Le cheval de Troie européen

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6ème partie - l'histoire n'attendra pas

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Le néolibéralisme n’aurait pu connaître un succès aussi rapide, aussi complet et durable sur le vieux continent, particulièrement en France – exemple même de l’état interventionniste durant les Trente Glorieuses -, si le projet de construction d’une Europe Unie, rassemblant pour des raisons parfois opposées les familles politiques françaises ne lui avait pas servi de « cheval de Troie » ; cruelle métaphore quand on pense à ce que fut le destin de la Grèce, écrasée par les Panzers financiers européens.

Il apparaîtra rétrospectivement que cette construction fut une immense mystification de ceux qui concevaient l’Europe unie comme le dépassement des nations historiques dans une forme de nation européenne, prospère et sociale, réellement indépendante par rapport à l’Empire américain.

Ils rêvaient d’une nation européenne ou au moins d’une confédération européenne, ils eurent une arène d’échanges mercantiles réglée par la concurrence « loyale » et non « faussée » – sous surveillance d’une bureaucratie en charge de l’intérêt général – et une Banque Centrale au rabais, interdite de financement direct des déficits et dettes publiques comme de l’économie. Accepter la libéralisation de l’Europe comme prix de l’union fut un marché de dupes, sauf pour l’Allemagne et les privilégiés qui y trouvèrent leur compte comme le Luxembourg et les Pays-Bas, authentiques paradis fiscaux.

Dès le traité de Rome (1957) il était pourtant clair que pour l’Allemagne et les USA, à la manœuvre en sous-mains, la construction de l’Union devait se faire et se ferait, selon le modèle « ordolibéral » – et non selon le modèle politique qui appelait la création progressive d’une confédération ou d’une fédération, comme le pensaient majoritairement les Français.

L’Europe « ordolibérale »

Comme le montre Michel Foucault dans son cours au Collège de France(1), c’est le modèle ordolibéral qui inspirera les refondateurs de la nouvelle Allemagne et d’abord Ludwig Erhard(2). Faute de pouvoir installer un État acceptable par les vainqueurs, c’est autour d’une économie concurrentielle régulée par le droit seul que va se reconstruire l’Allemagne et que pourra exister un État uniquement préoccupé au départ de créer les conditions d’existence d’un marché libre. Une manière de concevoir l’économie et le rôle de l’État tout à fait spécifique. Selon Michel Foucault, pour l’ordolibéralisme allemand, « entre une économie de concurrence et un État […], le rapport ne peut […] être de délimitation réciproque de domaines différents. Il ne va pas y avoir le jeu du marché qu’il faut laisser libre, et puis le domaine où l’État commencera à intervenir, puisque précisément le marché, ou plutôt la concurrence pure, qui est l’essence même du marché, ne peut apparaître que si elle est produite, […] produite par une gouvernementalité active […] Le gouvernement doit accompagner de bout en bout une économie de marché […] Il faut gouverner pour le marché plutôt que gouverner à cause du marché ». Cette « concurrence libre et non faussée » étant produite et garantie par le droit, des organismes indépendants et des cours de justice, l’État devient inutile au fonctionnement social tout entier.

Tel est le principe fondamental de la construction européenne. Il ne faut jamais l’oublier, si l’on veut comprendre la logique de ses dirigeants et celle de décisions qui peuvent apparaître stupides, mais ne le sont absolument pas.

L’existence d’instances décisionnelles dotées d’une légitimité démocratique – Conseil européen, Parlement aux pouvoirs bridés par le nombre et des règles strictes – par exemple, il n’a pas de pouvoir d’initiatives – ne sont que des concessions temporaires témoignant du caractère encore imparfait de la construction. Une fois achevée, l’observation des règles suffira à faire fonctionner l’Union, sans que rien ne puisse venir perturber le cours des choses, et surtout pas les peuples qu’elle est censée unir.

Comme dira Jean-Claude Juncker au moment de la dernière crise grecque : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens(3) ».

Le mode de construction de la zone euro illustre parfaitement ce rêve d’une œuvre humaine autorégulée, pouvant fonctionner sans choix humains.

L’euro est, en effet, la tentative inouïe, c’est-à-dire jamais vue, de créer une monnaie sans pouvoir souverain pour la légitimer, l’administrer et la gouverner en cas de crise.

Une monnaie sans système de recyclage des excédents ni de garantie mutuelle permanent des dettes (euro-obligations par exemple) et sans possibilité d’assistance financière directe entre États. Le rôle du système des banques centrales y est réduit au minimum, uniquement chargé d’éviter que les banques, dotées de l’essentiel du pouvoir de création monétaire à travers le crédit, ne fassent faillite, de lutter contre l’inflation, existante ou improbable, et de regarder l’euro s’apprécier ou baisser.

Garant de cet ordre : le respect de quelques règles budgétaires simples, sous la surveillance du « haut clergé » financier et d’une cour de justice logeant dans les nuages. Des règles (déficit budgétaire maximum de 3%, excédent budgétaire maximum de 7%, 60% maximum du PIB de dette publique) issues d’un bricolage de bord de table paralysant. La crise montrera que, sans mécanisme de péréquation ou de redistribution des excédents allemands, le système n’était pas viable.

Il faudra cependant attendre l’arrivée du rusé Mario Draghi à la tête de la BCE pour voir réintroduite en fraude, une gouvernance active – mais non démocratique – du système financier. Mario Draghi qui, comparant l’euro au bourdon dira que c’est un mystère de la nature : il n’aurait pas dû voler, et pourtant il aura volé plusieurs années !

Comme le remarque par ailleurs Jacques Sapir : « Il ne peut y avoir une finance, des marchés de biens libéralisés et un système de change fixe, ce qui est le cas avec l’euro. L’euro n’est pas une monnaie, c’est un système de change fixe, facteur de rigidités insupportables. Cela bloque la parité des changes entre les pays à un niveau donné(4) ». Un système de change fixe entre des monnaies zombies. Le résultat, c’est une monnaie sous-évaluée pour l’Allemagne et surévaluée pour les autres membres de la zone.

Avec la crise grecque et les alertes touchant à la solvabilité des états de l’Union, le refus allemand de revenir sur l’interdiction de la financiarisation des dettes publiques et de l’économie par la BCE sera à l’origine d’une véritable usine à gaz de financement collectif de secours : Mécanisme européen de solidarité financière (MESF) puis Fonds européen de stabilité financière (FESF) et enfin Mécanisme de stabilité financière (MES) au capital de 700 Md€ apportés par les états membres, le tout assorti, à la demande des Allemands, d’un Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union, économique et monétaire (TSCG). Un traité qui institue une véritable tutelle budgétaire de la bureaucratie bruxelloise sur les membres de l’Union.

Un « pacte budgétaire » qui impose et de ne pas dépasser un « déficit structurel » de 0,5%, des comptes à l’équilibre ou excédentaires sur l’ensemble du cycle économique et un mécanisme de sanction de la cour de justice pouvant aller de 0,2% à 0,5% du PIB pour déficit excessif. Chaque état doit, par ailleurs, mettre en place une institution de contrôle « indépendante » – en France le Haut Conseil des Finances – et un « mécanisme de correction » La Libre concurrence comme principe général d’organisation.

Même si le Traité de Rome (1957) se limite à l’objectif de créer un marché commun, sans en préciser les règles de fonctionnement, il y a déjà anguille sous roche, comme le rapportera l’un des négociateurs français : « Le but du traité de Rome, était-ce bien de créer une Communauté européenne fondée sur une Union douanière ? Ou était-ce seulement de relancer un mouvement mondial de libéralisation des échanges à partir de l’Europe, comme l’avaient envisagé certains initialement ? » Et Jean-François Deniau de conclure : « On peut (…) dire que le traité de Rome est un traité soigneusement ambigu(5) ».

Le refus de la demande française d’inscrire la préférence communautaire dans le traité et la série des rounds de négociation du Gatt puis de l’OMC qui suivront, donnent la réponse : l’objectif des Allemands et des Américains n’était pas la construction d’un marché commun pour protéger les Européens de la concurrence internationale mais, en le créant de déposséder les états de leurs pouvoirs douanier, facilitant ainsi la mondialisation des échanges. Et ce jusqu’au traité de Maastricht (1992) qui se limitera aux objectifs de respecter « le principe d’une économie où la concurrence est libre » et de « libérer les forces du marché », l’état devant se limiter à l’exercice de ses fonctions régaliennes, pas de changement.

Il faudra attendre le traité constitutionnel pour l’Europe (2004) pour qu’apparaisse explicitement l’obligation du respect de la « concurrence libre et non faussée », devenue, après la douche froide des référendums en France et aux Pays-Bas, « concurrence loyale » et non « faussée » dans le traité de Lisbonne (2007).

Cependant, bien avant le traité de Lisbonne il était devenu évident, y compris pour les héritiers du gaullisme qui s’en sont vite remis, que le « marché commun » ne pouvait qu’être concurrentiel, à l’intérieur comme à l’extérieur. D’où les politiques de privatisation des grandes entreprises et des systèmes bancaires là où, comme en France, ils ne l’étaient pas déjà.

L’Europe a toujours avancé masquée. Nul besoin d’un traité pour imposer une obligation, les gouvernement européistes la mettaient en œuvre par anticipation comme nécessité de la construction européenne et la preuve de la nécessité des traités pour le bon peuple.

Il en est allé ainsi de l’institutionnalisation du règne de la concurrence en lieu et place d’une régulation par l’Etat, du libre-échange mondialisé et de la création de la zone euro mitonnée bien avant que le traité de Maastricht et ceux qui suivirent, ne lui donne sa forme.

Au final ces décisions doivent être analysées comme une mise sous tutelle des Etats démocratiques européens, ainsi qu’un transfert de pouvoir et de richesse publique à l’oligarchie détentrice des capitaux et des moyens de les faire prospérer.

La libéralisation de l’économie et des systèmes bancaires : l’exemple français

Par un de ces retournements dont l’Histoire est coutumière, la libéralisation de l’économie et du système financier français a commencé par la vague de nationalisations inscrite au « programme commun de la gauche » devenu programme de gouvernement avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981. Qui dit nationalisations dit aussi occasions exceptionnelles de promotion pour les hauts fonctionnaires nommés à la tête des banques et des grandes entreprises concernées. Le moment des privatisations venu, une bonne partie d’entre eux, devenus libéraux souvent militants, resteront en place.

La vague de privatisation (totale ou partielle) au nom de la concurrence vertueuse, des entreprises industrielles, des services (information et audiovisuel à capitaux publics), des grands équipements (autoroutes, aéroports…) propriété de l’État ainsi que le démembrement du système financier public (privatisation des banques et dérégulation) débutera en 1986 avec le gouvernement de Jacques Chirac et se poursuivra sans interruption jusqu’à aujourd’hui. Elle ne s’éteindra, progressivement, que par manque de combustible… À noter que le record des privatisations appartient au gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) qui cèdera, selon les estimations, de l’ordre de 210 MdF d’actifs (contre 80 à 100 MdF pour les gouvernements Chirac et Balladur).

Progressivement, pour réduire le déficit budgétaire, ce qui restera des « bijoux de famille » – aéroports ou participations minoritaires par exemple – fera office de recettes d’appoint.

Comme le montre le schéma ci-dessous, à partir de 1980 l’augmentation du capital national de la France est uniquement due à celle du capital privé – source Thomas Piketty.

Mais, le plus extraordinaire – c’est probablement pour ça qu’on n’en parle pas – fut cependant la privatisation totale de système bancaire et de la Banque de France à laquelle on doit une spécialité française, les « banquiers-fonctionnaires ».

C’est en 1993, sous le gouvernement d’Édouard Balladur, que la Banque de France est dotée d’un statut d’indépendance. Comme le dira Lionel Jospin, devenu premier ministre, lors du colloque organisé par la Banque de France à l’occasion de la célébration de son bicentenaire, le 30 mai 2000 : « L’indépendance des banques centrales s’est imposée comme une nécessité pragmatique », afin d’assurer la nécessaire stabilité des prix. Curieuse explication masquant qu’il s’agissait en fait de permettre la création d’un Système européen de banques centrales, ancêtre de la BCE.

Les privatisations des banques commerciales et des compagnies d’assurance auront débuté, elles, dès 1986-1987 avec Paribas, Société Générale, le CCF, la mutuelle générale française, etc. Le reste suivra sous des gouvernements de gauche comme de droite.

Suivra le démantèlement de ce qui faisait la spécificité du système de financement français, le réseau constitué autour de la Caisse des dépôts et consignations, et de l’ensemble du réseau mutualiste ou coopératif : Crédit agricole, Caisses d’épargne, Banques populaires.

Ce mouvement de privatisation fournissant d’exceptionnelles opportunités de promotion pour les hauts fonctionnaires déjà dans la place et pour beaucoup maintenus à leur poste, ce sera aussi pour eux de formidables occasion d’enrichissement.

S’agissant des grands services publics (Postes et Télécommunications, Energie, transports publics, etc.), aux privatisations pures et simples furent généralement préférée leur ouverture à la concurrence, leur soumission à ses règles et l’éclatement de leurs activités entre de multiples filiales commerciales.

Ainsi, l’Etat se trouvait-il privé des leviers majeurs de sa politique industrielle, privé d’une vraie capacité d’expertise, de structuration et de développement des territoire désormais abandonnés aux intérêts des « investisseurs ». En privatisant le système bancaire et en s’interdisant de le réglementer, la France se privait aussi de la maîtrise de sa monnaie scripturale et de la possibilité de financer son économie par ce moyen.

Non seulement le système bancaire français devient une dépendance de la BCE mais, avec la création de la zone euro, l’Etat français se trouvait privé de son privilège ancestral, celui de tous les Etats, battre monnaie ! Privé du moyen de financer son économie sans risque d’inflation, contrairement à ce que prétend la vulgate libérale, tant que les capacités de production de richesses de son économie ne sont pas totalement mobilisées -le propre de la stagnation- comme le soutient la Théorie Monétaire Moderne(6) (TMM).

Ainsi, l’essentiel du système bancaire français se trouva dirigé par des inspecteurs des finances, se cooptant depuis 30 ans, « une sorte de hold-up de l’oligarchie de Bercy sur le cœur du CAC 40 » qui permit l’apparition d’un capitalisme oligarchique issu de Bercy(7).

Pour parler clair, la Haute administration s’était mise à son compte avec l’espoir d’aller grossir l’oligarchie en voie de cristallisation.

Cette émigration vers la banque et la grande entreprise continuera après la grand vague des débuts passée ; les départ définitif étant progressivement remplacée par des migrations plus ou moins alternantes vers des destinations plus diversifiées. Le « pantouflage » n’est plus aujourd’hui seulement le moyen de terminer brillamment une carrière de haut fonctionnaire méritant, mais le mode de gestion des carrières de l’oligarchie administrative. C’est aussi le moyen pour celle-ci de garder un contact permanent avec les intérêts privés et pour ceux-ci des portes d’accès aux pouvoirs de décision.

On comprend leur attachement à un tel système « gagnant-gagnant » …

Références

(1)Naissance du biopolitique, 1979.

(2)Il y gagna le titre mystificateur de « Père de l’économie sociale de marché ».

(3)Le Figaro, 29 janvier 2015.

(4)Audition Sénat du 14 janvier 2016

(5)La notion de préférence communautaire – Rapport d’information Sénat n° 112 (2005-2006) du 1er décembre 2005 de Jean Bizet, Robert Bret, Hubert Haenel et Roland Ries.

(6)La TMM (MMT en anglais) est une théorie monétaire développée par une école post- keynésienne, très convaincante en ce qu’elle défend le point de vue selon lequel la seule manière de sortir de l’impasse dans laquelle les banques centrales ont conduit l’économie mondiale, c’est la financiarisation de la dette. Théorie peu connue en France, toujours sous le charme des sirènes libérales. Pour plus de renseignement voir le site de MMT France : mmt.france.org

(7) Laurent Mauduit : « Commission d’enquête sénatoriale sur « les mutations de la haute fonction publique et leurs conséquences sur le fonctionnement des institutions de la République » Rapport n°16 (2018-2019).

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Force est donc de constater l’incapacité des gérants du système néolibéral à maîtriser ses dérives financières et oligarchiques, à apaiser ses effets dissolvants sur la société et à répondre aux inquiétudes et aux attentes des populations. Comme si les pilotes politiques, incapables d’agir sur la réalité, acceptaient que le Titanic, emporté par son inertie, fasse naufrage.

C’est que, confiant dans la capacité du système à s’autoréguler, ils pensent que les affaires – à la casse près, payée par d’autres que les bénéficiaires – s’arrangeront bien un jour et même qu’au final, la « destruction créatrice » des « canards boiteux » de l’économie par la concurrence et la disparition des emplois les moins rentables, feront le bonheur de tous.

Quoi qu’il en soit les élites dirigeantes n’ont aucune intention de changer quoi que ce soit d’essentiel au meilleurs système possible. Tout au plus déplaceront-ils quelques fauteuils sur le pont du Titanic, histoire de montrer leur bonne volonté.

Le hic, c’est que face à une stagnation économique qui s’attarde depuis dix ans, sans perspective de fin, l’idée que la richesse ruisselle des riches aux pauvres, que les intérêts de la majorité coïncident avec ceux des détenteurs de capitaux, est de moins en moins crédible. De plus en plus improbable que Bernard Arnault – première fortune française et troisième mondiale – qui attend la prochaine crise « avec sérénité » parce qu’on « fait souvent de bonnes affaires pendant les crises(1) », ait la même conception de l’intérêt général que ceux qui craignent pour leur emploi.

Peu probable que ces derniers se soient retrouvés dans le comité de soutien à Emmanuel Macron lors des présidentielles de 2017.

Mais probable, par-contre, que le système en place, aggravant chômage, sous-emploi et inégalités, laminant les classes moyennes tout en enrichissant toujours plus l’oligarchie de la fortune, rende la paix sociale de plus en plus précaire.

A l’évidence le système politique « démocratique et libéral » n’est ni capable de concilier les intérêts qui s’opposent, ni même d’arbitrer entre eux par le jeu institutionnel régulier ce qui est normalement le cas dans une démocratie. A l’évidence, la mécanique institutionnelle libéro-démocratique est bloquée. Mais pouvait-il en être autrement ? Non car la démocratie libérale occidentale au sens de Fukuyama ne peut exister durablement. Elle ne le peut parce que c’est une chimère qui juxtapose deux pièces incompatibles : la démocratie et le règne des marchés. Elle ne peut exister que sur le papier et dans les discours de propagande.

Si, comme dit Alain Minc, « on ne peut penser contre les marchés(2) », le débat politique est une perte de temps et les institutions permettant de le traduire en actes une dépense aussi inutile que le dépôt d’un bulletin de vote dans une urne.

Si on ne peut aller à l’encontre des désidératas des marchés sous peine de stagnation économique, voire de catastrophe, tout responsable politique ne peut vouloir autre chose que de les satisfaire :

C’est ce qu’explique Emmanuel Macron au magazine Forbes qui le présente comme le « leader of the free markets » (« leader des marchés libres »), lors d’un voyage en Australie(3). Dans son entretien il rappelle l’importance pour un responsable politique de comprendre quels sont les intérêts des « entrepreneurs et (des) preneurs de risques », qu’ « avoir des contacts directs avec le secteur privé, avoir cette expérience de ce secteur et être capable de comprendre les déterminants clés du choix d’un investissement sont les meilleures façons de comprendre et de prendre la bonne décision ». Après Manuel Valls qui se flattait lors de son déplacement à la City de diriger un gouvernement « pro business », Emmanuel Macron vantant son « approche favorable aux affaires » business friendly approach ») revendique le titre de « président des investisseurs ».

« Si vous créez les meilleures conditions possibles [pour investir de l’argent], vous pouvez mener une révolution et créer des emplois ». Donner satisfaction aux intérêts de ceux qui ont le pouvoir réel de créer des emplois : « Il n’y a pas d’autre choix ».

« Il n’y a pas d’autre choix », depuis Margareth Thatcher, tel est l’argument définitif des politiciens libéraux oubliant qu’il en est ainsi, seulement depuis qu’ont été désactivés les moyens d’échapper à la tutelle des marchés, mis en place lors des Trente Glorieuses.

Le résultat final de ce processus de désactivation, cœur de la « grande transformation libérale » sera le remplacement de la régulation par la politique des échanges économiques et sociaux et plus généralement interhumains, par celle de la concurrence, autrement dit la neutralisation de la démocratie. Dans la « démocratie libérale » au sens de Fukuyama, la démocratie ne peut exister qu’en trompe l’œil et de fait, historiquement elle a eu la vie brève des malentendus. Chaque fois qu’il s’est agi de choisir entre les impératifs du libéralisme et ceux de la démocratie, ce sont les premiers qui se sont imposés.

Ainsi, les « libéraux centristes », pour reprendre l’expression d’Adam Tooze, se perpétuèrent- ils au pouvoir, contre vents et marées, appliquant leurs projets, même quand les électeurs se sont clairement exprimés contre, comme ce fut le cas en 2005 en France.

Curieuse démocratie que celle dont les usagers sont privés du premier droit des citoyens – pouvoir modifier le régime sous lequel ils veulent vivre -, privés de leur souveraineté donc.

Ainsi ce dernier demi-siècle, l’Empire a-t-il vu se succéder démocratiquement des majorités parlementaires et des exécutifs (Présidents de la République ou du Conseil, Premiers ministres) se combattant devant les électeurs pour mieux assurer l’essentiel : la pérennité de l’organisation néolibérale de la société.

Si en situation non démocratiques contester le régime est interdit, en démocratie libérale, c’est possible mais ne porte pas à conséquence. Reste à comprendre comment cette captation silencieuse de pouvoir a été possible.

La victoire de l’idéologie libérale

La révolution libérale n’aurait pu s’imposer par les voies légales sans la conversion majoritaire de l’intelligentsia et des responsables politiques héritiers des Trente Glorieuses, au credo libéral.

L’idéologie libérale.

En matière économique le keynésianisme, au cœur du New Deal, de la reconstruction européenne d’après-guerre et du nouvel ordre mondial symbolisé par Bretton Woods, disparaît quasiment de la scène idéologique (médias, théories économiques mainstream, éléments de langage bureaucratiques et politiques). On le doit non seulement à la droite et au centre, classiquement libéraux, mais aussi à la gauche sociale-démocrate et même à une partie de l’extrême gauche. Ainsi, au nom de la lutte contre un totalitarisme en fin de vie, tout ce qui comptait à l’extrême gauche marxisante ou non, par vagues, se prenait à chanter les vertus de la révolution libérale et comme Yves Montand à crier « Vive la crise » !

Tout en restant fidèle pour l’essentiel aux principes libéraux classiques, ce néolibéralisme va se décliner selon diverses chapelles, les deux plus importantes étant : l’ultralibéralisme anglo- saxons (École de Chicago et du MIT) et l’ordolibéralisme européen, inspirateur direct de la politique monétaire et économique, d’abord de l’Allemagne, puis de l’Europe.

En simplifiant, le libéralisme peut être représenté par trois cercles concentriques :

  • Au centre, une théorie économique à prétention scientifique comme son jargon pour initiés et ses modélisations mathématiques sans portée réelle pouvaient le laisser croire. Le laisser croire aussi l’avalanche de prix de la Banque de Suède attribués à ses théoriciens ;
  • Une première couronne, sorte de manuel de politique économique à usage des occupants du pouvoir et des « leaders d’opinion » médiatiques ;
  • Une couronne extérieure en forme de théorie du comportement humain et du bon fonctionnement de la société en général.

En effet, comme dira Polanyi, le libéralisme moderne ne se réduit pas à une manière de penser l’organisation économique. C’est fondamentalement une utopie politique de réorganisation de la société dans tous ses secteurs et toutes ses dimensions.

C’est, au sens propre, une idéologie, pour ne pas dire une religion du marché comme principe organisateur central, ce que résume bien la citation d’Alain Minc rappelée plus haut. Et comme pour toutes les idéologies, c’est son imperméabilité aux faits qui explique sa résilience à la répétition de ses échecs. Qu’une baisse des salaires n’entraîne aucune augmentation de l’activité économique comme le voudrait la théorie, ne signifie pas que celle-ci est fausse, seulement que la baisse n’a pas été suffisante, que ce n’était pas le bon moment…

Une doctrine susceptible de séduire, non seulement les entrepreneurs privés, plus ou moins gros et les détenteurs de capitaux, mais tous ceux qu’insupportaient les lourdeurs bureaucratiques de l’interventionnisme étatique et les freins mis à l’initiative individuelle.

Dans libéralisme, il y a « liberté » de quoi faire rêver aussi bien à droite qu’à gauche. La suite montrera que cette liberté était l’apanage d’une minorité.

Le néolibéralisme réel

La mise en application des principes libéraux s’étant soldée par des échecs et des crises à répétition, et l’inondation monétaire de l’économie par les banques centrales ayant changé la donne ; la réorganisation de la société autour de l’antiétatisme et de la concurrence libre et non faussée entre acteurs économiques indépendants, laissera la place à une autre réalité : un archipel d’oligopoles entouré de petites et moyennes entreprises, sous-traitantes pour l’essentiel, adossés aux Etats et à la bureaucratie indispensable à la régulation de ces systèmes complexes passablement vaporeux.

L’« Etat prédateur » américain décrit par James K Galbraith en est une forme, « l’état collusif » français, évoqué un peu plus loin, une autre.

