« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

État & transition

« L’égalité c’est reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, comme du pire. »

entretien avec Louise EL-YAFI
Dans cet entretien, Louise El Yafi revient sur les femmes et le djihad : longtemps, ce sujet a été invisibilisé, et les femmes perçues comme de simples victimes. Elle explique pourquoi cette vision est fausse, et pourquoi s’en défaire est crucial dans une réelle perspective d’égalité.
LTR : pouvez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont poussées à publier votre papier dans Marianne « Djihadisme : les femmes sont aussi dangereuses que les hommes » ?
Louise EL YAFI : 

Cet article est à la fois le fruit d’une réflexion sur les retours et les condamnations récentes de certaines femmes djihadistes, mais également d’un sentiment qu’il devient de plus en plus urgent de traiter un sujet qui a été invisibilisé pendant trop longtemps : le jihad au féminin.

Par ailleurs, différentes idéologies actuelles, le néo-féminisme notamment mais aussi des courants masculinistes, alimentent une vision d’une femme éternellement victime et/ou innocente qui empêche selon moi une véritable réflexion sur l’égalité des sexes.

Cette victimisation des femmes se retrouve beaucoup dans le phénomène des femmes radicalisées que l’on présente encore trop souvent comme ayant été « sous emprise » ou « tombées amoureuses » d’un jihadiste. C’est bien sûr parfois le cas mais le terrain montre que la chose est en fait beaucoup plus nuancée. Comme chez les hommes, il n’existe pas un profil type de femme radicalisée. Certaines y sont allées par vulnérabilité, d’autres par véritable désir de violence.

 LTR : comment expliquer cet aveuglement collectif quant au rôle des femmes dans l’idéologie djihadiste ?
Louise EL YAFI : 

La violence des femmes est un sujet qui a longtemps été invisibilisé. Deux raisons historiques peuvent l’expliquer.

La première est due au fait que puisque les femmes n’ont pas bénéficié pendant très longtemps d’une reconnaissance de leur personnalité juridique au sein de l’Etat, elles n’étaient tout simplement pas interpellées car difficilement identifiables par les autorités lorsqu’elles se montraient violentes. Différents évènements historiques durant lesquels les femmes ont fait usage de violence le prouvent. Les documents produits par la police à l’occasion de la révolte vivrière de 1775, la Révolution française ou encore la Commune montrent que les femmes n’étaient identifiées qu’à travers les hommes dont elles dépendaient juridiquement. On parlait par exemple de « la femme du boulanger » ou de « la sœur du cordonnier » sans les identifier en tant que personnes autonomes. Leur dangerosité n’était par ailleurs pas autant prise au sérieux que celle des hommes puisqu’elles n’étaient pas considérées comme pouvant être « leaders » d’émeutes.

La seconde raison est plus contemporaine et résulte d’un choix stratégique de la part de mouvements féministes des années 70 comme le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui avait volontairement décidé de ne pas aborder le sujet de la violence des femmes en ce qu’il lui paraissait moins prioritaire, à raison peut-être, que celui des violences infligées aux femmes.

Actuellement, c’est ce choix qui est encore fait par les mouvements néo-féministes mais dans une logique de victimisation de la femme. Ces mouvements partent du principe que la femme ne peut être autre chose qu’une victime et l’homme autre chose qu’un bourreau.

A travers cette vision de la femme (et de l’homme), ces mouvements qui se considèrent comme féministes participent en réalité du sexisme le plus primaire.

En conclusion, l’ensemble de ces éléments a conduit, ces dernières années, les autorités policières, judiciaires mais aussi les médias, à traiter les femmes radicalisées sous l’angle d’une prétendue victimisation. Leur radicalisation ne serait à mettre sur le dos que de leur époux ou encore de leur frère et leur dangerosité serait donc fortement limitée. Les dernières années ont justement démontré le contraire.

LTR : selon vous c’est aussi parce que nous avons perdu de vue le fait que Daesh conçoit le Jihad selon deux moyens : la violence mais également la transmission via la oumma. Pouvez-vous expliquer ce que signifie ce deuxième terme ?
Louise EL YAFI : 

Notre analyse du djihadisme a trop longtemps été soumise à ce biais consistant à croire que le jihad n’est que violent. Or dans l’esprit de beaucoup, si le jihad n’est que violent, alors il ne peut être que masculin.

Pourtant l’accomplissement du jihad, selon la conception de Daesh, se fait par deux moyens : celui du combat, réservé aux hommes puisque la femme n’a pas le droit de combattre hors situation de légitime défense, et celui de la transmission de l’idéologie à la oumma.

Cette notion de « oumma » peut se traduire par « Nation » ou encore « communauté des musulmans ». L’objectif de Daesh – « la reconstitution du Califat », fait que cette « oumma » doit être constamment alimentée afin d’assurer une réserve de combattants à l’Etat Islamique. Ce dernier rôle revient à la femme. Car pour assurer la oumma, encore faut-il des oum (mères).

Cette fonction de reproductrice éducatrice est considérée comme indispensable par Daesh puisque sans elle, il n’y a ni « lionceaux » du Califat, ni armement intellectuel de ces derniers pour les conditionner aux combats futurs. En effet, les femmes non seulement font le jihad par le biais de leur utérus, en portant et en accouchant des enfants de Daesh, mais aussi par leur verbe et leur esprit, en transmettant l’idéologie de l’Etat Islamique. Autrement dit, le rôle de la femme est absolument primordial. Sans femmes, pas de Califat.

LTR : Ainsi les exemples de femmes ayant joué un rôle primordial dans la propagation de l’idéologie jihadiste sont nombreux ?
 Louise EL YAFI : 

Ils sont extrêmement nombreux mais les profils sont également très variés. Le stéréotype selon lequel la femme radicalisée est forcément jeune, d’origine maghrébine, ayant grandi dans une famille musulmane et venant des « quartiers » est parfaitement obsolète.

L’intérêt dans la diversité des profils résulte moins du milieu socio-économique ou des origines ethno-religieuses de la personne que de sa psychologie. Vous avez chez les femmes, des profils très différents qui vont de la femme anciennement victime de viol ou d’agression sexuelle qui va trouver dans le jilbab une protection contre le regard masculin, à l’ancienne prostituée qui cherche dans le rigorisme une forme de rédemption en passant par des femmes véritablement désireuses de tuer.

Vous avez de très nombreux exemples de femmes qui ont véritablement contribué à la propagation de l’idéologie islamiste dans leurs discours ou leurs actes. Certaines bénéficient même d’une aura extrêmement importante au sein des groupes les plus radicaux comme Malika al Aroud, veuve de l’assassin du commandant Massoud (décédé le 6 avril dernier), Souad Merah qui a très fortement contribué à radicaliser son frère Mohamed Merah ou encore Hayat Boummediene, veuve d’Amedy Coulibaly qui a berné les autorités françaises en se faisant passer pour plus bête qu’elle n’était et qui a ainsi réussi à rejoindre la Syrie.

LTR : 2016 marque pour vous un tournant dans l’histoire antiterroriste française. Pourquoi ?
Louise EL YAFI : 

Jusqu’aux attentats de 2015, les femmes n’étaient pas prises au sérieux par les autorités françaises en matière de radicalisation islamiste. Les renseignements cherchaient les hommes, les interpellaient et faisaient de même avec leurs épouses, leurs mères ou leurs sœurs pour finalement conclure leur garde à vue sans qu’elles ne soient inquiétées.

Les femmes n’étaient vues par les autorités que comme pouvant donner des renseignements sur les activités de « leurs hommes ».

C’est avec la tentative d’attentat à la voiture explosive de 2016 devant Notre-Dame par un commando de femmes que toute l’artillerie antiterroriste française a enfin réalisé que les femmes pouvaient être aussi dangereuses que les hommes. On a enfin commencé à les surveiller et celles qui avaient été relâchées avant les attentats de Paris ont à nouveau été interpellées mais cette fois-ci avec de véritables ouvertures d’enquêtes et des renvois devant les tribunaux. 

 LTR : Une idée forte se dégage de l’article : les femmes, contrairement à ce que la société pourrait penser, sont capables des mêmes actions et d’être aussi violentes que les hommes. C’est également, dans une moindre mesure, l’idée qui ressort de votre article publié dans Marianne intitulé « Même une femme se prétendant féministe peut être aussi ambitieuse et menteuse qu’un homme« .
Louise EL YAFI : 

C’est une question d’égalité. Il est beaucoup trop facile de ne vouloir l’égalité des sexes que lorsqu’elle va dans le sens des femmes.

L’égalité consiste certes à reconnaître que les femmes sont tout autant que les hommes capables du meilleur, mais elle consiste aussi à admettre qu’elles sont, tout autant qu’eux, capables du pire.

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La politique se déploie dans un monde virtuel

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La politique se déploie dans un monde virtuel

En évoquant dans cet article le monde virtuel, Jean-François Collin ne vise pas l’invasion de notre vie quotidienne par les technologies numériques et les métavers. Il veut parler de la vie politique telle qu’elle est organisée par notre classe politique avec le concours des principaux médias, en évoquant deux exemples qui n’ont a priori pas de rapport entre eux, si ce n’est d’avoir retenu l’attention des journalistes le 9 mars 2023 : le droit à l’avortement et la souveraineté énergétique.
Le leurre de l’inscription dans la constitution du droit à l’avortement

Emmanuel Macron a annoncé le 8 mars, à l’occasion de la journée des droits des femmes, qu’il allait préparer dans les mois qui viennent un projet de loi visant à inscrire dans la constitution « la liberté pour les femmes de recourir à l’avortement ».

Cette annonce n’est pas un scoop.

Au lendemain de l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis d’Amérique, le 24 juin 2022, dans l’affaire « Dobbs vs. Jackson Women’s Health Organization », la présidente du groupe parlementaire Renaissance, Aurore Bergé, soutenue par la Première ministre Élisabeth Borne, avait annoncé qu’elle proposerait d’inscrire le droit à l’avortement dans notre constitution. Bien sûr, elle ne le faisait pas sans avoir reçu l’approbation préalable du Président de la République. On remarquera qu’il ne s’est rien passé depuis. Une annonce de plus sans lendemain, comme il y en a tant.

Mais arrêtons-nous un instant sur le sujet. Pourquoi une décision de la Cour suprême américaine rendait-elle nécessaire et urgente une modification de la Constitution française ?

Par l’arrêt en question, la Cour suprême américaine renversa sa jurisprudence précédente relative au droit à l’avortement aux États-Unis. Depuis 1973, elle considérait qu’il était garanti par la constitution fédérale des États-Unis, en conséquence de quoi il ne pouvait pas être remis en cause par une loi dans l’un des états fédérés (arrêt Roe vs. Wade). Quarante-neuf ans après, suivant les conclusions du juge Samuel Alito, elle prit un arrêt contraire et décida que la Constitution ne disait rien sur le droit à l’avortement, qu’elle était neutre sur ce sujet et qu’il revenait à chaque État américain de définir sa législation dans ce domaine. Cette décision de la Cour suprême donnait raison à l’État du Mississippi qui avait adopté une loi très restrictive sur l’avortement, dont la constitutionnalité était contestée par une clinique de Jackson qui pratiquait l’avortement. La décision de la Cour suprême n’interdit donc pas l’avortement aux États-Unis mais laisse aux cinquante États fédérés le droit de le faire.

Même si les liens entre la France et les États-Unis sont très forts depuis La Fayette et la guerre d’indépendance américaine, les décisions de la Cour suprême de ce pays n’ont jusqu’à présent aucune conséquence sur l’état de notre droit national, déjà très largement soumis au droit européen.

En France, le droit à l’avortement n’est menacé ni par nos lois ni par notre constitution. L’avortement est autorisé pour les femmes majeures ou mineures. Ce droit a été renforcé par une loi récente, promulguée le 2 mars 2022, qui porta de 12 à 14 semaines de grossesse le délai pendant lequel il est possible de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG). Cette même loi a étendu aux sage-femmes la compétence de pratiquer des IVG chirurgicales. Elle a pérennisé l’allongement du délai de recours à l’IVG médicamenteuse (sept semaines contre cinq semaines jusqu’en 2020). Enfin, un répertoire recensant les professionnels et structures pratiquant l’IVG, librement accessible, doit être publié par les agences régionales de santé.

La seule vraie menace qui pèse sur le droit à l’avortement en France, c’est le délabrement de notre système de santé, le manque de médecins, de sage-femmes, d’infirmiers, d’aides-soignants dans les hôpitaux, le manque de soutien dont bénéficie le planning familial.

Si Emmanuel Macron veut vraiment préserver « la liberté de recourir à l’avortement » (c’est l’expression qu’il a employée le 8 mars), qu’il donne aux hôpitaux les moyens financiers et humains dont ils ont besoin et que son gouvernement leur refuse. Qu’il augmente les salaires des aides-soignants, des infirmiers et des médecins pour arrêter l’hémorragie de personnel qui entraine la fermeture de nombreux services d’urgence la nuit ou une partie de la semaine. Qu’il donne aux universités les moyens de former les personnels soignants dont la pays a besoin.

Au lieu de cela, il agite un projet de réforme constitutionnelle qui ne manquera pas de diviser la société française, il le sait, sur un sujet qui pour le moment ne pose aucun problème. Son but est de piéger la gauche, qui devra se rallier à cette proposition pour être fidèle à sa réputation progressiste. La NUPES demandera sans doute à remplacer l’expression « liberté de recourir à l’avortement » par celle de « droit à l’avortement » et finira par soutenir ce qu’elle considèrera tout de même comme un progrès. E. Macron veut aussi embarrasser la droite, Les Républicains et le Rassemblement national, qui devraient s’opposer à cette proposition et ainsi démasquer leur conservatisme viscéral, bien que Marine Le Pen se soit déclarée à titre personnel favorable au droit à l’avortement et à sa constitutionnalisation.

Je ne prétends pas qu’il y ait consensus en France sur le droit à l’avortement. Les représentants de différents cultes religieux y sont opposés, mais pour le moment, dans notre République laïque, ils ne font pas la loi. Souhaitons que cela dure. Mais aujourd’hui, ni du côté des partis politiques ni du côté de l’opinion publique française il n’existe de risques réels de remise en cause du droit à l’avortement, consacré par la loi du 17 janvier 1975 défendue par Simone Veil.

Au nom d’un risque imaginaire, il s’agit de faire diversion et de détourner le théâtre médiatique des périls et des problèmes bien réels auxquels les Françaises, puisqu’il s’agit d’elles en premier lieu, sont particulièrement confrontées.

Le problème bien réel et non virtuel auquel les femmes sont confrontées, elles l’ont dit dans la rue le 7 mars, c’est la réforme du régime des retraites que veulent imposer E. Macron et son gouvernement.

Des centaines de milliers de femmes ont manifesté dans toute la France contre le projet de loi du gouvernement réformant le régime des retraites dont l’application retarderait de deux ans l’âge légal de départ à la retraite. Les femmes étaient nombreuses dans la rue parce qu’elles sont plus durement frappées encore que les hommes par ce projet de loi. Leurs retraites sont déjà inférieures en moyenne de 20% à celles des hommes, à la fois parce que leurs salaires sont en moyenne inférieurs à ceux des hommes et parce que leurs carrières sont souvent interrompues, notamment par les maternités. Il existe aujourd’hui des correctifs visant à limiter partiellement cette inégalité par le biais de bonifications liées au nombre de leurs enfants. C’est ce qui permet à la très grande majorité des femmes de prendre leur retraite à taux plein à 62 ans. Le report de l’âge légal à 64 ans annulerait le bénéfice de ces bonifications. Le Sénat s’en est aperçu, d’ailleurs, et a tenté de corriger en partie cet effet délétère, parmi beaucoup d’autres, de la réforme Macron / Borne.

Il faut refuser la manœuvre politicienne du président de la République qui fera perdre du temps et de l’énergie au pays dans un débat inutile sur la Constitution, et travailler vraiment à l’amélioration de la situation des femmes, en leur permettant de partir à la retraite avec une pension suffisante à 62 ans, en augmentant leur salaire pour les porter au niveau de celui des hommes, en assurant l’égalité entre les femmes et les hommes au travail et dans leur vie.

N’inventons pas des menaces virtuelles sur le droit à l’avortement et préoccupons-nous des conditions concrètes de son exercice dans les hôpitaux et des conditions de vie et de travail des femmes.

Une souveraineté énergétique imaginaire

La constitution d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale en vue d’établir les raisons de la perte de notre souveraineté énergétique témoigne de la même virtualité du débat politique français. Cette commission devait s’intéresser à la « souveraineté énergétique de la France », d’après son intitulé, mais en réalité son travail n’a porté que sur l’électricité et plus spécifiquement sur l’énergie nucléaire.

Il faut rappeler que l’électricité ne représente qu’environ 20% de la consommation finale d’énergie des Français, tandis que 80% de celle-ci sont satisfaits par des énergies fossiles, principalement du gaz et du pétrole.

La vraie question qui se pose sur notre souveraineté énergétique est donc de savoir comment nous allons répondre à 80 % de nos besoins énergétiques par d’autres ressources que des hydrocarbures ou du charbon importés, et non de savoir si le nucléaire doit représenter plus ou moins de 50% de la production d’électricité.

Un esprit malicieux rappellerait également que nous importons la totalité de l’uranium utilisé dans nos réacteurs nucléaires et que la technologie utilisée pour développer le parc nucléaire français depuis 1974 est une technologie américaine. EDF a acheté la licence des réacteurs à eau pressurisée mis au point par Westinghouse et le gouvernement français de l’époque a arbitré en faveur de cette technologie, au détriment de la filière mise au point par le CEA, dite « uranium naturel graphite gaz » (UNGG), qui était nettement moins performante. En matière de souveraineté, on fait mieux.

De cela, il ne fut pas question devant la commission d’enquête parlementaire qui se passionna pour un tout autre sujet. Elle chercha à établir que François Hollande et le parti socialiste avaient porté atteinte à la souveraineté énergétique de la France en signant avec les écologistes, le 15 novembre 2011, un « contrat de mandature » en vue d’une victoire éventuelle de la Gauche aux élections présidentielle et législatives de 2012. Cet accord prévoyait notamment la « réduction de la part du nucléaire dans la production électrique de 75 % aujourd’hui à 50 % en 2025 ».

Plusieurs personnalités auditionnées par la commission, dont Manuel Valls, ont déclaré que cet accord ne s’appuyait sur aucune évaluation technique préalable. Les députés du parti du président de la République ont considéré qu’il s’agissait d’une nouvelle preuve de l’irresponsabilité incurable de la Gauche. Les autres partis de Droite, tous favorable au développement de l’énergie nucléaire, leur ont emboité le pas. La plupart des médias ont partagé leur jugement. Pas de doute, c’est à cause de cet accord entre les Verts et le PS en 2011 qu’EDF n’a pas produit assez d’électricité en 2022, qu’elle a dû importer massivement de l’électricité en 2022 et 2023 et que sa situation financière est catastrophique.

Pour ma part, je ne vois rien de scandaleux à l’absence d’évaluation technique par des experts d’une proposition d’un programme politique.  Cette manie de vouloir soumettre les programmes politiques à une évaluation d’experts est un dévoiement de la politique et explique en partie pourquoi les partis politiques ont subi une telle déconfiture. Les experts considéraient que la réduction de la journée de travail des enfants à 12 heures provoquerait une catastrophe économique lorsque cette mesure a été prise ; ils pensaient que les congés payés étaient inenvisageables, tout comme la semaine de travail de 40 heures.

De plus, il est faux de dire qu’il n’existait aucune évaluation des conséquences des différents choix possibles au début du mandat de François Hollande. L’administration française, malgré son tropisme nucléaire très fort, et de nombreux instituts publics et privés disposaient de différents scénarios d’évolution de notre mix électrique.

