Inflation ou récession ?

Chronique

Inflation ou récession ?

Le dilemme de la Fed et l’impuissance européenne
Dans sa chronique mensuelle, David Cayla craint que la disparition des politiques monétaires accommodantes du fait de l’inflation ne débouche sur une récession. Mais tandis que les Etats-Unis se sont dégagés des marges de manœuvre en matière de politiques économiques qui pourraient leur permettre d’éviter une crise, l’Union européenne reste coincée dans ses institutions néolibérales qui l’empêchent d’agir. La récession qui vient sera-t-elle enfin l’occasion d’une remise en cause du modèle européen?

Les mauvaises nouvelles économiques s’accumulent. Cet été, la Chine a connu une déflation historique sur fond de crise immobilière, d’endettement des collectivités territoriales et d’un niveau record de chômage des jeunes. Si la crainte d’une récession a longtemps plané sur l’économie américaine, c’est aujourd’hui la zone euro qui est touchée, avec une récession technique au début de l’année 2023 mise en évidence par la révision des chiffres du PIB du 8 juin dernier.

Le problème est que les marges de manœuvre laissées aux États pour modifier le cours de l’économie sont réduites. Une vidéo d’Alexandre Mirlicourtois, publiée le 31 août dernier sur Xerfi Canal, concluait d’un épuisement du modèle économique européen. Fondée sur le commerce et les exportations, l’économie européenne ne serait plus adaptée au grand basculement géopolitique que le monde connaît aujourd’hui et qui nécessiterait une réaffirmation de l’autonomie stratégique de l’UE. Le danger est que, face au conflit Chine / États-Unis, l’Europe soit progressivement reléguée, voire vassalisée par la puissance américaine. Militairement dépendante de l’OTAN et privée de gaz russe, elle a de fait accru sa dépendance vis-à-vis des États-Unis ces derniers mois.

L’échec des stratégies économiques européennes

L’impasse européenne d’aujourd’hui est sans aucun doute la conséquence des échecs d’hier. Dans les années 2000, le grand projet européen était la « stratégie de Lisbonne » qui visait à faire de l’UE « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Rien que ça ! Dans les années 2010, la stratégie « Europe 2020 » prit le relais avec les mêmes ambitions en matière de recherche et d’innovation, mâtinée d’une dose d’écologie et de croissance verte. Que constate-t-on plus de vingt ans plus tard ? Non seulement l’essentiel de l’innovation, en particulier dans le numérique, est venue des États-Unis (smartphones, voitures électriques performantes, réseaux sociaux, Uber, Netflix, Chat GPT, …) mais surtout l’économie européenne progresse moins vite que celle des États-Unis.

L’écart qui s’accroit entre ces économies est un fait nouveau. Jusqu’aux années 1980, l’Europe de l’Ouest avait une croissance structurellement plus forte que celle des États-Unis du fait du rattrapage de l’après-guerre. L’écart s’est ensuite stabilisé, avant de se creuser. En termes réels (c’est-à-dire hors inflation), entre 1999 et 2022, le PIB par habitant a augmenté de près de 33% aux États-Unis, contre 25% au sein de la zone euro et au Royaume-Uni (figure 1). Autrement dit, les revenus aux États-Unis augmentent 30% plus vite que sur le continent européen alors qu’ils sont deux fois plus élevés ($37 150 par habitant pour la zone euro contre $76 400 aux États-Unis en 2022). Du rattrapage, on est passé au décrochage.

Figure 1 : Évolution comparée des revenus réels (PIB/hab) entre 1999 et 2022

On peut bien entendu questionner la pertinence du PIB comme indicateur pertinent du niveau de vie et relever, par exemple, qu’en termes d’espérance de vie, d’émissions de CO2, d’inégalités et même de bien-être social, la situation des Européens est sans doute meilleure que celle des Américains. Mais on manquerait alors l’essentiel : la question n’est pas de savoir où l’on vit le mieux, mais d’analyser la capacité des politiques publiques à accomplir les objectifs que les responsables politiques se sont donnés. Or, si on entend devenir l’économie la plus « innovante » et la plus « compétitive » au monde et que l’on aboutit, vingt ans plus tard, à une économie où la croissance et l’innovation sont plus faibles qu’ailleurs, c’est qu’il y a quelque chose qui dysfonctionne dans la capacité des dirigeants européens à agir sur la réalité.

Plus largement, si cette situation est inquiétante c’est aussi parce que les enjeux économiques et climatiques auxquels l’UE est confrontée sont immenses. Pour l’avenir, il ne s’agira pas simplement de préserver l’innovation et la compétitivité mais d’organiser une vaste et profonde transition écologique afin de décarboner le système productif européen. Or, si l’UE n’est pas parvenue à devenir une économie innovante et compétitive entre 2000 et 2020, qu’est-ce qui nous garantit qu’elle pourra atteindre ses objectifs climatiques d’ici 2050 ? C’est toute la crédibilité européenne qui est mise à mal par l’échec de la stratégie de Lisbonne et l’impuissance de ses politiques économiques.

L’impuissance des politiques économiques européennes

Il est nécessaire, à ce stade, de rappeler quelques définitions. Tout d’abord, une politique économique se définit comme l’action discrétionnaire d’une autorité publique sur le système économique, entreprise dans le but d’accomplir des objectifs politiques. Ainsi, mener une politique économique, c’est changer les règles, « bousculer le réel », afin de corriger une trajectoire qui ne serait pas conforme aux objectifs qu’on s’est donnés. La nature d’une politique économique est donc d’être discrétionnaire, c’est-à-dire qu’elle doit relever d’un choix souverain. Elle représente l’action d’une autorité publique investie d’un pouvoir et d’une légitimité institutionnelle pour agir.

Dans les faits, on distingue quatre grands types de politiques économiques. Les politiques budgétaires visent à utiliser le levier du budget (fiscalité, dépenses…) pour redistribuer les ressources au sein de l’économie ; les politiques monétaires déterminent les taux d’intérêt et encadrent le fonctionnement du système bancaire ; les politiques commerciales entendent réorganiser les échanges avec l’extérieur (plus ou moins de protectionnisme ou de libre-échange) ; enfin les politiques industrielles accompagnent la transformation du système productif en intervenant directement dans certains secteurs stratégiques par des subventions, la mise en place de normes, voire, au sein même des entreprises par des nationalisations.

Dans un État pleinement souverain et démocratique, les politiques économiques, ainsi que leurs objectifs, devraient être débattues publiquement, mises en œuvre, puis leurs effets évalués, avant d’être éventuellement révisées au cours d’un processus de consultation citoyen. Le problème est que la plupart de ces politiques ont été soustraites à l’action souveraine des États et donc au débat public. Ce processus d’ « impuissantisation » des politiques économiques s’est produit en deux temps.

Dans un premier temps, on a redéfini le cadre légitime de l’action publique dans l’économie. Pour cela, les théoriciens du néolibéralisme ont proposé une nouvelle norme, basée sur les prix de marché dans un système concurrentiel. L’idée sur laquelle cette norme repose est que la performance économique émane d’un environnement concurrentiel qui permet d’ajuster les prix en fonction de l’offre et de la demande. Les prix véhiculent alors l’information et permettent d’ajuster les comportements de manière à maximiser l’utilité sociale. Ainsi, pour les néolibéraux, le rôle de l’État serait essentiellement d’assurer le bon fonctionnement de cette dynamique en instaurant les institutions visant à renforcer la régulation marchande : une autorité de régulation de la concurrence, une banque centrale dont le mandat est basé sur la stabilité des prix, un système social minimal afin de prévenir les désordres politiques, et enfin une mondialisation instaurant l’ouverture la plus large possible des économies aux marchés mondiaux, tant pour les marchandises que pour les capitaux.

Lire : Le dernier ouvrage de David Cayla : déclin et chute du néolibéralisme

Une fois son cadre normatif posé, le néolibéralisme s’est ensuite imposé via la création d’institutions juridiques et politiques spécifiques. En Europe, la signature de l’Acte unique européen en 1986 constitue un moment de basculement. La création du marché unique a de fait imposé une double contrainte aux politiques économiques. D’abord, le principe de libre circulation du capital au sein de l’UE et vis-à-vis des pays tiers accéléra brutalement la financiarisation des économies et la perte de contrôle du politique dans ce domaine ; ensuite, l’interdiction de « fausser « la concurrence par des aides publiques empêcha toute politique industrielle. Les traités de Maastricht en 1992 et d’Amsterdam en 1997 parachevèrent la « néolibéralisation » de l’UE par l’instauration de nouvelles contraintes budgétaires (le fameux critère de 3% de déficit public) et par la création d’une banque centrale indépendante des pouvoirs élus et ayant pour mandat quasi exclusif la stabilité des prix. Ajoutons à ce tableau la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 et la réaffirmation, dans les traités européens, de l’objectif libre-échangiste et nous avons dressé le panorama complet des nouvelles institutions qui encadrent et limitent l’action publique dans l’économie.

Un point mérite d’être souligné. Avec la création du marché unique, la marchandisation de l’économie s’est étendue. Ainsi, les services publics tels que l’énergie, les transports, les télécommunications… n’ont plus été considérés comme relevant du domaine de l’action publique mais de celui du marché. C’est ainsi qu’on a créé les marchés des transports aérien et ferroviaires, que les services de téléphonie et d’accès à internet sont aujourd’hui fournis par des entreprises privées en concurrence et que l’électricité et le secteur énergétique ont été libéralisés.

Lire : Comment et pourquoi le marché européen de l’électricité a déraillé ?

La mise en place, sur le continent européen, de ces nouvelles institutions héritées de l’Acte unique et du traité de Maastricht a contribué à démanteler la capacité des autorités élues à mener des politiques économiques. Au discrétionnaire de la politique, le néolibéralisme préfère la stabilité de la règle.

La seule politique qui est restée entre les mains des élus est la politique budgétaire, dans le sens où chaque année le Parlement vote le budget. Mais la portée de cette dernière fut considérablement amoindrie. Ainsi, la règle des 3%, jugée insuffisante pour éviter les « dérapages » budgétaires des États fut complétée par la pratique du « semestre européen » qui consiste à faire avaliser en amont la politique budgétaire par la Commission ainsi que par le Pacte budgétaire de 2012 qui instaura des sanctions automatiques en cas de déficit public structurel. Enfin, l’interdiction faite aux banques centrales de financer directement les États ont conduit ces derniers à se soumettre à la loi des marchés financiers pour emprunter à moindre coût.

La politique budgétaire est restée formellement souveraine mais elle a été mise sous surveillance, ce qui fait qu’il est de plus en plus difficile d’affirmer qu’elle relève encore du discrétionnaire. Pour ce qui est des politiques industrielles, commerciales et monétaires, elles ont été entièrement soustraites à l’arbitrage démocratique. Ainsi, la politique industrielle, jugée incompatible avec le principe de la coordination concurrentielle fut démantelée avec la fin du commissariat général au plan en 2006. L’extension du principe de concurrence et les libéralisations privèrent l’État de sa capacité à agir concrètement sur le tissu industriel. La politique commerciale, compétence exclusive de l’UE, fut quant à elle déléguée à la Commission qui s’empressa de signer une série de traités de libre-échange, conformément aux textes. Enfin, la politique monétaire fut déléguée à la BCE, sans aucun contrôle politique et dans le cadre d’un mandat ayant pour premier objectif la stabilité des prix.

Au terme de ce processus de néolibéralisation de l’UE, la capacité du pouvoir politique à agir sur l’économie fut ainsi réduite à presque rien. À quoi bon, dès lors, réunir les chefs d’État des pays européens et s’engager sur une stratégie quelconque si les leviers de l’action politique échappent aux élus ? N’est-ce pas là qu’il faudrait chercher l’origine de l’échec de la Stratégie de Lisbonne et d’Europe 2020 ?

Les brèches dans un système cadenassé

Dans Populisme et néolibéralisme, paru en 2020, j’estimais que l’impuissance publique à agir sur l’économie était l’une des causes principales de la perte de confiance envers le politique et les institutions et qu’elle expliquait pour partie la montée des mouvements populistes. Pourtant, ces dernières années ont montré que des failles pouvaient apparaitre dans le cadenassage néolibéral et que des marges de manœuvre pouvaient réapparaître.

La première brèche fut celle de l’explosion de la crise financière en 2008. Tétanisée par l’éventualité d’un effondrement des institutions financières, la banque centrale américaine (appelée aussi Réserve fédérale ou Fed), s’est mise à sortir de ses prérogatives habituelles en intervenant directement sur les marchés par le rachat des titres immobiliers puis de bons du Trésor. Cette nouvelle politique monétaire, qu’on a appelé « quantitative easing » (assouplissement quantitatif) visait à faire baisser les taux d’intérêt à long terme afin de faciliter le financement des plans de relance. Elle fut bientôt imitée par les autres banques centrales qui devinrent les régulatrices des marchés financiers.

La deuxième brèche fut celle produite par la crise du covid. À cette occasion, les banques centrales fournirent non seulement toutes les liquidités nécessaires pour éviter une crise bancaire, mais elles intensifièrent leurs rachats de titres publics afin de garantir aux États des taux d’intérêt très faibles permettant de financer le « quoi qu’il en coûte ».

Ainsi, pendant plus de dix ans, les politiques monétaires jouèrent un rôle prépondérant dans la régulation de l’économie mondiale. Car même si les banques centrales ne sont pas contrôlées par les gouvernements du fait du principe d’indépendance, ce sont les seules institutions qui ont gardé intactes leurs prérogatives et qui peuvent se permettre d’agir encore souverainement. Depuis 2008, profitant de la faiblesse de l’inflation qui leur donnait des marges de manœuvre, les banques centrales ont donc utilisé les politiques monétaires pour soutenir l’économie mondiale. En maintenant des taux d’intérêt faibles, elles ont incité les prêts bancaires et ont soutenu l’investissement. Ce contrôle par les banques centrales des marchés financiers s’avéra très efficace. Depuis 2008, aucune crise financière d’envergure mondiale n’a éclaté. Une si longue phase de stabilité financière est tout simplement inédite depuis le début des années 1980 et la libéralisation financière.

La fin des politiques monétaires accommodantes ?

