération, l’échange et l’écoute, cette dernière a rendu un avis clair et précis qui guide dorénavant tous les débats sur le sujet : oui, il faut mettre en place une aide active à mourir. Comprenant que « cette production citoyenne n’est pas un énième rapport »(9) sur la fin de vie, le Président de la République a annoncé qu’un projet de loi allait être proposé à la « fin de l’été 2023 »(1). Ce dernier a pour objectif de construire le « modèle français » de la fin de vie(1), un modèle qui serait encadré par « des lignes rouges » à ne pas franchir(1).

C’est dans ce contexte particulier que cette note se positionne. Il est inutile de débattre à nouveau du bien-fondé ou non, de l’aspect éthique ou immoral de la légalisation de l’aide active à mourir. Ce débat a déjà eu lieu, à de multiples reprises, et a été tranché de longue date dans les consciences de nos concitoyens. L’idée n’est pas « de dire que certains ont tort et que d’autres ont raison »(10) ou qu’ « un consensus absolu »(10) existe sur le sujet. Simplement, il apparaît important de rappeler qu’un avis plus que majoritaire existe dans notre société sur ce point et qu’il doit être respecté.

Inutile également de revenir sur le sujet (pourtant ô combien important) des investissements massifs que nous devons réaliser en matière de soins palliatifs pour que la France dispose d’un système palliatif digne de ce nom. Pour comprendre la gravité de la situation, un simple rappel des chiffres suffit. Fin 2021, 21 départements français ne disposaient toujours pas du moindre service de soins palliatifs(11). A la même période, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFASP) estimait que, faute de moyens, seulement 30% des patients qui en avaient besoin ont effectivement eu accès à des soins palliatifs(12). Nous ne parlons même pas des lacunes abyssales qui existent en matière de culture et de recherche médicale sur le sujet ou en matière de déploiement des soins palliatifs hors de l’hôpital, en EHPAD ou à domicile. Alors que 82% des Français et Françaises souhaitent mourir chez eux(13), ces divers points ne pourront être indéfiniment ignorés sur l’autel de la sainte rigueur budgétaire de Bercy. Si le Président a annoncé la mise en place prochaine d’« un plan décennal national pour la prise en charge de la douleur et le développement des soins palliatifs, avec les investissements qui s’imposent »(1), il est plus qu’incertain que ce dernier advienne demain. Alors que le Gouvernement souhaite réaliser 15 Milliards d’euros d’économies sur le prochain budget(14), le moins que l’on puisse dire, c’est que le doute est permis. Dans ce monde novlanguien où la macronie dit tout et son contraire, nous sommes loin de voir advenir le modèle de soins palliatifs que nous appelons de nos vœux.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, le débat public sur la fin de vie se cristallise autour des conditions, critères et principes sur lesquels va se construire ce fameux « modèle français » de la fin de vie. Plusieurs points cruciaux, pour les personnes prises en charge comme pour les soignants, n’ont aujourd’hui pas été tranchés. Afin d’éviter de reproduire les erreurs du passé et permettre qu’advienne une loi qui fasse (autant que possible) consensus, nous avons besoin d’un modèle cohérent et global. Ce dernier doit permettre à chacun d’imaginer de manière apaisée sa fin de vie, sans pour autant que les soins qui y sont associés soient sources de mal-être pour les professionnels de santé. Face aux craintes multiples et légitimes qui existent sur ce sujet, ce texte souhaite proposer un modèle fondé avant tout sur l’humain et répond clairement aux interrogations concrètes concernant le futur modèle de l’aide active à mourir à la française. Car, quitte à légiférer, autant le faire vraiment et correctement.

Partir de l’existant et élargir le public concerné

Pour imaginer un nouveau modèle, mieux vaut connaître l’actuel. En l’occurrence, l’actuel « modèle français » de la fin de vie, c’est celui des lois Leonetti(15) et Claeys-Leonetti(2). Adoptées en 2005 et 2016, ces deux lois ont permis l’instauration des principaux mécanismes en vigueur en matière de fin de vie dans notre pays. Création des directives anticipées (DA)(16) et de la personne de confiance(17), clarification des conditions de l’arrêt des traitements au titre du refus de l’obstination déraisonnable(18), mise en place d’une procédure de « sédation profonde et continue jusqu’au décès »(19) (SPCJD) accessible à toute personne dont le pronostic vital est engagé à court terme… Indéniablement, ces lois ont représenté de véritables avancées pour une fin de vie plus digne, apaisée et accompagnée en France. Reconnaître l’importance de ces lois est primordial. Demain, l’expérience et la pratique de ce modèle ne devra pas être reniée. C’est en partant de l’existant que pourra advenir une prise en charge équilibrée qui ne reproduit pas les problèmes actuels sur le sujet.

Car oui, s’il ne faut pas jeter l’opprobre sur les lois Leonetti et Claeys-Leonetti, il est nécessaire de constater les limites de ces deux textes. La première de ces limites, qui en induit d’autres, est qu’elles sont méconnues par la plupart de nos concitoyens. Puisque ces deux lois sont inconnues du grand public, les mécanismes qu’elles instaurent le sont également. Ainsi, selon une enquête d’octobre 2022 du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV)(20), seuls 18% des Français et des Françaises es connaissent les DA (33 % pour les plus de 65 ans) et moins de 8 % de nos compatriotes les ont rédigées ! Problème, les DA sont un élément central de notre modèle actuel. Dans les cas où le patient est inconscient (donc incapable de stipuler lui-même sa volonté concernant la prise en charge de sa fin de vie), ce sont les DA qui font autorité, ces dernières ayant un caractère contraignant pour le corps médical. Or, en l’absence de DA, les soignants et les proches du patient se retrouvent dans une situation délicate où les opinions de chacun peuvent s’affronter, au détriment de l’intérêt du patient. Le cas de Vincent Lambert en est l’exemple parfait(21). N’ayant pas écrit ses DA ou désigné de personne de confiance, il s’est retrouvé au milieu d’une terrible querelle entre ses proches et a vu ses jours être éternisés plus que de raison. Devant le cas de l’ancien infirmier, resté près de 11 ans dans un état végétatif, il est évident que la méconnaissance de l’existence des DA par les Français et les Françaises représente un défaut majeur du modèle actuel.

Pour remédier à ce problème, et face aux échecs des différentes campagnes de communication qui ont été impulsées sur le sujet, il est nécessaire que soit instauré une dynamique d’échanges obligatoire sur le sujet entre soignants et patients. D’abord à caractère incitatif avant 18 ans, ces échanges sur les DA deviendraient, selon le modèle ici proposé, obligatoire après 18 ans pour tous les professionnels de santé si aucunes DA n’ont été rédigé par le patient pris en charge. Afin que les soignants sachent facilement si une personne a rédigé ses DA, un système de poinçonnage sur la carte vitale serait instauré. Ce poinçonnage serait réalisé par l’Assurance maladie pour toute nouvelle carte vitale transmise après la rédaction des DA ou par le soignant au moment du recueil par ce dernier de la DA (avec un outil de poinçonnage transmis là aussi par l’Assurance maladie).

Concernant l’échange à proprement parler, ce dernier suivrait la logique suivante :

  1. Après chaque prise en charge et demande de la carte vitale, les démarches suivantes doivent être entreprises :
  • Si l’absence de DA est constatée par le médecin traitant du patient, alors ce dernier est dans l’obligation de démarrer une discussion avec la personne concernée afin qu’elle exprime ses DA. Une fois exprimée, le médecin inscrit ces dernières dans le Dossier Médical Partagé (correspond à Mon espace Santé) du patient avec ce dernier. Dans ces cas de figure, il serait possible que l’inscription dans le Dossier Médical Partagé soit déléguée à un personnel administratif après l’échange(22)
  • Si l’absence de DA est constatée par un autre professionnel de santé ou un médecin généraliste qui n’est pas le médecin traitant du patient, alors il n’est pas obligé de récolter ses DA mais peut le faire s’il le souhaite. Cependant, si le soignant concerné ne souhaite pas réaliser cette procédure de dialogue, il est dans l’obligation de référer au médecin traitant du patient l’absence de DA pour ce dernier afin qu’il sache qu’il s’agit d’un sujet devant être aborder lors de leur prochain rendez-vous.
    • Si le patient en question ne dispose pas de médecin traitant, alors tout médecin généraliste qui le prend en charge se voit dans l’obligation de récolter ses DA. Les autres professionnels de santé, quant à eux, ne sont soumis à aucune obligation dans ce type de situation.
  • À la suite de la rédaction des DA, une procédure de rappel est lancée par l’Assurance maladie dans chaque CPAM. Sur un modèle très similaire à celui de l’Etablissement français du sang(23), les personnes concernées sont ainsi recontactées tous les 5 ans par les services de l’Etat pour s’assurer que ces dernières ont toujours les mêmes volontés concernant leurs DA.
  1. Enfin, si un individu n’a toujours pas de DA après ses 25 ans (ce qui serait exceptionnel vu le dispositif ici imaginé), alors la plateforme de rappel de l’Assurance maladie que nous venons de présenter a pour mission de contacter ce dernier, à intervalles réguliers, afin de récolter ses DA.

Par le biais de cette procédure simple, opérationnelle et obligatoire, nous nous donnons les moyens d’atteindre un objectif ambitieux mais nécessaire : s’approcher des 100% de Français et de Françaises ayant rédigé leurs DA.

Outre cette importante limite concernant les DA, un autre point sensible pose problème. Il s’agit du public concerné par la législation actuelle. Aujourd’hui, la loi autorise la SPCJD uniquement pour les personnes touchées par « une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme »(2) lorsque ces dernières « présente[nt] une souffrance réfractaire aux traitements »(2) ou lorsque la dégradation rapide de leurs états de santé provoque ou va provoquer « une souffrance insupportable »(2). S’il est louable d’avoir inscrit dans la loi l’idée de préserver les individus d’une « souffrance insupportable »(2), il apparaît immoral de limiter cette volonté aux seules personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme. Aujourd’hui, notre pays fait face à une situation où des personnes souffrant de maladies incurables et qui vont connaître une forte dégradation de leurs états de santé ne peuvent avoir accès à une SPCJD. Les personnes souffrant de maladies invalidantes et incurables de type neurodégénératives ou cancéreuses(24) sont ainsi mises de côté par notre législation. Presque cyniquement, elles sont ainsi obligées d’endurer, pendant plusieurs mois ou années, des douleurs toujours plus insupportables ; de subir la dégradation constante de leur état de santé pour que, finalement, à la toute fin, la puissance publique accepte de bien vouloir les soulager. Laisser ces personnes dans ces situations et leur refuser d’éviter ces souffrances est anormal. Chacun est libre de choisir, une fois la maladie incurable constatée, s’il souhaite continuer à vivre ou si, au contraire, il souhaite partir et s’épargner des souffrances futures.

Pour cette raison, il est indispensable que la prochaine législation en la matière supprime l’obligation du pronostic vital engagé à court terme. Les personnes dont le pronostic vital est engagé à moyen terme ont le droit d’accéder à une fin de vie digne et accompagnée. Rien ne justifie de soulager les uns et de ne pas soulager les autres. Quand la maladie conduit inéluctablement à la mort, rien ne justifie d’attendre le dernier moment pour répondre aux désirs des personnes concernées. Quand la maladie fait souffrir et que l’on ne peut la soigner, répondre aux demandes des malades est la seule chose qui compte véritablement. Car, quitte à légiférer, autant le faire pour répondre aux désirs des personnes dont les jours sont comptés.

Quitte à légiférer, autant aller jusqu’au bout : l’euthanasie plutôt que l’assistance au suicide

Comme nous l’avons dit, la mise en place d’une aide active à mourir va avoir lieu en France. Si débat il n’y a pas sur ce point, cela est loin d’être le cas concernant la nature de cette aide. 2 possibilités existent aujourd’hui : l’assistance au suicide et l’euthanasie. L’assistance au suicide consiste en une prise en charge médical de la fin de vie du patient mais, dans ce cas de figure, l’administration de la solution létale est réalisée par le patient lui-même. C’est donc le patient qui met fin à ses jours. L’euthanasie consiste, elle, en la même chose à la seule différence que l’administration de la solution létale est faite par une personne tierce, en l’occurrence un soignant. Le patient consent donc à sa mort mais n’est pas celui qui se la donne. Entre assistance au suicide et euthanasie, ce sont donc deux approches de la fin de vie qui s’affrontent : faut-il aller au bout de la logique d’assistance et permettre aux personnes de « déléguer » leur suicide à une autre personne ou bien faut-il que l’individu conserve une part de responsabilité et soit donc celui qui se tue.

Face à ce dilemme, le présent modèle fait le choix de l’euthanasie.

Pourquoi ?

D’abord parce que l’euthanasie permet de répondre à toutes les situations dans lesquelles un droit à la fin de vie peut être invoqué. En effet, les personnes inconscientes, paralysées ou en incapacité de s’administrer elles-mêmes un produit létal ne peuvent pratiquer une assistance au suicide. De facto, ces cas conduisent à la mise en place de procédures d’exception autorisant l’euthanasie pour les personnes concernées(25). Faire le choix de l’assistance au suicide, c’est décidé d’instaurer une législation où du flou peut apparaître concernant le fait de savoir si tel ou tel cas est sujet à une assistance au suicide ou à une euthanasie. Face à cela, nous préférons un modèle simple et lisible de tous : l’euthanasie.

Ensuite car l’euthanasie est ce qui se rapproche le plus de la logique de SPCJD. Si le recours à la SPCJD est aujourd’hui très rare, la légalisation de l’euthanasie s’inscrit dans la continuité du cadre actuel. En effet, pour la SPCJD comme pour l’euthanasie, ce sont les soignants qui administrent la solution qui provoquent le décès(26). Cette continuité permettra au nouveau « modèle français » de la fin de vie de s’appuyer sur les apprentissages et pratiques déjà emmagasinés avec la SPCJD. Les connaissances et la formation en soins palliatifs accusant un fort retard dans notre pays, il est primordial que le futur modèle de la fin de vie ne conduise pas à une approche trop différente de celle actuelle.

