Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Culture

Le néolibéralisme chez Pierre Bourdieu et Michel Foucault

Dans cet article Milan Sen revient sur le livre Foucault, Bourdieu et la question néolibérale du sociologue Christian Laval. L’occasion d’interroger un concept devenu aujourd’hui omniprésent dans l’espace médiatique à l’aune de deux grands intellectuels français.

Le « néolibéralisme » défraie régulièrement la chronique politique. Mot-valise par excellence, presque unanimement décrié, personne ne s’en revendique vraiment. Souvent assimilé à tort à l’ultra-libéralisme, chacun y va de sa propre interprétation. On situe généralement la « vague » néolibérale au tournant des années 80, avec les victoires de Thatcher en 1979 au Royaume-Uni et de Reagan aux Etats-Unis en 1980. Pierre Bourdieu et Michel Foucault, en témoins privilégiés de cette (r)évolution politique, l’ont tout deux – sans jamais croiser leurs analyses – étudiée avec minutie. Disséminées au sein de plusieurs écrits, leurs analyses n’avaient encore jamais fait l’objet d’une étude globale. C’est chose faite depuis 2008 et la publication par le sociologue Christian Laval de Foucault, Bourdieu et la question néolibérale aux éditions La Découverte.

Pour Michel Foucault, la gouvernementalité du néolibéralisme
Un nouvel art de gouverner les hommes

Dès 1979, Foucault s’essaye à l’analyse de ce qu’on appellera plus tard le néolibéralisme. Dans un cours au collège de France, Naissance de la biopolitique, le philosophe examine les mécanismes de pouvoir dans des espaces vus et perçus comme politiques. Il étudie ce qu’il appelle le « pouvoir de normalisation », c’est-à-dire les relations de pouvoir qui s’immiscent dans les relations sociales ordinaires. Pour le philosophe, la gouvernementalité ne se réduit pas à une diffusion centralisée de commandements, mais à une manière historiquement située de « conduire les individus dans une société donnée ». Le sujet est gouvernable par son milieu, malgré sa liberté dans ce milieu : comme un poisson dans son bocal, libre de bouger, mais restreint dans son mouvement. Plutôt que d’inscrire l’avènement néolibéral dans l’histoire du capitalisme, il l’inscrit dans l’histoire des conduites des hommes en régime libéral. La conviction que les individus se conduisent et sont conduits par la poursuite de leurs propres intérêts économiques est centrale dans la gouvernementalité libérale, elle « est un gouvernement économique des hommes ». C’est un gouvernement qui ne repose pas sur la coercition, puisque les hommes n’ont qu’à suivre leur propre intérêt présumé – lequel ne peut être, dans une perspective, libérale, qu’économique.

Pour le philosophe, « gouverner, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres », c’est définir les frontières du bocal pour filer la métaphore. Comment le gouvernement libéral a pu progressivement étendre sa politique jusqu’aux espaces de vie privée des individus ? Le gouvernement monarchique, lui, n’usait que de coercition – telle chose est interdite, telle autre autorisée. Se précise une double logique de limitation du pouvoir politique (au sens de «la » politique politicienne) et du principe subjectif de la rationalité de chaque individu. Autrement dit, l’Etat doit favoriser l’épanouissement individuel et restreindre son propre champ d’intervention. La liberté n’est pas ici perçue comme première – au sens propre – mais doit être construite par les pouvoirs publics. La liberté néolibérale est une construction sociale.  

Dans son cours de 1978, Sécurité, Territoire, Population, le libéralisme est compris comme une « technologie de pouvoir » qui intervient au cœur de la réalité concrète. Dans Surveiller et punir le ton était plutôt critique, mais ici Foucault « prend au sérieux le libéralisme comme méthode politique de maximisation des effets de l’action publique et de minimisation des ressources utilisées ». L’économie politique libérale renvoie à l’homo economicus (calculateur et rationnel), or cette figure ne peut être que le produit de dispositifs disciplinaires. La liberté néolibérale est produite par des dispositifs disciplinaires. L’art libéral de gouverner est un art utilitariste. Il dessine une contrainte douce visant à conduire les hommes à mener leur vie eux-mêmes. Dès lors, le néolibéralisme n’est pas l’idéologie jusnaturaliste libérale qui considère l’homme comme possédant naturellement des droits. Il est l’art de modifier le milieu dans lequel l’individu évolue, « c’est par l’intérêt porté à ce qui est rendu disponible, à la fois accessible et légitime, que l’on forme et que l’on guide l’individu ». Pour Foucault, « le gouvernement, en tout cas le gouvernement dans cette nouvelle raison gouvernementale, c’est quelque chose qui manipule des intérêts ».

Le néolibéralisme en acte(s)

Le pouvoir moderne, id est à partir du XVIIème siècle, se constitue par l’économie, quand bien même celle-ci est constituée et façonnée par les dispositifs de pouvoir. Le pouvoir biopolitique, comme tout pouvoir, n’est pas qu’un pouvoir négatif qui réprime et interdit, il a également une dimension positive. Dans Sécurité, Territoire, Population, Foucault avance le propos suivant : « le milieu, c’est un certain nombre d’effets qui sont des effets de masse portant sur tous ceux qui y résident ». Prenons l’exemple de la « nosopolitique », c’est à dire la politique de santé au XVIIIème siècle. On est ici aux commencements de la gouvernementalité libérale. Les interventions publiques visent alors à « constituer la famille en milieu de l’enfant ». La famille doit devenir un milieu qui favorise le maintien et le développement du corps sain de l’enfant. Pour ce faire, les institutions publiques diffusent des normes médicales dans la société.  Sans pour autant s’introduire dans la vie privée des familles, la politique familiale compte sur les parents eux-mêmes pour assurer la santé de leurs enfants en suivant les normes diffusées dans la société. Le pouvoir biopolitique agit donc sur le milieu familial en diffusant ces normes, et cette action provoque d’autres actions de la part des familles ayant elles-mêmes un effet sur la santé des enfants.