Les crises de 2008 et du covid ont permis aux politiques monétaires de rompre avec la logique néolibérale en renouant avec un certain souverainisme. Le problème est que cette période est sans doute en train de se refermer. Tant que l’inflation était contenue, les banques centrales avaient les coudées franches. Elles pouvaient respecter leur mandat tout en menant des politiques favorables à la croissance. Mais depuis que l’inflation a fait sa réapparition, elles sont tenues de résorber la hausse des prix, quitte à prendre le risque de la récession.

C’est aux États-Unis qu’un dilemme se pose désormais à la Fed. Jusqu’au printemps 2022, la banque centrale américaine avait pu mener une politique monétaire favorable à la croissance en maintenant des taux d’intérêt proches de zéro. Du fait de la hausse de l’inflation, le taux d’intérêt réel (qui représente le coût réel du crédit calculé par la différence entre le taux d’intérêt nominal à court terme et le taux d’inflation) a rapidement baissé et s’est enfoncé dans le négatif. Cette situation a contraint la Fed à augmenter rapidement son taux de refinancement et l’écart avec le taux d’inflation s’est réduit. Il s’est réduit d’autant plus vite que l’inflation a elle aussi diminué, ce qui fait qu’en un an le taux d’intérêt réel s’est rapidement redressé pour s’approcher de zéro en avril 2023 (figure 2).

Figure 2 : évolution du taux d’intérêt, du taux d’inflation et du taux d’intérêt réel aux États-Unis entre janvier 2021 et juillet 2023

En dépassant l’inflation, les taux directeurs de la banque centrale américaine ont engendré des taux d’intérêt réels positifs. Une première depuis 2009 ! Pour autant, la marge de manœuvre de la Réserve fédérale ne s’est pas rétablie puisqu’avec une inflation qui se maintient au-delà de 3%, l’économie américaine n’atteint pas l’objectif d’inflation de 2%. Ainsi, du point de vue de son mandat, tel qu’il est interprété par la théorie économique dominante[1], la Fed est tenue de maintenir des taux d’intérêt élevés.

Ces taux élevés engendrent plusieurs conséquences néfastes pour l’économie américaine.

Tout d’abord, cela rend l’accès au crédit plus cher. Or, beaucoup d’entreprises se sont fortement endettées durant la période de taux d’intérêt faibles qui a duré plus de dix ans. Lorsque leurs emprunts arriveront à échéance, elles devront en recontracter de plus onéreux, ce qui pourrait menacer leur solvabilité et les pousser à la faillite.

Qui dit crédit plus cher dit aussi difficulté à consommer pour les ménages et à investir pour les entreprises. Cela contribue à freiner la demande et à limiter les débouchés. La baisse de l’investissement sera d’autant plus forte que des entreprises chercheront par ailleurs à se désendetter.

Si la demande faiblit, l’offre doit s’adapter. En réduisant leur production, les entreprises sont amenées à licencier une partie de leur personnel. L’emploi diminue et le chômage augmente.

Enfin, les banques elles-mêmes sont doublement touchées. D’une part elles doivent assumer le risque de non-remboursement de la part d’entreprises qui ont été mises en faillite ; d’autre part elles subissent une perte dans leur bilan, puisque les créances qu’elles détiennent sont dévalorisées en raison de leur rémunération qui devient plus faibles que le taux d’inflation. Certes, lorsque les taux augmentent les banques gagnent en chiffre d’affaires car les nouveaux crédits qu’elles accordent sont mieux rémunérés. Mais la valeur des crédits accordés par le passé diminue. L’effet négatif de la hausse des taux sur les bilans des banques peut ainsi être supérieur à son effet positif sur le chiffre d’affaires et menacer ainsi leur solvabilité.

Un nouvel espoir… mais aux États-Unis seulement

La politique monétaire de la Réserve fédérale condamne-t-elle les États-Unis à terminer l’année 2023 en récession ? La fin des politiques monétaires accommodantes du fait de l’inflation va-t-elle entrainer une nouvelle crise financière ? C’est tout à fait possible, mais les États-Unis gardent quelques marges de manœuvre pour éviter la trajectoire d’une récession inéluctable. En effet, contrairement à l’Union européenne, ils n’ont pas commis l’erreur d’institutionnaliser le néolibéralisme dans leurs textes fondamentaux. Ainsi, alors que la politique monétaire devient impuissante, le gouvernement Biden n’hésite pas à faire usage des trois autres leviers des politiques économiques.

Tout d’abord, la politique budgétaire est très massivement mise à contribution de l’économie. Dans un article publié le 3 septembre dernier le Washington Post notait que le déficit de l’État fédéral américain devrait doubler en 2023 par rapport à l’année précédente, porté par une croissance de 16% de ses dépenses et une chute de 7% de ses recettes. Un tel déficit – le Washington Post l’évalue à plus de 2000 milliards de dollars – alors que l’économie américaine n’a pas connu de récession au cours de l’année fiscale[2] est tout simplement inédit.

Ensuite, la politique commerciale américaine, depuis l’ère Trump, n’est plus du tout libre-échangiste, et sur ce plan Biden joue la continuité. Les sanctions imposées à la Chine et à la Russie ainsi que le refus de nommer les juges chargés de faire fonctionner l’organe de règlement des différends de l’OMC participent d’un retournement de la politique commerciale américaine. Il y a un an, la secrétaire au Trésor Janet Yellen a défini la nouvelle politique commerciale américaine en utilisant le l’expression « friendshoring » qui signifie qu’au libre-échange généralisé les États-Unis souhaiteraient instaurer une mondialisation « entre amis »… pour ne pas dire « avec des vassaux ».

Enfin, en ce qui concerne la politique industrielle, les États-Unis ont là aussi montré toute l’étendue de leur souveraineté avec l’Inflation reduction act (IRA), une ambitieuse loi dont l’objectif est de réorienter en profondeur l’économie américaine par une série de normes et de subventions, en particulier dans l’industrie de la transition écologique et de la construction de voitures électriques.

En somme, les États-Unis ont pris acte des limites de la politique monétaire et mettent donc en œuvre une nouvelle approche globale qui leur permet de réactiver les autres leviers des politiques économiques. Pendant ce temps, l’Union européenne assiste, impuissante, à la perte de capacité de sa politique monétaire sans être capable de réactiver véritablement ses propres leviers. Ainsi, le Green New Deal européen apparaît nettement moins ambitieux et volontariste que l’IRA américain, tandis que la politique commerciale européenne refuse de rompre avec le libre-échange et que la politique budgétaire redevient restrictive avec la fin de la parenthèse covid.

Dans une récente chronique au Monde, l’économiste Jean Pisani-Ferry, corédacteur avec Selma Mahfouz d’un rapport remarqué sur l’impact économique de la transition écologique, faisait le constat désabusé de l’incapacité de l’Union européenne à gérer les chocs du réel. Estimant la cible d’inflation de 2% trop bas, il écrit que « le moment viendra bientôt où la BCE pourra investir sa crédibilité dans un changement de cible. » Mais même cela ne devrait pas suffire : « la réponse à l’instabilité ne devrait pas relever de la seule politique monétaire, ajoute-t-il. Il y faudra sans doute une nouvelle division du travail entre celle-ci et la politique budgétaire. C’est maintenant qu’il faut commencer à réfléchir au nouveau régime de politique économique ».

Soutien critique de la politique d’Emmanuel Macron et européen convaincu, Pisani-Ferry ne va pas jusqu’à recommander la mise en œuvre d’une politique commerciale protectionniste et n’appelle pas au retour d’une politique industrielle ambitieuse. Mais on voit bien que, même chez les partisans les plus enthousiastes du néolibéralisme, la foi dans la régulation spontanée par les prix de marché a faibli.

Malheureusement, les traités européens continuent de cadenasser toute politique économique un peu ambitieuse et il est à craindre que cette lucidité tardive ne se heurte à l’incapacité de la machine européenne à changer de cap.

David Cayla

Références

[1] Il existe des théories qui contestent l’idée que la hausse des taux d’intérêt soit systématiquement nécessaire pour résoudre les épisodes inflationnistes. Lire par exemple cet article de l’économiste Dani Rodrik.

[2] Aux États-Unis, l’année fiscale commence le 1er octobre et se termine le 30 septembre de l’année suivante.

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L’interdiction des abayas ou l’arbre qui cache la forêt

Édito

L’interdiction des abayas ou l’arbre qui cache la forêt

Le 27 août, quelques jours avant la rentrée scolaire, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal a pris la décision d’interdire les qamis et les abayas à l’école. Cette mesure était attendue par les personnels éducatifs et s’inscrit dans la droite ligne de l’esprit de la loi de 2004. Un laïque conséquent ne peut que s’en féliciter. Toutefois, choisir de faire de cette interdiction le sujet principal de la rentrée scolaire permet au nouveau ministre d’éviter les sujets qui fâchent, à savoir la crise multifactorielle que traverse l’école publique.

Le 27 août, quelques jours avant la rentrée scolaire, le nouveau ministre de l’Education nationale Gabriel Attal a pris la décision d’interdire les qamis et les abayas à l’école. Cette mesure était attendue par les personnels éducatifs et s’inscrit dans la droite ligne de l’esprit de la loi de 2004. Un laïque conséquent ne peut que s’en féliciter. Toutefois, choisir de faire de cette interdiction le sujet principal de la rentrée scolaire permet au nouveau ministre d’éviter les sujets qui fâchent, à savoir la crise multifactorielle que traverse l’école publique. La phrase de Charles Péguy s’applique tout aussi bien aux détracteurs de la laïcité qu’aux gouvernants qui ont abandonné l’école publique : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».

L’annonce de Gabriel Attal a fait réagir sur les réseaux sociaux – qui bien qu’étant une bulle fermée sur elle-même, influence tout de même la sphère politico-médiatique. Le tombereau d’insultes qu’a suscité, à titre d’exemple, la prise de position laïque du députée socialiste Jérôme Guedj en témoigne. Alors que selon un sondage IFOP près de 80% des Français approuvent cette mesure (60% des sympathisants LFI et EELV), une partie des militants de gauche perd de vue à la fois sa boussole laïque et son électorat. L’argument des contempteurs de l’interdiction qui revient le plus souvent est le suivant : l’abaya est un habit culturel et non cultuel, aussi le prohiber revient à exercer un racisme pur et dur qui vise une nouvelle fois les musulmans. C’est d’ailleurs, disent-ils, ce qu’affirme le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM). Notre réponse tiendra en plusieurs points.

Premièrement, en République laïque celle-ci n’a pas à tenir compte des considérations des institutions religieuses concernant tel ou tel vêtement pour apprécier son éventuelle dimension cultuelle. L’Etat n’a en la matière pas besoin des appréciations théologiques des docteurs de l’islam ou du catholicisme. Comme l’a expliqué Patrick Weil dans un entretien à Marianne, « le burkini n’était pas prévu dans le Coran, les vêtements portés par les juifs orthodoxes Loubavitch ne sont pas non plus obligatoires selon la pratique traditionnelle mais on ne dira pas pour autant que ces tenues ne sont pas religieuses. C’est le juge qui va déterminer ce qui est religieux ou pas ». Ce qui fait office de caractère religieux, c’est notamment le fait que le vêtement soit porté de manière permanente. La rédaction adoptée par la loi du 15 mars 2004 – celle qui prohibe le port de signes religieux ostensibles – ne se limite pas aux vêtements religieux par nature, mais vise aussi les signes religieux par destination. La jurisprudence du Conseil d’Etat, depuis 2007, confirme cet esprit de la loi. En 2007 il avait jugé qu’un bandana couvrant les cheveux manifestait une appartenance religieuse ostensible, alors qu’à ma connaissance nul verset du Coran ne mentionne un quelconque bandana.

Deuxièmement, et c’est un point que beaucoup de personnalités politiques omettent, c’était une décision attendue massivement par les personnels éducatifs. Seuls 15% d’entre eux considéraient que les abayas et les qamis étaient des habits culturels, contre 68% qui les voyaient comme des signes religieux – et donc tombant sous le coup de la loi de 2004. Depuis près d’un an, les professeurs et proviseurs demandaient au ministère des consignes claires. Pap Ndiaye n’avait pas tranché, et mettait par là même les professeurs dans la confusion. Pourtant dès juin 2022 le Conseil des sages de la laïcité conseillait, par la voix de son secrétaire général Alain Seksig, « de ne pas laisser à nouveau les personnels de direction livrés à eux-mêmes ». Le « à nouveau » est à ce titre édifiant, et renvoie à la situation pré-loi de 2004 pendant laquelle les enseignants n’arrivaient plus à gérer le port du voile islamique en classe. Cette interdiction va donc soulager les personnels éducatifs, et permet une clarification demandée depuis un an par les syndicats. Le soutien apporté le 29 août par Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, à la décision de Gabriel Attal, en est révélatrice.

Troisièmement, et ce point-là est passé sous silence par les insoumis et écologistes, l’abaya n’est pas une simple mode vestimentaire qui sort de nulle part. Les atteintes à la laïcité ont doublé entre l’année scolaire 2022-2023 et la précédente. Le port de tenues religieuses représentait « 15 % à 20 % des faits rapportés jusqu’au printemps 2022 et dépassent désormais les 40 % des remontées mensuelles » (Le Monde).  Si le port de l’abaya était à l’école inexistant il y a encore quelques années, et s’il apparaît désormais massivement dans certains lycées – selon Iannis Roder, expert à la Fondation Jean Jaurès, certains lycées lyonnais voyaient près de la moitié des jeunes filles porter un abaya en classe -, ce n’est pas un hasard. Dès l’été 2022, les renseignements territoriaux alertaient le ministre d’une offensive menée par des prédicateurs islamistes sur les réseaux sociaux, notamment tiktok. Etait mise en avant une stratégie de contournement de la loi de 2004, justement grâce au port de quamis et d’abayas – mais, évidemment, il était surtout demandé aux femmes de se couvrir le corps… Ces appels ont été massivement relayés sur les réseaux sociaux, ce qui explique pourquoi, à la rentrée de septembre 2022, des milliers d’abayas sont apparus dans les écoles françaises.

