Luttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Le 6 février, une journée pour l’histoire

entretien avec Danielle Tartakowsky
De la simple émeute au coup d’État envisagé, nombreux sont les historien.ne.s à avoir avancé leur interprétation de la journée fatidique du 6 février 1934. En compagnie de Danielle Tartakowsky, spécialiste de l’histoire politique française du 20ème siècle, nous nous demandons quelle a été la perception des contemporain.e.s, quelles conséquences ils et elles en ont tirées.

Crédits photo

En 1934, la France est en crise depuis trois ans. La crise de 1929 fait sentir ses effets sur les économies européennes, les pensions des anciens combattants sont réduites et les différentes coalitions parlementaires françaises ne parviennent pas à se maintenir (six gouvernements se sont en effet succédés depuis les élections de mai 1932). La tension est forte dans le pays, alors gouverné par les radicaux (majoritaires au Palais Bourbon) du président du Conseil Camille Chautemps depuis novembre 1933, alors que de nombreux groupes de la droite extra parlementaire multiplient les actions. Les ligues d’anciens combattants marqués à droite, à différencier des fédérations d’anciens combattants, formées depuis 1924 d’étudiants, de jeunes et de quelques anciens combattants, sont vocales dans leur opposition au gouvernement radical. Les Croix de Feu en particulier restent présentes dans l’imaginaire alors qu’elles ne prendront pas part à l’émeute, ce qui sera d’ailleurs reproché à De la Rocques, leur leader, par les organisations d’extrême droite.

Mme Tartakowsky nous explique ce point de bascule qui amène au 6 février 1934 :

La tension franchit un cap lorsque la grande presse consacre une place majeure à ce qu’on appelle l’affaire Stavisky(1). Ce scandale financier que la presse régionale plutôt ? avait déjà mise à jour en 1931 était jusque-là sans relais dans la grande presse nationale, qui est très exclusivement dirigée par des forces de droite et qui dès lors que les radicaux sont au pouvoir remet au premier plan cette crise. A partir de des révélations liées à cette crise, les organisations d’extrême droite, plus précisément de droite extra parlementaire, à savoir les Jeunesse Patriotes, créés par Tettinger 1924, ou encore l’Action française, multiplient les manifestations. Ces manifestations sont contemporaines de mouvements d’anciens combattants affectés par la baisse des pensions.

Chautemps démissionne de la Présidence du Conseil en janvier 1934, et Daladier est appelé par Albert Lebrun, Président de la République, à former un gouvernement. Daladier accepte et est attendu à la Chambre des Députés le 6 février 1934 dans la soirée, pour donner un discours et obtenir la confiance. Le jour (et le soir) même est organisée une manifestation des anciens combattants d’un côté, et des groupes d’extrême droite de l’autre : “chacun manifeste sur son mot d’ordre, ‘à bas le régime des scandales et donc la République’ pour l’Action Française, ‘à bas les scandales qui entachent la République’ pour les anciens combattants”. Il est important de noter, nous rappelle notre invitée, qu’une manifestation autorisée dans Paris est un fait rarissime, alors de nuit … De plus, “les forces de police sont affectées par le fait que le préfet de police, [Jean] Chiappe, qui est très proche des ligues d’extrême droite, vient d’être démis de ses fonctions. Il y a donc de l’eau dans le gaz. Très rapidement, la situation tourne à la confusion la plus totale.”

Les Jeunesses Patriotes tentent de franchir le pont qui mène à l’Assemblée nationale et les anciens combattants, voyant que la situation tourne à l’émeute, se déportent vers l’Arc de Triomphe. “Plus personne n’est en mesure de donner des ordres à qui que ce soit, la situation vire à l’émeute non maîtrisée [le préfet de police en poste n’est pas connu de ses services et doit même être accompagné d’un subordonné pour être obéi]”. Face à cette situation, Daladier, qui refuse d’appeler l’armée et qui vient pourtant d’obtenir la confiance des députés, démissionne dans la nuit. Danielle Tartakowsky conclut : “la rue a gagné, et une rue dominée par l’extrême droite”.

La journée se conclut dans le sang, la police ouvrant le feu dans la confusion. Bilan : 19 morts et presque 1500 blessés incluant de nombreux policiers.