La cohérence politique du néolibéralisme est double : une critique de la raison gouvernementale totalisante qui prétend avoir une vue globale sur l’économie (critique d’Hayek) et une action politique sur les individus par leur milieu. Ces deux aspects sont complémentaires, chacun participe de la responsabilisation des individus conçus comme entrepreneurs de leurs propres capitaux humains (compétences, diplômes, réseaux etc). Dans Naissance de la biopolitique, Foucault précise les contours de la figure humaine dans le néolibéralisme : « l’homo œconomicus, c’est celui qui est éminemment gouvernable. » Gouvernable par son environnement, son milieu. Au sein d’un espace régulé et rempli d’incitations, l’individu est en soi libre d’agir de la manière qu’il souhaite, de consommer ce qu’il veut, mais « surtout de capitaliser ses propres ressources ». Le milieu qui produit le mieux des incitations est, on s’en douterait, le marché.

Le néolibéralisme va encore plus loin. En plus de considérer l’individu comme un acteur rationnel, il « marchéise » son environnement construit comme un grand marché. D’une part, le néolibéralisme naturalise le marché, d’autre part, il crée les conditions essentielles au fonctionnement optimal de ce mêmemarché. Par la responsabilisation individuelle, les hommes sont appréhendés comme entreprises de soi – pensons à l’essor du fameux développement personnel au XXIe siècle -, lesquelles ne nécessitent alors pas d’aides et subventions étatiques. La gouvernementalité néolibérale est donc à la fois une politique de société, c’est-à-dire une action environnementale (= sur l’environnement, et non au sens écologique du terme), accompagnée d’une subjectivation individuelle. Reprenant le panoptique de Bentham, Foucault présente l’exercice du pouvoir comme un « calcul [du gouvernement] sur un calcul [des individus] ». En transformant les normes du milieu, l’on transforme le champ d’action de l’individu. L’individu n’agit pas dans un environnement neutre. S’inspirant toujours de Bentham, Foucault pense le pouvoir justement comme une action à distance, et non une force sur les corps eux-mêmes. Les comportements ne sont pas déterminés par une pression structurelle, mais par la surveillance de chacun, c’est à dire une panoptique généralisée, « l’opinion publique y est érigée en tribunal permanent ».

Le néolibéralisme du temps de Foucault

Mort en 1984, Foucault n’a aperçu que les prémices de la révolution néolibérale des années 70. Il a toutefois été un témoin attentif du septennat de Valérie Giscard d’Estaing, souvent considéré comme le commencement du néolibéralisme en France – notamment après la nomination de Raymond Barre à Matignon en 1976 en lieu et place du gaulliste Jacques Chirac. Pour VGE, le marché est essentiel, mais c’est au politique de participer à sa construction. Foucault considère que l’avènement de la droite libérale en France produit une inflexion néolibérale qui prend prétexte de la crise économique pour mettre en place une politique économique particulière, mais qui touche la société dans son ensemble. Apparaît alors la prévalence du marché sur l’ensemble des domaines politiques.

Le néolibéralisme progresse précisément dans un contexte de phobie d’État. Par exemple le mouvement libertaire, celui de la libération sexuelle entre autres, qui suit la tendance consistant à critiquer la normalisation imposée par l’État. La deuxième gauche a embrassé cette phobie d’État en lui opposant la société civile, affranchie de toute domination. Foucault met cette deuxième gauche qui assimile l’État au totalitarisme devant ses contradictions (à savoir que moins d’Etat = plus de marché). Il n’en oublie pas moins de blâmer les principaux coupables, les néolibéraux eux-mêmes. La crise de gouvernementalité trouve son essor dans la vague de contestations sociales des années 60, « avènement d’une nouvelle manière de conduire les individus qui prétend faire droit à l’aspiration à la liberté en tout domaine, sexuel, culturel aussi bien qu’économique ». Cette crise ne commence pas avec la crise pétrolière mais dans les années qui suivent mai 68. Alliance objective entre libération et libéralisation, entre gauchisme culturel et néolibéralisme. Victoire de la forme de pouvoir fondé sur le marché concurrentiel.