L’ADEME, l’agence pour la maîtrise de l’énergie, un établissement public placé sous la tutelle de l’État, présente depuis longtemps des scénarios alternatifs à une production électrique reposant pour les 3/4 sur l’énergie nucléaire.

Le Parlement français a adopté en 2015 une « loi relative à la transition écologique et à la croissance verte » dont l’un des 215 articles prévoyait le plafonnement de la part du nucléaire dans la production électrique française à 50% en 2025. Quoi que l’on puisse penser de cette loi, il ne s’agit pas d’un accord politique signé sur un coin de table. Elle a donné lieu à des débats très longs au Parlement avant d’être adoptée et elle était accompagnée, comme tout projet de loi, d’une étude d’impact.

Le niveau très élevé des importations françaises d’électricité depuis l’automne 2022 n’a rien à voir avec l’accord politique conclu par François Hollande avec les écologistes.

La raison réside tout simplement dans la mise à l’arrêt de la moitié du parc nucléaire pendant une bonne partie de l’année en raison de graves dysfonctionnements des réacteurs nucléaires mettant en cause la sûreté de leur fonctionnement. Au cours de l’année passée ce sont des fissures apparues sur des tuyaux et des soudures de circuits essentiels au fonctionnement des réacteurs, dont la rupture serait dramatique pour le personnel travaillant dans ces centrales et la population, qui ont conduit l’autorité de sûreté nucléaire et l’exploitant EDF à décider de la mise à l’arrêt des centrales concernées.

Le gouvernement de François Hollande, auquel je fais personnellement beaucoup de reproches, n’est en rien responsable de cette situation.

Les réacteurs de 900 mégawatts construits entre 1974 et le milieu des années 80 ont été conçus pour fonctionner quarante ans. C’est en tout cas ce que disait le président d’EDF de l’époque, Marcel Boiteux, qui passe pour l’un des plus grands présidents que cette entreprise ait connus. Ces réacteurs atteignent maintenant cet âge, mais EDF souhaite prolonger leur exploitation jusqu’à 50 ans et maintenant jusqu’à 60 ans.

La décision du maintien en exploitation est prise par l’exploitant, après autorisation de l’autorité de sûreté nucléaire, sous réserve de travaux de rénovation très importants permettant de garantir le bon fonctionnement des réacteurs pour la décennie suivante.

EDF a pris beaucoup de retard dans la mise en œuvre de ce programme dit de « grand carénage », parce que les travaux se sont avérés plus compliqués à réaliser que prévu, parce que EDF dépend d’entreprises sous-traitantes très nombreuses qui ne sont pas toujours mobilisables au moment où elle le souhaite ; parce que le Covid a perturbé les conditions de travail et d’approvisionnement en matériaux et pièces détachées ; et peut-être aussi parce que l’entreprise n’avait pas suffisamment anticipé l’importance des travaux à réaliser et des problèmes qu’elle allait rencontrer.

Il faut souligner que les réacteurs les plus récents ne sont pas épargnés par ces problèmes de fissures. L’autorité de sûreté nucléaire vient de communiquer, en ce début de mois de mars, sur de nouvelles fissures découvertes sur un réacteur situé à Penly, mis en service en 1992 (quatre réacteurs seulement sur 56 ont été mis en service après 1992). L’Autorité de Sûreté Nucléaire précise que la fissure s’étend sur 155 millimètres, soit environ le quart de la circonférence de la tuyauterie, et que sa profondeur maximale est de 23 millimètres, pour une épaisseur de tuyauterie de 27 millimètres. En clair, cela signifie que nous n’étions pas loin de la rupture de cette tuyauterie qui aurait eu des conséquences très graves. Il y a donc de sérieuses raisons de s’inquiéter, d’autant que des fissures de même nature sont apparues en même temps sur deux autres réacteurs exploités par EDF.

Comme EDF construit les réacteurs nucléaires par séries, afin de bénéficier d’économies d’échelle, les défauts constatés sur l’un des réacteurs risquent fort de l’être sur les autres réacteurs de la même série. C’est ce qui explique la mise à l’arrêt de la moitié du parc nucléaire pendant plusieurs mois de l’année 2022 et non un complot ourdi en 2011 pour nuire à l’efficacité de la production d’électricité d’origine nucléaire.

La seconde raison expliquant ce déficit de production d’EDF en 2022, c’est le retard pris par l’entreprise pour achever la construction du réacteur de nouvelles générations de type EPR à Flamanville. La décision de construire ce réacteur a été prise en 2004 par le Conseil d’administration d’EDF. Son président François Roussely était pressé de prendre cette décision par Nicolas Sarkozy qui souhaitait, déjà, un nouveau développement de l’énergie nucléaire en France. La construction de ce réacteur a débuté en 2007 pour une livraison prévue en 2011. En 2023 la construction du réacteur de Flamanville 3 n’est toujours pas achevée et sa date de mise en service est repoussée de semestre en semestre. Sa construction devait coûter moins de 4 milliards d’euros ; la facture finale sera de l’ordre de 20 milliards.

La production d’électricité par ce réacteur, encore virtuel lui aussi, d’une puissance de 1600 mégawatts, faisait partie des prévisions de production d’EDF en 2022 et 2023. Son incapacité à livrer dans les délais prévus cet outil de production pèse lourdement dans le bilan global d’EDF.

Cette succession de défaillances de l’électricien national l’a obligé à importer massivement de l’électricité en provenance de l’Union européenne, au moment où l’invasion de l’Ukraine par la Russie provoquait une flambée des prix de l’énergie, notamment du prix de l’électricité. EDF achetait à prix d’or de l’électricité sur les marchés étrangers qu’elle devait revendre à bas prix sur le marché français en raison de la réglementation du marché de l’électricité acceptée par Nicolas Sarkozy et François Fillon en 2010. Pour satisfaire la commission de l’Union européenne et faire comme s’il existait une vraie concurrence sur ce marché en France, le mécanisme de l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH), créé par une loi du 7 décembre 2010, oblige EDF à vendre le quart de sa production environ, soit 100 térawattheures (portés à 120 TWh en 2022 par le gouvernement), à des distributeurs privés qui ne produisent rien mais font du commerce en s’interposant entre le producteur d’électricité et le consommateur.

Ce système parfaitement aberrant est la conséquence de la libéralisation du marché de l’énergie que les gouvernements français successifs ont accepté et voté dans les instances européennes. Il est aussi la conséquence de l’incapacité du gouvernement français à défendre les spécificités de l’organisation de la production électrique en France.

D’autres adaptations viendront encore après la nationalisation récente d’EDF que le gouvernement français devra faire avaliser par la commission de l’Union européenne qui lui imposera de nouvelles conditions.

Enfin, il faudra bien discuter sérieusement, un jour, de la question du coût de l’électricité nucléaire. La Commission de régulation de l’énergie vient d’ailleurs d’indiquer qu’elle allait réviser à la hausse son estimation du coût de production du mégawattheure d’électricité d’origine nucléaire.

Les réacteurs nucléaires construits aujourd’hui produisent une électricité beaucoup plus chère que celle produite par toutes les sources d’énergie renouvelables. C’est sans doute la raison pour laquelle aucun investisseur privé ne veut financer la construction de réacteurs nucléaires, le risque étant beaucoup trop grand lorsqu’il est comparé aux revenus qui peuvent être tirés de cette activité.

C’est pourquoi les pays qui construisent aujourd’hui des réacteurs nucléaires sont principalement des régimes autoritaires. La Chine et la Russie dominent cette industrie au niveau mondial et sont les seuls à construire des réacteurs nucléaires en dehors de leurs frontières, avec EDF qui rencontre dans cet exercice les plus grandes difficultés. En Finlande la construction du réacteur d’Olkiluoto ne s’est pas mieux déroulé que celle du réacteur de Flamanville 3. Ce naufrage industriel a entraîné la faillite d’Areva dont le coût a été supporté par l’État, c’est-à-dire les contribuables, et EDF, c’est-à-dire les consommateurs d’électricité. En effet, le gouvernement a contraint EDF à racheter Framatome qui était une filiale d’Areva. Aucun responsable de ce fiasco qui a couté plusieurs milliards n’a été inquiété.

EDF construit actuellement deux réacteurs de type EPR au Royaume-Uni, à Hinkley-Point. Le démarrage de ces réacteurs était prévu pour 2025 lors de la signature du contrat. Il a déjà été reporté à 2027. Il en résultera une augmentation de la facture d’au moins 3 milliards de livres sterling. Le contrat était fondé sur un prix garanti par le gouvernement britannique qui assurait théoriquement la rentabilité de l’investissement à EDF, sur la base des prévisions initiales de coûts de la construction de ces deux réacteurs. Le gouvernement du Royaume-Uni n’acceptera pas de renégocier ces conditions et les augmentations du coût de la construction diminueront d’autant la rentabilité de l’investissement pour l’électricien français.

Le prix garanti accordé par les Britanniques était d’environ 109€ par mégawatt en monnaie de 2022. Cela donne une indication sérieuse sur le coût réel de production de l’énergie nucléaire. Les coûts de production des énergies renouvelables sont inférieurs de plus de moitié au prix garanti de l’électricité nucléaire accepté par les Britanniques pour Hinkley Point.

Macron peut justifier son choix de développer l’énergie nucléaire par sa volonté de maintenir cette industrie en France, par la préservation des emplois du secteur, par la complémentarité entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire. Il faudra en tout cas qu’il explique pourquoi il choisit un moyen de produire de l’électricité à des coûts supérieurs à ceux des pays concurrents. Et il faut cesser d’expliquer aux Français qu’ils bénéficient de l’électricité la moins chère d’Europe car ce n’est plus vrai.

Dans le monde entier, on ferme plus de réacteurs nucléaires qu’on n’en construit et la part de l’électricité nucléaire dans l’électricité produite dans le monde ne cesse de diminuer. Elle était supérieure à 17% en 1996, elle est inférieure à 10% aujourd’hui. Faut-il en conclure que le monde entier fait preuve d’aveuglement quand la France seule a raison de confirmer, par la voix d’Emmanuel Macron et celle de cette commission d’enquête parlementaire, que l’avenir est dans le développement de l’électricité d’origine nucléaire ?

Je pense plutôt que nos débats politiques s’égarent loin de la réalité, dans un monde virtuel peuplé de chimères que les responsables politiques n’osent pas confronter à la réalité faute d’avoir prise sur elle.

La réalité finit toujours par se venger lorsqu’on l’ignore trop longtemps. C’est pourquoi il est important d’essayer d’y revenir sans cesse et d’essayer de la retrouver derrière le brouillard de la communication gouvernementale.

Jean-François Collin

9 mars 2023

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Sombre nuit pour la démocratie parlementaire

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Sombre nuit pour la démocratie parlementaire

À tort ou à raison, certains jours ont vocation à figurer comme des dates importantes de notre histoire politique et sociale. S’il n’est pas question pour moi de sombrer dans l’histoire évènementielle, je pense néanmoins que le mardi 7 mars devra être marqué d’une pierre blanche. Retour sur une belle journée pour la démocratie sociale et une triste nuit pour la démocratie parlementaire.

Article disponible également ici : https://blogs.mediapart.fr/pierre-ouzoulias/blog/080323/sombre-nuit-pour-la-democratie-parlementaire

Tout avait commencé par une mobilisation sociale historique. Des millions de personnes ont défilé dans les rues, partout en France, dans l’Hexagone et dans les territoires ultra-marins, pour dire non à la réforme des retraites défendue par Emmanuel Macron, son gouvernement et les Républicains. Au cœur de la manifestation parisienne, j’ai vu des femmes et des hommes déterminés à se battre pour obtenir le retrait d’un projet de loi qui va contraindre des millions de travailleuses et de travailleurs à travailler deux ans plus. J’ai également discuté avec des primomanifestants, ulcérés par le coup de force intenté par le gouvernement contre les velléités exprimées par le peuple.

Pour tout vous dire, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas ressenti une telle puissance dans nos rangs, nous qui sommes, il faut l’admettre, trop souvent relégués du côté des vaincus de l’Histoire. Je n’ai pas la prétention de parler au nom de tous les parlementaires de gauche, mais je pense que ce soulèvement populaire nous a donné énormément de force pour mener la bataille au Parlement. Dans ces occasions, nous ne sommes pas 15, 50, ou 75 dans l’hémicycle. Nous sommes des millions. Nous sommes un peuple uni. 

Hélas, ce moment historique a rapidement été gâché par des pratiques politiciennes avilissantes pour notre démocratie parlementaire.

À l’Assemblée nationale d’abord, où le Garde des sceaux n’a rien trouvé de mieux à faire que d’asséner deux bras d’honneur en direction d’Olivier Marleix, président du groupe Les Républicains, sous prétexte que ce dernier lui aurait manqué de respect, en lui rappelant simplement sa mise en examen. Il aura fallu une suspension de séance, puis les remontrances de la Présidente de l’Assemblée nationale pour que Monsieur Dupont-Moretti daigne s’excuser pour ce geste indigne de sa fonction, lequel aurait certainement contraint le ministre à démissionner séance tenante dans n’importe quelle autre démocratie parlementaire.

Puis le pire s’est produit au Sénat en pleine nuit, durant l’examen de l’article 7 de la réforme des retraites, celui-là même qui intronise le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans.

Depuis le début des discussions entourant ce projet de loi, nous autres sénateurs communistes, socialistes et écologistes, nous nous battons pied à pied, jour et nuit, pour obtenir le retrait de ce texte et obliger le gouvernement à révéler ses véritables intentions politiques. Nous avions bien entendu identifié que l’un des points d’orgue de cette bataille figurait à l’article 7 du projet de loi et c’est pourquoi nous avions déposé beaucoup d’amendements sur ce sujet, tous concernant le fond de cette réforme, dans le strict respect du règlement du Sénat. Par exemple, nous voulions nous exprimer dans le détail sur les ravages que cette réforme allait faire sur un grand nombre de profession. J’avais prévu pour ma part de mettre en lumière les immenses difficultés rencontrées par les professeurs, les chercheurs, les enseignants-chercheurs et les doctorantes et les doctorants.

Mais il en était trop pour la droite sénatoriale, déterminée à finir le sale boulot entamé par le gouvernement avec l’emploi de l’article 47-1 de la Constitution, lequel limite le temps du débat parlementaire. C’est ainsi que vers 1 h du matin, Bruno Retailleau, en accord avec Gérard Larcher, demanda l’application de l’article 38 du règlement du Sénat (jamais appliqué depuis son intronisation) pour clôturer les explications de vote sur les amendements de suppression, afin d’accélérer la discussion. Un seul orateur par groupe put alors prendre la parole. Nous avons évidemment protesté contre ce coup de force et notre Présidente de groupe, Éliane Assassi, a eu raison de dire que ces agissements témoignaient, au fond, de la faiblesse qui gagnait les rangs de la majorité sénatoriale.

Ce maniement autoritaire du règlement n’était que le premier acte d’une pièce savamment mise en scène par les Républicains et le Gouvernement. Profitant de la suspension de séance qui a suivi l’usage de l’article 38 du règlement, la commission des affaires sociales — dirigée par les Républicains — a pris soin de déposer un amendement de rédaction globale de l’article 7. Pourquoi agir ainsi ? Tout simplement pour faire tomber le millier d’amendements restant à débattre à l’article 7, lesquels devenaient forcément caducs, puisqu’ils ne correspondaient plus au texte en discussion dans l’hémicycle.

Fort heureusement, nos collaborateurs, dont je salue ici l’immense travail et l’intense dévouement, avaient anticipé ce scénario, ce qui leur a permis, en pleine nuit, de déposer des sous-amendements sur le nouvel article 7 issu de la commission des affaires sociales.

Avec les autres groupes de gauche, nous avons ainsi proposé 4000 sous-amendements. 4000 sous-amendements qui furent étudiés et jugés irrecevables en… 45 minutes par la commission des affaires sociales. Les Françaises et les Français ont la réputation d’être parmi les travailleurs les plus productifs du monde, mais il est peu dire qu’ils font pâle figure face à la commission des affaires sociales du Sénat ! Voyez plutôt : 4000 sous-amendements examinés en 45 minutes, cela revient à dire que la commission a traité 88 amendements par minute. Chapeau l’artiste !

Bien évidemment, en réalité, aucun de nos sous-amendements n’a été sérieusement examiné. Les Républicains ont tout simplement renvoyé nos propositions dans les abysses, trop déterminés à en finir avec une discussion qui les dérange.

Dans ces conditions, il n’était plus question pour nous de siéger dans l’hémicycle et donner quitus à ce qui ressemblait à un simulacre de démocratie. C’est suite à notre départ, ainsi que de celui des sénateurs socialistes et écologistes, que la séance a été levée, à 3 h 30 du matin. Les discussions vont reprendre aujourd’hui, à l’article 7, pour lequel il reste 75 amendements à examiner.

N’en déplaise aux défenseurs de cette réforme, notre détermination demeure intacte. Nous ne lâcherons rien, même si les Républicains et le gouvernement, unis dans une même majorité, font de nouveau usage des outils du parlementarisme rationalisé. Nous sommes soudés et je dois dire que je suis honoré de figurer dans cette page de notre histoire aux côtés de mes valeureux collègues que j’aimerais citer ici : Éliane Assassi, Présidente de notre groupe, Cathy Apourceau-Poly, Jérémy Bacchi, Éric Bocquet, Céline Brulin, Laurence Cohen, Cécile Cukierman, Fabien Gay, Michelle Gréaume, Gérard Lahellec, Pierre Laurent, Marie-Noëlle Lienemann, Pascal Savoldelli et Marie-Claude Varaillas.

Si le gouvernement et les Républicains n’ont pas été dignes de notre démocratie parlementaire, nous ferons toujours en sorte d’être dignes des aspirations exprimées par les millions de personnes qui manifestent depuis plusieurs semaines.

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Que se cache t’il derrière nos assiettes ? Entretien avec le Professeur Dechelotte

État & transition

Que se cache t’il derrière nos assiettes ? Entretien avec le Professeur Dechelotte

Le Professeur Dechelotte est chef du service nutrition au CHU de Rouen. Dans cet entretien réalisé par Inès Heeren et Brayen Sooranna, il aborde les modes d’alimentation occidentaux : nos routines alimentaires, les problèmes de malnutrition ; nous permettant ainsi de réfléchir plus globalement à ce qui se cache derrière nos assiettes, aux choix de production qui les composent et qui contribuent à façonner nos goûts.
LTR : Nous ne mangeons pas comme nos grands-parents, ni même comme nos parents. Quelles sont selon vous les origines des évolutions de nos pratiques alimentaires ?
Professeur Dechelotte :

Il y a eu d’importantes évolutions ces cinquante dernières années dans nos modes de vie et les raisons qui nous ont poussé à changer nos pratiques alimentaires sont multiples.

D’abord il y a l’urbanisation. Celle-ci a entraîné un approvisionnement différent et externalisé, éloigné du modèle traditionnel (représenté par le potager familial) vers des productions qui viennent d’ailleurs. Ensuite il y a l’évolution de la place des femmes dans la société. Responsables de la préparation des différents repas de la journée (c’est d’ailleurs toujours le cas actuellement bien que ça soit dans des proportions moindres), leur accès désormais totalement acquis au travail et à l’emploi a nécessité des adaptations.

Les modes de déplacement ont aussi des conséquences : les trajets, notamment pour aller travailler, sont plus longs. Ce qui diminue d’autant le temps pour cuisiner.

La ressource alimentaire change aussi, avec des repas « prêt à manger ». La structure du repas est également malmenée par les horaires et l’intrusion des écrans dans le seul repas du soir où les familles ont aujourd’hui la possibilité de se retrouver.