 

La décision du ministre, mettant fin au flou de son prédécesseur, s’avère être une sage décision. Mais, non content de faire parler de lui, le ministre renforce volontairement les lignes de fracture à gauche sur les questions de laïcité. Par ailleurs le choix d’en faire le sujet principal de la rentrée scolaire apparaît au mieux comme un camouflet, au pire comme une instrumentalisation visant à passer sous silence d’autres sujets majeurs. Il manquera en effet 3 000 professeurs à la rentrée, des dizaines de milliers d’élèves rateront des cours essentiels à leur instruction. Le ministre se garde bien de proposer de véritables mesures financières pour remédier à ce problème, qui une nouvelle fois touchera principalement les plus pauvres, ceux qui n’ont pas leur famille pour les aider en cas de cours manqués. Se découvrant laïque, le ministre se garde pourtant bien de toucher à l’école privée, dont on sait grâce au fichier détaillé de l’Indice de position sociale (IPS) (dont la publication a longtemps été obstrué par l’ancien ministre) que les différences sociales s’accroissent entre école privée et école publique. Les écoles privées accueillent de plus en plus d’enfants de bourgeois, là où la ségrégation sociale de l’école publique ne fait que se renforcer d’année en année. Le précédent ministre avait tenté tant bien que mal d’endiguer ce phénomène, mais la toute-puissance de l’école privée en France (pourtant largement financée par des fonds publics) l’en a empêché. Se découvrant laïque, le ministre se garde pourtant bien de s’attaquer aux ghettos scolaires où l’islamisme fait florès, où la gangrène identitaire prospère sur la disparition des services publics. Pas de lutte contre le repli communautaire sans mixité sociale et culturelle. Gageons de garder en tête la maxime de Jaurès : « La République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale ».

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Entretien avec Philippe Brun, député de la 4ème circonscription de l'Eure
Dans cet entretien, Philippe Brun, député socialiste de l’Eure et membre de l’Université des possibles, présente un constat accablant pour la gauche : celle-ci ne parle plus aux classes populaires. Loin d’opposer France périphérique et banlieues, il propose aux partis de gauche de renouer avec l’esthétique populaire tout en offrant une alternative crédible à Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
LTR : Sur les cinq circonscriptions de l’Eure, on compte quatre députés RN, contre zéro lors des élections législatives de 2017. Comment expliquez-vous cela ?
Philippe Brun :

L’Eure est un territoire à la fois rural et périurbain qui vit tous les symptômes de la France contemporaine. D’abord il y a eu une forte désindustrialisation dans les années 1980. Dans ma circonscription, à Louviers, Bernard Tapie est venu fermer la dernière usine de piles Wonder qui salariait 2000 personnes, l’entreprise Philipps aussi est partie, beaucoup d’autres ont fait de même. Dans le même temps, l’Eure connaît tous les stigmates de ce qu’on appelle la « France périphérique ». Je pense par exemple à la désertification des services publics. Dans ma circonscription, on a fermé sept centres des finances publiques en cinq ans, une quinzaine de classes d’écoles dans le département, plus d’une dizaine de bureaux de poste, etc. On a aussi une désertification médicale très marquée, nous sommes le premier désert médical de France métropolitaine avec 63 médecins pour 100 000 habitants, on a perdu 50 médecins généralistes sur les cinq dernières années et on en perd 8 dans ma circonscription seulement en 2023.

Donc désert de services publics, désert médical, et enfin désert de sociabilité. Le développement urbain de l’Eure est caractérisé par l’explosion du nombre de lotissements et la périurbanisation croissante qui amène son lot de destructions d’infrastructures collectives. On assiste à un affaiblissement des référentiels collectifs, et cela amène à avoir des villages où il n’y a plus rien : ni café, ni bistrot. C’est statistique, le Rassemblement national fait ses meilleurs scores dans les villages où il n’y a plus de café.

LTR : Comment est perçu le lien entre gauche et classes populaires dans votre circonscription ?
Philippe Brun :

Le très mauvais bilan de François Hollande est toujours pointé, mais pas seulement. Il y a un problème esthétique, la gauche doit retrouver une esthétique populaire. Dans les slogans, les couleurs, les choix des mots, nous nous sommes éloignés des classes populaires. Et depuis quelques années la gauche a tendance à s’intéresser à des sujets périphériques, je ne parle pas forcément des sujets « sociétaux », mais plutôt des polémiques sur le Tour de France, la viande, les sports automobiles, etc. Il y a également certains slogans qui sont repoussoirs ; dire que la police tue, alors que dans mon département c’est le dernier service public qui tient encore à peu près debout, ce n’est pas possible.

Retrouver cette esthétique populaire, c’est ce que j’ai fait pendant ma campagne : on a tracté sur les foires à tout, sur les ronds-points. Nous avons également créé la « fête populaire » qui, avant d’être politique, est une véritable fête ! On a des manèges, des trampolines, des auto-tamponneuses, et au milieu de tout ça : un atelier sur le féminisme, ou l’écologie, ou le travail, et un discours à la fin. Ça a été un vrai succès l’année dernière, on a eu plus de 500 participants alors que je n’étais absolument personne et qu’il n’y avait pas de personnalité nationale à cet évènement. Voilà ce qu’il est possible de créer.

LTR : A l’automne 2022, avec plusieurs autres parlementaires socialistes, vous publiez une tribune intitulée « une ligne populaire pour sauver la gauche ». Pouvez-vous nous présenter votre démarche ?
Philippe Brun :

Avec l’éruption de la NUPES, chaque parti politique de gauche est creusé par le débat suivant : faut-il continuer à parler, ou non, avec la France insoumise. De mon point de vue ce débat est suranné, il faut utiliser la NUPES comme un levier pour faire passer nos idées. Avec cette tribune on voulait montrer aux dirigeants du parti socialiste qu’on passait à côté du vrai débat : l’expansion du Rassemblement national et la fin prochaine de la Macronie. Les 150 députés obtenus sont une belle réussite, mais il y a un effet d’optique : on ne progresse pas en nombre de voix par rapport à il y a cinq ans. Le RN a gagné 2 millions de voix en 5 ans, la gauche seulement 10 000.

On a un problème de discours sur le fond, on perd des électeurs chez les ouvriers et les employés. L’idée de la « ligne populaire » c’est d’appliquer à chacune de nos réflexions, à chacune de nos positions, un principe simple : nous devons servir les intérêts des classes moyennes et des classes populaires. La ligne populaire est un nouveau cadre d’analyse qui nous permet de mettre en avant ce que nous voulons défendre.

LTR : Dans le paysage politique on a tendance à opposer les campagnes et les quartiers populaires. Comment pensez-vous l’articulation entre les deux ?
Philippe Brun :

Je ne crois pas à cette divergence, je pense qu’il y a une erreur d’analyse liée à la circonstance suivante : les quartiers populaires ne votent pas pour Marine Le Pen parce qu’elle est raciste, et qu’ils sont composés majoritairement de populations d’origine étrangère. Mais le discours de la gauche ne convainc pas les quartiers, en réalité très peu de gens vont voter. L’ouvrier de quartier n’est pas davantage convaincu par la gauche que l’ouvrier rural, la différence c’est que l’ouvrier de quartier il est peut-être d’origine étrangère et donc il considère que le RN est dangereux pour lui, à l’inverse de l’ouvrier rural qui lui n’a pas peur du RN. C’est pour cela qu’au Parti socialiste, on m’a chargé de m’occuper de la convention « retrouver le peuple ». L’objectif n’est pas de retrouver uniquement le peuple rural, mais le peuple dans toutes ses composantes.

LTR : Pendant l’épisode de la réforme des retraites, c’est clairement la gauche et la NUPES qui ont été sur le devant de la scène. Pourtant, lorsqu’on observe les sondages, on constate qu’en ne faisant rien, le RN a davantage marqué de points que la gauche. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Philippe Brun :

La gauche a montré à la fois sa persévérance dans le combat mais aussi son incapacité à lutter efficacement contre la réforme des retraites. La France insoumise a fait de l’obstruction parlementaire pour empêcher l’Assemblée nationale de voter le fameux article 7 [Ndlr, qui repoussait l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans]. Les gens ont bien compris que la gauche a joué l’outrance avant l’efficacité. J’étais dans l’hémicycle, le dernier vendredi de discussion de ce texte, et je peux vous assurer que nous étions majoritaires dans l’opposition à cet article 7 : nous aurions dû aller au vote. Ce vote a été empêché par Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin, responsable de la France insoumise pour ce texte, avait décidé de retirer tous ses amendements, comme ce que les socialistes, communistes et écologistes ont fait, afin de pouvoir aller au vote de cet article 7. Jean-Luc Mélenchon a forcé son groupe à ne pas le faire, il porte une responsabilité dans cet échec.

Les gens dans ma circonscription me le disent : on en a marre du bazar de la NUPES à l’Assemblée nationale. Il faut une équipe B pour remplacer celle de Macron. Or aujourd’hui, pour les Français, l’équipe B de Marine Le Pen apparaît comme plus sérieuse que la nôtre. Notre équipe paraît outrancière et inefficace. Nous devrions montrer l’image d’une gauche prête à gouverner.

LTR : Depuis votre élection, vous êtes beaucoup sur le terrain en circonscription. Est-ce qu’avec les gens que vous côtoyez et que vous essayez de convaincre dans l’Eure, vous sentez une sensibilité retrouvée à la gauche ? Arrivez-vous à faire changer d’avis d’anciens électeurs RN ?
Philippe Brun :

J’étais justement tout à l’heure en discussion avec Virginie : elle était sympathisante du RN et aujourd’hui elle réfléchit à nous rejoindre. La politique c’est du travail de terrain, de persuasion individuelle. Les gens ne se politisent pas qu’à travers la télévision mais aussi par des discussions. Et dans ma circonscription ça fonctionne, je fais 7 événements par jour le week-end dans l’Eure : chaque semaine, cela représente des centaines de personnes que j’essaye – et que souvent j’arrive – à convaincre. Ma proposition de loi pour nationaliser EDF et créer un bouclier énergétique tarifaire pour les artisans m’a attiré la sympathie de tous les boulangers de ma circonscription. Un boulanger qui penche à gauche c’est quand même rarissime. Une gauche de la protection face au désordre néolibéral, ça parle aux gens.

J’aimerais toutefois relativiser. La relation interpersonnelle fonctionne, mais elle ne permet pas de gagner en millions de voix à l’échelle nationale : on ne gagne pas une élection en faisant du porte à porte – même s’il faut en faire ! Après le choc de sincérité de l’accord NUPES de 2022, il faut un choc de crédibilité.

LTR : N’y a-t-il pas un effet cliquet avec le vote RN ? Peut-on véritablement voter à nouveau à gauche une fois qu’on a été déçue par celle-ci et qu’on a choisi de voter pour l’extrême droite ?
Philippe Brun :

Il n’y a plus une dynamique de « plus jamais ça » tout simplement parce que la gauche n’est pas au pouvoir. En revanche il faut avoir en tête que les électeurs sont moins fidèles qu’avant, la volatilité électorale est très forte. Il n’y a aucune certitude de l’arrivée de Le Pen au pouvoir dans quatre ans, la gauche peut gagner. Tout porte à croire, quand on regarde la Macronie et qu’on écoute les discours du président, qu’Emmanuel Macron veut faire de Marine Le Pen son Medvedev. Une fois arrivée au pouvoir, compte tenu de son incompétence, elle ne pourra pas tenir cinq ans et il pourra revenir au pouvoir.

LTR : Comment la gauche peut-elle travailler son sérieux et sa crédibilité ? Ne risque-t-on pas de devenir invisibles si on est trop calmes et modérés ?
Philippe Brun :

La France insoumise parle à ce sujet de « crétinisme parlementaire ». Cela désigne les gens comme moi qui sont sérieux, qui posent des amendements et essayent de faire adopter des propositions de loi. Néanmoins je remarque que dans le dernier tract de la France insoumise, qui présente toutes les victoires de la NUPES à l’Assemblée nationale, n’est mentionnée qu’une seule grande victoire législative : ma proposition de loi visant à nationaliser EDF. Ça prouve bien qu’avec le travail législatif on peut changer la vie des gens, même dans l’opposition. Il faut qu’on ramène des victoires à la maison.

LTR : La gauche est assez taciturne sur les sujets régaliens (sécurité, immigration). Pour gagner en crédibilité, et être capable de gouverner demain, comment doit-elle se positionner sur ces enjeux classés traditionnellement « à droite » ?
Philippe Brun :

On ne va pas dénaturer notre gauche, nous n’allons pas nous aligner sur la politique danoise en matière migratoire par exemple. D’une part ce serait une faute morale, d’autre part ce serait une faute politique car elle est impraticable en France. Nous ne sommes pas un pays de 6 millions d’habitants, et accueillir des immigrés du monde entier participe de notre grandeur mondiale. La politique d’immigration est aussi une politique d’influence.

Maintenant il faut prendre au sérieux les interrogations populaires sur les questions migratoires. Chaque semaine dans les communes de ma circonscription je leur demande ce qu’ils pensent à ce sujet. Ils sont favorables a priori à un arrêt de l’immigration. Mais ensuite, quand je leur demande pourquoi, ils m’expliquent que c’est parce que plus personne ne se respecte. Si les gens sont opposés à l’immigration, c’est parce qu’ils trouvent que la société est désordonnée. Ce n’est donc pas du racisme, mais un besoin d’ordre, de justice, de repères. On a le désordre économique, avec notamment le marché européen de l’électricité qui fait exploser les prix de l’énergie en France alors qu’on a le nucléaire ; on a l’insécurité sociale de manière générale avec les divorces, la fin des structures familiales, la fin des structures territoriales (associations, partis, syndicats, etc) ; on a aussi l’insécurité tout court avec la montée massive des incivilités. La gauche doit porter un vrai discours sur l’ordre, sur la civilité, il faut cesser d’individualiser toujours plus notre discours. Elle doit être promesse de collectif, d’un « nous » fondé sur des repères collectifs. C’est ce que Ségolène Royal appelait « l’ordre juste ».

LTR : Pour renforcer cette ligne populaire, vous avez lancé différents projets, notamment l’école de l’engagement. Pensez-vous que la politique doive aujourd’hui se faire en dehors des partis ?
Philippe Brun :

Les appareils sont des outils de désenchantement pour les militants, un chemin de possibles doit être tracé. La gauche se recréera par des initiatives en dehors des partis, même si ceux-ci restent toujours nécessaires pour sélectionner les candidats et organiser les élections.

L’école de l’engagement est la première école de formation politique destinée aux classes populaires en France. Sans l’aide d’aucun parti, et un financement participatif, nous avons monté une équipe très efficace qui produit un programme de formation de huit mois. Nous en sommes à notre deuxième promotion et nous allons bientôt recruter la troisième ! Plusieurs de nos élèves se préparent pour les municipales. J’aimerais que l’un d’entre eux soit en position éligible aux européennes.

