Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

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Crédit photos : Archive Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino

Modesta se méfie des discours, des mots « que la tradition a voulu absolus(1) » : « Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. » Car elle croit plus que tout à l’expérience depuis cet échange avec son mentor, Carmine :

-« Tu m’enseignes, Carmine, la sagesse de perdre ? J’ai parfois trop de colère dans le corps, et je voudrais apprendre.
– Eh, on peut enseigner tant de choses : monter à cheval, faire l’amour, mais on ne peut donner à personne sa propre expérience. Chacun doit se composer la sienne, avec les années, en se trompant et en s’arrêtant, en revenant en arrière et en reprenant le chemin.
– Et pourquoi ?
– Eh, si on pouvait enseigner l’expérience nous serions tous pareils ! »

La sienne s’acquiert par à-coups. A chaque évènement, nouvelle métamorphose soudaine de son existence, elle s’étonne : « Comment pouvais-je le savoir si la vie ne me le disait pas ? Comment pouvais-je savoir que le bonheur le plus grand était caché dans les années apparemment les plus sombres de mon existence ? S’abandonner à la vie sans peur, toujours… » J’ai appris tant de choses dans la vie, mais jamais à pressentir l’amour. Modesta ne vit que pour la « dissociation du temps » rendue possible à deux êtres qui s’aiment. Sa vie se termine par un amour romantique, mais cela aurait pu être n’importe quel amour imprévisible qui peuple son univers : ami·es, enfant·es, amant·e-s sans cesse en mouvement autour d’elle, grâce à elle. L’amour lui apprend peu à peu l’abandon. Elle se confie, laisse venir à elle les émotions les plus intenses. Lorsqu’elle baisse ses barrières et s’autorise des confidences, d’abord froide et distante, elle devient alliée. Ses descriptions de l’amour forment ainsi des paysages : « Dans les baisers j’oublie ses blessures. Oublier un instant et puis redécouvrir plus nets les traits que l’on aime. Sentir avec plus d’acuité le parfum de sa peau. Se retrouver enlacées après une longue absence. Pour en être sûre elle me touche le front de sa paume. Je prends ses doigts dans les miens… Ne la perdre jamais ! (…) Lui dire comment j’étais en réalité. » – et non pas qui. L’art de la joie énonce la complexité des êtres. Modesta s’abandonne aux années qui passent : « Peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus » pour son corps qu’elle incarne progressivement. « Dans l’anxiété de vivre j’ai laissé filer trop vite mon esprit », écrit-elle : Elle ne mourra donc qu’après, seulement après avoir appris encore d’autres façons de vivre, « l’art de voyager, et d’être heureuse d’observer un vase, une statue, une fleur ». De toute façon, la mort n’est qu’une « énième métamorphose. »

Malgré l’historique qu’elle dresse de sa propre vie, il n’y a pas de passé pour celle qui ne voit dans les ruptures que la promesse d’un après. « On ne retourne pas en arrière ! », s’exclame-t-elle alors que, rasée des suites d’une blessure au front, elle touche, nostalgique, les longues tresses d’autrefois. « L’avenir n’existe pas, ou du moins l’inquiétude pour l’avenir n’existe pas pour moi. Je sais que seulement jour après jour, heure après heure, il deviendra présent. » : seul le moment présent doit être pensé, conscientisé, accumulé. Modesta n’aime pas les regrets ; les souvenirs , eux, ont toute leur place en elle. Ceux des morts, d’abord, dont elle garde mémoire pour celleux qui restent : « Pouvoir du désir de garder en vie qui l’on aime ».

Leurs voix résonnent sans cesse et des extraits de dialogues précédents réapparaissent un instant, les font durer, encore un peu. J’ai écouté le podcast : « Comment écrire ce qu’on a dans la tête(2) ? ». Déjà, j’aimais le titre. Geneviève Brisac y explique que l’écriture féminine a ceci de particulier qu’elle reflète les pensées nombreuses et simultanées qu’il y a dans la tête des femmes. Et qu’alors, à l’écrit, l’intérieur polyphonique est retranscrit dans une narration irrégulièrement arythmique. Bien plus loin qu’une écriture monotone, ou peut-être pire encore, d’une écriture binaire. Brisac dit aussi que les femmes ont pris l’habitude de se voir de l’extérieur ; et que donc les écrivaines jouent particulièrement avec les narrateur·ices. Modesta est racontée à la première et à la troisième personne, et c’est bien, comme le dit Martin Rueff, le signe d’une dialectique heuristique entre fermeté de l’extérieur et grand doute intérieur.

Pour Modesta, lorsqu’une habitude se brise, il faut juste se déshabituer, puis s’habituer à une nouvelle. C’est à cet endroit précis que se lisent les fondements de sa liberté : « Non, elle ne les regrettait pas, elle regrettait seulement un mode de vie si longuement gravé dans ses émotions, qu’elle ne pouvait en changer d’une heure à l’autre. Elle devait accepter cette peur, et peu à peu s’habituer à cette solitude, qui désormais, c’était clair, apportait avec elle le mot de liberté (…) »

Certains passages ont la force déconcertante de bell hooks(3). Modesta critique ces femmes qui reproduisent ce contre quoi elles pensent, pourtant, se dresser : « Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l’homme. (…) Tu te souviens, Carlo, tu te souviens quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme (…) ? ». Elle critique la psychanalyse : « Qu’y a- t-il de maladif dans le fait de rechercher une joie que l’on a connue ou seulement imaginée ? La sérénité qu’il y avait entre Béatrice et moi, je l’ai aussi recherchée en toi et je l’ai retrouvée. ». Refuse que les doctrines érigées en science ne puissent qualifier quiconque de déviant·e.

D’années en années, d’une phase de sa vie à une autre, les promenades de Modesta s’énoncent par le leitmotiv de la nage. « On ne retourne pas en arrière ! (…) Et puis, à cette époque-là, je ne savais presque pas nager ! (…) Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant seule une paix profonde envahit son corps mûr à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures. Corps maître de lui-même, rendu savant par l’intelligence de la chair. Intelligence profonde de la matière… du toucher, du regard, du palais. Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs de l’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec la conscience précise d’être jeune (…) » S’abandonner à l’intensité de sa vie et ses contradictions, du lourd-léger au long-court.

Parfois je me questionne sur ma légitimité d’écrire. Est-ce qu’écrire est une démonstration d’égo, est-ce qu’écrire c’est mettre de soi un peu partout, comme le déplorait un de mes amis au sujet d’un homme qui ornait tous les murs de Paris de sa signature ? Pourquoi écrire, si je lis des choses si belles ? Vivre dans l’illusion de rajouter « sa pierre » ? C’est peut-être comme ce que Jean- Pierre Bacri racontait sur le théâtre(4). Si un·e spectateur·ice sur cent, parmi son public, était touché·e par une scène, c’est pour ce 1% qu’il jouait. J’espère être lue et que l’on comprenne ce qui m’a touchée dans Modesta, et toucher à mon tour pour créer un espace d’échange. Rajouter des lignes de mots encore parmi toutes les formes qui existent déjà, tenter de décrire l’insaisissable Modesta. Remercier la quête absolue de Goliarda Sapienza d’écrire la vie d’une autre, la sienne, ou juste « un palais aux mille portes d’entrée, où chaque lecteur(·ice) éprouve une émotion singulière, toujours renouvelée(5). » Qui sait dans quelle interstice chacun·e saura pénétrer.

Références

(1)Tous les éléments entre guillemets sont des extraits de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2016.

(2)Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie, « Comment écrire ce qu’on a dans la tête ? Avec Geneviève Brisac et Martin Rueff. » France Culture, 02/02/2023, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/avec-philosophie/comment-ecrire-ce-qu-on-a-dans-la-tete-7369754

(3)bell hooks, La volonté de changer, Paris, Divergences, 2021.

(4)Anaïs Kien, Toute une vie, « Jean-Pierre Bacri (1951-2021), tellement libre ». France Culture, 03/12/2022, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/jean-pierre-bacri-1951-2021- tellement-libre-9533932

(5)Cette phrase figure en quatrième de couverture de l’édition 2022 de Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard : Folio classique.

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Le mystère de la productivité disparue du travail

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C’est apparemment une bonne nouvelle pour le gouvernement, mais elle inquiète les économistes. En France, au troisième trimestre 2022, la productivité du travail par salarié était inférieure de 6,4% à ce qu’elle devrait être, affirme une note de la DARES. Pire, elle était plus faible qu’en 2019, ou en 2015. Ainsi, d’après l’INSEE, une personne travaillant dans le secteur marchand produit 3,8% de richesses de moins qu’en 2019.

Pourquoi est-ce une bonne nouvelle pour le gouvernement ? Eh bien parce que cela signifie qu’en dépit d’une croissance faiblarde depuis la fin de la crise sanitaire, la France parvient tout de même à créer des centaines de milliers d’emplois sur un rythme d’environ 100 000 emplois nouveaux chaque trimestre. Dans un contexte où la population active n’augmente presque pas, cette « performance » permet de diminuer sans trop d’effort le chômage de manière accélérée. Depuis le quatrième trimestre 2019, environ 930 000 emplois ont été créés, ce qui a entrainé une forte diminution du chômage qui est passé de 8,2% fin 2019, à 7,3% au troisième trimestre 2022 (7,1% en France métropolitaine). L’économie française ne produit pas beaucoup plus de richesses aujourd’hui qu’il y a trois ans, mais elle le fait avec davantage d’emplois.

Le problème est que cette baisse soudaine de la productivité du travail n’est pas simple à expliquer, et c’est en cela qu’elle inquiète les économistes. Est-ce un phénomène passager où l’indice d’une sous-performance structurelle de l’économie française ? Remarquons d’abord qu’elle n’est pas due à la baisse du temps de travail par salarié engendrée par les mesures d’activités partielles lors de la crise sanitaire, car c’est surtout la productivité horaire qui diminue. De plus, la France connaît une situation assez unique parmi les économies similaires. En Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, la productivité du travail s’est rétablie et dépasse son niveau d’avant la crise. Seule l’Espagne se trouve avec une productivité du travail inférieure à celle de 2019, mais dans ce pays cette diminution est nettement moindre qu’en France.

Ce qui est inquiétant c’est ce que la baisse de la productivité du travail pourrait signifier pour l’avenir : une compétitivité affaiblie, une déflation salariale, et sans doute la fin de la croissance économique, à moins d’augmenter le taux d’emploi – ce qu’essaie d’ailleurs de faire le gouvernement avec les réformes du régime de retraite et celle de l’assurance chômage. Autrement dit, la baisse de la productivité du travail pourrait être l’indicateur plus global d’une dégradation invisible de l’économie française.

Un problème conjoncturel ?

Reste que pour l’instant rien ne prouve que cette baisse soit durable. Plusieurs explications conjoncturelles pourraient l’expliquer. En premier lieu, la période pandémique, avec ses confinements et ses incertitudes, mais aussi ses mesures d’aides et de chômage partiel, a logiquement poussé les entreprises à préserver l’emploi, quitte à réduire ponctuellement la production. De plus, parmi les mesures engagées par le gouvernement, le plan « un jeune, une solution » a contribué à une très forte hausse des contrats d’alternance et d’apprentissage. Or, comme l’explique la note de la DARES, si ces emplois sont comptabilisés comme les autres, leur productivité est bien plus faible. De plus, il convient d’organiser l’encadrement des apprentis et des alternants, ce qui réduit la productivité des autres salariés. Mais en dépit de sa forte croissance, le développement de l’apprentissage et de l’alternance n’expliquerait qu’un cinquième de la baisse de la productivité du travail estime la DARES. Il faut donc chercher ailleurs.

Une hypothèse parfois avancée est celle des conséquences sanitaires directes de la pandémie de covid, avec son lot d’arrêts maladie, de covids longs, de burn-out et de dépression. Le principe même d’exiger l’isolement pendant une semaine ou dix jours des personnes infectées pas le covid a sans aucun doute eu des effets sur la productivité du travail, y compris sur la productivité horaire, car certaines équipes de travail se trouvèrent désorganisées par ces absences à répétition. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le gouvernement a récemment abrogé les mesures d’exception relatives à la gestion des arrêts de travail liés au covid.

Une autre hypothèse conjoncturelle qui pourrait expliquer la baisse de la productivité du travail est celle de la désorganisation dans laquelle s’est produite la reprise. Le manque de composants dans l’industrie automobile, ou de matériaux dans la construction, ont pu diminuer le niveau de production sans que l’emploi, ni même les heures travaillées, ne baissent dans les mêmes proportions. De plus, la pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs a poussé certaines entreprises à garder une partie de leurs salariés surnuméraires pour éviter d’engager de coûteux et difficiles recrutements en attendant un retour d’activité.

Enfin, un dernier facteur spécifique à la France concerne la baisse de la productivité du travail dans le secteur de la production d’électricité, une conséquence de l’arrêt, en 2022, de nombreux réacteurs nucléaires.

Une conséquence de la désindustrialisation ?

Toutes ces explications pourraient rassurer. La baisse française de la productivité du travail ne serait que la conséquence d’une situation ponctuelle qui sera amenée à évoluer. Il y a cependant d’autres explications possibles, et certaines pourraient durer, voire se renforcer à l’avenir.

La première chose à noter est que le déclin industriel de la France s’est récemment approfondi, comme en témoigne le creusement du déficit commercial en 2022 qui a atteint des records en dépassant 160 milliards d’euros. Or, le niveau d’industrialisation d’un pays est directement lié à ses capacités exportatrices (on exporte trois à quatre fois plus de biens que de services), mais surtout à ses gains de productivité potentiels. De fait, de nombreux emplois de services ne permettent pas d’augmenter la productivité du travail. C’est le cas par exemple des emplois relationnels tels que l’enseignement, le soin, le spectacle vivant, mais aussi de nombreux autres emplois du secteur tertiaire… Un pianiste, aussi doué soit-il, ne peut passer moins de temps à jouer une sonate aujourd’hui qu’il y a 200 ans, et un enseignant doit toujours consacrer le même temps incompressible pour apprendre à lire à un enfant de six ans.

Ce qui permet des gains de productivité c’est, en général, l’emploi industriel, parce que ce sont des emplois plus facilement mécanisables. Ainsi, moins il y a d’emplois industriels dans un pays, plus il est difficile de faire progresser la productivité du travail. Cela ne signifie pas que les services ne soient jamais concernés. Les caisses automatiques sont un exemple bien connu d’automatisation du secteur tertiaire, mais ces dernières sont loin d’avoir remplacé tous les personnels de caisse, et les gains de productivité qu’elles permettent ne sont globalement pas si importants.

Plus fondamentalement, l’économie française s’est désindustrialisée, mais elle a aussi produit de nombreux emplois de service peu productifs, tels que les livreurs à domicile ou les services à la personne. Ces changements structurels de l’économie française pourraient expliquer plus largement, non pas la baisse de la productivité des trois dernières années, mais la faiblesse de sa croissance depuis une vingtaine d’année, que la baisse récente n’aurait fait que mettre en lumière.

Bullshit jobs et bureaucratisation

Une dernière explication à l’effritement structurel de la productivité du travail pourrait être liée aux transformations internes des entreprises et des administrations. Dans un article devenu viral publié en 2013, puis dans un ouvrage paru en 2019, l’anthropologue américain David Graeber affirme qu’une partie de notre économie serait gangrénée par l’expansion d’une couche parasitaire de cadres supérieurs ou intermédiaires occupant des « d’emplois à la cons » (bullshit jobs). Ces personnes seraient recrutées non pour leur capacité à produire des biens ou des services utiles, mais parce qu’elles rendent certains services à leurs recruteurs. Avec la hausse de la productivité du travail, expliquait Graeber, nous pourrions travailler beaucoup moins qu’au siècle dernier tout en profitant d’un niveau de vie tout à fait satisfaisant. Mais cette baisse du temps de travail serait incompatible avec le fonctionnement du capitalisme contemporain. De plus, la hausse du niveau général d’éducation pousse à créer des emplois de cadres. Autrement dit, pour Graeber, de nombreux emplois, parfois bien rémunérés n’existent qu’en raison du fonctionnement interne des bureaucraties publiques et privées, dont la particularité est de s’étendre et de s’auto-alimenter pour résoudre des problèmes qu’elle génère parfois toute seule. Les responsables projet, chargés de missions et superviseurs en tout genre, n’ont parfois d’autre utilité que de donner l’impression d’une action ou de « cocher des cases » en vue d’afficher des bilans ou d’écrire des rapports qui ne sont jamais lus.

La bureaucratisation de l’économie dans son ensemble est sans doute l’une des raisons structurelles pour laquelle la productivité du travail stagne et la souffrance au travail augmente depuis une vingtaine d’année en France et dans la plupart des pays développés. Plus fondamentalement, le manque d’attrait et de valorisation des métiers de « ceux qui font » au profit de « ceux qui pensent et qui décident » pousse à une hypertrophie de la hiérarchie dans son ensemble qui finit par se transformer en strate parasitaire. En France, certains services publics tels que l’enseignement, la santé et la recherche sont particulièrement touchés par ce phénomène. Mais cela concerne aussi le secteur marchand, voire l’action politique, lorsque la communication d’un élu finit par devenir plus importante que sa capacité à prendre des décisions et à étudier sérieusement ses dossiers.