Enfin, la mécanisation et l’automatisation, donc moins de trajets à pied et à vélos, et la sédentarisation des populations se sont accrues sur les 40 dernières années : sur cette période, la ration énergétique a diminué mais la dépense énergétique a encore plus diminué.

Ainsi, nous sommes passés d’un approvisionnement en matière première brute de proximité à une matière première pré-épluchée, surgelée puis de plus en plus transformée, voire ultra-transformé(1). Nous nous sommes éloignés de la matière première ce qui aboutit à des ajouts de conservateurs, d’arômes, de sel qui sont nécessaires à la conservation(2).

LTR : Quelles maladies et dérèglements apparaissent avec ces nouveaux modes d’alimentation ?
Pr. D :

Aujourd’hui, dans l’Hexagone comme dans les Départements, Régions et Collectivités d’Outre mer, les indices de masses corporelles qui sont les plus fréquemment identifiés dans les populations se situent entre 25 et 30 IMC(3) ce qui suppose du surpoids et de l’obésité.

Les raisons de l’obésité sont multiples :

  • L’augmentation des troubles du comportement alimentaire : anorexie, boulimie, hippophagie, etc. Les risques de devenir obèse quand ces troubles nous touchent jeune sont plus élevées ;
  • Le changement de rythme alimentaire : la suppression et l’omission du petit déjeuner peut amener des comportements de rattrapage au travers du grignotage ;
  • La sédentarisation qui fait que l’on se dépense moins.
  • Le mode de vie citadin comporte plus de risques de développement de l’obésité, du fait d’une vie plus stressante et une pression du résultat que l’on subit souvent au travail. Le stress va créer des rattrapages alimentaires comme l’alcool et l’écran, ou encore les cyber-addictions qui vont favoriser la surconsommation.
  • Le développement des problèmes de la tachyphagie qui entraîne le besoin de manger plus rapidement ;
  • Les repas plus denses, gras et sucré dont l’offre s’est développée ces dernières années ;
  • Des facteurs systémiques : le stress et l’anxiété favorisent le rattrapage alimentaire ;
  • Développement de la sédentarisation : on se dépense de moins en moins, il est donc difficile d’éponger l’excédent calorique.

Le système de marché ouvert et l’immense offre alimentaire, les promotions et portions XXL, et les boissons sucrées ne sont pas pas non plus sans conséquences. Le consommateur a théoriquement le choix avec plus de publicités et de grandes fréquences de consommations sur certains aliments. Il y une « schizophrénie » entre ce qu’on va réellement consommer et ce qu’on consomme réellement.

La personne qui est responsable des achats dans le ménage est sollicitée par des promotions à tout va, du conditionnement et du « portionnage » d’aliments. Les achats dans les différents magasins vont parfois au-delà de la liste de courses fixée au départ et donc des réels besoins du ménage. Les ménages vont donc acheter des produits inutiles. Il y a un aspect culture culinaire à retrouver ou à développer.

Cependant, à force de rajouter des éléments pour transformer les aliments avec des composants inutiles – qui sont sources de ballonnements, les risques de toxi-infection augmentent notamment avec des manques en termes de contrôles et de suivis des produits tels que les cas de salmonelles qui ont fait la une des journaux il y a quelques temps. De plus, les densités énergétiques sont modifiées. L’utilisation fréquente de ces aliments, notamment très gras, augmente les troubles dépressifs, et la capacité à développer des maladies au long terme. Par exemple, l’augmentation fréquente d’alimentation de viande rouge créé plus de risques d’avoir des cancers.

Il y a aussi une corrélation entre la consommation d’écran et l’IMC. En effet, les personnes vont regarder davantage la télévision jusqu’à tard le soir, puis se lever tard et sauter le petit-déjeuner. Elles vont aussi bouger moins, prendre davantage l’ascenseur, la voiture, la trottinette afin de respecter leurs horaires de travail. Tout cela va conduire à plus de grignotage et moins de repas équilibrés.

Une conséquence importante de tout ce que je viens de mentionner, c’est l’évolution de nos éléments hormonaux, notamment au niveau du microbiote intestinal qui se déséquilibre, par l’inflation du tissue adipeux et la favorisation de la dépression et des comportements alimentaires compulsifs.

LTR : Existe-t-il des différences entre les modes alimentaires d’une même société ?
Pr. D :

Nos modèles alimentaires sont différents selon les régions et le milieu social. Les personnes vivant en milieu rural, par exemple, auront davantage la possibilité de prendre le déjeuner chez elles le midi. Le nord de l’Hexagone et les DROM-COM sont plus touchés par l’obésité. On observe aussi des différences entre les Catégories Sociaux Professionnelles (CSP) et entre les générations.

Chez les jeunes cadres, on constate une forte réduction des repas pris à la maison le midi ainsi que les repas préparés à la maison le soir. Ils consomment davantage des repas près à emporter et livrés à la maison (les fameux take-away qui sont fabriqués sur place sachant que les nourritures à emporter sont souvent pré-transformés). Tout cela expose au risque de monotonie alimentaire. En effet, les éléments de base des plats à emporter sont souvent déjà transformés. Il faut savoir que les galettes de préparations carnées sont rarement de la viande hachée brute mais contiennent beaucoup de gras et des morceaux de moindre qualité auxquels sont ajoutés des conservateurs. La fabrication à partir de produit brut est devenu un luxe. Cela pose un vrai problème.

Enfin, il y a un rapport entre alimentation et classes sociales puisque l’on constate que plus vous êtes dans le bas de la pyramide des catégories sociales professionnelles (CSP), plus la consommation de produit « très transformés » va augmenter. A l’inverse, plus vous êtes dans une CSP proche du haut de la pyramide, plus vous pouvez accéder à de la nourriture de qualité car elle est souvent plus chère. La malbouffe et le risque d’obésité sont donc plus répandus dans les CSP les moins favorisés(4).  

On peut évoquer quelques facteurs socio-économiques qui explique cela :

  • Une tradition du « manger riche » et de certaines modes de préparation traditionnels avec la friture et l’utilisation de matières grasses qui ne sont plus adaptés à la vie moderne et notre sédentarité ;
  • L’accès à l’éducation, et le niveau d’étude : des études plus courtes entraînent un moindre temps d’exposition aux messages de santé publique et une plus grande vulnérabilité à la pression commerciale.
LTR : Un changement total de paradigme, notamment au niveau de l’agroalimentaire, est-il nécessaire pour remédier à ces inégalités alimentaires dans le futur ?
Pr. D :

Il y a des initiatives intéressantes : des ateliers de cuisine, de la sensibilisation réalisée autour du métier de boucher, le nutri-score, etc… Ce dernier permet de se rendre compte de la qualité nutritionnelle d’un produit qui donne au consommateur des indications sur la qualité d’un produit, en comparaison des autres produits de la même catégorie.

Il faut aussi restructurer les repas, pour anticiper la préparation du repas du soir et réinstaurer un moment de partage en famille, par exemple en préparant ensemble la nourriture, en ne mangeant pas devant des écrans. C’est beaucoup de petites choses mises bout à bout qui permettront d’éviter certains comportements alimentaires et d’anticiper des choix évitant la consommation d’aliments transformés.

Il y a aussi les populations et groupes sociologiques qui sont plus vulnérables à la mise à disposition de produits nutritionnels médiocres. Des équipes de laborantins marseillais ont récemment prouvé que c’est possible de manger équilibré avec des petits budgets.

Des premières indications peuvent être données :

  • L’augmentation de la consommation de légumineuses, qui ont été déclassé dans le modèle collectif et qui sont très peu chères malgré leur richesse en micro-nutriments ;
  • Ne plus chercher un côté « glamour » dans l’alimentation ;
  • Arrêter de manger de la viande rouge deux fois par jour et diversifier son alimentation.

Avec la prise de conscience actuelle des citoyens et des pouvoirs publics, nous sommes sur la bonne voie.Il faut maintenant insister sur la nécessité d’une éducation alimentaire centré sur le bien-être.

Références

(1)Plats préparés et de produits transformés : légumes déjà coupés ou des pommes de terre en purée. Inexistante en 1960, la consommation de légumes coupés ou emballés s’est fortement développée depuis les années 1990 alors que celle de légumes non transformés reste stable. Depuis 1960, la consommation de plats préparés s’accroît de 4,4 % par an en volume par habitant (contre + 1,2 % pour l’ensemble de la consommation alimentaire à domicile). La réduction du temps de préparation des repas à domicile (- 25 % entre 1986 et 2010) profitent notamment à des produits faciles d’emploi, tels que les pizzas ou les desserts lactés frais.

(2)En effet, historiquement, le modèle agricole et alimentaire européen a grandement changé depuis les années 50 (voir article sur la Politique agricole commune). Le développement des supermarchés, la mécanisation agricole et le développement des industries agroalimentaires modifient profondément notre rapport à l’alimentation. Les ménages consomment de plus en plus de plats préparés par exemple, ou de produits transformés. La recherche de praticité pour répondre aux changements de modes de vie (travail, vie familiale, lieu des courses, etc.) se fait au détriment des produits bruts et surtout d’une réduction du temps de préparation des repas à domicile.

(3) Ipsos ? En 2012, 61% des 15-25ans mangent devant un écran télé ou ordinateur.

(4)Pour les ménages peu aisés, le panier comporte davantage de pain et céréales, mais moins de poisson, de boissons alcoolisées, de fruits, et légèrement moins de viande. Celui d’un ménage plus âgé comprend davantage de viande, de poisson, de fruits et légumes, mais moins de boissons alcoolisées et de plats préparés. Le panier d’un agriculteur contient moins de légumes et de boissons alcoolisées en raison d’une autoconsommation élevée de ces produits. Il inclut également moins de poisson, mais plus de pain et céréales. Un ménage habitant en milieu rural achète moins de fruits et légumes qu’un ménage parisien. Enfin, la présence d’un enfant au sein du ménage conduit à consommer plus de viande, de produits laitiers et de légumes, mais relativement moins de boissons alcoolisées. Par ailleurs, hors domicile (restaurants, débits de boissons, cantines, etc.), de fortes disparités de dépenses existent : les ménages dont la personne de référence est cadre ou exerce une profession libérale, a moins de 35 ans, habite une grande ville ou a un niveau de vie élevé, y consacrent une plus grande part de leur budget.

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Le difficile encadrement de la pornographie

État & transition

Le difficile encadrement de la pornographie

La pornographie est aujourd’hui un marché colossal de plus de 7,5 milliards de dollars et représente plus d’un quart du trafic mondial sur internet, elle touche tout le monde en commençant par les plus jeunes. Fin septembre, la délégation aux droits des femmes du Sénat a rendu un rapport alarmant sur cette industrie. Retour sur le difficile encadrement d’un milieu pas comme les autres.
La question épineuse de la régulation d’une fabrique à fantasmes

En raison même de la nature de ce marché si spécifique, dans lequel les productions s’apparentent à la réalisation de fictions visant à mettre en scène des fantasmes, la réglementation et la régulation constituent deux objectifs parfois difficilement atteignables mais nécessaires.

Tout d’abord parce qu’un fantasme construit par l’industrie pornographique a une influence sur la représentation que se font les individus d’une relation sexuelle. Ensuite, parce que les films pornographiques ne sont pas regardés uniquement par des adultes mais aussi par des mineurs.  C’est pour cela que la loi encadre les films pour adultes en en interdisant l’accès au moins de 18 ans(1). Dans les faits, les mineurs ont largement accès aux sites pornographiques, et commencent à les consulter, selon le sociologue Arthur Vuattoux, dès 11 ans(2). Bien souvent ces films sont le premier contact, voulu ou non, des jeunes avec la sexualité. Quand ils en cherchent l’accès c’est la plupart du temps parce qu’ils se questionnent à ce sujet, et que ces contenus restent largement et facilement accessibles. Néanmoins, ces productions ne reflétant pas la réalité, elles ne sont pas une réponse adéquate aux questions que se pose l’enfant. En effet, rien dans la pornographie ne reflète la réalité, qu’il s’agisse des corps, du rapport femme-homme ou encore de la durée et de la nature des rapports sexuels filmés. A un si jeune âge, l’enfant n’est évidemment pas en mesure de comprendre cette nuance, c’est une des raisons pour lesquelles l’accès lui en est retreint, de même que des films ou jeux vidéo ultra violents par exemple.

Ce qui dérange également, à juste titre, c’est l’image qui est renvoyée des femmes et ce qu’elle provoque. Il est nécessaire de séparer un fantasme avec l’envie de le réaliser. Cependant, certains fantasmes sont surreprésentés dans les productions pornographiques, ce qui pose légitimement la question de savoir s’il s’agit donc bien de convoquer l’imaginaire ou de représenter une certaine réalité. Nous vivons malheureusement dans une société dans laquelle le viol, les agressions sexuelles ou encore l’inceste sont des crimes quotidiens. Ce constat implique que ces derniers ne relèvent pas uniquement du fantasme mais également de pratiques trop largement répandues Nous pouvons en effet légitimement nous demander si ce n’est pas l’industrie pornographique qui façonne en grande partie notre imaginaire sexuel, c’est d’ailleurs ce que déplore la sexothérapeute Margot Fried-Filliozat. Elle nous dit que la pornographie est un accès facile à la sexualité des autres, nous permettant d’observer leurs pratiques et ainsi estimer si nous sommes normaux ou non. Or la pornographie est loin de représenter la normalité, et a donc pour conséquence de fausser le curseur des personnes qui s’y réfèrent. La sexothérapeute fait état du discours de nombreuses patientes qui rapportent les attentes de leurs conjoints (masculins), inspirés de la pornographie et donc irréalistes. Ce phénomène, observé également largement chez les adolescents, créer des injonctions à la fois corporelles mais aussi liées aux pratiques, qui se répercutent par la suite sur la qualité des relations intimes mais aussi des relations vis-à-vis de son propre corps. L’écrasante majorité des films représentant les femmes comme des objets sans désir, cela a, selon elle, un effet délétère sur la conception que nous avons du rôle des femmes dans la sexualité.  

Nous sommes également face à une industrie particulièrement violente envers les femmes qui y travaillent. En France, comme à l’étranger, des plaintes pour viol et agression sexuelle sont régulièrement déposées par des actrices à l’encontre d’acteurs mais surtout de producteurs. C’est en particulier le cas dans le milieu amateur, avec par exemple la récente accusation à l’encontre du producteur Pascal Op dans l’affaire du french Bukkake que nous ne détaillerons pas ici. La violence du milieu s’exprime également par la nature des vidéos diffusées sur certaines plateformes, en particulier par les diffuseurs de masse, que l’on appelle les tubes(3). Ces dernières ne pratiquent quasiment aucun contrôle sur le contenu des vidéos qui sont publiées par des tiers. Ainsi, se retrouvent en grand nombre des vidéos de viols (réels) ou encore de revenge porn. Pornhub a d’ailleurs fait les gros titres en 2020 dans l’article du NY Times : « Children of Pornhub » qui relayait une affaire dans laquelle des victimes mineures demandaient la suppression de vidéos de leur viol (13 millions de vidéos au total). Il est en effet très difficile de faire retirer des vidéos des plateformes. Dans cette affaire, il a fallu que l’entreprise Mastercard fasse pression en bloquant les paiements sur le site, jusqu’à ce que les vidéos soient retirées (en partie).

Mais alors, comment faire pour réguler cette industrie ? Cette question est particulièrement épineuse dans la mesure où il faut en priorité identifier ce qu’il faut réguler, sujet sur lequel beaucoup de désaccords existent. Est-ce le contenu des vidéos ? L’accès aux plateformes ? Les pratiques de tournage ou encore l’existence même du porno qu’il faut revoir ? Pas si simple. Selon la chercheuse Julie Leonhard, il est « difficile de régir la pornographie sans biais moraux »(4). En effet ce qui peut paraître inconcevable pour l’un, peut paraître parfaitement normal pour l’autre : tout est une question de curseur.

Protection contre liberté : comment trouver le juste milieu ?

Le sujet sur lequel tout le monde semble s’accorder, c’est l’interdiction pour les mineurs d’accéder aux contenus pornographiques. C’est le sens de la loi du 30 juillet 2020, qui semble toutefois assez peu efficace. En effet, elle impose aux plateformes de s’assurer qu’aucun mineur n’accède à leurs vidéos, ce à quoi ces dernières y répondent, pour beaucoup d’entre elles, par une simple question avant l’accès à leur site : « Avez-vous plus de 18 ans ?». Cela n’arrêtant pas grand monde, encore moins un mineur qui sait déjà, la plupart du temps, qu’il n’est pas censé s’y trouver, il semble évident que ces mesures ne sont pas suffisantes. A l’inverse, d’autres sites, pour la plupart payants, demandent une vérification de l’identité, à minima avec l’insertion d’une carte de crédit. En ce qui concerne les plateformes diffusant du contenu gratuit, d’autres solutions d’identification sans carte de crédit existent, peut être encore trop peu développées(5). Pour le moment, les contrôles notamment des tubes se révèlent trop peu efficaces, l’explication étant peut-être qu’une bonne partie de leur clientèle est mineure, raison pour laquelle cette loi devrait être renforcée.

Un autre sujet, faisant également plutôt consensus, concerne les conditions de tournage. Le bien-être des actrices et acteurs ainsi que leur consentement ne fait pas réellement débat. En revanche, il semble assez difficile de penser à une manière de les encadrer. Depuis peu, un système de charte est adopté par un certain nombre de diffuseurs français, permettant d’encadrer les pratiques des producteurs et ainsi de protéger notamment les actrices de toutes dérives. Néanmoins, ces chartes ne sont pas encadrées légalement, et relèvent donc de la bonne volonté des diffuseurs et producteurs de les mettre en place. Ce qui complique les choses dans ce domaine est le statut des actrices. En effet, elles ne sont pas reconnues légalement comme telles, rien dans le code du travail n’encadrant ce milieu. De plus, elles ne peuvent faire appel à un agent, car cela relève du proxénétisme, ce qui est interdit en France. Sans encadrement, il est ainsi plus difficile pour une actrice, en particulier novice, de faire respecter ses droits et son consentement, ce dont malheureusement certains producteurs abusent. Il s’agirait donc ici, dans l’optique de protéger ces femmes, de songer à un encadrement légal de leur activité.

Enfin, concernant le contenu des vidéos, il semble assez difficile de légiférer sur le sujet. Nous parlons ici uniquement des vidéos tournées dans un cadre légal, donc sans viol ou encore pédocriminalité, qui sont des crimes déjà punis par la loi. Dans le cadre d’un tournage avec un scénario, il semble en effet assez malvenu que la loi s’y immisce, plus que dans le cinéma classique. Aussi choquant qu’ils puissent parfois être, les fantasmes ne sont pas illégaux, pas plus que leur représentation à l’écran. Les interdire relèverait de l’atteinte aux libertés. Allons même plus loin : si certains fantasmes sont à interdire, lesquels choisir ? Sur quelle base légiférer ? Sur la représentation de l’illégal ? Sur ce qui choque les mœurs ?

L’encadrement de l’industrie pornographique semble être ainsi une priorité, tant du point de vue de la protection de la société et en particulier des mineurs, que des personnes y travaillant. Cependant, il n’est pas si simple d’encadrer un secteur aussi empreint de questions morales. Et si on réfléchissait alors à une industrie pornographique plus éthique, permettant le respect de ces normes de base ?

Existe-t-il un porno plus éthique et représentatif ?

Pour un certain nombre de personnes, les notions d’éthique et de féminisme sont antinomiques avec celle de pornographie. Cette opposition se fonde sur plusieurs arguments. Le premier est d’ordre moral. Pour beaucoup, la pornographie ne peut pas être éthique en raison même de la marchandisation des corps qu’elle implique. Un autre argument repose sur le constat que les productions actuelles sont fondamentalement violentes envers les femmes, en particulier quand il s’agit de productions amatrices. Enfin, la notion de consentement, essentielle à toute réflexion sur l’éthique et le féminisme, pose question dans ce milieu.