Chez Bourdieu, le néolibéralisme comme extension du domaine de l’économie
La découverte du néolibéralisme et l’inflexion politique de Bourdieu

Dans les premières décennies de sa longue carrière de sociologue, Pierre Bourdieu fait du modèle républicain sa cible prioritaire, sa « ligne théorique » – définie comme « la prédilection pour un objet jugé prioritaire, par la lutte contre un adversaire jugé principal. » Dans l’ordre de la connaissance, c’est la philosophie qui primait – la fameuse « IIIème République des professeurs ». La domination sociale, entérinée à l’école, se fondait principalement non pas sur l’économie mais sur le capital culturel. L’idéal républicain trouvait par ailleurs son débouché dans le pouvoir symbolique des grands serviteurs de l’Etat – les hauts fonctionnaires sur lesquels le général De Gaulle s’est appuyé durant sa présidence. L’ère du néolibéralisme amène Bourdieu à une rupture avec cette position. Se met progressivement en place une nouvelle structure de domination dans laquelle la République, au lieu d’être oppressive, devient aux yeux de Bourdieu le bouclier des dominés – via l’école et la puissance de l’Etat notamment. Dans cette nouvelle structure néolibérale, la philosophie se voit remplacée par la science économique. Le capital culturel tend à devenir second au profit du capital économique. Conséquence logique, ce n’est plus l’école qui établit la structure sociale mais les médias et la haute finance. Guillaume Erner, dans un billet politique de 2018(1), résume ce virage à 180 degrés : « Terminée, sa dénonciation du pouvoir comme lieu de domination des dominants ; cette fois-ci, « les dominés ont intérêt à défendre l’État, en particulier dans son aspect social ». L’Etat n’est plus dirigé par une élite intellectuelle et dévouée à l’intérêt général – avec tous les biais et limites que cette formule réductrice comporte – mais par une « oligarchie convertie aux idéaux du capitalisme mondialisé. ». Voyons désormais plus en détails comment le célèbre sociologue français décortique cette nouvelle idéologie dominante.

De la critique de la science économique à l’analyse sociologique du néolibéralisme

La théorie de Bourdieu fut d’abord un antiphilosophisme. Elle devint un antiéconomisme. Disséminée dans plusieurs écrits, l’analyse bourdieusienne vise à retranscrire la genèse de l’autonomisation du champ économique qui participe du développement de l’abstraction de l’économie dominante. Le sociologue conteste la réduction économiciste de l’acteur rationnel, figure propre à la théorie libérale – comme présentée plus haut dans notre article. Il propose un acteur raisonnable qui répond à des lois de son propre champ. Pour le dire plus simplement, les individus ne sont pas tous conduits par la raison économiciste, mais chaque individu est conduit par une raison propre à son champ. Avant de poursuivre la réflexion, il est nécessaire de préciser ce qu’entend Bourdieu par « champ » et, surtout, les conséquence pratiques de l’existence de ces champs. C’est un microcosme social qui fonctionne avec ses propres lois, ses enjeux de lutte qui lui sont propres, ses valeurs et principes spécifiques. Pour prendre un exemple très rudimentaire, le champ culturel diffère dans ses lois du champ économique. Dans le champ économique, l’enjeu de lutte est l’accumulation d’argent, alors que dans le champ culturel, la domination symbolique ne se fait pas en fonction du nombre de livres vendus, mais de la reconnaissance des pairs et de la postérité. Pour le dire plus simplement, Guillaume Musso – avec ses millions de livres vendus – occupe une position plus basse dans la structure sociale du champ culturel que, par exemple, Annie Ernaux ou Michel Houellebecq.

La science économique a remplacé le philosophisme parce qu’elle dispose d’une légitimité similaire avec des abstractions mathématiques et des dogmes abstraits (donc incontestables). Elle est devenue, au fil du temps, la science d’Etat par excellence. L’autonomisation du champ économique a été justement facilitée par la reconnaissance dont dispose la science économique. La révolution néolibérale correspond au moment d’après, celui où, non content de s’être autonomisé, le champ économique colonise les autres champs. A cette théorie des champs s’ajoute une autre notion chère à Bourdieu, celle de « champ de pouvoir ». C’est le champ dans lequel « se dispute et se décide la hiérarchie des champs », composé des dominants de chaque champ qui essayent de mettre en avant la prédominance de leur propre champ, « pour faire prévaloir dans tous les champs le type de domination que chaque type d’agents exerce dans son propre champ ». Tend à s’imposer ainsi un ‘principe de domination dominant ». Pour reprendre notre exemple, cela revient à se demander qui est dominant dans la structure sociale française entre Michel Houellebecq et Bernard Arnault. Pour Bourdieu, la réponse est évidente : c’est Bernard Arnault. « Quand le capital économique devient ainsi principe de légitimité de l’action politique, on peut parler de domination symbolique et réelle de l’économie dans le champ politique ». L’époque néolibérale se caractérise comme la domination du mode de domination propre au champ économique dans d’autres champs, qui deviennent des lieux d’encensement de l’accumulation du capital économique. Le pouvoir symbolique participe de la légitimation du désir d’accumulation économique, Bourdieu nomme cette évolution une « destruction de la civilisation ». Les logiques propres au champ économique colonisent tous les autres champs du monde social. Dès lors, il n’est plus si certain que Houellebecq domine dans l’ordre symbolique Guillaume Musso.

Comment cette révolution globale, c’est à dire le mouvement de remise en question de l’autonomisation des champs (constitutif de la différenciation sociale) couplée à la colonisation des logiques du champ économique, s’est-elle opérée ?