LTR : Dans la stratégie de Ruffin, n’y a-t-il pas une aporie entre la reconquête des classes populaires passées au RN et la tentative de séduction du centre-gauche pour les futures échéances électorales ?
Philippe Brun :

La politique se meurt de voir les Français comme des parts de marché électoral bien définies. L’opinion, ça se travaille, les gens suivent le mouvement s’il est attirant. Pense-t-on vraiment qu’en 1981, quand Mitterrand gagne l’élection présidentielle, une majorité de Français est favorable à l’autogestion ou au passage du capitalisme au socialisme ? En vérité les gens suivent, regardent, écoutent. C’est la victoire culturelle qui emporte ensuite la victoire politique.

Si je pense que les classes populaires doivent être prioritaires pour la gauche, ce n’est pas qu’une question stratégique. C’est avant tout un enjeu moral, c’est ce que nous devons être. On ne peut pas imaginer que la gauche cesse de défense ceux pour qui elle existe. Ensuite, pour aller chercher l’électorat modéré, celui des déçus de la Macronie, c’est un autre sujet. Les études montrent que les électeurs macronistes de gauche ne votent pas en fonction du programme, mais de la capacité à gagner. Le vote utile, c’est eux ! S’il y a une gauche unie, apaisée, crédible, elle réussira à convaincre les électeurs dits modérés qui chercheront avant tout une victoire.

LTR : Comment voyez-vous l’avenir de la NUPES ?
Philippe Brun :

Nous sommes de facto associés, mais mal représentés. Il y a à l’Assemblée nationale un groupe qui fait objectivement la pluie et le beau temps, c’est la France insoumise, sans que nous soyons associés et consultés sur sa stratégie. Soit on arrête l’union, et on repart avec des gauches divisées et minoritaires, soit on continue, et nous serons forcés de nous intégrer davantage. Il faudrait presque faire un parti NUPES, NUPES is the new PS ! Si demain on a le fonctionnement démocratique interne du PS avec un programme de transformation ambitieuse, celui de la NUPES, cela formerait un beau mélange. Je ne crois pas qu’il y ait de salut hors de l’union.

Bon, maintenant, je suis bien conscient que cette solution ne sera jamais acceptée. Le vrai chemin aura lieu en 2027, avec je l’espère une primaire de la gauche. Nous devons tout faire pour qu’il y ait une primaire : cela permettra au peuple de gauche de trancher entre différentes options. S’il y a deux ou trois millions de Français qui votent à cette primaire, on aura réussi notre pari, et la gauche pourra battre Marine Le Pen.

Invités de l’évènement : Nicolas Mayer Rossignol, Arthur Delaporte, Alexis Corbière, Cyrielle Chatelain,  etc. 

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Tribune – Université des possibles : « La gauche doit engager la reconquête populaire »

Édito

Tribune – Université des possibles : « La gauche doit engager la reconquête populaire »

Élus et militants, intellectuels et associatifs, défendent l’initiative de l’ « Université des possibles » : engager la reconquête des classes populaires à gauche sur une ligne sociale et républicaine.
© Photo by CHRISTOPHE SIMON / AFP
Article original dans Marianne

 

A quelques jours du début des universités d’été des partis de gauche, et quelques semaines après les émeutes qui ont déchiré le pays, il devient urgent pour la gauche de proposer une nouvelle vision du monde. La tension sociale, à bien des égards explosive, dans laquelle le chef de l’État a poussé le pays depuis la mobilisation contre la réforme des retraites et l’explosion sociale consécutive à la mort de Nahel ont de quoi inquiéter. À mesure que la France s’intègre dans la mondialisation néolibérale, les crises se succèdent (économique, sanitaire, environnementale…) avec ce qu’elles charrient de conséquences néfastes : délocalisation des industries, destruction des écosystèmes, casse des services publics pour financer les mesures d’ »attractivité »…

L’EFFACEMENT DE LA GAUCHE DU DÉBAT PUBLIC

A chacune de ces crises on a prophétisé la fin du tout marché, le retour à la souveraineté nationale et à des mécanismes de régulation lorsque l’activité humaine se révèle prédatrice. La crise sanitaire et la mobilisation contre la réforme des retraites ont d’ailleurs toutes deux fait réémerger des thèmes chers à la gauche : relocalisation de l’activité économique, solidarité nationale et accès à des soins de qualité, nécessité de mener une transition écologique face au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité.

Pourtant, la course à la concurrence généralisée est toujours aussi vive et les partis de gauche semblent incapables de transformer les colères populaires en espoirs d’un ordre social nouveau. En témoignent les sondages qui dépeignent le RN comme grand vainqueur de la réforme des retraites. Les ouvriers, pour la grande majorité d’entre eux, ne votent plus à gauche et les classes populaires ne s’identifient plus à elle depuis longtemps. Bien que la Nupes soit parvenue à éviter la déroute de la gauche aux élections législatives, rares sont les Français qui s’identifient encore aux partis de gauche. La base sociale des différentes organisations qui la composent donne trop souvent l’impression de se rétracter autour d’un entre-soi de diplômés urbains et de militants vieillissants.

SORTIR DE L’IMPUISSANCE

En focalisant leur attention sur la compétition électorale (avec des débats interminables sur l’opportunité de créer des coalitions qui perdent parfois tout sens politique), les partis de gauche ont arrêté de penser les mutations économiques, sociales et politiques de notre société et ne parviennent plus à proposer une « vision du monde » cohérente et crédible, en même temps qu’ils délaissent toute ambition en matière d’actions concrètes sur le terrain.

Dans une société en crise, où il est de bon ton d’exalter la réussite individuelle et de mépriser les solidarités collectives, il est temps de proposer un autre modèle. Certes la concentration de la majorité des médias français entre les mains de quelques milliardaires complexifie l’émergence de récits alternatifs. Mais le travail sur les représentations collectives est depuis longtemps délaissé au profit d’incantations rituelles à la lutte contre l’extrême droite. À l’inverse, les droites, celle du chef de l’État comme celle du Rassemblement national, bien que défendant les intérêts des classes dominantes, grandes gagnantes de la mondialisation financière, ont su jouer sur les peurs des Français et toucher les déclassés et les classes populaires.

Autrefois existait une contre société de gauche, qui se manifestait par une multitude d’associations (sportives, de soutien scolaire, de musique, de collecte alimentaire, etc…) présentes un peu partout sur le territoire. Un grand nombre de Français avait ainsi une expérience concrète de l’action menée par ces associations : concerts, tournois de foot, cours du soir, etc… Certaines de ces associations existent toujours mais se réduisent comme peau de chagrin en raison du peu d’attention portée à la construction et à l’ancrage social des organisations politiques. Le contrecoup de la révolution numérique a été un éloignement physique grandissant entre les représentants politiques et les citoyens et l’abandon progressif de toute action locale (hormis la diffusion de tracts et le collage d’affiches en période électorale). S’inscrire dans le temps long de la construction idéologique et de l’ancrage social, voilà les conditions d’un véritable renouveau à gauche.

RESTAURER LES CONDITIONS DE L’ESPÉRANCE

Ce sont les objectifs que nous nous fixons en créant dès septembre 2023 l’Université des Possibles. Rassemblant des élus et militants de gauche, intellectuels et associatifs, salariés du public comme du privé, l’Université des Possibles organisera des tables rondes, largement accessibles, et visant à répondre aux grands enjeux auxquels devra faire face le pays au cours du XXIe siècle : la réinvention du contrat républicain ; la transformation écologique et la démondialisation de l’économie ; la révolution féministe ; l’invention d’une nouvelle coopération internationale.

Soucieuse de renouer avec l’éducation populaire, et fidèle à l’héritage des universités itinérantes promues par Jean Jaurès, l’Université des Possibles organisera également des événements populaires (cafés débat, conférences, banquet populaire) sur l’ensemble du territoire national, dans les grandes villes comme dans la France périphérique et rurale. Au cours de la programmation pour l’année 2023-2024, l’université sera notamment présente à Marseille, Rochefort, aux Lilas, à Nantes, Lyon, Angers, Bordeaux, Toulouse, Mont-de-Marsan, Montélimar.

Construire une alternative à l’actuelle dérive autoritaire et libérale du chef de l’Etat est nécessaire : d’autres possibles existent pour répondre à la crise globale.

Le temps presse : pour réussir ensemble, unissons-nous !

***

Les premiers signataires :

Bassem Asseh, PS, 1er adjoint de la maire de Nantes

Philippe Brun, Député PS de l’Eure

David Cayla, maître de conférences en économie à l’université d’Angers

Jean-François Collin, ancien haut-fonctionnaire

Jean-Numa Ducange, Professeur d’histoire contemporaine (Université de Rouen)

Frédéric Farah, économiste et enseignant à Paris 1

Frédéric Faravel, conseiller municipal et communautaire GRS de Bezons

Barbara Gomes, conseillère municipale de Paris, groupe Communiste et Citoyen

Hugo Guiraudou, directeur de publication du Temps des Ruptures

Liem Hoang Ngoc, ancien député européen, économiste et président de la Nouvelle Gauche Socialiste

Jean-Luc Laurent, Maire MRC du Kremlin-Bicêtre

Marie-Noëlle Lienemann, Sénatrice de Paris, co-fondatrice de la Gauche Républicaine et Socialiste, ancienne ministre

Emmanuel Maurel, Député européen, co-fondateur de la Gauche Républicaine et Socialiste

Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas

Arnaud de Morgny, directeur-adjoint du centre de recherche de l’école de guerre économique-cr451

David Muhlmann, essayiste et sociologue des organisations

Pierre Ouzoulias, Sénateur PCF des Hauts-de-Seine

Chloé Petat, co-rédactrice en chef du Temps des Ruptures

Christophe Ramaux, maître de conférence en économie à l’université Paris I

Laurence Rossignol, Sénatrice PS de l’Oise, ancienne ministre

Stéphanie Roza, chargée de recherche au CNRS, philosophe spécialiste des Lumières et de la Révolution française

Milan Sen, co-rédacteur en chef du Temps des Ruptures

Mickaël Vallet, Sénateur PS de Charente-Maritime

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Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

Chronique

Régis Debray, les vivants piliers de la littérature

Pour Régis Debray, notre réactionnaire d’extrême gauche favori, notre littérateur éternellement bougon, la cause est entendue : « l’âge du livre est terminé ». Mais, s’empresse-t-il de rappeler, « reconnaissons qu’il nous aura fait plus de bien que de mal ». Dans De vivants piliers, il rend un vibrant hommage, sous forme d’un panthéonesque abécédaire, aux écrivains qui ont nourri son âme.

L’Europe est romaine, disait Rémi Brague, parce qu’elle se pense comme une civilisation de messagers. Hermès culturel, elle ne fait pas table rase du passé mais a vocation à transmettre aux générations futures qui arrivent le meilleur de ce qui fut. Il en va du civilisationnel comme de la littérature : « fut-il en fin de carrière ou de vie, un cadet de l’art d’écrire ne saurait déménager à la cloche de bois sans régler ce qu’il doit aux grands aînés qui l’ont, à leur insu, incité à poursuivre ou à tenter de rebondir. Tous les écrivains abritent au fond de leur cœur des passagers plus ou moins clandestins, souvent de la génération précédente, qui font pour eux office d’incitateurs ou d’excitants » nous dit Régis Debray. De cet ouvrage, De vivants pilliers, s’exprime une profonde gratitude envers les auteurs qui l’ont inspiré.

Le drame de sa génération, affirme souvent Debray, est de n’avoir pas connu la Seconde Guerre mondiale, et donc la Résistance. Ce manquement originel, cet affront générationnel, laissèrent une trace indélébile. « On est trop sérieux quand on a dix-sept ans ». Le reste de sa jeunesse fut donc une fuite en avant socialiste, qu’il ne regrette ni ne dénigre, d’abord au côté de Che Guevara puis, plus sage, de Mitterrand à l’Élysée. Mais, chute du mur oblige, l’eschatologie révolutionnaire du XXème siècle s’en est allée avec le nouveau, et le je(u) des égos remplaça les « nous » des égaux. La politique n’offrant plus à ses yeux qu’un spectacle de piètre qualité – « après moi il n’y aura plus que des financiers et des comptables » aurait dit Mitterrand -, seule lui reste la littérature, cet art de l’égotisme et de l’exploration de situations singulières.

La forme et le style surpassent désormais le fond pour Régis Debray, et là où les idées séparent, les lettres créent de drôles de communautés de destin. Ainsi se comprend cet abécédaire à 32 entrées qui voient se fréquenter Aragon et Céline, Sartre et Paul Morand, des staliniens et des antisémites. Le compagnon de Simone de Beauvoir nous reste d’ailleurs bien davantage pour son théâtre que pour son œuvre philosophique, et Les Mythologies de Barthes se placent en bonne position dans les rayons de librairie alors que plus personne ne s’intéresse au degré zéro de l’écriture. Les éminences intellectuelles d’antan laissent doucement la scène aux écrits plus intimes. La littérature perdure et résonne avec chaque nouvelle génération de lecteurs.

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Les nouvelles de Vercors, ou l’apprentissage de la résistance

Jean Brullet, illustrateur parisien, se donne pour pseudonyme littéraire « Vercors » pendant la Résistance. Il opte pour ce nom dès 1941 en référence au massif montagneux près duquel il fut mobilisé pendant la guerre. Vercors est particulièrement connu pour avoir créé une maison d’édition clandestine devenue célèbre par la suite, « Les Editions de Minuit ». Elle accueillera sa première nouvelle de résistant, « le Silence de la mer », et bien d’autres par la suite. Pour la première fois cette chronique littéraire du Temps des Ruptures ne décrypte pas un roman, mais plusieurs courtes nouvelles de Résistance d’un même auteur.
La marche à l’étoile

Cette nouvelle dépeint l’histoire de Thomas Muritz, né en Moravie en 1866 et qui s’amourache au fil de son enfance pour le pays de Voltaire, qu’il rejoint à 16 ans à peine. Immédiatement ses sentiments de jeunesse pour notre pays s’amplifient, et chaque ruelle de Paris lui rappelle des vers d’Hugo. Son patriotisme est incontestable et incontesté : lors de la Première guerre mondiale, son fils meurt face aux Allemands. 