Le consentement est une notion qui ne fait pas consensus sur sa nature. La définition succincte du Larousse laisse en effet place à l’interprétation : « Action de donner son accord à une action, à un projet ». Cette notion n’est pas non plus définie clairement dans la loi, les agressions sexuelles et les viols étant toujours caractérisés dans le code pénal par l’existence d’une violence, contrainte, menace ou surprise. La définition la plus souvent reprise dans les discours féministes est celle donnant 5 principes au consentement, qui doit être : donné librement, éclairé, spécifique, réversible et enthousiaste. Néanmoins, celle-ci, bien que plus complète que les précédentes, peut ne pas être reconnue de tous. Alors, concernant le consentement sexuel, pouvons-nous le faire apparaître dans un contrat tout en faisant en sorte qu’il soit le plus clairement défini ? Si l’on reprend la dernière définition, nous pouvons dire que oui, à condition que ces 5 piliers soient respectés. Cela sous-entendrait par exemple qu’une actrice puisse stopper à tout moment une scène. Le pilier réversible du consentement, pourtant indispensable, peut très vite poser problème dans le cadre d’un contrat, car s’il n’est pas spécifié explicitement dans celui-ci, cela suggère que le producteur peut légitimement se retourner contre l’actrice qui ne souhaite pas poursuivre une scène pour laquelle elle a signé, sur fondement de non-exécution du contrat. Il existe néanmoins certaines productions qui tentent du mieux possible de respecter ces 5 piliers dans leurs contrats, comme l’affirme Carmina, productrice et elle-même actrice de son propre label(6).

Outre le consentement, la nature des productions pose également question sur le plan éthique et a fortiori féministe. En effet, nous l’avons vu, la nature de l’offre actuelle de films pornographiques reste assez peu hétérogène. Nous sommes face à une surreprésentation de scènes violentes, parfois racistes, homophobes ou autre. Selon le mouvement du Nid (association féministe), « l’existence même de la pornographie est une violence »(7). Nous pouvons néanmoins admettre qu’une offre plus diversifiée serait plus éthique. C’est le pari pris par certaines productions dites alternatives voire féministes comme celles d’Erika Lust ou encore Olympe de G(8), mais également de diffuseurs plus classiques comme Dorcel qui appliquent peu à peu les chartes dont nous avons parlé précédemment.

Ces chartes imposent aux producteurs de ne pas produire de contenu visiblement violent, dégradant et/ou humiliant(9). « La pornographie n’est pas un problème en soi, elle doit être détachée des violences qui peuvent avoir court » nous dit la chercheuse Béatrice Damian-Gaillard. Le rapport du Sénat publié fin 2022 propose par ailleurs de rendre gratuit et obligatoire le retrait des vidéos par les diffuseurs quand une personne filmée en fait la demande (ce qui aujourd’hui n’est pas encadré et donne lieu à des sommes d’argent colossales versées pour le retrait d’une vidéo) . 

Il serait par ailleurs intéressant de chercher du côté de la nature des productions, en allant peut être plus loin du côté de la diversité, en n’allant pas seulement la chercher derrière l’écran, mais également à la production. Historiquement l’écrasante majorité des productions sont détenues par des hommes.

Aujourd’hui, de plus en plus de femmes passent derrière les caméras pour produire et réaliser à leur tour, amenant alors une autre vision de la sexualité, peut-être plus féministe et surtout plus égalitaire face aux pratiques sexuelles, pour un certain nombre d’entre elles.

Références

(1)Grâce à la loi du 30 Juillet 2020 obligeant les sites pornographiques à bloquer leur accès aux mineurs

(2) Propos recueillis lors de l’audition du 30 mars 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(3)A l’instar de Pornhub ou encore Youporn

(4)Propos recueillis lors de la table ronde du 03 février 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(5)Des sociétés spécialisées dans la vérification d’identité en ligne existent, à l’instar de Yoti, permettant une vérification sans transmission ni stockage de données par la plateforme cliente.

(6)Propos recueillis lors de la table ronde du 09 mars 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(7)Propos recueillis lors de la table ronde du 20 janvier 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(8)Olympe de G propose un contenu plus érotique que pornographique mais n’en reste pas moins inspirante en la matière.

(9) Néanmoins, cela étant très récent, il est pour le moment difficile d’en évaluer les effets.

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Des barrages plutôt que des bassines : quelques réflexions hydrologiques sur la gestion de l’eau

État & transition

Des barrages plutôt que des bassines : quelques réflexions hydrologiques sur la gestion de l’eau

Olivier Cayla est hydrologue, il revient pour Le Temps des Ruptures sur le scandale des méga-bassines, prévues notamment sur le bassin de Clain et, à partir de réflexions hydrologiques bienvenues, trace des alternatives à l’actuel projet du gouvernement et de la FNSEA.

C’est quand même curieux cette volonté de détruire les surfaces cultivables de notre territoire : un texte de loi en préparation destinée à accélérer la production d’énergies renouvelables et actuellement discuté au Sénat va conduire à ce que, depuis les remparts de Saint-Cirq-Lapopie, un des plus beaux villages de France, l’œil devra s’appesantir sur un vaste champ de 44000 panneaux solaires envahissant la vallée du Lot (alors que des milliers d’hectares sont déserts sur le plateau). Le même texte prévoit que les transformateurs électriques de 10 hectares qui vont raccorder sur les côtes les éoliennes en mer soient exemptés de toute autorisation d’artificialisation des sols. Une autre loi « d’exception », destinée à accélérer la création de centrales nucléaires, va permettre d’installer n’importe où les EPR promis par le Gouvernement.

Et c’est dans ce contexte qu’on apprend que des centaines d’hectares de terres cultivables vont être transformés en « bassines » !

Les méga-bassines           

Une bassine est un réservoir peu profond creusé en terrain agricole plat et étanchéifié en recouvrant le trou d’un film en matière plastique. Sa capacité avoisine 200 000 m3. Au contraire des retenues classiques, la bassine n’est pas remplie par les eaux de ruissellement de la pluie sur un bassin versant mais par pompage pendant l’hiver dans la nappe aquifère située en-dessous. Les prélèvements dans la nappe sont réalisés quand la nappe est en période de recharge et que les besoins d’irrigation sont faibles, de façon que l’eau stockée soit utilisée en été sans avoir à pomper dans la nappe. On notera que cette méthode ne permet pas de stockage supplémentaire. Le changement climatique est censé s’accompagner d’un accroissement de canicules et de sécheresses. Pour n’avoir pas à trop limiter l’irrigation, la FNSEA et le ministère de l’Agriculture préconisent la multiplication des bassines qui sont subventionnées jusqu’à 70 % par les agences de bassin, ainsi que certains départements ou régions.

Les 41 bassines prévues à l’origine sur le bassin du Clain étaient destinées à stocker 11,2 millions de m3 d’eau sur plus de 500 hectares, soit 224 m3 en moyenne par bassine. Le projet a été réduit à 16 bassines, financées à 70% par nos impôts. On est en droit de s’étonner de cette conception qui se déclare destinée à économiser l’eau. D’abord on perd en terrain agricole l’équivalent de 12 à 13 hectares par bassine et on ne gagne pas une goutte d’eau ; ensuite cette surface est revêtue d’une immense bâche en plastique, matériau qui risque de polluer la mer en se décomposant. De plus l’eau étant stagnante, sa température risque de s’élever en été ce qui favorise la détérioration de sa qualité. Par ailleurs, l’alimentation par pompage dans la nappe aquifère est particulièrement vorace en énergie.

Enfin, un petit calcul hydrologique permet de montrer que ces bassines sont extrêmement inefficaces en matière de gestion de l’eau. En été, l’atmosphère évapore environ 5 millimètres d’eau par jour, environ 50 cm pour l’été. Sur 500 hectares cela représente 5 000 000 m² x 0,5 m = 2 500 000 m3, soit 2,5 millions de m3 de perte, ce qui correspond à plus de 20% de leur capacité totale ! Une perte à laquelle il faut ajouter l’évaporation du reste de l’année… soit 15 à 20% de plus. Ces pourcentages ne dépendent évidemment pas du nombre de bassines. Les écologistes ajoutent qu’elles sont créées au profit d’une agriculture intensive, irriguée et généralement de type monoculture, mais cela est hors du propos hydrologique.

La pluviométrie en France

Très globalement, la pluie annuelle en France est inférieure à 800 mm au nord d’une ligne Moulins-Poitiers (à part quelques petites taches plus pluvieuses en Bretagne et en Normandie, ainsi que dans le Morvan) et à l’ouest du pied des massifs du Jura et des Vosges. Elle ne dépasse pas 800 mm le long du littoral Atlantique au nord de Bordeaux, dans la vallée de la Garonne et sa prolongation jusqu’à Narbonne, dans tout le pourtour méditerranéen et dans la vallée du Rhône. Pour trouver des pluviométries supérieures à 1000 mm par an, il faut se restreindre au pied des Pyrénées (et aux Landes, bien arrosées), aux principaux reliefs du Massif-Central (et aux Cévennes) et au Massif Alpin.

C’est dire que la France n’est pas adaptée à des cultures gourmandes en eau comme le maïs qui n’est profitable que sous au moins un mètre d’eau par an. La France est un pays de céréales, de betteraves sucrières, de fruits… et d’élevage avec nourriture à l’herbe sauvage ou cultivée (bien d’autre activités agricoles sont les bienvenues chez nous, je simplifie).

Contrairement à ce qui est parfois avancé, la pluie de ces dernières années n’est pas en diminution. Il serait d’ailleurs bien étonnant qu’il en soit autrement en période de réchauffement de l’atmosphère : un air plus chaud favorise l’évaporation en mer, donc l’émergence de masses d’air plus humides qui vont arroser les terres… Par contre, une atmosphère chaude favorise également l’échauffement des sols, donc l’apparition de tornades et d’orages plus violents qu’auparavant, plus de grêle, fortes intensités de précipitation. Ceci ne modifie les écoulements des rivières que dans certains cas très rares.

Quelques réflexions hydrologiques

Lorsqu’il pleut sur un terrain naturel (non rocheux), l’eau précipitée s’infiltre d’abord en totalité, et ce que le sol soit sec ou humide et quelle que soit l’intensité de la pluie (contrairement à ce qui est souvent dit). Une fois infiltrée, l’eau s’écoule lentement dans le sol en suivant la ligne de plus grande pente et ce mouvement ne s’arrête que quand elle arrive en bas, c’est-à-dire au niveau du lit de la rivière. Là, elle peut continuer en souterrain le long de la nappe alluviale (les alluvions sur lesquels coule la rivière) et, plus loin, s’étaler éventuellement vers une nappe d’eau (la nappe « phréatique ») si elle se situe à un niveau plus bas que celui de la nappe alluviale. Si la nappe alluviale est déjà pleine, l’eau va déborder dans le lit de la rivière dont le débit de surface va augmenter légèrement.

Ceci est vrai jusqu’à un « seuil de ruissellement » qui équivalent en France à environ 60 mm pour une journée de pluie ; la répartition des précipitations au cours de la journée n’a quasiment aucune importance : orage en deux heures ou pluie continue sur un volume équivalent en un jour : même effet en terrain naturel. Si la pluie de la journée dépasse 60 mm… le terrain des versants est saturé et la pluie ne peut plus s’infiltrer. Elle est donc forcée de ruisseler en surface, très rapidement, vers la rivière : c’est la crue !

Comme nous l’avons vu, la rivière peut rencontrer une nappe d’eau, c’est-à dire un gisement géologique aquifère, une structure perméable disposée sur un socle imperméable, et dont l’eau qui mouille le terrain perméable s’écoule tranquillement vers l’aval, avec exutoire soit en mer soit dans une rivière. Cette nappe est rechargée en eau soit directement, par infiltration de la pluie à partir de la surface, soit indirectement, par écoulement de l’eau d’une nappe alluviale qui domine l’aquifère.  En fait, quand il y a jonction entre une nappe alluviale et un aquifère l’écoulement se fait naturellement dans un sens ou dans l’autre suivant les niveaux d’eau.

Bien entendu, il est intéressant d’exploiter l’eau d’un aquifère tout en limitant les pertes par écoulement en mer. Cependant, il convient de ne pomper dans l’aquifère que la quantité qui y entre : sinon on vide l’aquifère et on assèche toutes les rivières qui sont en lien avec lui ! C’est ce que l’on observe en ce moment dans bien des régions… parce que l’on pompe trop dans la nappe en début de saison chaude, sans garder une réserve suffisante pour la suite de l’été.

Des barrages plutôt que des bassines

De tous temps les rivières de France ont été aménagées au moyen de petits barrages (ou digues transversales) destinés à la fois à créer une petite réserve d’eau et à alimenter un canal conduisant l’eau à un moulin. Quand beaucoup de petits barrages ont été construits tout au long du cours d’eau, on obtient une bonne régularisation du débit, mais le coût d’un tel aménagement serait actuellement prohibitif. Récemment, on a entrepris de démolir tous les ouvrages de certains cours d’eau, qui, depuis, se sont asséchés, spectacle lamentable ! On préfère aujourd’hui une régulation par des ouvrages situés plus en amont, dans une région de collines (barrages collinaires) ou de piémont montagneux (petit barrage).

Ces ouvrages sont bon marché et fiables (à condition de réaliser une bonne étude hydrologique, en particulier pour bien connaître les crues). On peut les construire en terre (mais on doit alors créer un exutoire pour les crues, ce qui est cher), en enrochements ou en gabions (la crue peut passer par-dessus), ou même en béton dans certains cas très particuliers (verrou rocheux). En général on choisit un site capable de stocker quelques millions de mètres cubes dans un lac de faible superficie pour limiter l’évaporation.

Cette réserve d’eau possède les propriétés suivantes :

  • Elle est partiellement constituée d’eau de crue, qui se serait perdue en mer sans alimenter les nappes.
  • Elle est un milieu vivant, avec une végétation et une faune aquatique, donc elle est saine (à condition que le bassin versant amont soit protégé des pollutions)
  • Elle est en contact avec la nappe alluviale de la rivière, par le fond un peu perméable du lac et par des « fuites » contrôlées pour assurer un petit débit de base
  • Elle est disponible pour contrôler les périodes de sécheresse au moyen de lâchers dans la rivière.
  • Elle n’occupe pas de surface agricole

À l’inverse, une « giga bassine » en plastique perturbe le fonctionnement de la nappe sans ajouter une goutte d’eau à sa recharge, donc ne peut conduire qu’à un assèchement des rivières des environs et à l’endommagement du milieu naturel. De plus l’eau ne peut que croupir, sauf à la charger en sulfate de cuivre (polluant) ou chlore. Enfin, que faire du plastique quand il sera usé ? Il y en a déjà tellement qui nourrit poissons et cétacés…

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Territoires zéro chômeur de longue durée : genèse et avenir d’un projet de garantie à l’emploi

État & transition

Territoires zéro chômeur de longue durée : genèse et avenir d’un projet de garantie à l’emploi

Entretien avec Laurent Grandguillaume
Laurent Grandguillaume est président de Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD). Cette expérimentation, lancée en 2016 par plusieurs associations (ATD Quart Monde, le Secours Catholique, Emmaüs France, le Pacte Civique et la Fédération des acteurs de la solidarité) consiste à utiliser les fonds alloués à la privation d’emploi (coûts directs et indirects du chômage pour l’Etat et les collectivités locales) pour financer des emplois locaux qui manquent avec de bonnes conditions de travail. Le Temps des Ruptures a pu échanger avec son président sur les origines du projet, son organisation et ses perspectives.
Le Temps des Ruptures : Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD) déploie une méthode innovante et novatrice, pourriez-vous préciser rapidement quels concepts/quelles théories sous-tendent le dispositif ?
Laurent Grandguillaume :

TZCLD est un projet et non un dispositif. La grande différence entre les deux est que dans un projet, les personnes ne sont pas des bénéficiaires, mais des actrices. L’idée est de construire le projet sur le territoire avec tous les acteurs et de le faire évoluer avec eux, une fois lancé. Au-delà de l’organisation sociale du travail, on peut y poser la question de la démocratie, de la participation et finalement de la dignité, de la place de l’humain.

Ce qui sous-tend TZCLD est le problème du non-recours. C’est un sujet que nous portons, notamment aux côtés d’ATD Quart-Monde. Aujourd’hui, un nombre important de personnes ne connaissent pas leurs droits et ne sollicitent pas les aides qui sont à leur disposition. À cela s’ajoute le sujet de l’illectronisme, qui éloigne davantage certains publics de leurs droits. La question du non-recours est fondamentale, parce qu’elle pose le sujet de l’exhaustivité. Nous la recherchons, car nous voulons nous adresser à toutes les personnes privées durablement d’emploi. On parle actuellement de la question du chômage, qui regarde les choses sous un angle statistique. Dans le projet TZCLD, nous voyons les choses de manière plus globale : nous considérons que toute personne durablement éloignée de l’emploi est en situation de chômage de longue durée, qu’elle soit inscrite ou pas à Pôle Emploi. On s’appuie donc aussi sur le récit des personnes.

Sur le plan théorique, TZCLD se base sur le droit à l’emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, et le droit au travail. Le projet que nous portons s’inscrit donc dans le cadre d’un doit prévu par la Constitution. Certes, ce n’est pas un droit opposable. Mais nous voulons le rendre effectif par une garantie d’emploi territorialisée.

LTR : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « personne durablement privée d’emploi » ?
LG :

C’est une personne qui n’est pas en situation d’emploi depuis plus d’un an, ce qui dépasse donc la seule définition statistique. Le gouvernement de Wallonie en Belgique a repris également cette définition large pour lancer l’expérimentation. Certaines de ces personnes ont totalement perdu confiance en elles et ne se sentent pas capables. Il y a donc un travail à faire avec elles afin de les accompagner dans la résolution de leurs doutes, leurs besoins de clarté en termes de projet professionnel. L’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée repose sur le volontariat des personnes privées durablement d’emploi pour participer.

LTR : Le projet TZCLD est récent et il se développe et s’étend petit à petit. Pourriez-vous nous rappeler rapidement son parcours, ainsi que les difficultés que vous avez rencontrées dans sa mise en place ?
LG :

On est toujours le fruit d’une histoire. Nous nous inscrivons dans la longue histoire de tous ceux qui se sont battus pour permettre à tous d’avoir accès à un emploi et de pouvoir en vivre.

Pour revenir sur la genèse du projet, dans les années 2010, Patrick Valentin(1), issu du milieu de l’insertion et du handicap, a rencontré l’association ATD Quart-Monde pour évaluer le coût du chômage en France pour l’État et les collectivités, avec notamment l’économiste Jean Gadrey. Sur le constat issu de cette réflexion, tout le monde s’est dit que ce coût pourrait être utilisé pour financer de nouveaux emplois, faire ce qu’on appelle de l’activation des dépenses passive.

En 2012-2013 – j’étais alors député -, ATD Quart-Monde, avec Patrick Valentin, m’a rencontré pour me présenter l’idée de l’activation de la dépense passive. Après réflexion, j’ai proposé de porter une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour expérimenter l’idée, avec le principe de différenciation entre les territoires. J’ai mis en place un groupe de travail rassemblant toutes les sensibilités politiques, afin de faire progresser l’idée et convaincre. Cela n’a pas été simple, des oppositions se sont fait sentir au sein même du groupe socialiste. Il a fallu faire converger les forces, notamment celles du monde associatif.