Dans l’organisation contemporaine, une partie importante du temps de travail est tournée vers l’intérieur de l’entreprise, vers sa gestion, les réflexions sur sa structure et son évolution, au détriment de la production elle-même et de la réalisation de ses missions premières. La logique du management par projet conduit par exemple à multiplier les strates décisionnelles et pousse à entreprendre des réformes au détriment de l’action concrète et à recruter toujours davantage de personnels pour coordonner la mise en place de ces réformes, tout en consumant le temps de ceux dont le travail est tourné vers l’extérieur et qui assurent in fine l’essentiel de la production. Cette dynamique est renforcée par la multiplication des bilans et comptes-rendus que toute entreprise est amenée à produire pour ses actionnaires, ses financeurs, l’administration, ses clients ou même ses propres personnels, dans une boucle sans fin d’auto-évaluation permanente.

En fin de compte, étudier l’évolution de la productivité du travail nous permet d’apprendre beaucoup sur le fonctionnement et les dysfonctionnements de notre économie. Mais la productivité du travail, telle qu’elle est quantifiée, n’en est pas moins un indicateur contestable. Car on ne sait jamais quelle est la valeur réellement produite par le travail. Aussi, la question qui devrait nous occuper devrait être moins de comprendre comment évolue la productivité du travail et ce qu’elle implique sur l’emploi que de mieux connaitre ce qu’on produit collectivement et d’être capable de mesurer l’utilité véritable de notre travail et la fonction sociale qu’il remplit réellement.

David Cayla

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entretien avec la sénatrice Laurence Rossignol

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LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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« Il y a de longues années vivait un empereur qui aimait par-dessus tout les beaux habits neufs ; il dépensait tout son argent pour être bien habillé. Il ne s’intéressait nullement à ses soldats, ni à la comédie, ni à ses promenades en voiture dans les bois, si ce n’était pour faire parade de ses habits neufs. »

C’est ainsi que commence le conte d’Andersen Les nouveaux habits de l’empereur. Deux menteurs profitèrent ensuite de la candeur et de la coquetterie de l’empereur pour le rouler dans la farine, en lui vendant fort cher de magnifiques nouveaux habits. Ces escrocs lui avaient vendu du vide, et personne n’osa rien dire quand l’empereur déambula nu, jusqu’à ce qu’un innocent enfant le fît remarquer, et que le peuple entier se rît de la balourdise de leur souverain.

Plusieurs siècles après cette mésaventure fictive, loin de la Scandinavie andersienne, une autre épopée grotesque a amusé un pays entier ou presque : l’élection du Speaker de la Chambre des Représentants des Etats-Unis d’Amérique.

En novembre dernier, à l’occasion des élections de mi-mandat, l’intégralité de la chambre basse du Parlement américain a été renouvelée. A cette occasion, les républicains ont repris, d’une courte tête, la majorité perdue en 2018. Les primaires républicaines ont été sanglantes, et l’aile trumpiste est parvenue à purger un grand nombre de « modérés ». De la dizaine de représentants républicains qui avaient voté, en 2020, la destitution de Donald Trump suite à la tentative séditieuse de renverser le résultat de l’élection, il n’en reste plus que deux. Tous les autres ont été balayés par des trumpistes ou n’ont pas même cherché à se représenter.

Cette présidentialisation du scrutin législatif, pro-Trump contre anti-Trump, arrange tant les trumpistes que les démocrates. Les premiers restent ainsi au centre de l’actualité politique, alors même que l’ancien président n’a plus accès aux réseaux sociaux et est boycotté par la plupart des chaînes d’information. Les seconds agitent le drapeau rouge honni qui fédère une coalition électorale sans grande cohérence idéologique autre que le rejet de Trump. Et pour les uns comme pour les autres, cela a été payant. Les démocrates sauvent le Sénat, accroissant même leur majorité en remportant un siège supplémentaire en Pennsylvanie, et limitent la défaite à la Chambre des Représentants. Les trumpistes ont confirmé leur mainmise totale sur le parti républicain.

Certes, l’hypothèse Ron de Santis, gouverneur républicain de Floride largement réélu, a commencé à percer. Certes, beaucoup de ces candidats de l’ultra-droite complotiste et raciste ont été battus, mettant à mal la rhétorique trumpiste de victoires infinies si sa ligne est adoptée. Si cette élection a réveillé une aile non-trumpiste qui essaye de s’organiser au sein du parti républicain, ce n’est que pour mieux montrer son isolement et sa faiblesse dans le rapport de force interne.

Car il est essentiel de rappeler que si cette aile est moins agitée, brouillonne et chaotique que son pendant trumpiste, on peut toutefois difficilement la qualifier de modérée. Tout aussi opposée aux taxes, tout aussi anti-avortement, tout aussi anti-immigration, tout aussi ultra-religieuse. Quelques divergences existent au niveau de la politique internationale, les trumpistes sont isolationnistes, certains anti-trumpistes comme Liz Cheney sont néo-conservateurs et imaginent les Etats-Unis en gendarme du monde, mais les désaccords de fond s’arrêtent là. Ron de Santis est un évangélique clérical assumé, et la poignée de sénateurs républicains ayant voté la destitution de Trump (Lisa Murkowski de l’Alaska, Susan Collins du Maine, Mitt Romney de l’Utah…) vote constamment des lois pro-pétrole et pro-charbon. Ils comptent parmi leurs soutien Elon Musk, dont les frasques récentes à la tête de Twitter ne penchent pas en faveur d’une qualification modérée et raisonnable pour ce club de républicains anti-Trump.

Et ces querelles autour de la personne de Trump sont venues se greffer au rapport de force, plus stratégique qu’idéologique mais bien réel, au sein de la représentation républicaine. Démocrates comme républicains sont chacun divisés en trois factions : les plus à gauche des démocrates sont rassemblés dans le Congressional Progressive Caucus, les démocrates modérés dans la New Democrat Coalition, et les démocrates droitiers néolibéraux dans la Blue Dog Coalition. Chez les républicains, les centristes adeptes du bipartisme font partie du Republican Governance Group, la majorité des députés siège, elle, dans le Republican Study Committee, et l’extrême-droite anti-taxe, anti-régulation, anti-immigration, ultra-nationaliste a fondé le Freedom Caucus.

Cette segmentation est à peu près stable depuis le milieu des années 2010, quand la vague des représentants républicains issus du Tea Party a cherché à s’organiser. S’ils poussaient jusqu’au bout la rhétorique anti-Etat et nationaliste traditionnelle au Parti Républicain, c’est avant tout sur la forme que ces représentants se distinguaient. Fermés à tout compromis, praticiens de l’agit-prop, volontiers polémiques, prêts à tout pour pousser leur agenda, selon la formule consacrée.

Les plus trumpistes des trumpistes ont naturellement rejoint ce caucus, avec pêle-mêle Marjorie Taylor Greene de Géorgie, mise au ban suite à des propos antisémites, Harriett Hageman du Wyoming, adoubée par Trump pour battre Liz Cheney dans ce fief républicain absolu, Lauren Beobert, du Colorado, partisane de la théorie supra-complotiste Q-Anon et qui promeut ouvertement la fin de la séparation des Eglises et de l’Etat ou encore Matt Gaetz, de Floride, accusé de prostitution de mineure et protégé par Trump.

Certes de plus en plus nombreux, une cinquantaine aujourd’hui, ils n’en demeurent pas moins minoritaires au sein de la conférence des représentants républicains. Battus lors de l’élection interne pour désigner le futur Speaker de la Chambre des représentants, ils n’ont pas tardé à se venger du malheureux vainqueur, Kevin McCarthy.

Tout devait bien se passer pour le représentant californien McCarthy. C’est un élu expérimenté qui siège à la Chambre depuis 2007. Il a toujours senti le vent tourner au bon moment : un des premiers soutiens de Trump en 2016, il avait fait volte-face lors de la tentative séditieuse des négateurs de la victoire de Biden en appelant le président sortant à démissionner, avant de se rallier comme quasiment tous les autres au récit de la victoire volée et du complot démocrate. Il s’est fait pardonner de Trump, qui le soutenait officiellement pour cette élection. Or, comme l’empereur du conte d’Andersen, il aime par-dessus tout collectionner les habits, politiques.

La liste des postes qu’il a occupés serait bien trop longue pour être détaillée. Il a servi comme whip de la majorité, c’est-à-dire comme responsable de la discipline partisane, il a coordonnée la plateforme programmatique républicaine, et dirige le groupe républicain depuis 2014, tant dans la majorité que dans la minorité. Un seul habit lui manquait, le plus convoité des habits qu’un parlementaire puisse rêver, celui de Speaker de la Chambre. Il n’a pas de pendant chez les prestigieux sénateurs, car la présidence du Sénat est assurée par le Vice-Président des Etats-Unis. Et ce poste n’est pas seulement honorifique, car c’est au Speaker que revient le choix des textes mis aux voix.

Ces nouveaux habits lui ont coûté fort cher, et ont pris bien du temps à être acquis. Il a fallu s’y reprendre à deux fois, car il avait été battu en 2015.

La frustration touchait à son terme, le marteau de modération allait lui être remis. L’élection commença. Un à un, par ordre alphabétique, les représentants sont appelés à voter. Très vite, quelque chose cloche, un certain nombre de députés du Freedom Caucus votent pour un autre candidat que lui, pour Andy Biggs, l’ancien président du Caucus, ou bien pour Jim Jordan, un des plus complotistes des trumpistes, pourtant rallié à McCarthy. L’élection lui échappe, 19 républicains n’ont pas voté pour lui, il n’avait une majorité relative que de 4 sièges. Humiliation suprême, les démocrates serrent les rangs et Hakeem Jeffries, de Brooklyn, arrive en tête. L’élection étant à la majorité absolue des voix, personne n’est élu, pour la première fois depuis 1923.

S’ensuivent alors de longues et douloureuses séances de négociations lors desquelles les beaux habits de Speaker ont lentement et cruellement été dépecés. Adieu la latitude concernant les textes mis aux voix, une règle informelle demandant qu’un texte soit soutenu par une majorité des représentants républicains devra être inscrite dans le règlement, pour barrer la route à tout compromis entre républicains modérés et démocrates. Adieu la stabilité du poste, une motion de censure pourra être déclenchée à l’initiative d’un seul député. Adieu, surtout, la crédibilité politique.

C’est un véritable vaudeville qui s’est déroulé sur quatre jour, avec un final qui n’a rien à envier à la série Veep.

Les élections se suivaient et se ressemblaient. Aux 19 dissidents du départ se rajoute dès le second vote un vingtième larron. Le lendemain, une représentante républicaine décide de s’abstenir, se disant fatiguée de l’impasse dans laquelle se trouve son camp. Au milieu du troisième jour, un autre représentant républicain doit s’absenter pour raisons médicales sans qu’aucune procuration soit possible. Dans le Tohu-Bohu, certains des frondeurs votent pour Kevin Hern, pour le seul plaisir de voter pour un représentant doté du même prénom que McCarthy et jouer sur les nerfs de la majorité. Mais le grand final du quatrième jour fut la consécration de la nudité de l’empereur.

Les négociations dans la nuit avaient avancé et la majorité des réfractaires s’étaient rangés à ce qu’on n’oserait qualifier de raison. Mais il restait six irréductibles, un de trop. A 22h, le meneur de l’agit-prop néo trumpiste, Matt Gaetz a failli en venir aux mains avec un autre représentant républicain de Caroline du Nord, qui a dû être retenu par un troisième. Aux alentours de minuit, Marjorie Taylor Greene a fait circuler son téléphone portable duquel elle avait appelé Donald Trump pour tenter de convaincre les six derniers de rentrer dans le rang. Las, ils refusèrent de prendre l’appel, mais acceptèrent de se ranger en s’abstenant, ce qui permettrait à McCarthy d’être élu.

La chambre était alors en plein vote pour savoir s’il fallait ajourner la séance. Les démocrates votaient systématiquement non lors de ces votes, souhaitant maintenir sous les caméras la gabegie républicaine. A l’inverse, les partisans de McCarthy voulaient se donner plus de temps pour relancer les négociations. C’est au milieu de ce vote que l’annonce du ralliement à l’abstention fut faite. En catastrophe, les républicains qui n’avaient pas encore été appelés votèrent avec les démocrates pour refuser l’ajournement. Puis s’ensuivit un 15ème et ultime vote lors duquel le représentant californien sortit vainqueur.

Epuisé par une bataille absurde, ayant attendu quatre jours durant le vote de la victoire comme on attend Godot, Kevin McCarthy était enfin élu, après le plus long blocage depuis la guerre de Sécession. Il pouvait parader revêtu de ses nouveaux habits de Speaker de la Chambre, et saisir le marteau qui devait lui servir à juguler les débats. Mais le Speaker était nu. Incapable d’affirmer son leadership, ayant dû multiplier les concessions, compromis et compromissions avec une aile turbo-galacto-radicale. Il suffira d’un seul représentant pour déclencher une motion de censure. Aucune négociation avec les démocrates modérés ne pourra avoir lieu, car une loi ne pourra être mise aux voix qu’avec l’aval de la majorité des républicains.

Donald Trump, victime collatérale du chaos de ses farouches partisans, a vu son image écornée. Jusqu’alors, il n’avait jamais eu besoin de tenir ses troupes, dont la déraison s’alignait sur ses intérêts personnels et politiques. Mais quand il s’est agi, pour la première fois depuis son entrée en politique, de calmer le ton des éléments marginaux les plus furieux, il s’en est révélé bien incapable.

C’est ainsi qu’une fraction d’un des deux partis structurants des Etats-Unis d’Amérique a pu démontrer la double impuissance des trumpistes et des anti-trumpistes. Rien ne pourra être fait sans eux, et la modération ne sera pas acceptée.

Les rois républicains sont nus, et cela prête à rire. Pour l’instant.

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Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

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Dernier livre publié par Romain Gary avant sa mort, Les cerfs-volants s’inscrit dans la droite lignée de ce que l’auteur a toujours fait : conjuguer sens et sensibilité. N’allons pas chercher chez ce gaulliste de la première heure une thèse politique, ce serait insulter son talent d’écrivain. Comprenons que ce qui se profile dans ce livre, c’est l’entrelacement entre la petite histoire – celle de Ludo avec son oncle puis avec Lila – et l’Histoire de France.

Ambroise Fleury, l’oncle sus-cité, construit à l’envi des cerfs-volants de toutes formes, couleurs ou tissus. Perçu comme fou dans son petit village de Normandie, il n’en a cure et s’attache à sa passion. En matière de folie, le petit Ludo n’est pas en reste, il subit les foudres de ses professeurs lorsque ceux-ci découvrent qu’il a une mémoire quasiment parfaite. Je ne résiste pas au désir de partager avec vous ce passage, lequel incarne bien la conciliation entre mémoire individuelle et mémoire historique :

 

L’oncle dit ceci au professeur de Ludo : « Nous chez les Fleury, on est plutôt doués pour la mémoire historique. Nous avons même eu un fusillé sous la Commune.

  • Je ne vois pas le rapport.
  • Encore un qui se souvenait.
  • Se souvenait de quoi ?

Mon oncle observa un petit silence.

  • De tout, probablement, dit-il enfin.
  • Vous n’allez pas prétendre que votre ancêtre a été fusillé par excès de mémoire ?
  • C’est exactement ce que je dis. Il devait connaître par cœur tout ce que le peuple français a subi au cours des âges. »

 

Peut-être Romain Gary s’exprime-t-il lui aussi à travers l’oncle Fleury, lui qui avait une incommensurable passion pour la France et son histoire. Se souvenir des maux des siens et de son pays, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’engager pour qu’ils ne se reproduisent plus ? Or en 1940, comme chacun sait, la France perd la guerre. Le petit Ludo, si sûr de la force de sa patrie lors d’un séjour en Pologne, subit la défaite comme une onde de choc. A vrai dire, comme tous les Français. 

C’est avec l’occupation que le roman prend son envol. On y décèle chacun des comportements, mesquins ou héroïques, qui émanent des habitants du village normand. La guerre agit comme un puissant révélateur. Pourtant, loin de tomber dans le manichéisme, l’écrivain fait valser à dessin ses personnages entre allégorie facilement identifiable et complexité humaine.

Prenons Marcellin Duprat, grand chef cuisinier, qui engage tout son être dans la confection des meilleurs plats pour les Allemands. Nulle collaboration ici – même si Romain Gary reste, dans son écriture, flou jusqu’au bout – mais au contraire la permanence d’une certaine idée de la France. Marcellin Duprat nourrit les Allemands, mais par son art culinaire prouve que la France ne mourra jamais et restera à jamais souveraine.

Autre exemple, Lila, l’amour de jeunesse de Ludo qui hantera, même aux heures les plus dangereuses de la Résistance, ses pensées. Prise, elle aussi, entre son histoire personnelle et la Grande Histoire, elle navigue à vue sans anticiper les conséquences historiques de chacun de ses actes intimes. Une coucherie avec un Allemand, lui-même loin d’être un horrible nazi, lui vaudra la perte de ses cheveux, alors que ses belles actions en faveur de la France ne seront, elles, jamais récompensées. Comme Milan Kundera le souligne dans l’Art du roman, les grands personnages de roman sont des personnages ambigus.