Voici comment Thomas Muritz exprime sa passion de la France, un amour tant irraisonné qu’il ne peut venir que d’un étranger qui en est tombé amoureux : « La France n’est pas un pays comme les autres. Ce n’est pas un pays qu’on aime seulement parce qu’on a eu la chance, mérité ou non, d’en jouir de père en fils. On ne l’aime pas seulement par un attachement de bête à sa garenne. Ou d’un germain à sa horde. On l’aime avec la foi d’un chrétien pour son Rédempteur. Si vous ne me comprenez pas, je vous plains. »

Ce patriotisme ne s’estompe pas avec la défaite de 1940. Pour Thomas, elle est due à la barbarie allemande, laquelle ne recule devant rien pour écraser ses voisins. Surtout, et c’est ici que se ne noue la trame du récit, Thomas ne voit dans la collaboration de Vichy qu’une ruse pour tromper les Allemands. Vercors, résistant de la première heure, expose ici une vision partagée par encore beaucoup de Français, au moment de l’occupation mais après également : les Français, trop purs, ne peuvent être coupables de rien.

Thomas s’affuble lui-même de l’étoile jaune, en soutien aux Juifs et en signe de résistance à l’occupant allemand. Pour le port de cet insigne, il est embarqué avec d’autres par les gendarmes français pour être exécuté. Voyant sa fin arriver et sa vie s’achever, il n’en démord pas : les forces de l’ordre ne font qu’obéir aux ordres de l’occupant allemand.

Puis, dans un dernier regard avant de mourir, il comprend la haine que les gendarmes français portent aux fusillés, il comprend que c’est la France qui l’exécute à la mitrailleuse : pas les Allemands. En un regard, en une seconde, son monde s’effondre.

Le silence de la mer

L’enjeu de cette nouvelle, la plus célèbre de Vercors, est similaire à celui de « la marche à l’étoile » mais avec un truchement par l’occupant allemand. Werner von Ebrennac, un officier allemand passionné comme Thomas Muritz de culture et d’art français, choisit de s’installer après la victoire allemande dans la maison d’un vieil homme qui vit avec sa nièce. C’est un bel homme, sensible et intelligent.

Loin d’être un nazi fanatique, cet officier tente chaque jour de convaincre ses hôtes que l’occupation allemande est une bonne chose pour les deux peuples frères. Une alliance entre ces deux grandes nations, entre le glaive et la plume, entre la puissance et la culture, doit permettre de créer une Europe nouvelle, épurée de ses guerres fratricides. Comprenons-nous bien, l’officier allemand pense sincèrement ce qu’il exprime à l’homme âgé et à sa nièce. Il ne veut pas écraser la France d’une botte de fer allemande, la guerre est d’après lui malheureuse mais aussi une belle occasion de favoriser l’union entre ces deux peuples. Gageons de comprendre que cette vision est, à l’époque, partagée par bon nombre de Français qui s’accommodent volens nolens de l’occupation.

Voilà au demeurant qu’au fil du récit, l’officier allemand s’éprend de la belle jeune femme qui tient avec son oncle les lieux. Face à ces soliloques, fort bien amenées par l’auteur, l’oncle résiste par un mutisme absolu. Pas une seule fois il n’adresse la parole à l’envahisseur qui tente de l’attendrir avec son idée d’alliance entre la France et l’Allemagne. La nièce, toute aussi taciturne en apparence, manque plusieurs fois de céder sous les monologues grandiloquents de l’occupant. Lorsqu’il en vint à évoquer explicitement une union maritale entre la France et l’Allemagne – comprenez, entre elle et lui – son cœur bascule. Avant d’entériner ce nouveau pacte conjugal tout en symbole, l’officier voyage à Paris lors d’une permission.

A son retour, l’officier s’inscrit à son tour dans un mutisme total. Ni la nièce ni l’oncle ne comprennent ce qui se déroule sous leurs yeux, pourquoi ce soudain changement d’attitude ? A chaque pas l’Allemand est tremblant, et manque par plusieurs fois de s’effondrer. Il décide finalement d’expliquer à ses hôtes les causes de son profond mal-être. En séjournant à Paris auprès d’officiers nazis haut placés, il a découvert la vérité : les Allemands n’ont aucune envie de fusionner les deux peuples, ils veulent anéantir la France, les Français et, surtout, l’esprit français. L’occupation se fait au prix de l’annihilation absolue d’un peuple, non pas dans une optique génocidaire, mais une annihilation de tout ce qui fait qu’on est français. Dès lors son désespoir ne va faire que croître.

A travers ces deux nouvelles – le livre intitulé « Le silence de la mer et autres nouvelles » en comporte une petite dizaine – Vercors s’inscrit dans son temps, celui de la Résistance. Son objectif n’est pas littéraire mais politique, chaque nouvelle entend faire comprendre à son lecteur que malgré les apparences (un occupant bienveillant ou une police française soumise au joug allemand) la Résistance active est la seule solution pour laquelle opter. Relire ces nouvelles aujourd’hui, alors que pour nous les fausses évidences de l’époque nous paraissent bien erronées, c’est aussi faire un détour par l’histoire des Français pour comprendre les ressorts de la résistance, de la collaboration et, surtout, de la passivité d’une écrasante majorité de Français.

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L'État et les grandes transitions

Libérer le temps pour émanciper

Par Benjamin Lucas, député Génération.s des Yvelines
Tout est politique. Le temps n’échappe pas à la règle. Le projet historique de la gauche vise à libérer l’individu par l’action collective. C’est aussi sa tâche que de libérer le temps en construisant ce moment où la contrainte du travail cède la place à la liberté du repos, de l’émancipation ou de l’engagement.

L’enjeu du droit aux vacances incarne parfaitement la problématique du temps libéré. Le 1er septembre 2023, plus de 3 millions d’élèves se sentiront exclus de ce moment merveilleux où l’on raconte son été et ses découvertes, source de la construction des imaginaires, des rêves, donc de la liberté de l’esprit. Cette injustice accentue les phénomènes de sédentarité, le mal-être psychologique, les inégalités sociales, culturelles et éducatives. En effet, les vacances constituent un élément fondamental de la vie en société et de la construction de l’individu. Elles permettent les pratiques sportives et culturelles, l’accès et l’apprentissage des temps sociaux collectifs. Elles développent la conscience et contribuent à la vie en société. Elles sont enfin et surtout, comme l’écrit Simone Weil à l’heure des premiers congés payés : “La joie de vivre au rythme de la vie humaine”. En un mot, les vacances sont un droit au bonheur. 

Elles le sont pour ces personnes de la vie de tous les jours auxquelles l’exposé des motifs de la proposition de loi NUPES donne la parole. Elles le sont pour Bertrand, travailleur en usine, dont le dernier départ remonte à 2019 pour qui “c’est trop cher. On ne pourra pas”. Elles le sont pour Stéphanie, assistante de direction qui “‘n’y a même pas songé”. Elles le sont pour Manuel, ouvrier chez Renault qui ne peut offrir de vacances à ses enfants alors qu’enfant il se souvient “on partait quand même, tous les ans, en Vendée, en Ardèche, dans le Sud, Perpignan”. Pour transformer cette morosité en espoir, la tâche de la gauche est de changer la vie.

C’est pourquoi deux lois ont été déposées par les parlementaires de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Social en ce mois de juin 2023. La première, menée par six députés provenant de l’ensemble des groupes de la de chaque groupe les groupes composant la NUPES, met en avance des mesures d’urgence immédiatement applicables pour permettre le départ du plus grand nombre. La seconde est le fruit d’une démarche citoyenne, construite intégralement par des citoyennes et citoyens vivant en situation de pauvreté venus à l’Assemblée nationale dans le cadre d’un atelier des lois. 

Ces lois portent des mesures matérielles concrètes pour permettre le départ en vacances. Billet de TER illimité à 29 euros, plafonnement des prix d’avion entre la métropole et les territoires d’outre-mer durant l’été, gratuité de péage d’autoroute pour un aller-retour, gratuité de la formation BAFA et rénovation des centres de vacances délabrés, guichet unique pour les aides au départ… Autant d’outils simples à mettre en place et qui peuvent permettre à toute la population de découvrir son propre pays, de resserrer les liens familiaux et amicaux, de respirer dans une époque anxiogène et de refaire société. 

S’inscrivant dans un contexte large de mobilisation du monde associatif et intellectuel (propositions de la Fondation Jean-Jaurès, d’ATD Quart Monde, des différentes associations d’éducation populaire…), ces initiatives incarnent un renouveau utile du combat de la gauche pour la libération du temps. Un combat d’avenir, nécessaire à la reconquête des classes populaires comme à la construction d’un nouvel horizon désirable.

La question de notre usage du temps donne sens à bien des combats de la gauche et des écologistes, locaux comme nationaux et au projet de société que nous portons en commun. De fait, des banlieues rouges aux mouvements d’éducation populaire, des congés payés du Front Populaire à la retraite à 60 ans du Programme commun de la gauche, la lutte pour libérer le temps est mêlée à notre histoire. 

Pourtant, après de longues décennies de réduction du temps de travail et de conquêtes, pour donner du temps aux loisirs, à la culture, à l’éducation populaire, au repos, la marche de l’histoire semble s’être inversée. L’ère du “travailler plus” s’est imposée en dépit de la nécessité de travailler moins, mieux et tous. 

C’est l’occasion de redécouvrir André Gorz qui écrivait ceci : “Une perspective nouvelle s’ouvre ainsi à nous : la construction d’une civilisation du temps libéré. Mais, au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à cette perspective et présentent la libération du temps comme une calamité. Au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde puisse travailler beaucoup moins, beaucoup mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites, les dirigeants, dans leur immense majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail — comment faire pour que les immenses quantités de travail économisées dans la production puissent être gaspillées dans des petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens.” 

Face à ce recul, aux avancées de la vision hyper-libérale de la vie et du travail, Il nous faut inventer de nouvelles conquêtes pour le temps libéré, reprendre nous aussi l’offensive culturelle et politique. Faire sortir de la marchandisation la vie, ses plaisirs, les temps collectifs et le repos.

Nous devons poser la question d’une nouvelle étape de réduction du temps de travail et de réinvention de son usage, car telle est notre identité politique et l’héritage de deux siècles de combat pour la République sociale. Les portes sont ouvertes et nombreuses. Les 32 heures et la semaine de quatre jours, la sixième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans, une plus grande liberté dans l’usage du temps de travail dans la semaine, l’année ou la vie… Autant de perspectives pour se former, s’engager, se réparer, s’émanciper.

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ChatGPT : le diable s’habille-t-il en data ?

Depuis quelques semaines, le monde s’émerveille devant les capacités quasi-magiques de l’agent conversationnel ChatGPT. Très puissant, l’outil a été développé par la jeune société OpenAI créée entre autres par Elon Musk qui finira par prendre ses distances avec la startup, inquiet de voir l’intelligence artificielle devenir un « risque fondamental pour la civilisation humaine ». Si ChatGPT représente une nouvelle étape dans l’évolution et la démocratisation de l’intelligence artificielle, au point de concurrencer Google, les conséquences potentielles et avérées sur son utilisation interrogent dans la société jusqu’au législateur. Plus largement, faut-il encadrer les capacités exponentielles de l’intelligence artificielle ? Si oui, quels garde-fous mettre en place pour en limiter les conséquences ?
A l’origine était l’algorithme

Tout a été dit ou presque sur les capacités incroyables de ChatGPT. Mais pour bien les comprendre, il faut remonter à l’origine de l’intelligence artificielle et de la création des algorithmes. Selon Serge Abiteboul, chercheur et informaticien à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), « un algorithme est une séquence d’instructions utilisée pour résoudre un problème ». Sans forcément le savoir, nous en utilisons chaque jour quand nous cuisinons à l’aide d’une recette : nous respectons un ordre précis d’instructions pour créer un plat, c’est le principe même d’un algorithme. Si nous remontons le temps, les premiers algorithmes servaient à calculer l’impôt alors que, dans le champ mathématique, le premier remonte à -300 avant notre ère. Nous le devons à Euclide qui inventa l’algorithme qui calcule le plus grand commun diviseur de deux entiers. C’est Alan Turing, considéré comme le père fondateur de l’informatique, qui donna en 1936 le premier support formel aux notions d’algorithmiques avec sa célèbre machine considérée encore aujourd’hui comme un modèle abstrait de l’ordinateur moderne.

A partir du XXème siècle, la grande nouveauté dans l’exploitation des algorithmes a résidé dans l’utilisation d’ordinateurs aux capacités de calculs décuplées. Après les années 50, leur développement s’est accéléré grâce au machine learning ou apprentissage automatique. Cette technologie d’intelligence artificielle permet aux ordinateurs d’apprendre à générer des réponses et résultats sans avoir été programmés explicitement pour le faire. Autrement dit, le machine learning apprend aux ordinateurs à apprendre, à la différence d’une programmation informatique qui consiste à exécuter des règles prédéterminées à l’avance. Pour y arriver, les algorithmes d’intelligence artificielle doivent consommer des volumes considérables de données et utiliser des probabilités statistiques. Les plus célèbres d’entre eux, nous les utilisons tous les jours. Le premier est PageRank, l’algorithme de Google qui établit avec pertinence un classement des pages web quand nous effectuons une recherche sur son moteur. Les fils d’actualité de Facebook ou Twitter sont également de puissants algorithmes utilisés chaque jour par des centaines de millions d’utilisateurs. Les algorithmes sont devenus tellement efficaces qu’ils sont à l’origine d’un enrichissement des plateformes, sans commune mesure avec celui des entreprises d’autres secteurs. Ces plateformes, nous les connaissons bien. Elles nous accompagnent dans les actes de notre vie quotidienne : elles nous permettent de regarder une série ou un film, d’écouter de la musique, de faire nos courses, de voyager, de partir en vacances ou encore de trouver un logement ou l’amour. Grâce au perfectionnement de l’intelligence artificielle, les plateformes exploitent toujours plus de données, ce qui rend possible un meilleur apprentissage des algorithmes. Ce modèle économique basé sur la donnée leur permet de créer des nouveaux services qui recueillent encore plus de données et alimentent ainsi la croissance de leurs revenus. La capitalisation boursière des GAFAM n’a pas fini d’atteindre des sommets dans les années à venir. 