J’ai déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale issue de ces travaux. J’ai aussi saisi le Conseil d’État (CE) pour avoir son avis. J’ai enfin demandé à Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée, qu’il saisisse le Conseil Économique Social et Environnemental (Cese) sur TZCLD. À la rentrée 2015, les deux rapports, du CE et du Cese, posaient les conditions d’expérimentation. Ils sont arrivés au bon moment, puisque la proposition de loi passait en commission des affaires sociales à l’Assemblée. Elle y a été votée à l’unanimité, ainsi qu’au Sénat.

Nous avons ensuite mis en place l’expérimentation dans 10 territoires, créé le fonds d’expérimentation, présidé par Louis Gallois, qui est l’entité qui permet l’activation des dépenses passives. Il était important que ce soit un fonds indépendant de l’Etat même si un commissaire du gouvernement siège dans son conseil d’administration.

Après cela, il y a eu la création des entreprises à but d’emploi (EBE), les premières embauches, le développement des activités, … Ce ne sont que des activités supplémentaires pour créer des emplois supplémentaires, qui ne font pas concurrence aux activités existantes. Le débat dans l’hémicycle portait d’ailleurs beaucoup sur la question de non-concurrence.

Une fois tout cela lancé, nous prévoyions de présenter une deuxième loi au Parlement. La ministre du Travail du moment, Muriel Pénicaud, était contre, alors même que le Président de la République avait inscrit TZCLD dans son plan de lutte contre la pauvreté. Finalement, début 2020, après plusieurs réunions au ministère, pour lesquelles nous avions rédigé au préalable une proposition de loi, un projet de décret et d’arrêté et un projet de cahier des charges, nous avons eu la confirmation que ce texte serait défendu.

En juillet 2020, une deuxième proposition de loi a donc été déposée au Parlement et un débat a eu lieu. La loi a été votée à l’unanimité, avec des tentatives de nous mettre sous tutelle, notamment de la part de la majorité du Sénat, qui voulait faire entrer TZCLD dans le service public de l’emploi, ou le faire dépendre des départements. Mais nous avons réussi à convaincre la majorité au Sénat qui nous a finalement soutenu avec les autres groupes représentés.

Le combat ne s’est pas arrêté là : il a fallu se battre pour que ce ne soient pas les départements mais les élus locaux qui président les comités locaux. Il est important que ce soient les personnes privées d’emploi, les élus, les associations, qui décident dans un dialogue équilibré avec les financeurs (Etat et départements).

Dans ces comités, les partenaires sociaux s’investissent également, bien que ce ne soit pas vrai partout. À partir de cette année, et après le vote de la deuxième loi, j’ai fait un tour de tous les partenaires sociaux. Philippe Martinez et Laurent Berger avaient déjà visité ensemble une EBE, ce qui est rare (nous avons pu bénéficier du soutien d’ATD dans ce cadre), et nous leur avions posé la question du dialogue social dans ces structures. Dès ce moment, nous avons mis en place un groupe de travail commun, avec les deux syndicats et leurs services juridiques, pour définir le cadre de dialogue social idéal dans les EBE. Il est prévu de travailler avec le fonds d’expérimentation. Il y a là un cheminement qui se fait : c’est important qu’il y ait une classification des métiers, une réflexion sur l’évolution des salaires. J’ai également rencontré les représentants de la CPME, de la CFTC, de FO, de l’U2P, du MEDEF. Il est primordial de tous les voir, puisque, pour qu’il y ait une troisième loi à l’avenir nous devons associer tout le monde à la réflexion. Je ne vois pas comment elle pourrait avoir lieu, ni comment instaurer une garantie de l’emploi, sans que les partenaires sociaux soient au cœur de l’action.

LTR : Vous parlez des oppositions au moment du vote de la loi. Quelles étaient-elles ?  
LG :

À gauche comme à droite, certains pensaient que le projet allait faire de la concurrence à l’insertion. Même François Rebsamen, le ministre du Travail de l’époque, était contre. Il était pour une aide financière très limitée sur un petit espace et encadré par l’ANSA(2), mais pas une loi ambitieuse porteuse d’un changement de l’ordre des choses. Il préférait faire monter en puissance l’insertion en opposant les solutions alors qu’elles sont complémentaires. C’est quand le ministre a changé, avec Myriam El Khomri, que le projet a avancé.

Les débats ont eu lieu dans un contexte compliqué, puisque c’était pendant le vote de la loi Travail. Mais nous avons réussi cet exploit du vote à l’unanimité.

Le projet a pu avancer grâce à la convergence d’acteurs divers : parlementaires, élus locaux, associations, État, collectivités, personnes privées durablement d’emploi. C’est ce qui fait la réussite de TZCLD. C’est cette complexité, ce dialogue permanent et le combat porté par de nombreuses personnes différentes.

Les oppositions sont également venues d’économistes, comme Pierre Cahuc, qui avait fait paraître une tribune dans Le Monde attaquant TZCLD(3). Il y a ceux qui veulent éradiquer le chômage de longue durée, et ceux qui veulent éradiquer Territoires zéro chômeur de longue durée, chacun son combat !

LTR : Dans la pratique, observez-vous des différences de résultats entre les territoires ? Y-a-t-il des territoires où le dispositif marche mieux qu’ailleurs ?
LG :

Les différences existent. Elles concernent d’abord la définition du chômage. Ce n’est pas la même chose de construire le projet sur les territoires où le chômage est plus faible, que sur ceux où il y a beaucoup de personnes en situation de handicap au chômage, par exemple.  Sur d’autres territoires peut aussi se poser la question des discriminations. Les différences concernent ensuite les activités développées. Les acteurs vont travailler différemment. Dans tous les cas, notre intuition est confirmée : on ne peut pas régler la question de la privation durable de l’emploi sans les territoires. Penser que l’on va tout résoudre par l’argent ça ne marche pas, il faut poser la question de la démarchandisation, du sens du travail.
Je pense que c’est la raison pour laquelle il y a un attrait pour TZCLD : nous éveillons les consciences sur cette question du sens du travail. Nous posons la question de la démocratie en la liant à l’emploi et à l’évaluation des politiques publiques. Nous avons créé un espace de controverse là où il n’y en avait pas. Aujourd’hui, par exemple, l’association TZCLD, a mis en place des formations non seulement pour les territoires, mais aussi pour les managers, ainsi que des espaces régionaux apprenants entre projets et territoires qui expérimentent. Nous venons également de créer un observatoire de l’expérimentation, en association avec des laboratoires de recherche et en partenariat avec le CNRS. La recherche doit avoir son mot à dire sur le projet et nous voulons travailler avec les chercheurs.

LTR : Pour poursuivre sur la même idée, le labo de l’ESS a produit, il y a maintenant deux ans, une note appelant à renforcer la complémentarité entre le projet TZCLD et l’IAE (4). Est-ce que cela vous semble souhaitable, ou les publics et modes de fonctionnement de ces dispositifs sont trop éloignés pour être pensés conjointement ? TZCLD a-t-il vocation à travailler avec eux ?
LG :

Nous avons un groupe de travail régulier avec tous les acteurs de l’insertion. Dans les comités locaux, il est essentiel d’associer les acteurs de l’insertion pour construire les solutions. TZCLD est complémentaire avec l’insertion. Tout le monde se met autour de la table. Les EBE sont parfois créées sur la base des entreprises d’insertion :  au début, nous avons tout créé ex nihilo, mais maintenant, des acteurs de l’insertion portent l’EBE. La montée en puissance des embauches pourra être plus forte.

Les acteurs de l’insertion seront aussi associés à nos réflexions sur la troisième loi. Nous avons peut-être apporté cette part d’utopie et d’imaginaire qui manquait aussi à l’insertion. Et puis, elle a été opérationnalisée par l’État, elle est aujourd’hui de plus en plus contrainte. Elle doit rendre des comptes, elle est soumise à ce que l’on appelle le new public management. Finalement n’est-on pas une nouvelle bouffée d’oxygène pour l’insertion, en reposant la question de l’exhaustivité, du CDI, des emplois de qualité, … ? Nous sommes peut-être en train de lever des verrous qui ont été mis sur l’insertion.

Nous travaillons également avec d’autres acteurs. Nous avons par exemple cosigné une tribune commune au mois de mars 2022(5), appelant une garantie à l’emploi pour tous. Nous avons, dans ce cadre, organisé un rassemblement le jour de la marche pour le climat place de la Bastille, avec tous les territoires présents, pour demander la garantie à l’emploi. Cela nous a permis de saisir les candidats à la présidentielle. Le même jour, j’ai été invité à prendre la parole à la marche climat, pour qu’il y ait une convergence des luttes entre ceux qui défendent le climat et ceux qui défendent le droit à l’emploi.

LTR : Les personnes concernées, comment sont-elles au courant du projet ? Une fois entrées, quelles sont les perspectives de long terme ? Les EBE ont-elles vocation à rester durablement ?
LG :

On identifie les personnes concernées par le projet avec Pôle Emploi, avec qui nous avons une convention de partenariat. Nous avons également un contact avec les départements, qui nous permettent d’utiliser les fichiers des bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA). Mais nous faisons aussi du porte à porte, nous collons des affichettes, nous faisons du bouche à oreille, des réunions publiques, des médiations culturelles et sociales. Et nous les invitons à participer au comité local.

Une fois que l’EBE est lancée, les activités se développent. Les personnes peuvent rester dans l’EBE, partir en retraite, trouver un emploi ailleurs. Nous nous engageons à les reprendre dans l’EBE si elles échouent dans un nouvel emploi. On a toujours voulu nous évaluer sur un taux de sortie, mais ce n’est pas le plus pertinent.

Dans ce projet, nous avons besoin des acteurs publics. La question est de savoir comment on travaille ensemble. Quand j’étais député, j’ai vu des dizaines de plans, avec des dizaines de mesures, ça n’a jamais changé la vie des gens. J’ai posé la question à beaucoup de personnes : « Avez-vous déjà rêvé d’un dispositif, d’une planification ? » Personne ne m’a répondu oui.

La gauche s’est fourvoyée, elle a oublié le « changer la vie en changeant la donne », en faisant en sorte que les personnes puissent participer, s’exprimer, qu’elles soient prises en compte et que les projets soient démocratiques, que les personnes puissent s’émanciper.

LTR : Quel est le rôle de l’État dans le projet ?
LG :

L’État assure un rôle de financement, tout comme les départements, de manière importante. Mais les territoires sont inégaux par rapport aux équipes projets : c’est plus simple dans une commune d’une métropole que dans une commune rurale.

L’État pourrait aider à une ingénierie. Il pourrait intégrer des personnes formées dans les équipes projets. Il doit aussi veiller au respect des fondamentaux du projet : veiller à la mobilisation des différents acteurs, veiller à l’égalité entre territoires malgré le principe de différenciation. Il pourrait aussi aider à mobiliser des fonds européens pour financer les équipes projet, notamment sur le Fonds Social Européen (FSE). Cela d’autant plus que le commissaire européen à l’inclusion soutient le projet.

LTR : Avez-vous mis en place une méthodologie de travail particulière pour les EBE ?
LG :

Au départ, nous n’avions jamais pensé à un modèle idéal d’EBE ou de comité local. Mais la capitalisation des expériences a permis justement d’évoluer et d’éclaircir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il n’y a pas d’organisation du travail parfaite à mettre en place. J’ai d’ailleurs lu Souffrances en milieu engagés(6) de Pascale-Dominique Russo. On voit bien que même dans l’économie sociale et solidaire, les milieux militants et associatifs, la question de l’organisation du travail se pose. La méthode pour y répondre : la capitalisation. Nous avons appris. Nous avons mis en place la formation pour les managers d’EBE sur la base de cette capitalisation. Dans 5 ans, nous aurons appris autre chose et la formation ne sera plus la même.

LTR : Vous parliez de la troisième loi et des prochaines étapes, avez-vous déjà les grandes lignes en tête ?
LG :

En 2022, nous parlons de la méthodologie. Il s’agit d’être prêt en 2024, d’avoir l’ensemble des éléments pour envisager le vote d’une loi en 2024-2025.

Pour la suite, on ne parle pas de généralisation de TZCLD. Nous voulons plutôt permettre à tout territoire volontaire de pouvoir monter son comité local. Sans volonté, cela ne marche pas. D’ailleurs, ces deux mots (« généralisation » et « dispositif ») m’ont fait m’opposer à une proposition de loi du groupe socialiste au Sénat, où nous n’avions pas été concertés. Elle généralisait TZCLD et en faisait un dispositif, soit tout le contraire de ce que nous voulons.

Références

(1)Vice-président et fondateur de l’association Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée

(2)L’Agence Nouvelle des Solidarités Actives est une association qui participe à l’articulation et au développement de l’innovation et de l’expérimentation sociale.

(3) « Territoire zéro chômeur : « De profondes erreurs de conception, qui vont bien au-delà des calculs erronés » », Pierre Cahuc, Le Monde, 21/09/2020.

(4) Insertion par l’Activité Économique, désigne les structures d’insertion par l’emploi.

(5) « Ensemble, faisons de l’emploi un droit », tribune, Le Journal du Dimanche, 11/03/2022.

(6)Souffrances en milieu engagé, Pascale-Dominique Russo, Éditions du Faubourg, février 2020.

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L’actionnariat salarié contre l’abandon du travail

Avec l’avènement d’un capitalisme néolibéral financiarisé et d’un individualisme exacerbé, la production de valeur a atteint des sommets de violence physique, économique et morale. Inégalités de revenus, spéculation et instabilité financière, insuffisance de l’investissement, injuste rétribution du travail, violence et unilatéralité de la gouvernance économique : la distinction hermétique et absolue entre Capitalistes et Travailleurs, et la concentration extrême des moyens de production, s’est avérée destructrice. Dans cet article, Paul Vignat propose ainsi la piste d’un recours massif et politique à l’actionnariat salarié comme mode démocratique d’organisation de la propriété productive. Un mécanisme ancien, presque banal, qui pourrait porter d’immenses promesses (que la gauche électorale n’a jamais pu tenir) pour le camp des travailleurs et des citoyens.

Être de gauche, c’est vouloir changer la vie. 

Le beau combat de la gauche depuis Robespierre, est mené pour infléchir une marche du monde qui génère trop d’injustice et de souffrance. Alors on révolutionne, on barricade, on grève, on légifère, on régule, on nationalise et on solidarise. On lutte contre ce qu’il faut bien appeler par son nom, que la gauche accompagne comme son ombre depuis qu’il existe : le capitalisme.

Mais aujourd’hui, rappeler cet antagonisme est devenu inconfortable. L’alternative soviétique a échoué, et le capitalisme du XXIème siècle pavoise, goguenard, se relevant de chaque crise et continuant sa marche avec une constance insolente. Si bien que le discours marxiste originel, celui qui dénonce la manière dont sont produites et réparties les richesses, dont est organisé le travail et la structure du pouvoir économique qui conditionne tous les autres, n’est plus vraiment à la mode. Trop radical, trop vieilli, trop violent ou ambitieux, pas assez inclusif. 

Seulement, depuis qu’elle a justement mis de côté son opposition frontale et assumée au capitalisme, la gauche n’a cessé de perdre du terrain. Conceptuellement, structurellement, et surtout électoralement, en perdant au profit de l’extrême droite “ses” classes populaires et masses laborieuses. 

Alors, le but de cet article n’est pas de s’attrister du rapport Terra Nova ou d’allumer un cierge au PCF des années 60. Plutôt de prendre acte de ce désintérêt de la gauche électorale pour la lutte économique structurelle, et proposer une alternative pour repolitiser cette question fondamentale de la gestion capitaliste de la richesse. L’élection et la représentation nationale ne peuvent plus (mur de l’argent, règles européennes) ou ne veulent plus lutter contre la brutalité capitaliste ? Qu’à cela ne tienne, être de gauche est toujours un projet d’avenir, camarades !

Comment ? En faisant de la politique partout, pardi ! Et en la ramenant au cœur de la production de la valeur, au sein même de l’entreprise. Démocratiser l’économie, comme nos Révolutions ont démocratisé la politique. 

Je propose ici une brève discussion autour de l’actionnariat salarié, mode d’organisation économique aussi ancien que prometteur, qui a même acquis une certaine respectabilité structurelle, et qui pourrait pourtant s’avérer être un outil d’une puissance inouïe dans le cadre de ce combat pour changer la vie. 

Tripalium & Kapital : La Grande distinction

Définir le capitalisme est une entreprise bien ardue, et déjà accomplie brillamment par de nombreux esprits depuis Marx jusqu’aux passionnants Aglietta(1) et Amable(2). On peut dégrossir la bête en s’attardant sur ses causes (l’éthique protestante de Weber, l’esprit d’aventure américain, la doxa technocratique bruxelloise), ses effets (innovation et croissance, inégalités, crises, voracité dans les conquêtes de débouchés), ses imbrications politiques (libéralisme, corporatisme, autoritarisme), et tant d’autres saillances de tous ordres qui témoignent de l’incontestable hégémonie capitaliste sur la modernité. 

Une persistance cependant demeure, si cruciale qu’elle est restée d’une fascinante immuabilité au cœur d’un système qui tire pourtant de sa plasticité son hégémonie dans le temps et l’espace : la distinction entre Travail et Capital. Le capitalisme que décrit Marx est bien différent de celui d’aujourd’hui (place de l’industrie, degré de financiarisation, rapport à la puissance publique, aux travailleurs, niveau de coordination et structure des marchés, etc). Cependant, ce qui a toujours été sa principale caractéristique le reste : seule l’association de Capital (fonds qui financent des machines, locaux, ordinateurs, et même baby-foots pour peu qu’on pense qu’ils ont un impact effectif sur la productivité) et de Travail (action humaine qui crée de la valeur en utilisant du Capital et des matières premières) permet de produire de la richesse.

Cette distinction abrupte, qu’on retrouve aussi bien chez les classiques et néoclassiques (de Ricardo à Solow) que chez Marx, ne souffre d’aucun débat théorique chez les économistes. Elle est la fondation du capitalisme, à l’origine d’absolument tout le fonctionnement de l’économie. Chaque bien ou service que nous consommons est le fruit d’une association entre un travailleur et un capitaliste. 

Cependant, et c’est là que diverge le travail politique de Marx du travail purement analytique des économistes dominants ; cette association est tout sauf neutre. Travail et Capital ne sont pas simplement des variables d’une fonction mathématique qui détermine une quantité produite à partir de valeurs de travail et capital mobilisés. C’est un antagonisme social et politique, frontal et hermétique. D’abord entre individus : le capitaliste et le travailleur sont des personnes radicalement différentes. Le capitaliste n’a pas besoin de louer sa force de travail à quiconque, et le travailleur n’a pas accès à la propriété des moyens de production. 10% des Américains les plus riches détiennent 89% des actions et obligations du pays(3). Le capitalisme financiarisé est d’ailleurs bien plus efficace que ses prédécesseurs pour exclure le corps social de la propriété économique. Les grandes  entreprises familiales ou étatiques ont quasiment disparu ; financement et propriété sont devenus la chasse gardée de marchés financiers dominés par des acteurs de plus en plus concentrés. 

En plus d’opposer des individus, la distinction Travail / Capital produit une opposition directe entre des intérêts parfaitement divergents qui doivent être résolus par le rapport de force s’ils veulent s’associer pour produire de la richesse. 

Inventorier l’ensemble des intérêts divergents d’un travailleur et d’un capitaliste serait un exercice passionnant, de l’inquiétude pour l’inflation aux préférences électorales, en passant par les pratiques culturelles et l’attention portée au changement climatique ; cependant, de notre angle purement économique, on peut distinguer trois nœuds principaux : l’emploi, le salaire et la productivité. 