Cet état est « prédateur » en ce sens qu’il met l’économie et la finance au service d’intérêts privés. Les « bases du conservatisme de libre marché ont été abandonnées et remplacées par les structures d’un État prédateur, la capture des administrations publiques par la clientèle privée d’une élite au pouvoir(4) ». Ainsi la surveillance du secteur financier a-t-elle été abandonnée aux adeptes du conflit d’intérêts et la définition de la politique économique aux oligarques du numérique, de la communication et des services.

Les États-Unis sont devenus une sorte de « République-entreprise » que réguleraient non pas les marchés, mais des coalitions de puissants lobbies industriels et financiers adossés à l’Etat. Affaiblies par la mondialisation, les élites managériales de la grande industrie ont été remplacées à la place dominante par la finance et ces nouveaux oligarques.

Et il entre particulièrement dans l’intérêt de cette « élite » de remplacer les services publics issus du New Deal par des services marchands, comme on le voit en matière de santé, secteur avec celui des technologies de l’information, où le retour sur investissement peut atteindre jusqu’à 45 % ! Un phénomène observable aussi en Europe, particulièrement en France.

Dans son discours devant l’OIT(5), Emmanuel Macron, reconnaissant l’avènement de ce libéralisme qui n’a plus de libéral que le nom, ne dira pas autre chose :

« Ces dernières décennies ont été marquées par quelque chose qui n’est plus le libéralisme et l’économie sociale de marché, mais qui a été depuis quarante ans l’invention d’un modèle néolibéral et d’un capitalisme d’accumulation qui, en gardant les prémisses du raisonnement et de l’organisation, en a perverti l’intimité et l’organisation dans nos propres sociétés. La rente peut se justifier quand elle est d’innovation, mais peut-elle se justifier dans ces conditions lorsque la financiarisation de nos économies a conduit à ces résultats ? Et en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Je ne crois pas ».

Au final, il s’agit d’un système oligopolistique de rentiers de la finance organisé avec le concours actif de l’Etat au profit d’une étroite oligarchie. Nous sommes loin de la liberté d’entreprendre et même progressivement de la liberté tout court.

Loin de la liberté, au sens où l’entendaient les libéraux du XVIIIème siècle, en lutte contre l’arbitraire et pour l’extension des libertés publiques et privées. Constatons, en effet que le système libéral réel les bride de plus en plus, au nom de la sécurité sous toutes ses formes et d’un moralisme ambiant faisant fonction de morale.

La répression des manifestations de rue se fait de plus en plus violente, les motifs d’incrimination ne cessent d’augmenter, le code pénal d’enfler et les peines de s’alourdir dans un mouvement qui semble irrépressible.

En France, sur le modèle étasunien les policiers chargés du maintien de l’ordre se transforment en soldats équipés pour la guerre ; au nom de la lutte antiterroriste, les moyens policiers d’intrusion dans la vie privée rejoignent progressivement ceux des services spéciaux. Au nom de la lutte contre l’épidémie de la Covid-19 et du nécessaire « traçage » des personnes contaminées, une nouvelle étape dans la surveillance généralisée est franchie. Force est donc de constater que les mesures de police et de surveillance tiennent lieu de traitement au fond des problèmes sociaux, sanitaires et des conséquences antisociales de la société de consommation.

Les caméras de surveillance et les effectifs de sécurité privés ne cessent eux aussi d’augmenter, sous les applaudissements, ce qui est probablement le plus inquiétant.

Quant aux intrusions permanentes dans la vie privée désormais permises par les techniques et les réseaux numériques – là aussi avec le consentement enthousiaste des intéressés le plus souvent – il est tellement massif et évident qu’il n’y a pas lieu d’insister.

Quel Étienne de La Boétie écrira le Discours de la servitude volontaire du XXIe siècle ?

La conclusion politique s’impose d’elle-même, la « démocratie libérale » est une démocratie en trompe l’œil, faussement protectrice des libertés et dont dont la façade démocratique cache une machinerie du pouvoir dont la finalité première est d’interdire toute remise en question de la forme néolibérale du mode dominant de production et de partage de la richesse, de ses finalités et de ses bénéficiaires.

La conversion des élites politiques

La condition de possibilité même de la neutralisation de la démocratie et de ses institutions, évidente aujourd’hui, ce fut donc la conversion à la foi néolibérale de l’essentiel des partis de gouvernement des états de l’Empire, par intérêt, par conviction – libéralisme rimant avec modernité et progrès – par fatalisme ou faute d’alternative crédible.

Quelle qu’en soit la raison, le fait est là : la victoire du libéralisme ne résulte pas d’un coup d’État, encore moins d’une fatalité mais du choix politique volontaire de majorités élues par le peuple souverain, durant des décennies. De quoi douter de l’infaillibilité de ce souverain, même si, comme on va le voir, les acteurs politiques auront tout fait pour lui brouiller la vue. Ces élites d’ailleurs étaient loin de penser que leur progrès débouchait sur une impasse et probablement le chaos.

Quoi qu’il en soit, ce qui caractérise aujourd’hui les partis politiques de gouvernement ce sont leurs programmes interchangeables quant à l’essentiel (particulièrement leurs omissions), l’absence de militants, voire d’adhérents véritables, ce qui les rend dépendant de financements extérieurs et donc vulnérables, sans autre objectif que leur survie et celle du système qui les justifie. Que des partis traditionnels de droite se soient convertis aussi facilement au néolibéralisme – à l’exception notable, comme les Gaullistes en France, de ceux qui étaient attachés à la Nation – n’est pas vraiment surprenant. Ce l’est plus de la Gauche social-démocrate, soutien traditionnel de l’interventionnisme d’état et de la démocratie « sociale » comme l’indique son nom. Plus surprenant encore, que les vagues de conversion n’aient épargné personne.

Pour citer les partis les plus importants : SPD allemand, le plus ancien et le plus important parti social-démocrate européen, PS français héritier de Jaurès, de Blum et du Front populaire, Labour Britannique à l’origine de l’État-providence anglais, Démocrate américain héritier de Roosevelt et du New Deal et Parti Communiste italien, résistant de toujours au stalinisme, qui porta pendant des décennies les espoirs de la gauche transalpine et bien au- delà, etc.

Aux USA, le parti qui a le plus contribué à la destruction du New Deal, au remplacement de l’État dans la régulation économique par la puissance bancaire, explique James K. Galbraith, c’est paradoxalement le parti démocrate, « c’est-à-dire celui qui est censé représenter les valeurs de démocratie sociale. C’est peut-être le parti démocrate qui est devenu le plus dépendant des grands patrons de la finance : une vraie dictature idéologique pour Clinton et Obama, notamment(6) ». Mais ces socio-démocrates ne se doutaient pas que cette conversion au libéralisme – souvent avec le zèle des néophytes – sous couvert de modernité, et sur le vieux continent pour construire l’Europe unie, serait un suicide. Un suicide pour les partis socio- démocrates eux-mêmes, un suicide pour la démocratie.

« L’effacement des frontières entre la gauche et la droite dont nous avons été témoins (et que beaucoup ont considéré comme un progrès) constitue à mon sens, écrit Chantal Mouffe, la principale raison du déclin de la sphère politique. Les conséquences de ce déclin pour la démocratie ont été négatives(7) ».

Cette mutation de la social-démocratie aura aussi pour première conséquence la désertion des masses populaires de la scène politique, comme le remarque Guido Ligori pour l’Italie avec une compréhensible nostalgie : « La fin du PCI aura été également la fin de la participation politique de masse, non pas épisodique ou « mouvementiste », dans la société italienne, et il ne reste rien de semblable chez les héritiers du PCI. Un immense patrimoine politique, historique, humain s’est ainsi perdu(8) ».

Sans cette « libéralisation » de la social-démocratie, le jeu politique aurait été moins bloqué qu’aujourd’hui et le système néolibéral plus facilement réformable de l’intérieur par le simple jeu des institutions, comme dans toute démocratie qui se respecte.

Pour les libéraux français, ces convergences, ce dépassement du clivage traditionnel Droite/Gauche étaient censés marquer l’avènement d’une « démocratie apaisée »rassemblant deux Français sur trois selon la formule magique de Valéry Giscard d’Estaing, d’un centrisme de bon sens renvoyant aux limites les agités des extrêmes.

Le problème c’est que les agités des extrêmes ne furent pas les seuls à disparaître du paysage politique, plus fâcheusement il y eu aussi… les électeurs. A commencer par ceux des formations sociales-démocrates qui n’arrivaient plus à trouver ce qu’elles pouvaient bien avoir de « social ».

Apparu alors, autre oxymore, un nouvel objet politique non identifié, la « troisième voie », non pas entre la Gauche et la Droite mais « au-delà » de l’une et de l’autre, un véritable exploit donc. Comme dit Elias Canetti : « Le papier supporte tout ». Que n’aurait-il dit des écrans de télévision !

Théorisé par le Britannique Anthony Giddens, ce bon mot fut popularisé par Tony Blair – métamorphosant le vieux Labour en New labour-, rejoint par Gerhard Schröder et Bill Clinton, les Français continuant généralement à affirmer qu’on pouvait être néolibéral et totalement de gauche. La suite montra que leurs électeurs en doutaient et doutaient plus encore que l’intérêt des plus riches, toujours plus riches, coïncidait avec les leurs. Il devint alors indispensable de l’aider à faire « le bon choix, édicté par le bon sens(8) ».

Références

(1)La phrase exacte de Bernard Arnault prononcée lors de l’annonce à l’Obs (25 avril 2017) de son soutien à la candidature à la présidence de la République d’Emmanuel Macron est celle-ci : « On subit une crise tous les dix ans, et j’attends la suivante avec sérénité. On fait souvent de bonnes affaires pendant les crises… ».

(2)La mondialisation heureuse, Edition Pocket

(3) James Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Éditions Le Seuil, 2009.

(4) 11 juin 2019. On aura remarqué la différence de ton avec celui de l’entretien de Forbes, du « leader du marché libre, un an plus tôt. Le cheminement de la « pensée complexe » sont forcément improbables.

(5)JK Galbraith Audition sénatoriale.

(6)La politique et la dynamique des passions, Editions Rue Descartes 2004/3, n°43-46.

(7)Qui a tué le parti communiste italien ? Editions Delga.

(8)Expression devenue célèbre de Valéry Giscard d’Estaing.

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En France, cette sécession d’abord rampante puis de plus en plus manifeste, à l’exception des consultations municipales, se lit facilement dans la désaffection des urnes – absence d’inscription sur les listes, abstention – et le refus de choisir entre les candidats en lice, vote blanc ou nul.

À s’en tenir aux deux élections majeures France, les législatives et plus encore les présidentielles qui, depuis 2002, déterminent les résultats des premières, les votes exprimés par rapport aux inscrits ne cessent de baisser, et cela depuis 1981 qui suscita une mobilisation forte de la Droite et plus encore de la Gauche.

Ainsi au second tour des présidentielles de 2017, le tour essentiel où seuls deux candidats peuvent se maintenir, un tiers des électeurs inscrits ne s’est pas exprimé, le double de 1981 et le plus haut niveau depuis cette date comme de la Ve République.

Si on s’intéresse maintenant aux scores des candidats élus, on s’aperçoit que depuis 1995, leur assiette électorale personnelle est basse : moins de 14 % des inscrits pour Jacques Chirac en 1995 et 2002, 18,2 % pour Emmanuel Macron en 2017 au premier tour des élections présidentielles.

Les résultats des élections législatives sont encore plus parlants. Au second tour, l’abstention, plus les votes blancs et nuls, atteignait 62,3 % des inscrits, du jamais vu pour une consultation de cette importance.

Ce qui signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits ont choisi leur candidat, soit un score moyen de l’ordre de 20 % pour les heureux élus. Merveilleux système qui transforme une poignée d’électeurs en majorité écrasante !

En tous cas, il n’y a pas de risque que le Parlement quitte son rôle de chambre d’enregistrement.

Autre manifestation de cette désaffection : la montée du vote pour les partis contestant l’alternance au pouvoir de coalitions de centre gauche et de centre droit, d’accord sur l’essentiel – la conservation du système – et la montée du « dégagisme ». Les dernières élections présidentielles ont confirmé que les électeurs votent de moins en moins « pour » un candidat, moins encore « pour » un programme, mais de plus en plus « contre ».

Si jusqu’à présent, cette politique de « changement dans la continuité » s’est révélée efficace pour les partis de gouvernement, rien n’indique qu’agiter l’épouvantail du fascisme ou du chaos suffira à exorciser les diables qui s’agitent autour de la « démocratie libérale ». Constatons, en tous cas, que si au second tour des présidentielles, Emmanuel Macron a réalisé un score plutôt meilleur que ses prédécesseurs (43,6 % des inscrits), ce résultat est bien inférieur à celui de Jacques Chirac, dans la même situation de confrontation avec un candidat du FN.

La nouveauté est double : un score inégalé du Parti d’extrême droite (près de 11 millions de voix, soit un quasi triplement par rapport à 2007), et l’effacement de l’effet « diabolisation », très fort en 2002. Alors, le score de Jacques Chirac avait bondi de 13,75 % des inscrits au premier tour, à 62 % au second, soit une multiplication par 4,5. En passant de 18,19 % à 43,61 %, Emmanuel Macron devra lui, se contenter d’un multiplicateur de 2,4.

Entre le premier et le second tour de 2002, Jean-Marie Le Pen n’avait gagné que 720 000 voix; sa fille améliorera son score de près de 3 millions (2,960 millions) en 2017, le portant à 10 639 000 voix !

« Il est clair que le régime « d’alternance unique (…) entre deux partis qui, à quelques nuances près, mènent les mêmes politiques favorables à la perte de souveraineté, à l’open society et aux flux mondiaux(1) » ne sera pas éternel. Il est clair que l’alternative à laquelle se limite de fait aujourd’hui, en France, l’enjeu de la « mère des batailles électorales », l’élection présidentielle – continuer la même politique rassurante comme toutes les habitudes et qui ne fera qu’aggraver la situation ou risquer le saut dans l’inconnu – est une politique de Gribouille. Elle prendra fin un jour, seule inconnue : quand et comment ?

Cette sécession se manifeste aussi et de plus en plus, dans la rue, comme le montrent la succession des révoltes ces dernières années : « Bonnets rouges » bretons (automne 2013), « Nuit debout » (2016-2017) et surtout mouvement des « Gilets jaunes ». Débuté en octobre 2018, avec des hauts et des bas, il n’est toujours pas terminé. Révélant un rejet en bloc des « élites » dirigeantes, toutes mises dans le même panier, il aura un véritable effet de sidération sur elles.

Tout en étant, comme les précédentes, une manifestation de protestation contre les effets sociaux de la domination financière et de la crise économique dont elle est responsable, contre l’impuissance jugée complice d’une classe politique aux contours flous, le mouvement des « gilets jaunes » diffère très profondément de ceux qui l’ont précédé : par sa forme, par l’écho rencontré dans l’ensemble de la population, par ses acteurs et par sa longévité. La France entière était concernée et pas seulement une région aux particularismes affirmés depuis longtemps ; concernées des catégories sociales et des classes populaires majoritaires et non plus une « avant-garde » d’intellectuels ultra minoritaires.

Un mouvement bénéficiant de la compréhension, voire de la solidarité de 60% des Français(2), 49% de Français se qualifiant de « gilets jaunes » et 22 % y ayant participé plus ou moins activement. « Le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas seulement remarquable par la profondeur de son ancrage dans la société ; chacun sait qu’il l’est aussi par sa durée, ses modalités d’expression, son absence de coordination centralisée… Bref, il s’agit d’un mouvement inédit ».

La nouveauté, c’est aussi que sont particulièrement représentées parmi les activistes des catégories inhabituelles : retraités (particulièrement au niveau de vie faible), ouvriers, locataires du secteur privé à très bas revenus ou aux revenus situés autour de la médiane (classes moyennes).

Globalement le mouvement rassemble beaucoup de personnes disant avoir du mal à joindre les deux bouts et connaître de plus en plus de difficultés depuis cinq ans.

Sont aussi bien représentés les habitants de petites et moyennes villes où le niveau de vie moyen est faible, le taux de chômage élevé, obligés d’utiliser quotidiennement leur voiture. Pas étonnant donc si, comme pour les « Bonnets rouges » c’est l’augmentation d’une taxe sur les carburants qui est à l’origine du mouvement, en octobre-novembre 2018.

Pas étonnante non plus la révolte contre la dégénérescence des services publics. Effet de la libéralisation et de l’incapacité des services marchands à les remplacer, sauf dans les métropoles et les grandes villes, l’impression de régression domine villes petites et moyennes et le sentiment d’abandon les communes rurales.

Au final, il s’agit d’un mouvement collectif puissant de protestation globale contre une organisation territoriale, sociale et politique qui ne répond plus aux attentes de la majorité d’une population diverse. Une diversité qui explique la difficulté du mouvement à formuler des objectifs et des revendications politiques précises ; sa difficulté aussi, paradoxalement, à s’affranchir de la vulgate véhiculée par des médias que par ailleurs il rejette. Le conformisme du « Grand débat » initié pour désamorcer la bombe politique est sur ce point significatif. Inégalités territoriales et sociales telles sont les raisons du mouvement.

Le spectre qui hante aujourd’hui l’Europe et probablement tout l’Empire américain, ce n’est pas le communisme, comme avant la Seconde Guerre Mondiale, c’est le « populisme(4) ».

Un populisme aux formes très diverses : d’extrême droite ou de droite extrême (cas les plus fréquents) mais aussi parfois de gauche (France insoumise et Mouvement des Gilets jaunes par certains côtés en France, Podemos en Espagne), ou d’extrême gauche ou inclassable comme le mouvement « Cinq étoiles » italien. Une tendance de longue durée comme le montre la récente « marche sur Rome » des « gilets orange » italiens, le 30 mai 2020.

Le dénominateur commun de ces mouvements très disparates est la contestation du système tel qu’il fonctionne et de ceux qui l’ont jusque-là dirigé. A considérer les résultats des dernières élections en Europe où dans de nombreux pays les partis qui alternaient au pouvoir parfois depuis la Libération ont souvent été pulvérisés, on peut se demander si le but n’est pas déjà atteint.

 

Références

(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.

(2)Olivier Rey, « Le vide de la campagne nourrit le désarroi des Français, » Figarovox 15-16 avril 2017.

(3) Enquête de l’Observatoire Société et consommation OBSOCO : Qui sont les gilets jaunes ? Leurs soutiens, leurs opposants, février 2019. Analyse de Philippe Moati.

(4)« Un spectre hante l’Europe. Le spectre du communisme », ainsi débute, comme on sait, le « Manifeste du Parti Communiste » de Marx et Engels, 1848.

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L’avènement d’une étroite oligarchie

Le phénomène le plus remarquable n’est pas l’existence de classes aisées, voire très aisées ce qui est l’ordre habituel du monde mais l’avènement d’un groupe très restreint (de l’ordre de 1/10 000ème de la population) de fortunes privées exorbitantes.

« L’oligarchie dominante (en France), écrivait Castoriadis, est formée par un millième de la population – pourcentage qui ferait pâlir de jalousie l’oligarchie romaine(1)».

Le texte, datant d’avant la crise de 2008 qui amplifiera encore la tendance(2), est en deçà de la vérité, même pour la France où, les « amortisseurs sociaux » jouent encore un grand rôle. L’importance sociale et plus encore politique de cette évolution vaut qu’on s’y arrête.

Une récente étude de l’INSEE (graphe ci-dessous) confirme que le niveau de vie (estimé par unité de consommation) n’augmente que très progressivement des Français les moins riches (90% de la population) aux 10% les plus riches, ceux dont le revenu annuel est supérieur à 45 220 €(3).

Au sein du dernier décile, le revenu fait plus que doubler passant de 45 220 € à 106 210€.

Quant à la fraction représentant les 9/00 supérieur de la population, elle gagne en moyenne près de sept fois plus que l’ensemble de la population, soit 6,8 % de la masse des revenus. De « très hauts revenus » eux-mêmes très hétérogènes situés entre 106 210 € et 259 920€.

vOIR ANNEXE 1

L’étude constate que plus les revenus sont élevés et plus leur origine est diversifiée : les « très hauts revenus » déclarent en particulier des revenus non commerciaux et d’actifs financiers. En 2015, 1 % de la population déclare ainsi 30 % des revenus du patrimoine. Au sein des ménages à très haut revenu, les salariés sont cadres dans près de 60 % des cas et chefs d’entreprise dans près de 10 %. Phénomène constaté dans tous les pays, la croissance des revenus financiers et du patrimoine expliquent largement celle des inégalités sociales.

Toutes les études de l’INSEE convergent, les revenus des 0,1% les plus aisés sont proprement pharaoniques puisqu’ils représentent 15,5 fois celui de 90% de la population, 34 fois le revenu médian et 38 fois le SMIC.

Le tableau ci-dessous(4) synthétisant la hiérarchie des revenus estimés à partir des déclarations fiscales, même avec tous les risques liés à la fraude et à l’évasion fiscale, est encore plus édifiant.

VOIR ANNEXE 2

La distance est impressionnante entre le revenu moyen des 500 membres du Top un cent- millième et celui de la moyenne de la classe moyenne supérieur : 644 fois.

Une situation qui renvoie à celle de l’Avant-Guerre. En effet, comme note Louis Chauvel reprenant Thomas Piketty, les successions des « 200 familles » d’alors se montaient en moyenne 700 fois celles de la classe moyenne. Après un demi-siècle de néolibéralisme le revenu du Top un cent-millième (500 foyers fiscaux) représente 645 fois celui du haut de la classe moyenne (29 844€ par an selon l’INSEE). Peu de chose par rapport au salaire moyen des patrons du CAC40 qui se monte à 4,2 millions d’euros bruts par an seulement.

Constatons aussi que la France n’est pas à la traîne dans la production de milliardaires. Après les USA, c’est le pays le mieux représenté au classement mondial Forbes (2019). Au palmarès des vingt plus grandes fortunes on retrouve certes 14 Etasuniens mais aussi 2 Français (Bernard Arnaud – 3ème avec plus de 100 Md $ en juin 2019 – accompagné de Françoise Bettencourt et sa famille, 15ème place avec 49,3 Md$), 1 Mexicain, 1 Espagnol, 1 Indien et 1 Chinois qui ferme la marche.

L’origine de cette déformation de la pyramide sociale est essentiellement due aux conséquences de la mondialisation : délocalisation de la production industrielle, d’activités de plus en plus sophistiquées et financiarisation. Si comme dit la CNUCED « de véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués » – rente résultant de la différence de niveaux de vie entre lieux de production et de consommation – ce sont ces monopoles et leur clientèle qui en bénéficient. Pas étonnant donc que les lieux « branchés » et ceux qui y vivent, prospèrent quand les autres périclitent.

La célèbre courbe en forme d’éléphant de Branko Milanovic(5) visualise qui sont les bénéficiaires et les perdants de cette mondialisation en comparant les taux de croissance des revenus en fonction de leur place dans la grille des revenus, durant les vingt années qui ont précédé la crise de 2008.

VOIR ANNEXE 3 

La courbe montre que ce sont les revenus moyens des pays non occidentaux, principalement la Chine et l’Inde à l’origine – surtout la première – de la baisse de pauvreté dans le monde qui, avec les 1% les plus riches des pays occidentaux qui ont le plus bénéficié de la mondialisation. Ceux qui en ont le moins bénéficié sont les plus pauvres des pays pauvres et les classes moyennes des pays occidentaux. Résultat : celles-ci se trouvent ainsi amputées de leur partie la plus populaire menacée de paupérisation et placées à des années-lumière des quelques pourcents des « élites » que la mondialisation a le plus enrichis. Inutile de préciser qu’il s’agit de taux de croissance, non de valeur absolue et donc que 1% du revenu d’un milliardaire occidental n’a pas grand-chose à voir avec 1% de celui d’un cadre indien !

Les dernières élections présidentielles françaises montrent qu’une telle concentration des moyens financiers influe sur le jeu politique. C’est Emmanuel Macron qui a collecté le plus de dons (16 M€), puis François Fillon pourtant appuyé par un puissant parti, à la différence d’Emmanuel Macron. Le troisième, Jean Luc Mélenchon récoltera moins de 5M€.

Si officiellement ces 16 M€ sont le produit de 99 361 dons, près de 48% viennent de 1212 contributaires, ramenés à quelque 800 si l’on tient compte aussi des contributions 2016 et 2017 à «  En Marche » et des doubles donations d’un même couple(6).

A noter que Paris et tout particulièrement les arrondissements huppés de l’ouest est contributeur à hauteur de 6,3 M€ soit 39% de la collecte, la capitale représente seulement 3% de la population française. Le second grand contributeur (2,4 M€) est l’étranger notamment le Royaume Uni avec 1,8 M€ et des dons supérieurs en moyenne à 4000€.

A noter enfin que la campagne d’Emmanuel Macron, au départ dépourvu de moyens partisans ou personnels, n’aurait pu démarrer en l’absence de 3,6 M€ de dons, plus de la moitié (2,2 M€) provenant de 300 personnes.

La sécession des riches

Le premier à réaliser les conséquences sociale et politique de ce qui se passait- la captation de la richesse, du pouvoir et de l’influence par une oligarchie, le rétrécissement de la classe moyenne et le repli sur soi d’une petite minorité en train de se transformer en caste – c’est Christopher Lasch dans un essai appelé à la célébrité : La révolte des élites et la trahison de la démocratie(7).