Aujourd’hui, c’est la technique du deep learning – apprentissage profond – sous-domaine du machine learning qui attire le plus l’attention après avoir été boudée pendant longtemps. Son retour en grâce, on le doit notamment à un Français, Yann Le Cun, actuellement chercheur en intelligence artificielle chez Facebook et lauréat du prix Turing en 2019. La technique du deep learning utilise des réseaux neuronaux artificiels, calqués sur ceux des humains, pour obtenir un résultat. Les champs d’applications sont nombreux (médecine, robotique, sécurité informatique, création de contenus…). Ils intéressent beaucoup les géants technologiques qui investissent massivement dans le développement de cette technique. ChatGPT interprète ainsi les données qui l’ont nourri – on parle quand même de plus de 500 milliards de textes et vidéos – en s’appuyant sur des algorithmes d’apprentissage automatique et de traitement du langage, mais aussi sur des techniques d’apprentissage profond. Les réseaux de neurones artificiels utilisés lui permettant ainsi de mieux comprendre les relations entre les mots dans une phrase et de les utiliser plus efficacement pour générer des phrases cohérentes et pertinentes. 

Un succès fulgurant et jamais vu par le passé

L’efficacité de ChatGPT est à l’origine de son succès auprès du grand public. Il n’aura fallu que cinq jours à l’outil développé par OpenAI lancé en novembre 2022 pour atteindre un million d’utilisateurs. Instagram aura mis un peu plus de deux mois pour atteindre ce résultat, Spotify cinq mois, Facebook dix mois et Netflix plus de trois ans. Un succès fulgurant qui a fait vaciller Google de son piédestal, pour le plus grand bonheur de Microsoft, propriétaire du moteur de recherche Bing, qui a investi un milliard de dollars dans ChatGPT. Aux USA, Google représente 88% du marché des moteurs de recherche contre 6,5% pour Bing. En France, Google représente même plus de 90% du marché. Très prochainement, Microsoft va lancer une version améliorée de Bing dopée à l’intelligence artificielle ChatGPT. En seulement 48 heures, plus d’un million d’internautes se sont déjà inscrits sur la liste d’attente pour l’essayer. Une occasion unique pour Microsoft, acteur mineur du marché des moteurs de recherche, de concurrencer Alphabet, la maison-mère de Google. La présentation catastrophique de Bard, le concurrent de ChatGPT, par le vice-président de Google, Prabhakar Raghavan, début février n’a rien arrangé. En une journée, Google a perdu plus de cent milliards de dollars de capitalisation boursière à cause d’une simple erreur factuelle commise en direct par le nouvel outil d’intelligence artificielle. Une bourde reprise en boucle sur les réseaux sociaux et sur les chaînes d’information en continue. Pour la première fois dans son histoire, Google semble menacé par une technologie développée par un concurrent. De son côté, l’action de Microsoft se porte comme un charme depuis le début de l’année. La firme devrait même investir plus de 10 milliards de dollars dans OpenAI dans les années à venir, notamment pour obtenir l’exclusivité de certaines fonctions du chatbot. 

Sommes-nous aux prémices d’une simple recomposition du marché des moteurs de recherche ou le succès de ChatGPT représente-il bien plus que celui d’un simple agent conversationnel ?  Techniquement, l’outil développé par OpenAI ne représente pas une rupture technologique, même si ChatGPT bénéficie de véritables innovations concernant par exemple le contrôle des réponses apportées aux internautes grâce à un logiciel dédié. Ce dernier lui a permis jusqu’à présent de ne pas tomber dans le piège de la dérive raciste comme d’autres intelligences artificielles avant elle. En 2016, l’intelligence artificielle Tay, développée par Microsoft, était devenue la risée d’internet en tweetant des messages nazis, 24 heures seulement après son lancement. Capable d’apprendre de ses interactions avec les internautes, elle avait fini par tweeter plus rapidement que son ombre des propos racistes ou xénophobes très choquants. « Hitler a fait ce qu’il fallait, je hais les juifs », « Bush a provoqué le 11 septembre et Hitler aurait fait un meilleur travail que le singe que nous avons actuellement », « je hais les féministes, elles devraient toutes brûler en enfer. », font partis des pires tweets qu’elle a diffusé avant que son compte, qui comptabilise toujours plus de 100 000 abonnés, ne passe en mode privé. 

Avec ChatGPT, les moteurs de recherche devraient rapidement évoluer pour devenir de vrais moteurs de solution. Plutôt que d’afficher des pages et des pages de résultats pour une simple recherche, les prochains moteurs proposeront directement une réponse précise et argumentée en se nourrissant des sites mis à leur disposition. Un constat qui a récemment mis en émoi plusieurs écoles new-yorkaises qui ont littéralement interdit à leurs élèves d’utiliser l’outil. Une décision qui sera de plus en plus difficile à tenir quand on sait que ChatGPT va rapidement devenir encore plus efficace. La version actuelle dispose de 175 milliards de paramètres alors que la version précédente de ChatGPT n’en possédait seulement que 1,5 milliard. 

Au-delà des capacités exponentielles de l’intelligence artificielle développée par OpenAI, c’est son adoption rapide par les internautes qui impressionne. Accessible à tous et gratuit, l’outil a démocratisé le recourt à l’intelligence artificielle dans de nombreux aspects de la vie quotidienne et professionnelle, ce qui n’avait pas vraiment réussi avant ses principaux concurrents. Selon Microsoft : « le nouveau Bing est à la fois un assistant de recherche, un planificateur personnel et un partenaire créatif. » De quoi aiguiser la curiosité du plus grand nombre et en faire un outil incontournable, sachant que ChatGPT a réussi là où les autres chatbots ont toujours échoué : soutenir une conversation en se souvenant des réponses précédentes que l’internaute lui a fournies. Selon les prédictions de Kevin Roose, journaliste technologique au New York Times et auteur de trois livres sur l’intelligence artificielle et l’automatisation, l’intelligence artificielle pourrait également à terme être utilisée comme un thérapeute personnalisé… Au risque de faire disparaitre le métier de psychologue ?

Et demain ? 

Il semblerait que ce ne soit pas le seul métier que cette intelligence artificielle menace, même si les prévisions dans ce domaine se sont souvent avérées fausses. Dans un premier temps, ce sont les métiers d’assistants qui sont le plus menacés. Depuis 2016, Ross travaille pour le cabinet d’avocats américain Baker & Hostetler. Il a plus de 900 collègues qui lui demandent de l’assister dans leur travail au quotidien. Surdoué — il est capable de traiter un milliard de documents par seconde — Ross est spécialisé dans l’étude des faillites d’entreprises. Il n’est pas un employé comme les autres, c’est un “avocat robot” doté d’une intelligence artificielle développée par la société IBM, à partir de la célèbre technologie Watson. Son efficacité est telle qu’il vient concurrencer directement les jeunes avocats chargés jusqu’à présent d’assister leurs collègues et de rechercher les documents liés aux questions légales qui se posent. D’autres solutions encore plus efficaces que celles développées par IBM feront leur apparition dans les prochaines années, au fur et à mesure que la technologie se développera et que les algorithmes peaufineront leur apprentissage. D’autres secteurs d’activités seront impactés en profondeur par l’efficacité des agents conversationnels. Dans un premier temps, il est plus que probable que les intelligences artificielles d’OpenAI soient déployées dans tous les logiciels de Microsoft, l’entreprise ayant déjà annoncé qu’elle utiliserait DALL-E, générateur d’images et petit frère de ChatGPT, dans PowerPoint pour créer des images uniques. Plus globalement, les métiers créatifs, comme ceux de la communication ou du journalisme, devraient subir une mutation profonde et rapide. Dans les années à venir, ChatGPT sera aussi un outil précieux pour répondre à des commandes vocales ou encore lire des courriels, ce qui sera d’une grande aide pour les personnes souffrant par exemple de cécité. 

Mais l’utilisation en masse de ChatGPT soulève d’autres interrogations, d’ordre moral et éthique. Selon une enquête réalisée par le magazine Time, si le logiciel permettant à l’outil de ne pas sombrer dans le raciste et la xénophobie est si efficace c’est grâce au travail de modérateurs kenyans payés seulement 2 euros de l’heure. Leur quotidien ? Trier les informations pour réduire le risque de réponses discriminantes ou encore haineuses. Certains s’estimeront même traumatisés par le contenu lu pendant des semaines. Un autre scandale interroge la responsabilité de l’entreprise dans le respect du droit d’auteur. Des centaines de milliards de données ont été utilisées pour entrainer l’intelligence artificielle sans s’interroger en amont sur le consentement de tous ceux qui ont nourri ChatGPT. Se pose alors la question de la transparence sur les données et les sources utilisées par l’intelligence artificielle. A l’avenir, elles devront apparaître clairement lors de la délivrance d’une réponse à une question posée. Se pose également la question de la transparence sur les contenus générés par une intelligence artificielle. En effet, à l’heure des deep fakes, il est de plus en plus difficile de distinguer le faux du vrai. Comme le souligne Julien Deslangle, auteur et prospectiviste, dans une tribune (1) mise en ligne sur le site Uzbek & Rica le 10 janvier dernier : « bien sûr, l’Homme n’a pas attendu l’IA générative pour créer et diffuser de fausses informations, mais les algorithmes peuvent le faire de façon plus convaincante, comme en témoignent les hypertrucages (ou deep fakes), ces enregistrements qui peuvent prêter à une personnalité des propos qu’elle n’a jamais tenus. En mars dernier, des pirates ont ainsi diffusé sur des sites ukrainiens un deep fake dans lequel le président Volodymyr Zelensky demandait à ses soldats de déposer les armes face à la Russie… ». 

Le législateur devra alors trouver les réponses adéquates, sans tomber dans la censure systématique, alors que le débat se déplace aujourd’hui sur le terrain de la sécurité. Comme le soulignait Danny Gagné, chercheur à l’Université du Québec à Montréal, sur son blog (2) le 31 janvier dernier : « des chatbots utilisant l’IA peuvent générer, de manière autonome, du code propre à mener des attaques au rançongiciel. Fini le temps où ce type d’entreprise était réservé aux génies de l’informatique : les équipes de recherche de la firme de cybersécurité israélienne Check Point ont démontré que des cybercriminels avec peu ou pas d’expérience étaient en mesure d’utiliser ChatGPT pour encoder des courriels d’hameçonnage contenant des logiciels espions. »

Certains politiques s’interrogent de leur côté sur l’idéologie développée par ChatGPT. A droite, certains estiment que l’outil fait preuve de censure en ne répondant pas expressément à certaines questions ou alors privilégie des réponses qui promeuvent une idéologie très progressiste. Le mercredi 15 janvier, Sonia Mabrouk s’est prêtée une nouvelle fois à l’exercice de l’interview politique sur Europe 1 mais cette fois-ci en interrogeant ChatGPT, dans une mise en scène très travaillée (3), pour savoir si l’intelligence artificielle « a une matrice idéologique, un corpus de valeurs ». A la question sur son objectivité, ChatGPT répond : « je suis programmé pour être le plus objectif possible dans mes réponses. Cependant il est important de noter que les algorithmes qui me contrôlent sont basés sur les données d’apprentissage sur lesquelles j’ai été formé. Et ces données peuvent refléter les biais et les opinions de ceux qui ont créé ces données. Mon objectivité dépend donc de la qualité et de l’objectivité des données d’entrainement qui m’ont été fournies (…) » La journaliste lui demande ensuite de créer un poème féministe, ce qu’il fait, avant de lui demander d’en créer un second antiféministe et misogyne, ce qu’il refuse de faire. La démonstration est implacable : ChatGPT semble répondre, comme le souligne la journaliste, en fonction « de valeurs qui lui ont été inculqués. On vous a dit ce qui était bien ou mal ? » Elle lui posera ensuite des questions sur l’immigration ou encore sur l’identité de genre, dénonçant au passage le « catéchisme de la théorie du genre » soi-disant développé par l’intelligence artificielle. « Ce sont des adeptes du woke qui vous ont inculqués ses valeurs ? » Si les réponses de ChatGPT n’ont pas rassuré la journaliste, une chose est sûre : l’intelligence artificielle est bien de gauche !

Et à plus long terme ? A quoi pourrait ressembler notre vie en cohabitation avec une intelligence artificielle de plus en plus sophistiquée ? Avec – pourquoi pas – le concours de l’informatique quantique et ses capacités hors norme de calcul, l’efficacité de l’intelligence artificielle sera décuplée. Elle accompagnera les citoyens dans leur vie quotidienne en prenant des décisions à leur place. De nombreuses sociétés spécialisées dans la personnification de l’intelligence artificielle verront le jour. Il n’existera plus comme aujourd’hui une intelligence artificielle faible et abstraite, mais des intelligences artificielles paramétrables et ultra-performantes.

Références

(1) https://usbeketrica.com/fr/article/pour-une-obligation-de-transparence-sur-les-contenus-generes-par-l-ia

(2) https://dandurand.uqam.ca/publication/chatgpt-co-le-cote-obscur-de-lintelligence-artificielle/

(3) https://www.europe1.fr/societe/chatgpt-est-il-woke-4167109

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« Siloé » de Paul Gadenne, esquisse d’une réflexion sur la maladie, la conscience et la vie

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« Siloé » de Paul Gadenne, esquisse d’une réflexion sur la maladie, la conscience et la vie

« Siloé » de Paul Gadenne est une ode à la vie, célébration magistrale d’un retour à la conscience de la durée pure, lorsqu’elle se libère de la capitalisation du temps dans la diversion et l’inauthentique épreuve de l’existence contemporaine. Ainsi, tout lecteur qui entre dans l’oeuvre de Gadenne doit être prévenu qu’il s’engage dans un dialogue introspectif au terme duquel il est à peu près certain de ne pas sortir indemne.

J’entrai dans une librairie. Au détour de la rue de Chevreuse, perpendiculaire au boulevard Montparnasse ; une librairie modeste, parée d’un nom à consonances orientales, dont le murmure me paraissait semblable à une sorte d’incantation magique. Aussi m’aventurai-je, face à cette curieuse devanture verte, au fond de cette officine de l’âme, l’esprit empreint d’une certaine excitation d’enfant, jointe au plaisir de découvrir un nouveau livre.