Faire le choix de l’euthanasie, c’est donc faire le choix de la continuité des savoir-être et des savoir-faire qui se sont développé ces dernières années dans notre pays. Faire le choix de l’assistance au suicide c’est, au contraire, prendre le risque de lancer les soignants dans un tout nouveau type de procédure. Faire ce choix, c’est prendre le risque que des erreurs, des mauvaises pratiques émergent au début du nouveau « modèle français » de la fin de vie. Pour éviter cela, la légalisation de l’euthanasie nous semble préférable. La légalisation de l’euthanasie est également le meilleur moyen de répondre à une crainte majeur des soignants : celle d’outrepasser le cadre défini par la loi(11). C’est ce qui se passe aujourd’hui avec la loi Claeys-Leonetti et qui explique, en partie, la faible utilisation de la SPCJD. La frontière entre la SPCJD et l’euthanasie étant perçue comme floue, les soignants ont aujourd’hui une vraie crainte de dépasser le cadre légal et donc de faire l’objet de poursuites judiciaires. Avec l’euthanasie, les soins terminaux dispensés par les professionnels de santé deviennent lisibles et ne peuvent être sujet à interprétation. Conséquence, les soignants seront mieux protégés et pourront soulager efficacement les patients.

Enfin (et surtout), si nous prônons l’euthanasie plutôt que l’assistance au suicide, c’est pour une idée simple : quitte à mettre en place une aide active à mourir, autant aller jusqu’au bout de la démarche. Sur ce point, une explication s’impose.

L’aide active à mourir répond à un idéal moral, celui de soulager les personnes en fin de vie de toutes leurs souffrances afin qu’ils puissent partir de façon apaisée. Or, si l’assistance au suicide permet d’abréger les souffrances physiques de la personne concernée, il ne répond en rien à celles psychologiques qui peuvent naître lors d’une telle épreuve. En obligeant les personnes à s’administrer elle-même une solution létale, l’assistance au suicide fait le choix de ne pas les accompagner jusqu’au bout et les laissent seules face à leurs souffrances morales autour du fait « de se donner la mort ». Pour le dire crument, les personnes souffrant de maladies incurables et qui souhaitent user de l’aide active à mourir plutôt que des formes « classiques » du suicide le font justement pour ne pas avoir à se retrouver, psychologiquement et moralement, devant les souffrances importantes liés au fait de mettre fin à ses jours. Sauter dans le vide de « la vie après la mort » est vertigineux, effrayant et angoissant. C’est l’inconnu qui nous attend, l’endroit d’où l’on ne revient pas. Toutes et tous nous savons combien l’arrivée de la mort peut être éprouvante et combien être apaisé moralement à la fin de son existence est un objectif hardi auquel il n’est pas facile d’avoir accès. C’est pour cette raison que nous ne pouvons-nous satisfaire d’une solution qui ne soulage pas psychologiquement les personnes prises en charge(27), surtout que 77% des Français et des Françaises souhaitent être soulagés sur ce point lors de leurs fins de vie(20). Au contraire, l’euthanasie, en déléguant l’administration de la solution létale à un soignant qualifié, permet aux personnes concernées de ne plus avoir à porter (totalement du moins) le poids de se donner la mort. Avec l’euthanasie, nous allons au bout des choses en réduisant, autant que possible, les souffrances psychologiques des patients qui vivent leurs derniers souffles. Avec l’euthanasie, nous cherchons à soulager les personnes qui vont mourir sur tous les plans.

Mais si nous cherchons à épargner les patients en fin de vie de leurs souffrances, il est également nécessaire de ne pas créer des souffrances et du mal-être chez les soignants. Aujourd’hui, l’aide active à mourir fait consensus dans le corps médical. Problème, elle fait consensus contre elle. Ce rejet est particulièrement fort au sein de la famille des soins palliatifs. Selon une étude d’opinion commandée par la SFASP en septembre 2022, 85% des acteurs français du soins palliatifs déclarent être défavorables à l’idée de provoquer intentionnellement la mort d’un patient(28). Dans le cadre de cette enquête, 34% des soignants énonçaient également qu’ils démissionneraient s’ils devaient demain réaliser une injection létale à un patient et 35% qu’ils feraient usage de la clause de conscience pour ne pas avoir à pratiquer un tel soin(28),(29). Il existe donc un réel risque que l’évolution de la loi en la matière provoque une cassure profonde entre les citoyens et les professionnels de santé. Alors qu’il nous faut redoubler d’efforts pour doter notre pays d’un système de soins palliatifs dignes de ce nom, cette menace ne doit pas être ignorée. Quand seul 6% des médecins et infirmiers se disent prêt à réaliser l’euthanasie d’un patient(28), il est nécessaire de réfléchir à une solution qui évite que soignants et personnes en fin de vie aient des aspirations contradictoires. Ce n’est pas en construisant sur de la discorde que nous pourrons faire advenir le modèle de la fin de vie apaisée que nous appelons de nos vœux. L’identité du soignant en charge de ces soins ultimes est donc primordiale.

Le soignant qui nous accompagne jusqu’à la fin, c’est celui dont on est le plus proche : la place centrale du médecin traitant

Face à cette question, une réponse s’impose : une fin de vie apaisée allant de pair avec la présence de ses proches, il faut que le soignant administrant la solution létale soit également proche du patient. C’est pour cette raison que le médecin traitant est le soignant le plus à même de réaliser ce soin ultime.

Le modèle ici présenté fait du médecin traitant sa pierre angulaire. C’est lui qui, idéalement, aborde le sujet de la fin de vie et récolte les DA de la personne concernée. C’est lui qui, du fait de la régularité de ses échanges avec le patient, a la capacité de bien le connaître, notamment concernant ses convictions et aspirations autour de la fin de vie. Enfin, c’est lui qui, du fait de sa connaissance de la personne concernée et de ses souffrances, est le plus capable de le comprendre et donc, comme le souhaite les proches d’un patient faisant face à des « souffrances insupportables », de souhaiter abréger ses souffrances. Il est donc raisonnable de penser qu’il s’agit de la personne la mieux placée pour pratiquer, avec humanité et apaisement, le dernier soin de son patient.

La fin de vie est un moment particulier dans lequel l’entourage compte grandement. Pour le patient, savoir qu’un professionnel de santé qu’il connaît de longues dates s’occupent de sa mort est un élément d’une grande importance. Pour le médecin traitant, sans pour autant penser qu’il s’agit d’un acte « facile » ou « banal », il est le professionnel de santé pour lequel ce type de lien sera le moins douloureux. En connaissant son patient et la souffrance qu’il endure, le médecin traitant est le professionnel de santé le plus en capacité de comprendre, au plus profond de son être, qu’il ne tue pas quelqu’un mais qu’il le libère. C’est par ce lien de proximité entre soignants et patients que le présent modèle créer de l’apaisement autour des actes d’euthanasie. C’est également grâce à ce lien que les médecins traitants pourront demain avoir une bonne perception de l’environnement familial et humain qui entoure le patient afin d’éviter des « dérives »(30).

Dans le détail, la prise en charge des soins terminaux serait donc réalisée par le médecin traitant de la personne concernée. Ces actes médicaux pourront être réalisés au domicile du patient (particulièrement pour les pronostics vitaux engagés à moyen terme) mais également en soin palliatif (particulièrement pour les pronostics vitaux engagés à court terme). Afin de respecter les convictions de chacun, une clause de conscience sera à la disposition des médecins généralistes qui ne souhaitent pas pratiquer l’euthanasie. Sur un modèle similaire à l’IVG, l’application de cette clause serait conditionnée à l’information préalable du patient par le médecin lui-même de l’activation de cette clause de conscience par ce dernier(31). À la suite de cette information, le médecin traitant aura également l’obligation de référer à l’Assurance Maladie qu’il fait valoir sa clause de conscience. Cela conduit à l’ouverture d’une procédure par la CPAM du département en question. Cette dernière vise à ce que la puissance publique (par le biais du système de rappel téléphonique et de mailing dont nous avons parlé précédemment) puisse proposer un autre professionnel de santé au patient concernée. Cette démarche doit permettre à ce dernier de choisir qui lui donne la mort et d’entreprendre, s’il le souhaite, des démarches afin de mieux connaître le soignant en question.

Cependant, si le médecin traitant est, par principe, le professionnel de santé privilégié pour réaliser l’euthanasie des patients qui le souhaitent, il n’est pas le seul que la nouvelle législation autoriserait à pratiquer ce type de soins. Dans notre modèle, l’ensemble des soignants disposant d’un statut de médecin (qu’il soit généraliste ou spécialisé) ont également la possibilité de pratiquer l’euthanasie, tout comme les infirmières en pratique avancée (IPA) lorsqu’un suivi régulier existe entre elles et le patient(32). Ainsi, les patients qui le souhaitent peuvent, à tout moment, écrire un courrier à leur CPAM ou réaliser une démarche en ligne (sur Mon espace santé) pour demander que le soignant en charge de leur décès ne soit pas leur médecin généraliste. Dans ces cas de figure, après étude de la compatibilité statutaire du soignant concerné par cette demande, une demande de confirmation d’acceptation de la demande est envoyée au professionnel de santé afin que ce dernier confirme qu’il accepte cette tâche. C’est uniquement une fois la confirmation transmise par le soignant à sa CPAM (par courrier) ou à l’Assurance maladie (sur Mon espace santé) que le professionnel de santé référent pour la fin de vie de la personne concernée change.

Enfin, afin de compléter ce dispositif, le présent modèle prévoit une procédure d’urgence. Cette dernière doit permettre, dans les cas où le pronostic vital est engagé à court terme et qu’un imprévu dans la prise en charge de l’euthanasie du patient est constatée(33), alors le patient ou sa personne de confiance (si le patient est inconscient) dispose de la possibilité de désigner rapidement un nouveau soignant en charge de l’euthanasie de la personne concernée. Cette désignation d’urgence est matérialisée par un accord signé par le professionnel de santé et le patient (ou son représentant) et se fait alors sans validation de la part de l’Assurance maladie(34). Dans ce type de situation, on peut notamment imaginer que c’est le médecin chargé du service palliatif où la personne est accueillie qui s’occupe de l’administration des soins terminaux de l’individu en question.

 

Massification des directives anticipées ; élargissement du public pouvant accéder à des solutions létales en cas de pronostic vital engagé ; euthanasie plutôt que l’assistance au suicide ; administration de l’aide active à mourir par un soignant proche du patient… Voici les principales lignes que ce modèle propose afin qu’émerge, demain, une vraie logique de fin de vie apaisée et accompagnée dans notre pays.

 

Alors que le débat parlementaire sur le futur « modèle français » de la fin de vie approche, espérons que les solutions ici apportées servent de guide à toutes celles et ceux qui souhaitent qu’advienne un idéal humaniste, empathique et tendre de la prise en charge de la fin de vie en France.

Notes et références :

(1)(2023, April 3). Fin de vie: ce quil faut retenir du discours dEmmanuel Macron après les conclusions de la convention citoyenne. https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/fin-de-vie-ce-qu-il-faut-retenir-du-discours-d-emmanuel-macron-apres-les-conclusions-de-la-convention-citoyenne_5749568.html

(2)Loi N° 2016-87 DU 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1). Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (1) – Légifrance. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000031970253

(3)Proposition de Loi N°3755. Assemblée nationale. (2021, January 21). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3755_proposition-loi  

(4)Proposition de Loi N°288. Assemblée nationale (2017, October 17). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi

(5)Proposition de Loi N°288. Assemblée nationale (2017, December 20). https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0288_proposition-loi

(6)Droit à mourir dans la dignité. Sénat (2020, November 17). https://www.senat.fr/leg/ppl20-131.html

(7)Le regard des Français sur la fin de vie. Ifop (2022, October). https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/10/119480-Resultats-VF.pdf

(8)Les Français et la convention sur la fin de vie. Ifop (2023, April 3). https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-convention-citoyenne-sur-la-fin-de-vie-ifop-journal-du-dimanche/

(9)Claire Thoury est une grande spécialiste des questions d’engagement en France, spécialement en ce qui concerne l’engagement de la jeunesse. Ancienne déléguée générale d’Animafac (2017-2021), elle préside le Mouvement associatif depuis le mois d’avril 2021 et est membre du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE). C’est dans le cadre de ces fonctions au CESE qu’elle a présidé le Comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie.

(10)(2023, February 4). Convention Citoyenne pour la fin de vie: pas un énième rapport avec une quête de consensus absolu, selon La Présidente du comité de gouvernance.

https://www.francetvinfo.fr/societe/euthanasie/convention-citoyenne-pour-la-fin-de-vie-pas-un-enieme-rapport-avec-une-quete-de-consensus-absolu-selon-la-presidente-du-comite-de-gouvernance_5639969.html

(11)L’essentiel sur la mission d’évaluation de la loi du 2 février 2016… Assemblée nationale. (2023, March). https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/601078/5780872/version/1/file/Synth%C3%A8se+de+l%27%C3%A9valuation+de+la+loi+Claeys-Leonetti+vdef.pdf

(12)Rapport d’information pour des Soins Palliatifs accessibles … Sénat. (2021, September 29). https://www.senat.fr/rap/r20-866/r20-866-syn.pdf

(13)L’Obs. (2013, March 18). 81% des Français veulent mourir Chez Eux… https://www.nouvelobs.com/societe/20130318.OBS2277/81-des-francais-veulent-mourir-chez-eux.html#:~:text=SEL%20AHMET%2FSIPA)-,…,de%20la%20fin%20de%20vie.&text=S’il%20est%20encore%20impossible,moins%20en%20choisir%20le%20lieu

(14)Rioux, P. (2023, August 23). Bouclier tarifaire, niches fiscales, taxes, franchises médicales… Les pistes du gouvernement pour faire 15 milliards d’économies dans le budget 2024. La Dépêche. https://www.ladepeche.fr/2023/08/23/budget-2024-les-pistes-de-lexecutif-pour-faire-15-milliards-deconomies-11409323.php

(15)Loi n° 2005-370 DU 22 Avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie (1). Legifrance. (2005, April 22). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000446240/

(16)Les Directives Anticipées. Parlons Fin de Vie. (2023, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/les-directives-anticipees

(17)La personne de confiance. Parlons Fin de Vie. (2023a, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/personne-de-confiance/

(18)L’acharnement thérapeutique. Parlons Fin de Vie. (2023b, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/lobstination-deraisonnable/

(19)La sédation profonde. Parlons Fin de Vie. (2023b, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/la-sedation-profonde-et-continue-jusquau-deces/

(20)Les Français et la fin de vie: état des Connaissances et attentes des citoyens. Parlons Fin de Vie. (2023, July 21). https://www.parlons-fin-de-vie.fr/je-minteresse-a-la-fin-de-vie/les-francais-et-la-fin-de-vie/

(21)Favereau, E. (2019, July 11). L’affaire Vincent Lambert en Sept chapitres. Libération. https://www.liberation.fr/france/2019/07/11/l-affaire-vincent-lambert-en-sept-chapitres_1738587/

(22)Afin d’éviter une surcharge de travail pour le médecin

(23)A ce titre, l’idée est ici de réaliser des opérations de mailing et d’appels téléphonique par des équipes spécifiquement missionnées pour réaliser cette activité

(24)Voici une liste non-exhaustives des principales maladies dont nous parlons ici : maladies d’Alzheimer, syndrome Parkinsonien, la démence à corps de Lewy, la Sclérose Latérale Amyotrophique (communément appelé maladie de Charcot), la sclérose en plaques, la neurofibromatose de type 2, le syndrome Cérébelleux, la chorée de Huntington, l’ataxie de Friedich, les cancers incurables, les paralysies partielles ou totales consécutives à un AVC, à des troubles neurovasculaires ou à un accident, les polypathologies du grand âge

(25)Les cas dont nous parlons ici, s’ils ne sont pas majoritaires, sont assez fréquents

(26)De manière directe pour l’euthanasie et indirecte pour la SPCJD

(27)L’exemple de l’Oregon est très intéressant sur ce point. Dans cet Etat américain où l’assistance au suicide est légale, on constate que le non-accompagnement des patients amène finalement un tiers des personnes concernés à renoncer, au dernier moment, à s’administrer la solution létale. Un autre tiers des patients disposant d’une autorisation de l’assistance au suicide font le choix de ne pas se procurer le produit létal auquel ils ont le droit. Ces chiffres peuvent conduire à plusieurs interprétations. Pour ma part, je considère que le tiers de personne reculant finalement à se tuer prouve bien la difficulté et souffrance qui existe chez les personnes concernées à devoir réaliser le geste ultime. Ils souhaitent mettre fin à leur jour, ne plus souffrir mais n’ont pas le « force » de se donner la mort. Concernant le tiers de personne n’allant pas récupérer le produit létal, ces cas montrent bien l’importance d’avoir une procédure qui s’étale dans le temps où les patients concernés doivent répéter à plusieurs reprises leurs volontés de mourir. La procédure aujourd’hui déjà en place pour la SPCJD inclue cette notion, elle devra être étendu en cas de légalisation de l’euthanasie.