Première tension : l’emploi (qui est d’ailleurs terriblement mal appréhendée par la théorie néoclassique du marché du travail(4)). D’un côté, les travailleurs doivent travailler pour vivre. Mais de l’autre, les capitalistes peuvent ne pas devoir embaucher. L’écrasante majorité de la population n’a pas les moyens patrimoniaux de vivre sans travail, et doit donc se rendre disponible sur le marché. A l’inverse, la décision pour un capitaliste d’investir et d’embaucher ou non est beaucoup plus libre : la fluidité des capitaux et la variété de leurs débouchés potentiels n’oblige pas la moindre banque ou le moindre fond à investir dans l’économie réelle pour créer un emploi au lieu d’acheter du bitcoin. Cette asymétrie structurelle place donc les travailleurs dans une grande situation de faiblesse lors de la négociation de leur association aux capitalistes. 

Ainsi, en plus de leur être diamétralement opposés, les intérêts des travailleurs concernant l’emploi (avoir un emploi stable dans des conditions épanouissantes avec des horaires raisonnables et un environnement de travail sain) sont structurellement dominés par les intérêts des capitalistes sur la question (utiliser de manière flexible la quantité de travail qui maximise leur profit sans contrainte). 

Deuxième tension, encore plus dure : le salaire. Pour le capitaliste, le salaire est un coût de production, une part de la richesse créée qui ne lui revient pas, au même titre que le paiement des matières premières, des impôts ou des cotisations. Ainsi, il considère que le salaire doit être comprimé pour dégager un maximum de plus value. La seule chose qui retient les entreprises de ne pas fixer les salaires à zéro, c’est la volonté de permettre aux salariés de survivre et de se reproduire pour conserver un stock de main d’œuvre dans le temps(5). Et surtout le code du travail et le salaire minimum. Elles le feraient volontiers sinon, en témoignent l’ubérisation, ou l’automatisation croissante de tâches de “travail”, dorénavant non rémunérées car effectuées par des robots. 

Donc, les entreprises souhaitent des salaires les plus proches possibles du minimum vital, quand les salariés le veulent le plus élevé possible pour accroître leur niveau de vie.

Troisième tension : la productivité. La productivité, c’est l’efficacité avec laquelle chaque heure de travail est transformée en richesse. Les entreprises la réclament maximale : utiliser à fond (pour ne pas dire à l’épuisement) les capacités de leurs travailleurs.  

En récompense, la théorie prédit qu’à l’équilibre, le salaire proposé aux travailleurs est égal à leur productivité marginale : plus on est productif, plus on est payé. Cependant, les données montrent un découplage inquiétant depuis les années 1980 entre productivité du travail et niveau des salaires : la promesse de travailler mieux pour gagner davantage n’est plus tenue(6)

De l’autre côté, les travailleurs n’ont pas vraiment d’intérêt à maximiser leur productivité : leur salaire fixé par contrat ne dépend pas immédiatement des performances de l’entreprise. Ils préfèrent garder de l’énergie et du temps pour leur vie privée.

En résumé, la lutte des classes peut se formaliser ainsi : 

  • Le Capital veut un travail flexiblement mobilisable, payé le plus bas possible, mais exploité au maximum
  • Le Travail demande la sécurité d’un emploi stable, bien payé, non éreintant, et si possible avec du sens.

On ne pouvait pas imaginer opposition plus frontale, magnifiée encore par la distinction absolue et hermétique entre les personnes qui incarnent et défendent ces intérêts. 

Finalement, le rapport de force qui structure la négociation penche fortement en faveur des capitalistes : les travailleurs doivent trouver un emploi qu’aucun capitaliste n’est forcé de leur donner. Des mécanismes pour rééquilibrer ce rapport de force, comme un syndicalisme puissant ou des interventions réglementaires appuyées de la puissance publique en faveur des salariés, peuvent exister, mais s’étiolent aujourd’hui dangereusement avec l’avènement de l’individualisme néolibéral. Depuis les années 1980, le capital n’a cessé d’emporter des victoires sur tous les fronts : flexibilisation et précarisation ont accompagné distorsion du partage de la valeur ajoutée, hausse des inégalités et découplage entre salaires et productivité. 

Dans le même temps, la gauche n’a quasiment jamais été au pouvoir, se détournant de toute façon de ce rapport de force, et laissant l’Etat s’affirmer comme une puissance de soutien au Capital, créant les conditions de la flexibilité, de l’affaiblissement des solidarités professionnelles, et refusant toute avancée sur les salaires ou le temps de travail. 

Pour continuer d’être de gauche, il convient donc de trouver une autre manière de lutter pour la justice sociale et le Travail. Le système d’actionnariat salarié, redéfinissant les relations de pouvoir au sein même des organisations productives, se pose alors comme une piste très prometteuse. 

Ce que peut l’actionnariat salarié 
Banalité et révolution

Le principe de l’actionnariat salarié est très simple. Il consiste à rendre des salariés propriétaires d’une partie des actions de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Selon le code du commerce, on parle d’actionnariat salarié quand cette acquisition d’actions est institutionnalisée, par des plans d’épargne entreprise (PEE), ou sur décision ponctuelle de la firme (rachats d’actions redistribués, stock options). On ne parle donc pas d’un salarié boursicoteur qui acquiérerait individuellement des actions de sa propre entreprise sur les marchés financiers. 

En France, la pratique est assez développée : héritée du fordisme paternaliste du milieu du XXème siècle, puis encouragée récemment par la loi PACTE qui incite les entreprises à aider les salariés qui souhaitent devenir actionnaires en exonérant d’impôts une partie de l’abondement. Ainsi, près de 6 entreprises sur 10 comptent plus de 50 % de salariés actionnaires(7). Ce système de financement est devenu parfaitement intégré au capitalisme français, même banalisé. 

Cependant, il porte en son sein une caractéristique de rupture anticapitaliste absolument majeure. Un salarié qui détient une part de son entreprise enfonce un coin crucial dans la distinction hermétique entre Travail et Capital, qui est le fondement le plus profond du capitalisme. Donner aux travailleurs la propriété des moyens de production, c’est le grand rêve de toutes les utopies socialistes des XIX et XXème siècles. Car être actionnaire, rappelons-le, ce n’est pas simplement toucher des dividendes en fin d’année, ni pouvoir spéculer sur les marchés. C’est détenir un titre de propriété de l’entreprise, et une part du pouvoir de gouvernance qui y est associé. C’est être un capitaliste au sens strict et originel : un investisseur qui risque sa richesse pour financer une activité productive. Ainsi, nos salariés-actionnaires sont-ils des êtres hybrides et fascinants, que le capitalisme ne prévoit pas, et qui rompent avec sa structure fondamentale pour potentiellement changer les interactions et le rapport de force qui déterminent la production et la répartition. 

Magnitudes et promesses 

Actuellement : un instrument cosmétique au service du Capital

Disons-le tout de suite, ce qui rend l’actionnariat salarié intéressant dans une perspective politique de rupture, c’est de l’imaginer à une grande échelle. A la fois dans la proportion des entreprises évoluant sous ce nouveau paradigme, mais aussi et surtout dans la manière dont est effectivement réparti le capital au sein des entreprises concernées. 

 Actuellement, la loi oblige chaque société dont la part d’actionnariat salarié est supérieure à 3% à réserver au moins un siège du conseil d’administration à un représentant des employés. Mais moins d’une entreprise sur 2 atteint ce seuil. Ce sont surtout des PME pour qui les canaux de financement habituels sont moins accessibles. De leur côté, les entreprises du CAC 40 sont détenues en moyenne à 2,4%(8) par leurs salariés : les intérêts des travailleurs n’y ont pas droit au chapitre. Sans surprise, même si la pratique est courante, sa dilution rend utopique la confiscation des moyens de production par les travailleurs et la fin du capitalisme.

Dans sa forme actuelle, l’actionnariat salarié est donc un mécanisme au service du Capital. Il est symbolique et communicationnel (amélioration de l’image de l’entreprise à moindres frais), comptable (protection contre les OPA, solidification voire augmentation des fonds propres), et offre un nouveau levier d’optimisation fiscale avec les aides à l’abondement.

Il est utilisé comme un moyen de motiver davantage les salariés à être productifs, puisque les détenteurs d’actions peuvent bénéficier de dividendes qui sont fonction des performances de l’entreprise. Sauf qu’une augmentation marginale de la productivité par travailleur bénéficie davantage aux gros capitalistes (qui multiplient l’augmentation marginale de profit par un grand nombre d’actions) qu’aux salariés-actionnaires qui voient une augmentation résiduelle de dividendes tout en payant un effort supplémentaire non négligeable. 

Cependant, même sous cette forme, les effets observés sont encourageants (bien que minimes) : l’actionnariat salarié semble empiriquement favoriser la productivité et les capacités de financement des entreprises qui l’utilisent(9). Les licenciements y sont moins fréquents, et les salaires plus élevés(10)

Massifier et politiser l’actionnariat salarié

Pourtant, avec une ambition politique, on peut imaginer des implications bien plus radicales qui découleraient d’une massification et intensification de la pratique. Des implications économiques que mêmes les plus ambitieuses politiques de gauche gouvernementale auraient beaucoup de mal à verticalement imposer aux capitalistes. 

Par exemple, lors de la décision de l’allocation des bénéfices de l’entreprise – entre investissements autofinancés, distribution de dividendes, primes sur les salaires ou rachat d’actions – on imagine aisément qu’une entreprise où les salariés ont un pouvoir décisionnaire important (voire majoritaire) préfère investir dans des locaux ou des machines qui améliorent les conditions de travail, ou distribuer des primes sur les salaires, plutôt que distribuer des dividendes ou spéculer en bourse. D’ailleurs, si les propriétaires de l’entreprise viennent à principalement tirer leurs revenus du salaire et non de la rente, ils peuvent être beaucoup plus enclins à consentir à des réductions de marge, par exemple telles que celles gentiment demandées par le Ministre de l’économie aux gros profiteurs de crise (qui les refusent tout aussi gentiment). 

En plus de ces avantages économiques tangibles qui pourraient être acquis pour le Travail là où l’impotence de l’Etat semble criante, on peut également mentionner des avantages sociaux. Une entreprise qui appartient à ses salariés est plus susceptible de générer de fortes cohésions professionnelles découlant d’un esprit de corps raffermi. Dans une époque ravagée par l’individualisme et l’étiolement des solidarités, une telle perspective est réconfortante. 

Du côté de la gouvernance et de l’orientation stratégique de l’entreprise, on peut imaginer qu’une firme où les travailleurs jouent un vrai rôle de contrôle bénéficie d’une meilleure circulation de l’information, de partage d’expérience et de connaissances, permettant une prise de décision mieux informée. Cela pourrait permettre, par exemple, de réduire le recours aux cabinets de conseil privés dont les astronomiques chiffres d’affaires témoignent d’une captation aberrante de la richesse produite par nos entreprises vers ses donneurs de leçons extérieurs. Aussi, on peut parler de souveraineté économique et de traçabilité du capital. La financiarisation fait circuler des titres de propriété à la vitesse de la lumière sur les cinq continents, entre des banques et des fonds d’investissements internationaux qui n’ont pas le moindre intérêt pour la réalité de l’entreprise sur laquelle ils espèrent faire un nanoprofit en revendant son action dans la seconde. Figer une partie des actions sur des comptes d’épargne salariée, c’est s’assurer que les propriétaires de l’entreprise se sentent concernés à long terme par la marche de la firme. Beaucoup trop d’actions sont aujourd’hui détenues dans un seul but spéculatif(11), alors que la promesse originelle du capitalisme actionnarial est de permettre le financement de l’économie, pas l’enrichissement de traders. 

Répartition de la valeur, conditions de travail, orientation stratégique, cohésion et solidité de long terme ; redéfinir les rapports de pouvoir dans l’entreprise par l’actionnariat salarié porte des promesses immenses pour le Travail. 

Quelles perspectives de mise en pratique ?

Évidemment, une entreprise où la propriété et la décision sont partagées entre producteurs et investisseurs, et où l’obsession du profit n’est plus l’hégémonique moteur de la gouvernance, est encore un doux rêve. “L’unique responsabilité sociale d’une entreprise, c’est de faire du profit” (et de le redistribuer aux actionnaires) nous disait Friedman(12) comme pour formaliser une idéologie encore hégémonique chez les dirigeants d’entreprises. Accumuler du profit serait le seul moyen de stimuler l’investissement et de soutenir la croissance. Diminuer la part du profit réservée aux capitalistes par de l’actionnariat salarié, ce serait alors la mort de l’investissement, la désertion du Capital ! 

Quel chantage commode : malgré l’explosion des versements de dividendes aux capitalistes depuis les crises du covid et de l’énergie, l’investissement reste désespérément bas, voire baisse(13). L’ISF et la suppression de la flat tax ne l’ont pas relancé non plus(14). En fait, rendre les riches plus riches … rend les riches plus riches, rien de plus. 

Pour commencer, il faut donc refuser en bloc ce chantage à l’investissement, et cesser de faire confiance à la concentration privée exclusive des profits pour générer de la croissance. Aussi, il faut dire qu’un recours massifié à l’actionnariat salarié n’exproprierait personne. Les actions détenues par les capitalistes le resteraient ; elles seraient simplement concurrencées par beaucoup plus d’actions de travailleurs pour rééquilibrer le rapport de force. Cela solidifierait fortement le bilan des entreprises en réduisant leur effet de levier voire leur endettement (rappelons à ce titre que le niveau de dette privée constitue un indicateur macroéconomique bien plus inquiétant que la dette publique(15)). 

De là, cette pédagogie faite, comment réaliser cette restructuration généralisée de la détention du capital ? Thomas Piketty, dans son projet de “socialisme participatif”(16), imagine une obligation légale pour chaque entreprise de laisser au moins 50% de ses actions aux mains des salariés. Le droit de vote en CA serait proportionnel au nombre d’actions détenues par chacun, mais aucun actionnaire individuel (salarié ou capitaliste) ne pourrait détenir plus de 10% des voix, quel que soit son niveau de propriété, afin de limiter la concentration du capital et de la décision. Les chiffres et seuils sont évidemment sujets à débat et amendement, mais l’idée est très séduisante.

Comment faire appliquer un tel changement ? Je pense que s’en remettre au politique est irréalisable : une loi portant un projet aussi radical que celui de T. Piketty semble loin de pouvoir passer l’épreuve d’une représentation nationale imprégnée jusqu’à la moelle de néolibéralisme et d’amour du Capital. Le but de cet article était d’ailleurs de proposer une révolution silencieuse et interne, en s’appuyant sur le terreau déjà fertile et respectable d’un actionnariat salarié diffus mais résolument présent. Ainsi, Il faut donner les moyens aux salariés d’acquérir de plus en plus d’actions, petit à petit. 

On peut imaginer l’instauration de prestations sociales fléchées en ce sens (avec un effet politique moins “couteau entre les dents” que la législation paritaire directe). De manière assez utopique mais qui serait fort efficace, que des acteurs financiers majeurs et bien intentionnés (Banques Centrales, Banques Publiques d’Investissement) redistribuent aux salariés concernés et à des prix préférentiels des actions d’entreprises stratégiques détenues dans leurs bilans. Ou bien, mettre en place des mécanismes d’emprunts pour achats d’actions garantis par l’Etat et par lesdites actions en collatéral, à des taux inférieurs aux prévisions de croissance de l’entreprise. 

Aussi, on pourrait continuer d’encourager les entreprises à l’abondement par d’autres moyens que des déductions fiscales qui minent les budgets de l’Etat et de la sécurité sociale. La labellisation ESG vertueuse d’entreprises détenues par une part croissante de salariés se renforce en effet, mouvement qui doit être amplifié.

Sensibiliser aussi les salariés au pouvoir gigantesque lié à une accession progressive à la propriété productive, pour redéfinir le rapport de force salarial en leur faveur. Les inciter à utiliser leur épargne dans leur entreprise plutôt qu’ailleurs, avec de la pédagogie ou une régulation plus sévère par exemple des applications de trading sur smartphone qui permettent à n’importe qui de boursicoter sans contrainte mais avec tous les risques et les effets économiques néfastes que cela implique. 

En bref, de nombreux moyens progressifs et non contraignants peuvent être imaginés et mis en place assez aisément, pour tendre vers une meilleure répartition de la propriété. 

L’actionnariat salarié présente pour la gauche la rare et formidable promesse d’une redistribution des cartes à portée de main. L’air de rien, il enfonce un coin gigantesque dans les fondements inégalitaires du capitalisme entre ceux qui ont et ceux qui font, générateur d’injustices et de brutalités contre lesquelles la gauche ne doit jamais cesser de lutter. Redéfinir le rapport de force salarial, les modalités de répartition de la valeur, les conditions de travail, les orientations de gouvernance : autant de fantasmes nécessaires pour la classe ouvrière que la gauche électorale n’accomplit pas, mais qu’un usage politique et macroscopique de l’actionnariat salarié permettrait. Il faudra cependant renverser un paradigme hégémonique qui continue de donner au Capital concentré et exclusif des pouvoirs économico-politiques gargantuesques. A nous de lui opposer la puissance des faits : il ne tient plus ses promesses de croissance, d’investissement, de répartition de la valeur, de rétribution de la productivité, de réduction des inégalités, et encore moins d’adaptation au changement climatique. Il est donc temps d’opérer une rupture. La République a démocratisé la politique en introduisant le suffrage universel, et nous sommes devenus un Etat de Droit. Démocratisons l’économie, peut-être alors deviendrons-nous une Société de Justice. 

Références

(1)Aglietta, Michel. (1982) Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des États-Unis. Calmann-Lévy.

(2) Amable, Bruno. (2003) Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation, Le Seuil, coll. « Économie humaine », 2005, 374 p. Version française de The Diversity of Modern Capitalism, Oxford University Press.

(3)Frank, Robert. (2021) « The wealthiest 10% of Americans own a record 89% of all U.S. stocks » 18 Octobre 2021, CNBC, https://www.cnbc.com/2021/10/18/the-wealthiest-10percent-of-americans-own-a-record-89percent-of-all-us-stocks.html

(4) La théorie néoclassique, en plus de faire état d’un angle mort béant quant au structurel désavantage interactionnel et de négociation entre travailleurs et capitalistes, considère les entreprises comme “demandeuses” de Travail, et les citoyens comme “Offreurs” potentiels. Ainsi, il revient aux individus de décider sans contrainte la quantité de temps qu’ils daignent fournir aux entreprises sous forme de Travail (plutôt que de s’adonner aux loisirs), décision qui se fait en fonction du salaire offert par le marché, hors de tout ancrage social, et sous l’hypothèse que tout le monde pourrait s’il le souhaitait vivre sans emploi salarié. De plus, le chômage devient exclusivement volontaire : les personnes sans emploi sont simplement celles qui refusent de fournir du Travail au salaire proposé par le marché.

(5)Ici, on pourrait être tenté de dire que la concurrence et le marché évitent ce problème : toute entreprise qui baisserait injustement les salaires verrait tous ses employés démissionner et rejoindre des entreprises concurrentes dont les salaires sont restés à l’équilibre, obligeant les patrons à jouer le jeu. C’est surestimer la flexibilité du marché et la mobilité des salariés. C’est surtout sous-estimer la propention des entreprises à s’entendre collectivement sur les salaires bas par principe (surtout dans des secteurs monopsonistiques).