Une telle captation n’est pas qu’une menace pour la société mais aussi pour le projet de civilisation porté par la culture occidentale.

Et Lasch de préciser : « Le problème de notre société n’est pas seulement que les riches ont trop d’argent mais que leur argent les isole, beaucoup plus que par le passé, de la vie commune ».

Ils « se sont effectivement sortis de la vie commune » en quittant les grandes villes industrielles en pleine déconfiture, en s’affranchissant de tout ce qui pourrait ressembler aux services publics, en scolarisant leurs enfants dans des établissements privés et par leur mode de vie hygiéniste et sans aspérité. « Ils ont entrepris une croisade pour aseptiser la société américaine » et « Dans le feu de la controverse politique ils jugent impossible de dissimuler leur mépris pour ceux qui refusent avec obstination de voir la lumière – ceux qui « ne sont pas dans le coup », dans le langage auto-satisfait du prêt-à-penser politique ».

A la lecture de ces lignes, on entend comme en écho la sortie d’Hillary Clinton, sous les rires des participants au gala LGBT pour la candidate, à New York, le 16 septembre 2016 : « Pour généraliser, en gros, vous pouvez placer la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des pitoyables : les racistes, sexistes, homophobes, xénophobes, islamophobes. Vous n’avez qu’à choisir ». La réponse des partisans de Trump a été de transformer « les pitoyables » en badge ostensiblement porté et de donner la victoire à leur champion.

La tendance est aussi, note Lasch, à l’endogamie : « Autrefois, les médecins épousaient des infirmières, les avocats et les cadres supérieurs leur secrétaire. Aujourd’hui, les hommes appartenant à la bourgeoisie aisée tendent à épouser des femmes de leur classe, partenaires d’entreprise ou de cabinet, poursuivant de leur côté une carrière lucrative ».

Plus significatif encore pour Lasch, que l’horizon de ces « nouvelles élites » ne soit plus national, encore moins local, mais le marché international : « Leur sort est lié à des entreprises dont les activités franchissent les frontières nationales. C’est davantage le fonctionnement harmonieux de l’ensemble du système qui les préoccupe que celui d’une de ses parties. Leurs allégeances (…) sont internationales plutôt que nationales, régionales ou locales. Ils ont plus de choses en commun avec leurs homologues de Bruxelles ou de Hong Kong qu’avec les masses d’Américains qui ne sont pas encore branchés dans le réseau de communication mondiale… Une grande partie de ces privilégiés ont cessé de se penser américain dans tous les sens importants du terme, ou impliqués dans le destin de l’Amérique pour le meilleur et pour le pire. Leur lien avec une culture internationale de travail et de loisirs – d’affaires, de distractions, d’informations et de « récupération de l’information » – rendent beaucoup d’entre eux profondément indifférents à la perspective du déclin national de l’Amérique ».

Une grande partie des observations de Lasch touchant au mode de vie, aux mœurs et à la culture des classes étasuniennes les plus aisées creusant le fossé les séparant des classes populaires sont transposables à la France trente ans plus tard, qu’il s’agisse des préférences résidentielles (la capitale et les grandes métropoles de province), de loisirs, de scolarisation de leurs enfants, de choix esthétiques ou des goûts de minorité qui donnent le ton à la prédication médiatique, devenue éducatrice des masses.

Ainsi en va-t-il de son penchant pour l’endogamie de caste(8), de la primauté accordée à l’international – à l’Europe tout particulièrement – sur le national auquel ne peuvent être attachés que les has been, xénophobes sinon racistes, de ses embrasements hygiénistes, moralisateurs ou contre toute forme de discrimination à l’exception de la plus répandue, celle par l’argent. L’élite aime être choquée, le hic étant que plus rien, ni plus personne ne la choque sauf quand son pouvoir est remis en cause par des anti-européens et des populistes irresponsables.

Comme le confirme Jérôme Fourquet(9), sur les deux rives de l’Atlantique, outre les pratiques résidentielles communes des classes aisées, la tendances est à la scolarisation des enfants dans des établissements privés pour leur éviter les effets de l’obsolescence de l’école publique ou de côtoyer de trop près d’autres enfants que ceux des milieux dont dépendra leur avenir.

Si quantitativement, remarque Jérôme Fourquet, la « part de marché » de l’enseignement privé par rapport à l’enseignement public n’a pas évolué depuis trente ans, les établissements privés eux sont, socialement, de plus en plus sélectifs.

« Les collèges scolarisant les plus faibles proportions d’enfants issus de milieux défavorisés appartiennent dans leur écrasante majorité à l’enseignement privé. À l’inverse, les collèges accueillant le public le plus défavorisé sont tous sans exception publics… »

Même caractère sélectif des grands lycées publics parisiens où des capitales provinciales, passage quasiment obligé pour l’accès aux grandes écoles (Ecole Polytechnique, ENS, HEC, ENA). Les enfants d’origine modeste s’y sont faits rares, comme dans les quatre établissements cités où leur représentation est passée de 29% en 1950 à 9% au milieu des années 1990.

Le parcours scolaire royal des enfants de l’élite en route pour le pouvoir et/ou la banque, passe toujours par l’Ecole alsacienne, le lycée Stanislas, Science Po Paris et l’ENA, via éventuellement l’Ecole Polytechnique ou l’ENS.

Le stade ultime de la sécession des classes aisées, c’est l’émigration des plus riches vers des paradis fiscaux à proximité de Paris – Suisse, Royaume-Uni (avant le Brexit), Luxembourg, Belgique – beaucoup moins « spoliateurs » que la France pourtant souvent à l’origine de leur fortune. On comprend leur attachement à l’Europe en principe unie.

Cette évolution significative depuis 2000 se lit dans la hausse des inscriptions dans les consulats de ces pays et dans le nombre d’assujettis à l’ISF (avant qu’il ne soit supprimé). La France est ainsi devenue le premier pays exportateur de millionnaires de l’OCDE.

Références

(1)« La montée de l’insignifiance » Editions du Seuil,(2007.

(2) C’est une différence notable avec la crise de 1929 qui vit s’écrouler de nombreuses fortunes. Un des miracles du néolibéralisme moderne dont l’Etat socialise les pertes, au frais du contribuable, c’est-à-dire, en majorité de ceux qui pâtissent le plus du système.

(3)INSEE : « Les très hauts revenus en 2015 » Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts Edition 2018.

(4) Tableau réalisé à partir des données publiées sur le site « Impôt sur le revenu.org. »

(5) Branko Milanovic : « Inégalités mondiales » Editions La découverte

(6)France Culture -Cellule d’investigation de Radio France 03/05/2019.

(7)Christopher Lasch, La révolte des élites, Editions Climat,1996.

(8)Ainsi Jérôme Jauvert peut-il consacrer un chapitre de son livre – « Les intouchables de l’Etat » (Robert Laffont) – à ces « ces couples d’Etat ».

(9)1985-2017 : Quand les classes favorisées ont fait sécession, Fondation Jean Jaurès (21/02/2018). L’analyse concerne essentiellement Paris et les grandes villes.

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L’histoire n’attendra pas : par Pierre-Yves Collombat

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Introduction

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Au cours de l’été 1989 Francis Fukuyama annonçait au monde, sous les applaudissements des esprits éclairés, le triomphe de la « Grande Transformation » néolibérale engagée depuis les années 1970, autrement dit la  victoire définitive du capitalisme financiarisé et de la démocratie libérale, sur toute autre forme d’organisation économique et politique : « La fin de l’Histoire et le dernier homme(1) ».

En clair, l’organisation économique, financière et politique néolibérale dont avait fini par accoucher le XXe siècle, devenue universelle, marquait l’aboutissement de l’évolution de l’humanité et fermait les portes de l’Histoire. Une eschatologie qui donne une idée de la lucidité des propagandistes néolibéraux et de leur capacité à faire face aux convulsions d’une Histoire dont la seule chose que l’on puisse assurer, c’est qu’elle ne prendra fin qu’avec l’Homme.

Il faut, cependant, reconnaître à leur décharge que les évolutions mondiales de l’entre-deux siècles – « perestroïka » et « glasnost » soviétiques, « modernisations » de Deng Xiao Ping en Chine, démocratisation de l’Europe de l’Est, fin du rideau de fer avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 – semblaient donner raison à Fukuyama. Se trouvait ainsi définitivement effacée la tâche d’infâmie et de sang laissée par le naufrage du premier Titanic libéral(2) d’où sortirent émeutes et révolutions, les fascismes et l’hitlérisme, la Grande crise de 1929-1930 et finalement la Seconde Guerre mondiale. Se trouvait aussi
définitivement refermée la courte parenthèse de l’État-providence interventionniste des «Trente glorieuses ».

Se trouvait surtout réalisée l’utopie politique libérale : la réorganisation de la société dans toutes ses dimensions, par le marché et la concurrence. Les officiants et gérants du système libéral occidental semblaient pouvoir d’autant plus dormir sur leurs certitudes qu’il était entendu par tous les économistes et experts ès finances, en tous cas par ceux qui avaient une présence médiatique, recevaient les prix de la Banque de Suède et régentaient la science officielle mitonnée sur les fourneaux des écoles de Chicago et du MIT, que l’on savait désormais éviter les crises systémiques ; que l’on savait maîtriser par le calcul et la modélisation le risque spéculatif sans règlementer des marchés, « autorégulés » par le simple jeu de la concurrence libre et non faussée. Certes, quelques réfractaires, comme Hyman Minsky, continuaient à penser que les marchés financiers, étant par essence instables et volatiles, ne pouvaient être maîtrisés ou, comme Benoît Mandelbrot(3), que s’ils l’étaient, ce ne serait pas par les formules des charlatans Main Stream, « l’équivalent financier de l’alchimie ».

Moins de vingt ans plus tard l’Histoire était de retour avec dans ses bagages une série de crises financières puis économiques, devenant progressivement faute de traitements appropriés, sociales puis politiques, un peu partout dans le monde. Après le naufrage du Titanic libéral de la première mondialisation, sombré dans les convulsions politiques et financières de l’entre deux-Guerres puis de la Seconde Guerre mondiale, était venu le tour du Titanic II néolibéral de heurter des icebergs et d’affronter des tempêtes à répétition. Pour beaucoup était aussi venu le temps des désillusions, celui du doute dans le progrès infini et de la perte de confiance dans les vertus du système néolibéral. Régulé par les marchés et la mondialisation de la concurrence, il était pourtant censé faire mieux que l’État interventionniste en matière de croissance économique et d’emploi, au moins aussi bien que l’État-providence en matière sociale – quoique par d’autres moyens. Le progrès social ne passait plus par la redistribution confiscatoire mais par l’agrandissement du gâteau. La richesse produite par les entreprises performantes dirigées par des premiers de cordée entreprenants et inventifs ruissellerait sur tous ; les métropoles dynamiques serviraient de locomotive aux wagons poussifs du reste du territoire.

En plus de l’assurance qu’elle apporterait plus de bien-être que l’État interventionniste, la révolution libérale avait fait miroiter des horizons radieux nouveaux, « modernes » : la dépolitisation du gouvernement des nations et son remplacement par un management dont le seul guide serait l’efficacité, et en Europe, le dépassement de la démocratie conflictuelle dans une démocratie raisonnable apaisée, le dépassement de la Nation « moisie(4) » aux horizons étriqués, dans une Europe sociale ouverte sur le monde. Le temps des illusions et des balivernes intéressées renvoyé aux poubelles de l’Histoire, est venu celui de la lucidité et de l’action. De la lucidité pour comprendre comment fonctionne le néolibéralisme financiarisé, quelles sont les forces et les intérêts qui le dominent, où se trouvent le ou les pouvoirs qui comptent dans ce système tentaculaire mondialisé. Pour évaluer les plus probables diversions qu’il inventerait pour assurer sa survie et sauver ses intérêts vitaux.

Le temps de l’action face au naufrage inéluctable quelles que soient les réformes de détail issues du jeu de chaises musicales habituel entre « libéraux européistes du centre droit », de « l’extrême centre », ou du « centre gauche ». Rapiécer un habit usé jusqu’à la corde permet seulement de gagner du temps. L’Histoire, jamais avare de mauvaises surprises, elle n’attendra pas. Nous la ferons ou elle nous fera. Comme dit, un expert en catastrophes, Jean Pierre Dupuy, « Il s’agit de faire comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cour(5) ».

Références

(1)Francis Fukuyama était alors professeur de sciences politiques à Stanford (Californie). « La fin de l’Histoire et le dernier homme » est édité en France par Flammarion (Champs essais).

(2)L’expression est de Joseph Stiglitz, fin 2009 : « Personne ne veut regarder les choses en face. Nous sommes en train de préparer le terrain pour d’autres crises, aussi violentes que celle que nous traversons. Elles détruiront des millions d’emplois à travers le monde. Depuis le début de la crise, on s’est contenté de déplacer les fauteuils sur le pont du Titanic ».

(3)« Une approche fractale des marchés », dont la première édition a été publiée en 2004 aux USA. La seconde édition et sa publication chez Odile Jacob datent de 2009.

(4)La France moisie est le titre d’une tribune du post-moderne Philippe Sollers dans Le Monde du 28 janvier 1999. Parmi les nombreuses perles de culture qu’elle recèle, cet hommage à Édouard Balladur, quelques mois avant l’élection présidentielle de 1995 qui l’opposera à Jacques Chirac : « Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne de Montboudif. » Ainsi va l’élite culturelle française.

(5)« Pour un catastrophisme éclairé » Editions du Seuil.

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Chronique d’un naufrage annoncé

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2ème partie - L'histoire n'attendra pas

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UNE SUCCESSION D’ÉCHECS
Echec de la régulation du système bancaire

 Dix ans après la crise des « subprimes », force est de constater que non seulement, le système bancaire – unique préoccupation des réformateurs mobilisés contre sa réédition – n’est ni moins vulnérable à une nouvelle crise, ni plus résilient.

Les demi-réformes dont il a été l’objet, très en-dessous des engagements des G20 de 2009 et 2011, au terme d’interminables manœuvres de retardement des lobbys bancaires, ont été contournées puis effacées, les unes après les autres.

Pour s’en tenir aux plus essentielles, ainsi en fut-il de la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaire qui financent à crédit la spéculation, sous protection des contribuables(1) ; de l’obligation faite aux banques de maintenir un ratio suffisant de fonds propres (Accords de Bâle III). Ainsi, au lieu de s’arrêter à des ratios notoirement insuffisants, calculés par les intéressés eux-mêmes(2), il aurait été plus clair et plus efficace d’imposer un ratio de levier de 10.

La tentative de régulation de la production des produits dérivés(3) par des « plateformes de compensations centrales » ne touche que les transactions de gré à gré et surtout risque, vu le volume de transactions garanties, de créer un nouveau risque systémique en cas de crise. Il aurait certainement été plus simple et plus efficace de taxer purement et simplement les transactions sur les dérivés. Quand on sait que pas plus de 7% de ceux-ci garantissent des transactions sur des produits réels, il ne devrait pas être impossible de neutraliser ces « armes de destruction massive » selon l’expression de Warrren Buffett. A condition évidemment de le vouloir, ce qui n’est pas les cas.

En fait, les régulateurs du moins leurs mandants, sont restés prisonniers d’objectifs contradictoires : améliorer la stabilité du système bancaire, ce qui suppose réduire la capacité de production de crédit ainsi que les échanges internes au système et, en même temps, éviter de ralentir le business ce qui suppose toujours plus de crédit et de dérégulation !

Contradiction expliquant, par ailleurs, que même les observateurs officiels des « stress tests(4) » de la BCE les jugent trop accommodants. Mais, il ne faut désespérer, ni « l’épargnant » ni « l’investisseur ».

Echec de la régulation du système financier

L’échec est encore plus patent dès lors qu’on ne considère pas seulement le système bancaire isolément mais dans ses relations avec ses partenaires au sein du système financier, notamment la « finance parallèle » – qui loin d’être « fantôme » vit en symbiose avec lui(5). Force est alors de constater que le durcissement du contrôle des banques a été compensé par une augmentation significative de l’activité financière parallèle. Selon François Villeroy de Galhau, le « narrow shadow banking » représenterait 160 000 Md$ en 2018, « soit près de la moitié des actifs financiers détenus par les institutions financières à l’échelle mondiale ». Plus de 45.000 milliards de ces actifs, toujours selon le gouverneur de la Banque de France, présenteraient des risques pour la stabilité financière.

On aura compris que les velléités de durcissement du contrôle bancaire, de limitation de ses marges de manœuvre ont été amplement compensées par le développement d’une finance parallèle à l’abri des regards, de tout contrôle, sans réglementation de ses relations avec la finance officielle. Autant dire que le résultat est pitoyable.

Rien d’étonnant donc si le carburant des bulles et des crises, le crédit et son corollaire l’endettement n’aient pas cessé d’augmenter.

La première erreur des responsables politiques et des régulateurs est d’avoir voulu croire que la crise résultait uniquement de l’exubérance naturelle d’un système bancaire libéré de ses contraintes et qu’il suffirait après quelques fusions et recapitalisations bancaires, d’un minimum de réglementation pour le stabiliser et réduire ses capacités de création monétaire. Or c’est l’ensemble d’un système financier complexe, avec des secteurs opaques qui est impliqué.

L’erreur initiale fatale, cependant, c’est d’avoir privatisé un privilège d’Etat essentiel : le monnayage ; qui plus est, avec le droit d’en abuser à sa guise !(6)

La production, sans contrôle sérieux, de dettes et de crédits, déconnectée de l’économie réelle, les activités spéculatives de ventes et achats de titres génératrices de plus-values, d’intérêts, et de revenus pour les d’intermédiaires, autant dire l’essentiel de l’activité bancaire, ont transformé le système financier en bombe à retardement.

Le plus extravagant dans la situation présente c’est que ce danger n’est la contrepartie d’aucun service rendu à la collectivité. Soit la renationalisation des banques de dépôts, soit la réduction drastique de leur bilan ou un composé des deux, non seulement s’imposent pour des raisons de sécurité mais de dynamique économique et donc d’emploi.

Echec des tentatives de relance économique

« La création de crédit est une chose trop importante pour être laissée aux Banques(7) » Adair Turner

En se focalisant presque uniquement sur le système bancaire, sur son sauvetage et sur les moyens d’assurer sa survie, au prix d’un minimum de contrainte, les responsables politiques et ceux des banques centrales ont oublié l’essentiel, que la stabilité du système lui-même était inextricablement liée au mode de financement de l’économie réelle dont, par ailleurs dépend l’emploi et donc la stabilité sociale et politique. Or, l’essentiel de l’activité bancaire n’est plus le financement de l’économie réelle mais celle d’opérations spéculatives.

La fuite en avant des banques centrales dans la production directe ou indirecte de liquidités qui au lieu de stimuler l’économie réelle est venu alimenter la machine à laver spéculative est non seulement inefficace mais dangereuse en ce qu’elle augmente encore le risque d’un nouveau Krach.

Comme dit Adair Turner, l’objectif final d’une véritable réforme de système financier ne saurait se limiter à stabiliser le système, à régler la question des établissements systémiques, même s’il faut le faire, mais « de gérer la quantité de crédit et d’influencer son allocation dans l’économie réelle », ce qui signifie, a contrario, limiter l’activité spéculative des banques. Autrement dit, il s’agit de faire en sorte que le système financier crée de la valeur dans l’économie réelle, ce qui n’est pas le cas.

La stagnation économique, origine du malaise social et de la perte de confiance dans les institutions et le personnel politique vient d’abord de l’incapacité du système financier à réaliser une bonne allocation des fonds à sa disposition. Incapacité renforcée par le dogme néolibéral de l’interdiction de toute intervention économique de l’Etat, sauf évidemment pour sauver les banques. Au frein libéral s’ajoute en Europe la règle d’or budgétaire et en France le syndrome de la monnaie forte, d’abord le franc puis l’euro dans lequel il se fondra.

Les dérives de la politique monétaire de relance économique

Faute de moyen de relance économique par voie d’intervention directe de l’Etat, on se replia sur le levier des politiques monétaires « accommodantes » dont on avait sous- estimé les effets systémiques. L’injection massive de liquidités accompagnée d’une baisse des taux directeurs à un niveau inimaginable jusque- là, précoce et massif aux USA, à contre-cœur et précédé puis accompagné de restrictions budgétaires freinant la croissance en Europe, changeant la donne – comme l’analyse Adam Tooze(8) – va s’avérer un piège mortel.

Comment, en effet, faire fonctionner un système financier au robinet du crédit grand ouvert, où l’épargnant va jusqu’à payer pour pouvoir prêter, où les banques et les fonds patrimoniaux, de pensions, etc., ne vivent plus de l’intermédiation(9) mais de placements spéculatifs ?

Comment faire fonctionner une économie quand, il devient plus intéressant pour une grande entreprise de racheter ses concurrents que d’investir afin d’augmenter sa productivité et diminuer ses coûts, pratique poussée à l’extrême par les GAFAM ?

Désormais, la valeur des grandes entreprises n’est plus qu’accessoirement fonction de leur activité et de leurs bénéfices, comme traditionnellement, mais de l’engouement spéculatif qu’elles suscitent. En mars 2019, le ratio PER(10) était au niveau de celui du vendredi noir de 2019.

Cet écart entre la valeur boursière des entreprises et leur chiffre d’affaires ou leurs bénéfices devient abyssal avec les GAFAM dont la capitalisation boursière atteint des sommets – Apple (918 Md$ en 2019), Google (720Md$), Microsoft (1050 Md$) – pour des bénéfices modestes par comparaison. Ainsi Amazon réalisait-il 10Md$ de bénéfice en 2019 pour une capitalisation boursière de 941 Md$ alors que selon les critères ordinaires ce bénéfice aurait dû être 10 fois plus important. En fait, ce n’est plus le dividende qui explique l’engouement boursier mais la perspective de gains futurs. Pour le dire autrement, lorsque Amazon, alors en position de monopole, pourra fixer les prix qu’il voudra.

Les GAFAM, puissamment appuyés par l’état américain révèlent comme sous une loupe ce qu’est devenu le « libéralisme » revisité par Ronald Reagan et ses successeurs républicains : un système oligopolistique appuyé sur un Etat qu’il contrôle largement (voir plus loin).

Pour le patron d’Apple, Tim Cook, note Adam Tooze, les lois antitrust, la protection des données et les enquêtes fiscales approfondies ne sont que « des conneries politiques » aussi absurdes que de placer des ralentisseurs sur une autoroute. Pour l’oligarque du secteur technologique, Peter Thiel, « créer de la valeur ne suffit pas – il faut aussi capter une partie de la valeur pour que vous créiez », ce qu’interdit la concurrence. Contrairement à ce que pensent généralement les Américains « le capitalisme et la concurrence sont à l’opposé l’un de l’autre. Le capitalisme se fonde sur l’accumulation du capital, mais en situation de concurrence parfaite, cette concurrence, annihile tous les profits. Pour les créateurs d’entreprise, la leçon est claire : la concurrence, c’est pour les perdants ».

Au final, les Banques centrales se seront prises à leur propre piège : penser qu’elles pouvaient continuer à produire de la monnaie, favoriser l’endettement, pour maintenir à flot l’économie et accessoirement éviter leur propre faillite, sans alimenter la machine à bulles et précipiter la chute finale(11) était évidemment impossible.

Doper la production bancaire de crédit grâce au « quantitative easing » et aux taux très bas, sinon négatifs, c’est augmenter la masse de dettes privées, le risque de krach et enfermer le financement de l’économie dans le dilemme mortifère des drogués : soit continuer éternellement la production de crédit dont dépend les cours de la bourse, l’existence même des entreprises et l’activité économique en risquant un krach majeur à terme, soit ralentir voire cesser la production monétaire au risque d’un effondrement boursier et d’une crise économique lourde de conséquences politiques.

Entre le risque d’un krach à moyen ou long terme et celui d’une crise politique majeure quasi immédiate, l’establishment étasunien a rapidement fait le premier choix. Un choix certes contestable mais au moins plus cohérent que celui de l’Europe qui fait comme si on pouvait mener de front relance et rigueur budgétaire !

Alors que les responsables étasuniens sont intervenus immédiatement après le Krach de 2008, l’Europe a mis beaucoup de temps pour qu’un plan de relance coordonné de la BCE et des Etats soit opérationnel. La doctrine de Jean-Claude Trichet et des Allemands se résumait à un non-interventionnisme dogmatique, doublé de rigorisme budgétaire au motif qu’il y en allait de la stabilité de la zone euro. En fait, il s’agissait surtout de sauver les banques allemandes et françaises parties spéculer dans les eldorados qu’étaient devenus les derniers ralliés à l’UE et à la zone euro. La spéculation sur la dette souveraine menaçant la survie de la monnaie unique, la stagnation économique s’installant et la vague « populiste » enflant, Jean-Claude Trichet laissant la place à un homme de Goldman Sachs – Mario Draghi – la BCE se mit au QE et aux taux très faibles… Tout en maintenant les politiques de rigueur budgétaire avec leurs effets calamiteux pour les populations. D’où la construction de l’usine à gaz du MES accompagnée de la perte de liberté budgétaire des Etats(12).