Pour plus d’informations concernant les chiffres ici avancées : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.12768882_63ce90a63fd32.nouveaux-droits-en-faveur-des-malades-et-des-personnes-en-fin-de-vie–auditions-diverses-23-janvier-2023 et https://www.oregon.gov/oha/PH/PROVIDERPARTNERRESOURCES/EVALUATIONRESEARCH/DEATHWITHDIGNITYACT/Documents/year23.pdf

(28)Fin de vie: Soignants et bénévoles refusent d’être les acteurs de la mort administré Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP). (2022, July 13). https://sfap.org/actualite/fin-de-vie-soignants-et-benevoles-refusent-d-etre-les-acteurs-de-la-mort-administree

(29)Intéressant par ailleurs de souligner que les soignants interrogés dans le cadre de cette enquête réfutent à 83% l’idée que l’euthanasie soit un soin

(30)En parlant des dérives, on parle ici principalement des cas où les personnes expriment la volonté de mettre fin à leurs vies afin de ne pas être une charge pour leurs entourages ou bien car ils font le sujet d’une influence en ce sens par une ou plusieurs personnes de son entourage. Il ne faudrait pas non plus que la réalisation d’une aide active à mourir soit demandée par défaut de l’accès à une suivi et accompagnement médical de qualité. Les différentes dérives que le « futur modèle » français de la fin de vie devra éviter sont notamment mentionné dans l’avis de réserve exprimée par certains membres du CCNE dans le cadre de son rapport sur le sujet de la fin de vie.
Vous pouvez le consulter à l’aide du lien suivant : https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/2022-09/Avis%20139%20Enjeux%20%C3%A9thiques%20relatifs%20aux%20situations%20de%20fin%20de%20vie%20-%20autonomie%20et%20solidarit%C3%A9.pdf

Cette mise en garde a également été présenté plus largement par Annabel Desgrées Du Loû lors d’une des auditions de la mission d’évaluation de la loi dite « Claeys-Leonetti ». Vous pouvez la visionner avec le lien suivant : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.12768882_63ce90a63fd32.nouveaux-droits-en-faveur-des-malades-et-des-personnes-en-fin-de-vie–auditions-diverses-23-janvier-2023

(31)Cette sensibilisation du patient serait attestée par la signature d’une décharge commune entre lui et son médecin

(32)Notamment dans le cas d’infirmiers à domicile

(33)En l’occurrence, l’idée est de prévoir les cas où les professionnels de santé prévus pour cet acte font défaut

(34)Il sert de protection juridique pour le médecin ayant accepté de prendre le relais.

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Libérer le temps pour émanciper

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Libérer le temps pour émanciper

Par Benjamin Lucas, député Génération.s des Yvelines
Tout est politique. Le temps n’échappe pas à la règle. Le projet historique de la gauche vise à libérer l’individu par l’action collective. C’est aussi sa tâche que de libérer le temps en construisant ce moment où la contrainte du travail cède la place à la liberté du repos, de l’émancipation ou de l’engagement.

L’enjeu du droit aux vacances incarne parfaitement la problématique du temps libéré. Le 1er septembre 2023, plus de 3 millions d’élèves se sentiront exclus de ce moment merveilleux où l’on raconte son été et ses découvertes, source de la construction des imaginaires, des rêves, donc de la liberté de l’esprit. Cette injustice accentue les phénomènes de sédentarité, le mal-être psychologique, les inégalités sociales, culturelles et éducatives. En effet, les vacances constituent un élément fondamental de la vie en société et de la construction de l’individu. Elles permettent les pratiques sportives et culturelles, l’accès et l’apprentissage des temps sociaux collectifs. Elles développent la conscience et contribuent à la vie en société. Elles sont enfin et surtout, comme l’écrit Simone Weil à l’heure des premiers congés payés : “La joie de vivre au rythme de la vie humaine”. En un mot, les vacances sont un droit au bonheur. 

Elles le sont pour ces personnes de la vie de tous les jours auxquelles l’exposé des motifs de la proposition de loi NUPES donne la parole. Elles le sont pour Bertrand, travailleur en usine, dont le dernier départ remonte à 2019 pour qui “c’est trop cher. On ne pourra pas”. Elles le sont pour Stéphanie, assistante de direction qui “‘n’y a même pas songé”. Elles le sont pour Manuel, ouvrier chez Renault qui ne peut offrir de vacances à ses enfants alors qu’enfant il se souvient “on partait quand même, tous les ans, en Vendée, en Ardèche, dans le Sud, Perpignan”. Pour transformer cette morosité en espoir, la tâche de la gauche est de changer la vie.

C’est pourquoi deux lois ont été déposées par les parlementaires de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Social en ce mois de juin 2023. La première, menée par six députés provenant de l’ensemble des groupes de la de chaque groupe les groupes composant la NUPES, met en avance des mesures d’urgence immédiatement applicables pour permettre le départ du plus grand nombre. La seconde est le fruit d’une démarche citoyenne, construite intégralement par des citoyennes et citoyens vivant en situation de pauvreté venus à l’Assemblée nationale dans le cadre d’un atelier des lois. 

Ces lois portent des mesures matérielles concrètes pour permettre le départ en vacances. Billet de TER illimité à 29 euros, plafonnement des prix d’avion entre la métropole et les territoires d’outre-mer durant l’été, gratuité de péage d’autoroute pour un aller-retour, gratuité de la formation BAFA et rénovation des centres de vacances délabrés, guichet unique pour les aides au départ… Autant d’outils simples à mettre en place et qui peuvent permettre à toute la population de découvrir son propre pays, de resserrer les liens familiaux et amicaux, de respirer dans une époque anxiogène et de refaire société. 

S’inscrivant dans un contexte large de mobilisation du monde associatif et intellectuel (propositions de la Fondation Jean-Jaurès, d’ATD Quart Monde, des différentes associations d’éducation populaire…), ces initiatives incarnent un renouveau utile du combat de la gauche pour la libération du temps. Un combat d’avenir, nécessaire à la reconquête des classes populaires comme à la construction d’un nouvel horizon désirable.

La question de notre usage du temps donne sens à bien des combats de la gauche et des écologistes, locaux comme nationaux et au projet de société que nous portons en commun. De fait, des banlieues rouges aux mouvements d’éducation populaire, des congés payés du Front Populaire à la retraite à 60 ans du Programme commun de la gauche, la lutte pour libérer le temps est mêlée à notre histoire. 

Pourtant, après de longues décennies de réduction du temps de travail et de conquêtes, pour donner du temps aux loisirs, à la culture, à l’éducation populaire, au repos, la marche de l’histoire semble s’être inversée. L’ère du “travailler plus” s’est imposée en dépit de la nécessité de travailler moins, mieux et tous. 

C’est l’occasion de redécouvrir André Gorz qui écrivait ceci : “Une perspective nouvelle s’ouvre ainsi à nous : la construction d’une civilisation du temps libéré. Mais, au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à cette perspective et présentent la libération du temps comme une calamité. Au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde puisse travailler beaucoup moins, beaucoup mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites, les dirigeants, dans leur immense majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail — comment faire pour que les immenses quantités de travail économisées dans la production puissent être gaspillées dans des petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens.” 

Face à ce recul, aux avancées de la vision hyper-libérale de la vie et du travail, Il nous faut inventer de nouvelles conquêtes pour le temps libéré, reprendre nous aussi l’offensive culturelle et politique. Faire sortir de la marchandisation la vie, ses plaisirs, les temps collectifs et le repos.

Nous devons poser la question d’une nouvelle étape de réduction du temps de travail et de réinvention de son usage, car telle est notre identité politique et l’héritage de deux siècles de combat pour la République sociale. Les portes sont ouvertes et nombreuses. Les 32 heures et la semaine de quatre jours, la sixième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans, une plus grande liberté dans l’usage du temps de travail dans la semaine, l’année ou la vie… Autant de perspectives pour se former, s’engager, se réparer, s’émanciper.

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ChatGPT : le diable s’habille-t-il en data ?

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ChatGPT : le diable s’habille-t-il en data ?

Depuis quelques semaines, le monde s’émerveille devant les capacités quasi-magiques de l’agent conversationnel ChatGPT. Très puissant, l’outil a été développé par la jeune société OpenAI créée entre autres par Elon Musk qui finira par prendre ses distances avec la startup, inquiet de voir l’intelligence artificielle devenir un « risque fondamental pour la civilisation humaine ». Si ChatGPT représente une nouvelle étape dans l’évolution et la démocratisation de l’intelligence artificielle, au point de concurrencer Google, les conséquences potentielles et avérées sur son utilisation interrogent dans la société jusqu’au législateur. Plus largement, faut-il encadrer les capacités exponentielles de l’intelligence artificielle ? Si oui, quels garde-fous mettre en place pour en limiter les conséquences ?
A l’origine était l’algorithme

Tout a été dit ou presque sur les capacités incroyables de ChatGPT. Mais pour bien les comprendre, il faut remonter à l’origine de l’intelligence artificielle et de la création des algorithmes. Selon Serge Abiteboul, chercheur et informaticien à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), « un algorithme est une séquence d’instructions utilisée pour résoudre un problème ». Sans forcément le savoir, nous en utilisons chaque jour quand nous cuisinons à l’aide d’une recette : nous respectons un ordre précis d’instructions pour créer un plat, c’est le principe même d’un algorithme. Si nous remontons le temps, les premiers algorithmes servaient à calculer l’impôt alors que, dans le champ mathématique, le premier remonte à -300 avant notre ère. Nous le devons à Euclide qui inventa l’algorithme qui calcule le plus grand commun diviseur de deux entiers. C’est Alan Turing, considéré comme le père fondateur de l’informatique, qui donna en 1936 le premier support formel aux notions d’algorithmiques avec sa célèbre machine considérée encore aujourd’hui comme un modèle abstrait de l’ordinateur moderne.

A partir du XXème siècle, la grande nouveauté dans l’exploitation des algorithmes a résidé dans l’utilisation d’ordinateurs aux capacités de calculs décuplées. Après les années 50, leur développement s’est accéléré grâce au machine learning ou apprentissage automatique. Cette technologie d’intelligence artificielle permet aux ordinateurs d’apprendre à générer des réponses et résultats sans avoir été programmés explicitement pour le faire. Autrement dit, le machine learning apprend aux ordinateurs à apprendre, à la différence d’une programmation informatique qui consiste à exécuter des règles prédéterminées à l’avance. Pour y arriver, les algorithmes d’intelligence artificielle doivent consommer des volumes considérables de données et utiliser des probabilités statistiques. Les plus célèbres d’entre eux, nous les utilisons tous les jours. Le premier est PageRank, l’algorithme de Google qui établit avec pertinence un classement des pages web quand nous effectuons une recherche sur son moteur. Les fils d’actualité de Facebook ou Twitter sont également de puissants algorithmes utilisés chaque jour par des centaines de millions d’utilisateurs. Les algorithmes sont devenus tellement efficaces qu’ils sont à l’origine d’un enrichissement des plateformes, sans commune mesure avec celui des entreprises d’autres secteurs. Ces plateformes, nous les connaissons bien. Elles nous accompagnent dans les actes de notre vie quotidienne : elles nous permettent de regarder une série ou un film, d’écouter de la musique, de faire nos courses, de voyager, de partir en vacances ou encore de trouver un logement ou l’amour. Grâce au perfectionnement de l’intelligence artificielle, les plateformes exploitent toujours plus de données, ce qui rend possible un meilleur apprentissage des algorithmes. Ce modèle économique basé sur la donnée leur permet de créer des nouveaux services qui recueillent encore plus de données et alimentent ainsi la croissance de leurs revenus. La capitalisation boursière des GAFAM n’a pas fini d’atteindre des sommets dans les années à venir. 

Aujourd’hui, c’est la technique du deep learning – apprentissage profond – sous-domaine du machine learning qui attire le plus l’attention après avoir été boudée pendant longtemps. Son retour en grâce, on le doit notamment à un Français, Yann Le Cun, actuellement chercheur en intelligence artificielle chez Facebook et lauréat du prix Turing en 2019. La technique du deep learning utilise des réseaux neuronaux artificiels, calqués sur ceux des humains, pour obtenir un résultat. Les champs d’applications sont nombreux (médecine, robotique, sécurité informatique, création de contenus…). Ils intéressent beaucoup les géants technologiques qui investissent massivement dans le développement de cette technique. ChatGPT interprète ainsi les données qui l’ont nourri – on parle quand même de plus de 500 milliards de textes et vidéos – en s’appuyant sur des algorithmes d’apprentissage automatique et de traitement du langage, mais aussi sur des techniques d’apprentissage profond. Les réseaux de neurones artificiels utilisés lui permettant ainsi de mieux comprendre les relations entre les mots dans une phrase et de les utiliser plus efficacement pour générer des phrases cohérentes et pertinentes. 