(6) Economic Policy Institute  (2021) « The Productivity-Pay Gap ». Economic Policy Institute, https://www.epi.org/productivity-pay-gap/

(7)FAS. (2022) « 11e édition du Benchmark FAS de l’actionnariat salarié », Fédération Française des Associations d’Actionnaires Salariés et Anciens Salariés, https://www.fas.asso.fr/2022/03/11e-edition-du-benchmark-fas-de-lactionnariat-salarie/

(8)Fay, Pierrick. (2019) « A qui appartient le CAC40 ? », Les Echos, 15 Janvier 2019, https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/a-qui-appartient-le-cac-40-437912

(9)Aubert, N., Chassagnon, Virgile. &  Hollandts, Xavier. (2016) « Actionnariat salarié, gouvernance et performance de la firme : une étude de cas économétrique portant sur un groupe français coté », Revue d’économie industrielle, 154, p. 151-176, https://doi.org/10.4000/rei.6365

(10)Kruse, D. (2022) “Does employee ownership improve performance?” IZA World of Labor 311, doi: 10.15185/izawol.311.v2

(11)Fiske, Warren. (2016) « Mark Warner says average holding time for stocks has fallen to four months », Poliotifact, 6 Juillet 2016, https://www.politifact.com/factchecks/2016/jul/06/mark-warner/mark-warner-says-average-holding-time-stocks-has-f/

(12)Friedman, Milton (1970). « A Friedman Doctrine: The Social Responsibility of Business is to Increase Its Profits ». The New York Times Magazine.

(13)Sandbu, Martin (2022) « The investment drought of the past two decades is catching up with us », The Financial Times, 20 Juillet 2022, https://www.ft.com/content/3a8731bc-aad3-42ca-b99e-b3a553974ccf

(14)France Stratégie. (2021) Rapport ISF, https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-rapport-isf-14octobre-11h-avis.pdf

(15)Vignat, Paul. (2022) “Refaire de la Dette Publique un enjeu politique”, Le Temps des Ruptures, https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/03/31/refaire-de-la-dette-publique-un-enjeu-politique/

(16)Piketty, Thomas. (2020) « Vivement le socialisme ! », Le Seuil

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Le transport aérien peut-il faire partie d’un monde zéro carbone ?

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Le transport aérien peut-il faire partie d’un monde zéro carbone ?

A l’heure où le réchauffement climatique a de plus en plus d’incidences sur le quotidien des individus autour du monde et où la recherche de solutions plus respectueuses de l’environnement s’accélère, le secteur aéronautique, considéré par beaucoup, à raison, comme extrêmement polluant, se prépare à des changements d’envergure. Que ce soit au moyen d’incitations ou de sanctions de la part de l’Etat, le secteur aéronautique français se transforme dans un objectif 0 émission : est-ce que cet objectif est réellement atteignable ou ce n’est que de la “poudre aux yeux” ? Qu’on parle de biocarburants en remplacement du kérosène ou encore d’avions à hydrogène, le présent article aborde les solutions envisagées pour transformer l’industrie aéronautique en une industrie plus respectueuse de l’environnement et analyse les limites à ces solutions.

Le dernier rapport du GIEC, publié en avril dernier, met en lumière les applications et actions concrètes nécessaires à la réduction des températures mondiales et au “sauvetage” de la planète. Parmi elles, le remplacement des énergies fossiles par des sources d’énergies peu émettrices voire non-émettrices de dioxyde de carbone (CO2) est une piste à envisager sérieusement. L’énergie est en effet partie intégrante de la vie quotidienne de la population mondiale tant à l’échelle individuelle qu’au niveau des entreprises, des administrations et des Etats. Les transports consomment une part non-négligeable de cette énergie et, par là-même, participent à émettre des gaz à effet de serre et autres éléments contribuant au réchauffement climatique. Ainsi, en 2019, 23% des émissions directes mondiales de gaz à effet de serre provenaient des transports(1). Comme si cela n’était pas suffisant, le secteur des transports croît avec une rapidité extrême au niveau mondial (2)et ce phénomène ne touche pas que les pays qui poursuivent leur industrialisation. En France, alors qu’en moyenne, un Français parcourait 5 kilomètres par jour au milieu des années 1970, il en parcourt aujourd’hui 50(3)

Au cœur des réseaux de transport, l’usage de l’avion est de plus en plus décrié. Rappelons le discours, certes aux accents culpabilisants, de Greta Thumberg, la jeune activiste suédoise, en 2018 et le mouvement du “flygskam” ou “honte de prendre l’avion” qui en a découlé. L’aviation civile, comprenant le transport civil de passagers et de marchandises, émet 3% des émissions globales de CO2 d’après l’Agence Internationale de l’énergie et contribuerait à hauteur de 4% au réchauffement climatique mondial(4). Le constat de croissance du transport existe aussi pour l’aviation. Ainsi, en 2018, un nouveau record a été atteint dans l’aviation civile avec 200 000 vols par jour dans le monde(5) soit un équivalent de 127 passagers prenant l’avion chaque seconde(6). Ce secteur est considéré comme étant difficile à décarboner du fait de sa dépendance forte au kérosène alors même que, pour chaque kilo de kérosène utilisé, 3 kilos de CO2 finissent dans l’atmosphère(7). Ces émissions sont dues à plusieurs phénomènes. Si la combustion du kérosène est la source la plus logique d’émissions, il convient de rappeler que les émissions liées au transport et à l’extraction du pétrole pour produire ce kérosène comptent. Les différentes phases de vol ainsi que la hauteur de vol ont également un impact significatif sur la quantité de CO2 émise. Malgré ces difficultés apparentes, les compagnies aériennes tout autour du globe se sont engagées à atteindre l’objectif d’émission nette nulle de CO2 d’ici à 2050(8). Plusieurs alternatives sont aujourd’hui posées sur la table mais toutes requièrent encore des développements conséquents et la recherche se poursuit pour espérer un jour voir le kérosène remplacé complètement dans les réservoirs d’avions par des énergies dites propres. Le dernier rapport du GIEC indique que les biocarburants et l’hydrogène sont les solutions les plus probables. 

L’hydrogène est une énergie utilisée depuis plusieurs centaines d’années dans l’aéronautique puisqu’en 1783, le premier ballon à hydrogène s’envolait à Paris. Pourquoi n’est-il pas facile alors d’utiliser aujourd’hui cette énergie maîtrisée depuis longtemps ? De la même manière, des biocarburants – comprenez, entre autres, de l’huile de cuisson usagée – sont utilisés en quantité minoritaire dans certains réservoirs d’avion aujourd’hui mais le kérosène reste dominant. On peut donc se demander ce qui freine la transition vers un usage exclusif des biocarburants. La transition doit pourtant s’opérer rapidement puisque le secteur de l’aviation s’est engagé à ne plus émettre de CO2. De plus, la société civile est de plus en plus consciente des enjeux liés à la transition écologique et demande des changements rapides. Ces changements ne peuvent être à l’initiative uniquement des entreprises concernées puisqu’ils impliquent des coûts et des transformations profondes de l’industrie en question. Les Etats auraient donc un rôle à jouer dans cette évolution mais la question des moyens et des ambitions se pose. De même se pose la question d’un usage plus raisonné des transports par l’ensemble des citoyens et, dans le cas de l’avion, de l’utilité des déplacements effectués. 

L’objectif de cet article est donc de comprendre ce qu’implique l’usage des solutions alternatives proposées, en remplacement du kérosène utilisé dans l’aviation civile, notamment au niveau de l’action de l’Etat. Le sujet étant large et complexe, l’ambition est de donner des clés de lecture des solutions existantes aujourd’hui, de leur faisabilité et de leur impact réel dans l’objectif de réduction du réchauffement planétaire sans avoir une vocation d’exhaustivité. Pour ce faire, nous jetterons un œil à l’encadrement législatif existant pour ensuite nous intéresser aux solutions existantes ou envisagées. 

Encadrement législatif et impulsions de l’Etat 

Dans le domaine de la protection de l’environnement, il semble difficilement réaliste de laisser les acteurs d’un secteur prendre l’initiative de changements d’envergure, ces changements pouvant être coûteux et d’ampleur. L’industrie de l’aviation n’est pas une exception. Sur ce sujet, les Etats, et plus largement les ensembles d’États, ont impulsé certaines dynamiques sur lesquelles nous reviendrons. Le propos s’en tiendra ici aux mesures françaises en la matière. Il s’agira de comprendre ce que l’Etat français met en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ainsi que ce qui est proposé pour conduire au remplacement progressif des solutions polluantes actuelles. 

La loi Climat-Résilience ou la recherche de réduction des émissions de CO2

La loi Climat et Résilience (ou portant lutte contre le dérèglement climatique), issue de la Convention Citoyenne pour le Climat (le rassemblement de citoyens français tirés au sort pour réfléchir entre 2019 et 2020 à des mesures pour atténuer d’au moins 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030), a été à l’origine de certaines évolutions. Elle interdit les vols intérieurs lorsqu’une alternative en train de moins de deux heures trente existe. Toutefois, en se rendant sur les sites de compagnies aériennes proposant des liaisons à l’intérieur du territoire français, il s’avère que des vols Paris-Nantes ou Paris-Lyon sont toujours disponibles alors même que ces trajets sont assurés “sur le réseau ferré national sans correspondance et par plusieurs liaisons quotidiennes d’une durée inférieure à deux heures trente” comme prévu par le Code des Transports(9). L’argument à la circulation de ces vols tiendrait au fait qu’ils assureraient majoritairement le transport de passagers en correspondance. Il reste donc des progrès majeurs à faire de ce côté-là…

Ensuite, elle impose une compensation des émissions de gaz à effet de serre aux exploitants d’aéronefs “opérant des vols à l’intérieur du territoire national et dont les émissions de gaz à effet de serre sont soumises aux obligations du système européen d’échange de quotas d’émission(10). La compensation s’opère sous la forme de crédits carbone et doit représenter 50% des émissions à compter du 1er janvier 2022, 70% dès le 1er janvier 2023 et la totalité des émissions à partir du 1er janvier 2024(11). En cas de manquement du respect des seuils de compensation fixés, les entreprises encourent une amende administrative d’une hauteur de 100€/tonne de gaz à effet de serre émise au-delà du seuil et non compensée. De plus, aucune dispense de compensation n’est permise puisque l’entreprise devra justifier de cette compensation l’année suivante en plus de l’amende administrative acquittée. Si ces mesures semblent exigeantes et donc favorables à l’introduction de nouvelles dynamiques en matière de protection de l’environnement dans le secteur de l’aviation, il n’en demeure pas moins que nous pouvons soulever les limites d’un tel dispositif qui ne revient pas à supprimer les émissions de CO2 mais à instaurer un système compensatoire. De plus, le décret d’application de cette loi prévoit une “exemption pour les exploitants d’aéronefs générant moins de 1000 tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par an”(12), ce qui suppose que l’ensemble du marché n’est pas soumis aux mêmes contraintes en matière de réduction des gaz à effet de serre.

Quand l’Etat français cherche à accélérer la transition vers des énergies durables

La feuille de route pour des biocarburants aéronautiques durables dans le transport aérien français a fixé des objectifs d’utilisation des carburants dits propres en 2020. Elle prévoit notamment que ces carburants soient déployés à hauteur de 2% en 2025 et de 5% en 2030. D’ici à 2050, ce taux de substitution du carburant fossile par un carburant alternatif propre devrait atteindre 50%(13). La typologie de biocarburants pouvant être utilisés est désormais encadrée mais nous reviendrons là-dessus. La taxe incitative relative à l’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT), prévue par l’article 266 quindecies du Code des Douanes, fixe “un objectif d’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport au-delà duquel le montant dû au titre de cette taxe est nul pour le redevable(14)

L’Etat français utilise donc les deux méthodes pour faire évoluer les comportements, la méthode incitative, via la réduction des taxes sur l’utilisation des énergies dites vertes, et punitive avec le système de compensation des droits d’émissions de gaz à effet de serre et de crédits carbone. Ces ambitions ont connu une accélération avec la crise du Covid qui a touché fondamentalement l’industrie aéronautique. 

Cette dernière a été largement fragilisée par l’interruption des déplacements inter et intra-pays et l’Etat français a choisi de saisir cette situation inédite pour engranger de nouvelles mutations de la filière aéronautique. Ainsi, un plan d’aide à ce secteur a été décidé. Il vise à appuyer la recherche-développement pour trouver des solutions alternatives aux procédés existants et construire un avion neutre en émission carbone en 2035(15). Ce plan, d’un montant d’1,5 milliard d’euros, est censé pallier les difficultés rencontrées par le secteur pendant la crise Covid en contrepartie d’une transformation accrue vers une aviation durable. 

Ainsi, il est impossible de nier les efforts réalisés pour tenter d’encadrer et de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’aviation civile. Les textes de loi se multiplient et adressent des échéances strictes en matière de compensation d’émissions de CO2 et de remplacement des carburants classiques par des biocarburants. 

Bien que ces textes contiennent des limites que nous avons exposées, il n’en demeure pas moins que l’effet incitatif de ces réglementations existe puisque les entreprises de l’aéronautique vont devoir s’y conformer sous peine de sanctions. 

L’objectif de la suite de cet article est d’étudier plus en détails les solutions qui sont envisagées en réponse à ces incitations étatiques et en remplacement du kérosène et des types d’avions, ainsi que la faisabilité de ces solutions et leurs caractéristiques.

Solutions envisagées pour réduire l’impact carbone de l’aviation civile

Dans cette partie, il s’agira d’explorer certaines des solutions alternatives ou concurrentes au kérosène qui sont mises majoritairement sur la table aujourd’hui. Ainsi, les options portant sur les avions électriques ne seront pas abordées dans la mesure où cette solution apparaît comme peu réaliste au vu du poids et du potentiel d’autonomie des batteries ainsi que des impacts écologiques de leur multiplication. Il s’agira de comprendre les enjeux associés à ces solutions et leurs limites. 

Tout d’abord, il convient de différencier les solutions qui pourraient être envisagées sur du court-terme voire qui peuvent être mises en œuvre dès aujourd’hui et celles qui requièrent davantage de recherches pour qu’elles soient opérationnelles dans plusieurs années. L’urgence de la situation planétaire nous invite à étudier ces deux temporalités étant donné que des solutions de long terme ne permettent par définition pas d’initier une transition rapide. 

Quelles solutions complémentaires au kérosène sur du court et moyen-terme ?

Une solution qui ne demande pas beaucoup de recherche et qui permettrait de réduire la pollution des avions serait de les faire voler plus bas. En effet, les traînées blanches de condensation laissées par les avions dans le ciel correspondent en réalité à la combustion du kérosène. Elles sont issues de la rencontre entre le gaz chaud du réacteur et l’air froid extérieur et sont à la fois polluantes et perturbent certains cycles naturels liés aux radiations du soleil(16). Ainsi, baisser la hauteur de vol des avions permettrait un écart de température moins important entre l’air sortant des réacteurs et l’air extérieur et de fait une réduction de la pollution. Des recherches indiquent qu’une réduction de 59% du nombre de traînées serait possible en réduisant l’altitude des avions de 610 mètres(17). La contrepartie négative à cette baisse d’altitude serait une augmentation minime de la consommation de carburant mais qui serait négligeable au vu des gains permis par la réduction des traînées. 

Dans le même registre de solutions, des progrès sont réalisés sur l’efficacité énergétique des avions en allégeant leur poids par l’utilisation de matériaux plus légers ou en les chargeant moins en carburant. De la même manière, en rendant les avions plus aérodynamiques et en optimisant les plans de vol, les avions sont moins consommateurs d’énergie. 

Une autre solution réside dans les biocarburants. S’ils sont encore peu utilisés aujourd’hui, la tendance est de les introduire progressivement. Afin de comprendre ce que recouvre le terme de biocarburants, il semble important de faire une première distinction entre les carburants dits durables et les carburants dits alternatifs. Les carburants alternatifs sont, par définition, une alternative au carburant traditionnel, à savoir le kérosène issu des énergies fossiles. Les carburants alternatifs peuvent être produits à partir d’huiles ou de graisses. Les carburants durables, quant à eux, sont des formes de carburants alternatifs qui ne viennent pas concurrencer la production d’eau ou de nourriture, qui ne dégradent pas les environnements naturels tout au long de leur cycle de production(18). Selon la réglementation européenne, deux types de carburants sont certifiés comme durables. D’abord, les kérosènes de synthèse ou e-kérosènes qui sont produits à partir de carbone et d’hydrogène. Cette solution est peu répandue aujourd’hui. Ensuite, les biocarburants ou agrocarburants qui sont issus de la biomasse (graisses animales, résidus de bois, huiles de cuisson usagées, etc.(19)). Les SAF (sustainable aviation fuel) font partie de cette dernière catégorie. 

Les biocarburants se développent aujourd’hui puisque nous avons à disposition de quoi les produire, qu’ils ne nécessitent pas de transformation des moteurs et des infrastructures actuels et que nous savons que leur utilisation réduirait de 50 à 90% les émissions carbone par rapport au kérosène classique(20). Cette réduction des émissions de gaz à effet de serre doit être entendue comme s’opérant tout au long du cycle de vie de ces biocarburants puisque leur combustion génère des émissions de CO2 au même titre que la combustion du kérosène classique mais la différence majeure réside dans la production de ces biocarburants, une production beaucoup moins émettrice que l’extraction et le raffinage du kérosène issu du pétrole. Aujourd’hui, ces biocarburants peuvent être mélangés au kérosène à hauteur de 50% et des recherches sont réalisées pour augmenter cette proportion avec un objectif d’intégration à 100% d’ici à 2030(21)

Afin d’assurer que la production de biocarburants ne se fasse pas au détriment d’autres cultures nécessaires à la production de nourriture, ni au détriment de la réduction des espaces forestiers, et qu’elle soit réellement une source de réduction des émissions de gaz à effet de serre, un encadrement est nécessaire. 

En effet, afin de développer cette filière et en réduire les coûts, certains producteurs ont privilégié l’utilisation de biomasses elles-mêmes génératrices de CO2, inhibant ainsi les bienfaits de l’utilisation de ces biocarburants. De plus, les normes de sécurité doivent être les mêmes que celles appliquées au kérosène, à savoir que ces biocarburants doivent être compatibles avec tous les types de moteurs d’avion utilisés dans le monde et doivent résister à de fortes variations de température et de pression. Nous avons précédemment évoqué la taxe incitative TIRUERT. Elle définit les types de biocarburants qui bénéficient de l’absence de taxation. Par exemple, les biocarburants produits à partir de matières premières issues de cultures destinées à l’alimentation humaine ou animale sont exclus du dispositif(22)

En 2021 et en 2022, l’avantage fiscal sur les biocarburants fabriqués à partir d’huile de palme et d’huile de soja a été supprimé. En effet, la culture de l’huile de palme et de soja présente “un risque élevé, supérieur à celui présenté par la culture d’autres plantes oléagineuses, d’induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre(23). Ces huiles étaient en effet largement utilisées car peu chères alors même qu’elles ne permettaient pas une réelle réduction des émissions de CO2 en engendrant des destructions toujours plus conséquentes des « poumons verts » de la planète. 

A contrario, certaines algues, déchets municipaux hors déchets ménagers triés, fumiers, écorces, sciures de bois, huiles de cuisson usagées, graisses animales sont identifiés comme autorisés et sont plus précisément décrits dans les ressources listées à l’annexe IX de la Directive Energies Renouvelables. Certains gisements sont simples à collecter et à valoriser mais n’ont pas vocation à évoluer en termes de disponibilités tandis que d’autres nécessitent la création de filières logistique. Plusieurs vols ont déjà été effectués avec succès sur la base d’un mélange entre kérosène classique et biocarburants et démontrent la faisabilité de cette solution sur du très court terme. La France reste en retard sur cette incorporation des biocarburants en comparaison d’autres pays d’Europe du Nord par exemple. Bien que la solution des biocarburants semble pertinente pour réduire les émissions de CO2 du secteur aéronautique en attendant de trouver et développer des solutions non-émettrices, il existe plusieurs limites. 