La « révolution néolibérale » 

Révolution symbolique, le néolibéralisme use de la « philosophie sociale de la fraction dominante de la classe dominante » pour critiquer l’état des choses. Dès lors, ceux qui s’opposent aux mesures néolibérales sont présentés et décrits comme conservateurs, puisqu’ils veulent protéger un modèle social perçu par la classe dominante comme « désuet ». Pour Bourdieu, le tournant néolibéral est en réalité la conséquence d’une transformation de la formation des élites. C’est au niveau de l’État que la révolution a lieu. Symboliquement, l’ENA a remplacé l’ENS ; les techniciens ont remplacé les intellectuels. Le néolibéralisme ne correspond pas à une demande de la population, mais crée l’offre et, in fine, la demande. Dans un article(2), Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin étudient la politique d’aide à la personne menée par Raymond Barre pour accéder à la propriété. Leur conclusion est la suivante : il n’y avait pas de demande d’aide pour l’accès à la propriété, mais l’Etat, via des politiques d’aides publiques, a encouragé cette demande. L’Etat avait donc en tête, indépendamment de la demande démocratique, de contribuer à la production de petits propriétaires.

Autre exemple flagrant, que chacun peut sentir dans son rapport aux services publics, la révolution néolibérale dans la fonction publique – autrement appelée le new public management. Chaque Français constate les difficultés auxquelles font face les fonctionnaires qui, d’une part, manquent de moyens, mais qui, de surcroît, subissent des injonctions d’efficacité administrative qui renvoient à une logique économiciste alors que l’habitus du fonctionnaire n’est pas prédisposé à la rentabilité rempli économiciste. Tout au contraire, les dispositions sociales et mentales incorporées progressivement par les fonctionnaires relèvent souvent du sens de l’intérêt général.

Dernier exemple qui vient compléter notre précédent exemple sur le champ culturel. Prenons le champ musical. Auparavant, avant que le champ économique ne colonise tous les autres, la domination symbolique dans le champ de la musique s’exerçait par la reconnaissance des pairs – critiques et artistes – ou l’inclusion dans les mondes dominants de la musique – opéra, concerts classiques etc. Désormais, cette logique propre au champ culturel tend à s’estomper, et la logique économique prend le pas. Pensons aux rappeurs qui, pour afficher leur réussite, ne vont non pas dire « j’ai plus de talent qu’un tel » ou « ma musique est travaillée, réfléchie et réussie » mais plutôt « j’ai vendu X nombre d’albums », « j’ai vendu plus qu’un tel ». Cette révolution néolibérale n’est donc pas qu’économique, même si c’est son versant le plus décriée et commentée, elle est avant tout symbolique. Le néolibéralisme travaille et modifie « tous les champs en profondeur et de façon durable en s’imposant par la fabrication d’habitus purement économiques ». Il détruit les fondements mentaux et moraux du désintéressement. Dès lors le désintéressement – longtemps critiqué par Bourdieu comme étant hypocrite – des fonctionnaires devient un outil de résistance face au néolibéralisme.

Dès lors, et pour reprendre la célèbre formule de Lénine, que faire ? L’analyse bourdieusienne présente les mécanismes théoriques du néolibéralisme, mais aussi ses implications politiques. Pierre Laval, dans son livre, affirme ceci : « dans son travail sociologique, Bourdieu est passé d’une stratégie critique des illusions propres aux champs de production des biens symboliques à une stratégie défensive qui fait de leur autonomisation un « acquis de la civilisation » et donc de la défense de leur autonomie une tâche politiquement prioritaire. » Autrement dit, Bourdieu n’abandonne pas sa méthode critique initiale, mais entend avant tout protéger l’autonomie des champs – sans pour autant s’interdire une critique des formes de domination injustes qui s’y exercent. La « civilisation républicaine », héraut du désintéressement relatif au service public (la fameuse « main gauche de l’Etat »), consiste en une stricte différenciation des champs. Encore faut-il que les contempteurs du néolibéralisme, tout bien intentionnés qu’ils soient, acceptent de se départir eux-mêmes de raisonnements économicistes.  

Les analyses de Foucault et Bourdieu diffèrent tant dans la forme que dans leur contenu. Leurs outils d’analyse, ainsi que les temporalités d’études, ne sont pas les mêmes. Mais chacun décèle bien qu’au tournant des années 80 se déroule une révolution politique et anthropologique qui aura des effets majeurs sur les démocraties occidentales. L’économisme, dans l’analyse du néolibéralisme de Bourdieu comme celle de Foucault, prime désormais sur le reste – la politique, les relations sociales ou les collectifs. Ces analyses éclairent intellectuellement ce qui saute aux yeux de tout un chacun, la primauté du marché dans un nombre croissant de domaines de notre vie. Dès lors, en tant qu’hommes et femmes de gauche, il nous devient indispensable de (re)penser une alternative qui ne se limite pas à des pansements sociaux sur des plaies causées par l’économie de marché.

 

Références

(1) Guillaume Erner, France Culture, Bourdieu et l’Etat protecteur, 4 avril 2018. https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-par-guillaume-erner-du-mercredi-04-avril-2018

(2)Bourdieu Pierre, De Saint Martin Monique. Le sens de la propriété. Dans : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 81-82, mars 1990. L’économie de la maison. pp. 52-64.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Le Sénégal à l’aube d’un grand basculement ?

Horizons internationauxLuttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Le Sénégal à l’aube d’un grand basculement ?

Le Sénégal est souvent reconnu comme un des pays les plus stables d’Afrique. Mais la crise sanitaire passée par-là, l’économie du pays s’est retrouvée asphyxiée. La guerre en Ukraine vient désormais aggraver une situation déjà extrêmement tendue pour un Sénégal qui importe 40% de son blé de Russie. Et c’est désormais toute une démocratie que l’on sent vaciller… pour le meilleur ou pour le pire ? Nous sommes allés à la rencontre de Sénégalais pour dresser ce modeste panorama de la situation politique du pays, notamment de militants du PASTEF, le parti d’Ousmane Sonko, principal opposant du Président Macky Sall.