Un succès fulgurant et jamais vu par le passé

L’efficacité de ChatGPT est à l’origine de son succès auprès du grand public. Il n’aura fallu que cinq jours à l’outil développé par OpenAI lancé en novembre 2022 pour atteindre un million d’utilisateurs. Instagram aura mis un peu plus de deux mois pour atteindre ce résultat, Spotify cinq mois, Facebook dix mois et Netflix plus de trois ans. Un succès fulgurant qui a fait vaciller Google de son piédestal, pour le plus grand bonheur de Microsoft, propriétaire du moteur de recherche Bing, qui a investi un milliard de dollars dans ChatGPT. Aux USA, Google représente 88% du marché des moteurs de recherche contre 6,5% pour Bing. En France, Google représente même plus de 90% du marché. Très prochainement, Microsoft va lancer une version améliorée de Bing dopée à l’intelligence artificielle ChatGPT. En seulement 48 heures, plus d’un million d’internautes se sont déjà inscrits sur la liste d’attente pour l’essayer. Une occasion unique pour Microsoft, acteur mineur du marché des moteurs de recherche, de concurrencer Alphabet, la maison-mère de Google. La présentation catastrophique de Bard, le concurrent de ChatGPT, par le vice-président de Google, Prabhakar Raghavan, début février n’a rien arrangé. En une journée, Google a perdu plus de cent milliards de dollars de capitalisation boursière à cause d’une simple erreur factuelle commise en direct par le nouvel outil d’intelligence artificielle. Une bourde reprise en boucle sur les réseaux sociaux et sur les chaînes d’information en continue. Pour la première fois dans son histoire, Google semble menacé par une technologie développée par un concurrent. De son côté, l’action de Microsoft se porte comme un charme depuis le début de l’année. La firme devrait même investir plus de 10 milliards de dollars dans OpenAI dans les années à venir, notamment pour obtenir l’exclusivité de certaines fonctions du chatbot. 

Sommes-nous aux prémices d’une simple recomposition du marché des moteurs de recherche ou le succès de ChatGPT représente-il bien plus que celui d’un simple agent conversationnel ?  Techniquement, l’outil développé par OpenAI ne représente pas une rupture technologique, même si ChatGPT bénéficie de véritables innovations concernant par exemple le contrôle des réponses apportées aux internautes grâce à un logiciel dédié. Ce dernier lui a permis jusqu’à présent de ne pas tomber dans le piège de la dérive raciste comme d’autres intelligences artificielles avant elle. En 2016, l’intelligence artificielle Tay, développée par Microsoft, était devenue la risée d’internet en tweetant des messages nazis, 24 heures seulement après son lancement. Capable d’apprendre de ses interactions avec les internautes, elle avait fini par tweeter plus rapidement que son ombre des propos racistes ou xénophobes très choquants. « Hitler a fait ce qu’il fallait, je hais les juifs », « Bush a provoqué le 11 septembre et Hitler aurait fait un meilleur travail que le singe que nous avons actuellement », « je hais les féministes, elles devraient toutes brûler en enfer. », font partis des pires tweets qu’elle a diffusé avant que son compte, qui comptabilise toujours plus de 100 000 abonnés, ne passe en mode privé. 

Avec ChatGPT, les moteurs de recherche devraient rapidement évoluer pour devenir de vrais moteurs de solution. Plutôt que d’afficher des pages et des pages de résultats pour une simple recherche, les prochains moteurs proposeront directement une réponse précise et argumentée en se nourrissant des sites mis à leur disposition. Un constat qui a récemment mis en émoi plusieurs écoles new-yorkaises qui ont littéralement interdit à leurs élèves d’utiliser l’outil. Une décision qui sera de plus en plus difficile à tenir quand on sait que ChatGPT va rapidement devenir encore plus efficace. La version actuelle dispose de 175 milliards de paramètres alors que la version précédente de ChatGPT n’en possédait seulement que 1,5 milliard. 

Au-delà des capacités exponentielles de l’intelligence artificielle développée par OpenAI, c’est son adoption rapide par les internautes qui impressionne. Accessible à tous et gratuit, l’outil a démocratisé le recourt à l’intelligence artificielle dans de nombreux aspects de la vie quotidienne et professionnelle, ce qui n’avait pas vraiment réussi avant ses principaux concurrents. Selon Microsoft : « le nouveau Bing est à la fois un assistant de recherche, un planificateur personnel et un partenaire créatif. » De quoi aiguiser la curiosité du plus grand nombre et en faire un outil incontournable, sachant que ChatGPT a réussi là où les autres chatbots ont toujours échoué : soutenir une conversation en se souvenant des réponses précédentes que l’internaute lui a fournies. Selon les prédictions de Kevin Roose, journaliste technologique au New York Times et auteur de trois livres sur l’intelligence artificielle et l’automatisation, l’intelligence artificielle pourrait également à terme être utilisée comme un thérapeute personnalisé… Au risque de faire disparaitre le métier de psychologue ?

Et demain ? 

Il semblerait que ce ne soit pas le seul métier que cette intelligence artificielle menace, même si les prévisions dans ce domaine se sont souvent avérées fausses. Dans un premier temps, ce sont les métiers d’assistants qui sont le plus menacés. Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — Ross est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Il n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’autres secteurs d’activités seront impactés en profondeur par l’efficacité des agents conversationnels. Dans un premier temps, il est plus que probable que les intelligences artificielles d’OpenAI soient déployées dans tous les logiciels de Microsoft, l’entreprise ayant déjà annoncé qu’elle utiliserait DALL-E, générateur d’images et petit frère de ChatGPT, dans PowerPoint pour créer des images uniques. Plus globalement, les métiers créatifs, comme ceux de la communication ou du journalisme, devraient subir une mutation profonde et rapide. Dans les années à venir, ChatGPT sera aussi un outil précieux pour répondre à des commandes vocales ou encore lire des courriels, ce qui sera d’une grande aide pour les personnes souffrant par exemple de cécité. 

Mais l’utilisation en masse de ChatGPT soulève d’autres interrogations, d’ordre moral et éthique. Selon une enquête réalisée par le magazine Time, si le logiciel permettant à l’outil de ne pas sombrer dans le raciste et la xénophobie est si efficace c’est grâce au travail de modérateurs kenyans payés seulement 2 euros de l’heure. Leur quotidien ? Trier les informations pour réduire le risque de réponses discriminantes ou encore haineuses. Certains s’estimeront même traumatisés par le contenu lu pendant des semaines. Un autre scandale interroge la responsabilité de l’entreprise dans le respect du droit d’auteur. Des centaines de milliards de données ont été utilisées pour entrainer l’intelligence artificielle sans s’interroger en amont sur le consentement de tous ceux qui ont nourri ChatGPT. Se pose alors la question de la transparence sur les données et les sources utilisées par l’intelligence artificielle. A l’avenir, elles devront apparaître clairement lors de la délivrance d’une réponse à une question posée. Se pose également la question de la transparence sur les contenus générés par une intelligence artificielle. En effet, à l’heure des deep fakes, il est de plus en plus difficile de distinguer le faux du vrai. Comme le souligne Julien Deslangle, auteur et prospectiviste, dans une tribune (1) mise en ligne sur le site Uzbek & Rica le 10 janvier dernier : « bien sûr, l’Homme n’a pas attendu l’IA générative pour créer et diffuser de fausses informations, mais les algorithmes peuvent le faire de façon plus convaincante, comme en témoignent les hypertrucages (ou deep fakes), ces enregistrements qui peuvent prêter à une personnalité des propos qu’elle n’a jamais tenus. En mars dernier, des pirates ont ainsi diffusé sur des sites ukrainiens un deep fake dans lequel le président Volodymyr Zelensky demandait à ses soldats de déposer les armes face à la Russie… ». 

Le législateur devra alors trouver les réponses adéquates, sans tomber dans la censure systématique, alors que le débat se déplace aujourd’hui sur le terrain de la sécurité. Comme le soulignait Danny Gagné, chercheur à l’Université du Québec à Montréal, sur son blog (2) le 31 janvier dernier : « des chatbots utilisant l’IA peuvent générer, de manière autonome, du code propre à mener des attaques au rançongiciel. Fini le temps où ce type d’entreprise était réservé aux génies de l’informatique : les équipes de recherche de la firme de cybersécurité israélienne Check Point ont démontré que des cybercriminels avec peu ou pas d’expérience étaient en mesure d’utiliser ChatGPT pour encoder des courriels d’hameçonnage contenant des logiciels espions. »

Certains politiques s’interrogent de leur côté sur l’idéologie développée par ChatGPT. A droite, certains estiment que l’outil fait preuve de censure en ne répondant pas expressément à certaines questions ou alors privilégie des réponses qui promeuvent une idéologie très progressiste. Le mercredi 15 janvier, Sonia Mabrouk s’est prêtée une nouvelle fois à l’exercice de l’interview politique sur Europe 1 mais cette fois-ci en interrogeant ChatGPT, dans une mise en scène très travaillée (3), pour savoir si l’intelligence artificielle « a une matrice idéologique, un corpus de valeurs ». A la question sur son objectivité, ChatGPT répond : « je suis programmé pour être le plus objectif possible dans mes réponses. Cependant il est important de noter que les algorithmes qui me contrôlent sont basés sur les données d’apprentissage sur lesquelles j’ai été formé. Et ces données peuvent refléter les biais et les opinions de ceux qui ont créé ces données. Mon objectivité dépend donc de la qualité et de l’objectivité des données d’entrainement qui m’ont été fournies (…) » La journaliste lui demande ensuite de créer un poème féministe, ce qu’il fait, avant de lui demander d’en créer un second antiféministe et misogyne, ce qu’il refuse de faire. La démonstration est implacable : ChatGPT semble répondre, comme le souligne la journaliste, en fonction « de valeurs qui lui ont été inculqués. On vous a dit ce qui était bien ou mal ? » Elle lui posera ensuite des questions sur l’immigration ou encore sur l’identité de genre, dénonçant au passage le « catéchisme de la théorie du genre » soi-disant développé par l’intelligence artificielle. « Ce sont des adeptes du woke qui vous ont inculqués ses valeurs ? » Si les réponses de ChatGPT n’ont pas rassuré la journaliste, une chose est sûre : l’intelligence artificielle est bien de gauche !

Et à plus long terme ? A quoi pourrait ressembler notre vie en cohabitation avec une intelligence artificielle de plus en plus sophistiquée ? Avec – pourquoi pas – le concours de l’informatique quantique et ses capacités hors norme de calcul, l’efficacité de l’intelligence artificielle sera décuplée. Elle accompagnera les citoyens dans leur vie quotidienne en prenant des décisions à leur place. De nombreuses sociétés spécialisées dans la personnification de l’intelligence artificielle verront le jour. Il n’existera plus comme aujourd’hui une intelligence artificielle faible et abstraite, mais des intelligences artificielles paramétrables et ultra-performantes.

Références

(1) https://usbeketrica.com/fr/article/pour-une-obligation-de-transparence-sur-les-contenus-generes-par-l-ia

(2) https://dandurand.uqam.ca/publication/chatgpt-co-le-cote-obscur-de-lintelligence-artificielle/

(3) https://www.europe1.fr/societe/chatgpt-est-il-woke-4167109

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Un problème ? une appli !

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Un problème ? une appli !

Dans cet article, Cincinnatus évoque le « solutionnisme » c’est-à-dire l’idée que les applications peuvent résoudre tous nos problèmes. Cette idée en vogue dans la Silicon Valley, pousse les individus à s’adonner pleinement à l’utilisation des technologies, et à sombrer dans l’avachissement.

Le « solutionnisme » est cette idée simpliste selon laquelle tous les problèmes, quelles que soient leur nature et leur complexité, peuvent trouver une solution sous la forme d’algorithmes et d’applications informatiques. Très en vogue dans la Silicon Valley depuis plusieurs années, il s’est largement répandu grâce à ses illusions séduisantes et imprègne dorénavant les imaginaires collectifs, notamment celui de la start-up nation chère à notre Président.

La culture de l’avachissement aurait bien du mal à tenir debout – ou plutôt allongée – sans l’aide de ce puissant outil. Nous disposons en effet d’applications pour réduire à peu près tous les gestes fastidieux, ou imaginés tels, à quelques tapotements sur l’écran d’un téléphone. Dans notre obsession pour l’optimisation de notre temps si précieux, nous déléguons tout ce que nous pouvons à d’autres par l’intermédiaire de ces applications. À d’autres puisque, malgré ce que nous nous entêtons à vouloir croire dans une pensée magique qui nous épargne opportunément tout sentiment de culpabilité, derrière les applications, c’est tout un nouveau prolétariat invisible qui survit en exécutant nos basses tâches. L’exploitation par application interposée ne connaît plus de limites. Quant aux promesses de l’oxymore « intelligence artificielle », elles ne font que prolonger le solutionnisme en substituant toujours un peu plus la machine à l’humain (machine elle-même mue en réalité par un nombre croissant de petites mains exploitées).

Le déploiement des voitures bardées de technologies d’« aide à la conduite », et même « autonomes », profite pleinement de cette mode. La séduction opère en vendant la sécurité, le confort, le plaisir et en dévalorisant la conduite elle-même, présentée comme fatigante, comme nécessitant une attention qui serait bien mieux utilisée autrement – par exemple, en se détournant sur l’offre pléthorique de divertissements industriels proposés. Qui a déjà eu l’occasion d’entrer dans une Tesla a peut-être eu le sentiment de se trouver à l’intérieur d’un énorme iPhone. La voiture comme véhicule s’efface devant le gadget dédié à l’entertainment. Bien entendu, tout cela est fort agréable, on se sent dans un cocon geek, on retrouve les mêmes sensations que lorsque nous sommes plongés dans nos téléphones. La dépendance aux écrans trouve un nouveau terrain de jeu. De jeu, en effet : la signification du plaisir de la conduite, tel que celui-ci était vécu par les générations précédentes, glisse vers autre chose, plus en accord avec la norme ludique actuelle. D’un sentiment de liberté jusqu’alors associé à l’imaginaire automobile, on passe à un plaisir plus régressif, celui de la complète prise en charge, de l’abandon confiant à la technique de toutes les responsabilités, pour mieux consacrer le temps et l’attention, ainsi libérés, à la distraction et à l’amusement – formatés.