Je n’entre pas dans le débat sur le coup d’Etat. Ce qui est intéressant pour moi, avec 19 morts dans Paris et une tentative d’entrée dans le Palais Bourbon, […] c’est que pour les contemporains, il est en train de se produire à Paris ce qu’il s’est produit en Allemagne. […] Pour les contemporains, il s’agit d’un danger fasciste”.

Dans le même temps, les organisations ouvrières, politiques avec la SFIO et le PCF et syndicales avec la CGT et la CGTU(2), réagissent à ces événements d’une manière forte, et, plus surprenant encore, convergent.

Si les définitions du fascisme varient selon les organisations – Léon Blum voit dans le fascisme les héritiers des ennemis traditionnels de la République là où la CGTU et le PC y voient le bras armé d’un capitalisme aux abois – elles s’accordent sur la menace que celui-ci représente.

En conséquence et “par-delà ces divergences, […] la SFIO appelle à une grève générale le 12 février 1934, la SFIO et la ligue des Droits de l’Homme appelant à manifester dans le cadre de cette grève générale.” Sur des mots d’ordre différents, les organisations syndicales et politiques appellent à manifester le même jour et à la même heure, en rupture avec la Charte d’Amiens refusant de lier politique institutionnelle et syndicalisme. “La manifestation du 12 est une manifestation nationale avec une telle ampleur … Des dizaines de villes qui n’avaient jamais vu de manifestations en voient. Cette manifestation va amorcer des évolutions au sein du PC qui en juin 1934 va rompre avec la théorie dite de ‘classe contre classe’ et considérer que dès lors que le fascisme menace, il faut défendre la démocratie. Il jette les bases d’une alliance politique avec la CGT et la SFIO, cela amorce le processus de construction du Front Populaire”.

Même pour nos standards modernes – une manifestation en 1934 rassemble rarement plus de quelques dizaines de milliers de personnes – cette manifestation du 12 février, nationale, est massive. “Elle réactive la mémoire des révolutions”. Avant 1934, les mouvements anti-crise sont rares au sein des forces de gauche, mise à part une grève aux usines Citroën(3) et la marche des chômeurs de Lille(4). Il est d’ailleurs important de rappeler que dans leur longue tradition, les syndicats français sont faibles et désunis (CFTC, mais surtout CGT et CGTU). Mais à partir de 1934, les forces descendues dans la rue le 12 février 1934 et qui ont pris conscience de l’ampleur de la riposte antifasciste, y restent jusqu’aux élections. […] Dès lors que les organisations d’extrême droite essaient de faire un meeting dans quelque ville que ce soit, ces forces se réunissent et empêchent leur tenue. Il y a donc un phénomène de mobilisation à la fois anti-crise et antifasciste qui participe de cette construction du rassemblement populaire. Cela construit une culture de rassemblement populaire en France pendant 2 ans, avant la victoire du gouvernement du Front Populaire de mai 1936. C’est la première fois qu’un gouvernement est élu à la suite d’une articulation entre les moyens institutionnels, le vote, et la mobilisation collective.”

Cette réaction antifasciste permet donc de mobiliser et d’organiser un mouvement de masse qui aboutira à la victoire du Front Populaire, à rebours d’une Europe où l’autoritarisme et le fascisme grandissent. Cet événement particulier et violent de l’émeute du 6 février, impliquant quelques milliers de personnes, créera in fine un mouvement inédit, rapprochant les organisations ouvrières, les réconciliant presque, et amenant à ce mois de mai 1936 pour l’Histoire. Il est frappant de constater l’unité d’action affichée si rapidement par des partis, organisations et personnes qui ne se parlaient plus depuis une décennie, et qui, poussés par la menace du pire, écriront 2 ans de pages parmi les plus belles de notre histoire.

 

Références

(1)L’affaire Stavisky, du nom d’Alexandre Stavisky, est un scandale politico-financier impliquant une escroquerie aux bons du Trésor au début des années 1930. De nombreuses personnalités politiques radicales sont liées à cette affaire, ce qui entache le gouvernement. De plus, le chef de la section financière chargé de cette affaire, Albert Prince, est retrouvé mort le 20 février 1934, dans des circonstances floues.

(2)La CGTU est une scission révolutionnaire issue de la CGT réformiste. Elle est liée au PCF et sera réunifiée à la CGT en 1936 après la victoire du Front Populaire.

(3)Grève de 35 jours contre la baisse des salaires en avril 1933 menée par la CGTU

(4)En 1933, quelques centaines de sans-emploi organisent une marche de Lille à Paris pour réclamer le pain et l’emploi

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