Avec des taux de croissance de 5 ou 6% avant la crise, le Sénégal a longtemps fait figure de « bon élève » aussi bien politique qu’économique. Mais avec la crise Covid, le secteur du tourisme, vital pour une importante partie de la population, a été frappé de plein fouet. La croissance est tombée à 1,5% en 2020. Le chômage atteint 24,1% fin 2021, soit 7,8 points de plus que fin 2020. Il touche plus fortement les zones rurales (29,8% contre 19,1% en zone urbaine). Mais il s’est propagé dans toutes les strates éducatives d’un pays marqué par un taux d’analphabétisme élevé (plus de 50% de la population). « Les gens en ont marre, il n’y a pas de travail, même pour ceux qui ont le bac », déplore une militante du PASTEF. Les diplômés du supérieur peinent tout autant à décrocher un contrat de travail. Un tiers seulement d’entre eux trouve un emploi à la hauteur de leur qualification. 

La jeunesse se sent coincée, sans perspective radieuse pointée à l’horizon, si ce n’est une Europe souvent fantasmée. Une partie d’entre elle tente sa chance vers l’autre continent, en « prenant la mer » sur les typiques pirogues qui parsèment toutes les côtes du pays. Des départs vécus ici comme des drames pour des parents inquiets du sort de leurs enfants, et qui ne décolèrent pas contre leur gouvernement qui n’a plus d’espoir à offrir à ses nouvelles générations. Ousmane Sonko souhaite incarner cet espoir auprès de la jeunesse qu’il n’a de cesse de séduire. « S’il y a un bon Président ici, les gens ne vont plus partir par la mer. », se persuade Mamadou Diallo, responsable syndical et d’une cellule du PASTEF. Pour autant, beaucoup n’attendent pas une potentielle alternance politique pour agir face à l’émigration. Ils s’organisent en associations pour traquer les passeurs, et trouver des solutions pour les jeunes désemparés. Même si, comme l’avouera le jeune Issa qui travaille 72 heures par semaine comme agent de sécurité, sans congés payés : « Si je trouve un bon travail ici, je resterai. Je préfèrerais. Mais sinon, j’essayerai d’aller aux Etats-Unis, ou en France. Cela devient trop difficile ici… ». Pourtant, Issa n’est pas un opposant au Président Macky Sall. Au contraire, il le soutient, mais reste lucide sur les très nombreux problèmes que doit affronter sa patrie : « Beaucoup de corruption, un peuple exploité, une élite qui reste sous la tutelle de la France… ». Un peuple plongé dans une pauvreté grandissante, avec 2 millions de « pauvres » supplémentaires en un an entre 2020 et 2021(1), et 8 ménages sur 10 qui ont vu leurs revenus drastiquement baisser(2).

Le plan d’aide d’1,5 milliards d’euros et l’interdiction de la mise au chômage décidés par Macky Sall n’auront pas permis d’atténuer la colère des Sénégalais. Une colère qui explosera en mars 2021 à la suite de l’arrestation de Sonko pour des accusations de viol dénoncées par celui-ci comme un complot pour faire taire l’opposition. Des émeutes qui feront au bas mot 5 morts et de nombreux pillages ou dégradations. Les entreprises françaises sur place seront particulièrement visées, comme pour signifier à l’ancien colon que l’autonomie du pays ne pourra que difficilement se concilier avec sa présence, quelle qu’elle soit. 

Sonko attise ce ressentiment grandissant face à un occident suffisant aux yeux de beaucoup, et face à la France en particulier. Il prône la préférence nationale pour le monde des affaires, sans remettre en cause le fonctionnement de celui-ci. Pas question de nationaliser, comme l’ont justement rappelé les militants du PASTEF : « On est dans un monde globalisé, on en est conscient. On veut favoriser les entrepreneurs Sénégalais, et renégocier certains accords avec les investisseurs étrangers. ». Un discours patriote qui voudrait favoriser finalement une bourgeoisie locale qu’ils dénoncent par ailleurs : « C’est un groupuscule au sommet de l’État. Si tu ne viens pas de cette caste alors tu n’as pas d’aide, tu n’as pas un bon accès à l’éducation. C’est la loi du plus fort. C’est la classe bourgeoise qui gouverne depuis 60 ans, pour elle. Regarde, Moustapha Niasse, le Président de l’Assemblée(3), il a été directeur de cabinet de Senghor ! ».

Un positionnement sur les occidentaux qui ne manque d’ailleurs pas d’agacer Issa : « Sonko est fou, il veut mettre tous les étrangers dehors ! ». Certains militants du PASTEF semblent tout de même être plus modérés, et animés d’un panafricaniste qui commencerait par se débarrasser du Franc CFA pour une monnaie commune. La fédération (voire la fusion) progressive de pays de l’Afrique de l’Ouest reste également à leurs yeux un objectif souhaitable.