Pas étonnant donc que l’économie européenne – y compris celle de l’Allemagne – stagne et que les nuages noirs de la contestation de cette politique attentiste soient beaucoup plus nombreux et denses sur le vieux continent qu’au nouveau monde. Comment ne pas douter de la compétence de dirigeants et de bureaucrates qui depuis dix ans obtiennent de tels résultats(13)?

La crise sanitaire de la Covid-19, déclenchant une explosion du chômage particulièrement forte aux USA, changera-t-elle la donne ? Peu probable dans la mesure où, à la différence des pays européens, les USA ne se sont jamais laissés ligoter par des contraintes imaginaires.

S’il est possible que ces derniers changent de cap pour sortir de l’impasse, par contre, on ne voit pas bien ce qui pourrait décider l’Europe ficelée par ses contradictions à en faire autant. Tout dépendra des conséquences politiques de cette péripétie supplémentaire.

Echec au plein emploi : le choix de la stagnation et du chômage

Aussi étrange que cela puisse paraître, en Europe, la stagnation économique depuis la brève reprise de 2011 tuée dans l’œuf par la BCE, comme le krach, est le résultat de choix politiques idéologiques : celui d’une monnaie trop forte pour la plupart des membres de l’UE, exceptés l’Allemagne, les Pays Bas et le Luxembourg ; celui aussi de la politique de l’offre et de stimulations à fonds perdus au bénéfice des plus riches, en lieux et place de toute politique de relance par l’investissement et la consommation, appliquée sérieusement.

Le chômage est un produit inhérent au système néolibéral, pas un accident conjoncturel que des mesures ponctuelles permettraient de traiter. Pire, un remède contre l’inflation.

Selon la vulgate libérale, en effet, le chômage n’est qu’un sous-produit d’un marché du travail resté non concurrentiel par la faute des lois, des règlements, et des syndicats qui empêchent les salaires de baisser autant qu’ils le devraient pour permettre le plein développement des forces productives.

C’est à Denis Olivennes – haut fonctionnaire et « pantoufleur » d’élite -, que revient la paternité, dans une note de la Fondation Saint Simon (février 1994) de l’expression « préférence pour le chômage ». Pour les libéraux, l’origine du chômage c’est l’égoïsme de ceux qui ont un emploi – trop payé – et qui refusent de partager. Le remède au chômage de masse serait donc le développement de la précarité. Le chômage de masse pour Olivennes « est le produit d’un choix collectif inavoué : [la France préfère] une logique du revenu, notamment à travers les transferts sociaux, à une logique de l’emploi ». Par emploi il faut entendre évidemment un emploi payé et exercé dans les conditions que voudra bien fixer l’employeur, simple serviteur du marché.

Les chiffres sont là : le chômage de masse s’est développé massivement dans l’Empire américain, tout particulièrement en France à mesure que s’installait l’ordre libéral. Le plein emploi n’est plus qu’un souvenir des « Trente glorieuses » et de l’Etat providence !

« Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ce sera la révolution » déclarait Georges Pompidou alors Premier ministre en 1967. Tangentant les trois millions au début de l’année 2020, ils seront très largement dépassés à la fin de la crise sanitaire, soubresaut d’une tendance lourde et non pas catastrophe imprévisible comme on voudrait le faire croire.

Les seuls progrès observables dans la lutte contre le chômage, quel que soit le pays et le gouvernement ont plus à voir avec le trafic de statistiques qu’avec la réalité de l’emploi.

Les techniques principalement utilisées sont : la transformation d’une partie des chômeurs en malades, invalides – jeu largement pratiqué au Royaume Uni par Tony Blair-, retraités et autres allocataires sociaux ou « personne en formation ; le développement du sous-emploi à bas coût et la précarisation du travail à temps complet ; l’organisation du découragement à s’inscrire comme demandeur d’emploi…

Parmi les méthodes les plus originales : l’augmentation de la population carcérale comme aux USA ; ou encore « l’Ubérisation », méthode transformant un chômeur en entrepreneur et enfin, plus fort encore, selon Emmanuel Macron, la traversée de rue !

AVIS DE TEMPÊTE

Au terme de dix ans de traitements bricolés d’une crise multiforme qui s’aggrave, les systèmes financier et politique ont en commun d’être bloqués et au bord de l’implosion. Au bord de l’implosion parce que bloqués.

Un système financier, au bord de l’implosion

Rien ni personne ne semble en position d’arrêter sa course folle à l’endettement et à l’émission de crédit. Surtout pas les banques centrales qui, prises au piège des contradictions dans lesquelles elles se sont enfermées poussent, au contraire, au crime par des émissions monétaires débridées et des taux dignes d’Alice au pays des merveilles. Le problème c’est que ces trouvailles sont explosives, sans action perceptible sur le chômage en Europe et avec des effets retard redoutables aux USA.

Un système mondialisé

Ce qui rend fondamentalement le système financier incontrôlable et dangereux, c’est son caractère systémique et mondialisé.

Il est en effet dominé par des oligopoles interconnectés à un tel degré que la faillite de l’un entraînerait l’effondrement des autres. Au total 20 à 30 banques systémiques et en ajoutant les banques influentes à l’échelle d’un pays quelque 140 institutions financières dans le monde. Le seul bilan agrégé de ces banques systémiques mondiales, qui était de 46 859 milliards de dollars en 2011, a atteint 51 676 milliards de dollars en 2017 autant dire les 2/3 du PIB mondial.

Il est mondialisé avec l’Amérique du nord et l’Europe pour épicentre, la City de Londres – pour l’instant encore – et Wall Street comme capitales interconnectées, le dollar et l’eurodollar(14) pour monnaie et donc la Fed pour principale source de monnaie centrale. Ce rôle déterminant du dollar – outil financier de la puissance américaine aussi essentiel que son outil militaire – est étrangement minimisé, en positif comme en négatif.

Peu évoqué, en effet, le rôle déterminant des interventions de la Fed – la BCE restant quasi inerte – dans le sauvetage du système financier européen après le Krach de 2008 : injection de quelque 10 000 milliards de dollars par le biais de contrats de SWAP avec la BCE, autorisée à émettre des prêts en dollars et sauvetage de grandes banques européennes rendu possible par l’injection par l’état étasunien de 170 milliards de dollars dans les caisses de l’assureur américain AIG. Ainsi, en 2009 la Société générale a reçu 11,9 milliards de dollars, BNP Paris bas 4,9 milliards, Caylon (Groupe Crédit agricole) 2,3 milliards, Deutsche Bank 11,8 milliards etc.(15)

Ce système financier international vit, en effet, en symbiose avec la part monopolistique du système économique que dominent les firmes multinationales, dont il assure si nécessaire la trésorerie, le financement des acquisitions, les couvertures et les garanties dont elles ont besoin, sous forme de produits dérivés notamment. Les cent plus grosses de ces entreprises représentaient une capitalisation boursière de 20 000 Md$ en 2018 soit 15% de plus qu’en 2017 et l’équivalent du PIB des USA ! Dans ce classement les Américains surpassent évidemment largement les Européens (en perte de vitesse) et les Chinois en train de les rattraper.

Cette omniprésence du dollar dans les échanges financiers et économiques n’a pas été seulement conjoncturelle pour l’UE, elle est bien structurelle puisqu’indispensable aux échanges extérieurs de celle-ci : 45% de ses échanges commerciaux (importations et exportations) s’effectuent, en effet, en dollar contre 41% en euro. Autant dire que l’UE est sous dépendance étasunienne comme l’a montré le repli piteux des industriels européens menacés de représailles s’ils ne respectaient pas l’embargo contre l’Iran décrété par les USA après dénonciation d’un traité que l’Europe avait voulu et soutenu à bout de bras. D’une manière générale, « faire le gros dos » devant les exigences américaines, comme on l’a vu lors de diverses opérations de prise de contrôle de l’appareil productif français, est une constante.

Enfin les 2/3 du commerce international sont réalisés par des firmes multinationales dont la moitié par 1% d’entre – elles : « 1 % des grands groupes font 57 % du total des échanges en 2014, selon la CNUCED. La part des 5 % des premières entreprises exportatrices s’élève à plus de 80 % des échanges. Et le groupe des 25 % des premiers groupes exportateurs réalise 100 % du commerce mondial. « De véritables rentes et monopoles mondiaux se sont constitués », insiste la CNUCED. Ces situations « sont le résultat de barrières nouvelles et plus intangibles, reflétant les protections renforcées dont disposent les grands groupes et leur capacité à exploiter les lois et les règles nationales pour augmenter leurs profits et éviter l’impôt », analyse le rapport », Martine Orange, Médiapart.

Aujourd’hui, contrairement à ce qui se colporte, ce ne sont pas les économies nationales, leurs relations et les échanges entre elles, équilibrés ou non, qui importent mais les multinationales qui coordonnent des chaînes de valeur d’un bout à l’autre de la planète ainsi que les flux d’argent, en dollars, à l’échelle mondiale. Comme dit Adam Tooze, « nous devons analyser l’économie mondiale non pas en termes de « modèle insulaire » reposant sur des relations économiques bilatérales – entre deux économies nationales -, mais au moyen de la matrice imbriquée des bilans d’entreprise – de banque à banque -. Ce qui compte donc dans la prédiction des crises, ce ne sont pas vraiment les déficits publics ou les déséquilibres des comptes courants (des échanges) mais « les ajustements impressionnants (et qui peuvent être fulgurants) susceptibles d’avoir lieu dans cette matrice imbriquée des comptes » entre multinationales et banques systémiques.

Ce qui conditionne vraiment le destin du système financier, ce ne sont donc pas les agrégats économiques nationaux sur lesquels on se focalise pourtant et au nom desquels on justifie des politiques aberrantes, mais les bilans d’entreprises où se joue véritablement le destin du système financier.

Le Léviathan mondialisé a donc peu à voir avec le « Club Med » mondial pronostiqué, au seuil du XXIème siècle et de l’avènement de la zone euro, par Alain Minc(16) qui ouvrait toutes grandes les fenêtres de l’avenir néolibéral.

Moins de deux décennies après, rares sont ceux qui se risqueraient à de telles vaticinations. A part quelques optimismes fonctionnels, les plus prudents, après avoir rappelé les progrès notable de la régulations bancaire et de la supervision, admettent que tous les clignotants sont au rouge, paramètres économiques compris.

Chacun sait que même la croissance étasunienne, perfusée à l’endettement, est artificielle. Quant à l’Europe où la stagnation s’est installée, même l’exemplaire Allemagne s’essouffle. Sa croissance misérable en 2019 (0,6%) était inférieure à celles de 2018 (1,5%) et évidemment de 2017 (2,5%). Quant à la France, on verra ce qu’il reste de son +1,3% de 2019, célébré comme un exploit par la presse main stream, après le passage de la Covid-19.

En résumé, la fin de la stagnation européenne et française n’est pas pour demain.

Le plus inquiétant c’est que ce décrochage loin d’être conjoncturel, est aussi le signe précurseur de la fin du modèle allemand entièrement guidé par une volonté d’insertion dans les grandes chaînes de production industrielles mondialisées, favorisant le « tout-export » au détriment de la consommation intérieure et de la division du travail productif avec des partenaires – vidés en partie de leur substrat industriel – comme le « projet » européen l’impliquait. On peut toujours espérer que le choc pandémique mettra à l’ordre du jour les vertus des circuits courts, la réindustrialisation du pays et la nécessité d’assurer la sécurité de tous les secteurs stratégiques nationaux. Vu l’interconnexion des pièces essentielles du système mondialisé et l’intrication des intérêts on peut en douter, sauf réveil politique national évidemment.

En tous cas, encore en 2019 comme le reconnaissait le FMI, « les facteurs de vulnérabilité continuent à s’accumuler… si bien que les risques à moyen terme qui pèsent sur la stabilité financière dans le monde restent globalement inchangés(17) ».

Le problème c’est que les responsables politiques et financiers, telle la proie que le serpent fascine, ne bougent pas face à la crise financière. Pire, à la différence de 2008 où les USA étaient aux commandes, aujourd’hui, il semble ne plus y avoir de pilotes disposant des capacités financières d’intervention suffisantes.

Une crise inévitable

La crise financière rampante et la stagnation économique durable sont là et à la différence du passé, l’optimisme fonctionnel de mise à tous les niveaux a laissé place à son contraire si ce n’est à la repentance comme on le voit d’Alain Minc, ce croyant de toujours :

« Nous avons cru en des lois économiques qui se trouvent aujourd’hui invalidées… Nous avons depuis cinquante ans été formés à respecter des tables de la loi économiques peu nombreuses mais très strictes : le plein-emploi crée l’inflation et celle-ci pousse les taux d’intérêt à la hausse. Le financement de l’État par une banque centrale est un anathème car facteur d’inflation. La création monétaire doit demeurer dans des limites raisonnables sous peine, là aussi, de nourrir l’inflation. Et enfin, plus globalement, une révolution technologique engendre des progrès de productivité qui constituent le meilleur adjuvant de la croissance. Les dix dernières années viennent de nous démontrer que ces principes fondateurs n’ont plus lieu d’être et nous sommes, dès lors, désemparés car privés de boussole macroéconomique(18) ».

Rarissimes sont les praticiens de la finance qui ne soient pas inquiets. Ainsi l’inébranlable Jean- Claude Trichet craignant que l’accélération de l’endettement des pays émergents ne rende « aujourd’hui l’ensemble du système financier mondial au moins aussi vulnérable sinon plus qu’en 2008 » (Challenges – 04/09/2018) ; ou Dominique Strauss Kahn relevant que la crise financière est aux portes, qu’on n’y est moins bien préparée qu’en 2008, que « la coordination a très largement disparu, plus personne ne jouant ce rôle, ni le FMI, ni l’UE et la politique du président des Etats-Unis (…). Par conséquent, la mécanique qui avait été mise en place au G20, extrêmement salutaire car elle associait les pays émergents, a volé en éclats(19)».

Quant aux responsables politiques, qui est plus lucide sur ce qu’est devenu le système libéral qu’Emmanuel Macron ?

« Je l’ai dit avec force : je crois que la crise que nous vivons peut conduire à la guerre et à la désagrégation des démocraties. J’en suis intimement convaincu. Je pense que tous ceux qui croient, sagement assis, confortablement repus que ce sont des craintes qu’on agite, se trompent. Ce sont les mêmes qui se sont réveillés avec des gens qu’ils pensaient inéligibles, ce sont les mêmes qui sont sortis de l’Europe alors même qu’ils pensaient que ça n’adviendrait jamais. C’était souvent les plus amoureux d’ailleurs de cette forme de capitalisme et de l’ouverture à tout crin. Moi, je ne veux pas commettre avec vous la même erreur et donc nous devons réussir à ce que notre modèle productif change en profondeur pour retrouver ce que fut l’économie sociale de marché…(20) »

Reste à savoir quel est son plan pour désamorcer l’implosion du système financier européen et l’explosion politique en préparation en France. Probablement aggraver la situation par une nouvelle dose de libéralisation ?

Une société fracturée ou le crépuscule du monde commun

Structurellement générateur de chômage et de sous-emploi, adepte du service public minimum, le système libéral est évidemment corrosif pour le tissu social. Exacerbant les inégalités sociales et territoriales, il pousse ses bénéficiaires au repli sur l’entre-soi et les laissés pour compte à la sécession morale et à la révolte.

Au cours de ce dernier demi-siècle libéral la pyramide sociale issue des Trente Glorieuses a connu une double déformation : montée des inégalités et rétraction de la classe moyenne.

Une société dont la place centrale était occupée par une classe moyenne appelée à devenir largement majoritaire par les vertus du progrès technique, du plein emploi, de l’école et de la démocratie a été progressivement remplacée par une autre. Par une société où les classes populaires ont fait leur deuil de se fondre un jour dans la classe moyenne, classe moyenne dont la principale crainte est le déclassement voire de sombrer dans la précarité. Une société où moins de 10% de la population dispose de revenus confortables, de plus de 50% du patrimoine et de l’essentiel des pouvoirs d’influence. Au sein de cette couche sociale aisée, la distribution des revenus du patrimoine et du pouvoir d’influence suit une courbe exponentielle dont la pente s’accélère avec les derniers 1% puis 0,1% et ainsi de suite des plus hauts revenus et du patrimoine. Au final et pour simplifier, disons que nous sommes passés d’une société animée par une dynamique de moyennisation à une société de plus en plus inégalitaire. L’essentiel des gains de la croissance allant à une minorité très étroite, celle-ci s’est transformée en oligarchie.

Comme le dit un rapport de l’OCDE publié le 10 avril 2019 : on s’achemine vers « une polarisation des sociétés occidentales en deux groupes : une classe riche et prospère au sommet et un groupe, beaucoup plus nombreux, de personne dont le travail consiste à servir la classe riche ».

Un phénomène mondial donc mais d’effets variables selon la résistance des « amortisseurs sociaux » nationaux hérités à la corrosion libérale. Pour l’heure, la France qui n’a pourtant pas été épargnée par les réformes occupe encore une position enviable mais menacée…

Références

(1)Constatons qu’en même temps les Etats européens ont limité la garantie des dépôts en cas de faillite bancaire à 100 000€ par déposant.

(2)On peut faire le même reproche au système de résolution européen censé mettre à la charge des banquiers et des déposants le coût de la faillite de leur établissement. Sauf que les fonds qui y sont consacrés (y compris les fonds propres obligatoires) sont notoirement insuffisants pour faire face à une crise de magnitude significative. Rien ne garantit qu’en ce cas les garants, par ailleurs en difficulté, soient alors en capacité d’intervenir.

(3) « Les produits dérivés » sont des sortes d’assurances contre des variations de taux, de cours etc. Au niveau mondial, en 2018, ils étaient censés garantir un volume d’échanges représentant 19 fois le PIB mondial ! En fait, ce sont des outils spéculatifs.

(4)Simulations destinées à évaluer le comportement des banques en situation de crises plus ou moins forte.

(5)De l’ordre de 8 % de l’énorme bilan du shadow banking européen est détenu par des banques, via des filiales.

(6)« Dans son essence, la création monétaire ex nihilo actuelle par le système bancaire est identique […] à la création de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement condamnée par la loi. Concrètement elle aboutit au même résultat. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents » dixit Maurice Allais (1911-2010) qui fut le premier et pendant longtemps l’unique lauréat français du « prix de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel » connu sous le nom de « Prix Nobel d’économie ». Ses positions sur la production monétaire et le libre-échange expliquent peut-être l’obscurité dans laquelle il est tenu aujourd’hui.

(7) Adair Turner : « Reprendre le contrôle de la dette » Editions de l’Atelier.

(8) Adam Tooze : « Crashed : Comment une décennie de crise financière a changé le monde » Editions Les Belles Lettres.

(9)De la différence entre taux à court et long terme.

(10)L’indice PER Shiller mesure le rapport de la capitalisation boursière d’une entreprise aux bénéfices réalisés.

(11) Selon l’économiste Daniel Lacalle Sousa « Au cours des huit dernières années, pour chaque dollar de PIB, trois dollars de dette ont été créés ».

(12)Si dès le traité de Maastricht cette liberté était bridée, les obligations, faute de sanctions, restaient plus théoriques que réelle. On peut constater que cette rigueur n’existe pas pour l’Allemagne qui ne respecte pas la limitation des excédents prévue par les traités.

(13) les faibles taux de croissance en 2019 ont été remplacés par des prévisions de taux négatifs pour 2020 suite à la crise sanitaire de 2020.

(14)Les eurodollars sont les dépôts en dollars dans des banques hors de la juridiction étasunienne.

(15) Le Figaro (16/03/2009)

(16)Alain Minc « La mondialisation heureuse » 1999 (Pocket).

(17)Rapport sur la stabilité financière dans le monde (Avril 2019).

(18)Tribune Le Figaro 23/08/2019.

(19)AFP 09/09/2018.

(20)Discours à l’OIT 11/06/2019.

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Pourquoi les personnes en situation de handicap se tiennnent-elles loin des urnes ?

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L’entrée au Palais Bourbon de Sébastien Peytavie, premier député en fauteuil élu le 19 juin sur la 4e circonscription de Dordogne, relance le débat autour de la représentativité des institutions politiques. Cette entrée apparaît comme un vent d’espoir pour tous nos concitoyens qui sont en situation de handicap, mais elle interroge : pourquoi seulement maintenant ? Les personnes en situation de handicap avaient déjà pointé ce manque de représentativité, conséquence directe du désintérêt des institutions pour le handicap. Autrement dit : « personne ne nous ressemble ».

Malgré ce manque de prise en compte du handicap dans la mise en œuvre des politiques publiques, nous constatons que les candidats aux élections n’oublient jamais d’avoir « un petit mot » pour le handicap. Ce consensus fait désormais du handicap un domaine de l’action publique, dans une logique de prévention d’un risque universel.

Il y a ainsi une forme de consensus moral sur la nécessité de produire des politiques publiques en direction des personnes en situation de handicap. P-Y. Baudot, C. Borelle et A. Revillard(1) expliquent même que ce consensus moral est récemment devenu un impératif moral. La loi de 2005 illustre cette prise en charge nouvelle de la question du handicap et de la participation par les pouvoirs publics. En effet, cette loi a un double objectif : transformer les représentations collectives sur le handicap et permettre l’inclusion réelle des personnes, les deux allant de pair. Pour qu’une intégration à la vie politique des personnes en situation de handicap soient réalisable, aussi simple que cela puisse paraître, elles doivent être en mesure d’accéder aux lieux de la vie quotidienne et aux lieux de citoyenneté.

C’est pourquoi cette loi impose l’accessibilité à l’espace public, ainsi qu’à d’autres domaines de la vie, comme l’éducation, l’emploi, le logement. Elle instaure également le droit à la compensation des conséquences du handicap et les Maisons départementales des personnes handicapées(2). Autre élément notable pour la transformation de la considération du handicap, la loi produit à son article 2 une définition du handicap et par la même occasion, introduit une définition du handicap psychique (par rapport au handicap mental). Ces évolutions ouvrent le champ d’une prise en charge renouvelée du handicap et permettent d’amorcer un basculement vers un autre paradigme, dans lequel on s’attèle à intégrer, insérer, inclure, les personnes en situation de handicap.

En se penchant sur des témoignages de personnes en situation de handicap, sur des études relatives à la question de l’accessibilité, un constat troublant apparaît : d’une part, le témoignage sans équivoque sur la difficulté des personnes en situation de handicap à rejoindre l’espace public, qui le perçoivent comme hostile, et d’autre part, une prise en considération consensuelle et transpartisane de la question. Les personnes en situation de handicap apparaissent à la fois comme des personnes qui subissent une discrimination, voire une oppression(3), et à la fois comme des personnes toujours soutenues par les pouvoirs publics depuis plusieurs dizaines d’années et dont les difficultés spécifiques sont prises en compte à chaque élection.

Face à cette contradiction, deux postures pourraient s’imposer : d’un côté, il pourrait sembler logique que les personnes en situation de handicap participent davantage aux élections nationales et locales puisque les politiques publiques « prennent en compte leurs besoins », et de l’autre, il pourrait aussi sembler naturel que face aux promesses des pouvoirs publics, les personnes en situation de handicap soient découragées et se tiennent ainsi loin des urnes.

Il semble essentiel, dans un premier temps, de rappeler que la question du vote pour les personnes en situation de handicap n’a pas toujours été une évidence pour les pouvoirs publics. En effet, jusqu’en 2019 les personnes en situation de handicap mental n’avaient pas le droit de vote. Il y a donc pour une partie du public ici concerné une citoyenneté contrariée, le droit de vote leur étant jusqu’à très récemment refusé.

Dans un second temps, il convient de jeter un œil aux chiffres de l’inscription des personnes en situation de handicap sur les listes électorales. Il y a un écart flagrant entre le taux d’inscription sur les listes électorales des personnes en situation de handicap et les statistiques générales quant à la citoyenneté électorale. Pierre-Yves Baudot établit ainsi une comparaison des taux d’inscription sur les listes électorales de la population française en âge de voter et de deux échantillons représentatifs d’usagers de MDPH (dans la Somme et dans les Yvelines). On constate ainsi un écart de 19 points entre le taux national et l’échantillon de la MDPPH des Yvelines en 2017. Les personnes en situation de handicap dans ce département étaient 2,6 fois plus souvent non-inscrites sur les listes que la moyenne des français en âge de voter(4). Des personnes qui sont en capacité et en droit de voter, dont l’avis compte tout autant que des personnes valides, voire plus sur de nombreux sujets qui les concernent, ont presque trois fois moins de chance d’être inscrites sur les listes électorales. L’objectif de cet article est ainsi de mettre au jour quelques pistes de réflexion sur les raisons qui pourraient faire que les personnes en situation de handicap se maintiennent à l’écart des urnes.

Des emplois du temps incompatibles

Cet article s’intéresse particulièrement aux personnes en situation de « grande dépendance », qui dans leur quotidien ont besoin d’un.e auxiliaire de vie, ou d’un.e infirmer.e, pour se déplacer, pour se nourrir, pour faire leur toilette. Pour avoir un accès régulier à cet accompagnement, des aides sont nécessaires et doivent être adaptées en fonction de la situation de la personne : maintien à domicile, foyers d’accueil médicalisés, maisons d’accueil spécialisées… Le choix de circonscrire notre analyse à la « grande dépendance » est le résultat d’une réflexion autour de ce temps quotidien, toujours accompagné.