Mais alors, quid des cerfs-volants ? Ils sont une permanence tout au fil du récit, une permanence qui elle aussi bringuebale entre confections privées et cerfs-volants politiques. Au début du roman, Bronicki, un aristocrate polonais, prend peur lorsque soudainement il voit apparaître devant ses yeux la tête de Léon Blum sur un cerf-volant. Les grandes fortunes tremblent face au visage du chef du Front Populaire. Cette information, que je vous offre comme un cheveu sur la soupe, doit permettre de comprendre la force que peuvent avoir ces bouts de tissu.

Ambroise Fleury, le « fou du village », usera justement de ses cerfs-volants comme un magnifique objet de résistance, douce parfois – multiplier les Jeanne d’Arc au nez et à la barbe de l’occupant – mais souvent frontale avec d’immenses cerfs-volants ornés du visage de de Gaulle flottant assez haut pour que la Luftwaffe l’aperçoive à chaque envol. Symbole d’audace, de beauté et de liberté, les grands cerfs-volants pavoisent chaque pensée des personnages et du lecteur. Ainsi Romain Gary oscille-t-il, lui aussi, entre grande poésie de l’intime et profondeur historique.

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Note publiée initialement par les Economistes attérés. A retrouver ici.

« La conception du rôle de l’État a évolué dans la plupart des pays. L’État producteur est devenu État régulateur. Sous la pression des parties prenantes et faisant face à une contrainte budgétaire lâche (les déficits d’une entreprise allant gonfler le budget global ou la dette publique), les entreprises contrôlées par la puissance publique, à quelques exceptions près, ne produisent pas à des coûts bas des services de qualité. Autrefois juge et partie, l’État s’est donc souvent recentré sur son rôle de juge, par exemple sous la forme d’autorités sectorielles, sous le contrôle d’autorités de la concurrence, toutes deux autorités indépendantes. »

Jean Tirole, Références économiques, n°30, 2015. Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.

La météo des prochaines semaines pourrait réserver quelques surprises. En cas de grand froid, pour faire face à une éventuelle surcharge du réseau électrique, le gouvernement a prévu la possibilité d’organiser des délestages tournants de 2 heures. Ces coupures pourraient s’avérer indispensables pour éviter un black-out, une panne générale d’électricité. La dernière fois que la France fut confrontée à un tel évènement, c’était le 19 décembre 1978. Au petit matin, la défaillance d’un câble haute tension à un moment où le réseau était très sollicité avait déclenché une coupure de près de quatre heures sur les trois quarts du territoire.

1978, c’est aussi une période charnière pour la stratégie électrique nationale. Le plan Messmer de nucléarisation, lancé en 1974, n’avait pas encore produit ses effets et la centrale de Fessenheim (dont la construction avait été lancée dès 1970) venait à peine d’entrer en service. L’essentiel de l’électricité française était donc majoritairement produit au fioul et au charbon alors que les investissements allaient prioritairement dans le nucléaire.

Depuis cette date, beaucoup de choses ont changé. Tout d’abord, la production électrique s’est diversifiée. Le nucléaire, qui est devenu la technologie dominante, représentait en 2019 70,6% de la production. Les autres modes de production d’électricité se partageaient de la manière suivante : l’hydraulique (11,2%), les centrales thermiques à combustion d’énergie fossile – très majoritairement du gaz – (7,9%), l’éolien (6,3%) et le solaire (2,2%)(1). Mais le principal changement est celui qui lui a succédé : la construction du marché européen de l’électricité. Ce dernier repose sur deux grands piliers : le développement des interconnexions entre les pays limitrophes qui permet de décloisonner les marchés nationaux et l’instauration de régimes de concurrence pour la production et la fourniture d’électricité. Pourtant, la libéralisation n’a pas rendu notre système électrique plus résilient et moins coûteux. C’est même le contraire qui nous saute aux yeux aujourd’hui : une forte hausse des prix (notamment pour les entreprises) et la menace de coupures. Il est nécessaire de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Pourquoi le marché de l’électricité a-t-il été libéralisé ?

La libéralisation du marché de l’électricité est le fruit d’un long processus d’harmonisation européen lancé en 1986 avec la signature de l’Acte unique, porté par Jacques Delors. Dans les années qui suivirent, la Commission européenne s’engagea dans la mise au point d’une vaste série de directives chargées de construire le marché unique européen sur le modèle d’un système de marchés en concurrence. Les services publics de nombreux pays qui fonctionnaient sur le principe du monopole public furent progressivement démantelés. Après la libéralisation du transport aérien (1987), des télécommunications (1998), de la livraison de colis (1999), de la recherche d’emploi (2003), des renseignements téléphoniques (2005) … et avant celle du courrier (2011) et du transport ferroviaire de voyageurs (2020), il y eut donc la libéralisation du marché de l’énergie (gaz et électricité). Celle-ci fut réalisée en trois temps. Pour les entreprises très consommatrices d’énergie, l’ouverture à la concurrence de la fourniture d’électricité fut réalisée dès 1999, puis le marché fut libéralisé pour l’ensemble des professionnels en 2004, et enfin ce fut le tour des particuliers en 2007.

Pourquoi l’Union européenne a-t-elle choisi de démanteler le régime des monopoles publics ? En premier lieu, pour une raison politique. Dès l’instauration de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, la construction européenne a cherché à développer des interdépendances économiques entre les pays membres. L’idée était de dépasser les frontières nationales en instaurant une entité supranationale plus vaste. Or, les monopoles nationaux segmentaient le grand marché européen que l’Acte unique entendait créer.

Mais organiser un vaste marché concurrentiel ne relevait pas seulement d’une question d’unité européenne ; elle reposait aussi sur une véritable doctrine inspirée de la pensée économique dominante. À quoi sert le marché ? Pour la plupart d’entre nous, c’est un lieu d’échanges et de négociations fondé sur l’autonomie des individus. Pour un économiste contemporain, le marché a un tout autre rôle, celui d’évaluer les besoins et la rareté et de donner un prix à nos ressources. Ainsi, créer un grand marché concurrentiel de l’électricité n’avait pas pour seul but de faire disparaître les frontières nationales mais visait surtout à faire disparaître le contrôle politique des prix de l’énergie au profit d’un système fondé sur les prix de marché.

C’est qu’il existe une véritable mythologie des prix de marché pour les économistes. Lancé dans les années 1920 par l’économiste autrichien Ludwig Von Mises, le débat sur le calcul économique est à la base de la pensée néolibérale contemporaine. Qu’est-ce qu’un calcul économique ? C’est une manière de trancher rationnellement un certain nombre de questions. Doit-on construire cette usine ? Établir des droits de douane ? Investir dans tel ou tel pays ? Afin de trouver une réponse à ces questions il faut quantifier les coûts et les bénéfices attendus puis arbitrer en conséquence. Le problème est que cette quantification dépend des prix. Or, si le prix de l’électricité, ou d’autres produits, est décidé par un gouvernement ou un monopole public, alors tout le raisonnement économique est biaisé. Pour imposer son choix, ou pour influencer les acteurs privés, un gouvernement peut faire varier certains prix qu’il contrôle dans un sens ou dans l’autre.

L’instauration d’un système de prix de marché en concurrence est une manière de diminuer l’usage qu’une autorité politique peut faire de son pouvoir discrétionnaire. Pour les néolibéraux, les prix de concurrence relèvent d’une forme de démocratie participative qui s’incarne dans les rapports de force entre offreurs et demandeurs. Ils sont d’autant plus pertinents qu’ils intègrent l’information cachée que détiennent les agents puisque toute transaction privée a une influence sur les mécanismes de formation des prix. En somme, les marchés fonctionneraient comme de gigantesques algorithmes, générant des prix sur la base de décisions prises de manière décentralisée. Les néolibéraux en déduisent qu’organiser une partie de la production à partir de monopoles publics prive le pilotage de l’économie d’un système de prix pertinents représentant les coûts réels des ressources et entraine l’impossibilité de faire des calculs économiques optimaux.(2) 

Les principes de fonctionnement du marché européen de l’électricité

Il est important de comprendre que l’idée de créer un marché concurrentiel de l’électricité n’est pas un acte volontaire de sabotage de l’industrie européenne conçu par un personnel politique incompétent. Cela procède avant tout d’une volonté de rationaliser l’organisation de l’économie. Pourtant, cette décision apparait, pour nombre des acteurs du secteur, comme idéologique et inefficace. C’est notamment le cas du physicien Yves Brechet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique. Le 29 novembre 2022, il était entendu par la commission d’enquête parlementaire sur la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Conspuant l’idéologie « ultra-libérale » selon lui qui a prévalu dans la construction du marché européen de l’électricité, il déclara que « c’est une erreur fondamentale de s’imaginer qu’on peut faire un marché d’un truc non stockable […]. On a fabriqué un truc qui est un outil de spéculation pure. On a fait gagner de l’argent à des gens qui n’ont pas produit un électron. »

L’existence de deux visions incompatibles, celle de l’ingénieur qui s’occupe de faire fonctionner des centrales nucléaires, et celle de l’économiste qui conçoit un marché efficace mérite d’être étudiée. Il faut aussi se demander pourquoi il est si difficile de mettre en place un marché concurrentiel dans le secteur de l’électricité. La raison en est la contradiction entre la logique abstraite des économistes et la logique industrielle qu’il y a derrière la production d’une centrale électrique.

Techniquement, la fourniture d’électricité relève pour partie de ce que les économistes appellent un « monopole naturel ». Ce terme a longtemps été utilisé pour caractériser les industries de réseau. Un réseau est en effet une production particulière qui est fondée sur une infrastructure très coûteuse dont l’utilisation n’a presque aucun coût. D’un point de vue économique, un monopole naturel présente une structure de coûts caractérisée par des coûts fixes élevés et des coûts marginaux très faibles. Par exemple, le réseau électrique repose sur la construction et l’entretien des lignes et la fourniture des compteurs électriques, tandis que le coût marginal, qui représente le coût d’utilisation de l’infrastructure pour l’acheminement de 1 kWh d’électricité supplémentaire est lui, pratiquement nul. Avec une telle structure de coûts, la concurrence est impossible, admet-on. Construire un réseau concurrent à celui d’EDF représenterait un énorme gaspillage de ressources et serait très inefficace : c’est donc un « monopole naturel ».

Ce problème étant connu, la logique proposée par les économistes néolibéraux pour introduire de la concurrence a été de diviser le marché de l’électricité en trois sous-secteurs.

  • La gestion et l’entretien du réseau resteraient sous la responsabilité d’un monopole public national. Deux filiales d’EDF ont été constituées à cette occasion. Le Réseau de transport d’électricité (RTE) qui s’occupe des lignes à haute tension et de la gestion du transport de l’électricité sur de longues distances, et Enedis, qui s’occupe de la distribution de l’électricité aux particuliers et des compteurs électriques.
  • La production d’électricité proprement dite. C’est ici qu’intervient une première forme de concurrence. En France, l’électricité est très majoritairement produite par EDF (79% en 2021) qui détient l’ensemble du parc nucléaire et exploite la grande majorité de la production hydroélectrique. Le deuxième acteur est Engie (environ 15% de la production nationale), anciennement GDF ; puis viennent d’autres acteurs privés dont TotalEnergies. La production d’électricité est donc concentrée et largement dominée par le producteur historique.
  • Les fournisseurs. Ces derniers achètent de l’électricité aux producteurs essentiellement grâce à des contrats de long terme et ponctuellement sur le marché « spot », c’est-à-dire au jour le jour. Ils fournissent et tarifient l’électricité à leurs clients. Alors que le réseau est un monopole et que la production est très concentrée, les fournisseurs d’électricité sont très nombreux. On en compte plus d’une quarantaine qui proposent des offres commerciales les plus variées. La part de marché des fournisseurs alternatifs (hors EDF et entreprises locales de distribution) est d’environ 37% d’après le ministère de l’Écologie(3).   

Cette rapide présentation explique comment la concurrence fut introduite au sein du marché de l’électricité. Il fut décidé de séparer la partie « monopole naturel », à savoir la gestion de l’acheminement et du réseau, des parties qui sont réputées pouvoir être ouvertes à la concurrence, la production et la commercialisation de l’électricité. Mais est-il vrai que la concurrence fonctionne sur les parties production et distribution comme le modèle le prétend ? Comment fonctionne-t-elle concrètement ?

Figure 1 : représentation schématique du fonctionnement du marché européen de l’électricité

Une concurrence artificielle

Pour bien comprendre les limites de ce modèle, commençons par une remarque : cette organisation du marché de l’électricité ressemble beaucoup aux marchés agricoles qui ont servi de modèle pour ce « market design »(4). Le marché de l’électricité repose en effet sur une commercialisation à deux niveaux. Le marché « de gros » organise les relations commerciales entre fournisseurs et producteurs, tandis qu’un commerce « au détail » relie les fournisseurs et les consommateurs.

Trois différences fondamentales distinguent néanmoins les marchés agricoles du marché de l’électricité. La première est que, sur le marché de l’électricité, les fournisseurs ne gèrent pas eux-mêmes la logistique et l’approvisionnement des consommateurs puisque c’est RTE et Enedis qui s’en chargent. Ils se limitent à tarifer à leurs clients l’électricité achetée en gros. La deuxième est que, sur un marché classique, l’agriculteur qui produit des fruits et des légumes n’a en général pas accès direct au client et ne peut vendre lui-même qu’une part marginale de sa production. À l’inverse, un producteur d’électricité peut être son propre fournisseur. La troisième différence, sans doute la plus fondamentale, est que l’électricité ne se stocke pratiquement pas et qu’à tout moment il faut que l’offre s’ajuste à la demande afin d’éviter un black-out. C’est RTE qui s’occupe d’organiser ces ajustements. Si les producteurs sont des entreprises privées, cette régulation passe par des variations de prix, seul moyen de convaincre les producteurs de relancer ou d’arrêter la production d’une centrale.

Ces différences amènent trois remarques. La première c’est qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’avoir des fournisseurs non producteurs puisqu’ils n’apportent aucune valeur ajoutée au produit qu’ils vendent, contrairement au marchand de fruits et légumes sans lesquels les agriculteurs ne pourraient pas vendre. La deuxième est qu’un marché fondé sur une production d’électricité privée implique inévitablement que le prix de l’électricité varie à tout moment afin d’ajuster l’offre, d’éteindre ou de rallumer une centrale. Ainsi, poussé par les variations de prix, un gestionnaire de centrale électrique doit sans cesse arbitrer entre produire ou non. Ces centrales utilisées lors des pointes de consommation sont nécessairement des centrales thermiques ou hydroélectriques, car le solaire et l’éolien ne sont pas pilotables, tandis que les centrales nucléaires mettent trop de temps pour être mises en route et s’arrêter pour pouvoir s’ajuster aux fluctuations infra-journalières. Enfin, la menace du black-out pèse lourdement sur les choix du régulateur. L’électricité étant un bien essentiel dont la privation est inacceptable et le black-out s’avérant très coûteux, il existe un risque de capture de la part des producteurs qui peuvent facilement exiger un prix très élevé de la part du régulateur en période de forte tension. On retrouve, sur le marché de l’électricité, une asymétrie similaire à celle qui existe avec les grandes banques en cas de risque systémique.

Observons enfin que le marché de l’électricité se distingue de celui des fruits et légumes du fait d’une production d’électricité extrêmement concentrée, au contraire de la production agricole. La raison en est une structure de coûts qui tend à favoriser les producteurs les plus gros. En effet, la production d’énergie hydraulique ou nucléaire nécessite des investissements considérables alors que le coût marginal de production est relativement faible. Cette concentration nuit à l’organisation concurrentielle du marché de la production d’électricité et tend à favoriser l’opérateur historique. Afin de corriger ce déséquilibre, la Commission a demandé à la France de compenser cet avantage. Avec la loi Nome de 2010, le gouvernement français a donc imposé à EDF de vendre une partie de sa production d’électricité d’origine nucléaire à un prix relativement faible et prévisible ; c’est le mécanisme de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Les fournisseurs alternatifs peuvent ainsi acheter 100 TWh par an d’électricité produite par EDF (un peu moins du quart de sa production annuelle) au prix de 42€ le MWh. En 2022, pour répondre à l’explosion du prix de l’électricité, ce mécanisme a été étendu dans l’urgence et 20TWh supplémentaires d’ARENH ont été accordés aux fournisseurs à un prix de 46,2€ de MWh. Cette extension s’est accompagnée de l’obligation de revendre à EDF les mêmes quantités d’électricité au prix de… 256,98 € le MWh. Ainsi, le gouvernement a « contraint » les fournisseurs alternatifs à faire une marge de 4,216 milliards d’euros au détriment d’EDF(5). Notons également que le code de l’énergie contraint EDF à racheter à un tarif supérieur au prix de marché l’électricité éolienne et solaire produite par des acteurs privés, notamment les ménages.