Sentant ce qui se joue dans les entrailles du pays, Sonko « joue » sur les affects et le sens commun d’un peuple qui se raccroche à ses repères. Utilisant le ressentiment existant face aux pays du « nord » et leurs valeurs qu’ils voudraient imposer partout, il se fait le relai politique d’un traditionalisme religieux qui gagne du terrain. Symbole de cette montée religieuse dans un pays qui se dit laïc : l’influente association islamique JAMRA qui organise régulièrement des marches pour répéter son opposition stricte à l’homosexualité et durcir une loi pénale qui punit déjà de 5 ans d’emprisonnement un acte décrit comme « contre-nature ».  Abdou Laye, un guide touristique engagé dans la lutte contre l’émigration des jeunes, s’énervait quand nous lui évoquions ce sujet : « Y’a pas de « PD » au Sénégal. Vous, les occidentaux, vous faites ce que vous voulez, mais ici, ce ne sont pas nos valeurs. On n’en veut pas, ne nous l’imposez pas. ». Sonko a fait du durcissement des peines pénales contre les homosexuels un argument de campagne, espérant par-là se poser comme le rempart à l’occidentalisation des valeurs.

Démagogue pour certains, en prise avec le peuple pour d’autres, Sonko s’avère être un fin tacticien. Il se définit comme un « pragmatique » éloigné de toute idéologie. Cet ancien inspecteur des impôts s’est fait connaître en dénonçant la corruption au sommet de l’État sénégalais avant d’être remercié. Après avoir créé le « PASTEF, les patriotes » avec d’autres membres de la haute fonction publique, il sera le troisième homme de la présidentielle de 2019 avec 687 523 voix soit un peu moins de 16%. Mais il se forgera rapidement la stature de premier opposant au Président réélu, notamment après le ralliement à la majorité d’Idrissa Seck, arrivé deuxième à cette même présidentielle.

Il n’aura de cesse de prôner sa position pragmatique qui, comme nous l’expliquait un militant, est une doctrine « de défense des intérêts patriotiques et [des[ intérêts du peuple en garantissant la liberté des citoyens dans leur vie privée et leur activité professionnelle. C’est le respect de l’ordre public pour assurer la cohésion sociale et l’épanouissement de tous. Il y a une reconnaissance du rôle primordial de l’État dans le développement économique et social, dans le maintien de la paix et de la sécurité. Et c’est un parti qui se veut africain, pas seulement sénégalais. ». 

Un parti qui laisse de la place dans son organisation à des « mouvements ». Une représentante du mouvement des femmes évoquait leurs revendications : « On veut des financements, pour avoir accès à des formations, à des savoirs différents. On a besoin de trouver des emplois, nous aussi les femmes, pour pouvoir subvenir aux besoins de nos familles. Surtout les mères célibataires, elles ne peuvent pas vivre, c’est terrible pour elles. ». Et le leader du PASTEF apparaît comme leur seule lueur d’espoir : « Avec Sonko, ça va changer, il connaît la réalité du peuple, il sait ce que subissent les femmes ». Un élan fort pour plus de parité, au niveau économique, avec la volonté que la sécurité sociale protège réellement des risques de la vie. Pour ce qui est du reste, les traditions et coutumes ne sont pas remises en cause, quand bien même elles perpétuent une forme de domination masculine : du port du voile à la charge du ménage et l’éducation des enfants, elles assument, devant les hommes du parti : « Nous sommes des femmes africaines. Chez nous, ce n’est pas comme chez vous. C’est un peu chacun à sa place, c’est comme ça. ». De quoi mieux comprendre la stratégie de Sonko qui n’entend pas remettre en cause cette culture traditionnelle, mais bien la défendre. 

Une stratégie à plusieurs bandes qui a manqué de peu de faire mouche. Bien en amont des élections législatives qui se sont déroulées le 31 juillet 2022, il réussit un premier coup de force : rassembler une grande partie de l’opposition dans la coalition YAW (Yewwi Askan Wi, « Libérer le peuple »). Mieux : contre toute attente, il s’alliera à l’autre grande coalisation d’opposition, Wallu Sénégal (« Sauver le Sénégal »), dirigée par l’ancien président Abdoulaye Wade et son fils. Un pari qui s’avèrera payant mais pas gagnant, au terme d’une campagne troublée par de nombreuses affaires, rebondissements et éruptions de violence. 

En effet, la liste des titulaires de la coalition de Sonko, YAW, a été rejetée par le Conseil constitutionnel en juin, un peu plus d’un mois avant l’élection. En cause : une candidate à la fois sur la liste des titulaires et des suppléants. Seule la liste des suppléants restait alors en course, ce qui aura pour conséquence d’écarter tous les leaders de la coalition de toute possibilité d’être élus. Sonko et ses alliés ont d’abord appelé à boycotter ces élections. Des manifestations ont éclaté et ont provoqué la mort de plusieurs personnes. Et le leader de l’opposition a fini par rappeler au calme, et surtout aux urnes. 

Macky Sall avait quant à lui fait le pari de largement remporter ces élections législatives avec sa coalition Benno Bokk Yakaar (BBY, « unis par l’espoir »). Un pari optimiste quand on sait que quelques mois plus tôt, les élections locales lui avaient déjà été défavorables. L’opposition raflait alors de nombreuses grandes villes comme Dakar, Thiès, Diourbel ou encore Zinginchor, dans la Casamance acquise au leader de l’opposition. Et le Président en exercice est passé à trois sièges d’une sérieuses déconvenue pour ces législatives sous haute tension : sur les 157 députés de l’Assemblée nationale(4), l’alliance Wallu Sénégal (Wade) et YAW (Sonko) en emporte 80, BBY (Sall) en emporte 82, et 3 sièges sont remportés par des leaders de trois autres coalitions minoritaires. Trois faiseurs de roi, dont l’ancien maire de Dakar, Pape Diop, qui sauvera le Président d’une sérieuse déconvenue en le ralliant pour « préserver la stabilité » du pays ».  