Les gadgets technologiques semblent agir comme le serpent Kaa du Livre de la jungle. « Aie confiance », nous susurrent-ils. Et, trop heureux de leur obéir, nous sombrons avec quelque délice, dans la pure croyance. Bien peu savent comment fonctionnent vraiment ces objets que nous utilisons en permanence, ces applications qui nous « facilitent » la vie… Il en est de même, c’est vrai, de la plupart des appareils que nous utilisons depuis plusieurs décennies, bien avant l’apparition des applications. Pas plus que nous grands-parents, nous n’avons une idée précise de ce qui se passe lorsque nous appuyons sur l’interrupteur : nous savons seulement que la lumière s’allumera – et cela nous suffit. Le solutionnisme qui nous habite va toutefois plus loin que cette pensée magique basique – ou plutôt que cette absence de pensée. Il y a en lui une véritable croyance, de l’ordre de la superstition, certes, mais les superstitions ne sont-elles pas justement les derniers bastions inexpugnables devant lesquels la raison capitule ?

Car la technique n’a rien de « neutre », comme on le prétend trop rapidement en comparant benoîtement un téléphone à un marteau ou à un tournevis un peu plus perfectionné (sans réaliser que même un marteau n’est pas « neutre »). L’optimisme béat qui accompagne et fonde le solutionnisme caractérise l’imaginaire de la technique dans ses deux dimensions, idéologique et utopique (pour reprendre les définitions de Ricœur). La version la plus assumée et la plus explicite de cette idéologie et de cette utopie technicistes, le transhumanisme, pousse la logique interne du solutionnisme à son apogée, jusqu’à sombrer dans l’hybris en considérant la mort même comme un bug à corriger. La technologie, comme discours et idéologie de la technique, n’a plus rien à voir avec la science et la confusion, sciemment entretenue, des deux dans la plupart des esprits participe à l’entreprise d’asservissement de la science à la technique. De la science… mais pas seulement, puisque la puissance de l’idéologie et de l’utopie technicistes permettent l’appropriation par la technique de domaines qui en étaient jusque-là indépendants. Ainsi triomphe la technocratie – au sens de la prise de pouvoir de la technique, par délégation et abdication volontaires.

L’abandon progressif de leurs responsabilités, d’abord anodines puis de plus en plus importantes, par les individus au profit des applications et gadgets technologiques, sous prétexte de simplification, de confort, de plaisir et de gain de temps, va de pair avec la déresponsabilisation politique, tant des citoyens repliés sur leur espace privé que des dirigeants trop heureux de se cacher derrière les paravents mensongers de l’objectivité technique (1). La négation du politique et de l’humain par la technique vont de pair, sous la bannière du sacro-saint « Progrès ». Or la disjonction n’a jamais été si flagrante entre progrès technique, progrès scientifique, progrès économique, progrès social et progrès humain. La fable selon laquelle ils seraient tous liés et avanceraient harmonieusement vers une amélioration continue de l’existence humaine a perdu toute crédibilité, bien qu’elle soit au cœur de bien des discours (anti)politiques. De moins en moins dupes, les citoyens se détournent des bonimenteurs qui assènent encore ces balivernes… au profit, hélas, d’autres bonimenteurs aux mensonges tout aussi dangereux : antisciences et complotistes de toutes obédiences surfent allègrement sur la vague néo-luddite.

Le même mélange des genres entre technique et science sert ainsi d’épouvantail aux antiscientifiques qui, au nom de craintes légitimes, développent des sophismes symétriques à ceux des technophiles les plus acharnés. La suspicion, largement justifiée, à l’égard de la technique a néanmoins quelque chose de paradoxal tant elle tolère sans difficulté une forme de technophilie aveugle chez les mêmes individus : combien vilipendent avec une hargne sincère la déshumanisation par la technique via leur téléphone dernier cri fabriqué en Chine dans des conditions inhumaines et qu’ils ont payé plusieurs centaines d’euros ? La contradiction n’est pas qu’apparente ; elle n’est pas le symptôme d’un cynisme qui serait presque rassurant. Si le néo-luddisme peut apparaître comme une posture au service d’idéologies en réalité tout à fait compatibles avec le solutionnisme et le technologisme, il faut reconnaître, chez ses partisans aussi, une sincérité qui rend d’autant plus efficaces leurs entreprises idéologiques. Comme leurs adversaires technophiles, ils se croient également investis d’une mission d’évangélisation.

Les questions environnementales, et tout particulièrement, énergétiques, paraissent à ce titre le terrain le plus évident d’affrontement-complicité entre partisans du solutionnisme technologique et néo-luddites divers et variés. S’affrontent dans une parodie de bataille rangée : d’un côté, les technophiles béats persuadés que la seule réponse aux catastrophes engendrées par la technique réside dans encore plus de technique et, de l’autre côté, les autoproclamés écologistes antisciences dont les actions ne font qu’aggraver la situation. Pris dans un débat hystérique, la raison n’a guère d’espace pour s’affirmer. Les fameuses « énergies propres » sont un mensonge savamment entretenu, un oxymore digne d’un « cercle carré ». Les énergies renouvelables à la mode (éolien et solaire) polluent énormément dès que l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie des éoliennes et des panneaux solaires, produisent une énergie intermittente, non pilotable, aux rendements médiocres et nécessitent la construction de centrales de back-up, souvent au charbon (l’Allemagne étant le « modèle » en la matière). Le nucléaire, accusé à tort de relever du solutionnisme par certains militants écologistes qui n’ont aucune compétence scientifique, demeure la meilleure réponse aux besoins énergétiques et au réchauffement climatique. En revanche, croire qu’il résoudra miraculeusement tous les problèmes est parfaitement stupide mais il fait nécessairement partie de la réponse, avec, entre autres, le changement du modèle de consommation, la relocalisation de la production, etc.

Avec le nucléaire et l’énergie, se révèle la difficile ligne de crête de la science qui doit être tenue dans la plupart des domaines entre les illusions de l’obscurantisme et les fantasmes du solutionnisme, entre ceux qui veulent obliger l’homme à retourner dans les arbres, voire éradiquer définitivement l’espèce humaine, et ceux qui ne rêvent que de toujours plus de technique au mépris de l’humanité en nous et imaginent naïvement qu’elle sauvera la planète. Quelles folies !

Cincinnatus, 26 juin 2023

Article à retrouver sur son site internet.

Références

(1)Dans ses différents ouvrages, Evgueny Morozov explore les impasses et mirages du solutionnisme. Il montre notamment comment, depuis le début des années 2010, celui-ci ringardise le politique dans les entreprises technologiques obsédées par le « bouleversement » (on dirait aujourd’hui la « disruption ») de tout ce qui ne relève pas, normalement, de la technique. Par exemple :

(2)« La réponse de la Silicon Valley au « comment » de la politique se résume d’ordinaire à ce que j’appelle le solutionnisme : il faut traiter les problèmes avec des applications, des capteurs et des boucles de rétroaction, toutes choses vendues par des start-up. Au début de l’année 2014, Eric Schmidt a même promis que les start-up résoudraient le problème des inégalités économiques : ces dernières peuvent donc être elles aussi « bouleversées » ! »

(3)Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 117

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Comment l’intelligence artificielle va accélérer la concentration des richesses et accroître les inégalités

L'État et les grandes transitions

Comment l’intelligence artificielle va accélérer la concentration des richesses et accroître les inégalités

Le succès de ChatGPT a représenté une nouvelle étape dans la démocratisation et le perfectionnement de l’intelligence artificielle. En rendant l’économie toujours plus dépendante à l’intelligence artificielle, ne risque-t-on pas d’avantager les pays riches et les Big Tech, seuls capables d’investir les sommes nécessaires à son perfectionnement ? Et en entrant en concurrence directe avec le travail fourni par les pays qui disposent d’une main d’œuvre peu ou pas qualifiée, l’intelligence artificielle ne va-t-elle pas accélérer la concentration des richesses et accroître les inégalités ?
L’avènement d’une nouvelle société digitale

Pour répondre aux enjeux de continuité opérationnelle pendant la pandémie de Covid-19, nous avons accéléré soudainement la digitalisation de l’économie et plus généralement celle de notre société. Les outils numériques, plus performants, se sont diffusés largement dans les entreprises et au sein de la population, permettant ainsi d’organiser le télétravail à l’échelle d’un pays tout entier. Selon une étude (1) réalisée par le Ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion sur l’activité professionnelle des Français pendant le premier confinement, 70% des actifs ont télétravaillé au moins partiellement quand 45% d’entre eux ont télétravaillé à temps complet.

Plusieurs secteurs d’activité ont également profité de cette accélération de la digitalisation. Le premier étant celui de la télémédecine, qui n’avait jamais réellement décollé en France. Il a vu le nombre des consultations à distance faire un bond historique en 2020. Ainsi, selon la CNAM (2), plus de 19 millions d’actes médicaux remboursés ont été réalisés, avec un pic de 4,5 millions de téléconsultations en avril 2020, contre seulement 40 000 en février 2020. Aujourd’hui, la télémédecine est en voie de généralisation.

Autre secteur d’activité ayant tiré son épingle du jeu depuis 2020, celui des loisirs numériques, alors que la culture souffre encore des suites de la crise sanitaire. Les plateformes de streaming ont vu le nombre de leurs abonnés augmenter de façon fulgurante ces trois dernières années. Les six plus connues d’entre elles cumulent aujourd’hui près d’un milliard d’abonnés à travers le monde. En France, leur succès est tel qu’il a poussé le gouvernement à revoir la chronologie des médias, ce système spécifiquement français qui permet de programmer l’exploitation des films en salles avant leur diffusion à la télévision et sur les plateformes.

Plus discrètement, les Français ont également plébiscité les jeux vidéo. Selon un sondage réalisé par le Credoc, à la demande du ministère de la Culture, la France comptait 53% de joueurs pendant le premier confinement contre 44% en 2018. Cette augmentation a concerné toutes les catégories sociales qui portent désormais un regard plus positif sur cette pratique culturelle. 

Cette accélération de la digitalisation s’inscrit dans un mouvement plus ancien entamé au milieu des années 90 avec l’arrivée d’internet. Cette révolution technologique, qui n’a pas fini de produire ses effets et d’influencer nos comportements, a non seulement modifié notre façon de consommer, mais elle a aussi transformé en profondeur nos systèmes économiques. Plus récemment, la digitalisation a connu une étape de développement majeure avec l’apparition de nouveaux empires numériques globalisés comme les GAFAM (3), les NATU (4) et leurs équivalents chinois, les BATX (5). Mais pour continuer à croître, ces géants technologiques ont besoin d’une ressource essentielle que nous avons tacitement accepté de céder : nos données personnelles. Selon l’article 4 du RGPD (6), les données personnelles peuvent être « un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, (…) un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ». Les plateformes qui utilisent nos données personnelles, nous les connaissons bien. Elles sont désormais partout et elles nous accompagnent dans les actes de notre vie quotidienne : elles nous permettent de regarder une série, d’écouter de la musique, de faire nos courses, de partir en vacances ou encore de trouver l’amour. 

En plus de nos données personnelles, les plateformes sont également dépendantes des algorithmes d’intelligence artificielle, véritable bras armé de ce nouveau capitalisme et indispensables pour monétiser nos données à des niveaux inédits. Pour répondre le plus efficacement possible à nos requêtes, les plateformes recourent à des algorithmes de plus en plus puissants qui apprennent seuls de leurs erreurs. Pour y arriver, les algorithmes d’intelligence artificielle doivent consommer des volumes considérables de données et utiliser des probabilités statistiques. Le plus célèbre d’entre eux, nous l’utilisons tous les jours : il s’agit de PageRank, l’algorithme de Google qui établit un classement des pages web quand nous effectuons une recherche sur son moteur.

Actuellement, les algorithmes sont devenus tellement efficaces qu’ils sont à l’origine d’un enrichissement sans commune mesure de certains acteurs de l’économie. Grâce au perfectionnement de l’intelligence artificielle, les plateformes exploitent toujours plus de données, ce qui rend possible un meilleur apprentissage des algorithmes et la création de nouveaux services qui recueillent encore plus de données et alimentent ainsi la croissance de leurs revenus. Aujourd’hui, c’est la technique du deep learning (apprentissage profond), sous-domaine du machine learning, qui attire le plus l’attention, tant ses promesses d’efficacité sont nombreuses. Son retour en grâce, on le doit notamment à un Français, Yann Le Cun, chercheur en intelligence artificielle chez Facebook et lauréat du prix Turing en 2019. La technique du deep learning utilise des réseaux neuronaux artificiels, calqués sur ceux des humains, pour obtenir un résultat. Les champs d’applications sont nombreux et concernent de nombreux secteurs comme la médecine, le juridique, la robotique, la sécurité informatique…

Des salariés déjà plus pauvres à cause de l’intelligence artificielle

Avec la démocratisation et le perfectionnement en continu de l’intelligence artificielle, le capitalisme de plateforme va muter, entraînant avec lui l’économie dans une nouvelle ère ou les algorithmes seront devenus une ressource vitale pour toutes les entreprises engagées dans la compétition économique mondiale. En 2022, une étude menée par IBM (7) indiquait que 35% des entreprises sondées utilisaient l’IA et 77% exploraient ses potentialités.

Mais les pays riches, parmi les seuls à pouvoir investir les sommes nécessaires pour innover dans le domaine de l’intelligence artificielle, seront une nouvelle fois favorisés par rapport aux pays pauvres, alors que le cabinet McKinsey Global Institute chiffrait en 2018 à 13 000 milliards de dollars la richesse additionnelle que générerait globalement d’ici à 2030 l’adoption de l’IA. Soit un surplus de croissance de 1,2% par an sur douze ans. Dans une autre étude (8) parue en 2020 et intitulée « Will the AI Révolution Cause a Great Divergence ? », le FMI explique comment les nouvelles technologies, qui se basent notamment sur le développement de l’intelligence artificielle et l’automatisation, risquent à l’avenir d’avantager les pays riches par rapport aux autres pays en orientant les investissements et la création de richesse vers les pays où ces technologies sont déjà maitrisées.

Grâce aux nouveaux gains de productivité qu’elles vont engendrer, le rapport entre le capital et le travail va évoluer au détriment du second, faisant peser de nouvelles menaces sur les pays qui disposent d’une main d’œuvre peu ou pas qualifiée. Comme le notent les auteurs de l’étude, « (…) le capital, s’il est mobile à l’échelle internationale, est tiré vers le haut, ce qui entraîne une baisse transitoire du PIB dans le pays en développement ». Ce constat rejoint celui de l’économiste Gilles Saint-Paul qui a échafaudé pour le compte du CNRS en 2018 six scénarios (9) d’un monde sans travail à cause de l’automatisation et de l’intelligence artificielle. En préambule, il prévient : « supposons que dans cent ou cent cinquante ans, le travail des humains devienne moins compétitif que celui des robots, peu chers, corvéables à merci et parfaitement acceptés par la population. Dans ce cas, il faut bien comprendre que l’on quitte le régime qui fonctionne depuis la révolution industrielle. Dans celui-ci, la machine-outil améliore la productivité de l’ouvrier sans le remplacer ; cette productivité accrue permet à l’entreprise d’embaucher et d’augmenter les salaires. Finalement, elle profite à l’ouvrier et à la société en général », explique l’économiste.