C’est qu’il en faut des régulations et des tarifs administrés pour soutenir artificiellement la concurrence ! Le plus étrange est qu’avec l’ARENH les autorités se soient surtout concentrées sur la concurrence des fournisseurs et non celle des producteurs. Elles ont accordé des avantages à des opérateurs qui ne produisent aucune valeur ajoutée sans parvenir vraiment à diversifier la production. De fait, malgré l’ouverture totale à la concurrence du marché, 95% de l’électricité produite l’est par les deux énergéticiens historiques (EDF et Engie, ex GDF). Ainsi, la concurrence sur le marché de l’électricité repose sur la survie artificielle de fournisseurs qu’on a cherché à soutenir au moment où ils étaient sur le point de faire faillite, incapables d’acheter aux tarifs du marché. Le pire est sans doute que cette subvention déguisée a été financée par EDF qui produit à elle seule près de 80% de l’électricité française.

Pour comprendre l’absurdité de ce résultat, il faut poser une autre question. Pourquoi est-il si difficile d’organiser une véritable concurrence chez les producteurs d’électricité ? Pour le comprendre il faut plonger dans les modèles économiques et dans les raisons pour lesquels ces derniers ne parviennent pas à rendre compte correctement de la logique industrielle sur laquelle repose le fonctionnement des centrales.

La complicité des économistes « mainstream »

Si vous demandez à un économiste quel est le prix « efficient » (optimal) d’un marché, il vous répondra sans hésiter que c’est celui qui s’établit au niveau du coût marginal, c’est-à-dire au coût de la dernière unité produite, indépendamment du coût fixe. Il ajoutera bien sûr que, dans les faits, il est rare qu’un prix de marché s’établisse vraiment à ce niveau car les marchés sont rarement en situation de concurrence parfaite et qu’il existe des coûts de transaction. Mais, dans l’idéal affirment-ils, un marché est efficient s’il tend vers ce prix.

Ce réflexe quasi pavlovien, « marché efficient signifie prix de marché égal au coût marginal » a été acquis dès les années de première et de terminale pour ceux qui ont suivi des cours de SES. Le matraquage s’est poursuivi en licence et en master avec des cours de microéconomie, puis ceux d’économie industrielle plus avancés dans lesquels la pensée de Jean Tirole est convoquée avec toute la déférence qu’elle mérite. Ainsi donc professe-t-on, l’efficience d’un marché est maximale lorsque le prix est égal au coût marginal de production.

L’un des exemples les plus symptomatique de cette manière de voir nous est donné par un récent article paru dans The Conversation(6). Deux économistes, Thomas Michael Mueller et Raphaël Fèvre racontent comment, après la seconde guerre mondiale, la constitution de monopoles publics dans le ferroviaire et l’énergie avait conduit les économistes à conseiller aux autorités d’instaurer des prix réglementés au niveau du coût marginal. « Un prix, c’est aussi de l’information, écrivent les auteurs de l’article. La tarification marginale évite le gaspillage de temps en ‘‘informant’’ les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient ».

Le sous-texte de ce raisonnement est que, qu’il soit organisé sous la forme d’un monopole public ou via un marché en concurrence, le résultat optimal est toujours le même. Le prix le plus pertinent est celui qui incite le consommateur à adopter le comportement qui fait le meilleur usage des ressources. Autrement dit, que la production soit le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence, cela ne change pas le résultat et le prix idéal sera de toute façon le même. Pour le démontrer, les auteurs de l’article expliquent que, lorsqu’en 1945 il fut décidé de gérer les services publics sous la forme de monopole, des économistes tels que Maurice Allais pour la SNCF ou Marcel Boiteux pour EDF ont alors conseillé de pratiquer la tarification marginale. « Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant », écrivent les auteurs(7). Ils expliquent ainsi que c’est ce « concept », qui expliquerait la hausse très forte du prix de l’énergie en Europe. Le coût marginal ayant augmenté, les prix ont logiquement dû suivre.

Le problème est que ce raisonnement est triplement faux. Premièrement, il est faux de dire que le marché européen de l’électricité établit le prix au niveau du coût marginal de production de l’électricité ; deuxièmement, il est inexact d’affirmer que le prix optimal correspond toujours au coût marginal, en particulier sur le marché de l’électricité ; troisièmement, il n’est pas vrai que le prix optimal de l’électricité sera le même lorsque la production d’électricité est le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence parfaite. Ce sont ces trois erreurs que colportent les économistes néolibéraux qu’il nous faut à présent étudier.

Pourquoi le prix du marché de l’électricité ne se situe pas au niveau du coût marginal ?

Lorsqu’il a fallu construire le marché européen de l’électricité, les autorités ont tenu à imposer le principe de la tarification au coût marginal, suivant en cela les recommandations des économistes. Rappelons que le marché de l’électricité est bien une construction artificielle, caractéristique de la doctrine néolibérale.

En ce qui concerne le marché de l’électricité européen, la question était de savoir comment le « forcer » à proposer un prix qui soit le plus proche du coût marginal de production. L’un des problèmes qu’il a fallu résoudre est que l’électricité est produite à partir de techniques très différentes. Comment peut-on avoir un prix unique égal au coût marginal alors que les coûts marginaux sont très différents d’une filière à l’autre ? Dans un ouvrage de référence paru en 2014(8), les principes fondamentaux de l’efficience d’un marché de l’électricité libéralisé sont discutés en détail. Pour les auteurs, la solution consiste à organiser le marché sur le principe du « merit order » ou « préséance économique ». L’idée est d’utiliser le prix pour mettre à contribution de manière prioritaire les modes de production dont les coûts marginaux sont les plus faibles puis, en fonction de la demande, de monter progressivement le prix pour inclure des centrales dont le coût marginal de production est de plus en plus élevé(9).

Rappelons que le prix réel de l’électricité que paie un fournisseur n’est pas le simple prix de marché puisque la majeure partie de l’électricité a été négociée au préalable dans le cadre de contrats à long terme passés avec les producteurs. Mais une partie de la demande d’électricité ne peut être anticipée parfaitement. Du fait de la nécessité d’ajuster l’offre à la demande, on a donc mis en place un marché « spot », c’est-à-dire au comptant, qui permet aux acteurs d’acheter ou de vendre l’électricité à l’instant t en fonction de leur situation. C’est sur ce marché spot que le prix est censé s’établir au niveau du coût marginal des producteurs.

Voici comment ce marché fonctionne. À tout moment, le problème du régulateur est de savoir s’il faut ou non appeler une nouvelle centrale à produire. Pour savoir laquelle appeler, on propose un certain prix. Les producteurs dont le coût marginal de production est supérieur à ce prix ne peuvent évidemment pas produire, car sinon ils produiraient à perte. Or, ce sont les centrales qui produisent à partir d’énergie fossile qui ont les coûts marginaux les plus élevés. Non seulement le gaz ou le charbon qu’elles utilisent comme combustible est coûteux, mais leurs gestionnaires doivent en plus payer un droit d’émission en achetant des quotas carbone. À l’inverse, les producteurs d’énergie renouvelable produisent à coût marginal nul puisque l’éolien et le solaire n’ont pas besoin de carburant pour fonctionner. L’hydroélectricité n’a pas besoin de carburant non plus, mais fonctionne avec un stock limité d’eau dans les barrages. Elle doit donc intégrer un coût d’opportunité. Enfin, dans l’industrie nucléaire, les coûts d’exploitation et de carburant sont très faibles et cette production n’émet pas de CO2. La filière nucléaire produit donc à des coûts marginaux inférieurs aux centrales à énergie fossile.

La figure 2 ci-dessous résume le principe de classement du merit order. Pour un prix de marché P1 correspondant à une consommation faible d’électricité (Q1) seules les énergies renouvelables et le nucléaire sont rentables ; le prix P2 correspond à une consommation de pointe modérée (Q2). Dans cette situation toutes les centrales sont rentables à l’exception de celles de la filière charbon qui ne sont exploitées que lors des pics de consommation les plus importants. La logique du merit order a donc pour effet, nous dit-on, d’exploiter en premier les centrales les moins coûteuses et les moins émettrices de carbone et tendrait donc à faire converger le prix du marché vers le coût marginal de la production de la dernière centrale appelée (voir par exemple cet article pour une présentation synthétique du fonctionnement de ce système). Le coût moyen de long terme qui inclut les coûts fixes et marginaux de l’ensemble des producteurs est représenté par la droite en rouge.

Figure 2 : représentation schématique du principe du merit order sur le marché « spot » de l’électricité

Ce raisonnement, cependant, n’est pas tout à fait exact. En pratique, aucun industriel n’a intérêt à vendre son électricité au coût marginal de production comme le laisse supposer ce schéma.

Imaginons un producteur qui décide d’investir dans une centrale à charbon. Il doit, pour cela, financer un outil de production coûteux et s’approvisionner en charbon au prix de marché. Sa centrale étant en bout de chaine, elle ne sera mise en service qu’au moment des pics de consommation d’électricité, c’est-à-dire seulement certains jours de l’année et à certaines heures. Comment peut-il être rentable s’il ne vend son électricité que quelques jours par an au coût marginal, c’est-à-dire au prix où il achète le charbon ? La théorie économique suppose qu’il y est poussé par la concurrence. Mais justement, au moment des pics de consommation toutes les centrales sont allumées et il n’existe pas suffisamment de capacité de production en réserve pour le concurrencer. Il peut donc, il doit donc s’il est rationnel et s’il souhaite faire une marge suffisante pour couvrir ses coûts d’investissement, exiger un prix bien supérieur à son coût marginal de production.

La théorie qui dit que les centrales en bout de chaine du merit order vendent au coût marginal est absurde. Elle suppose que l’exploitant accepte de produire à perte parce qu’il ne pourra jamais amortir ses coûts fixes. Elle suppose qu’il existe une concurrence parfaite quel que soit le niveau de production d’électricité. Bien entendu, tout industriel qui exploite une centrale à charbon et qui sait que, s’il ne produit pas, le réseau électrique risque le black-out se trouve en réalité avec un pouvoir de marché considérable. Dans ce cas, il a l’assurance de pouvoir exiger du régulateur un prix bien supérieur à son coût marginal. C’est pour cette raison qu’il existe des industriels qui sont prêts à investir dans la construction de centrales à charbon. Ils savent qu’ils vendront leur électricité bien au-delà du coût marginal les quelques jours de l’année où elles seront appelées à produire. Mais ce raisonnement est vrai pour tous les producteurs d’électricité. Si un producteur exploite une centrale à gaz et sait que son concurrent qui produit de l’électricité au charbon vend au-dessus de son coût marginal, il va lui aussi exiger un prix nettement plus élevé que son coût marginal pour produire. Et cela fonctionne ainsi à tout endroit de la chaine du merit order, ce qui signifie que le prix de marché est toujours supérieur au coût marginal du dernier producteur appelé. Affirmer autre chose est contraire aux raisonnements même de la microéconomie la plus classique et de la théorie des jeux(10).

Pourquoi le coût marginal ne peut pas être pas le prix efficient sur le marché de l’électricité ?

La théorie économique standard raconte une fable. Elle explique d’une part que le prix de marché s’établit toujours au coût marginal et d’autre part que la concurrence va pousser les entreprises à produire au niveau où elles sont les plus efficaces. Pour concilier ces deux affirmations, la microéconomie standard suppose que les entreprises produisent avec une structure de coûts très particulière : des coûts fixes faibles et un coût marginal qui décroit, puis croît à mesure que les volumes de production augmentent. La figure 3 ci-dessous présente les courbes de coût moyen et marginal classiques d’une entreprise.

Figure 3 : représentation d’une structure de coûts classique en microéconomie

La fonction de coût moyen d’une entreprise classique en microéconomie est représentée par une courbe convexe de la forme d’un U. Dans un premier temps, lorsque les volumes de production sont faibles, le coût moyen décroit car le coût marginal est inférieur au coût moyen. L’entreprise produit à rendements d’échelle croissants. Dans un second temps, le coût marginal augmente et devient supérieur au coût moyen. À partir de ce moment-là, l’entreprise entre dans une zone de rendements d’échelle décroissants, c’est-à-dire qu’elle est de moins en moins efficace à mesure qu’elle augmente les quantités produites.

Si la structure de coûts de l’entreprise est celle-là, il est assez facile de démontrer que l’entreprise produit tant qu’elle fait du profit, c’est-à-dire tant que le prix de marché est supérieur au coût marginal. On en déduit que si le prix de marché s’établit à P1, alors elle produira une quantité Q3. De plus, en régime de concurrence, le modèle montre que l’arrivée de nouveaux producteurs pousse le prix de marché à la baisse, ce qui conduit l’entreprise à diminuer sa production et à se rapprocher du volume de production où elle est le plus efficace, c’est-à-dire au niveau Q2 où son coût moyen est le plus faible.

Les conclusions du modèle standard sont les suivantes :

  • L’entreprise produit toujours au niveau où son coût marginal est égal au prix de marché. Ainsi, le prix de marché est toujours égal au coût marginal de production.
  • La concurrence diminue le prix de marché et incite les producteurs à être plus efficaces par la diminution du volume de production.

Remarquons que, dans ce cas de figure, l’entreprise peut facilement devenir plus efficace car elle se situe toujours dans la zone qui correspond à des rendements d’échelle décroissants. Les rendements décroissants sont eux-mêmes la conséquence d’une hypothèse du modèle, à savoir que le coût marginal augmente au-delà d’un certain seuil (ici Q1), c’est-à-dire qu’il devient de plus en plus coûteux pour une entreprise de produire une unité supplémentaire. L’hypothèse de la hausse des coûts marginaux est absolument indispensable au modèle. C’est typiquement ce qu’on appelle une hypothèse ad hoc(11).

Quelle est la véritable structure de coûts d’une centrale électrique ? Toute centrale suppose de lourds investissements préalables, c’est-à-dire des coûts fixes élevés (plus élevés toutefois pour une centrale nucléaire ou hydroélectrique que pour une centrale thermique). De plus, comme on l’a vu plus haut, le coût marginal de production dépend de l’achat de combustible et du paiement des droits d’émission. Est-il raisonnable de penser que le prix du combustible augmente au fur et à mesure que la centrale augmente sa production ? Rien ne permet d’affirmer une telle chose. En réalité, il y tout lieu de croire que le coût marginal de production d’une centrale thermique est toujours inférieur au coût moyen, tant en raison de l’importance des coûts fixes que du fait qu’il est peu probable que le combustible acheté au cours mondial fluctue en fonction des quantités achetées par une seule centrale. Autrement dit, pour une centrale électrique, il n’existe pas de niveau de production Q2 au-delà duquel la centrale passe en régime de rendements d’échelle décroissants.

Figure 4 : représentation schématique de la structure de coût d’une centrale thermique

La structure de coût d’une centrale ressemble donc à la figure 4 ci-dessus : un coût marginal constant et une courbe de coût moyen décroissante du fait de coûts fixes élevés répartis sur un volume de production de plus en plus important. Pour une centrale nucléaire, le coût moyen peut être deux à trois fois plus élevé que le coût marginal, tandis que pour une centrale solaire ou pour une éolienne, le coût marginal est nul.

Ce qu’il faut retenir de ce schéma c’est qu’une centrale électrique a toujours intérêt à produire au maximum de sa capacité, parce que c’est là qu’elle est la plus efficace. De plus, comme elle amortit ses coûts fixes sur sa production annuelle, elle a aussi intérêt à produire le plus de jours possibles dans l’année. Ce n’est cependant pas possible. Du fait du merit order, les centrales thermiques produisent le plus souvent au moment des pics de consommation.

Du fait de cette structure de coûts, il n’est donc pas possible pour une centrale électrique, quelle que soit sa filière, de produire à un prix proposé égal au coût marginal, étant donné que ce prix sera toujours inférieur à son coût moyen. Autrement dit, les conclusions de la microéconomie standard ne sont pas adaptées à la production d’électricité et il est donc impossible d’affirmer que, sur le marché de l’électricité, le prix optimal est celui qui se situe au coût marginal de production. L’erreur des économistes spécialistes du marché de l’électricité est de supposer des coûts marginaux croissants pour retrouver une structure de coûts correspondants à la figure 3 (voir Biggar et Hesamzadeh 2014, figure 4.1, op. cit. p. 95).

Pourquoi seul un monopole peut-il permettre des prix faibles et stables ?

Nous disposons à présent de tous les éléments pour répondre à la question la plus importante, celle de l’organisation optimale du marché de l’électricité. Les économistes admettent que la gestion et l’entretien du réseau relèvent d’un monopole naturel mais ils prétendent que la fourniture et la production d’électricité peut être organisée plus efficacement dans le cadre d’un marché concurrentiel. Laissons de côté la question de la fourniture d’électricité. Contentons-nous de rappeler qu’une activité économique qui ne produit ni n’achemine d’électricité ne crée aucune véritable valeur ajoutée et ne mérite donc pas d’exister. La question à laquelle il faut répondre est de savoir si la production d’électricité peut se faire de manière pertinente dans un marché ouvert à la concurrence.