Le Président s’en sort de justesse et va pouvoir nominer un nouveau 1er Ministre de son camp (s’il remet comme promis en place ce poste qu’il a supprimé en 2019). Il devra tout de même composer avec une nouvelle assemblée qui n’avait jamais été aussi hostile à un Président en place. Un Président qui laisse encore planer le doute sur un possible 3ème mandat, à deux ans du prochain scrutin présidentiel. Et ce alors même que la Constitution n’en permet que deux successifs. S’il venait à faire modifier la Constitution pour repasser en force, la stabilité déjà fragilisée de ce pays pourrait se briser pour de bon sur les ambitions démesurées d’un chef d’Etat incapable de lâcher le pouvoir d’un côté, et celles d’un jeune prétendant agité qui semble prêt à tout pour atteindre le sommet de l’autre côté. On ne peut écarter l’hypothèse d’une multiplication des manifestations d’opposition, de nouvelles émeutes pour défendre « la démocratie », face à un pouvoir qui se raidit et provoque de nouveaux morts, de nouvelles arrestations politiques injustifiées… Un tableau pessimiste obscurci d’autant plus par une situation internationale inflammable qui ne laisse rien présager de lumineux pour le fier peuple sénégalais. Seule réjouissance récente pour de nombreux désabusés : une Coupe d’Afrique des Nations remportée par les lions pour la première fois de son histoire cette année.

Références

(1)Selon l’économiste Demba Moussa Dembélé

(2)Selon l’agence nationale des statistiques (ANSD)

(4)Avant les législatives du 31 juillet 2022

(5)C’est l’unique chambre du système politique sénégal qui dispose tout de même d’un CESE.

Lire aussi...

Lula : un président aux pieds d’argile

Horizons internationauxLuttes d'hier & Luttes d'ailleurs

Lula : un président aux pieds d’argile

Au soir du 30 octobre 2022, Lula a été élu à la tête du Brésil au terme d’une campagne présidentielle marquée par l’agressivité du président sortant Jair Bolsonaro. Le nouveau président a désormais l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

« Il n’y a pas deux Brésils. Nous sommes un seul peuple, une seule Nation ». En s’exprimant ainsi au soir du second tour de l’élection présidentielle brésilienne, Lula met en avant le fait que l’un de ses principaux objectifs est de réunifier l’ensemble de la population autour de vues et d’objectifs communs, ce qui ne sera pas une mince affaire au vu des résultats de ce scrutin. En effet, le faible écart séparant le président nouvellement élu – qui obtient 50,9% des voix, de Jair Bolsonaro, son adversaire de droite radicale crédité de 49,1% des suffrages exprimés, vient confirmer la nette division de la société brésilienne en deux blocs porteurs de conceptions diamétralement opposées.

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que cette fracture idéologique se matérialise géographiquement, dans la mesure où le Nord-Est populaire du Brésil vote majoritairement en faveur du candidat du Parti des Travailleurs (PT) tandis que le Sud du pays, plus aisé, accorde majoritairement sa confiance au président sortant, ce qui vient confirmer une dynamique électorale ancrée depuis un certain nombre d’années. Cette fracture géographique semble ainsi traduire le poids du vote de classe dans les résultats de ce scrutin, ce que vient confirmer l’institut Datafolha, qui met en lumière le fait que, là où 65% des Brésiliens touchant l’équivalent de moins de deux salaires minimums ont voté pour Lula, 62% de ceux qui touchent plus de 10 salaires minimums par mois ont accordé leur suffrage à Bolsonaro.

Cependant, une analyse plus détaillée de ces résultats nous conduit à observer que la composante de classe n’est pas suffisante en vue de comprendre le fait que le président sortant d’extrême-droite ait obtenu un score bien plus important que prévu dans les différentes enquêtes d’opinion. En effet, celui-ci ne bénéficie pas seulement d’une grande part des votes exprimés par les classes sociales les plus aisées, mais obtient également la majorité des suffrages des classes moyennes, 52% d’entre elles ayant voté en sa faveur. Cela traduit le fait que, bien que Lula ait remporté cette élection avec près de 2 millions de voix de plus que son adversaire, la ligne politique incarnée par ce dernier semble s’être implantée au sein d’une part significative de la population brésilienne.

Ce constat est renforcé par le fait que, malgré sa défaite, Bolsonaro attire tout de même à lui plus de 400 000 voix de plus que lors de son élection en 2018, élargissant ainsi sa base électorale de 57 797 847 voix à 58 206 354 suffrages exprimés. Ces différents éléments doivent nous inviter à la plus grande prudence : Lula a remporté le scrutin mais le bolsonarisme est plus consolidé que jamais au sein de la société brésilienne.