Mais si la machine travaille seule, grâce au recours à l’intelligence artificielle, elle entre directement en concurrence avec le travailleur humain. On passe alors à un régime où le capital se substitue irrémédiablement au travail ; le salaire étant fixé par la productivité des robots et leur coût de fabrication. « Imaginons en effet que vous empaquetez des colis et que vous en faites vingt par heure. Si un robot qui coûte 10 euros de l’heure en fait le double, votre salaire horaire s’élève à 5 euros. ». Pire encore : « si ce robot se perfectionne et passe à quatre-vingts colis de l’heure, votre salaire sera divisé par deux. » Jusqu’à atteindre zéro ? C’est ce que pense Sam Altman, cofondateur de la société OpenAI à l’origine de la création de ChatGPT. En mars 2021, il écrivait sur son blog (10) : « cette révolution va créer une richesse phénoménale. Le prix de nombreux types de travail (qui détermine le coût des biens et des services) tombera à zéro lorsque des IA suffisamment puissantes rejoindront la population active ».

Avec des conséquences que l’on commence déjà à mesurer. Selon un rapport publié en 2021 par le National Bureau of Economic Research (10), l’automatisation et les algorithmes d’intelligence artificielle sont à l’origine de 50 à 70 % des variations des salaires américains depuis les années 80. Un constat partagé par le Forum économique mondial qui note dans un rapport (11) paru la même année que « les revenus réels des hommes sans diplôme universitaire sont aujourd’hui inférieurs de 15% à ce qu’ils étaient en 1980 ». Au cours des quinze dernières années, les plateformes ont concouru activement à ce phénomène négatif. Toujours plus précaire, les emplois qu’elles proposent représentent déjà selon Eurofund plus de 17% de ceux des indépendants en Europe (12).

Les travailleurs de ces plateformes seraient déjà 200 000 en France, selon le Ministère du Travail. Pour tenir leurs objectifs de rendement, les plateformes ont mis en place un management algorithmique qui se traduit par une surveillance renforcée de l’activité des travailleurs et une évaluation quotidienne de leurs performances. Cette “ubérisation” souvent dénoncée par les travailleurs eux-mêmes pose un réel problème de paupérisation des salariés et menace notre modèle social. Dans leur livre “Désubérisation, reprendre le contrôle(13), les auteurs s’interrogent : « ces plateformes ont-elles réellement réinventé le travail en offrant de nouvelles opportunités aux personnes qui en étaient éloignées ou, au contraire, n’ont-elles pas dégradé le travail en créant de nouvelles formes de précarité et des relations de travail altérées ? » Les livreurs ne bénéficient toujours pas de la protection du statut de salarié, n’ont pas le droit au retrait, ne jouissent pas des actions de prévention et des protections de la santé que les employeurs sont normalement tenus de mener. Ils sont également très exposés et très peu protégés face au risque économique.

Une croissance qui creuse les inégalités ? Rien de nouveau sous le soleil du capitalisme mondiale, surtout depuis l’avènement de l’économie du numérique qui a organisé à grande échelle un transfert de pouvoir à son avantage ou les gentilles startups se sont peu à peu transformées en véritables prédatrices sur des marchés où règne la règle du « winner takes it all ». Selon cette dernière, les entreprises ayant réussi à prendre un avantage sur leurs concurrentes se transforment vite en monopoles, entraînant une concentration des richesses sans précédent et l’apparition de multimilliardaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parmi les dix hommes les plus riches au monde, six travaillent dans la nouvelle économie et le numérique. Le surplus de croissance et de richesse grâce à l’intelligence artificielle et son perfectionnement perpétuel dans les vingt prochaines années devraient d’ailleurs engendrer une nouvelle vague de milliardaires. 

Paradoxalement, c’est le plus souvent sur le capital que portent les réformes les plus ambitieuses, accentuant par ricochet les inégalités. Par exemple en France, l’impôt de solidarité sur la fortune est devenu un simple impôt sur la fortune immobilière, le prélèvement forfaitaire unique a été fixé à 30 % sur les revenus du capital, le taux de l’impôt sur les sociétés a été abaissé de 33% à 25%, les impôts de production ont été diminués de 10 milliards, les règles d’indemnisation du chômage ont été durcis, les APL amputées de 5€… Si toutes ces mesures ont eu un coût budgétaire élevé, privant au passage l’État et les collectivités de ressources nécessaires, elles n’ont pas non plus permis de baisser significativement le taux de prélèvements obligatoires, ce qui représentait le but premier de leur adoption. Ce dernier est passé d’après l’Insee de 44,7 % en 2018 à 44,3 % en 2021. 

Abondance et inégalités seront donc toujours les deux faces d’une même pièce, représentant un véritable casse-tête pour le législateur souvent démuni face à des géants technologiques aux ressources quasi illimitées et qui concurrencent l’Etat jusque dans ses missions régaliennes. En plus d’accentuer les inégalités économiques, l’intelligence artificielle représente une multitude de nouveaux enjeux dont il faut dès aujourd’hui corriger les excès. 

Des solutions existent déjà

Tout d’abord, le système fiscal qui fait la part belle à toutes les solutions d’exemption fiscale des géants technologiques, et qui ne permet pas à l’ensemble de la population de bénéficier pleinement de cette révolution technologique, doit être réformé en profondeur. En Europe, certains pays ont été complices des GAFAM pour minimiser au maximum l’imposition sur les bénéfices des entreprises. Ainsi, le bénéfice sur une vente à un client français ne sera pas imposé à 25%, qui est le taux d’impôt en vigueur en France pour les entreprises, mais à 12,5% si le siège de la société est en Irlande. C’est tout le combat de l’économiste Gabriel Zucman qui milite pour une taxation des entreprises en fonction du lieu où leur chiffre d’affaires est réalisé. Autres pistes : l’instauration d’une taxe spécifique sur le capital ou encore sur les superprofits, à l’instar de la « taxe GAFA » qui n’arrive toutefois pas à dépasser le stade des négociations à l’OCDE.

D’autres solutions émergent dans les débats à gauche pour gommer les excès de la concentration des richesses. Le premier concerne les données personnelles. La solution consisterait à nationaliser nos données utilisées par les entreprises. Comment ? En élargissant le rôle de la CNIL pour rassembler et chiffrer l’ensemble des données de la population pour les mettre ensuite à disposition des entreprises, sous certaines conditions.

Pour de nombreux observateurs, cette nouvelle ressource financière permettrait, par exemple, à l’Etat de financer de nouveaux programmes en faveur de la santé ou de l’environnement, de doter d’un capital de départ tous les Français à leur majorité ou encore de mettre en place un revenu universel de base équivalent au seuil de pauvreté mensuel. Un scénario qui n’est pas nouveau mais que l’intelligence artificielle, par son impact supposé sur les emplois et l’accroissement des richesses, rend possible.

Utopique ? Sans doute. Mais même les gourous de la Silicon Valley y croient de plus en plus. Toujours selon Sam Altman (14), l’intelligence artificielle va créer suffisamment de richesse dans les dix années à venir pour permettre de verser 13 500 dollars par an à chaque adulte aux États-Unis. Il propose à l’Etat de créer l’« American Equity Fund » en instaurant sur les grandes entreprises, dont le chiffre d’affaires dépasse un milliard de dollars, une taxe de 2,5% sur leur valeur boursière sous forme d’actions et 2,5% de la valeur de toutes leurs terres en dollars. Ce nouveau revenu serait ensuite versé à chaque citoyen américain de plus de 18 ans.

Au-delà des inégalités économiques, la généralisation de l’intelligence artificielle comporte d’autres carences qu’il faudra corriger. La première d’entre elles est d’ordre démocratique. De sérieux doutes planent sur l’ingérence russe dans la victoire de Donald Trump en 2016. Tout comme des doutes subsistent encore sur la victoire du camp du « Leave » lors du référendum pour ou contre le Brexit. Le scandale de « Cambridge Analytica » a mis en lumière le rôle de cette entreprise spécialisée dans l’exploitation des données dans le résultat final du référendum avec l’utilisation illégale de plus d’un million de comptes Facebook. Ancienne cadre de l’entreprise, Brittany Kaiser a révélé dans son livre « l’Affaire Cambridge Analytica” comment l’entreprise avait créé à dessein des publicités politiques utilisant la peur pour manipuler les masses. Pour y remédier, une meilleure régulation des réseaux sociaux est indispensable, en ciblant en priorité les fakes news, les commentaires haineux et les théories du complot, sans affaiblir la liberté d’expression et le droit à l’information.

La seconde carence est d’ordre sociétal. Les algorithmes que certains réseaux sociaux utilisent ont tendance à reproduire, voire aggraver, le racisme ou encore l’homophobie dans la société en mettant en avant les contenus les plus négatifs. Les propres chercheurs de Facebook l’ont d’ailleurs admis dans un document interne rendu public par le Wall Street Journal (15). « 64% de toutes les adhésions à des groupes extrémistes ont pour origine nos propres outils de recommandations. (…) Nos algorithmes exploitent l’attrait du cerveau humain pour la discorde ». Ces conclusions rejoignent celles déjà dressées par Cathy O’Neil, mathématicienne et data scientist, dans son livre « Algorithmes, la bombe à retardement » (16). Elle y met en évidence les dérives de l’industrie des algorithmes qu’elle qualifie « d’armes de destruction mathématiques qui se développent grâce à l’ultra-connexion, leur puissance de calcul exponentielle (…) et font le jeu du profit ».

Au travers de plusieurs exemples, l’auteure démontre comment les algorithmes reproduisent les inégalités dans les domaines de la justice, l’éducation, l’accès à l’emploi ou au crédit financier. En cause : les biais algorithmiques. Ces derniers apparaissent quand les données utilisées pour entraîner l’intelligence artificielle reflètent les valeurs implicites des humains qui les collectent, les sélectionnent et les utilisent. Autrement dit, les algorithmes ne nous libéreraient pas d’idéologies racistes ou homophobes, d’opinions nocives ou de préjugés sexistes… Au contraire, elles nous y enfermeraient !

Comment se prémunir de ces biais ? Cathy O’Neil semble avoir trouvé la solution. Elle milite pour la réalisation d’audits algorithmiques indépendants. Elle a même fondé son propre cabinet spécialisé dans ce domaine. De leur côté, les Etats pourraient rédiger des lois obligeant les entreprises qui réalisent un certain chiffre d’affaires à soumettre leurs algorithmes à une batterie de contrôles pour déceler d’éventuels biais et les “réparer”.

Enfin, la troisième carence est environnementale. Les algorithmes sont une nouvelle source d’exploitation des ressources, de pollution et d’émission de CO2. Selon les travaux de chercheurs du MIT, l’entraînement d’un modèle d’intelligence artificielle peut générer environ 282 tonnes d’équivalent CO2, soit cinq fois plus qu’une voiture américaine durant tout son cycle de vie. Plus globalement, le secteur numérique représente déjà à lui seul près de 4% des émissions totales de gaz à effet de serre. Des solutions existent pourtant pour diminuer l’empreinte écologique de l’intelligence artificielle : limiter le nombre de calculs et donc la consommation énergétique des algorithmes, utiliser une électricité décarbonée lors de leur apprentissage et généraliser les « green data centers », créer de nouveaux processeurs moins énergivores…

Pour finir, j’ai laissé à l’intelligence artificielle ChatGPT le soin d’écrire la conclusion de cet article, après l’avoir nourri avec plusieurs données essentielles pour sa compréhension des enjeux liés à la concentration des richesses et à l’accroissement des inégalités. J’ai décidé de mettre des guillemets à sa prise de parole, comme s’il s’agissait d’une personne à part entière.

Selon elle, « bien que l’intelligence artificielle puisse offrir des avantages et des opportunités pour l’ensemble de la société, il est de plus en plus évident qu’elle va accroître les inégalités et accélérer la concentration des richesses. Les entreprises et les individus les plus riches et les mieux équipés pour exploiter les avancées technologiques bénéficieront des avantages de l’IA, tandis que ceux qui n’ont pas les moyens de suivre le rythme seront laissés pour compte. Cette disparité pourrait entraîner une fracture sociale et économique de plus en plus importante et mettre en danger les perspectives d’un développement durable et équitable. Il est donc impératif que les gouvernements et les organisations travaillent ensemble pour élaborer des politiques et des initiatives qui garantissent que les avantages de l’IA soient distribués de manière équitable et que les inégalités soient réduites plutôt qu’accentuées. »

Références

(1)https://travail-emploi.gouv.fr/actualites/l-actualite-du-ministere/article/teletravail-resultats-d-une-etude-sur-l-activite-professionnelle-des-francais

(2)https://www.mutualite.fr/actualites/19-millions-nombre-de-teleconsultations-remboursees-par-lassurance-maladie-en-2020/

(3)GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft

(4)NATU : Netflix, Airbnb, Tesla et Uber

(5)BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi

(6)https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees/chapitre1

(7)https://www.lesnumeriques.com/pro/pourquoi-l-intelligence-artificielle-redevient-la-priorite-des-geants-de-la-tech-a206335.html

(8)https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2020/09/11/Will-the-AI-Revolution-Cause-a-Great-Divergence-49734

(9)https://lejournal.cnrs.fr/articles/six-scenarios-dun-monde-sans-travail

(10)https://moores.samaltman.com

(11)https://fr.weforum.org/reports?year=2021#filter

(12)http://www.senat.fr/rap/r19-452/r19-452_mono.html

(13)https://editionsdufaubourg.fr/livre/desuberiser-reprendre-le-controle

(14)https://moores.samaltman.com

(15)https://www.wsj.com/articles/facebook-knows-it-encourages-division-top-executives-nixed-solutions-11590507499

(16)https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/11/07/cathy-o-neil-les-algorithmes-exacerbent-les-inegalites_5380202_4408996.html

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

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« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

entretien avec Louise EL-YAFI
Dans cet entretien, Louise El Yafi revient sur les femmes et le djihad : longtemps, ce sujet a été invisibilisé, et les femmes perçues comme de simples victimes. Elle explique pourquoi cette vision est fausse, et pourquoi s’en défaire est crucial dans une réelle perspective d’égalité.
LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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La politique se déploie dans un monde virtuel

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La politique se déploie dans un monde virtuel

En évoquant dans cet article le monde virtuel, Jean-François Collin ne vise pas l’invasion de notre vie quotidienne par les technologies numériques et les métavers. Il veut parler de la vie politique telle qu’elle est organisée par notre classe politique avec le concours des principaux médias, en évoquant deux exemples qui n’ont a priori pas de rapport entre eux, si ce n’est d’avoir retenu l’attention des journalistes le 9 mars 2023 : le droit à l’avortement et la souveraineté énergétique.
Le leurre de l’inscription dans la constitution du droit à l’avortement

Emmanuel Macron a annoncé le 8 mars, à l’occasion de la journée des droits des femmes, qu’il allait préparer dans les mois qui viennent un projet de loi visant à inscrire dans la constitution « la liberté pour les femmes de recourir à l’avortement ».