Une première approche pour répondre est de remarquer que la structure de coûts d’une centrale est la même que celle d’un monopole naturel : des coûts fixes élevés, des coûts marginaux constants (figure 4). Ainsi, une centrale électrique produit avec des rendements d’échelle croissants jusqu’à ses capacités maximales de production. Pour autant, le système productif dans sa globalité fonctionne grâce à de nombreuses centrales qui ont chacune une structure de coûts spécifique. Or, le mécanisme du merit order tend à organiser la filière selon une logique de coût marginal croissant (figure 2). Ainsi, si toutes les centrales étaient détenues par un seul producteur, la structure de coûts de ce producteur serait la même que celle d’une entreprise du modèle standard. Le problème est que cette situation correspond à un monopole. On parvient donc à la conclusion paradoxale suivante : pour que le marché de l’électricité fonctionne avec une structure de coûts qui corresponde au modèle présenté dans la figure 3, il faudrait que toutes les centrales soient détenues par un seul producteur, c’est-à-dire que la production d’électricité soit réalisée par un monopole. Dans un système fondé sur la concurrence, chaque centrale doit être rentable et doit vendre à un prix supérieur à son coût marginal. En revanche, dans un système où toute l’électricité est produite par un seul producteur, ce dernier peut vendre au coût moyen, en suivant un système de péréquation qui fait que les centrales les plus rentables financent la production de celles qui sont moins efficaces et qui doivent être utilisées en période de pointe.

Afin de bien comprendre la différence entre le modèle concurrentiel et le modèle monopolistique, intéressons-nous aux effets de la hausse du prix du gaz consécutive à la guerre en Ukraine. L’invasion russe du 24 février 2022 a eu pour effet de bouleverser le merit order. La production d’électricité des centrales à gaz, qui étaient privilégiées car elles polluent moins que les centrales à charbon, est soudainement devenue la plus coûteuse de toutes. Les centrales à gaz sont donc passées derrière les centrales à charbon dans le merit order. Comme le gaz dispose de capacités de production importantes, il n’était pas possible de s’en priver pour répondre aux pics de consommation. Ainsi, en période de pic de consommation, le prix de l’électricité a dû suivre la hausse du prix du gaz afin de satisfaire une demande d’électricité qui, pourtant, n’avait pas augmenté (figure 5). Le principe du merit order a donc engendré une multiplication par deux du prix de l’électricité, même en France, alors que le coût moyen de la production a peu bougé puisque la production de la filière gaz est très minoritaire dans le mix de production d’électricité français (tableau 1).

Figure 5 : le merit order du marché de l’électricité après l’invasion russe

Le prix de l’électricité P3 correspond au prix auquel les gestionnaires de centrales à gaz acceptent désormais de produire. Il apparaît deux fois plus élevé que l’ancien prix P2 qui permettait de ne pas exploiter les centrales à charbon pour une demande Q2 d’électricité inchangée.

Le tableau 1 ci-dessous indique les coûts de l’électricité produite en fonction des filières en 2019(12). Un rapide calcul permet d’établir que le coût moyen de l’électricité produite en France était approximativement de 50€ le MWh. Cette structure de la production française implique que si le prix du gaz est multiplié par deux, comme cette filière représente moins de 8% de la production d’électricité, cela ne fait augmenter le coût de production moyen que d’environ 4€. Mais, de par son fonctionnement, le marché de l’électricité impose d’établir un prix qui soit suffisant pour que le gestionnaire de la centrale la plus coûteuse accepte de produire. Ainsi, le doublement du prix du gaz entraine automatiquement le doublement du prix de l’électricité.

Tableau 1 : Coût de l’électricité par filière et coût moyen pondéré en 2019 en France (estimations)

Filière

Coût du MWh

Part dans la production

Nucléaire historique

48,5 €

70,6%

Hydraulique de forte puissance

34-43 €

11,2%

Centrale à gaz à cycle combiné

50-66 €

7,9%

Éolien terrestre

50-71 €

6,3%

Photovoltaïque au sol

45-81 €

2,2%

Coût moyen pondéré

49,2

 

Avec une telle hausse de prix, les fournisseurs qui devaient acheter au comptant une partie de l’électricité afin d’approvisionner leurs clients protégés par des contrats de moyen terme étaient pris à la gorge. C’est pour éviter leur faillite que le gouvernement a décidé, dans l’urgence, d’étendre le mécanisme de l’ARENH et de les faire bénéficier d’une plus-value de près de 4 milliards d’euros.

Pourtant, les vrais gagnants ne sont pas les fournisseurs mais les producteurs. En effet, ceux qui exploitent des centrales qui ne fonctionnent pas au gaz peuvent vendre deux fois plus cher une électricité dont le coût de production n’a guère changé. C’est là que se trouvent les « superprofits » que l’exécutif s’est résolu à taxer. Il s’agit, d’après le gouvernement de taxer la « rente infra-marginale », c’est-à-dire la rente que réalisent les producteurs d’électricité dont le coût marginal est nettement plus faible que le prix de marché. Grâce à cette taxe, le gouvernement s’attend à une hausse de recettes fiscales de 11 milliards d’euros, ce qui compense en partie le coût du bouclier tarifaire (de l’ordre de 30 milliards). 

Le fait même que cette taxe ait dû être mise en place témoigne du dysfonctionnement du marché de l’électricité. Car qui assume, en fin de compte, le prix de cette taxe ? Ce ne sont pas les producteurs d’électricité mais bien les consommateurs, en particulier les entreprises qui ne bénéficient ni des tarifs régulés ni du bouclier tarifaire. Ainsi, cette taxe pèse lourdement sur les industriels qui sont de gros consommateurs d’électricité. Lorsqu’ils le peuvent, ils la répercutent sur leurs prix, ce qui nourrit l’inflation… mais parfois, ils sont contraints de fermer des unités de production, voire de délocaliser dans une région du monde où le coût de l’énergie est plus faible.

La preuve est faite que le système actuel engendre des prix élevés, instables, et déconnectés des coûts moyens de production de l’électricité. Le fond du problème est que, dans un système concurrentiel, le prix de marché doit permettre à l’acteur le moins efficace d’être rentable, ce qui fait qu’il se situe toujours au-dessus du coût moyen. À l’inverse, si la production d’électricité était le fait d’un monopole public, celui-ci pourrait se permettre de vendre l’électricité au coût moyen en faisant fonctionner ses centrales thermiques à perte au moment des pics de consommation, ces pertes étant rattrapées par un prix plus élevé que le coût moyen des centrales les plus productives. En retournant au principe du monopole public, les prix de l’électricité seraient donc à la fois plus stables et plus faibles qu’avec le système actuel, et il ne serait pas nécessaire de taxer les superprofits des producteurs privés.

Conclusion : les causes du sous-investissement et les effets de la réforme du marché carbone

Plus de vingt ans après le début de la libéralisation de l’électricité, il peut sembler étonnant que si peu d’acteurs privés aient investi en France dans la construction de centrales électriques. EDF, entreprise publique, produit encore environ 80% de l’électricité française. Engie, ancienne entreprise publique, en produit environ 15%. Comment expliquer cette frilosité des investisseurs ? La réponse est simple. Jusqu’à très récemment, le système français de production électrique était perçu comme étant en surcapacité. Or, un producteur privé d’électricité n’a aucun intérêt à investir dans une centrale à gaz, ou même dans une éolienne, si le système productif est en surcapacité. Pour qu’il puisse vendre son électricité au prix fort, il a besoin que le système électrique soit au bord du black-out. Ce n’est qu’à cette condition qu’un industriel en bout de chaine du merit order peut bénéficier d’un pouvoir de marché. De même, quelqu’un qui souhaite investir dans un parc d’éoliennes s’attend à des profits plus élevés dans les pays où les centrales à gaz et à charbon sont nombreuses et où les capacités de production sont faibles. La France, avec son parc nucléaire important, n’était donc pas un pays prioritaire pour un producteur d’électricité par rapport à l’Allemagne ou d’autres pays.

Enfin, notons que l’accord européen du 18 décembre 2022 sur le marché carbone(13), qui prévoit la fin des droits d’émission gratuits pour les industries fortement émettrices de CO2, va nécessairement conduire à un renchérissement du coût marginal des centrales à charbon et à gaz. De ce fait, si le marché européen de l’électricité n’est pas réformé d’ici la mise en œuvre du nouveau marché carbone, le prix de l’électricité risque d’augmenter encore plus fortement, y compris dans un pays comme la France dont l’électricité émet très peu de CO2. Il est donc plus qu’urgent de mettre fin à ce système.

Références

(1) Source : RTE – Bilan électrique 2019.

(2) Cette vision du marchée a été développée dans les années 1920-1930 par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek dans le cadre du débat sur le calcul économique en régime socialiste. Elle a ensuite été intégrée à la pensée néoclassique, notamment à propos de l’hypothèse de l’efficience des marchés proposée par Eugene Fama en 1970. Voir D. Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, De Boeck Supérieur, 2022, pp. 81-88 et 159-160.

(3)« Commercialisation de l’électricité », Ministère de la Transition énergétique, 12/10/2022, en ligne.

(4)Le market design est une branche de l’économie qui entend définir et organiser un marché afin de tendre vers l’efficience.

(5) Commission de régulation de l’énergie, délibération n°2022-97 du 31 mars 2022, en ligne.

(6) T. M. Muller et R. Fèvre, « Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre », The Conversation, 24/11/2022.

(7) En réalité, Allais, ne propose pas une pure tarification au coût marginal mais un tarif au « coût marginal majoré d’une quote-part des frais généraux calculée au prorata du coût marginal », c’est-à-dire un tarif supérieur au coût marginal permettant de couvrir les coûts fixes. Voir Alain Bonnafous (2020), « L’apport de Maurice Allais à l’économie des transports et aux principes de tarification », Bulletin de la SABIX.

(8) D. R. Biggar et M. R. Hesamzadeh (2014), The Economics of Electricity Markets, IEEE Press et Wiley.

(9) Le vidéaste Gilles Mitteau qui gère la chaine YouTube Heu?reka a réalisé récemment une série de vidéos de très bonne qualité sur le fonctionnement du marché de l’électricité.

(10) La théorie des jeux est une branche de la pensée économique qui s’intéresse aux comportement stratégiques fondés sur l’anticipation des comportements des autres acteurs.

(11) De nombreux économistes ont bien sûr critiqué la pertinence de cette structure de coûts. Les critiques les plus célèbres sont celles de John Clapham (1922), « Of Empty Economic Boxes », The Economic Journal, Vol. 32, No 127 et de Piero Sraffa (1926), « The Laws of Returns under Competitive Conditions », The Economic Journal, Vol. 36, No. 144.

(12) Sources : Coût des énergies renouvelables et de récupération 2019, ADEME pour le gaz (CGCC), l’éolien et le photovoltaïque. Nucléaire : Commission de régulation de l’énergie (2020), cité par le journal Contexte, le 10/09/2020. Hydraulique de forte puissance : Analyse des coûts du système de production électrique en France, Cour des comptes, 15/09/2021.

(13) « Climat : l’Union européenne réforme en profondeur son marché carbone », Franceinfo, 18/12/2022, en ligne.

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Jean Barois, ou l’épopée d’un libre penseur

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La fin du XIXe siècle et la consolidation de la IIIe République voient l’acmé de la “Guerre des deux France”(1) entre républicains et catholiques. Roger Martin du Gard nous offre dans Jean Barois le portrait biographique d’un homme enchaîné dans ce conflit latent. Il donne à voir les méandres de vie d’un homme autant ancré dans son époque que déstabilisé par ses propres inquiétudes métaphysiques.

Le lecteur de cet article est prévenu : aucun divulgâchage ne lui sera épargné.

La rupture avec le monde catholique

Jean Barois naît au sein d’une famille catholique dans la seconde moitié du XIXème siècle, alors que ce même catholicisme subit les coups de boutoir des républicains et laïques. Le père de Jean n’est lui-même pas un très bon chrétien, c’est à peine s’il se rend à la messe pour Pâques. Cet atavisme critique se retrouve chez son fils, qui très rapidement dans le roman montre des signes d’éloignement vis-à-vis de la religion qui est encore d’Etat. 

Au fil des premières pages, Jean s’entretient à de nombreuses reprises avec des prêtres qui, eux aussi, sont soucieux de la Raison avec un grand R. Notre protagoniste est heureux de voir que sa suspicion à l’égard des superstitions catholiques est partagée même au sein du corps ecclésiastique. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, les doutes se muent en incertitudes, puis les incertitudes en scepticisme. Ses amis religieux, ceux-là même qui l’ont soutenu dans sa démarche critique, ne peuvent plus – intellectuellement – accepter que Jean voue la religion aux gémonies. 

Ce conflit entre libre pensée et foi inébranlable se redouble au domicile conjugal. Sa femme, qu’il a épousée jeune, est dévote. Parallèlement à la tension qui se joue dans son esprit entre scepticisme et croyance imprimée dans sa tendre jeunesse, se joue une lutte entre mari et femme. Cette lutte atteindra son apogée lorsque Jean s’avouera enfin à lui-même, et à sa femme, qu’il ne croit plus en Dieu. Son scepticisme s’est muté en incroyance brute. La rupture entre sa femme – qui attend pourtant son enfant – et lui devient inévitable. Jean Barois quitte son hameau familial pour rejoindre Paris. 

Le combat pour la Raison

Arrivé dans la capitale, le personnage créé par Roger Martin du Gard découvre un nouvel univers, de nouveaux champs sociaux. Il s’ouvre aux milieux républicains, intervient dans des séminaires à travers l’Europe, et prend après quelque temps une décision qui va changer sa vie. Jean Barois décide de fonder une revue, Le Semeur, avec ses amis (toute ressemblance avec des personnages contemporains existants serait purement fortuite). La petite troupe, à l’orée de leur trente ans, ferraille contre tous les dogmes et toutes les métaphysiques. L’atmosphère intellectuelle de la fin du XIXème siècle est admirablement bien dépeinte par le Prix Nobel de littérature, alors que le positivisme hérité d’Auguste Comte est à son acmé. Les avancées du siècle en sociologie et en biologie donnent à ces jeunes hommes une confiance aveugle en la science. Aux âges théologique puis métaphysique doit désormais se substituer l’âge positif. 

Puis vint ce qu’on n’appelait pas encore “l’Affaire”, celle de Dreyfus. La revue – qui tire désormais à plusieurs milliers d’exemplaires – va prendre à bras-le-corps la défense du capitaine injustement condamné. On suit sur une centaine de pages le périple des jeunes libres penseurs face à l’Etat et l’Armée, tous deux coupables d’avoir fait condamner un juif innocent. A leurs idées anticléricales s’ajoute désormais une passion, qu’on pense inébranlable, pour la justice.

Mais, parce qu’il y a un mais, arrivent ensuite les déconvenues qui font suite à l’Affaire. Avec les années, les “vainqueurs” de l’Affaire parviennent au pouvoir. Jean Barois fait sienne la phrase de Péguy qui dit que “tout commence en mystique et finit en politique”(2). Les désillusions l’assaillent, lui et ses amis, en voyant la libre pensée récupérée par la classe politique française – notamment le cabinet Waldeck-Rousseau qui choisit de faire du transfert des cendres de Zola au Panthéon un événement national. Leur combat, qui fut pourtant si beau et héroïque, leur paraît a posteriori gâché. 

“L’âge critique”

Tout au long de l’Affaire Dreyfus, et dans les années qui suivent, l’anticléricalisme de Jean Barois est constant. Il reste sa première bataille et sa bataille première. Et pourtant, un soir d’accident de “voiture” (s’entend au sens du XIXème siècle, plutôt calèche), alors qu’il croyait la mort arrivée, son premier réflexe fut de réciter un “Je vous salue Marie”… A son réveil à l’hôpital, la première chose qu’il fit lorsque son état le lui permit fut de rédiger un testament, une sorte de credo à l’envers, au cas où il céderait de nouveau aux sirènes de l’opium du peuple avant de mourir. Il y écrit qu’il affirme ne pas croire en Dieu, et affirme la supériorité de la science sur toute superstition cléricale. Ce petit testament est conservé à l’abri des regards, tout près de lui.

Cet incident est suivi d’infléchissements intellectuels, progressifs mais non sans conséquence. L’âge positif, voulu par Auguste Comte et encouragé par Jean Barois et ses camarades grâce au Semeur, s’avère être un échec. La science progresse, certes, mais ne remplacera jamais la religion comme eschatologie. Aujourd’hui, en 2022, il est ardu de comprendre que pour une partie des élites culturelles françaises, la recherche scientifique a pu paraître comme la finalité de l’humanité, son unique dessein et le remède à tous ses maux (tant théoriques que relatifs à la quête de sens). Albert Camus dira à propos de cet ouvrage qu’il est “le seul grand roman de l’âge scientifique, dont il exprime si bien les espérances et les déceptions”(3).

Les années passant, Jean Barois commence à mettre en doute son irréfutable athéisme. A un jeune rédacteur de sa revue venu lui indiquer son nouveau projet d’article antireligieux, il lui rétorque que le doute vaut mieux que l’affirmation dogmatique. Il ajoutera même, « et pourquoi pas l’existence de Dieu ? ». Alors qu’on pourrait à ce moment du livre craindre un cheminement facile vers le catholicisme, Jean Barois conserve toute sa fougue laïque lorsque deux jeunes nationalistes – qu’on devine maurrassiens – tentent de lui prouver la supériorité du catholicisme pour l’organisation de la société. Ainsi Jean se retrouve entre deux eaux, aussi critique vis-à-vis des catholiques intransigeants que méprisant à l’égard des jeunes athées qui se moquent de l’hypothèse « Dieu ». En réalité, là est notre théorie, ce n’est pas tant la religion que Jean recherche que le sacré, quel qu’il soit. Celui-ci transparut tout d’abord dans sa libre pensée de jeunesse, puis dans sa fougue libérale en faveur de la défense du capitaine Dreyfus. Le sacré permet de donner du sens à la vie(4), chaque société en a besoin, et notre protagoniste n’échappe pas à la règle. Jean dit ceci à un jeune collègue de sa revue : « Non, non, la conscience humaine est religieuse, en son essence. Il faut l’admettre comme un fait…Le besoin de croire à quelque chose ! … Ce besoin-là est en nous comme le besoin de respirer ».