En effet, ces personnes ont un emploi du temps particulier. Les auxiliaires de vie viennent le matin, le midi et le soir, pour aider les bénéficiaires(5) dans leurs tâches quotidiennes. En ce qui concerne la grande dépendance, il est même fréquent que le bénéficiaire soit accompagné, de son réveil à son coucher, par un ou une auxiliaire de vie. De la même manière, si quelque chose se passe dans la nuit, que la famille a besoin d’aide qui ne correspond pas nécessairement à du soin ou à une urgence médicale, les structures de maintien à domicile peuvent envoyer un ou une auxiliaire de vie sur place.

Lorsque l’on prend le vote dans sa dynamique temporelle, dans son rôle de « rituel », qui réactive un réflexe électoral, on se rend compte qu’il a une temporalité spécifique imposant de mettre en suspens ses activités ordinaires. Il n’y a pas, pour les personnes en situation de handicap, et particulièrement en situation de grande dépendance, la possibilité de suspendre ces activités ordinaires, ou de se conformer à une temporalité spécifique tant leur emploi du temps est réglé et contraint. Il n’est pas possible de déplacer l’heure du déjeuner, la toilette, les soins, l’accompagnement. La condition médicale des personnes en situation de « grande dépendance » rend cette adéquation aux temps électoraux pratiquement impossible. Il y a une altercation entre un temps vital et un temps électoral.

Le débat qui se poursuit depuis plusieurs années autour d’un potentiel vote à distance peut trouver une de ses justifications dans la temporalité des personnes en situation de « grande dépendance ». Le temps principal ne pouvant pas être le temps électoral, le temps de la vie de la Cité. Il est le temps du soin, de l’accompagnement, pour les personnes concernées évidemment, mais aussi pour les aidant·es, qui sont eux-mêmes aussi parfois dans des situations d’isolement, de fragilité. Faciliter les déplacements ne suffit certainement pas à permettre aux personnes en situation de « grande dépendance » et à leur cercle de soutien de se rendre aux urnes.

De la même façon, si les temps ne correspondent pas, les espaces ne conviennent parfois pas non plus. L’accessibilité au bureau de vote peut aussi devenir une question, voire un problème insurmontable, si l’on n’est pas à quelques minutes en zone piétonne, si l’on doit prendre les transports en commun, si l’on doit passer par des chemins détournés parce que la chaussée est inaccessible, si l’on doit demander de l’aide pour accéder au bureau à cause de l’absence d’une rampe d’accès… Toutes ces situations singulières rythment le quotidien des personnes en situation de handicap. Aller au bureau de vote en sachant que la route sera pavée d’obstacles, que l’espace public et citoyen ne sera pas physiquement et visiblement prêt à nous accueillir encourage le renoncement à ce déplacement.

Le rapport aux politiques publiques

Les politiques publiques visent, notamment à travers la question de « l’accessibilité », à rendre possible, plus évidente, l’évolution des personnes en situation de handicap dans l’espace public. L’objet ici est de se demander dans quelle mesure les politiques publiques, du moins leur résultat, n’a pas un impact sur le rapport au devoir citoyen que les personnes en situation de handicap entretiennent. Ces politiques renvoient nécessairement un message, qu’il soit positif ou négatif, aux personnes en situation de handicap, à tous les stades de leur vie, et cela peut avoir une influence sur leur implication civique. Cette hypothèse constitue le point de départ de la réflexion sur le rapport aux politiques publiques.

L’espace public apparaît, pour les personnes en situation de handicap, comme un espace où se déchaîne la violence symbolique(6). Les trottoirs étroits, les déchets, les trottinettes et vélos, les déjections animales : ces obstacles pour les piétons valides ne sont que des éléments à éviter, pour les personnes en situation de handicap ils sont de réels obstacles, pouvant faire l’objet d’une violence. Le gérant d’un service à la personne(7) nous avait raconté que l’un de ses bénéficiaires, en roulant sur une déjection canine, s’était retrouvé à en avoir sur les mains.

« C’est ça qu’on donne comme message aux handicapés. Ils roulent sur le trottoir et ils se retrouvent avec de la merde de chien sur les mains. »(8)

Pour de nombreuses personnes concernées, les pouvoirs publics se moquent de leur sort, manquent de pragmatisme et de finesse.

Dans une certaine mesure, l’État et les collectivités donnent l’impression aux personnes en situation de handicap de feindre seulement le souci ou la bienveillance à leur égard. Le message politique, ayant pu susciter un certain espoir, est vécu comme une forme de tromperie. Il y a à travers les politiques publiques le signe d’une méconnaissance profonde des enjeux qui touchent les personnes en situation de handicap. Voilà de quoi entretenir un rapport distant au vote : à quoi bon investir des espaces de citoyenneté que l’on nous refuse, un espace politique dans lequel on ne se retrouve pas, et dans lequel on ne trouvera rien de bon pour soi.

Le travail d’une société, le capacitisme

De ces constats, on peut saisir des symptômes d’une inadéquation générale de la société aux personnes en situation de handicap, et du rapport de force entre les personnes valides et les personnes en situation de handicap. Nous décidons de reprendre le concept de causalité circulaire que Bourdieu emploie pour parler de la société kabyle(9). Il s’agit d’un accord au sein de la société entre ce qu’il se passe et les schémas mentaux que l’on a intériorisés. La causalité circulaire, l’adéquation entre les structures objectives de l’espace social et les structures subjectives, rend naturel ce qui ne l’est pas, ce qui est en réalité construit. Si l’on applique le concept de causalité circulaire à la question du handicap, nous arrivons au constat suivant : le rapport distant que les personnes en situation de handicap entretiennent à leur citoyenneté est certes le produit des politiques publiques, mais aussi et surtout, le produit d’une société capacitiste.

Les politiques publiques sont elles-mêmes le produit d’une société capacitiste. P-Y. Baudot, dans son compte- rendu de l’ouvrage de R. Bodin(10), émet la critique suivante quant à la manière dont « l’adaptation de l’environnement » par les personnes valides a pu perdre de son intérêt, de sa cohérence : « Les tenants du modèle social comprenaient la notion d’environnement davantage comme une expression du fonctionnement des institutions plutôt que comme le simple design d’un passage piéton ». Les schémas de pensée des personnes valides sont les produits de cette société, mais continuent à exclure les personnes en situation de handicap. Les personnes en situation de « grande dépendance » qui ont souhaité témoigner de leurs expériences ont toutes conscience de cette situation. Elles se sentent toutes concernées par une cause, celle du handicap. Une étude de l’European Social Survey(11) a montré que les personnes en situation de handicap votent moins que la population générale, surtout lorsqu’elles sont conscientes, lorsqu’elles perçoivent la discrimination qu’elles subissent.

La question de la production d’une définition, d’un sens, pour le concept de capacitisme apparaît alors comme capitale. Les travaux qui visent à étudier ce concept, ses symptômes, permettraient de formuler l’oppression et de mieux lutter contre. Penser le capacitisme revient déjà à lutter contre ses différentes formes d’expression, qu’elles soient dans l’espace public, politique ou social. Penser le capacitisme, c’est aussi comprendre qu’il y a des différences d’un handicap à l’autre, que le handicap ne fait pas bloc, et que par conséquent les politiques publiques doivent s’adapter à la diversité des situations.

Nommer ces situations d’exclusion, de discrimination, d’oppression, comme du capacitisme, revient déjà à faire exister la notion dans les consciences et donc de sa réalité. Nommer c’est aussi imposer une nouvelle vision du monde, de l’ordre social, de ce qui doit être redéfini, et potentiellement faire basculer ce monde social dans un nouveau paradigme.

Références

(1)Baudot, Pierre-Yves, Céline Borelle, et Anne Revillard. « Politiques du handicap. Introduction », Terrains & travaux, vol. 23, no. 2, 2013, pp. 5-15. Ici, ce que l’on cite figure à la page 6.

(2)Les MDPH ont une mission d’accueil, d’information, d’accompagnement et de conseil des personnes en situation de handicap et de leur famille. Chaque MDPH met en place une équipe pluridisciplinaire qui évalue les besoins de la personne et une commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) qui prend les décisions relatives à l’ensemble des droits de la personne dans son champ de compétences.

https://www.cnsa.fr/vous-etes-une-personne-handicapee-ou-un-proche/missions-et-fonctionnement-des-mdph

(3)http://lesdevalideuses.org

« Les Dévalideuses » est un collectif féministe composé de femmes en situation de handicap, qui cherche à intégrer le handicap aux luttes féministes et qui s’inscrit dans un féminisme intersectionnel. Selon elles, les personnes en situation de handicap sont plus qu’une population « moins intégrée », il s’agit d’une population qui subit une oppression, qui se croise parfois avec de nombreuses autres. Elles expliquent : « Les oppressions ne se remplacent pas, elles se cumulent et elles se croisent, créant des situations uniques et complexes qui nécessitent notre attention. Nous sommes donc également concernées par l’ensemble des luttes liées au genre, à la sexualité, à l’origine ethnique, la religion, ou au milieu social. »

(4)Baudot, Pierre-Yves, et al. « Les politiques publiques façonnent-elles les listes électorales ? Le cas des personnes handicapées en 2017 », Revue française de science politique, vol. vol. 70, no. 6, 2020, pp. 747-772.

(5)Le terme « bénéficiaire » est ici employé pour décrire le statut des personnes en situation de handicap qui bénéficient d’une aide, d’un accompagnement à domicile. Elles sont généralement désignées comme « bénéficiaires » d’une prestation d’accompagnement.

(6)Définition donnée par Bourdieu dans le « Préambule » de La domination masculine, à la page 7 : « Ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment ».

On ajoute à cela une seconde définition, qui nous semble plus évidente à retenir, qui est celle de Gérard Mauger : « Le concept de violence symbolique s’applique à toutes les formes « douces » de domination qui parviennent à obtenir l’adhésion des dominés. »
Mauger Gérard, « Sur la domination [*] », Savoir/Agir, 2012/1 (n° 19), p. 11-16. DOI : 10.3917/ sava.019.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2012-1-page-11.htm

(7)Cet article est une mise en forme journalistique d’un dossier de recherche, d’une enquête auprès de bénéficiaires en situation de grande dépendance et du gérant de la structure.

(8)Entretien avec le gérant d’une structure de service à la personne, le 8 avril 2021.

(9)Bourdieu, Pierre. « La maison ou le monde renversé [1] », , Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de « Trois études d’ethnologie kabyle », sous la direction de Bourdieu Pierre. Librairie Droz, 1972, pp. 45-59.

(10)Pierre-Yves Baudot, « Romuald Bodin, L’Institution du handicap. Esquisse pour une théorie sociologique du handicap (La Dispute, 2018) », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2020, mis en ligne le 27 juillet 2020, consulté le 29 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org.ezpaarse.univ-paris1.fr/sociologie/ 6921.

(11)Mikko Mattila, Achillefs Papageorgiou, « Disability, Perceived Discrimination and Political Participation », International Political Science Review, 38 (5), 2017, p. 505-519.

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« Il y a un décalage entre le texte de la Vème République et la pratique du pouvoir »

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Entretien avec Benjamin Morel

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LTR : Tout d’abord, une question de définition. Comment définissez-vous les institutions de la cinquième République ? Quel est le sens de ces institutions gaulliennes ?
B. Morel :

Son sens a évolué. Originellement, c’est un régime parlementaire somme toute assez classique. L’élection au suffrage universel du président de la République à partir de 1965 ne change pas forcément cet état de fait. Il n’y a pas en France de singularité particulière. Les régimes portugais, autrichiens ou finlandais élisent aussi leur président au suffrage universel direct, mais c’est un Premier ministre qui occupe la place centrale ; le tout dans le cadre d’un régime parlementaire. Si on s’arrête aux règles constitutionnelles, la notion de « régime semi-présidentiel » n’a pas de sens. On a un régime qui, en droit, ressemble beaucoup aux autres régimes parlementaires européens. Mais dans les faits, le président de la cinquième République a en revanche plus de pouvoirs que le président des États-Unis dans son système politique. Donc on a une forme de régime qui se caractérise par une distorsion entre ce qu’il y a dans le texte et la pratique réelle. C’est peut-être là ce qui fait la singularité française. Dès lors, il faut considérer qu’une évolution des pratiques n’implique peut-être pas d’abord une évolution constitutionnelle.

Cette pratique doit à de Gaulle tout autant qu’à une rupture avec le fondateur de la Ve République. Le Gaullisme, tel qu’il est entendu par le général De Gaulle, induit un rapport très bonapartiste aux institutions. Les pouvoirs du chef de l’État sont fondés non sur un texte, mais sur une légitimité charismatique et un lien direct avec le Peuple. De Gaulle dit en substance : « Je suis responsable directement devant vous. J’exerce un pouvoir qui est extrajuridique. J’en ai conscience, tout le monde en est conscient. Mais ce pouvoir, je l’exerce parce que vous avez confiance en moi. Ainsi, si jamais je doute de cette confiance et si jamais vous semblez en douter, j’en teste l’existence par un référendum ou une dissolution. Si je n’obtiens pas votre confiance, je serai contraint de partir. » De Gaulle a donc un rapport parajuridique au pouvoir. Le pouvoir du Président n’est pas la conséquence des règles de droit. La mise en jeu réelle de sa responsabilité non plus. Cela pose toutefois un problème de perpétuation et d’institutionnalisation du régime. Au moment de l’attentat du Petit-Clamart, une question existentielle parcourt l’esprit de De Gaulle : comment subsistera le régime une fois qu’il ne sera plus là ? L’élection au suffrage universel direct est une réponse à cela, car elle va permettre une forte légitimation du président de la République sans le soutien d’évènements historiques marquant comme ceux qui avaient établi la légitimité de De Gaulle. Dès lors, chaque élection présidentielle permettra à travers l’élection de créer la figure d’un sauveur. Le problème, c’est que, les successeurs de De Gaulle n’étant pas de Gaulle, le moment charismatique va durer assez peu de temps, et très rapidement la légitimité va s’éroder. On a un régime dans lequel le pouvoir va se concentrer de manière importante dans les mains du chef de l’État — avec une marginalisation des contre-pouvoirs — alors que la responsabilité para-politique assumée par De Gaulle (à travers la dissolution, les référendums) va être remise en cause par ses successeurs. Le premier à rompre la logique sera VGE, qui annonce avant les législatives de 1979 qu’il ne démissionnerait pas en cas de défaite. En disant ça, il admet que son pouvoir est extrajuridique, mais que sa responsabilité n’est que tenue par la lettre de la constitution : rien ne l’oblige à démissionner. Mitterrand fait la même chose, et l’aggrave en ne démissionnant pas lors des deux cohabitations. Il y a ensuite Chirac qui ne démissionne ni après la défaite de 97 et la dissolution, ni après le référendum de 2005.

Le pouvoir reste extrajuridique, mais, contrairement à la pratique de De Gaulle, les pratiques pour tester la légitimité de ce pouvoir (référendums, dissolutions) vont être désactivées. Le quinquennat entre dans cette logique en synchronisant les élections présidentielles et législatives pour éviter à tout prix de risquer d’être désavoué lors d’élections intermédiaires. On évolue ainsi vers une « présidence autiste », dont on tente de préserver le pouvoir de toute fragilisation en brisant les thermomètres de son impopularité. Pour que la puissance présidentielle soit maintenue, on va fermer les écoutilles une fois que les élections présidentielles et législatives sont gagnées. On ferme toute possibilité de contestation pour éviter de remettre en cause un choix présidentiel qui est à la fois très fort et très fragile.

LTR : Donc selon vous, Emmanuel Macron incarne une caricature de la cinquième République avec toute sa verticalité, le délitement des partis. Pensez-vous que le général De Gaulle avait anticipé cet après, qu’il avait modelé cette Ve République pour ses successeurs mieux que pour lui, dans cette continuité d’un Homme d’État très fort ? Mitterrand par exemple, celui qui écrivait le coup d’État permanent en 1964, est finalement celui qui a le mieux incarné la cinquième République, qui l’a utilisée au maximum avec le septennat !
B. Morel :

Le pouvoir présidentiel a été croissant. Emmanuel Macron, représente un cas paroxystique. Après le quinquennat, le Parlement ne pouvait jouer ce rôle, mais il restait encore quelques contre-pouvoirs informels, notamment les partis et les groupes parlementaires qui disposaient d’une logique un peu autonome. Il y avait également la présence de poids lourds gouvernementaux qui étaient issus de ces partis, et qui pouvaient tenir tête. D’abord, il n’y a plus de parti. LREM est embryonnaire, le parti est fantomatique. En l’absence de grands barons, de réseaux militants, de groupes parlementaires autonomes : il n’y a pas de contre-pouvoir au sein du bloc majoritaire. Ensuite, il y a aussi un contrôle direct de l’administration par l’Élysée. Emmanuel Macron va nommer les directeurs d’administration, et va créer des liens directs entre le corps préfectoral et l’Élysée. On se retrouve devant une technocratie plébiscitaire. On a un chef de l’État, est élu pour cinq ans avec l’ensemble des pouvoirs, qui nomme directement une administration. On arrive de facto à la plus grande concentration des pouvoirs des régimes occidentaux aujourd’hui en France.

Dans les années 1960-1980, les partis ont du poids. L’UDR est un grand parti, dont Pompidou est la cheville ouvrière. De Gaulle accorde d’ailleurs beaucoup d’attention au parti majoritaire. L’Assemblée, Matignon et l’Élysée doivent fonctionner ensemble, pour que son pouvoir tienne. Cela implique que le président a besoin d’un parti majoritaire fort pour conserver sa mainmise sur Matignon. Un parti structuré, et un parti au sens sociologique du terme, avec des individus engagés qui construisent leur vie dans la politique et pour qui le coût de départ serait trop élevé (perte de leur carrière, et de liens amicaux forts dans le parti). Un parti, ce n’est pas qu’une association classique. C’est quelque chose qui prend à la sortie du lycée, qui forme, qui enrichit, offre une carrière dans laquelle on trouve son conjoint, ses amis, où on construit une sociabilité. Ainsi, le prix d’un départ est très élevé. C’est aussi cela qui a fait tenir la Cinquième République telle qu’elle a existé. L’existence d’une majorité structurée parce que les partis qui la composent sont stables est à la base de notre pratique institutionnelle. De Gaulle est conscient de cela. 

Pour autant, l’idée de majorité absolue et pléthorique n’est pas une évidence pour les rédacteurs de la Constitution de 1958. Cette dernière a d’abord été écrite pour permettre la survie de gouvernement minoritaire et assurer la stabilité face à des majorités parlementaires instables. La Constitution va ainsi faire avec ce fait majoritaire double emploi. Cela vient de l’obsession de Debré et De Gaulle de se doter d’un arsenal juridique très puissant pour éviter toute instabilité parlementaire, car ils pensaient devoir affronter des majorités relatives et changeantes en permanence comme sous la IVe République. On ne veut pas que l’assemblée soit en mesure de renverser gouvernement sur gouvernement, et c’est plutôt un succès de la cinquième République : les motions de censure ne passent jamais. Les seuls changements de gouvernement sont le fait du président lui-même qui décide son Acte 2, son Acte 3 par des remaniements.

Mais cela crée un problème : à trop vouloir armer la Constitution contre l’instabilité parlementaire et gouvernementale, on a produit de l’instabilité politique. Pendant les heures les plus tendues des Gilets Jaunes, avec un plan d’évacuation d’urgence du président, personne n’a pensé que l’assemblée pourrait renverser le gouvernement. La majorité en 2017 n’a été portée au pouvoir que par 17 % des inscrits au premier tour. Par la magie du mode de scrutin et les dispositifs de rationalisation parlementaire, cela n’empêche pas le gouvernement de mener sa politique sans tenir compte des 83 % des électeurs qui n’ont pas donné leur onction au projet.

LTR : Cette question du sauveur qui revient tous les cinq ans, ne participe-t-elle pas à la crise démocratique que nous vivons ? On entend souvent que la démocratie se limite à voter tous les cinq ans pour élire un monarque dont on est toujours déçu. Pour les législatives, faudrait-il donc une dose de proportionnelle ? 15, 30 % ? Et enfin, pourriez-vous développer sur la distorsion que vous décrivez entre la Constitution et les institutions de la Ve, et ce qu’elle produit dans les faits ?
B. Morel :

Il faut reprendre la critique qui est faite à la révolution par Necker à la fin du XVIIIe siècle. Critique qui sera notamment reprise par Carl Schmitt contre les régimes parlementaires. Les deux auteurs expliquent qu’une partie de la population préfère être représentée directement par un homme plutôt que par une assemblée. La structure parlementaire est beaucoup moins efficace du point de vue de la communication politique pour incarner le volontarisme de l’action politique. Or le principe de ce pouvoir implique justement son efficacité, sa capacité à changer le réel. Sinon c’est la légitimité même du politique qu’il emporte avec l’illusion de l’omnipotence d’un homme. Un individu unique est toujours plus facile à mettre en scène pour donner le sentiment d’une action.

Dans la manière dont on conçoit le pouvoir et la représentation, il y a certes la représentativité — il faut que le chef me ressemble —, mais il faut aussi que l’action soit efficace. Avant, le pouvoir, c’était l’incarnation charnelle du député local. Avec le développement des médias, on a le sentiment d’un rapport direct avec celui qui incarne le pouvoir, même dans un régime parlementaire. Si je suis Allemand, je ne vais pas voter SPD, je vais voter Scholz parce qu’il apparaît compétent. Idem en Grande-Bretagne. On a besoin d’une personnalisation du pouvoir, un transfert du sentiment de représentation du parti à la personne.

Ce phénomène est exacerbé à l’extrême par la cinquième République. On élit un président tout puissant, il est le sauveur. S’il ne sauve pas, parce qu’il ne le veut pas, on en élira un autre. Mais s’il ne sauve pas parce qu’il ne peut pas, ça devient très problématique. Peut-être qu’il aimerait bien que le niveau de vie s’améliore, mais c’est impossible à cause de contraintes macroéconomiques. La vraie crise démocratique est ici. La figure de l’homme sauveur a priori omnipotent, mais en réalité impotente, est de plus accroît un sentiment d’impotence politique qui partout fragilise les bases de la démocratie. Cette impotence est inacceptable, car l’État est un instrument d’action du souverain sur lui-même. Lorsqu’une demande qui lui est adressée, qui apparaît vitale et populaire, est rejetée, c’est la notion même de politique qui est mise à terre. Le RIC tel qu’il se manifeste dans la crise des gilets jaunes est une façon d’appeler à reprendre le contrôle de l’instrument étatique pour qu’il agisse. Nous sommes donc rentrés dans quelque chose qui est profond et qui ne se règle pas que par des réformes institutionnelles. Il y a une vraie crise de l’impotence du politique.

Sur la proportionnelle. Tous les états européens à part nous et les Britanniques, élisent leur Parlement à la proportionnelle. Beaucoup de modalités existent. Un seuil de représentation permet ainsi une rationalisation de la vie parlementaire : il y a moins de partis représentés aujourd’hui au parlement allemand qu’au parlement français. Il y a aussi des systèmes avec des primes majoritaires. Plein de formules de proportionnelles sont possibles. L’idée qu’il s’agirait donc d’un système instable est fausse.

Le problème avec la « dose de proportionnelle », c’est qu’elle génère une forme de quadrature du cercle. Il y a un effet de distorsion. Plus les circonscriptions sont grandes, plus leurs résultats s’homogénéisent ce qui conduit à renforcer les vagues majoritaires. En diminuant le nombre de circonscriptions pour en mettre à la proportionnelle, vous enlevez donc d’une main à l’opposition ce que vous lui donnez de l’autre. Avec 60 députés élus à la proportionnelle (10 % de l’Assemblée), il faut faire 25 % des voix au premier tour pour obtenir un groupe de 15 députés ; or voyez les dernières législatives… c’est le score d’Ensemble. On arrive à l’idée stupide avec un tel système que pour disposer d’un groupe grâce à la proportionnelle… il faut avoir emporté l’élection au scrutin majoritaire.

LTR : Et sur le RIC alors, vous avez pourtant écrit un article dans Libération expliquant qu’il était incompatible avec la Ve République ?
B. Morel :

Ce n’est pas que le RIC n’est pas compatible avec les institutions de la cinquième, mais plutôt qu’il risque d’être vécu comme une remise en cause de la responsabilité du président de la République. Si un RIC contredit la dernière loi que le président a fait voter, comment le président peut-il continuer à gouverner ? Entre des institutions représentatives qui sont centrées sur l’élection présidentielle et une démocratie directe qui viendrait à répétition. Il faut donc interroger plus largement les institutions. Mais un RIC bien construit et bien accompagné peut très bien être quelque chose de très utile.

LTR: N’y aurait-il pas un risque de renforcer encore cette démocratie plébiscitaire avec le RIC, et le référendum en général ? De délaisser la démocratie représentative au lieu d’essayer de la réparer ?
B. Morel :

Non, ça ne réglera pas tout. Je ne suis pas un illusionniste du RIC qui pense que la démocratie représentative doit être remplacée par un modèle de démocratie directe. Nombre de textes sont très techniques et ne déchaînent pas les passions, mais sont bien pourtant nécessaires. Le RIC permettrait de faire remonter des préoccupations non prises en charge par le personnel politique en place. C’est un outil de mise à l’agenda. Il faut toutefois bien le cadrer pour qu’il ne soit pas uniquement un instrument dans les mains d’une société civile organisée en réalité bien plus aristocratique que la classe politique. C’est le principal souci de ces instruments, pour déclencher une telle procédure, il faut des meneurs d’opinions. Or les grandes associations recrutent parmi les CSP+ et disposent déjà de relais. Elles n’incarnent en rien les inaudibles que l’on a retrouvés sur les ronds-points.