Cette annonce n’est pas un scoop.

Au lendemain de l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis d’Amérique, le 24 juin 2022, dans l’affaire « Dobbs vs. Jackson Women’s Health Organization », la présidente du groupe parlementaire Renaissance, Aurore Bergé, soutenue par la Première ministre Élisabeth Borne, avait annoncé qu’elle proposerait d’inscrire le droit à l’avortement dans notre constitution. Bien sûr, elle ne le faisait pas sans avoir reçu l’approbation préalable du Président de la République. On remarquera qu’il ne s’est rien passé depuis. Une annonce de plus sans lendemain, comme il y en a tant.

Mais arrêtons-nous un instant sur le sujet. Pourquoi une décision de la Cour suprême américaine rendait-elle nécessaire et urgente une modification de la Constitution française ?

Par l’arrêt en question, la Cour suprême américaine renversa sa jurisprudence précédente relative au droit à l’avortement aux États-Unis. Depuis 1973, elle considérait qu’il était garanti par la constitution fédérale des États-Unis, en conséquence de quoi il ne pouvait pas être remis en cause par une loi dans l’un des états fédérés (arrêt Roe vs. Wade). Quarante-neuf ans après, suivant les conclusions du juge Samuel Alito, elle prit un arrêt contraire et décida que la Constitution ne disait rien sur le droit à l’avortement, qu’elle était neutre sur ce sujet et qu’il revenait à chaque État américain de définir sa législation dans ce domaine. Cette décision de la Cour suprême donnait raison à l’État du Mississippi qui avait adopté une loi très restrictive sur l’avortement, dont la constitutionnalité était contestée par une clinique de Jackson qui pratiquait l’avortement. La décision de la Cour suprême n’interdit donc pas l’avortement aux États-Unis mais laisse aux cinquante États fédérés le droit de le faire.

Même si les liens entre la France et les États-Unis sont très forts depuis La Fayette et la guerre d’indépendance américaine, les décisions de la Cour suprême de ce pays n’ont jusqu’à présent aucune conséquence sur l’état de notre droit national, déjà très largement soumis au droit européen.

En France, le droit à l’avortement n’est menacé ni par nos lois ni par notre constitution. L’avortement est autorisé pour les femmes majeures ou mineures. Ce droit a été renforcé par une loi récente, promulguée le 2 mars 2022, qui porta de 12 à 14 semaines de grossesse le délai pendant lequel il est possible de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG). Cette même loi a étendu aux sage-femmes la compétence de pratiquer des IVG chirurgicales. Elle a pérennisé l’allongement du délai de recours à l’IVG médicamenteuse (sept semaines contre cinq semaines jusqu’en 2020). Enfin, un répertoire recensant les professionnels et structures pratiquant l’IVG, librement accessible, doit être publié par les agences régionales de santé.

La seule vraie menace qui pèse sur le droit à l’avortement en France, c’est le délabrement de notre système de santé, le manque de médecins, de sage-femmes, d’infirmiers, d’aides-soignants dans les hôpitaux, le manque de soutien dont bénéficie le planning familial.

Si Emmanuel Macron veut vraiment préserver « la liberté de recourir à l’avortement » (c’est l’expression qu’il a employée le 8 mars), qu’il donne aux hôpitaux les moyens financiers et humains dont ils ont besoin et que son gouvernement leur refuse. Qu’il augmente les salaires des aides-soignants, des infirmiers et des médecins pour arrêter l’hémorragie de personnel qui entraine la fermeture de nombreux services d’urgence la nuit ou une partie de la semaine. Qu’il donne aux universités les moyens de former les personnels soignants dont la pays a besoin.

Au lieu de cela, il agite un projet de réforme constitutionnelle qui ne manquera pas de diviser la société française, il le sait, sur un sujet qui pour le moment ne pose aucun problème. Son but est de piéger la gauche, qui devra se rallier à cette proposition pour être fidèle à sa réputation progressiste. La NUPES demandera sans doute à remplacer l’expression « liberté de recourir à l’avortement » par celle de « droit à l’avortement » et finira par soutenir ce qu’elle considèrera tout de même comme un progrès. E. Macron veut aussi embarrasser la droite, Les Républicains et le Rassemblement national, qui devraient s’opposer à cette proposition et ainsi démasquer leur conservatisme viscéral, bien que Marine Le Pen se soit déclarée à titre personnel favorable au droit à l’avortement et à sa constitutionnalisation.

Je ne prétends pas qu’il y ait consensus en France sur le droit à l’avortement. Les représentants de différents cultes religieux y sont opposés, mais pour le moment, dans notre République laïque, ils ne font pas la loi. Souhaitons que cela dure. Mais aujourd’hui, ni du côté des partis politiques ni du côté de l’opinion publique française il n’existe de risques réels de remise en cause du droit à l’avortement, consacré par la loi du 17 janvier 1975 défendue par Simone Veil.

Au nom d’un risque imaginaire, il s’agit de faire diversion et de détourner le théâtre médiatique des périls et des problèmes bien réels auxquels les Françaises, puisqu’il s’agit d’elles en premier lieu, sont particulièrement confrontées.

Le problème bien réel et non virtuel auquel les femmes sont confrontées, elles l’ont dit dans la rue le 7 mars, c’est la réforme du régime des retraites que veulent imposer E. Macron et son gouvernement.

Des centaines de milliers de femmes ont manifesté dans toute la France contre le projet de loi du gouvernement réformant le régime des retraites dont l’application retarderait de deux ans l’âge légal de départ à la retraite. Les femmes étaient nombreuses dans la rue parce qu’elles sont plus durement frappées encore que les hommes par ce projet de loi. Leurs retraites sont déjà inférieures en moyenne de 20% à celles des hommes, à la fois parce que leurs salaires sont en moyenne inférieurs à ceux des hommes et parce que leurs carrières sont souvent interrompues, notamment par les maternités. Il existe aujourd’hui des correctifs visant à limiter partiellement cette inégalité par le biais de bonifications liées au nombre de leurs enfants. C’est ce qui permet à la très grande majorité des femmes de prendre leur retraite à taux plein à 62 ans. Le report de l’âge légal à 64 ans annulerait le bénéfice de ces bonifications. Le Sénat s’en est aperçu, d’ailleurs, et a tenté de corriger en partie cet effet délétère, parmi beaucoup d’autres, de la réforme Macron / Borne.

Il faut refuser la manœuvre politicienne du président de la République qui fera perdre du temps et de l’énergie au pays dans un débat inutile sur la Constitution, et travailler vraiment à l’amélioration de la situation des femmes, en leur permettant de partir à la retraite avec une pension suffisante à 62 ans, en augmentant leur salaire pour les porter au niveau de celui des hommes, en assurant l’égalité entre les femmes et les hommes au travail et dans leur vie.

N’inventons pas des menaces virtuelles sur le droit à l’avortement et préoccupons-nous des conditions concrètes de son exercice dans les hôpitaux et des conditions de vie et de travail des femmes.

Une souveraineté énergétique imaginaire

La constitution d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale en vue d’établir les raisons de la perte de notre souveraineté énergétique témoigne de la même virtualité du débat politique français. Cette commission devait s’intéresser à la « souveraineté énergétique de la France », d’après son intitulé, mais en réalité son travail n’a porté que sur l’électricité et plus spécifiquement sur l’énergie nucléaire.

Il faut rappeler que l’électricité ne représente qu’environ 20% de la consommation finale d’énergie des Français, tandis que 80% de celle-ci sont satisfaits par des énergies fossiles, principalement du gaz et du pétrole.

La vraie question qui se pose sur notre souveraineté énergétique est donc de savoir comment nous allons répondre à 80 % de nos besoins énergétiques par d’autres ressources que des hydrocarbures ou du charbon importés, et non de savoir si le nucléaire doit représenter plus ou moins de 50% de la production d’électricité.

Un esprit malicieux rappellerait également que nous importons la totalité de l’uranium utilisé dans nos réacteurs nucléaires et que la technologie utilisée pour développer le parc nucléaire français depuis 1974 est une technologie américaine. EDF a acheté la licence des réacteurs à eau pressurisée mis au point par Westinghouse et le gouvernement français de l’époque a arbitré en faveur de cette technologie, au détriment de la filière mise au point par le CEA, dite « uranium naturel graphite gaz » (UNGG), qui était nettement moins performante. En matière de souveraineté, on fait mieux.

De cela, il ne fut pas question devant la commission d’enquête parlementaire qui se passionna pour un tout autre sujet. Elle chercha à établir que François Hollande et le parti socialiste avaient porté atteinte à la souveraineté énergétique de la France en signant avec les écologistes, le 15 novembre 2011, un « contrat de mandature » en vue d’une victoire éventuelle de la Gauche aux élections présidentielle et législatives de 2012. Cet accord prévoyait notamment la « réduction de la part du nucléaire dans la production électrique de 75 % aujourd’hui à 50 % en 2025 ».

Plusieurs personnalités auditionnées par la commission, dont Manuel Valls, ont déclaré que cet accord ne s’appuyait sur aucune évaluation technique préalable. Les députés du parti du président de la République ont considéré qu’il s’agissait d’une nouvelle preuve de l’irresponsabilité incurable de la Gauche. Les autres partis de Droite, tous favorable au développement de l’énergie nucléaire, leur ont emboité le pas. La plupart des médias ont partagé leur jugement. Pas de doute, c’est à cause de cet accord entre les Verts et le PS en 2011 qu’EDF n’a pas produit assez d’électricité en 2022, qu’elle a dû importer massivement de l’électricité en 2022 et 2023 et que sa situation financière est catastrophique.

Pour ma part, je ne vois rien de scandaleux à l’absence d’évaluation technique par des experts d’une proposition d’un programme politique.  Cette manie de vouloir soumettre les programmes politiques à une évaluation d’experts est un dévoiement de la politique et explique en partie pourquoi les partis politiques ont subi une telle déconfiture. Les experts considéraient que la réduction de la journée de travail des enfants à 12 heures provoquerait une catastrophe économique lorsque cette mesure a été prise ; ils pensaient que les congés payés étaient inenvisageables, tout comme la semaine de travail de 40 heures.

De plus, il est faux de dire qu’il n’existait aucune évaluation des conséquences des différents choix possibles au début du mandat de François Hollande. L’administration française, malgré son tropisme nucléaire très fort, et de nombreux instituts publics et privés disposaient de différents scénarios d’évolution de notre mix électrique.

L’ADEME, l’agence pour la maîtrise de l’énergie, un établissement public placé sous la tutelle de l’État, présente depuis longtemps des scénarios alternatifs à une production électrique reposant pour les 3/4 sur l’énergie nucléaire.

Le Parlement français a adopté en 2015 une « loi relative à la transition écologique et à la croissance verte » dont l’un des 215 articles prévoyait le plafonnement de la part du nucléaire dans la production électrique française à 50% en 2025. Quoi que l’on puisse penser de cette loi, il ne s’agit pas d’un accord politique signé sur un coin de table. Elle a donné lieu à des débats très longs au Parlement avant d’être adoptée et elle était accompagnée, comme tout projet de loi, d’une étude d’impact.

Le niveau très élevé des importations françaises d’électricité depuis l’automne 2022 n’a rien à voir avec l’accord politique conclu par François Hollande avec les écologistes.

La raison réside tout simplement dans la mise à l’arrêt de la moitié du parc nucléaire pendant une bonne partie de l’année en raison de graves dysfonctionnements des réacteurs nucléaires mettant en cause la sûreté de leur fonctionnement. Au cours de l’année passée ce sont des fissures apparues sur des tuyaux et des soudures de circuits essentiels au fonctionnement des réacteurs, dont la rupture serait dramatique pour le personnel travaillant dans ces centrales et la population, qui ont conduit l’autorité de sûreté nucléaire et l’exploitant EDF à décider de la mise à l’arrêt des centrales concernées.

Le gouvernement de François Hollande, auquel je fais personnellement beaucoup de reproches, n’est en rien responsable de cette situation.

Les réacteurs de 900 mégawatts construits entre 1974 et le milieu des années 80 ont été conçus pour fonctionner quarante ans. C’est en tout cas ce que disait le président d’EDF de l’époque, Marcel Boiteux, qui passe pour l’un des plus grands présidents que cette entreprise ait connus. Ces réacteurs atteignent maintenant cet âge, mais EDF souhaite prolonger leur exploitation jusqu’à 50 ans et maintenant jusqu’à 60 ans.

La décision du maintien en exploitation est prise par l’exploitant, après autorisation de l’autorité de sûreté nucléaire, sous réserve de travaux de rénovation très importants permettant de garantir le bon fonctionnement des réacteurs pour la décennie suivante.

EDF a pris beaucoup de retard dans la mise en œuvre de ce programme dit de « grand carénage », parce que les travaux se sont avérés plus compliqués à réaliser que prévu, parce que EDF dépend d’entreprises sous-traitantes très nombreuses qui ne sont pas toujours mobilisables au moment où elle le souhaite ; parce que le Covid a perturbé les conditions de travail et d’approvisionnement en matériaux et pièces détachées ; et peut-être aussi parce que l’entreprise n’avait pas suffisamment anticipé l’importance des travaux à réaliser et des problèmes qu’elle allait rencontrer.