Alors que la vieillesse s’approche à grand pas, Jean sent l’angoisse de la mort approcher. La science, qu’il a tant chérie et pour qui il a dédié sa vie, ne lui est plus d’aucun secours. Savoir que dans 10 000 ans peut-être on résoudra le secret de l’univers ne l’intéresse plus, ce qu’il veut c’est soulager sa terreur immédiate de la mort. Dès lors, revenu auprès de sa femme après moults péripéties, il s’ouvre au catholicisme, non pas à celui des symboles et des rites, mais à celui de la passion, de la ferveur religieuse. Alors, à l’heure où la mort effleure son visage de sa faucille, il s’accepte désormais pleinement en tant que chrétien. Sa conversion est finie. L’histoire aurait pu s’arrêter là, celle du triptyque émancipation – désillusion – (re)conversion.

Sa femme et le prêtre qui l’accompagnent jusqu’à son dernier souffle découvrent, à côté de lui, son fameux testament :

 

« À OUVRIR APRÈS MOI. »

« Ceci est mon testament. 

Ce que j’écris aujourd’hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l’âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l’attitude d’un vieillard dont la vie tout entière a été employée au service d’une idée, et qui, dans l’affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

En songeant que l’effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j’ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements ne manqueraient pas de tirer d’une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d’avance, avec l’énergie farouche de l’homme que je suis, de l’homme vivant que j’aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

J’ai mérité de mourir debout, comme j’ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances […] »

Jusqu’après la mort, le libre penseur aura vaincu le croyant torturé par le néant.

 

Références

(1)Poulat Emile, Liberté, Laïcité, la guerre des deux France et le principe de modernité, Cerf, 1987.

(2)Péguy Charles, Notre jeunesse, Gallimard, 1910.

(3)Albert Camus Roger Martin du Gard préface aux Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, t. I, Gallimard, Paris, 1955, p. XV.

(4)Voir sur le sujet la pensée de Régis Debray, notamment mise sur papier dans Debray Régis, Jeunesse du sacré, Gallimard, 2012.

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Que reste-t-il du lien social en France ?

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Le travail salarié au fondement du lien social en Occident

Dans un article paru en 2006, La face cachée de l’individu hypermoderne : l’individu par défaut, le sociologue Robert Castel émet l’idée que nous avancerions de plus en plus vers ce qui serait une « société des individus ». Son diagnostic, qui a désormais 17 ans, s’impose avec d’autant plus de force que de nombreuses dynamiques d’individualisation traversent aujourd’hui l’ensemble du corps social et affectent les différents domaines de l’expérience humaine : le travail, la famille, les institutions, rien n’y échappe. Dans une société où les individus refusent toute identité stable, le lien social, qui correspond à l’ensemble des liens culturels, sociaux, économiques et politiques qui relient les individus dans leur vie quotidienne, n’a plus rien d’une évidence.

Le même Robert Castel démontre comment, dès le XIVe siècle, la société salariale se substitue peu à peu aux rapports sociaux patrimoniaux, faisant du travail, et plus encore du salariat, le fondement de l’ordre social et l’activité à partir de laquelle les individus « existent » aux yeux de la société. Loin d’être une simple modalité de la production économique, le salariat se constitue à travers les siècles comme une condition matérielle étroitement associée à des droits et participent de la formation d’un État social devant assurer la protection des individus et leur intégration au sein de la société. Evidemment, la relation entre lien social d’un côté et travail et salariat de l’autre est plus complexe qu’il n’y paraît : le lien entre les travailleurs se crée à partir de mais aussi contre le travail. Cette ambiguïté traverse d’ailleurs l’histoire de la littérature. Simone Weil, dans son Journal d’usine, s’attache à saisir les rares moments où les ouvriers lui font entrevoir une autre forme de travail, faite d’entraide, de réalisation de gestes où se mélangent art et technicité, du sentiment d’avoir fait du « bon boulot », à côté d’une organisation du travail fordiste qu’elle juge aliénante.

Tout aussi évident, le travail et l’emploi salariés font actuellement l’objet de nombreux bouleversements qui amenuisent leur capacité à assurer la permanence du lien social (précarisation des emplois, chômage de masse, etc…). Autant de bouleversements qui montrent l’incapacité des sociétés contemporaines à assurer leur promesse d’intégration. Mais au-delà de la remise en cause du travail salarié, le lien social est bouleversé par quelque chose de plus profond : la permanence du mythe de l’individu autosuffisant.

Au-delà du travail, le mythe de l’individu autosuffisant : fossoyeur du lien social

Dès L’archipel français, Jérôme Fourquet présentait l’Hexagone comme un ensemble de petites îles sans rapports les unes avec les autres. La France ferait désormais selon lui l’expérience d’un individualisme forcené et de la remise en cause de ses deux principaux piliers culturels : la matrice catholique et « l’Eglise rouge » que constitue le PCF. L’une et l’autre ont en effet joué un rôle significatif durant des décennies, voire des siècles pour la première, dans la construction sociale des individus et le sentiment d’appartenance à la société française. Elles connaissent pourtant un déclin déjà largement amorcé sans qu’aucune nouvelle matrice idéologique et culturelle ne vienne réassurer le développement du lien social et une nouvelle conception de l’être humain.

Cette disparition des matrices culturelles liant l’individu à la société est entrevue dans le champ de l’imagination dès L’homme précaire et la littérature de Malraux. Le ministre de la Culture du Général de Gaulle met en lumière l’échec de l’imaginaire audio-visuel (le cinéma et après lui la télévision) à représenter une vision unifiée du monde et de l’être humain, comme avait pu le faire avant lui l’imaginaire de fiction (le roman), l’imaginaire de l’illusion (le théâtre) et l’imaginaire de vérité du christianisme. La mutation qu’il voit à l’œuvre, espère, selon lui, « aussi peu fonder le monde sur l’homme, que fonder l’homme sur le monde ». De sorte que face à cette désarticulation entre l’être humain et la société ne subsiste plus qu’un individu étriqué, précaire, aléatoire et qui, pourtant, a pour ambition d’être à lui-même son propre mythe.

Mais, loin d’être un processus nouveau, le mythe de l’individu autosuffisant est au fondement de la modernité occidentale et de la société de marché. Ce que souligne trop peu Jérôme Fourquet. L’être humain se déploie dans la pensée des philosophes du XVIIIe siècle, Hobbes notamment, à travers un processus de déterritorialisation, de non-appartenance radicale. Il n’appartient pas à un peuple, à une nation, ou à une culture, pas plus qu’à une famille ou à une relation affective quelconque. Il se perçoit comme sujet séparé radicalement de toutes appartenances possibles.

Néanmoins, à ce processus moderne de remise en cause des appartenances (religieuses, géographiques, etc) des individus, l’histoire républicaine fait succéder un processus « d’intégration sociale » qui place le citoyen au centre de la communauté politique. Processus qui s’incarne dans des manifestations concrètes (suffrage universel masculin en 1848, lois Ferry du 16 juin 1881 et du 28 mars 1882 rendant l’école gratuite, l’enseignement laïque et l’instruction primaire obligatoire, etc…) et des personnages emblématiques de notre histoire nationale (les Hussards noirs de la République, préfets, maires, etc…)

Reste que la destruction méthodique, depuis maintenant quarante ans, de tout ce qui se constituait auparavant comme un « patrimoine national » et commun à l’ensemble des Français (sacralité du vote, école républicaine, laïcité, sécurité sociale et services publics, etc…) nous laisse le dilemme d’un lien social désormais plus mythique que réel car n’ayant plus les fondements culturels et politiques nécessaires à son épanouissement.

La place de l’Etat dans l’intégration sociale des individus

Face à ces nouvelles fractures sociales, difficile pour l’État de ne pas essayer de redonner du sens à l’activité qui reste le facteur principal de lien social dans nos sociétés : le travail. Malgré ses transformations, le travail salarié continue d’occuper une place centrale dans la structure sociale française. Et bien que cela paraisse paradoxal : d’une part, les formes nouvelles d’emplois (travailleurs des plateformes, intérimaires) qui se développent demandent une mobilisation plus grande des travailleurs que le rapport salarial classique. D’autre part, la centralité du travail se trouve renforcée par le développement du chômage de masse. Les chômeurs, transformés en « demandeurs d’emploi », (ce basculement sémantique le démontre suffisamment) voient leurs vies tourner principalement autour de l’acte de recherche d’emploi. Ce qui légitime d’autant l’intervention de l’Etat sur le marché du travail.

Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France et spécialiste du droit du travail, entrevoit par ailleurs dans Le travail n’est pas une marchandise une reconstruction du lien social à travers la transformation de notre rapport au travail. Loin de puiser dans ce qui serait un répertoire utopique, il montre que cette relation existe déjà en fait et en droit dans le statut juridique des professions libérales (la qualité de leurs services requiert le respect de règles de l’art propres à chacune d’elles et leurs honoraires reposent sur la nature du travail accompli) ; et dans celui de la fonction publique (son statut se fonde non pas sur les règles du marché mais sur l’accomplissement d’une mission d’intérêt général). Il s’agit selon lui de retrouver l’esprit des lois Auroux de 1982, qui instaurent de nouveaux droits pour les travailleurs en France, de prolonger ce qui a été fait (certes mal fait) à travers la reconnaissance de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) lors de la loi PACTE de 2019, et ainsi de faire de la conception et de l’organisation du travail un objet de négociation collective dans les entreprises.

Bien sûr, les politiques de cohésion sociale ne peuvent se limiter à la simple sphère productive. Chaque sujet humain, pour se construire en tant qu’individu, est fondamentalement dépendant de sa reconnaissance par ses pairs. Le problème étant justement que nos sociétés occidentales modernes subissent une crise des processus de reconnaissance dans l’ensemble des domaines : éclatement du modèle familial, ségrégation urbaine, inégalité des chances scolaires, prégnance des discriminations. Et cette disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne sont pas sans conséquences sur la capacité d’une société à assurer l’intégration sociale de ses membres. Voilà pourquoi, à la place du lien social tel qu’il pouvait se constituer auparavant, nous assistons désormais dans nos sociétés contemporaines à un « déchirement du social » qui appelle une intervention forte des pouvoirs publics.

Encore faut-il que cette intervention soit à la mesure de l’enjeu. Ce qui est loin d’être le cas, par exemple, en matière de politiques d’aménagement urbain, domaine pourtant essentiel dans l’intégration des individus. Développant, il y a déjà longtemps, à ce propos la comparaison entre l’architecture et les villes d’un côté et l’écriture et les livres de l’autre, Françoise Choay(1) montre que chaque ville ancienne, aidée en cela de sa physionomie et de ses formes propres, possédait son écriture singulière, son langage fermé, son style. Seulement l’ancien mode d’aménagement des villes est devenu une langue morte en raison d’une série d’événements sociaux importants (croissance démographique, transformation des techniques de production, développement des loisirs) sans pour autant qu’un nouveau langage apparaisse. Les nouvelles structures urbaines n’arrivent plus à s’inscrire dans un modèle d’urbanisme cohérent et tendent de ce fait à accentuer les dynamiques de ségrégation urbaine sans que les pouvoirs publics prennent toute la mesure d’une telle transformation.

Outre le débat sur le travail, les récentes polémiques posent en soubassement deux questions plus fondamentales encore (la première étant rappelée plus haut) : qu’est-ce qui lient actuellement les Français entre eux et quel est le rôle de l’Etat dans l’intégration sociale des individus.

L’idéal républicain, réponse toujours actuelle face au mythe de l’individu tout puissant

Retrouver « au royaume morcelé du moi-je, le sens et la force du nous(2)» nécessite au-delà enfin de s’appuyer sur un pilier idéologique qui contrebalance celui de l’individu autosuffisant. Parent pauvre de la devise de la République française, la fraternité n’en reste pas moins un idéal puissant et d’ores et déjà au cœur des matrices culturelles du XXe siècle : l’Église catholique et l’Église rouge. Si ce sont bien les Jacobins, qui demandent à associer la fraternité à la devise républicaine, l’idéal a le soutien complet de l’Église en raison même de ses racines chrétiennes. Sans l’Église, pas de retour en grâce de la fraternité en 1848 après un demi-siècle d’anéantissement par la contre-révolution nobiliaire. C’est effectivement la remontée d’un romantisme chrétien (avec les socialistes utopiques Cabet, Buchez, Leroux, Saint-Simon) qui permet à la fraternité de s’inscrire définitivement dans le répertoire républicain. Mais le mythe est au cœur également de la matrice culturelle communiste, comme le montre suffisamment le concept de Fraternité-Terreur, chez Jean-Paul Sartre (marxiste certes peu orthodoxe) selon lequel les individus se lient entre eux par l’action révolutionnaire puis nouent définitivement ces liens autour du serment proclamé dans la salle du Jeu de paume. De sorte que sous la disparition relative des deux Églises, nous retrouvons un mythe qui les contient toutes les deux : celui de la fraternité. Mais elle a désormais, ou de nouveau, la forme républicaine.

Tout l’intérêt, et le caractère prolifique, de cette résurgence tient au fait qu’elle ne se constitue pas comme une déconstruction du mythe de l’individu mais bien comme son approfondissement. Dans l’histoire politique et intellectuelle du XIXe siècle, le républicanisme a longtemps marché, sur le continent européen, aux côtés du libéralisme, et a participé à la consolidation des régimes constitutionnels. Mais, à l’inverse du libéralisme, le républicanisme conçoit l’individu comme un être fondamentalement enraciné, appartenant à une patrie, à une histoire commune, et trouvant dans la participation à la vie de la cité une source d’épanouissement. Loin de l’image d’un individu autosuffisant, l’idéal républicain est avant tout l’idéal de l’individu citoyen qui fait de la fraternité un labeur de chaque jour.

Références

(1)François Choay, Urbanisme, utopie et réalité, une anthologie, Essais, Points 2014

(2)Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2009

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Recension de l’ouvrage Eurafrique. Aux origines coloniales de l’UE, de Peo Hansen et Stefan Jonsson

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Introduction

L’entreprise des professeurs Hansen et Jonsson apparaît de prime abord comme une gageure. Avec leur ouvrage, publié en 2014 en anglais, ils n’entendent rien de moins que dévoiler –littéralement – les origines coloniales de l’Union européenne. Le pari semble hasardeux, tant il est vrai que dans un certain imaginaire commun, dont on peut se risquer à croire qu’il est assez largement partagé, l’Union européenne est avant tout synonyme de paix, d’égalité et de modernité. Aux yeux de générations de citoyennes et citoyens européens, la construction européenne s’est sans doute réalisée bien loin des affres de la colonisation, voire à l’encontre de celles-ci. Que le lecteur soit d’emblée averti : il ne s’agit pas là de l’opinion des auteurs de l’ouvrage étudié.Précisément, les deux professeurs de l’Université suédoise de Linköping, respectivement spécialistes de sciences politiques et d’ethnic studies, s’ingénient à démontrer qu’au rebours des représentations dominantes, des questions coloniales et géopolitiques ont joué un rôle de premier plan dans la création de l’Union européenne. À cette fin, ils font le détail minutieux des tractations et négociations politiques ayant mené à la signature, le 25 mars 1957, du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE), matrice de l’actuelle Union. Cette analyse approfondie s’inscrit dans le cadre d’un examen plus vaste, déployé tout au long de la première moitié du XXe siècle, des perceptions nationales de certains pays européens et de leurs élites intellectuelles et économiques, quant à la place et à l’avenir de l’Europe. C’est à l’endroit de cette introspection existentielle et angoissée que l’Afrique entre en scène, devenant la planche de salut d’un vieux continent en déroute.

