Culture

Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

L’autrice n’avait jamais lu un livre comme L’art de la joie. Elle ne savait pas comment le résumer alors elle en a écrit un article. L’art de la joie est l’oeuvre principale de Goliarda Sapienza – elle y a consacré presque toute sa vie, et il n’est publié qu’après sa mort. Elle y raconte le personnage et le parcours initiatique de Modesta, née en Sicile en 1900.
Crédit photos : Archive Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino

Modesta se méfie des discours, des mots « que la tradition a voulu absolus(1) » : « Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. » Car elle croit plus que tout à l’expérience depuis cet échange avec son mentor, Carmine :

-« Tu m’enseignes, Carmine, la sagesse de perdre ? J’ai parfois trop de colère dans le corps, et je voudrais apprendre.
– Eh, on peut enseigner tant de choses : monter à cheval, faire l’amour, mais on ne peut donner à personne sa propre expérience. Chacun doit se composer la sienne, avec les années, en se trompant et en s’arrêtant, en revenant en arrière et en reprenant le chemin.
– Et pourquoi ?
– Eh, si on pouvait enseigner l’expérience nous serions tous pareils ! »

La sienne s’acquiert par à-coups. A chaque évènement, nouvelle métamorphose soudaine de son existence, elle s’étonne : « Comment pouvais-je le savoir si la vie ne me le disait pas ? Comment pouvais-je savoir que le bonheur le plus grand était caché dans les années apparemment les plus sombres de mon existence ? S’abandonner à la vie sans peur, toujours… » J’ai appris tant de choses dans la vie, mais jamais à pressentir l’amour. Modesta ne vit que pour la « dissociation du temps » rendue possible à deux êtres qui s’aiment. Sa vie se termine par un amour romantique, mais cela aurait pu être n’importe quel amour imprévisible qui peuple son univers : ami·es, enfant·es, amant·e-s sans cesse en mouvement autour d’elle, grâce à elle. L’amour lui apprend peu à peu l’abandon. Elle se confie, laisse venir à elle les émotions les plus intenses. Lorsqu’elle baisse ses barrières et s’autorise des confidences, d’abord froide et distante, elle devient alliée. Ses descriptions de l’amour forment ainsi des paysages : « Dans les baisers j’oublie ses blessures. Oublier un instant et puis redécouvrir plus nets les traits que l’on aime. Sentir avec plus d’acuité le parfum de sa peau. Se retrouver enlacées après une longue absence. Pour en être sûre elle me touche le front de sa paume. Je prends ses doigts dans les miens… Ne la perdre jamais ! (…) Lui dire comment j’étais en réalité. » – et non pas qui. L’art de la joie énonce la complexité des êtres. Modesta s’abandonne aux années qui passent : « Peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus » pour son corps qu’elle incarne progressivement. « Dans l’anxiété de vivre j’ai laissé filer trop vite mon esprit », écrit-elle : Elle ne mourra donc qu’après, seulement après avoir appris encore d’autres façons de vivre, « l’art de voyager, et d’être heureuse d’observer un vase, une statue, une fleur ». De toute façon, la mort n’est qu’une « énième métamorphose. »

Malgré l’historique qu’elle dresse de sa propre vie, il n’y a pas de passé pour celle qui ne voit dans les ruptures que la promesse d’un après. « On ne retourne pas en arrière ! », s’exclame-t-elle alors que, rasée des suites d’une blessure au front, elle touche, nostalgique, les longues tresses d’autrefois. « L’avenir n’existe pas, ou du moins l’inquiétude pour l’avenir n’existe pas pour moi. Je sais que seulement jour après jour, heure après heure, il deviendra présent. » : seul le moment présent doit être pensé, conscientisé, accumulé. Modesta n’aime pas les regrets ; les souvenirs , eux, ont toute leur place en elle. Ceux des morts, d’abord, dont elle garde mémoire pour celleux qui restent : « Pouvoir du désir de garder en vie qui l’on aime ».