LTR : Et le référendum d’initiative partagé, qu’on a vu à l’œuvre pour ADP par exemple ?
B. Morel :

Malheureusement il a été mis en place pour ne jamais se déclencher, les conditions sont trop difficiles à réunir. Il y a aussi l’idée d’un RIC veto, pas forcément propositionnel. Il peut être assez intéressant ! On le retrouve dans le projet de constitution des Montagnards de 1793. Ces héritiers de Rousseau étaient dubitatifs sur la démocratie représentative et envisagent ce système. Toute loi votée par le Parlement n’est approuvée que si, au bout d’une certaine période, un certain pourcentage des assemblées primaires dans la moitié des départements ne se prononce pas contre. C’est une façon en réalité de dire que la volonté générale ne se délègue pas, et le but du Parlement n’est en fait que de la supposer. Mais si jamais le Parlement se trompe, le peuple peut toujours le lui signaler. Ça peut être pertinent dans le cas d’un projet de loi qui passerait au Parlement, mais qui est très impopulaire dans la population. Cela donnerait une possibilité au Peuple de s’exprimer en dernier recours.

LTR : Quel rôle joue le Premier Ministre dans la Constitution de la Ve République et dans les faits vis-à-vis du Président de la République ?
B. Morel :

Le texte de la constitution de la cinquième République est un texte qui est d’un fondement assez classique. Il n’y a pas tant de changement au regard des lois de 1875 ou à la constitution de la quatrième République. Il y a certes des pouvoirs propres qui sont accordés au chef de l’État, mais qui repose en réalité sur des éléments qui soit existaient déjà soit sont des pouvoirs d’exception (article 16, mais le président de la République, heureusement d’ailleurs, ne déclenche pas les pouvoirs d’exception tous les quatre matins). Tout comme la dissolution : elle était conditionnée sous la quatrième, mais il n’y en a pas eu tant que ça sous la cinquième. Donc les pouvoirs réellement dans les mains du président de la République sont assez limités. Mais même si ces pouvoirs sont limités, la pratique du pouvoir présidentiel est beaucoup plus importante. C’est ce dont nous parlions tout à l’heure : celui qui tient l’Élysée tient le Palais Bourbon qui tient Matignon. Certes, la vraie pièce maîtresse, constitutionnellement, reste le Premier ministre. Toutefois, si ce Premier ministre se sent l’obliger du président de la République (et c’est une pratique qui se met en place très tôt), tout le pouvoir revient à ce dernier. De nombreux exemples sous la Ve montrent comment s’est installée cette vraie domination de l’Élysée sur Matignon. Juridiquement, et administrativement, le pouvoir est à Matignon. Mais politiquement, il est à l’Élysée. Bien sûr, cela n’exclut pas une forme de répartition des responsabilités. Dès De Gaulle, on théorise ce que l’on va appeler le « domaine réservé ». Celui-ci n’a aucun fondement constitutionnel, il ne relève que de la pratique politique. Encore ne faut-il pas être dupe de cette répartition des pouvoirs. Pour partie, tout ça est de la communication. Ainsi, De Gaulle surveille de manière très minutieuse à la fois l’organisation du parti et en même temps la politique économique et sociale, etc. Néanmoins, faut relever un moment crucial : les grèves de 1963, où De Gaulle perd 10 points dans les sondages, et où il réalise qu’il vaut mieux rester en apparence loin des sujets clivants. Sembler se concentrer sur le régalien, le nucléaire, l’international… c’est prendre moins de risque. Le chef de l’État n’en tient pas moins et le parti et les rênes de l’économie et de la politique sociale.

Dans ce cadre, le Premier ministre joue un peu un double rôle, « Homme de paille et paratonnerre » : il est celui qui incarne pour l’opinion la conduite des politiques économiques et sociales, alors qu’elles sont largement guidées depuis l’Élysée.

LTR: Et pourtant, il est parfois plus populaire que le président ! Avec Édouard Philippe par exemple.
B. Morel :

Le cas de la crise covid est intéressant, parce que Philippe, en réalité, joue un rôle très présidentiel. Emmanuel Macron avait parfois l’air plus dans la gestion du détail, voire dans l’exagération, telle son adresse à la culture par exemple, alors que Philippe jouait plutôt le surplomb et la pédagogie. Mais dans tous les cas, un Premier ministre populaire, ce n’est jamais bon pour un président. Hors période de cohabitation, le Premier ministre est à la fois une couverture (c’est lui qui va prendre des coups, et le jour où il en aura trop pris, il sera changé), et il marque une politique, un cycle qui s’ouvre et peut se refermer. Ça a été aussi l’une des raisons du départ de Philippe, parce qu’à l’époque l’Élysée pensait que la crise allait se terminer.

LTR: Est-ce qu’on peut toujours, du point de vue du droit, parler aujourd’hui de cinquième République ? Peut-on dire qu’on est dans une « cinq-et-demie » ? Et que penser d’une sixième République ?
B. Morel :

C’est sûr que si De Gaulle revenait aujourd’hui, il ne reconnaîtrait pas vraiment son œuvre. Donc oui, il y a eu des modifications profondes. Je pense que la question de l’ordinal est secondaire. La sixième République pourrait être énormément de choses ; présidentielle, voire bonapartiste, ou parlementaire. Il est vain de penser qu’elle serait forcément ce que chacun de promoteur veut y mettre. La cinquième République a des marges d’évolution qui sont importantes. Dans tous les cas, il faut éviter la tabula rasa, qui de toute façon n’est jamais vraiment possible. La Cinquième République n’est jamais qu’une reprise des textes de la quatrième, qui est elle-même une reprise de la troisième. On peut passer à la sixième, mais pour changer quoi ? Le constitutionnalisme moderne n’induit que des changements à la marge ; sauf à vouloir rétablir Consuls et Tribunat ; c’est plus de l’horlogerie fine qu’une reconstruction ex nihilo. Par ailleurs, on l’a dit tout à l’heure, ce n’est pas le texte qui pose problème, il ne crée pas la monarchie présentielle qu’on connaît. Ce qui pose problème, c’est la pratique du texte, le télescopage des élections législatives et présidentielles, le mode de scrutin, etc. Ce qui compte, c’est d’arriver à casser le lien organique entre l’Élysée et l’Assemblée, avoir un système où existent des contre-pouvoirs. Ça peut passer par la loi ordinaire, pas de changement de constitution, pour le mode de scrutin. L’avantage du présent texte est que nous le connaissons et pouvons donc assez finement anticiper les conséquences de ses évolutions. D’expérience, quand l’on écrit une nouvelle Constitution, ses rédacteurs sont bien en peine de prévoir quelle sera sa réelle mise en pratique. Les III, IV et Ve République n’ont pas eu grand-chose à voir avec ce que prévoyaient les rédacteurs de leurs textes respectifs.

LTR: Comment appréhender l’élection présidentielle et ses candidats d’un point de vue constitutionnel ? Un avis sur la démocratie numérique, le vote à distance, ce genre d’innovations ? Et enfin, comment avoir des institutions qui fonctionnent, qui permettent de répondre à la crise démocratique ?
B. Morel :

Sur la première question, je suis assez perplexe. J’ai l’impression que les candidats font des choix extrêmement conservateurs (à droite, on sacralise la Ve République et son héritage Gaulliste fantasmé, on refuse par principe l’idée même de proportionnelle par peur de l’instabilité), ou bien totalement révolutionnaires, tenants de la tabula rasa. Réécrire une constitution, c’est la solution de facilité. Mais en l’état actuel des choses, je pense qu’une constituante, une convention citoyenne (telle que souhaitée par Jean-Luc Mélenchon) créerait un régime encore plus bonapartiste. La crise démocratique la plus profonde n’est pas liée au manque de représentativité des parlementaires, mais à l’impotence du pouvoir politique : est-ce que le gouvernement décide efficacement en mon nom. On a vu combien cela favorisait les Bonaparte. C’est ce qui s’est passé au départ avec Poutine en Russie, devenu très populaire en humiliant publiquement les oligarques, en témoigne. C’est un danger qui nous guette.

Sur la démocratie numérique : je pense qu’il y a un vrai danger. Le vote en ligne par exemple. Les machines à voter ont été interdites en Allemagne. Pourquoi ? D’abord pour une raison de sécurité : le système néerlandais a ainsi déjà été craqué par des hackers. Surtout, il y a un enjeu de confiance dans les institutions. Si on ne gère pas humainement le vote, on ne peut pas être assuré que les élections ont eu lieu de manière honnête. Or, le fait de ne pas être en mesure pour tout à chacun d’examiner directement les opérations de vote en ligne peut induire le doute et remettre en cause la confiance dans le processus démocratique. Que devient mon vote après avoir appuyé sur un bouton ? Si le doute est possible, le doute est dangereux. Cela rejoint la question du vote par correspondance aux États-Unis : on ne sait pas ce que deviennent précisément les bulletins, etc. Quand on sait le niveau de défiance des populations, on ne peut pas être sûr que la confiance envers un processus démocratique numérique soit garantie. Si quelqu’un refuse de croire que le processus a été honnête, comme il n’y a pas de moyen de lui prouver le contraire, on aura nécessairement un problème de défiance. Donc je ne suis pas favorable au vote en ligne. Mais en tout cas, le remède à l’abstention n’est pas à chercher de ce côté : c’est une illusion instrumentale. Voter prend trente minutes au maximum tous les deux ans… si on n’arrive pas à motiver les électeurs à se déplacer pour si peu, le souci ne vient pas de l’instrument.

Alors, pour résorber la crise démocratique, c’est évidemment très complexe. Il y a un sujet très français, institutionnel. Je suis convaincu par la proportionnelle, cela donne un meilleur sentiment de représentation, de légitimité. Cela ne demande pas de changement constitutionnel. Ensuite, on peut penser au RIC, pour sortir de la « bunkerisation » de l’Élysée et du Palais Bourbon. Il y a aussi le volet médiatique, l’état du débat public est calamiteux. Les médias sont incapables de traiter deux sujets à la fois. Et on a déjà eu ce problème avec les municipales et la réforme des retraites, les départementales/régionales et le covid… Si on n’a pas des médias qui jouent mieux leur rôle, les meilleures institutions du monde ne changeront rien. C’est à la fois un sujet de formation, et d’organisation des débats. Enfin, l’impotence du politique, comme on l’a déjà évoqué, est un enjeu majeur. Ne traiter que de débats sociétaux, et faire l’impasse de sujets économiques et sociaux à cause de contraintes budgétaires ou européennes est une folie. L’impuissance perçue de l’État ne peut mener qu’à la dictature ou à la dépolitisation de masse.

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Un vrombissement de moteur résonna place de la République avant que le dernier camion de la régie ne s’engouffre boulevard du Temple. Le silence se fit enfin sur la place où gisaient par terre quelques drapeaux tricolores au milieu d’autres, abandonnés par les militants. On distinguait là l’étoile blanche sur fond rouge du PCF, ici le poing et la rose des socialistes ou le tournesol d’Écologie et Liberté, et, surtout, des drapeaux blancs frappés des trois lettres « LTR », le grand vainqueur, Le Temps des Ruptures. Quelques heures avant tout juste se tenaient sur la place, ivres de joie, les différents chefs de la fédération « unité et progrès », pour fêter ensemble une victoire retentissante aux élections législatives.

Seul manquait sur scène le Président nouvellement élu, Maël Ruggiero, condamné à suivre depuis son bureau les résultats, entouré seulement de quelques collaborateurs. Tout au long de la soirée il avait reçu des messages de félicitations, bien loin des scènes de liesse qui embrasaient la capitale et auxquelles il aurait pourtant aimé se joindre. Avait-il seulement eu le temps de réaliser le poids de la charge qui lui incombait désormais ? Il vivait et revivait quotidiennement le souvenir de sa propre victoire, deux mois plus tôt, à l’annonce du résultat final, l’instant fugace, le pincement de cœur qui dure le temps d’un battement de cil, l’éclair qui déchire le ciel en silence avant que le tonnerre n’éclate.

Cette nouvelle victoire était d’abord celle des militants, de ces infatigables artisans qui avaient battu la campagne, surmonté les innombrables bisbilles entre groupes locaux, sections et autres coordinateurs régionaux des différentes composantes de la fédération. Le contraste était saisissant entre cette campagne à échelle humaine, locale et nationale à la fois où chacun se sentait impliqué, proche de son candidat, proche de sa ville, et la personnification extrême de la campagne présidentielle avec sa culture du clash et du buzz, les sempiternelles questions des journalistes – « quelle sera votre première mesure si vous êtes élu ? » – les staffs de campagne de candidats inaccessibles et leurs conseillers-en-tout…

Le succès de la fédération devait beaucoup à un engouement que l’union de la gauche avait suscité chez des électeurs résignés et qui s’était traduit dans les urnes : soixante-quinze pourcents de participation aux élections législatives, du jamais vu depuis 1986 ! Les forces de gauche données perdantes avant le scrutin présidentiel s’étaient redressées brusquement et, par-delà les analyses tactiques et stratégiques des politologues de profession ou de bistrot, le principal moteur de la victoire avait bien été l’espoir ! L’espoir, que la gauche avait fait renaître chez des citoyens faussement désabusés, revenus de tout sauf de la démocratie et qui pouvaient bien renoncer à Dieu mais pas à communier ensemble. Protester dans une urne restait le moyen d’expression favori des vrais contestataires, près de deux siècles et demi après la grande Révolution, les Français continuaient de se rendre seuls maîtres et possesseurs de leur destin.

Mais le frisson de la victoire qui lui avait parcouru l’échine par deux fois ces dernières semaines devait autant à la joie qu’à l’effroi face à l’immensité de la tâche à accomplir. Surpris d’une accession au second tour qui devait beaucoup aux erreurs de la candidate d’extrême droite, Ruggiero s’était érigé en rassembleur des forces de transformation écologique et de progrès social.

Il avait fallu forcer l’union pour créer une dynamique, rendre celle-ci à la fois crédible et désirable pour le pays, pas seulement pour le « peuple de gauche », mais aussi pour les pans entiers de la société, passés avec armes et bagages à l’extrême droite, par dépit ou par colère, persuadés d’avoir été abandonnés et sacrifiés par ceux qui jusqu’alors les représentaient, les défendaient. Ceux qu’on appelait les « fâchés mais pas fachos » avaient été privés de leur candidate au second tour, il avait fallu les convaincre de revenir au bercail. Il avait aussi fallu convaincre une partie de la bourgeoisie sans trop la brusquer, la bourgeoisie des villes davantage sensible à l’écologie qu’à la question sociale. Il avait fallu, enfin, acquérir la stature, non plus du challenger ou de l’opposant, mais du chef d’Etat, du Président apte à diriger, à composer avec un pays en rupture.

Ce difficile chemin de crête avait valu au parti une scission, la frange la plus radicale n’acceptant pas que l’union se fasse au prix du moindre compromis avec les modérés, les « traitres » venus des rangs socialistes. Sceptique quant aux chances de succès de la fédération, Faouzia Ben Slimane-Couderc avait claqué la porte du Temps des Ruptures pour fonder Les Révoltés, entrainant avec elle davantage de militants que d’électeurs mais provoquant une crise interne dont il avait bien pensé qu’elle lui couterait la victoire.

La dynamique avait heureusement été plus forte que la dissension et ce soir, les électeurs venaient de confirmer leur choix, offrant au Président un mandat clair. « Enfin, les ennuis commencent ! » comme avait dit le socialiste Bracke-Desrousseaux au lendemain de la victoire du Front populaire, et cette phrase, répétée comme de rituel après l’élection de chaque président de gauche n’avait pas pris une ride depuis un siècle. C’est qu’on s’engage à gauche alors qu’on se contente la plupart du temps d’être de droite. A l’exception des fantasmes d’apprentis fascistes, la droite faisait d’ordinaire peu d’efforts pour penser le monde et brillait davantage par son instinct de conservation, son inclination à abandonner le monde à son devenir. « Administrer », « adapter », « accompagner », voilà les verbes d’action qu’affectionnait la droite là où la gauche se donnait pour mission de « transformer », « construire », « protéger ».

Ruggiero avait retenu de la déconfiture de son prédécesseur la leçon. Il ne pouvait se contenter d’accompagner la marche du monde en espérant ainsi préserver les quelques avantages dont jouissait encore un pays riche comme la France dans la grande compétition internationale. Il relevait du devoir d’un Président de gauche de croire en l’immense pouvoir de la volonté humaine, d’afficher la conviction inébranlable qu’il n’y a pour l’humanité de destination que celle qu’elle choisit de se donner. La tiédeur d’un déterminisme volontiers cynique douchait les espoirs d’une société qui n’osait plus rêver depuis trop longtemps. Le néolibéralisme avait imposé la théorie de l’évolution comme règle pour la société tout entière, creusant toujours plus profondément le sillon qui séparait les possédants de la multitude qu’ils condamnaient à la domination. Pour sortir de cette ornière il fallait renoncer à l’impuissance politique.

Il fut tiré de ses pensées par l’ombre portée du secrétaire général de l’Elysée, entré dans le bureau par la petite porte du côté. Au cabinet, on l’avait affublé du surnom d’aiglefin à cause de sa passion pour la pêche, mais d’autres y décelaient plutôt un sarcasme moquant ses petits yeux inexpressifs et la main toujours froide, toujours molle qu’il tendait à ses interlocuteurs.

« Karim m’a téléphoné, il veut remettre la démission de son Gouvernement dès demain midi. Il ne perd pas de temps. »

Maël resta songeur. En nommant le chef de file du PS comme Premier ministre il avait pris un risque. Mais il lui avait fallu mettre sur pied un Gouvernement de campagne pour préparer les législatives et Karim s’était imposé comme choix logique pour mettre en scène l’alliance entre la gauche engagée et résolue qu’il représentait et le centre gauche social-démocrate. Jeune et impatient mais bien formé à l’école du parti, le garçon avait du métier et un sens politique aiguisé comme une lame de rasoir. Il misait sa carrière depuis des années sur un pari simple mais audacieux : virer un à un les vieux chefs. A l’en croire, le rejet de la social-démocratie dans l’opinion provenait surtout d’un rejet viscéral des têtes d’affiches, de ces vieilles badernes boursoufflées qui avaient fait leurs classes sous Mitterrand et leur beurre sous Jospin. Il était convaincu qu’en purgeant le parti de ses caciques, en mettant en scène leur obsolescence, la social-démocratie renaîtrait de ses cendres. Les militants l’appelaient le tueur d’éléphants, l’anti-Morel.

Mais le petit était trop pressé, trop agité, il brûlait la chandelle par les deux bouts. « Chirac avait son Sarkozy, Ruggiero a son Zaoui » était même allé jusqu’à titrer un canard facétieux pendant la campagne. Hors de question pour Maël de se faire polluer le quinquennat par un ambitieux, comme son prédécesseur avant lui. Fallait-il le garder comme Premier ministre pour conjurer le sort ? La question restait entière.

Le Gouvernement de campagne qu’il avait mis sur pied était resserré, à peine dix postes, le minimum vital pour expédier les affaires courantes, seulement les têtes de série de la Fédération et quelques hommes et femmes de confiance pour tenir l’administration. Les cinq chefs de partis étaient convenus dès l’origine que les législatives feraient foi, qu’ils composeraient le nouveau Gouvernement en respectant les équilibres nés du scrutin. Mais ce soir, le brouillard était encore trop dense pour qu’on puisse mesurer l’état des forces de chacun et seule la nuit permettrait d’y voir clair. Il congédia aiglefin et se mit au lit, songeur. « Enfin, les ennuis commencent ! » se répéta-t-il pour se donner du courage.

*

La petite femme rondouillarde qui se tenait face à lui débordait de son tailleur gris clair, un tailleur hors d’âge et bien strict qu’elle n’avait jamais dû porter auparavant. Elle avait de beaux cheveux noirs qu’un chignon peinait à retenir. Depuis tout le temps qu’il la connaissait, Maël n’avait jamais vu Faouzia dans un tel accoutrement.

« Président, tu ne peux pas garder Karim comme Premier ministre… Si tu fais ça, tu fous en l’air le mouvement. Tous ces arrivistes, ces opportunistes qui vont venir gratter à la porte pour un poste, il faut leur mettre un tir de barrage d’emblée ! Sinon, tu vas t’institutionnaliser, te normaliser. Et tout l’engouement, tout l’espoir que ta victoire a suscité s’évanouira aussi sec. Et n’oublie pas, ce que tu perdras à gauche, tu ne le gagneras jamais à droite, pour eux tu seras toujours un bolchévik, un khmer vert ! »

En dépit de ses coups tordus, il appréciait Faouzia et la passion qui l’animait. Sa micro-scission au lendemain du premier tour des présidentielles avait d’abord mis en péril la cohésion du parti qu’il dirigeait mais il y avait vite trouvé son compte. Les Révoltés ayant quitté le navire LTR, il s’était mécaniquement recentré, devenant le seul à même de faire dialoguer gauche radicale et socialistes, de rassurer les uns sur les intentions des autres. La nomination de Karim avait fait grincer des dents, chacun voulant se tailler la part du lion, convaincu que l’identité du Premier ministre aurait une incidence déterminante sur le cours de la campagne et le résultat des législatives.

Faouzia enchainait les mauvais calculs depuis deux mois et s’était ralliée à la Fédération, contrainte et forcée, quelques jours avant le second tour du scrutin présidentiel. Alors que Maël et Karim avaient annoncé de concert, au lendemain du premier tour, leur intention de s’allier pour faire élire Maël à la présidence et aborder ensemble les législatives, Faouzia avait quitté avec fracas LTR pour créer Les Révoltés en dénonçant une forfaiture. Ne pouvant rien contre la dynamique populaire née de l’union, elle faisait partie des ralliés de la vingt-cinquième heure, qui avait rejoint la Fédération comme on signe la reddition. Ce mauvais calcul lui avait valu d’être servie chichement par la commission d’investiture. Sur la ligne d’arrivée, Faouzia et les siens obtenaient tout juste onze députés élus, et cela convenait très bien au Président qui avait craint qu’elle n’en obtienne quinze et ne puisse ainsi constituer un groupe parlementaire autonome dont elle aurait usé pour affaiblir la majorité. Elle était désormais pieds et poings liés.

Maël la laissa faire son numéro en silence, observant du coin de l’œil son conseiller spécial, Boris, également président de la commission d’investiture de la Fédération, qui peinait à dissimuler son agacement.

« Qu’est-ce que tu veux Faouzia ? Avec tes onze députés, tu ne demandes quand même pas le poste ? On ne peut pas nommer un Premier ministre qui vienne du Temps des Ruptures, c’était le deal avec la Fédération : on prend l’Élysée, on laisse Matignon. Donc ça se joue entre le PCF, Écologie et Liberté et le PS. C’est le PS qui a le plus de sièges aux législatives, donc Karim. Tu préfèrerais que ce soit Elsa ou peut-être Léon ? »

Elle leva les yeux et les bras au ciel dans un geste d’impuissance. L’huissier frappa à la porte et entra.

« Monsieur le Président, Madame Farami et Monsieur Badowski sont arrivés, ils patientent dans le salon des ambassadeurs. »

Karim devait rejoindre l’Élysée sur les coups de midi pour présenter la démission de son Gouvernement, laissant au Président le temps nécessaire pour débuter les négociations avec les partenaires de la majorité, ou plutôt pour leur faire accepter le principe de sa nomination. Maël avait pris sa décision, Karim avait un profil d’attaquant de pointe, ce qui constituait, certes, un risque à ce poste, mais calculé. Il mesurait l’adversité à laquelle le Premier ministre ferait face, qu’il s’agisse du chaudron bouillant de l’Assemblée, des médias prompts à clouer un jour au pilori ceux dont ils chantaient la veille encore les louanges et, surtout, de l’administration qui se méfiait du Président élu et se partageait entre une haute fonction publique acquise aux préceptes libéraux et des catégories B et C tentées par le vote d’extrême droite.

Le jeune loup rêvait de chausser les gants pour en découdre, un profil de conquérant qui plairait jusque sur les bancs de la droite et laisserait quelques semaines de répit à l’exécutif pour préparer les premiers grands orgues du quinquennat. Mais Maël craignait qu’il ne se plaise de trop à Matignon et, porté par son euphorie, ne s’y consume, comme tant d’autres avant lui. Une crainte fondée … soit, et alors ? Karim avait son destin en main et il lui revenait d’en écrire les bonnes pages. Et puis les candidats au poste ne manquaient pas. Non, s’il hésitait, cela tenait davantage à l’incapacité du garçon à jouer collectif. Il pouvait bien être le seul à marquer mais il faudrait bien défendre en groupe.

L’image comptait au moins autant que les résultats et Maël voulait que son Gouvernement soit sympathique aux yeux des Français. Loin de l’image rassurante des technos gris et ternes dont jouissaient les libéraux auxquels ils s’apprêtaient à succéder, le nouveau Gouvernement ferait immédiatement face à un procès en incompétences et en amateurisme, meilleure arme de leurs adversaires pour disqualifier toute velléité de transformation. Singer leurs prédécesseurs ne les mènerait nulle part, il fallait donner envie, donner envie de croire en eux. Et pour cela il voulait une équipe unie et soudée dans l’épreuve, à laquelle les gens auraient presque envie d’appartenir. Il fallait donner envie aux gens de les voir réussir, leur donner envie de placer en eux leur confiance. Tout l’inverse de ce qu’avait fait son prédécesseur… Karim, avec ses petites phrases qu’il distillait comme du cyanure, sa méfiance congénitale et son ambition démesurée, ne collait pas vraiment au rôle d’homme d’Etat réfléchi mais débonnaire que recherchait le Président. Un Chirac en somme, mais de gauche.