Au cœur de l’étude menée par les auteurs se trouve un mot – Eurafrique – dont on peine au premier abord à saisir les contours et les significations. S’agit-il d’une notion historique, d’un terme géographique, d’un projet politique ou bien d’une entreprise économique ? Peut-être tout cela à la fois ? L’ouvrage tente d’élucider cette véritable nébuleuse qui surgit et resurgit au fil des décennies sous diverses formes et ambitions. Cette tentative découle du double constat d’un déficit d’investigation historique au sein des études européennes et d’une construction réciproque d’une histoire officielle de l’Union européenne, basé sur un récit fondateur tenant plus du mythe que de la scientificité. Or « la substitution du mythe à l’histoire est dangereuse » nous avertissent les auteurs qui, se faisant historiens, entreprennent d’établir – ou plus justement de rétablir – une vision plus exacte du passé.  Ils le font avec l’exigence et la rigueur d’une « discipline scientifiquement conduite », pour reprendre les mots de Marc Bloch(1), et l’on ne peut qu’imaginer les innombrables heures passées à explorer, entre autres, les fonds des Archives historiques de l’Union européenne à Florence. Confrontant l’historiographie consacrée de l’intégration européenne à l’épreuve des faits, le livre révèle progressivement une relation entre celle-ci et le colonialisme. Parallèlement aux premières tentatives d’unification de l’Europe qui se manifestent à l’aube du XXe siècle et durant les décennies qui suivent, l’on observe comme en regard, des efforts accomplis pour maintenir ou plutôt réinventer le système colonial en Afrique. Ces deux mouvements conjoints émergent après la Première Guerre mondiale, dans une Europe fracturée et instable qui ne tarde pas à se sentir à l’étroit entre deux superpuissances émergentes. Dans ce contexte, les regards se tournent peu à peu vers le sud, et nombre de responsables politiques et intellectuels européens commencent à considérer l’Afrique, ses territoires et ses ressources, comme un potentiel « remède aux maux européens ». Aussi, la perspective de l’exploitation et du développement mutuels du continent africain apparaît progressivement comme un élément fédérateur, un projet suffisamment « attractif et bénéfique […] pour que les États européens acceptent de faire cause commune ».

Cette vision géopolitique qui se révèlera d’une fertilité d’idées et d’imagination inouïe porte, selon les auteurs, le nom d’Eurafrique. Faut-il donc voir entre le processus d’intégration européenne – tel qu’il se concrétisera par la création de la CEE – et le prolongement de la mainmise occidentale en Afrique plus qu’une simple relation ? S’agirait-il bien davantage d’une corrélation, et partant, d’un rapport dont les deux termes ne vont pas l’un sans l’autre, où l’un implique l’autre et réciproquement ? Telle est la question à laquelle l’ouvrage d’Hansen et Jonsson tente de répondre dans une démarche intellectuellement salutaire, consistant à mettre les pieds dans le plat et à regarder l’histoire, notre histoire, en face. 

Une histoire oubliée

De l’aveu des auteurs eux-mêmes, leurs travaux sont nés d’une curiosité à l’égard de la relation qu’entretient l’Union européenne avec les outre-mer, classés entre les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d’outre-mer (PTOM). Plus précisément, c’est l’indifférence de la littérature consacrée à l’intégration européenne à l’endroit de ces derniers qui les a intrigués, alors même que les enjeux économiques et géopolitiques dont ils sont porteurs ne sont plus à démontrer. Or ce désintérêt – scientifique mais aussi institutionnel – serait plus largement symptomatique d’une réticence de l’Union européenne à aborder l’histoire et l’héritage du colonialisme. Réticence qui proviendrait d’un récit originel lui-même sciemment détourné d’une histoire internationale, dissocié des processus de colonialisme et de décolonisation pourtant à l’œuvre dans le même temps. Loin des affaires internationales, l’histoire de l’intégration européenne est alors assez naturellement une histoire européenne, celle d’une conquête de la paix et de la prospérité, guidée par des idées progressistes. Cet eurocentrisme est identifié comme l’une des causes ayant conduit à une interprétation sélective de l’histoire, à vocation principalement mythique et fondatrice d’une identité européenne naïve et idéalisée. Entretemps, il sera sans doute clair que l’ouvrage s’inscrit en faux contre cette conception originelle et réfute explicitement le récit dominant de l’histoire de l’Union européenne. Avec certainement l’ambition de se défaire du tropisme européen auquel ils sont eux-mêmes exposés, les auteurs déplacent le champ d’analyse prévalant jusqu’alors pour mieux replacer le rôle de la construction européenne dans les affaires internationales, et plus précisément dans sa relation avec l’Afrique. Ce faisant, ils mettent en lumière l’histoire oubliée de l’Eurafrique.

L’Eurafrique, un « psychodrame historique et géopolitique »

C’est en trois étapes, considérées comme décisives, que les auteurs décident de retracer l’histoire de ce qu’ils appellent le projet eurafricain. Leur analyse fait remonter les origines de l’Eurafrique aux débats d’entre-deux-guerres sur la « crise de l’Europe », dont certaines idées seront progressivement mises à exécution après la Seconde Guerre mondiale avant que le régime d’association de l’outre-mer prévu par le traité de Rome de 1957 en constitue le point d’orgue. Sur plus de 350 pages, mentalités, discours, rapports techniques, correspondances, presse sont scrutés avec attention, afin de mettre en exergue l’importance historique et géopolitique du thème eurafricain. « Thème », voilà peut-être le mot le plus éclairant parmi tous ceux employés dans l’ouvrage ! En termes de musique, il désigne une phrase musicale sur laquelle on fait des variations. Il faut bien voir la difficulté de définir un objet évoluant sur près d’un demi-siècle, en des lieux et par des protagonistes divers et variés. Mais l’ouvrage s’attache justement à démontrer, au-delà de contextes nationaux et internationaux parfois bien différents, au-delà des contingences et des variations, la continuité de ce thème. Pour bien le saisir, un effort de définition s’impose, à tout le moins un effort de délimitation, qui parfois manque au lecteur pris dans un tourbillon d’informations, d’acronymes et de dates.

Une méthode au service d’une nécessité

Quatre aspects sont structurants dans la création de l’Eurafrique en tant qu’entité historique et projet politique. Le premier est celui du sentiment de supériorité raciale de l’Europe vis-à-vis de l’Afrique. La chose est incontestable au sortir de la Première Guerre mondiale, où la présence de troupes coloniales – composées de soldats non blancs – sur le territoire européen pour occuper les provinces rhénanes d’Allemagne, révèle un racisme exacerbé qui fait pendant à la tentative de « reconnaissance de la race européenne comme nation occidentale ».(2) Le deuxième aspect concerne les premières tentatives d’unification européenne qui émergent, là aussi, à l’issue du conflit. Dans ce contexte, le mouvement pour une Union Paneuropéenne incarné en la très influente personne du comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi – lui-même hanté par le déclin de l’Europe face aux grandes puissances émergentes – jouera un rôle de premier plan dans la théorisation de l’Eurafrique. Le troisième aspect, proche du premier, renvoie à un regain d’intérêt pour la géopolitique lié aux velléités de compensation des pertes coloniales subies par certains pays, en particulier l’Allemagne. Enfin, le quatrième aspect qui structure l’idée eurafricaine selon les auteurs, est la contradiction entre l’affirmation du principe d’autonomie nationale observable en Europe et les réalités de la domination coloniale qui perdurent en Afrique. Dans ce cadre, l’Eurafrique apparaît à la fois comme une nécessité et une méthode. Une nécessité, puisque l’Europe est fragilisée et que le redressement économique et politique auquel elle aspire exige ressources et matières premières dont l’Afrique dispose. Une méthode, car seule l’exploitation conjointe de ces ressources semble suffisamment prometteuse pour faire advenir le redressement espéré – raison suffisante pour considérer l’unification européenne. « L’Afrique ne sera à notre porté que si l’Europe s’unit » résume Coudenhove-Kalergi.

De l’utopie eurafricaine à l’ancrage institutionnel

Les premiers temps de l’Eurafrique, ceux de l’entre-deux-guerres, sont marqués par un ensemble de travaux intellectuels utopistes, tous imprégnés par l’idée d’une prétendue « mission civilisatrice » dont serait investie l’Europe et ses nations. Cette vertueuse vocation sert en réalité de paravent pour des projets visant essentiellement à solutionner des problèmes européens. Devant la surpopulation inquiétante de l’Europe, des eurafricanistes convaincus tels que le français Eugène Guernier ou l’italien Paolo Orsini di Camerota élaborent des plans d’immigration de masse de résidents européens vers l’Afrique, promettant de résoudre du même coup le problème de chômage des premiers et celui du développement qu’ils pointent chez le second. D’autres penseurs de l’Eurafrique à l’image de l’architecte allemand Herman Sörgel proposent des projets technologiques plus chimériques encore, visant ultimement à opérer l’union naturelle entre les continents européen et africain. Ainsi de son projet « Atlantropa » consistant à bâtir un immense barrage sur le détroit de Gibraltar et censé offrir à l’Europe une production d’énergie abondante est à terme, un passage à sec entre les deux continents. À chaque fois, la réussite de ces projets est présentée comme dépendant d’une indispensable coopération européenne et, là encore, la doctrine de Coudenhove-Kalergi est éloquente de l’air du temps : « Sauver l’Afrique pour l’Europe, c’est sauver l’Europe par l’Afrique ».

La Seconde Guerre mondiale marquera un point d’arrêt à l’engouement eurafricain déjà mis en difficulté par la montée des luttes anticoloniales dont l’ONU devient progressivement la caisse de résonance. Si les projets eurafricains de la première moitié du XXe siècle restent lettre morte, l’intérêt européen pour l’Afrique reste inchangé au sortir de la guerre. Bien plus, le constat renouvelé et empiré de la décadence européenne ainsi que de la domination américaine et soviétique conduit à la résurgence du courant eurafricain qui prétend alors pouvoir mettre sur pied « une troisième force mondiale », ou plus lyriquement « ce bloc colossal qui [s’étend] de Lille à Brazzaville et d’Abéché à Dakar » pour reprendre les mots de François Mitterrand.(3)Aux utopies des premiers temps, succèdent des projets bien plus réalistes qui trouveront un cadre favorable dans les premières organisations et institutions engagées dans le processus d’intégration européenne. En ce sens, tant l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, 1948) que le Conseil de l’Europe (1949) feront de la coopération coloniale en Afrique l’une de leurs priorités. Même l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN, 1949) revêtira une certaine dimension eurafricaine – sous une forme cette fois-ci stratégique et militaire – puisque le gouvernement français présentera lors des négociations l’inclusion de l’Algérie comme une condition sine qua non de la signature du traité. Ces nombreuses initiatives sont appréhendées par les auteurs comme autant de tentatives de maintenir les bénéfices d’un système colonial sérieusement ébranlé par la Seconde Guerre mondiale. En contradiction totale avec la Charte des Nations Unies énonçant dès 1945 le « principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes », cette entreprise doit peu à peu faire face au vent de l’indépendance qui se lève sur les territoires colonisés. Les termes du problème, tel qu’il se pose alors dans l’esprit de nombreux dirigeants européens, sont contenus tout entier dans l’expression suivante tirée des archives du Comité national du patronat français : « Comment faire pour partir en restant ? ».(4) Un exemple topique à cet égard, est à trouver dans la reconversion dans les années 1960 des administrateurs coloniaux dans le développement, ces derniers devenant ainsi les premiers coopérants.

L’Eurafrique opérationnelle

Après l’analyse des premiers pas de l’intégration européenne dans les années 1945-1954 – dont le principal succès sera par ailleurs la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) par la signature du traité de Paris le 18 avril 1951 – les auteurs en arrivent au cœur de leur démonstration : les négociations du traité de Rome (1955-1957). Alors qu’est discutée la mise en place d’un marché commun dans ce qui deviendra la CEE, la France fait d’entrée de jeu de l’intégration des PTOM audit marché, une condition de sa participation. Elle « ne peut sacrifier sa vocation africaine à sa vocation européenne » écrit Gaston Defferre en mai 1956, alors ministre des Affaires étrangères, au président du Conseil Guy Mollet. L’injonction française reçoit d’abord un accueil réservé des partenaires de négociations, hormis des Belges qui menés par Paul-Henri Spaak contribuent à reformuler la demande française en une proposition d’association de l’outre-mer au marché commun. L’argument franco-belge reprend d’ailleurs l’antienne bien connue du principe eurafricain : un marché commun européen intégrant les colonies offrirait à l’Europe la chance de retrouver sa position géopolitique d’antan. Dans ce contexte, la crise du canal de Suez – énième rappel du rôle secondaire des puissances européennes sur l’échiquier international – constituera un tournant décisif et proprement catalytique des négociations. Au fil de leur récit, se dessine un consensus des élites au pouvoir dans les pays d’Europe occidentale en faveur d’un lien entre la CEE et l’Eurafrique, et l’on découvre avec intérêt que les plus fervents promoteurs de la construction européenne sont aussi ceux qui œuvrent le plus ardemment à l’établissement de ce lien. Robert Schuman en France, Paul-Henri Spaak en Belgique, Konrad Adenauer en Allemagne de l’Ouest, ces « pères fondateurs » – pour ne citer qu’eux – approuvaient à la fois l’idée d’une mission civilisatrice en Afrique et l’association au projet d’intégration européenne d’un projet impérial renouvelé.(5) Aussi, si l’Eurafrique est toujours présentée comme la promesse d’un meilleur destin pour l’Afrique, « une chance de bénéficier des opportunités de l’Europe » selon Guy Mollet, il est symptomatique de noter que les représentants africains n’auront pas voix au chapitre tout au long du processus de négociation, ce que ne manquera pas de dénoncer Léopold Sédar Senghor devant l’Assemblée nationale.

Finalement, le moment décisif de ce que les auteurs appellent sans ambages « l’accord colonial de la CEE », sera la réunion des Premiers ministres des six États fondateurs les 19 et 20 février 1957, à l’Hôtel Matignon, à Paris, sous la présidence de Guy Mollet. La question de l’association des PTOM au marché commun et celle du financement d’un fonds d’investissement destiné à ces territoires étaient devenues, à ce stade, le nœud de l’affaire. L’accord, enfin trouvé à cette occasion, sera codifié dans la quatrième partie du traité de Rome aux articles 131 et 136 et prévoira la création, par étapes, d’un marché commun eurafricain. À en croire l’article 131, §3, cette association « doit en premier lieu permettre de favoriser les intérêts des habitants de ces pays et territoires et leur prospérité́ ». Voilà qui contraste singulièrement avec les révélations qui se dégagent de l’ouvrage de Peo Hansen et de Stefan Jonsson. Ces derniers envisagent en effet l’association des PTOM à la CEE non pas comme une entreprise de « promotion du développement économique et social » des premiers – comme le laisse entendre le traité – mais bien plus, comme la réalisation, l’institutionnalisation d’un projet latent et servant essentiellement les intérêts européens nommé Eurafrique. Leur enquête prétend ainsi donner raison au constat dressé par l’un des nombreux promoteurs de l’Eurafrique dans l’entre-deux-guerres selon lequel « une économie européenne sans base coloniale est une chimère ».(6)

Une histoire contemporaine ?

Du point de vue historique, l’étude du thème de l’Eurafrique s’arrête donc dans l’ouvrage avec la conclusion du traité de Rome en 1957. Pour autant, la prétention des auteurs n’est pas seulement de faire la lumière sur une histoire largement tombée dans l’oubli. Ils entendent bien davantage avertir le lecteur, en dépit des apparences, de l’influence contemporaine du projet eurafricain dans la politique de l’Union européenne et dans les conceptions d’une partie de la classe dirigeante. Exhumer cette histoire est à leurs yeux « la seule façon de comprendre les structures profondes des relations UE-Afrique actuelles ». C’est aussi, sans nul doute, une façon d’éclairer les relations qu’entretient la France avec l’Afrique, la première ayant joué un rôle de premier plan dans ce long récit. À celles et ceux qui seraient tentés de croire que l’Eurafrique est de l’histoire ancienne, l’on pourrait se contenter d’évoquer ce passage d’un discours du Président Sarkozy prononcé à Dakar en 2007 : « ce que veut faire la France avec l’Afrique, c’est préparer l’avènement de l’Eurafrique, ce grand destin commun qui attend l’Europe et l’Afrique ».(7) Aussi, si l’on peut regretter que le livre ne pousse pas davantage  l’analyse de l’actualité du sujet, il nous fournit tout au moins – en nous dessillant les yeux sur les origines de la construction européenne – les clefs pour le faire.

À l’ère de la montée en puissance de l’ultracrépidarianisme, de la cancel culture ou du grand malaise des mémoires, confronter nos représentations aux réalités historiques est l’exigence du moment. L’insécurité historique que diagnostique l’historien Patrick Weil(8) en France – pointant les lacunes dans la connaissance de la propre histoire nationale – est révélée avec force par les professeurs Hansen et Jonsson pour ce qui concerne les citoyens européens. À cet égard, et pour rassurer ceux que le passé effraie, il ne s’agit pas là d’un acte de culpabilité de plus, mais d’un acte de clairvoyance. Reconnaître la réalité historique d’une idéologie impériale raciste fait partie du nécessaire rééquilibrage des relations entre l’Union européenne et l’Afrique.(9) En dénonçant pour faire changer cette absence de reconnaissance, l’ouvrage étudié participe de ce rééquilibrage. Démythifiant et désacralisant l’Union européenne, il fait écho à l’incitation du philosophe Souleymane Bachir Diagne d’interroger le regard européen et d’affirmer enfin un universalisme, qui ne soit pas un « universalisme de surplomb » mais un universalisme qui prenne en compte la pluralité des mondes.(10)

Références

(1)Cité in Johann Chapoutot, Les 100 mots de l’histoire, Que-sais-je, 2021, p. 69.

(2)Richard Coudenhove-Kalergi, cité p. 67. Ce dernier, initiateur du mouvement pour une Union Paneuropéenne – dont le manifeste Paneuropa est publié en 1923 – est communément présenté comme la figure tutélaire des pères fondateurs de l’UE.

(3)Cité p. 158.