Je demandai Gadenne, Paul, Gadenne avec deux « n » ; c’était important, afin de ne pas passer pour un novice lorsque l’on demande un auteur inconnu. Sans doute cela donne-t-il un avantage, celui de l’érudition, qui fait l’affaire de quelqu’un se lançant à la poursuite de la littérature, désireux d’en connaître plus sur les gens lettrés, ces panégyristes du livre. Toutefois, dans mon cas, cet avantage ne se réduisait qu’à quelques ouï-dire, quelques brefs éloges par trop emphatiques, que je jugeais, de prime abord, moins faire suite à la qualité littéraire de l’auteur, qu’à sa capacité à paraître « profond », mystérieux et donc inconnu du grand public.

L’ouvrage que je décidai de me procurer était Siloé, son premier roman, publié en 1941.

Un exorde aux allures et à l’atmosphère germanopratines, qui s’illustre par la tentative d’ascension sociale de Simon Delambre, un jeune étudiant à la Sorbonne, et disputant, auprès de ses consorts, une ambition partagée par tout intellectuel en puissance, à savoir, le passage de l’agrégation. Gadenne nous embarque dans une vie parisienne placée sous le signe du mouvement et de la gesticulation permanente, du fourmillement des attitudes, de positions sociales irréfragables, et d’histoires amoureuses brèves et passionnées. L’inverse d’une vie de débauche en somme, loin des guerres, de la misère, n’éprouvant l’angoisse que face à une feuille blanche, le crayon à la main, cherchant par tous les moyens à déterminer comment faire appel à Hésiode, Horace, ou bien Pascal, et régurgiter « toutes les notes qu’ils (Simon et ses camarades, ndlr) accumulaient aveuglément sur la syntaxe, le vocabulaire, la métrique et le style »(1); un petit cocon intellectuel et bourgeois, pour résumer, touchant là au cœur d’une forme de sociologie paradigmatique concernant la vie Parisienne, dans l’entre-deux guerres, au sein du 5ème, 6ème, voire 7ème arrondissement. L’intérêt du livre ne se situe bien évidemment pas dans cette famélique reproduction des grands romans français du 19ème – quoiqu’on puisse la trouver à la hauteur, sous certains aspects, stylistiques notamment – qui voudrait que notre héros Simon Delambre, passe l’entièreté du livre à tenter de gravir les échelons de la hiérarchie sociale, se donnant tout entier aux méandres inlassables de l’existence, faisant face à l’impuissance de la liberté et aux trahisons de ses congénères. Non, l’intérêt est ailleurs. Le cœur du livre ne démontre pas les conséquences d’une ascension, du cul-terreux vers le Tout-Paris, mais, inversement, il appelle à une forme de renoncement à tout idéal de puissance qui conduirait à entrer dans le tourbillon d’un « type déterminé de vie », pour paraphraser Nietzsche(2). Cet épisode ne forme en effet que le prélude de l’ouvrage (les cent premières pages environ), la fugue étant initiée par la survenue d’une maladie, la tuberculose. On précisera par ailleurs la teneur hautement biographique de l’ouvrage ; Gadenne ayant été atteint par la tuberculose en 1933, peu après sa réussite à l’agrégation (classé 18ème), il fut contraint de passer un séjour au sanatorium de Praz Coutant en Haute-Savoie, ce qui formera, dans le livre, le décor magique et idéal du Crêt d’Armenaz.

Simon, donc, encore à Paris, pressent monter en lui un mal qui se manifeste par des symptômes tels qu’une fatigue intense ou bien des stridors, relatés notamment dans un passage génial où ce dernier, réveillé en pleine nuit par un murmure curieux, tente de déterminer l’origine de ce « bruit de clapet qui s’ouvre et se referme », investiguant les moindres recoins de sa chambre, tentant d’apercevoir dans les arcanes de la pénombre le dénouement du mystère, avant d’en venir à la conclusion suivante : le bruit provient de son propre corps.

« Maintenant Simon avait peur. Ce timide message qui lui était adressé par son corps éveillait tout à coup son attention à un monde qui échappait entièrement à ses connaissances. C’était là ce qu’il y avait d’effrayant dans ce bruit, c’est qu’il le soumettait à l’inconnu. Ce petit bruit entrait soudain dans ses pensées, dans ses projets, dans ses amours. Il l’entendait battre en eux comme un cœur étranger qui a son rythme et sa volonté en lui. »(3)

L’angoisse croît à mesure que Simon tente, le plus possible, de nier le réel, et la souffrance que pourrait impliquer l’idée d’un mal inconnu que l’on porte en soi. Rien n’est plus terrible pour l’être humain que de se savoir impuissant à une douleur. Telles pourraient être les gesticulations de l’esprit que Simon entrevoit avant même de déterminer l’existence de sa maladie en lui donnant un nom. Mais, dans le même temps, l’attention se détache de l’habituel et du familier ; Paradoxalement donc, c’est le corps, haut-lieu de la « périphérie » de la connaissance disait Francis Ponge(4), qui ouvre un nouveau monde à la conscience de Simon. La maladie vient le détacher du dehors et le ramener vers l’intérieur, de sorte qu’il comprend, par une forme de connaissance instinctive allant au-devant de la raison, semblable à une préscience, que c’est à ce moment précis que sa vie se joue.

Ainsi Simon, s’allant voir le docteur Lazare, se voit réifié, saisissant son corps à travers sa défaillance, explorant une dimension essentielle à la réflexion philosophique, celle de l’étonnement(5) ; étonné de ne pas être « normal » dans la maladie, s’étonnant de la vision radiographique de ses (ces) deux poumons, justifiant la présence d’un « germe » par la nécessité de la contingence comme structure ontologique du corps : ce dernier toujours considéré comme extérieur au « soi », comme quelque chose de « sien » mais d’incorrigible.

« Simon contempla son squelette avec étonnement : c’étaient là ses vertèbres, ses côtes, telles que la nature les avait façonnées pour lui (…) ces deux masses grisâtres sur lesquelles se profilaient le dessin des os, c’étaient ses poumons ! Simon, prodigieusement intéressé, examinait cette photographie comme la carte d’un royaume dont on se sait le possesseur, mais non pas le maître (…) »(6)

Et Simon d’en conclure, par la pensée, qu’il suffit d’un rien, d’un germe misérable, pour troubler la vie paisible et sans malheur du citadin moyen, preuve – s’il n’en faut – que la fragilité d’un tel bonheur démontre une impuissance qui ne satisfait guère à l’authenticité même du concept ; aussi faudrait-il plutôt dire, accompagné de Spinoza, que : « l’expérience m’ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous les objets de nos craintes n’ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne prennent ce caractère qu’autant que l’âme en est touchée, j’ai pris enfin le résolution de rechercher s’il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir seul l’âme tout entière, après qu’elle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à l’âme, quand elle le trouve et le possède, l’éternel et suprême bonheur »(7). Voilà l’idée qui vient s’immiscer dans l’esprit de Simon, par le biais de la maladie : parvenir à trouver un bonheur durable, qui puisse se communiquer ; inversant les valeurs sociales de son temps en proposant de fermer les yeux, plutôt que de les ouvrir, afin de mieux transmettre la vie en retrouvant sa trace dans la conscience. C’est l’appel lancé par Gadenne dans son discours de Gap, prononcé le 11 juillet 1936, peu après son propre séjour en sanatorium dans les Alpes, à l’occasion de son affectation au lycée de la ville de Gap, située à une centaine de kilomètres de Nice.

« La plupart des hommes ne supportent ni l’immobilité ni l’attente. Ils ne savent point s’arrêter. Ils vivent mobilisés pour l’action, pour le remuement, pour le plaisir, pour l’honneur. Et pourtant c’est seulement dans les instants où il suspend son geste ou sa parole ou sa marche en avant, que l’homme se sent porté à prendre conscience de soi. Ce sont les moments d’arrêt (…) Toutes les heures où l’on attend ce qui ne doit pas venir, les chemins sans issus, les voyages sans but, les routes désertes, les jours de pluie, les petites rues de province où personne ne passe, les heures de panne, les journées de maladie, en un mot toutes les circonstances où il n’y a rien à faire (…) toutes les journées de notre vie que le sort a marquées de grands disques rouges, ces journées-là peuvent être pour nous les plus fécondes ; et je ne craindrai pas de dire que le monde appartient à qui sait se tenir immobile. »

La suite de Siloé prend dès lors tout son sens : Simon se retrouve pris au piège dans l’immobilité du Crêt d’Armenaz, contraint par la maladie à rester des heures entières de la journée sans rien faire, privé de ce qui semblait être pour lui la plus grande richesse, les livres ; affaibli par la tuberculose, se laissant tyrannisé par sœur Saint-Hilaire, « engrenage dans la grande machine sanatoriale », qui rappelle, sous certains aspects, l’atmosphère bureaucratique et froide du Château de Kafka. Alors qu’il se languit de son existence passée, regrettant la fraîcheur de la belle Hélène, l’austérité de son rival Elster, il fait la connaissance de quelques tuberculeux ; le misanthrope Massube, l’intellectuel Pondorge ou encore Cheylus le joueur d’échec mélancolique – pour ne citer qu’eux -, qui formeront une nouvelle ribambelle de personnages ; authentiques humains rappelant à l’esprit du lecteur (ainsi qu’à celui de Simon) qu’un malade, avant d’être un ostracisé social, est d’abord et avant tout vivant,  et sans doute davantage même, qu’un être en santé. Que pourrait bien-t-on voir, en effet, dans la maladie, autrement qu’une décrépitude axiologique de la vie saine, qu’un témoignage d’une condition misérable, faible, impuissante et chétive ? Transformer la maladie en moyen, plutôt qu’en fin, voilà le désir secret du valétudinaire, de ceux qui, attaqués par la vie, rongés par l’espérance secrète et chancelante de la guérison, sont transis par la douleur et la solitude. Or rappelons l’extraordinaire résistance qu’a l’être humain vis-à-vis de la souffrance ainsi que toute la témérité qui l’habite parfois dans les moments cruciaux ; entendons Montaigne dicter ses myriades d’anecdotes, ici racontant le trépas d’un malade :

« Et le prestre, pour luy donner l’extreme onction, cherchant ses pieds, qu’il avoit reserrez et contraints par la maladie : Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. A l’homme qui l’exhortoit de se recommander à Dieu : Qui y va ? demanda-il ; et l’autre respondant : Ce sera tantost vous mesmes, s’il luy plait ; –Y fusse-je bien demain au soir, replica-il.–Recommandez vous seulement à luy, suivit l’autre, vous y serez bien tost.–Il vaut donc mieux, adjousta-il, que je luy porte mes recommandations moy-mesmes. »(8)

Qu’a-t-on conservé nous, enfants du 21ème siècle, héritiers de toute la peine misérable que constitue la menace de l’anéantissement de notre espèce, de cette formidable résistance à la peine et au chagrin qui habite les êtres de cet ancien temps, de ce courage face à la mort qui caractérise les peuples résolus ? Mourir certes, mais mourir avec panache, avec la dignité d’un architecte qui, voyant que tout son édifice s’écroule, ne pense qu’au bonheur de la reconstruction ; renouer avec le processus extraordinaire de la guérison, d’une vie qui panse ses blessures en se rendant plus allègre et plus réjouie. Comment expliquer en effet ce formidable retournement de situation qui fait dire à Gadenne, au fil de Siloé, puis, plus tard, de son discours, qu’une journée de maladie est une journée « féconde » ? Ne pourrait-on pas voir dans la guérison l’attitude active d’un corps qui regagne sa vigueur, nécessitant pour cela l’instauration d’une temporalité nouvelle, introspective, recentrant des forces sujettes à la dissipation dans l’atmosphère étouffante des villes et de l’industrie du milieu du 20ème siècle ? La patience est la vertu essentielle du malade, et le rien qui accompagne généralement l’expression « ne rien faire » devient l’opposé du néant : il devient réflexion, sagesse, et fécondité. Aussi faut-il voir l’expérience de la maladie comme la possibilité d’un second souffle guidé par un « gai savoir ».

« Ce livre aurait sans doute besoin de plus d’une préface (…). Il semble écrit dans le langage d’un vent de dégel : tout y est pétulance, inquiétude, contradiction, comme un temps d’avril, si bien qu’on y est constamment rappelé à l’hiver encore tout récent comme à la victoire remportée sur l’hiver, à cette victoire qui vient, qui doit venir, qui peut-être est déjà venue… La reconnaissance y coule à flots, comme si l’évènement le plus inespéré venait de se produire, la reconnaissance d’un convalescent – car la guérison était cet évènement le plus inespéré. Le Gai Savoir : voilà qui annonce les Saturnales d’un esprit qui a patiemment résisté à une longue et terrible pression – patiemment, rigoureusement, froidement, sans se soumettre, mais aussi sans espoir -, et qui tout d’un coup se voit assailli par l’espoir, par l’espoir de la santé, par l’ivresse de la guérison. »(9)

Ainsi Nietzsche évoque-t-il les conditions d’écriture de son ouvrage, l’impérieuse nécessité par laquelle il se sent porté par sa maladie – mystérieuse et atrocement pénible -, celle-ci orientant sa vie au gré des saisons, de la météorologie, et des périodes de crise qui ponctuaient son existence d’une antinomique conscience de l’amertume ; se sentant quelques fois le plus libre des êtres, l’esprit niché sur les cimes de l’Engadine Suisse, d’autres fois le plus malheureux des hommes, accablé par le poids de la souffrance et du mépris des siens. Il faut dire que Nietzsche partage avec Simon l’amour des saisons, et notamment du printemps, de ce cycle qui succède à l’hiver, préfigure l’été, symbolisant la renaissance, figurant la contradiction des extrêmes (hiver-été), l’éclosion des bourgeons, et la période des accouplements des espèces animales. Le printemps est semblable à la guérison du corps, aussi n’est-ce pas un hasard si c’est vers la fin de Siloé qu’il advient, constituant le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage.