Il entra dans le salon des ambassadeurs où Elsa Farami et Léon Badowski, la première secrétaire d’Ecologie et Liberté et le secrétaire national du PCF, l’attendaient, rejoints quelques minutes auparavant par Faouzia.

« Ce sera bien Karim, dit-il d’emblée après que chacun se fut bien installé. »

Badowski réagit peu, il avait passé l’âge des outrances et connaissait trop bien les choses de la politique. Puis son véritable combat était ailleurs, il avait obtenu dix-neuf députés, ce qui lui permettrait de renforcer son groupe parlementaire à l’Assemblée, de récupérer des financements supplémentaires pour conserver son autonomie de fonctionnement et de mettre ses élus à l’abri de toute menace d’exclusion en cas de bisbille. Il faudrait le courtiser, et cela tombait bien car le vieux communiste escomptait bien placer des ministres au Gouvernement, au moins trois, comme en 1981, et à des postes sérieux s’il vous plaît ! Qu’on n’essaye pas de l’endormir avec la jeunesse et les sports ! Karim ? Ni pour, ni contre, bien au contraire.

Sans grande surprise ce fut Elsa qui ouvrit le feu la première :

« Vous privilégiez donc sans concertation l’homme qui a fait un score inférieur au mien à la présidentielle, c’est un mauvais signal pour l’avenir de la Fédération, et un casus belli majeur pour nous.

-On respecte le deal Elsa, Karim a peut-être fait un mauvais score au premier tour des présidentielles mais il est celui qui obtient le plus de députés après LTR. Et puis c’est lui aussi qui a été l’élément moteur pour la création de la Fédération, il y a une certaine cohérence…

-Il obtient peut-être plus de députés mais il a été mieux servi par la commission d’investiture, et puis au final on parle de quatre députés de plus que nous, pas de quoi éblouir la galerie ! Avec les circonscriptions qui leur avaient été réservées, il s’est débrouillé comme un manche. J’insiste, ce serait un casus belli pour nous. »

Le Président vérifia sur la fiche préparée par Boris les nouveaux chiffres de la Fédération. Une majorité de trois-cent dix-sept députés dont deux-cent vingt-sept pour LTR, onze pour Les Révoltés et dix-neuf pour le PC. Sur les soixante autres sièges, le PS en avait remporté trente-deux contre vingt-huit pour Écologie et Liberté. Il fit un rapide calcul avant de répondre à Elsa.

-Qu’est-ce que tu entends par casus belli ? Tu songes à quitter la Fédération ? Il y a tout un Gouvernement à constituer, c’est une belle victoire collective, tu seras très bien servie. Et puis qu’est-ce que tu feras, seule avec tes vingt-huit députés dont tu n’es même pas sûre qu’ils te suivront tous ? Tu veux sortir de l’alliance qui vous a permis d’obtenir, pour la première fois dans l’histoire de votre parti, suffisamment d’élus pour former un groupe, avant même d’avoir siégé, simplement sur une querelle de personne, une querelle d’égo ? Et tu ne penses pas que les électeurs te feront payer le prix de la déloyauté à la première occasion ?

-Sois raisonnable Elsa, renchérit Boris. Tu n’as pas de quoi compromettre la majorité. Même sans toi, nous serons toujours deux-cent quatre-vingt-neuf, c’est chiche mais ça reste la majorité absolue. »

L’œil du Président fut attiré à cet instant par Faouzia qui se dandinait sur sa chaise, triturant en silence ses doigts potelés. Un message de son chef de cabinet lui indiqua que Karim était au barrage de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Maël quitta la pièce pour accueillir son Premier ministre dans la cour, sous l’objectif des journalistes convoqués pour la journée. Le fringant quadra sortit de sa voiture tout sourire, un dossier à la main et sa veste sur le bras malgré le vent qui commençait à souffler et les nuages noirs qui s’amoncelaient. Il serra la main du Président chaleureusement et posa longuement avec lui sur le perron, à la manière d’un dignitaire étranger. Il savourait son triomphe, convaincu que cette double victoire devait beaucoup à son instinct politique, lorsqu’il avait surpris son propre parti et les électeurs au soir du premier tour où il avait réuni tout juste 5,1% des suffrages, en annonçant la création de la Fédération unité et progrès pour faire élire Maël. Il avait mené la bataille des législatives comme un général bat la campagne, supervisé celle-ci jusque dans ses moindres détails, cette victoire était la sienne et il venait désormais récupérer son dû, Matignon !

Lorsqu’il entra dans le salon des ambassadeurs, il vit le visage fermé de ses partenaires. Aiglefin semblait absorbé par le dossier posé devant lui qu’il relisait machinalement et Boris faisait grise mine. Pas tout à fait l’ambiance festive et joyeuse qu’il espérait, mais il connaissait trop bien Elsa et les états d’âme de cette quadragénaire, née la même année que lui, sa rivale, talentueuse avocate formée par Ruggiero et qui le méprisait, lui, l’opportuniste, le coupeur de têtes au sourire d’acier. Cette grande bourgeoise qui se comportait comme une parfaite héritière jusque dans les salons de l’Elysée était convaincue que le poste lui revenait de droit. Et si on lui refusait, elle jouerait une sérénade aux journalistes en pleurnichant sur sa condition de « femme dans un monde d’hommes, d’agneau parmi les loups. » Mais c’était bien elle, la louve, la prédatrice.

« Je m’oppose à ce que tu sois nommé Premier ministre Karim. »

Ce n’était pas vraiment une surprise mais elle n’avait pas les moyens de s’y opposer, il jeta un coup d’œil aux autres membres de la Fédération. Léon, ce vieux roublard, arborait le masque du sphinx. Faouzia, en revanche, n’arrivait pas à soutenir son regard. Il comprit avant même que cette dernière n’ouvre la bouche.

« Je ne peux pas voter l’investiture d’un Gouvernement dont tu serais Premier ministre, Karim. Même si je le voulais, mes troupes ne me suivraient pas.

Il eut tout un tas d’expression et de qualificatifs qui lui passèrent à cet instant par la tête. Boris qui avait bien fait ses calculs semblait désespéré. Sans Elsa, la majorité tenait à une voix, mais avec les onze députés de Faouzia, Le Présidet, Léon et lui n’avaient plus de majorité pour investir le Gouvernement. Aiglefin tenta en dernier recours de proposer une répartition des postes faisant la part belle aux deux factieuses.

« Aucune proposition, aussi généreuse soit-elle, ne fera l’affaire, répondit Elsa. C’est une question de principe, Karim ne peut pas être Premier ministre. Au-delà même de nos scores respectifs à la présidentielle ou bien aux législatives, il faut envoyer un signal aux électeurs, le temps de l’écologie est venu, c’est ça l’espoir que l’on doit incarner pour notre génération et pour la jeunesse. Karim, ne le prends pas mal, tu as toutes les vertus de l’homme politique et tu as un grand rôle à jouer, mais il faut que l’on affiche une vraie rupture, que l’on donne un cap clair. La social-démocratie à la papa, les socialos bon teint, c’est fini, c’est derrière nous, c’est le passé.

-Et toi Faouzia, demanda-t-il en désespoir de cause, c’est ce que tu penses aussi ?

-Je t’aime beaucoup Karim, tu as l’avenir devant toi et peut-être qu’un jour ce sera toi le Président, mais tu sais que je n’étais pas favorable à la Fédération dès le départ, parce que je voulais qu’on préserve notre radicalité originelle, celle qui a fait le succès d’LTR. Maël est Président désormais, il va progressivement s’institutionnaliser, perdre cette radicalité qui a fait sa popularité, c’est le jeu de la Ve République, même si je déteste ce régime. Si, en plus, on nomme un Premier ministre qui se revendique social-démocrate, bien que tu défendes, je le sais, un réformisme ambitieux et volontaire, alors on perdra nos soutiens, nos électeurs ne comprendront pas, penseront qu’on les a floués. Je ne veux pas rejouer la bérézina du dernier quinquennat socialiste. Ça ne peut être qu’Elsa. »

Cette sentence acheva Karim, qui savait qu’un gouffre béant, un monde séparait la militante acharnée, qui avait fait ses armes, toute jeune, à la Ligue communiste révolutionnaire, et s’était illustrée dans les manifs de gilets jaunes au point de devenir une porte-parole de fait du mouvement, de l’avocate du VIIIe arrondissement, femme de réseaux issue de sciences-po, passée par la conférence, et qui camouflait ses inclinations libérales sous un masque de verdure. Qu’elles tombent d’accord pour l’évincer le laissait sans voix, seul et trahi.

Les jeux étaient faits, tous ici le savaient. Le Président n’avait aucune bonne solution, la loi des nombres s’imposait. Elsa avait été la plus dure à convaincre et jusqu’au bout il avait fallu s’assurer de sa loyauté alors que le parti du Président battu la courtisait pour les législatives, espérant imposer à Maël une cohabitation grâce à son soutien. Quant à la gauche, Elsa s’en foutait, le Président qui avait formé la jeune avocate dans son cabinet le savait mieux que quiconque. Elle trouvait tout cela dérisoire, cette histoire qui confinait à la mythologie, ces intellectuels de canapé qui répétaient ad nauseam les mêmes rengaines sur la lutte des classes, ces rites dépassés et ces combines d’arrière-cour, toutes ces babioles de la gauche avaient leur place au musée avec Badowski, qu’elle tolérait encore parce qu’il avait le bon goût de ne pas radoter devant elle.

La pluie battait à la fenêtre face à laquelle le Président se tenait debout. Karim se leva, le parquet grinçait sous ses pieds alors qu’il se dirigeait vers la porte. Il déposa sur la table la lettre de démission de son Gouvernement et lança, avant de quitter la pièce :

« Soit, je pars sur deux victoires et laisse ma place. Mais je veux Bercy et les Affaires étrangères, plus deux ministres et trois secrétaires d’Etat et je serai intransigeant. Je rentre à Matignon faire mes affaires et préparer la passation avec Elsa. »

Elsa, la victorieuse, savourait cet instant, réalisait à peine qu’elle venait de briser l’élan de son principal rival et de s’imposer, de s’auto-désigner Première ministre. Faouzia avait le regard vide du prévenu qui encaisse la sentence des juges depuis le box des accusés. Léon se leva, impassible, insensible au sujet du Premier ministre, aucun des candidats ne lui inspirant confiance.

« Elsa, tu es Première ministre désormais, je te félicite et te charge officiellement de former un Gouvernement, dit le Président. »

Puis il ajouta :

« J’espère que tu mesures pleinement l’immensité de la tâche qui t’incombe désormais et que tu mesures bien que ta légitimité, c’est de moi que tu la tires. Tu gouverneras le pays d’après mes directives. Et lorsque les canons seront pointés vers moi, je n’aurai de cesse de les dévier vers toi.

-Je tire ma légitimité du Parlement, répondit-elle cinglante.

-Non Elsa, ton Gouvernement tire son autorité du Parlement qui t’accorde sa confiance si tu lui demandes, mais ta légitimité c’est de moi que tu la tiens, c’est moi qui te nomme et c’est moi qui te démets de tes fonctions. Garde bien ça en tête ! »

Elle eut un sourire en coin, un sourire plein de défiance qu’il lui connaissait depuis toute jeune, lorsqu’elle était encore élève avocate et rêvait déjà d’en découdre. Ils en restèrent là et le Président demanda à son secrétaire général de faire préparer le communiqué de presse annonçant sa nomination. Il s’apprêtait à quitter la pièce quand son chef de cabinet déboula dans le salon l’œil fou. Il tendit au Président son téléphone pour qu’il voit ce qui tournait en boucle sur les chaînes d’infos. On voyait à l’image la cour de l’Elysée pleine de journalistes et Karim qui se prêtait au jeu des questions.

« Monsieur Zaoui, avez-vous été confirmé par le Président dans vos fonctions de Premier ministre ? Allez-vous former un nouveau Gouvernement, demandèrent en cœur les journalistes ?

-Ecoutez, j’ai vu le Président à qui j’ai remis la démission de mon Gouvernement. Manifestement le Président a accepté celle-ci et m’a annoncé son intention de nommer Mme Farami à ce poste. »

La surprise pouvait se lire sur les visages des journalistes trop heureux de tenir ce scoop et qui renchérirent sans attendre :

« Ce doit être une déception pour vous, comment expliquez-vous ce revirement, votre nomination semblait pourtant acquise après votre victoire aux législatives ? Allez-vous quitter la Fédération ?

-Je n’ai aucun commentaire à faire, j’attends désormais la composition du Gouvernement. Mon seul souhait est que les premières mesures du programme porté par la Fédération pendant la campagne soient mises en œuvre au plus vite. Les Français veulent des réponses à l’urgence sociale et climatique, le reste n’intéresse que les commentateurs. »

Il quitta la cour satisfait, Elsa devait comprendre qu’elle aurait toujours derrière elle son ombre, il voulait qu’elle sente le souffle d’une menace permanente sur sa nuque.

Le geste de Karim provoqua une petite crise institutionnelle comme les médias adorent les fabriquer, courtes et sans lendemain, donnant l’occasion à des commentateurs sans talent de disserter jusqu’à épuisement, de créer de l’anecdote pour alimenter le buzz, de répéter les analyses paresseuses d’anciens insiders sortis du formol pour l’occasion.

En à peine quelques jours l’image d’Elsa s’était écornée, les journalistes avaient fini par faire eux-mêmes les calculs et comprendre la manœuvre. Sa réputation d’arriviste était faite, elle aurait du mal à s’en départir. Karim avait obtenu sans peine les ministères qu’il voulait lors des négociations et pouvait à loisir se parer de toutes les vertus. Les Français aimaient les victimes qui portaient haut, qui jouaient de leur malheur pour faire valoir leur abnégation, le bougre savait y faire.

Lorsqu’Aiglefin sortit sur le perron de l’Elysée annoncer la composition du Gouvernement, emprunté et mal à l’aise, lui qui détestait la lumière et l’œil des caméras, le Président ne put s’empêcher d’éprouver une franche satisfaction. Le petit incident passé, tout était désormais en place et, dès le lendemain, lors du premier Conseil des ministres, le quinquennat commencerait, les premières mesures seraient annoncées. « Enfin, les problèmes commencent ! », se dit-il encore, comme un mantra pour guider son action

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Crédit photo : Institut du monde arabe, exposition Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019

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Si « Histoire » et « mémoire » s’influencent mutuellement, ces termes sont loin d’être des synonymes. La mémoire est une représentation construite de l’Histoire, sa mise en récit ; elle est une forme de « présent du passé »(1) emplie de charges émotionnelles et symboliques. Le savoir mémoriel n’est donc jamais dénué d’une fonction instrumentale(2), en cela qu’il est une utilisation politique du savoir historique. La mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, est sélective, à la différence de la démarche de l’historien, car l’Histoire doit au contraire « utiliser […] les blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé »(3).

Mémoire officielle et communication sont intimement liées : les politiques mémorielles reposent en grande partie sur la communication au travers de discours, de commémorations, de gestes symboliques ou encore par la mise en place de lieux dédiés à la mémoire. Les opérations de communication mémorielle sont productrices de signes, de sens et donc de transformations narratives. Bien que la mise en récit officielle, celle qui est reconnue et revendiquée par une nation en tant qu’entité collective, qui est légitimée par les institutions, résulte de processus divers, la communication du Président de la République, en tant qu’elle est performative, la façonne particulièrement.
La mise en récit est partiale et partielle. Pour le 17 octobre 1961, dont nous avons dernièrement commémoré les 60 ans, le terme d’oubli a pu être employé pour qualifier son absence de notre régime mémoriel. Le terme de déni est en réalité plus exact, marquant davantage le refoulement volontaire du 17 octobre dans la construction de la mémoire officielle(4). C’est d’ailleurs le sens des propos d’Emmanuel Macron dans un communiqué de presse paru à l’occasion de la commémoration du 60e anniversaire du 17 octobre 1961, qui évoquait une « tragédie [qui] fut longtemps tue, déniée ou occultée »(5).

17 octobre 1961, du déni à la reconnaissance

17 octobre 1961. Des milliers de Français musulmans d’Algérie (FMA)(6) manifestent pacifiquement dans les rues de Paris, à l’appel de la Fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN) algérien, contre le couvre-feu qui les visait spécifiquement dans la capitale. Les enjeux stratégiques sont grands : le moment est aux négociations, lesquelles aboutissent aux accords d’Évian, quelques mois plus tard.

Cette journée se déroule à un moment où la répression visant le FLN et ses partisans s’intensifie dans la capitale métropolitaine. Maurice Papon, Préfet de la Seine, met en place un dispositif sécuritaire colonial usant de méthodes discrètes et illégales. Si le préfet de police et son armée secrète(7) sont bien évidemment impliqués dans ce schéma répressif, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, n’y est pas étranger. Il a en effet été nommé par le Premier ministre Michel Debré pour accentuer la répression contre la section française du FLN. De plus, le couvre-feu a été décidé le 5 octobre 1961 par un comité interministériel pour une application le 6 octobre(8) ; les responsabilités ne peuvent donc pas se trouver uniquement du côté de la Préfecture de Police.

La manifestation contre le couvre-feu se transforme en massacre. Des manifestants ont été tués par la police française : par balle, sous les coups de bidule, par étouffement, par noyade et de nombreux corps furent jetés dans la Seine. Aujourd’hui encore les historiens et les historiennes ne peuvent donner le nombre exact de victimes de la répression sanglante. Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que de nombreux Algériens sont morts ce soir-là(9), d’autres sont gravement blessés et 12 000 personnes sont arrêtées ; cette répression d’ampleur et ces arrestations massives étaient planifiées. En effet, la réquisition du Parc des Expositions, la mobilisation hors normes des forces de l’ordre et l’accentuation de la répression contre le FLN montrent que le déroulé du 17 octobre n’est ni extrinsèque à la politique intérieure, ni accidentel. La sanction de la manifestation du 17 octobre ne s’est pas arrêtée le jour-même. Roger Frey, le ministre de l’Intérieur, annonce en effet quelques jours après la reprise des renvois forcés vers l’Algérie. Le massacre du 17 octobre est un massacre colonial et une démonstration de force s’inscrivant dans une radicalisation de la répression contre les Algériens.

Le traitement médiatique (10)

Au lendemain de la manifestation, la plupart des journaux grand public reprennent la communication gouvernementale. Ainsi, le Figaro parle de « violentes manifestations à Paris de musulmans algériens » ainsi que de « la vigilance et […] la prompte réaction de la police ». Pour Paris-Presse, les manifestants « ont pris le métro comme on prend le maquis ». Le Monde parle d’un « déferlement musulman » avec des témoins relatant avoir aperçu « plusieurs hommes en civil de type nord-africains qui s’enfuient, armés de pistolets-mitrailleurs ». Près de vingt ans plus tard, Jean-François Kahn, qui était journaliste à Paris-Presse en octobre 1961, écrit dans Les Nouvelles Littéraires : « Et pourtant, nous savions »(11).

En effet, dès novembre 1961, le journal Vérité-Liberté(12), fondé notamment par l’historien Pierre Vidal-Naquet, dénonce les massacres perpétrés par la police parisienne, ce qui vaudra au journal une saisie sur ordre de Papon. Quelques semaines après les massacres, la journaliste et militante anticolonialiste Paulette Péju publie Ratonnades à Paris, aux éditions Maspéro. Encore une fois, la police judiciaire opère une saisie chez l’éditeur et le livre n’est de nouveau publié que 40 ans plus tard. Le silence est organisé.

Quant aux manifestants, ils n’ont pas les relais médiatiques suffisants pour faire entendre leur voix. Quelques actions clandestines, ou du moins discrètes, sont menées par des militants anticoloniaux pour tenter d’informer Françaises et Français de ce qui se joue dans leurs rues, comme ces graffitis, vites effacés, « Ici on noie des Algériens », devenus célèbres et indélébiles, des années après, grâce à la postérité photographique.
La position de la gauche institutionnelle
La division et les compromissions des partis et syndicats de gauche sur l’Algérie – notamment la position à adopter face au nationalisme algérien(13) – explique son silence à propos du 17 octobre. Mis à part quelques individualités(14) au sein des groupes politiques d’envergure, il n’y a guère que le jeune Parti Socialiste Unifié (PSU), la CFTC, l’UNEF et le Secours Populaire pour remettre ouvertement en cause le récit officiel et dénoncer le sort réservé aux manifestants, mais ils sont trop marginalisés pour peser ou se faire entendre.

Le 8 février 1962, une manifestation contre l’OAS(15) et les violences policières se tient à Paris, à l’appel cette fois des partis et syndicats de gauche et non du FLN, avec pour mot d’ordre la lutte contre le fascisme. Au métro Charonne, neuf manifestants, militants au PCF ou à la CGT, sont tués. La tuerie de Charonne devient alors un symbole du système répressif mis en place à Paris et du soutien de la gauche française aux luttes pour les indépendances. Elle participe ainsi à l’effacement du 17 octobre 1961. Pour Le Monde, alors que nous sommes seulement quelques semaines après octobre 1961, c’est « le plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis 1934 » (sic).

Ce n’est qu’en 1985 qu’est lancé le premier appel officiel au rassemblement en bord de Seine, Pont de la Tournelle, à l’initiative de SOS Racisme. Six ans plus tard, le 17 octobre 1991, alors que François Mitterrand organise à l’Élysée, accompagné de Jack Lang, une fête culturelle nommée « Fureur de lire », une manifestation demandant la reconnaissance du massacre du 17 octobre se tient, non plus uniquement à l’appel de SOS Racisme, mais aussi du Mrap(16) et de la Ligue des Droits de l’Homme. Depuis 1992, ces trois organisations appellent chaque année au rassemblement à Saint-Michel à Paris(17).

La république confrontée aux réminiscences du passé

Le 8 octobre 1997, le procès de Maurice Papon s’ouvre après son inculpation pour crimes contre l’humanité en 1983 et plus de dix années de bataille juridique. Bien que jugé pour des faits commis entre 1942 et 1944, l’inculpé est invité à détailler son curriculum vitae en début de procès ; il est donc interrogé sur ses années préfectorales. Pour ce faire, des parties civiles invitent Jean-Luc Einaudi, qui avait publié en 1991 La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, à témoigner lors du procès. Il dénonce alors les horreurs d’octobre et bat en brèche la version de Papon selon laquelle le système répressif mis en place à Paris à la fin de l’année 1961 était limité, indispensable et donc légitime, version que Pierre Messmer(18) vient pourtant soutenir à la barre. Suite à ce témoignage qui fait grand bruit(19), l’emballement médiatique, national et international, est tel que le Gouvernement d’alors exprime la nécessité de faire la lumière sur ces événements(20).

Il faut donc attendre presque 40 ans pour qu’un communiqué émanant des pouvoirs publics français soit publié, le 12 janvier 1998. Celui-ci traite du rapport Mandelkern, lequel vise l’établissement d’un inventaire des archives administratives sur la répression du 17 octobre(21). Quant à la première participation d’un membre du Gouvernement français à une cérémonie officielle, elle date de 2001, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition organisée par l’association « Au nom de la mémoire » où est invité Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. La même année et à l’initiative de cette même association, Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, inaugure sur le pont Saint-Michel une plaque à la mémoire des « nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Le premier élément mémoriel matériel et officiel est donc le fait d’un élu local, aussi important soit-il.

2012. Le Président de la République française, François Hollande, reconnaît le massacre trop longtemps nié par les institutions de la République. Le 17 octobre de cette première année de mandat, les services de la présidence publient un communiqué reconnaissant les « tués » de la « sanglante répression » subie par des « Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance »(22). Les responsabilités de ces « faits » que « la République reconnaît avec lucidité » sont éludées, mais « l’hommage à la mémoire des victimes » est rendu, la reconnaissance des faits est actée.

2017. Dès le début de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron suscite de nombreuses attentes sur la question des mémoires. Le jeune Président de la République se présente comme issu d’une génération ayant un rapport renouvelé à l’Histoire coloniale. À cette rupture générationnelle s’ajoute une rupture politique : il n’est pas rattaché à un parti ayant un passif colonial. Et surtout, il a qualifié durant sa campagne, en février 2017 à Alger, la colonisation de crime contre l’humanité(23) ; il s’est présenté au monde comme un Président débarrassé du poids du passé. Pourtant, en octobre 2017, silence.

Octobre 2018. Emmanuel Macron ne prend pas la parole, mais se contente d’un tweet :
« Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants Algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant ».


Il avait promis de faire entrer les relations franco-algériennes dans une nouvelle ère, mais les réalisations pratiques de cette promesse tardent à se montrer. En juillet 2020, il charge l’historien Benjamin Stora de la rédaction d’un « rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » ; on communique allègrement sur cette belle prise du Président et le 60e anniversaire du 17 octobre 1961 se dessine comme une date clé de la mémoire ; le Nouveau monde va-t-il enfin émerger ?