(4) Voir Philippe Marchesin dans l’émission « Europe/Afrique, histoire d’une amitié intéressée » du podcast France Culture, Le Cours de l’histoire.

(5)Voir Peo Hansen et Stefan Jonsson dans Afrique XXI, L’Eurafrique, un « rêve » venu du passé colonial, 16 février 2022.

(6)Wladimir Woytinsky, cité p. 91.

(7)Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur sa conception de l’Afrique et de son développement, à Dakar le 26 juillet 2007.

(8)Entretien de Patrick Weil dans Le 1 hebdo, Que faire de notre passé colonial ? n°381, 26 janvier 2022.

(9)Écouter en ce sens Nick Westcott, directeur de la Royal African Society à Londres et qui fut le premier directeur général pour l’Afrique au sein du Service européen d’action extérieure de l’UE, dans le podcast EU Scream, Eurafrique (EUobserver, 16 février 2022).

(10)Voir Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, 2018.

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L’inflation, dit-on, érode le pouvoir d’achat des ménages. Eh bien, contrairement aux apparences, ce n’est pas toujours vrai ! Dans une note de conjoncture publiée en octobre dernier, l’INSEE compare l’évolution de l’inflation avec celle du pouvoir d’achat des ménages des principaux pays européens. Les chiffres sont sans ambiguïté : alors que l’inflation est passée d’un niveau moyen de 1,5% en janvier 2021 à environ 5% en janvier 2022, puis à plus de 8% à partir de l’été 2022, le pouvoir d’achat est resté relativement stable. En janvier 2022, il avait progressé de 0,5% par rapport à l’année précédente en Allemagne, de 1,5% en Italie, de 0,5% en France. Il n’y a guère qu’en Espagne il a baissé d’environ 2%. Plus surprenant : alors que l’INSEE mesure une forte baisse du pouvoir d’achat en France au cours du 1er semestre 2022, elle s’attend à un rebond au second semestre en raison des mesures gouvernementales prises après l’élection et cela en dépit d’une hausse prévue de l’inflation.

Le pouvoir d’achat des ménages est globalement peu affecté par l’inflation. La raison de ce mystère est à la fois théorique et pratique. D’un point de vue théorique, les prix, qui sont des coûts pour les acheteurs, sont également des recettes pour les vendeurs. Ainsi, dans une économie fermée, ce que les uns perdent en achetant à des prix plus élevés, d’autres le gagnent en vendant plus cher. En fin de compte, au niveau de l’économie dans son ensemble, l’effet de l’inflation est nul.

Reste que, en pratique, un pays comme la France n’est pas une économie fermée. Le coût des produits pétroliers, très largement importés, ainsi que les prix des produits industriels dont la balance commerciale est déficitaire, pèsent forcément négativement sur le revenu de la nation dans son ensemble. L’inflation devrait donc avoir des effets négatifs sur le pouvoir d’achat moyen. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cet effet dans les chiffres ? Cela est dû à la croissance économique et à la poursuite des aides de l’État dont les ménages et les entreprises ont bénéficié. Ainsi, la perte de revenus liée à la hausse des prix des produits importés est compensée d’une part par le maintien d’une dépense publique forte et d’autre part par le rebond de la croissance économique (le PIB est la somme des revenus).

D’après l’INSEE, la situation devrait être à peu près la même en 2023. En dépit d’une hausse de l’inflation, le pouvoir d’achat des ménages français devrait être stable. La croissance prévue de 2,6% (hausse de 2,6% des revenus primaires) serait consommée d’une part par le creusement du déficit commercial et d’autre part par la baisse du déficit public qui devrait passer de 6,4% du PIB en 2021 à environ 5% en 2022/2023.

Ce n’est pas l’inflation, c’est la distribution

Ces réflexions sur la stabilité du pouvoir d’achat des ménages en période d’inflation élevée ne signifient pas que l’inflation n’est pas un problème. Elle signifie plutôt que si l’inflation est un problème pour certaines catégories de ménages, elle représente une aubaine pour d’autres. Autrement dit, le problème de l’inflation n’est pas qu’elle appauvrit globalement les ménages (sauf pour l’inflation des produits importés) mais qu’elle réorganise brutalement tous les rapports de force au sein de l’économie. Derrière une moyenne qui ne change pas se cachent de nombreuses évolutions sectorielles et des conflits de répartition. Il est donc nécessaire de comprendre qui sont les gagnants et les perdants de l’inflation.

Lorsque l’inflation est nulle ou presque, comme c’était le cas dans les années 2010, les gagnants sont ceux dont les revenus progressent, les perdants ceux dont les revenus régressent. Comme il est très difficile de faire baisser nominalement les salaires et les revenus, les perdants étaient peu nombreux et les gagnants ne pouvaient donc pas beaucoup gagner.

À l’inverse, dans une économie où l’inflation dépasse les 6% par an, comme c’est le cas aujourd’hui, toute progression des revenus inférieure à ce seuil fait des perdants. Ainsi, la hausse du point d’indice de 3,5% pour les fonctionnaires décidée cet été représente en réalité une baisse de leur pouvoir d’achat supérieure à l’époque où le point d’indice était gelé alors que les prix n’augmentaient que de 1% par an. De même, la hausse des pensions du régime général de 4% ou celle de 5,12% des régimes complémentaires constituent en fait une baisse de pouvoir d’achat pour les retraités. Les salariés au SMIC sont protégés du fait de l’obligation légale d’indexer le salaire minimal sur l’inflation. Sur l’ensemble de l’année, ils ont ainsi bénéficié de trois hausses successives depuis le 1er janvier qui ont fait progresser le SMIC de 5,66% en dépit de l’absence de « coup de pouce » de la part du gouvernement. Au premier janvier 2023, le salaire minimum augmentera à nouveau de 1,81%.

Des perdants… et des gagnants

En fin de compte, les fonctionnaires sont perdants, les retraités sont perdants, la plupart des salariés, sauf les smicards, sont également perdants. Mais puisque, en dépit de ces perdants qui constituent clairement une majorité de la population, le pouvoir d’achat global des ménages est stable, on peut en déduire que d’autres sont gagnants, que ces gains sont concentrés sur une proportion minoritaire de ménages et qu’ils sont donc conséquents.

Qui sont ces gagnants ? Il est difficile de le savoir précisément. Le gouvernement se targue de la disparition de la redevance ; mais il est clair que ce gain de 138 euros pour ceux qui la payaient ne compense pas les pertes liées à l’effritement des revenus de la plupart des gens. Par exemple, un couple de retraités qui touche 2000 euros de pension et qui a perdu 2% de pouvoir d’achat a subi une perte 480 euros de pouvoir d’achat sur l’année, soit un montant bien plus élevé que le gain lié à la fin de la redevance. De même, pour un couple d’enseignants, dont le traitement n’a été revalorisé que de 3,5%, les pertes de revenus cumulés sur l’année sont largement supérieures à 1000 euros. Ce n’est pas la suppression de la redevance qui va changer fondamentalement la situation de ces ménages.

D’autres gains sont un peu plus conséquents. C’est le cas, par exemple, des ménages qui ont souscrits un emprunt à taux fixe, souvent dans le cadre d’un achat immobilier, ainsi que des ménages qui ont investi dans l’immobilier en contractant de lourds emprunts à taux fixe. Le poids des mensualités de remboursement diminue avec la hausse des revenus nominaux, même si cette hausse est inférieure à l’inflation(1). Certains agriculteurs ont pu profiter de la hausse des prix agricoles, notamment les céréaliers et ils font alors partie des gagnants. Des artisans ou sociétés de transport ont pu augmenter leurs tarifs à un niveau supérieur à l’inflation ; enfin, certains salariés dans les métiers en tension ont pu négocier des hausses substantielles.

Mais les plus grands gagnants se trouvent incontestablement parmi les entreprises et leurs propriétaires. Bien que beaucoup aient été affectées par la hausse des prix de l’énergie et la désorganisation des chaines d’approvisionnement, de nombreuses entreprises continuent d’engranger de confortables profits. De fait, d’après l’INSEE, les taux de marge des entreprises ont atteint un niveau record de 34,3% en 2021 et les revenus distribués aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’action ont fortement augmenté.

La hausse du pouvoir d’achat n’est pas, en soi, un projet de gauche

Ce que nous apprennent ces chiffres c’est que, d’un point de vue politique, la hausse ou la baisse du pouvoir d’achat des ménages ne signifie rien en elle-même. La question centrale n’est pas de savoir si les ménages peuvent globalement consommer davantage, mais de savoir quels sont les gagnants et les perdants des nouveaux rapports de force économiques engendrés par l’inflation.

À ce titre, et contrairement à ce que disait Keynes, l’inflation ne signifie pas mécaniquement l’euthanasie des rentiers. Ce sont, de fait, ceux qui travaillent qui ont subi les effets négatifs de l’inflation, alors que les propriétaires du capital et les bailleurs se révèlent être les grands gagnants. Car l’inflation, au fond, c’est l’opportunité pour ceux qui disposent d’un rapport de force favorable d’augmenter les prix qui constituent leurs revenus plus fortement que la moyenne, alors que ceux qui sont en situation défavorable voient leurs coûts augmenter plus vite que la moyenne des prix.

Poussons le raisonnement plus loin. Un projet de gauche ne peut se limiter à défendre la hausse généralisée du pouvoir d’achat des ménages. D’un point du vue économique, le revenu de la nation (le PIB) se compose de trois grands ensembles. Le premier correspond aux sommes consacrées à l’investissement, c’est-à-dire au renouvellement et à l’accroissement du capital productif et des infrastructures (routes, bâtiments, industrie…) ; le deuxième est constitué de la consommation individuelle des ménages ; enfin, une partie du revenu national est socialisée via la fiscalité et consacrée à des dépenses d’intérêt général : c’est la consommation collective.

Le cœur d’un projet de la gauche c’est le progrès et l’égalité réelle. L’égalité peut être réalisée de deux manières :

  1. Par la redistribution fiscale et les revenus de transfert (les allocations, les retraites, les aides au logement…), qui constituent une redistribution au sein du deuxième ensemble sans affecter la part de chaque ensemble.
  2. Par les dépenses de consommation collective (le financement de la culture, des écoles, de la santé…), ce qui suppose de baisser la part du PIB consacrée à la consommation individuelle. Les études de l’INSEE montrent qu’en prenant en compte la distribution élargie, c’est-à-dire les effets des services publics sur le niveau de vie des ménages, la réduction des inégalités est deux fois plus importante que si on ne regarde que les revenus de transfert et la fiscalité directe.

Présenté ainsi, on voit bien ce que le thème de la hausse du pouvoir d’achat a de conservateur. Au pire, il signifie une augmentation de la consommation individuelle au détriment de l’investissement ou de la consommation collective ; au mieux, il implique une redistribution entre les ménages favorisés et défavorisés sans dégager de nouveaux moyens pour la consommation collective. Dans les deux cas, augmenter ou réorganiser le pouvoir d’achat suppose de détourner l’action des pouvoirs publics de l’un des objectifs fondamentaux de la gauche : favoriser et développer les services publics.

Pourquoi le débat à gauche a-t-il à ce point délaissé la consommation collective ? L’une des explications est que durant les années 1950 et 1960, la croissance du PIB par habitant était supérieure à 5%. Il était donc possible, à cette époque, de conjuguer à la fois la hausse de consommation individuelle et celle de la consommation collective. Or, depuis 2007, la croissance du PIB par habitant est pratiquement nulle (voir Figure 1). Cette situation pose un vrai problème pour les gouvernements. Alors que les besoins de dépenses collectives ne cessent de croitre en raison du vieillissement de la population et de la hausse du niveau éducatif de la jeunesse, une augmentation des moyens pour les services publics nécessiteraient d’augmenter la fiscalité et donc de diminuer le pouvoir d’achat des ménages.

Figure 1 – Evolution du PIB par habitant

Cette situation budgétaire est rendue plus difficile du fait d’une stratégie d’attractivité menée depuis 2007 (et renforcée en 2012 et 2017) en faveur des entreprises et du capital. En vertu de cette politique, les gouvernements successifs se sont mis à subventionner massivement le secteur productif par la baisse des impôts et des cotisations sociales. Ainsi, pour préserver le pouvoir d’achat des ménages, le gouvernement en est réduit à financer ses aides publiques aux entreprises en sacrifiant les services publics ou le niveau des retraites. C’est d’ailleurs pour compenser les coûts de sa politique fiscale en faveur des entreprises qu’Emmanuel Macron entend réformer les retraites.

Politique monétaire ou politique budgétaire ?

Sortir de l’ornière dans laquelle la gauche est tombée en se faisant la défenseuse du pouvoir d’achat, suppose de poser la question de la priorité des combats politiques à mener.

En ce sens, le slogan trouvé pour la marche du 16 octobre « contre la vie chère et l’inaction climatique » à laquelle se sont ralliés les quatre partis de la NUPES ainsi que de nombreuses associations et personnalités (dont la prix Nobel Annie Ernaux) pose question. D’une part, il est curieux d’associer dans un même slogan le combat écologique, qui suppose davantage de sobriété et la décroissance de nos consommations polluantes, avec une demande de hausse du pouvoir de consommer. D’autre part, il est problématique de mettre en avant « la vie chère », ce qui semble privilégier le droit à la consommation individuelle en laissant de côté la question de la consommation collective. De fait, parmi les six revendications mises en avant par l’Appel, aucune ne fait directement allusion aux services publics, et seuls les transports en commun sont mentionnés dans le cadre de la bifurcation écologique.

Mais à trop vouloir lutter contre la vie chère, et donc contre l’inflation, au lieu de mettre l’accent sur les effets de distribution engendrés par la hausse des prix, la gauche risque de nourrir les arguments de ceux pour lesquels la priorité devrait être de lutter contre l’inflation par la politique monétaire. Les banques centrales ont ainsi beau jeu de se présenter comme les garantes de la stabilité des prix. Elles haussent leurs taux directeurs, freinant le crédit et l’économie au risque d’engendrer une récession et une hausse du chômage.

À l’inverse, une politique de gauche devrait reconnaitre que le problème n’est pas l’inflation en elle-même mais le déséquilibre des rapports de forces entre les agents économiques qui profite à certains au détriment des autres. Dès lors, ce n’est pas la politique monétaire qui devrait être activée mais la politique budgétaire. L’objectif ne doit pas être de diminuer l’inflation, mais d’en compenser les coûts pour les ménages les plus fragiles. En ce sens, la taxe sur les « superprofits » est une mesure évidemment nécessaire, tout comme le rétablissement de l’indexation des salaires, des traitements, des pensions et des allocations sur l’évolution des prix.

Blocage des prix ou politique industrielle ?

Parmi les revendications de la marche du 16 octobre, on trouve l’idée d’un blocage des prix de l’énergie et des produits de première nécessité. En soi, le contrôle des prix est une proposition intéressante, mais elle pose la question de sa mise en œuvre et de son coût dans le cadre actuel d’un système économique ouvert fondé sur la concurrence. En effet, pour agir sur les prix des carburants, le gouvernement a été contraint de prévoir une ristourne pour les distributeurs, ce qui finit par coûter très cher au contribuable et complique l’équation budgétaire. Pour cette raison, la France Insoumise propose un blocage des prix sans compensation. Le problème est qu’une telle mesure serait une atteinte au droit de propriété et à coup sûr sanctionnée à la fois par le Conseil constitutionnel et les autorités européennes.

Plus fondamentalement, la régulation des prix suppose une réflexion approfondie sur la part du marchand et du non marchand dans l’économie. L’essence du marché, c’est d’être un lieu de négociation autonome au sein duquel les agents sont libres d’échanger aux prix qu’ils souhaitent. Bloquer les prix, c’est bloquer cette autonomie. Cela revient à sortir l’énergie et les biens de première nécessité du marché. Or, sortir du marché n’est possible que si un acteur public se charge d’organiser l’approvisionnement de la population. Autrement dit bloquer les prix c’est, fondamentalement, passer d’un système de consommation et de production individuel et privé à un système de production et de distribution collectif et au moins partiellement public. C’est d’ailleurs ce qu’avaient parfaitement compris les gouvernements d’après-guerre qui avaient nationalisé tout le secteur de l’énergie afin d’en contrôler les prix et qui, dans le cadre de la politique agricole, avaient instauré un régime de subvention des agriculteurs fondés sur des prix garantis.

Ainsi, en appeler au blocage des prix ne signifie pas grand-chose s’il n’y a pas derrière ce slogan une véritable stratégie visant à reprendre le contrôle et à réorganiser notre secteur productif. Cela s’appelle une politique industrielle. Et la seule manière de la mener pleinement est de sortir des règles actuelles du marché unique, de la concurrence et du libre-échange. Alors seulement, dans ce nouveau cadre institutionnel, la question de la régulation des prix pourra être posée de manière conséquente.

David Cayla

Références

(1) Imaginons un ménage multi-propriétaire qui rembourse des mensualités de 3000 euros par mois et qui perçoit 4000 euros de loyer. Son revenu mensuel net s’établit à 1000 euros par mois. Grâce à la hausse de 3,6% de l’indice de référence des loyers, il touchera désormais 4144 euros de loyers, soit un revenu net de 1144 euros, supérieur de 14,4% par rapport à celui de l’année précédente !

 

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