Leurs voix résonnent sans cesse et des extraits de dialogues précédents réapparaissent un instant, les font durer, encore un peu. J’ai écouté le podcast : « Comment écrire ce qu’on a dans la tête(2) ? ». Déjà, j’aimais le titre. Geneviève Brisac y explique que l’écriture féminine a ceci de particulier qu’elle reflète les pensées nombreuses et simultanées qu’il y a dans la tête des femmes. Et qu’alors, à l’écrit, l’intérieur polyphonique est retranscrit dans une narration irrégulièrement arythmique. Bien plus loin qu’une écriture monotone, ou peut-être pire encore, d’une écriture binaire. Brisac dit aussi que les femmes ont pris l’habitude de se voir de l’extérieur ; et que donc les écrivaines jouent particulièrement avec les narrateur·ices. Modesta est racontée à la première et à la troisième personne, et c’est bien, comme le dit Martin Rueff, le signe d’une dialectique heuristique entre fermeté de l’extérieur et grand doute intérieur.

Pour Modesta, lorsqu’une habitude se brise, il faut juste se déshabituer, puis s’habituer à une nouvelle. C’est à cet endroit précis que se lisent les fondements de sa liberté : « Non, elle ne les regrettait pas, elle regrettait seulement un mode de vie si longuement gravé dans ses émotions, qu’elle ne pouvait en changer d’une heure à l’autre. Elle devait accepter cette peur, et peu à peu s’habituer à cette solitude, qui désormais, c’était clair, apportait avec elle le mot de liberté (…) »

Certains passages ont la force déconcertante de bell hooks(3). Modesta critique ces femmes qui reproduisent ce contre quoi elles pensent, pourtant, se dresser : « Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l’homme. (…) Tu te souviens, Carlo, tu te souviens quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme (…) ? ». Elle critique la psychanalyse : « Qu’y a- t-il de maladif dans le fait de rechercher une joie que l’on a connue ou seulement imaginée ? La sérénité qu’il y avait entre Béatrice et moi, je l’ai aussi recherchée en toi et je l’ai retrouvée. ». Refuse que les doctrines érigées en science ne puissent qualifier quiconque de déviant·e.

D’années en années, d’une phase de sa vie à une autre, les promenades de Modesta s’énoncent par le leitmotiv de la nage. « On ne retourne pas en arrière ! (…) Et puis, à cette époque-là, je ne savais presque pas nager ! (…) Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant seule une paix profonde envahit son corps mûr à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures. Corps maître de lui-même, rendu savant par l’intelligence de la chair. Intelligence profonde de la matière… du toucher, du regard, du palais. Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs de l’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec la conscience précise d’être jeune (…) » S’abandonner à l’intensité de sa vie et ses contradictions, du lourd-léger au long-court.

Parfois je me questionne sur ma légitimité d’écrire. Est-ce qu’écrire est une démonstration d’égo, est-ce qu’écrire c’est mettre de soi un peu partout, comme le déplorait un de mes amis au sujet d’un homme qui ornait tous les murs de Paris de sa signature ? Pourquoi écrire, si je lis des choses si belles ? Vivre dans l’illusion de rajouter « sa pierre » ? C’est peut-être comme ce que Jean- Pierre Bacri racontait sur le théâtre(4). Si un·e spectateur·ice sur cent, parmi son public, était touché·e par une scène, c’est pour ce 1% qu’il jouait. J’espère être lue et que l’on comprenne ce qui m’a touchée dans Modesta, et toucher à mon tour pour créer un espace d’échange. Rajouter des lignes de mots encore parmi toutes les formes qui existent déjà, tenter de décrire l’insaisissable Modesta. Remercier la quête absolue de Goliarda Sapienza d’écrire la vie d’une autre, la sienne, ou juste « un palais aux mille portes d’entrée, où chaque lecteur(·ice) éprouve une émotion singulière, toujours renouvelée(5). » Qui sait dans quelle interstice chacun·e saura pénétrer.

Références

(1)Tous les éléments entre guillemets sont des extraits de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2016.

(2)Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie, « Comment écrire ce qu’on a dans la tête ? Avec Geneviève Brisac et Martin Rueff. » France Culture, 02/02/2023, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/avec-philosophie/comment-ecrire-ce-qu-on-a-dans-la-tete-7369754

(3)bell hooks, La volonté de changer, Paris, Divergences, 2021.

(4)Anaïs Kien, Toute une vie, « Jean-Pierre Bacri (1951-2021), tellement libre ». France Culture, 03/12/2022, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/jean-pierre-bacri-1951-2021- tellement-libre-9533932

(5)Cette phrase figure en quatrième de couverture de l’édition 2022 de Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard : Folio classique.

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