Que dire également du second élément (le premier étant la maladie) le plus important : la rencontre de Simon avec Ariane, personnage semblant se confondre avec les paysages grandiloquents de la Haute-Savoie, qui ponctuent l’exploration de cette temporalité instaurée par la conscience et offrent un regard nouveau sur le torrent, l’arbre sur la colline, la muraille d’Armenaz, les crêtes du Mont-Cabut, ou encore les plateaux des Hauts-Praz ? Débarrassé du souci, Simon retrouve une forme de présence première, un monde écologique, auquel il attribue la véritable destinée humaine, un sentiment de détachement pur ouvrant sur une indépendance absolue de l’être :

« Ce fut dans sa vie une révolution. Les sorties étaient brèves, mais jamais pareille saveur n’avait été concentrée comme alors en l’espace de quelques minutes. Simon s’étonnait d’avoir pu désirer si passionnément les êtres : seul, à midi, au milieu de la prairie, il n’avait plus besoin de rien. La terre lui suffisait. La terre était autour de lui, habillée d’herbes, de feuillages, de pierres. C’était une présence formidable. Elle venait contre lui, le prenait comme avec une main. Parfois elle se faisait caressante. Sur d’immenses étendues, les dernières chaleurs faisaient éclore çà et là, au ras du sol, des îlots mauves formés par les minces calices des colchiques, tandis que sur le front des bois, le long des pentes, couraient les premières flammes folles de l’automne. Simon ne se pressait pas de rentrer ; il n’avait aucune hâte de revenir à la vie commune ; la prairie était un résumé de tout : elle le comblait. Entre le sentier qui tournait et le torrent qui grondait à quelque distance, il connaissait un parfait bonheur. »(10)

La tâche initiale, la quête d’un bonheur infini et éternel dont nous parlions au début, est dès lors accomplie par Simon dans une contemplation d’un monde originel, précédant sa propre naissance individuelle, impliquant une puissance intérieure retrouvée, condition nécessaire à la vie active, c’est-à-dire capable de recentrer ses forces, et non à la vie passive, dispersée, capitalisée par le divertissement sourd de la modernité.  La figure d’Ariane, caractère fantomatique dont Simon semble peiner à saisir les attitudes – en témoigne l’obsession qu’il développe pour la photographie et la tentative de faire un portrait parfait et absolu de son visage -, est l’occasion d’un éveil amoureux que l’on perçoit à travers des dialogues philosophiques, métaphysiques, à l’opposé de ceux de la vie habituelle et familière. On imagine très bien, au fil de la lecture, ces deux personnages, se baladant dans des sentiers montagneux, disserter sur la vie, et échanger des paroles sur le bonheur, l’amour, la dépendance ou l’amitié. Ce qui est certain, c’est qu’Ariane symbolise l’éveil d’une vie qui prend conscience d’elle-même à travers la présence de l’autre ; autrement dit, c’est par la distinction que l’on parvient à se retrouver, en développant une mise en œuvre authentique de soi, prélude à la constitution d’une esthétique de l’existence.

Le véritable intérêt de la lecture de Siloé, finalement, se trouve peut-être dans cette formidable exploration d’une métaphysique oubliée ; dans la résistance aux assauts philosophiques, à l’appauvrissement des esprits, condition essentielle à toute industrialisation de la société, qui ne laisse aux ouvriers que « quelques bribes de beauté » comme le montre très bien Simone Weil dans La condition ouvrière, alors employée comme manœuvre sur la machine dans une usine. Gadenne en appelle ainsi à l’éveil des consciences face aux souffrances inévitables de la condition humaine – renouant avec une certaine conception tragique de l’existence empruntée aux anciens – afin, éventuellement, de parvenir à les distinguer de celles issues d’une soumission arbitraire et illégitime. Tout l’enjeu de Siloé se trouve ici : parvenir à transformer l’expérience humaine de la peine et de la douleur en beauté. Emporté par la maladie en 1956, Gadenne n’aura cessé de faire de sa vie individuelle les sources d’une philosophie de l’existence, trouvant dans la condition malheureuse qui fit de lui un être en souffrance, des raisons de demeurer joyeux et gai. 

Références

(1) Gadenne, Paul, Siloé, Éditions du seuil, p. 26

(2) Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, Gallimard

(3) Gadenne, Paul, Siloé, op. cit., p. 96

(4) Ponge, Francis, Proèmes

(5) « L’étonnement est un sentiment philosophique, c’est le vrai commencement de la philosophie » (théetète, Platon, 155d)

(6) Gadenne, Paul, Siloé, op. cit., p. 93

(7) Spinoza, traité de la réforme de l’entendement, I, 1

(8) Montaigne, Essais, livre I, chapitre 14 « que le goût des biens et des maux dépend en grande partie de l’opinion que nous en avons », pléiade.

(9) Nietzsche, le gai savoir, Préface à la deuxième édition, Folio/Essais

(10) Gadenne, Paul, Siloé, op. cit., p. 248

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Dans cet article, Cincinnatus évoque le « solutionnisme » c’est-à-dire l’idée que les applications peuvent résoudre tous nos problèmes. Cette idée en vogue dans la Silicon Valley, pousse les individus à s’adonner pleinement à l’utilisation des technologies, et à sombrer dans l’avachissement.

Le « solutionnisme » est cette idée simpliste selon laquelle tous les problèmes, quelles que soient leur nature et leur complexité, peuvent trouver une solution sous la forme d’algorithmes et d’applications informatiques. Très en vogue dans la Silicon Valley depuis plusieurs années, il s’est largement répandu grâce à ses illusions séduisantes et imprègne dorénavant les imaginaires collectifs, notamment celui de la start-up nation chère à notre Président.

La culture de l’avachissement aurait bien du mal à tenir debout – ou plutôt allongée – sans l’aide de ce puissant outil. Nous disposons en effet d’applications pour réduire à peu près tous les gestes fastidieux, ou imaginés tels, à quelques tapotements sur l’écran d’un téléphone. Dans notre obsession pour l’optimisation de notre temps si précieux, nous déléguons tout ce que nous pouvons à d’autres par l’intermédiaire de ces applications. À d’autres puisque, malgré ce que nous nous entêtons à vouloir croire dans une pensée magique qui nous épargne opportunément tout sentiment de culpabilité, derrière les applications, c’est tout un nouveau prolétariat invisible qui survit en exécutant nos basses tâches. L’exploitation par application interposée ne connaît plus de limites. Quant aux promesses de l’oxymore « intelligence artificielle », elles ne font que prolonger le solutionnisme en substituant toujours un peu plus la machine à l’humain (machine elle-même mue en réalité par un nombre croissant de petites mains exploitées).

Le déploiement des voitures bardées de technologies d’« aide à la conduite », et même « autonomes », profite pleinement de cette mode. La séduction opère en vendant la sécurité, le confort, le plaisir et en dévalorisant la conduite elle-même, présentée comme fatigante, comme nécessitant une attention qui serait bien mieux utilisée autrement – par exemple, en se détournant sur l’offre pléthorique de divertissements industriels proposés. Qui a déjà eu l’occasion d’entrer dans une Tesla a peut-être eu le sentiment de se trouver à l’intérieur d’un énorme iPhone. La voiture comme véhicule s’efface devant le gadget dédié à l’entertainment. Bien entendu, tout cela est fort agréable, on se sent dans un cocon geek, on retrouve les mêmes sensations que lorsque nous sommes plongés dans nos téléphones. La dépendance aux écrans trouve un nouveau terrain de jeu. De jeu, en effet : la signification du plaisir de la conduite, tel que celui-ci était vécu par les générations précédentes, glisse vers autre chose, plus en accord avec la norme ludique actuelle. D’un sentiment de liberté jusqu’alors associé à l’imaginaire automobile, on passe à un plaisir plus régressif, celui de la complète prise en charge, de l’abandon confiant à la technique de toutes les responsabilités, pour mieux consacrer le temps et l’attention, ainsi libérés, à la distraction et à l’amusement – formatés.

Les gadgets technologiques semblent agir comme le serpent Kaa du Livre de la jungle. « Aie confiance », nous susurrent-ils. Et, trop heureux de leur obéir, nous sombrons avec quelque délice, dans la pure croyance. Bien peu savent comment fonctionnent vraiment ces objets que nous utilisons en permanence, ces applications qui nous « facilitent » la vie… Il en est de même, c’est vrai, de la plupart des appareils que nous utilisons depuis plusieurs décennies, bien avant l’apparition des applications. Pas plus que nous grands-parents, nous n’avons une idée précise de ce qui se passe lorsque nous appuyons sur l’interrupteur : nous savons seulement que la lumière s’allumera – et cela nous suffit. Le solutionnisme qui nous habite va toutefois plus loin que cette pensée magique basique – ou plutôt que cette absence de pensée. Il y a en lui une véritable croyance, de l’ordre de la superstition, certes, mais les superstitions ne sont-elles pas justement les derniers bastions inexpugnables devant lesquels la raison capitule ?

Car la technique n’a rien de « neutre », comme on le prétend trop rapidement en comparant benoîtement un téléphone à un marteau ou à un tournevis un peu plus perfectionné (sans réaliser que même un marteau n’est pas « neutre »). L’optimisme béat qui accompagne et fonde le solutionnisme caractérise l’imaginaire de la technique dans ses deux dimensions, idéologique et utopique (pour reprendre les définitions de Ricœur). La version la plus assumée et la plus explicite de cette idéologie et de cette utopie technicistes, le transhumanisme, pousse la logique interne du solutionnisme à son apogée, jusqu’à sombrer dans l’hybris en considérant la mort même comme un bug à corriger. La technologie, comme discours et idéologie de la technique, n’a plus rien à voir avec la science et la confusion, sciemment entretenue, des deux dans la plupart des esprits participe à l’entreprise d’asservissement de la science à la technique. De la science… mais pas seulement, puisque la puissance de l’idéologie et de l’utopie technicistes permettent l’appropriation par la technique de domaines qui en étaient jusque-là indépendants. Ainsi triomphe la technocratie – au sens de la prise de pouvoir de la technique, par délégation et abdication volontaires.

L’abandon progressif de leurs responsabilités, d’abord anodines puis de plus en plus importantes, par les individus au profit des applications et gadgets technologiques, sous prétexte de simplification, de confort, de plaisir et de gain de temps, va de pair avec la déresponsabilisation politique, tant des citoyens repliés sur leur espace privé que des dirigeants trop heureux de se cacher derrière les paravents mensongers de l’objectivité technique (1). La négation du politique et de l’humain par la technique vont de pair, sous la bannière du sacro-saint « Progrès ». Or la disjonction n’a jamais été si flagrante entre progrès technique, progrès scientifique, progrès économique, progrès social et progrès humain. La fable selon laquelle ils seraient tous liés et avanceraient harmonieusement vers une amélioration continue de l’existence humaine a perdu toute crédibilité, bien qu’elle soit au cœur de bien des discours (anti)politiques. De moins en moins dupes, les citoyens se détournent des bonimenteurs qui assènent encore ces balivernes… au profit, hélas, d’autres bonimenteurs aux mensonges tout aussi dangereux : antisciences et complotistes de toutes obédiences surfent allègrement sur la vague néo-luddite.

Le même mélange des genres entre technique et science sert ainsi d’épouvantail aux antiscientifiques qui, au nom de craintes légitimes, développent des sophismes symétriques à ceux des technophiles les plus acharnés. La suspicion, largement justifiée, à l’égard de la technique a néanmoins quelque chose de paradoxal tant elle tolère sans difficulté une forme de technophilie aveugle chez les mêmes individus : combien vilipendent avec une hargne sincère la déshumanisation par la technique via leur téléphone dernier cri fabriqué en Chine dans des conditions inhumaines et qu’ils ont payé plusieurs centaines d’euros ? La contradiction n’est pas qu’apparente ; elle n’est pas le symptôme d’un cynisme qui serait presque rassurant. Si le néo-luddisme peut apparaître comme une posture au service d’idéologies en réalité tout à fait compatibles avec le solutionnisme et le technologisme, il faut reconnaître, chez ses partisans aussi, une sincérité qui rend d’autant plus efficaces leurs entreprises idéologiques. Comme leurs adversaires technophiles, ils se croient également investis d’une mission d’évangélisation.

Les questions environnementales, et tout particulièrement, énergétiques, paraissent à ce titre le terrain le plus évident d’affrontement-complicité entre partisans du solutionnisme technologique et néo-luddites divers et variés. S’affrontent dans une parodie de bataille rangée : d’un côté, les technophiles béats persuadés que la seule réponse aux catastrophes engendrées par la technique réside dans encore plus de technique et, de l’autre côté, les autoproclamés écologistes antisciences dont les actions ne font qu’aggraver la situation. Pris dans un débat hystérique, la raison n’a guère d’espace pour s’affirmer. Les fameuses « énergies propres » sont un mensonge savamment entretenu, un oxymore digne d’un « cercle carré ». Les énergies renouvelables à la mode (éolien et solaire) polluent énormément dès que l’on prend en compte l’ensemble du cycle de vie des éoliennes et des panneaux solaires, produisent une énergie intermittente, non pilotable, aux rendements médiocres et nécessitent la construction de centrales de back-up, souvent au charbon (l’Allemagne étant le « modèle » en la matière). Le nucléaire, accusé à tort de relever du solutionnisme par certains militants écologistes qui n’ont aucune compétence scientifique, demeure la meilleure réponse aux besoins énergétiques et au réchauffement climatique. En revanche, croire qu’il résoudra miraculeusement tous les problèmes est parfaitement stupide mais il fait nécessairement partie de la réponse, avec, entre autres, le changement du modèle de consommation, la relocalisation de la production, etc.

Avec le nucléaire et l’énergie, se révèle la difficile ligne de crête de la science qui doit être tenue dans la plupart des domaines entre les illusions de l’obscurantisme et les fantasmes du solutionnisme, entre ceux qui veulent obliger l’homme à retourner dans les arbres, voire éradiquer définitivement l’espèce humaine, et ceux qui ne rêvent que de toujours plus de technique au mépris de l’humanité en nous et imaginent naïvement qu’elle sauvera la planète. Quelles folies !

Cincinnatus, 26 juin 2023

Article à retrouver sur son site internet.

Références

(1)Dans ses différents ouvrages, Evgueny Morozov explore les impasses et mirages du solutionnisme. Il montre notamment comment, depuis le début des années 2010, celui-ci ringardise le politique dans les entreprises technologiques obsédées par le « bouleversement » (on dirait aujourd’hui la « disruption ») de tout ce qui ne relève pas, normalement, de la technique. Par exemple :

(2)« La réponse de la Silicon Valley au « comment » de la politique se résume d’ordinaire à ce que j’appelle le solutionnisme : il faut traiter les problèmes avec des applications, des capteurs et des boucles de rétroaction, toutes choses vendues par des start-up. Au début de l’année 2014, Eric Schmidt a même promis que les start-up résoudraient le problème des inégalités économiques : ces dernières peuvent donc être elles aussi « bouleversées » ! »

(3)Evgueny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies Ordinaires, 2015, p. 117

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