Il faut souligner que les réacteurs les plus récents ne sont pas épargnés par ces problèmes de fissures. L’autorité de sûreté nucléaire vient de communiquer, en ce début de mois de mars, sur de nouvelles fissures découvertes sur un réacteur situé à Penly, mis en service en 1992 (quatre réacteurs seulement sur 56 ont été mis en service après 1992). L’Autorité de Sûreté Nucléaire précise que la fissure s’étend sur 155 millimètres, soit environ le quart de la circonférence de la tuyauterie, et que sa profondeur maximale est de 23 millimètres, pour une épaisseur de tuyauterie de 27 millimètres. En clair, cela signifie que nous n’étions pas loin de la rupture de cette tuyauterie qui aurait eu des conséquences très graves. Il y a donc de sérieuses raisons de s’inquiéter, d’autant que des fissures de même nature sont apparues en même temps sur deux autres réacteurs exploités par EDF.

Comme EDF construit les réacteurs nucléaires par séries, afin de bénéficier d’économies d’échelle, les défauts constatés sur l’un des réacteurs risquent fort de l’être sur les autres réacteurs de la même série. C’est ce qui explique la mise à l’arrêt de la moitié du parc nucléaire pendant plusieurs mois de l’année 2022 et non un complot ourdi en 2011 pour nuire à l’efficacité de la production d’électricité d’origine nucléaire.

La seconde raison expliquant ce déficit de production d’EDF en 2022, c’est le retard pris par l’entreprise pour achever la construction du réacteur de nouvelles générations de type EPR à Flamanville. La décision de construire ce réacteur a été prise en 2004 par le Conseil d’administration d’EDF. Son président François Roussely était pressé de prendre cette décision par Nicolas Sarkozy qui souhaitait, déjà, un nouveau développement de l’énergie nucléaire en France. La construction de ce réacteur a débuté en 2007 pour une livraison prévue en 2011. En 2023 la construction du réacteur de Flamanville 3 n’est toujours pas achevée et sa date de mise en service est repoussée de semestre en semestre. Sa construction devait coûter moins de 4 milliards d’euros ; la facture finale sera de l’ordre de 20 milliards.

La production d’électricité par ce réacteur, encore virtuel lui aussi, d’une puissance de 1600 mégawatts, faisait partie des prévisions de production d’EDF en 2022 et 2023. Son incapacité à livrer dans les délais prévus cet outil de production pèse lourdement dans le bilan global d’EDF.

Cette succession de défaillances de l’électricien national l’a obligé à importer massivement de l’électricité en provenance de l’Union européenne, au moment où l’invasion de l’Ukraine par la Russie provoquait une flambée des prix de l’énergie, notamment du prix de l’électricité. EDF achetait à prix d’or de l’électricité sur les marchés étrangers qu’elle devait revendre à bas prix sur le marché français en raison de la réglementation du marché de l’électricité acceptée par Nicolas Sarkozy et François Fillon en 2010. Pour satisfaire la commission de l’Union européenne et faire comme s’il existait une vraie concurrence sur ce marché en France, le mécanisme de l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH), créé par une loi du 7 décembre 2010, oblige EDF à vendre le quart de sa production environ, soit 100 térawattheures (portés à 120 TWh en 2022 par le gouvernement), à des distributeurs privés qui ne produisent rien mais font du commerce en s’interposant entre le producteur d’électricité et le consommateur.

Ce système parfaitement aberrant est la conséquence de la libéralisation du marché de l’énergie que les gouvernements français successifs ont accepté et voté dans les instances européennes. Il est aussi la conséquence de l’incapacité du gouvernement français à défendre les spécificités de l’organisation de la production électrique en France.

D’autres adaptations viendront encore après la nationalisation récente d’EDF que le gouvernement français devra faire avaliser par la commission de l’Union européenne qui lui imposera de nouvelles conditions.

Enfin, il faudra bien discuter sérieusement, un jour, de la question du coût de l’électricité nucléaire. La Commission de régulation de l’énergie vient d’ailleurs d’indiquer qu’elle allait réviser à la hausse son estimation du coût de production du mégawattheure d’électricité d’origine nucléaire.

Les réacteurs nucléaires construits aujourd’hui produisent une électricité beaucoup plus chère que celle produite par toutes les sources d’énergie renouvelables. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun investisseur privé ne veut financer la construction de réacteurs nucléaires, le risque étant beaucoup trop grand lorsqu’il est comparé aux revenus qui peuvent être tirés de cette activité.

C’est pourquoi les pays qui construisent aujourd’hui des réacteurs nucléaires sont principalement des régimes autoritaires. La Chine et la Russie dominent cette industrie au niveau mondial et sont les seuls à construire des réacteurs nucléaires en dehors de leurs frontières, avec EDF qui rencontre dans cet exercice les plus grandes difficultés. En Finlande la construction du réacteur d’Olkiluoto ne s’est pas mieux déroulé que celle du réacteur de Flamanville 3. Ce naufrage industriel a entraîné la faillite d’Areva dont le coût a été supporté par l’État, c’est-à-dire les contribuables, et EDF, c’est-à-dire les consommateurs d’électricité. En effet, le gouvernement a contraint EDF à racheter Framatome qui était une filiale d’Areva. Aucun responsable de ce fiasco qui a couté plusieurs milliards n’a été inquiété.

EDF construit actuellement deux réacteurs de type EPR au Royaume-Uni, à Hinkley-Point. Le démarrage de ces réacteurs était prévu pour 2025 lors de la signature du contrat. Il a déjà été reporté à 2027. Il en résultera une augmentation de la facture d’au moins 3 milliards de livres sterling. Le contrat était fondé sur un prix garanti par le gouvernement britannique qui assurait théoriquement la rentabilité de l’investissement à EDF, sur la base des prévisions initiales de coûts de la construction de ces deux réacteurs. Le gouvernement du Royaume-Uni n’acceptera pas de renégocier ces conditions et les augmentations du coût de la construction diminueront d’autant la rentabilité de l’investissement pour l’électricien français.

Le prix garanti accordé par les Britanniques était d’environ 109€ par mégawatt en monnaie de 2022. Cela donne une indication sérieuse sur le coût réel de production de l’énergie nucléaire. Les coûts de production des énergies renouvelables sont inférieurs de plus de moitié au prix garanti de l’électricité nucléaire accepté par les Britanniques pour Hinkley Point.

Macron peut justifier son choix de développer l’énergie nucléaire par sa volonté de maintenir cette industrie en France, par la préservation des emplois du secteur, par la complémentarité entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire. Il faudra en tout cas qu’il explique pourquoi il choisit un moyen de produire de l’électricité à des coûts supérieurs à ceux des pays concurrents. Et il faut cesser d’expliquer aux Français qu’ils bénéficient de l’électricité la moins chère d’Europe car ce n’est plus vrai.

Dans le monde entier, on ferme plus de réacteurs nucléaires qu’on n’en construit et la part de l’électricité nucléaire dans l’électricité produite dans le monde ne cesse de diminuer. Elle était supérieure à 17% en 1996, elle est inférieure à 10% aujourd’hui. Faut-il en conclure que le monde entier fait preuve d’aveuglement quand la France seule a raison de confirmer, par la voix d’Emmanuel Macron et celle de cette commission d’enquête parlementaire, que l’avenir est dans le développement de l’électricité d’origine nucléaire ?

Je pense plutôt que nos débats politiques s’égarent loin de la réalité, dans un monde virtuel peuplé de chimères que les responsables politiques n’osent pas confronter à la réalité faute d’avoir prise sur elle.

La réalité finit toujours par se venger lorsqu’on l’ignore trop longtemps. C’est pourquoi il est important d’essayer d’y revenir sans cesse et d’essayer de la retrouver derrière le brouillard de la communication gouvernementale.

Jean-François Collin

9 mars 2023

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L'État et les grandes transitions

Sombre nuit pour la démocratie parlementaire

À tort ou à raison, certains jours ont vocation à figurer comme des dates importantes de notre histoire politique et sociale. S’il n’est pas question pour moi de sombrer dans l’histoire évènementielle, je pense néanmoins que le mardi 7 mars devra être marqué d’une pierre blanche. Retour sur une belle journée pour la démocratie sociale et une triste nuit pour la démocratie parlementaire.

Article disponible également ici : https://blogs.mediapart.fr/pierre-ouzoulias/blog/080323/sombre-nuit-pour-la-democratie-parlementaire

Tout avait commencé par une mobilisation sociale historique. Des millions de personnes ont défilé dans les rues, partout en France, dans l’Hexagone et dans les territoires ultra-marins, pour dire non à la réforme des retraites défendue par Emmanuel Macron, son gouvernement et les Républicains. Au cœur de la manifestation parisienne, j’ai vu des femmes et des hommes déterminés à se battre pour obtenir le retrait d’un projet de loi qui va contraindre des millions de travailleuses et de travailleurs à travailler deux ans plus. J’ai également discuté avec des primomanifestants, ulcérés par le coup de force intenté par le gouvernement contre les velléités exprimées par le peuple.

Pour tout vous dire, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas ressenti une telle puissance dans nos rangs, nous qui sommes, il faut l’admettre, trop souvent relégués du côté des vaincus de l’Histoire. Je n’ai pas la prétention de parler au nom de tous les parlementaires de gauche, mais je pense que ce soulèvement populaire nous a donné énormément de force pour mener la bataille au Parlement. Dans ces occasions, nous ne sommes pas 15, 50, ou 75 dans l’hémicycle. Nous sommes des millions. Nous sommes un peuple uni. 

Hélas, ce moment historique a rapidement été gâché par des pratiques politiciennes avilissantes pour notre démocratie parlementaire.

À l’Assemblée nationale d’abord, où le Garde des sceaux n’a rien trouvé de mieux à faire que d’asséner deux bras d’honneur en direction d’Olivier Marleix, président du groupe Les Républicains, sous prétexte que ce dernier lui aurait manqué de respect, en lui rappelant simplement sa mise en examen. Il aura fallu une suspension de séance, puis les remontrances de la Présidente de l’Assemblée nationale pour que Monsieur Dupont-Moretti daigne s’excuser pour ce geste indigne de sa fonction, lequel aurait certainement contraint le ministre à démissionner séance tenante dans n’importe quelle autre démocratie parlementaire.

Puis le pire s’est produit au Sénat en pleine nuit, durant l’examen de l’article 7 de la réforme des retraites, celui-là même qui intronise le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans.

Depuis le début des discussions entourant ce projet de loi, nous autres sénateurs communistes, socialistes et écologistes, nous nous battons pied à pied, jour et nuit, pour obtenir le retrait de ce texte et obliger le gouvernement à révéler ses véritables intentions politiques. Nous avions bien entendu identifié que l’un des points d’orgue de cette bataille figurait à l’article 7 du projet de loi et c’est pourquoi nous avions déposé beaucoup d’amendements sur ce sujet, tous concernant le fond de cette réforme, dans le strict respect du règlement du Sénat. Par exemple, nous voulions nous exprimer dans le détail sur les ravages que cette réforme allait faire sur un grand nombre de profession. J’avais prévu pour ma part de mettre en lumière les immenses difficultés rencontrées par les professeurs, les chercheurs, les enseignants-chercheurs et les doctorantes et les doctorants.

Mais il en était trop pour la droite sénatoriale, déterminée à finir le sale boulot entamé par le gouvernement avec l’emploi de l’article 47-1 de la Constitution, lequel limite le temps du débat parlementaire. C’est ainsi que vers 1 h du matin, Bruno Retailleau, en accord avec Gérard Larcher, demanda l’application de l’article 38 du règlement du Sénat (jamais appliqué depuis son intronisation) pour clôturer les explications de vote sur les amendements de suppression, afin d’accélérer la discussion. Un seul orateur par groupe put alors prendre la parole. Nous avons évidemment protesté contre ce coup de force et notre Présidente de groupe, Éliane Assassi, a eu raison de dire que ces agissements témoignaient, au fond, de la faiblesse qui gagnait les rangs de la majorité sénatoriale.

Ce maniement autoritaire du règlement n’était que le premier acte d’une pièce savamment mise en scène par les Républicains et le Gouvernement. Profitant de la suspension de séance qui a suivi l’usage de l’article 38 du règlement, la commission des affaires sociales — dirigée par les Républicains — a pris soin de déposer un amendement de rédaction globale de l’article 7. Pourquoi agir ainsi ? Tout simplement pour faire tomber le millier d’amendements restant à débattre à l’article 7, lesquels devenaient forcément caducs, puisqu’ils ne correspondaient plus au texte en discussion dans l’hémicycle.

Fort heureusement, nos collaborateurs, dont je salue ici l’immense travail et l’intense dévouement, avaient anticipé ce scénario, ce qui leur a permis, en pleine nuit, de déposer des sous-amendements sur le nouvel article 7 issu de la commission des affaires sociales.

Avec les autres groupes de gauche, nous avons ainsi proposé 4000 sous-amendements. 4000 sous-amendements qui furent étudiés et jugés irrecevables en… 45 minutes par la commission des affaires sociales. Les Françaises et les Français ont la réputation d’être parmi les travailleurs les plus productifs du monde, mais il est peu dire qu’ils font pâle figure face à la commission des affaires sociales du Sénat ! Voyez plutôt : 4000 sous-amendements examinés en 45 minutes, cela revient à dire que la commission a traité 88 amendements par minute. Chapeau l’artiste !

Bien évidemment, en réalité, aucun de nos sous-amendements n’a été sérieusement examiné. Les Républicains ont tout simplement renvoyé nos propositions dans les abysses, trop déterminés à en finir avec une discussion qui les dérange.

Dans ces conditions, il n’était plus question pour nous de siéger dans l’hémicycle et donner quitus à ce qui ressemblait à un simulacre de démocratie. C’est suite à notre départ, ainsi que de celui des sénateurs socialistes et écologistes, que la séance a été levée, à 3 h 30 du matin. Les discussions vont reprendre aujourd’hui, à l’article 7, pour lequel il reste 75 amendements à examiner.

N’en déplaise aux défenseurs de cette réforme, notre détermination demeure intacte. Nous ne lâcherons rien, même si les Républicains et le gouvernement, unis dans une même majorité, font de nouveau usage des outils du parlementarisme rationalisé. Nous sommes soudés et je dois dire que je suis honoré de figurer dans cette page de notre histoire aux côtés de mes valeureux collègues que j’aimerais citer ici : Éliane Assassi, Présidente de notre groupe, Cathy Apourceau-Poly, Jérémy Bacchi, Éric Bocquet, Céline Brulin, Laurence Cohen, Cécile Cukierman, Fabien Gay, Michelle Gréaume, Gérard Lahellec, Pierre Laurent, Marie-Noëlle Lienemann, Pascal Savoldelli et Marie-Claude Varaillas.

Si le gouvernement et les Républicains n’ont pas été dignes de notre démocratie parlementaire, nous ferons toujours en sorte d’être dignes des aspirations exprimées par les millions de personnes qui manifestent depuis plusieurs semaines.

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