Tout d’abord, la question de la disponibilité se pose. En effet, si d’ici quelques années, tous les avions doivent intégrer des biocarburants, on imagine que les besoins en biomasse nécessaires à la production de ces carburants durables vont considérablement augmenter. Or, la quantité d’huiles usagées en France ne permettrait pas d’absorber cette augmentation de la demande. On peut imaginer que cette pression de la demande encourage l’extension des cultures permettant de produire ces biocarburants au détriment des forêts, aux périls de la sécurité alimentaire ou des conditions de vie des habitants des terres exploitées, par exemple. Certains indiquent qu’il faudrait mobiliser jusqu’à 15% des terres agricoles mondiales pour cultiver les biocarburants(24). En outre, cette pression de la demande provoque des effets sur les coûts. 

Aujourd’hui, les biocarburants coûtent entre trois et cinq fois plus cher que le kérosène issu du pétrole(25). Air France a déjà choisi d’impacter le prix de ses billets afin de couvrir le surcoût de l’incorporation de ces carburants durables, dans une contribution indiquée sur le billet(26). Pour d’autres, il est nécessaire de réduire ces coûts supplémentaires via une production de masse et des économies d’échelle ainsi que grâce à des subventions plus importantes des Etats. 

Ces solutions que nous avons exposées sont ainsi vouées à cohabiter avec l’usage du kérosène et l’utilisation des avions “traditionnels”, l’objectif étant de permettre une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre en attendant que des solutions plus pérennes de réduction drastique voire de suppression des émissions soient fonctionnelles. Les solutions de plus “long-terme” seront étudiées dans la partie suivante. 

Quelles solutions alternatives au kérosène sur du long-terme ? 

Cette partie portera essentiellement sur l’hydrogène, une solution qui serait applicable à la filière aéronautique et qui permettrait de voyager de manière décarbonée. La France est un leader mondial dans ce domaine puisque la société française Air Liquide fournit depuis quelques années de l’hydrogène au secteur spatial. Notre pays travaille aujourd’hui activement au développement des technologies permettant d’intégrer cette solution à une nouvelle flotte d’avions d’ici plusieurs années. 

D’ici à 2035, l’ambition principale de l’hydrogène est de remplacer complètement le kérosène dans les réservoirs des nouveaux avions ce qui permettrait à ces derniers de voler sans émission polluante à la sortie puisque la combustion de l’hydrogène ne produit que de l’eau. Etant donné que l’introduction de l’hydrogène dans l’aviation implique de repenser entièrement l’architecture, le design et la conception des avions(27), plusieurs types d’avions à hydrogène sont envisagés à ce jour : les avions à turbopropulseur, les avions à turbo-réacteur et les avions à ailes. Cette dernière option serait celle qui permettrait de transporter le plus de voyageurs. 

Un des premiers enjeux de l’hydrogène réside dans sa fabrication. En effet, bien qu’il s’agisse de l’élément le plus abondant dans l’univers, il n’existe pas naturellement seul mais couplé à d’autres molécules. En revenant rapidement aux basiques de la chimie, on s’aperçoit que la molécule d’eau en contient puisqu’elle est constituée de deux atomes d’hydrogène qui entourent un atome d’oxygène. Il est donc possible d’obtenir de l’hydrogène pur avec de l’eau, par exemple. Pour “casser” la molécule d’eau (ou d’autres molécules contenant de l’hydrogène) et isoler l’hydrogène, il existe plusieurs procédés, certains plus polluants que d’autres. On distingue ainsi plusieurs typologies d’hydrogène en fonction de la manière (plus ou moins polluante) dont il a été extrait. L’hydrogène gris est produit à partir d’hydrocarbures et d’énergies fossiles, l’hydrogène bleu est issu de la captation de CO2 et l’hydrogène vert est fabriqué à partir d’énergies renouvelables et est donc considéré comme propre. On comprend donc ici que l’hydrogène qui a vocation à décarboner l’aviation peut être lui-même source d’émissions carbone dans sa fabrication. D’ailleurs, aujourd’hui, 95% de l’hydrogène mondial est issu d’énergies fossiles et représente 2,5% des émissions globales de CO2 soit presque autant que le transport aérien(28). Nous choisissons ici de parler exclusivement de l’hydrogène vert étant donné qu’il s’agit de l’énergie que nous devrons utiliser à terme si nous souhaitons réellement décarboner de bout en bout l’aviation. 

L’hydrogène vert est produit par électrolyse de l’eau, c’est-à-dire que la molécule d’eau est “cassée” pour isoler l’hydrogène avec de l’énergie renouvelable ou bas carbone. Il existe ensuite deux manières d’utiliser cet hydrogène pour faire voler un avion. La première utilise la pile à combustible tandis que la seconde requiert un moteur à hydrogène. Dans le système de pile à combustible, chaque pile est alimentée par de l’hydrogène qui va produire de l’électricité qui viendra à son tour alimenter un moteur électrique pour propulser l’avion avec des hélices(29). Cette pile, qui produit autant de chaleur que d’électricité sera refroidie par un système d’eau. Le système de moteur à hydrogène, quant à lui, consiste à brûler de l’hydrogène dans un moteur thermique. 

La combustion de l’hydrogène produit de la chaleur et de l’eau et la première viendra propulser l’avion. A ce stade, nous comprenons aisément que la flotte aérienne que nous connaissons doit être transformée pour absorber ces nouvelles manières de faire décoller et voler un avion. Tout d’abord, la taille des réservoirs d’hydrogène sera beaucoup plus conséquente que celle des réservoirs accueillant aujourd’hui le kérosène du fait du volume beaucoup plus important de l’hydrogène. C’est en raison de ce défi lié à la taille des réservoirs que l’option de l’avion à aile volante est privilégiée aujourd’hui par Airbus car son architecture serait compatible avec des réservoirs de plus grande taille. Pour limiter tout de même la taille de ces réservoirs, les avions voleraient moins vite ce qui rallongerait la durée des vols. Dans cette configuration, un vol Paris-Sydney qui représente aujourd’hui 22 heures de vol en nécessiterait 38(30). Cela suppose donc de revoir notre conception mais également notre consommation des vols long courrier. 

Faisons ici un rapide aparté sur les énergies renouvelables et bas carbone qui sont utilisées pour isoler l’hydrogène. On parle notamment du nucléaire qui, s’il propose une énergie décarbonée, est sujet à d’autres défis comme la gestion des déchets nucléaires et l’entretien et la sécurisation des centrales. Il est également question des énergies renouvelables comme l’éolien. Ces énergies ne sont pas décarbonées à 100% puisque, si elles produisent de l’électricité sans émettre de CO2, leur cycle de vie ne l’est pas totalement si l’on considère la fabrication, le transport, la maintenance, le démontage et le recyclage (seuls les pâles ne sont pas facilement recyclables pour le moment). 

Pourtant, si le bilan carbone des éoliennes n’est pas complètement neutre, il reste meilleur que d’autres énergies. Ainsi, sur son cycle de vie, une éolienne française terrestre émet en moyenne 12,7g de CO2/kWh, une éolienne maritime 14,8 contre 490g pour le gaz fossile ou 820g pour le charbon(31). Les questions liées à l’atteinte à la biodiversité, à l’artificialisation des sols se posent également et la réglementation se durcit de plus en plus à ce sujet avec des analyses d’impact préalables et des suivis environnementaux pour limiter les impacts négatifs des éoliennes sur l’environnement dans lequel elles s’insèrent. Ainsi, même si la fabrication de l’hydrogène ne sera pas décarbonée à 100% si l’on prend en compte l’ensemble des étapes du processus en amont et en aval de la fabrication, il semble s’agir de la solution la moins émettrice de CO2. 

Mais l’utilisation de l’hydrogène dans l’aviation civile doit faire face à d’autres défis. Tout d’abord, se pose rapidement la question du rendement énergétique de l’hydrogène. En effet, pour produire l’intégralité de l’hydrogène qu’on utilise aujourd’hui avec le système d’électrolyse et donc de manière décarbonée, nous aurions besoin de 3600 twh d’électricité supplémentaire soit l’équivalent de la production de l’Union Européenne entière(32) sans autre utilisation de l’électricité que celle de la production d’hydrogène vert. 

Aussi, la production d’hydrogène coûte plus d’énergie électrique qu’il n’en produit car son rendement de production n’est que de 35% : on utilise 100 unités électriques pour générer de l’hydrogène qui ne produira, à son tour, que 35 unités d’électricité(33). Ainsi, pour alimenter le trafic aérien de l’aéroport Charles De Gaulle, il faudrait couvrir 5000km² d’éoliennes soit la taille d’un département français entier(34). Le développement de l’hydrogène à une échelle industrielle va donc nécessiter de profonds changements urbains et territoriaux et des évolutions dans la manière de percevoir l’énergie que nous consommons. 

Malgré cela, l’hydrogène présente l’avantage de pouvoir être stocké contrairement à de l’électricité “pure” qui est perdue si elle n’est pas utilisée. Cette capacité de stockage permettrait de pallier à l’intermittence des énergies renouvelables qui dépendent des aléas climatiques. Il convient également de s’attarder sur la question du stockage qui présente un certain nombre de défis. Sous forme de gaz, l’hydrogène est quatre fois plus volumineux que le kérosène pour la même quantité d’énergie mais aussi trois fois plus léger. Cela demande donc de grands volumes pour le stocker tout en permettant d’alléger considérablement les avions. Notons également qu’il s’agit d’un gaz inflammable pour lequel il faudra adapter les normes de sécurité. Une solution pour faire rentrer de grandes quantités d’hydrogène dans un avion serait de le faire passer à l’état liquide, qui prend moins de place que l’hydrogène sous forme gazeuse mais qui fait perdre de la capacité énergétique. Pour cela, il faut le maintenir à -250°C(35), ce qui suppose d’avoir les réservoirs sécurisés adaptés à la conservation de cette température. Enfin, se pose la question des coûts puisqu’il va falloir développer une filière d’hydrogène vert qui n’en est aujourd’hui qu’à ses débuts. L’hydrogène vert reste trois fois plus cher à produire que l’hydrogène gris d’après la Commission européenne(36). Une taxation supplémentaire du carbone (notamment du transport routier de marchandises) et la réduction du coût des énergies renouvelables pourraient constituer des pistes de réflexion pour rendre l’hydrogène vert plus accessible. 

 

L’ambition de cet article était de tracer les contours des solutions possibles et des enjeux existants autour de la décarbonation de l’aviation civile alors même que cette filière est extrêmement dépendante des énergies fossiles et qu’elle croît fortement. 

Nous avons d’abord abordé le sujet de l’encadrement législatif et des initiatives étatiques qui se renforcent et qui viennent inciter et/ou contraindre les acteurs de la filière aéronautique à entreprendre des changements. Cela passe par la réduction des vols intra-pays, le renforcement des seuils de compensation des émissions de gaz à effet de serre pour le secteur de l’aviation, les avantages fiscaux liés à l’introduction progressive des carburants alternatifs dans les réservoirs de kérosène. 

Bien qu’ils présentent de nombreuses limites, les différents textes adoptés, les feuilles de route constituées et les plans d’aide accordés permettent d’enclencher de réelles démarches de recherche de solutions vers des avions moins polluants. Si certaines de ces solutions sont déjà prêtes à l’emploi, d’autres nécessitent encore d’importantes transformations de la flotte aéronautique actuelle. C’est sur la base de cette dichotomie entre court terme et long terme que nous avons construit la deuxième partie de cet article. Ainsi, des réductions non-négligeables de la pollution induite par l’aviation sont possibles dès aujourd’hui grâce à des mesures comme l’abaissement de la hauteur des vols, l’optimisation des plans de vols ou l’introduction systématique de biocarburants en complément voire en remplacement du kérosène classique. Ces solutions ne sont pas généralisées car certaines barrières comme la disponibilité ou les coûts contribuent encore à freiner leur extension. 

La solution qui reste la plus envisagée à long terme est celle de l’hydrogène. Cette énergie, si elle est produite de manière durable, contrairement à ce qui est pratiqué aujourd’hui, offre l’espoir de pouvoir voyager en avion à très faibles coûts environnementaux. Elle suppose de revoir à la fois les infrastructures aéronautiques puisque le design des avions et leur fonctionnement doit complètement changer ; mais également notre manière d’envisager les voyages puisqu’il faudra plus de temps pour relier deux endroits du globe. Les recherches doivent se poursuivre pour surpasser plusieurs contraintes de volume, de rendement et de coûts liées à l’utilisation de l’hydrogène vert en remplacement du kérosène. 

Il faut également prendre en compte le fait que cette option nécessitera une utilisation plus importante d’électricité, une évolution qui va à l’inverse de la sobriété énergétique qui, à raison, est de plus en plus encouragée. En complément des recherches scientifiques qui pourraient nous aider à décarboner en grande partie l’aviation, puisque nous avons vu qu’une absence d’émission ne paraît pas possible, c’est bien une évolution des mentalités qui semble nécessaire. En effet, la seule énergie propre reste celle que nous ne produisons pas. Si l’idée n’est pas de bannir la découverte d’autres contrées, il s’agit peut-être d’envisager d’autres formes de voyage en privilégiant les pays limitrophes ou en voyageant sur le temps long. De plus en plus de ressources et d’initiatives sont disponibles afin d’envisager le voyage autrement. Ainsi, Greenpeace a créé en juin dernier un guide de voyage écologique proposant des solutions pour voyager en France et en Europe sans prendre l’avion(37). Des destinations comme la Norvège, l’Allemagne ou encore la Turquie sont proposées et accompagnées de conseils et bons plans pour nous aider à sauter le pas !

Références

(1)GIEC. (2022). Climate Change 2022 : Mitigation. 6th Assessment Report. IPCC. pp. 131.

(2)Pettes-Duler, M. (2021). Conception intégrée optimale du système propulsif d’un avion régional hybride électrique. Sous la direction de Roboam, Xavier et de Sareni, B.

(3)Viard, J. (2019). L’implosion démographique, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube. pp.84.

(4)Allen, M. R., Gallagher, L., Klöwer, M., Lee, D.S., Proud, S. R et Skowron, A. (2021). Quantifying aviation’s contribution to global warming. Environmental Research Letters, 16(10).

(5)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). L’avion à hydrogène, une vraie fausse promesse écologique. Emission réalisée par France 24.

(6)Planetoscope. (2017). https://www.planetoscope.com/Avion/109-vols-d-avions-dans-le-monde.html. Consulté le 07 juin 2022.

(7)Organisation mondiale pour la Protection de l’Environnement. www.ompe.org. Consulté le 07 juin 2022.

(8)Lippert, A. (2021). Aviation : Comprendre les carburants “durables” en quatre questions. Les Echos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/aviation-comprendre-les-carburants-alternatifs-en-quatre-questions-1352443. Consulté le 07 juin 2022. 

(9)Article L.6412-3 du Code des Transports. Version en vigueur depuis le 27 mars 2022. Legifrance.

(10)Article 147 de la LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. JORF n°0196 du 24 août 2021. Legifrance.

(11) Ibid.

(12)Décret n° 2022-667 du 26 avril 2022 relatif à la compensation des émissions de gaz à effet de serre. JORF n°0098 du 27 avril 2022. Legifrance.

(13)Lancement de la feuille de route pour des biocarburants aéronautiques durables dans le transport aérien (2020). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. https://www.ecologie.gouv.fr/lancement-feuille-route-des-biocarburants-aeronautiques-durables-dans-transport-aerien-francais.

(14)Fiscalité des énergies (2022). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. https://www.ecologie.gouv.fr/fiscalite-des-energies#:~:text=Il%20s’agit%20de%20la%20taxe%20incitative%20relative%20%C3%A0%20l,%C3%A9nergie%20renouvelable%20dans%20les%20transports.

(15)Emmanuel Cugny (2020). Le brief éco. Un avion propre dans 15 ans, est-ce possible ?. Le brief éco. Franceinfo. Radio France.

(16)Dupont-Besnard, M. (2020). Et si les avions volaient plus bas pour avoir moins d’impact sur le climat?. Numerama.

https://www.numerama.com/sciences/605952-et-si-les-avions-volaient-plus-bas-pour-avoir-moins-dimpact-sur-le-climat.html. Consulté le 24 juin 2022.

(17)Majumdar, A., Schumann, U., Stettler, M. et Teoh, R. (2020). Mitigating the climate forcing of aircraft contrails by small-scale diversions and technology adoption. Environmental Science & Technology. https://doi.org/10.1021/acs.est.9b05608.

(18)Lippert, A. (2021). Aviation : comprendre les carburants “durables” en quatre questions. Les Echos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/aviation-comprendre-les-carburants-alternatifs-en-quatre-questions-1352443. Consulté le 25 juin 2022.

(19)Ibid.

(20)Brimont, G. (2017). Le biocarburant dans le secteur aérien : vers des vols plus verts?. TransportShaker. https://www.transportshaker-wavestone.com/le-biocarburant-dans-le-secteur-aerien-vers-des-vols-plus-verts/#:~:text=Les%20biocarburants%20de%20premi%C3%A8re%20et,palme%20et%20de%20la%20d%C3%A9forestation. Consulté le 25 juin 2022.

(21)AFP (2021). Les “SAF”, carburants durables indispensables pour décarboner l’aviation. Connaissance des Énergies.

https://www.connaissancedesenergies.org/afp/les-saf-carburants-durables-indispensables-pour-decarboner-laviation-210326. Consulté le 25 juin 2022.

(22)Angerand, S. (2020). Biocarburants : analyse du projet de loi de finances 2021. Canopée. https://www.canopee-asso.org/biocarburants_plf2021/. Consulté le 25 juin 2022.

(23)Décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019 du Conseil Constitutionnel. Question prioritaire de constitutionnalité Société Total raffinage France – Soumission des biocarburants à base d’huile de palme à la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants.

(24)Anne-Laure Barral (2020). Airbus annonce un avion à hydrogène dans quinze ans. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-vert/le-billet-sciences-airbus-annonce-un-avion-a-hydrogene-dans-quinze-ans_4097091.html.

(25)Novethic (2021). Les carburants durables : le pari de l’aviation pour atteindre la neutralité carbone en 2050. https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/les-carburants-durables-le-pari-de-l-aviation-pour-atteindre-la-neutralite-carbone-en-2050-150228.html.

(26)Trévidic, B. (2022). Air France – KLM instaure un supplément tarifaire pour financer les carburants verts. Les Echos.

https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/air-france-klm-instaure-un-supplement-tarifaire-pour-financer-les-carburants-verts-1377925. Consulté le 25 juin 2022.

(27)Decourt, R. (2021). “Nous en sommes avec l’hydrogène où nous en étions avec l’essence au début de l’aviation”. Futura Sciences.

https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/avion-hydrogene-avion-decarbone-changera-nos-habitudes-voyage-73099/. Consulté le 26 juin 2022.

(28)De Monicault, V. (2021). Carburants alternatifs dans l’aérien : mirage ou eldorado?. Déplacements Pros. https://www.deplacementspros.com/transport/carburants-alternatifs-dans-laerien-mirage-ou-eldorado. Consulté le 26 juin 2022.

(29)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). L’avion à hydrogène, une vraie fausse promesse écologique. Emission réalisée par France 24.

(30)Decourt, R. (2021). op.cit.

(31)Greenpeace. Quel est l’impact environnemental des éoliennes?.

https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-eolienne/. Consulté le 26 juin 2022.

(32)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). op.cit.

(33)Ibid.

(34)Ibid.

(35)Gérard Feldzer (2020). Le billet sciences. Vers une aviation verte grâce à l’hydrogène ? Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-vert/le-billet-vert-vers-une-aviation-verte-grace-a-lhydrogene_3989185.html. Consulté le 26 juin 2022.

(36)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). op.cit.

(37)Le guide est disponible ici : https://www.greenpeace.fr/voyage-ecologique/telecharger-le-guide/.

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