Macron, une communication en rupture vis-à-vis du passé colonial de la France ? la place du 17 octobre

La reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961, d’un crime inhumain et d’une répression sanglante est indispensable, mais ce n’est pas uniquement un discours sur la date clé qui est attendu. L’évènement est à replacer dans une chronologie et une géographie si l’on veut que la République reconnaisse l’étendue et la profondeur des crimes commis, ainsi que les responsabilités en cause. C’est l’attendu qui reposait sur la commémoration faite par Emmanuel Macron.
Le 17 octobre est un massacre colonial en métropole ayant atteint un niveau de violence inexprimable, mais il n’est pas un événement isolé : il s’inscrit dans un processus de répression plus large. Rappelons que lorsqu’Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle, qualifie les actes commis en Algérie de crime contre l’humanité, il a parfaitement conscience de ce que cela signifie. Toujours candidat, dans une interview donnée au magazine L’Histoire et parue le 23 mars 2017, il confirme sa position et l’affine :
« Je précise d’abord que [la notion de] crime contre l’humanité ne se définit pas nécessairement par l’intention génocidaire. La définition du traité de Rome intégrée en 2010 dans notre Code pénal en élargit notablement les critères : massacres de masse, déplacements de population, etc. »(24).

Depuis sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’attache à exprimer sa position nouvelle concernant les mémoires coloniales. Il cherche à prouver que son rapport à celles-ci est en rupture avec les positions des précédents présidents de la République : il est d’une autre génération, une génération qui n’a « ni totem ni tabou »(25) sur l’Histoire coloniale.

Cette dite rupture, il choisit de la mettre en scène par des actes symboliques, comme la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin par les forces militaires françaises et du mensonge d’État accompagnant ce crime rendu possible par le système en place. Pour autant, malgré toute l’énergie mise en oeuvre par Emmanuel Macron, son approche, empreinte de discours passés(26), s’inscrit dans une culture déjà éprouvée de conciliation des mémoires. Là où il se différencie, c’est par son approche contractuelle : en disant reconnaître une pluralité mémorielle, il pense aboutir à une mémoire négociée. En effet, dans une conception néo-libérale des mémoires, tout est négociable.

Le positionnement de rupture d’Emmanuel Macron vis-à-vis des mémoires coloniales était d’ores et déjà à nuancer fortement avant la commémoration du 17 octobre 1961. Cependant, les grandes attentes et promesses relatives aux crimes d’octobre 1961 ont mis en lumière une forme de rétropédalage du Président sur les questions mémorielles.
En tant que Président, la parole d’Emmanuel Macron façonne la mémoire. Austin(27) a développé une théorie générale des actes de langage et distingue trois grands types d’actes : locutoires, illocutoires et perlocutoires. Un acte perlocutoire se caractérise par les effets que l’énonciateur souhaite produire sur ses interlocuteurs par son énoncé. Ici, on comprend que les mots prononcés par un Président de la République participent à la modification des mémoires, à la modification narrative de la mise en récit. En ayant défini les crimes commis en Algérie comme un crime contre l’humanité, alors qu’il est candidat à la présidence, Emmanuel Macron présage d’un acte de redéfinition des mémoires s’il est élu.

Dans son communiqué du 17 octobre 2021, le Président reconnaît les faits : il est le premier président à reconnaître officiellement plus de trois victimes (plus de 300 hommes ne sont pas rentrés chez eux la nuit du 17 octobre 1961), les actes sont bien qualifiés de crimes et il reprend l’expression de François Hollande de « répression sanglante », mais il précise qu’ils ont été commis sous l’autorité de Maurice Papon, préfet de de police la Seine. En désignant uniquement Maurice Papon, le Président français refuse d’intégrer le 17 octobre 1961 dans une chronologie de la répression plus étendue, justement parce que c’est cette chronologie qui implique plus significativement l’autorité du Gouvernement en place en 1962, et donc de la Ve République. Emmanuel Macron refuse cette avancée mémorielle.
Ne pas parler de crime d’État – une demande des familles des victimes depuis les années 1990 – est un manquement clair, mais aussi un rétropédalage, dans la promesse de rupture déjà évoquée. Pour reprendre un terme qui a beaucoup été utilisé pour commenter l’acte de mémoire d’Emmanuel Macron : nous sommes face à un inachevé. Un pas de plus a été fait, mais il paraît bien court lorsque nous le confrontons aux attentes et promesses globales faites à propos des mémoires coloniales, ainsi qu’à son appel à la lucidité : le déni de la responsabilité jusqu’au plus haut sommet de l’État n’est toujours pas levé.

Ethos, coup mémoriel et réalité diplomatique
La cérémonie du 17 octobre 2021

Au-delà des manquements de la communication écrite, et donc verbale, que nous avons pointés plus haut, la forme choisie pour la cérémonie de commémoration des 60 ans du 17 octobre 1961 interroge.
En effet, le Président a choisi d’organiser une cérémonie silencieuse et de n’exprimer sa parole que par un communiqué publié une fois celle-ci terminée. En décidant de ne dire mot, Emmanuel Macron ne saisit pas l’opportunité d’incarner l’ethos qu’il s’était forgé. Il ne replace pas le 17 octobre 1961 dans sa temporalité, n’évoque pas les raisons pour lesquelles ces Algériens manifestaient, celles qui ont poussé la police parisienne à réprimer dans le sang. Il ne détaille pas non plus les responsabilités d’une Ve République qui naît sur les contradictions d’une période coloniale touchant à sa fin et il n’incarne pas même la petite avancée publiée plus tard dans le communiqué. Pourtant, Emmanuel Macron aime user de l’expression « mettre en lumière ». Là, il refuse délibérément de disposer de la performativité de sa parole couplée à celle de son corps. Un communiqué de presse n’a pas la même valeur qu’un énoncé oral et solennel, donné devant un auditoire et accompagné d’une intonation, d’un corps en représentation.
Néanmoins, le choix du silence lors de la commémoration du 17 octobre sur le pont De Bezons n’est pas uniquement un refus d’oralité, c’est aussi une utilisation du silence pour faire parler les corps. Dans ses discours relatifs aux mémoires coloniales, Emmanuel Macron cherche à incarner un ethos ; cela passe par les mots, mais aussi par la corporalité, et plus précisément par le corps énonçant. L’ethos a une incarnation physique visible dans la manière de se déplacer, de s’habiller, d’appréhender et d’occuper l’espace, dans l’intention du regard, dans les gestes et la posture.
Selon Aristote, la dimension morale (epieikeia) joue un très grand rôle dans la construction de l’ethos, une plus grande honnêteté renforcerait la crédibilité. L’argumentation honnête transparaît dans le physique. Si Emmanuel Macron répète à plusieurs reprises qu’il est d’une autre génération, lui permettant ainsi d’avoir un rapport différent aux mémoires coloniales, mais que son corps dit l’inverse, l’impression d’honnêteté sera réduite ; à l’inverse, si son corps et son énonciation prouvent la rupture, la force du discours est renforcée. Pour Isocrate, l’ethos préexiste au discours, elle repose sur l’autorité individuelle et institutionnelle du locuteur, c’est l’idée que l’audience se fait de lui, avant, pendant et après qu’il parle.
Bien que la commémoration sur le pont De Bezons soit silencieuse, Emmanuel Macron est le premier Président français à être présent en chair et en os à une cérémonie. C’est certainement cette « première » qui lui permet d’être libre de choisir la non prise de parole, sa présence incarnant déjà une certaine rupture. Son corps est celui que nous attendions, chargé de sentiments, l’air grave et peiné, portant le poids de la mémoire. L’ensemble de la cérémonie est millimétré et Emmanuel Macron donne l’impression d’être imperturbable dans son recueillement. Celui-ci terminé, le visage du Président se détend, un acte a été accompli.
Malgré tout, ce choix de ne pas recourir à la parole pour un événement qui a été l’objet tout à la fois de déni, de mensonges et de silences, représente un manquement incompréhensible. Erreur politique ou refus sciemment mis en scène ? Ce rétropédalage – qui n’a pas empêché Emmanuel Macron de maintenir sa rhétorique de rupture – s’inscrit dans son revirement discursif sur la notion d’excuse(28). À la suite du rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis au Président par Benjamin Stora en 2021, « pour regarder l’Histoire en face », l’Élysée affirme qu’il n’y aura ni excuse ni repentance, quand bien même Emmanuel Macron candidat avait en 2017 expliqué que la colonisation était un crime contre l’humanité et que l’Hexagone devait présenter des excuses à l’égard de celles et ceux l’ayant subi(29).

« Mémoire partagée » et coup mémoriel Quand il se rend à Alger en décembre 2017, Emmanuel Macron annonce que la France et l’Algérie ont « une mémoire partagée » qui doit nous permettre de « regarder ensemble vers l’avenir ». Ces deux pays ont une Histoire commune, c’est évident, mais comme nous l’avons souligné en introduisant notre propos, « Histoire » et « mémoire » ne sont pas des synonymes. Une mémoire partagée ne se décrète pas, elle se construit sur le long terme. Un échange entre un jeune algérien et le Président français est symbolique de cette impossibilité de décréter une « mémoire partagée » entre la France et l’Algérie. Le jeune homme affirme que la France doit assumer son passé colonial, reprochant à Macron d’éviter la question. Après lui avoir répondu sur le ton du « il s’est passé de belles choses et d’autres atroces », le Président relève le jeune âge de son interlocuteur : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous, votre génération, elle doit regarder l’avenir »(30). Pas de mémoire de la colonisation pour un jeune algérien, donc ? Les deux pays ont une Histoire coloniale commune de 130 ans, période durant laquelle l’un a exercé une domination intense et profonde sur l’autre. Mais comment pourraient-ils avoir une « mémoire partagée », une mise en récit commune de cette Histoire, quand on sait les oppositions des mémoires françaises et algériennes sur ce passé colonial(31) ? Adossée à cette mémoire partagée, comprise par Emmanuel Macron comme un accord contractuel entre deux parties, se tient une diplomatie de la mémoire, chargée de défendre les intérêts nationaux dans la négociation de la mise en récit partagée. Avec le Président français, l’élaboration pratique de cette mémoire partagée relève en effet du deal « gagnant-gagnant » ; c’est ce que nous appelons une diplomatie du coup mémoriel : la France s’engage à rendre les crânes d’Algériens tués au XIXe siècle par des colons français, alors conservés au Musée de l’Homme, mais elle demande en retour d’accorder la possibilité aux harkis de rentrer en Algérie, sujet qui y est particulièrement brûlant et tabou ; face à la reconnaissance du crime du 17 octobre 1961, Emmanuel Macron demande celle du massacre de pieds-noirs le 5 juillet 1962 à Oran(32).

S’il se peut qu’à l’occasion cette diplomatie du coup mémoriel puisse récolter quelques fruits, adossée à des ententes amicales – et économiques(33) -, l’objectif d’établir, par le haut, une « mémoire partagée » se heurte en réalité à trois choses : à l’indéniable différence de perception du fait colonial en France et en Algérie – et donc de cette Histoire commune -, à l’agenda intérieur français et aux impératifs d’un régime algérien qui, depuis l’indépendance, instrumentalise l’Histoire et la mémoire pour légitimer son pouvoir(34). Ces impératifs de politique intérieure vont prendre toute leur mesure à partir de février 2019.

De la théorie à la pratique

Déjà malmenée, cette diplomatie du coup mémoriel se heurte à un mouvement social qui modifie les alliances et les rapports de force au sein du régime algérien. Mouvement de masse(35) initié en février 2019 et dépassant les clivages habituels de la société algérienne, le hirak algérien s’oppose initialement au cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika puis, son départ obtenu, demande celui du « régime militaire », de la « mafia au pouvoir » et l’instauration d’un pouvoir civil(36). La position officielle de la macronie vis-à-vis de ce mouvement de contestation, qui a chevauché celui des Gilets jaunes, a été celle de la « souveraineté du peuple Algérien », de la « non-ingérence »(37) et de la « confiance » dans le gouvernement algérien pour résoudre cette « crise ». Beaucoup des princes déchus par les accusations de corruption qui ont accompagné la reprise en main du régime, souvent suivies de lourdes condamnations, étaient des proches de ce qu’il est de coutume de nommer le “clan Bouteflika”, ceux-là même avec qui Emmanuel Macron avait tissé des relations, d’abord quand il était ministre, puis candidat, et enfin Président(38). Les relations, officielles et officieuses, entre l’Algérie et la France restent évidemment fortes, mais une partie non négligeable du réseau algérien d’Emmanuel Macron se retrouve en disgrâce. À ce premier revers, s’ajoute l’agenda intérieur du régime algérien, qui lutte pour sa survie. Face à l’ampleur du hirak et surtout sa durée, se met en place une rhétorique scindant le mouvement en deux périodes temporelles. Selon cette thèse officielle, il y aurait un hirak « béni » portant les « justes revendications du peuple » – comprendre le départ de Bouteflika -, et un hirak perverti par des semeurs de troubles et de chaos, des terroristes(39), agissant à l’intérieur du pays, mais aussi depuis l’extérieur de celui-ci. La « main de l’étranger » est une diversion habituelle du régime, accusant des mouvements d’être manipulés par des agents étrangers, souvent la France. Dans ces conditions, impensable pour le pouvoir algérien de participer à la grande réconciliation mémorielle voulue par le Président français, et encore moins de transiger sur la mise en récit historique qui a forgé sa légitimité.

Même si les relations semblent bonnes durant les premiers mois de mandat du nouveau Président algérien, Abdelmajid Tebboun, une brouille diplomatique perturbe les relations entre les deux pays à partir d’avril 2021. Emmanuel Macron est de plus contraint par son propre agenda national, sur fond de montée des extrême-droite. Après, entre autres, que le ministre algérien du Travail ait parlé de la France dans une interview comme étant « notre ennemi traditionnel et éternel » et que le conseiller mémoire du Président Tebboun ait critiqué le rapport remis par Benjamin Stora, le qualifiant de « franco-français »(40), le sujet des reconductions à la frontière(41) s’invite dans la pré-campagne présidentielle française à l’automne 2021, quelques semaines avant les commémorations du 60e anniversaire du 17 octobre 1961. Emmanuel Macron se montre ferme en baissant drastiquement le nombre de visas accordés. Le 30 septembre, alors qu’il s’exprime devant des jeunes dont le passé familial est lié à la guerre de libération algérienne, le Président français tient des propos que le pouvoir algérien ne peut accepter. D’abord, il évoque une « rente mémorielle » sur laquelle l’Algérie se serait constituée et qui serait entretenue par le « système politico-militaire », alors qu’il avait, quelques mois plus tôt, toute confiance en Tebboun pour mener les réformes de démocratisation du pays. Ensuite, il s’interroge sur l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. Tôlé. Alger rappelle son ambassadeur et interdit son espace aérien aux avions français, pourtant stratégique pour l’intervention française au Sahel(42). Difficile de mettre en commun une mise en récit de l’Histoire dans ce contexte.

Mémoire et nation

Emmanuel Macron a-t-il vraiment les moyens ou la volonté de mettre en actes la rupture mémorielle qu’il revendique ? Il a réussi, principalement durant sa première campagne présidentielle, à se forger un ethos qui s’est révélé être bien loin de la pratique. Quelques coups ont certes été réalisés, des rapports ont été rédigés, mais aucun acte mémoriel structurant ne renouvelle en profondeur la mémoire coloniale française. Considérant ses actes et ses paroles durant son premier mandat, on peut douter que le Président français ne bouleverse dans le futur la représentation qu’a la France de son passé colonial.
C’est pourtant cette Histoire coloniale que nous devons intégrer à notre mémoire pour réconcilier l’ensemble de la communauté nationale. C’est l’Histoire des luttes d’indépendance de ces territoires colonisés, des peuples qui les ont menées dans les colonies, ainsi qu’en métropole, que nous devons enseigner dans nos écoles, celle de la répression, des luttes antiracistes, de ces porteurs et porteuses de valise qui ont contribué aux indépendances, de ces pieds-rouges qui ont cru au socialisme algérien. Une véritable rupture concernant les mémoires coloniales est possible, et même nécessaire. Il s’agirait d’abord de se débarrasser des discours datés sur les relations entre la France et les pays anciennement colonisés, mobilisant le champ lexical amoureux ou encore se référant au « civilisationnel », qui dénotent sinon d’un évolutionnisme latent, du moins d’un certain paternalisme. Il nous faudrait ensuite reconnaître les faits et les responsabilités sans attendre de pas mémoriaux de la part d’autres pays, unilatéralement. Cela ne signifie pas exclure de la mémoire des faits, ceux par exemple commis par l’Algérie à l’indépendance, mais nous n’avons pas à exiger la reconnaissance pour nous-mêmes avancer dans notre travail mémoriel ; celui-ci est, rappelons-le encore une fois, nécessaire à une communauté politique apaisée et unie. De là, peut-être, naîtra avec l’Algérie une forme de mémoire partagée.

Références

(1)Saint Augustin (354-430), Les Confessions, 1994, p. 269.

(2)Fouéré Marie-Aude, « La mémoire au prisme du politique », Cahiers d’études africaines, 197, 2010.

(3)Michel Johann, Le devoir de mémoire, Presses Universitaires de France, Paris, 2018, pages 9 à 49.

(4)House Jim et Christophe Jacquet. « La sanglante répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris », in A. Bouchène, J-P Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thenault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 602-605.

(5)Communiqué de presse de la Présidence de la République française, 17 octobre 2021.

(6)Taxonomie coloniale.

(7)Manceron, Gilles, « La triple occultation d’un massacre » in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 97-158.

(8)Manceron, Gilles. « Postface à l’édition de 2021 », in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 159-169.

(9)Les estimations vont de quelques dizaines de morts à plusieurs centaines. L’imprécision de ces estimations est due à l’effacement des preuves, notamment la destruction d’archives, et au déni mémoriel que nous pointons.

(10)Pour les références aux titres de l’époque, voir Le Cour Grandmaison Olivier, « Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ? Brèves remarques », NAQD, 2021/2 (Hors-série 6), p. 21-32 et Jean-Pierre Chanteau, « 17 octobre 1961 : une épreuve de responsabilité », Sens-Dessous, 2012/1 (N° 10), p. 15-33.

(11)Les Nouvelles Littéraires, 16 octobre 1980.

(12)Quelques autres titres dénoncent la répression institutionnalisée : France-Observateur, Le Canard Enchaîné, Témoignage Chrétien, journal de la CFTC, la revue Esprit ou encore Les Temps Modernes. Libération, L’Humanité et France Soir évoquent des violences policières, sans plus de précision.

(13)La gauche parlementaire française n’a jamais soutenu l’indépendance de l’Algérie et a même contribué à la répression du nationalisme algérien. Pour exemple, le PCF soutient la répression des manifestations indépendantistes de Sétif, Guelma et Kherrata entre le 8 mai et le 26 juin 1945 – entre 8 000 et 30 000 morts -, vote les pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956 et fait même pression sur le Parti Communiste Algérien (PCA) pour qu’il ne prenne pas part à la lutte pour l’indépendance, ce qu’il finira pourtant par faire. De même, la SFIO est discréditée sur le sujet : élu pour faire la paix, l’arrivée au pouvoir de Guy Mollet est en réalité concomitante à une intensification des hostilités. Enfin, pour la CGT, l’internationalisme de la lutte des classes empêche tout soutien clair aux nationalismes des colonies.

(14)Gaston Defferre réclame par exemple une commission d’enquête parlementaire sur les agissements de la police parisienne durant la manifestation, demande qui n’aboutit pas. Mais ce sont en majorité des “militants de base” qui, souvent dans la clandestinité, passent outre les consignes partisanes.

(15)Organisation Armée Secrète, mouvement proche de l’extrême droite défendant le maintien de la présence française en Algérie, par tous les moyens jugés nécessaires.

(16)Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

(17)Notons aussi la parution dans les années 1980 de plusieurs ouvrages sur le sujet, qui ne recueillent malheureusement qu’un faible écho. Citons par exemple celui de Michel Lévine, paru en 1985 aux éditions Ramsey, Les ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris en 1961, enquête chronologique (du 2 au 31 octobre 1961) fondée sur des témoignages et sur la documentation écrite disponible à l’époque. C’est aussi au début des années 80 que des journaux comme Libération ou Les Nouvelles Littéraires se remémorent Octobre 61.

(18)Pierre Messmer était Ministre des Armées à l’époque des faits et a été, entre autres, Premier Ministre de 1972 à 1974.

(19)Le journaliste Dominique Richard qui suit le procès pour Sud-Ouest écrit, en parlant d’Einaudi, que « le cauchemar des victimes est encore le sien » ; Eric Conan, dans son livre paru aux éditions Gallimard en 1998, Le procès Papon. Un journal d’audience, affirme à la page 28 que les CRS abandonnent leur poste de surveillance jouxtant la salle d’audience pour venir « l’écouter avec attention ».

(20)Le Monde du 5 mai 1998, « Selon le rapport Mandelkern, trente-deux personnes ont été tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », Philippe Bernard.

(21)En 1999, le rapport Géronimi s’intéresse lui aux archives judiciaires, mais les difficultés d’accès aux archives sont toujours d’actualité en 2022.

(22)Déclaration de François Hollande faite le 17 octobre 2012 à Paris.

(23)L’enquête documentaire du média en ligne Off Investigation, « Macron l’algérien : en marche…vers le cash ? », réalisée par Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi, propose une clé de lecture fort éclairante sur la raison de cette qualification par le candidat.

(24)Propos recueillis par Michel Winock et Guillaume Malaurie, « « Emmanuel Macron » : Réconcilier les mémoires », L’Histoire, hors-série n°4, 23 mars 2017.

(25)Ibid.

(26)En effet, Emmanuel Macron use régulièrement de termes relevant du langage amoureux pour parler des liens entre la France et les anciennes colonies, il évoque aussi un problème civilisationnel et il reprend des discours très anciens en ce qui concerne l’esclavage.

(27)Austin John, Quand dire, c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1970.

(28)Sur ce point, notons qu’Emmanuel Macron présente en septembre 2021 les excuses officielles de la France aux harkis, auprès de qui “la République a contracté […] une dette”, dans un discours, prononcé le 20 septembre 2021, long de près de 30 minutes, ponctué d’un échange inattendu avec la salle. Une parole fleuve, et nécessaire, pour les uns – les harkis –, le silence pour les autres.

(29)Le Parisien, « En Algérie, Macron s’excuse pour la colonisation, une « faute grave » pour la droite », 16 février 2017 [https://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/video-en-algerie-macron-s-excuse-pour-la-colonisation-la-droite-denonce-une-faute-grave-15-02-2017-6684201.php]

(30)Jeune Afrique, « Emmanuel Macron à Alger : « Votre génération doit regarder l’avenir » », Farid Alilat, 7 décembre 2017.

(31)D’après un sondage commandé par la revue Historia, 94% des Algériens partagent la qualification de « crime contre l’humanité » faite sur la colonisation par Emmanuel Macron, contre 48% des Français, qui sont 51% à estimer que la colonisation en Algérie a été une « bonne chose » – les Algériens sont 96% à estimer l’inverse. Historia n°903, mars 2022.

(32)Deux jours après la reconnaissance officielle de l’indépendance de l’Algérie, des pieds-noirs furent arrêtés, torturés et assassinés par des soldats algériens, massacre faisant également l’objet d’enjeux mémoriels de taille et de manques de connaissances historiques.

(33)Nous renvoyons ici au livre de Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, ainsi qu’au documentaire de Off Investigation déjà cité.

(34)Comme l’ensemble des pouvoirs, mais néanmoins à des degrés divers.

(35)On compte jusqu’à plusieurs millions de personnes dans les rues algériennes pour certains jours de manifestation.

(36)Les hirakistes considèrent que l’indépendance de l’Algérie est inachevée, qu’elle leur a été volée en 1962 par l’État-Major de la branche armée du Front de Libération Nationale (FLN), lequel s’est maintenu au pouvoir jusqu’à aujourd’hui grâce au clientélisme, à la corruption généralisée et au soutien international.

(37)Dans ces situations, la non-ingérence affichée est bien souvent un soutien déguisé au pouvoir en place. Notons que le hirak, conscient de ces problématiques, appelle à la solidarité internationale des peuples et non des États.

(38)Voir Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, et notamment le chapitre 12 « Affaires africaines ».

(39)Voir l’article 87bis du Code pénal algérien ainsi que les Nouvelles d’Amnesty International France du 28 septembre 2021, consultable en ligne.

(40)Jeune Afrique, “Algérie-France : de la “réconciliation des mémoires” à la crise diplomatique…Chronique d’une brouille au sommet”, 11 octobre 2021.

(41)Avec notamment ces pays ne délivrant pas de laissez-passer consulaires pour leurs ressortissants s’étant vu notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

(42)Suite aux déclarations d’Emmanuel Macron, Ramtane Lamamra, ministre algérien des Affaires étrangères qui avait accueilli le Président français avec les honneurs en février 2017, quand le candidat avait qualifié la colonisation de “crimes contre l’humanité”, a tenu les propos suivants lors d’une visite au Mali début octobre 2021 : “Dans les relations que nous constituons avec le partenaire français, il y a une logique de donner et de recevoir. Il n’y a pas de cadeau, il n’y a pas de…euh…j’allais dire d’offrande à sens unique”. Le 9 novembre 2021, la présidence française publie un communiqué regrettant “les polémiques et les malentendus engendrés par les propos rapportés” et Emmanuel Macron ne parlera plus de “rente mémorielle” entretenue par un “système politico-militaire”.

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