Un bloc néolibéral soudé autour des églises évangéliques, des hydrocarbures et de l’agrobusiness

Comment expliquer le fait que le président sortant bénéficie d’une telle popularité, malgré le fait que son bilan se caractérise par un accroissement significatif des inégalités économiques et sociales, comme le traduit notamment la multiplication par deux du nombre de personnes souffrant de la faim au Brésil entre 2020 et 2022 ? Il est ici nécessaire de préciser que cet accroissement significatif de l’insuffisance alimentaire s’explique par le fait que Bolsonaro s’est évertué, tout au long de sa présidence, à réduire de manière drastique les dépenses publiques, arguant de la nécessité de démanteler les différentes structures d’un État considéré comme défaillant, en vue de promouvoir au maximum le développement de l’initiative individuelle. Dans cette perspective, la plupart des budgets destinés à des organismes publics chargés de la mise en place des mécanismes de redistribution sociale qui avaient été adoptés entre 2003 et 2016 sous les gouvernements de Lula et Dilma Rousseff sont réduits de manière significative, ce qui contribue à aggraver la situation économique dans laquelle se trouve un certain nombre de ménages frappés par les pertes d’emplois massives survenues au cours de la crise sanitaire.

A ces mécanismes, se substitue l’Auxilio Brasil, qui désigne une aide sociale octroyée de manière ciblée, individuelle et temporaire. En d’autres termes, le seul mécanisme de redistribution sociale mis en place au cours de la présidence de Bolsonaro s’inscrit parfaitement dans le cadre idéologique néolibéral, dans la mesure où il repose sur l’objectif d’apporter, de manière temporaire, une aide économique à certains individus en vue de créer les conditions de développement de leur initiative individuelle dont la réussite doit, suivant cette conception, bénéficier au plus grand nombre.

Si cette idéologie trouve un écho favorable au sein d’une grande part de la population brésilienne malgré les inégalités qu’elle génère, c’est en raison du fait qu’elle apparaît comme une solution à l’affaiblissement des marges de manœuvre de l’État brésilien à la suite du choc des commodities, caractérisé par une chute importante du prix des ressources naturelles en 2014.

En effet, il se trouve que dès 2003, le Parti des Travailleurs au pouvoir impulse une régulation significative des activités d’exploitation de ces ressources en vue de rediriger vers l’État la majorité des bénéfices générés par la hausse de leurs prix internationaux au début du XXIe siècle, de sorte à les réinvestir ensuite dans le développement d’activités destinées à consolider et diversifier la structure industrielle du pays, ainsi que dans des programmes de redistribution sociale visant à réduire la pauvreté.

De ce point de vue, cette étatisation porte ses fruits dans la mesure où nous pouvons constater qu’entre 2000 et 2010, 34 millions de brésiliens sont sortis de la pauvreté pour intégrer la classe moyenne. Cependant, la chute du cours des ressources naturelles qui survient en 2014 prive alors le gouvernement de Dilma Rousseff d’une manne financière importante en vue de consolider ce processus de diversification de la structure productive susceptible de répondre aux nouvelles demandes portées par ces classes moyennes émergentes. C’est alors que le discours néolibéral apparaît alors comme une alternative à cet affaiblissement de l’État en mettant l’accent sur la nécessité de faire primer l’initiative individuelle sur des administrations publiques considérées comme défaillantes. C’est ainsi qu’une partie des classes moyennes qui ont bénéficié des politiques de redistribution mises en place par le gouvernement de Lula au cours de la première décennie du XXIe siècle se détournent du Parti des Travailleurs au profit d’un discours paradoxalement fondé sur le démantèlement des structures ayant permis l’amélioration de leurs conditions de vie.

Cette idéologie se diffuse de manière d’autant plus importante au sein de la société brésilienne qu’elle est portée par les églises évangéliques, auxquelles appartiennent près du tiers de la population. En effet, pour paraphraser Max Weber, l’esprit du capitalisme se combine parfaitement avec l’éthique protestante(1) dans la mesure où la recherche de l’enrichissement personnel par le travail est perçue par les protestants comme un fondement nécessaire de la vie en société. Ces groupes évangéliques contribuent ainsi grandement à la diffusion de l’idéologie néolibérale promue par Bolsonaro dans toutes les strates de la société, ce qui explique le fait que l’on retrouve dans toutes les classes sociales une forme de rejet d’un État perçu comme incapable de remplir ses objectifs de transformation de la structure économique, malgré le fait que ce discours bénéficie avant tout aux élites économiques ou, du moins, à une part d’entre elles.

En effet, le démantèlement de l’État promu par Bolsonaro tout au long de sa présidence se traduit notamment par un coup d’arrêt à la logique de diversification de la structure industrielle engagée par les gouvernements du PT au profit de l’impulsion d’un nouveau cycle de « reprimarisation extractive », pour reprendre le concept utilisé par la géographe Marie-France Prévôt-Schapira en vue de désigner un phénomène d’exploitation et d’exportation des ressources naturelles qui se développe sous l’impulsion d’entreprises privées(2).

En d’autres termes, Bolsonaro décide d’abandonner toute stratégie d’industrialisation en vue de limiter le Brésil à son rôle d’exportateur de ressources naturelles stratégiques au sein des échanges économiques internationaux, conformément à la logique de l’avantage comparatif élaborée par l’économiste libéral David Ricardo(3) qui considère que chaque pays doit se spécialiser dans l’activité économique dans laquelle il est le plus performant en vue de trouver sa place dans les échanges économiques internationaux. Dans ce contexte, les élites économiques qui bénéficient de ce processus de réorientation économique, à savoir celles qui se trouvent à la tête des entreprises minières, pétrolières, ainsi que des groupes spécialisés dans l’agrobusiness qui tirent profit de la politique économique mise en place par Bolsonaro en vue d’accroître leurs activités, militent activement en faveur de ce dernier. Le rôle joué par ces secteurs dans la campagne de Bolsonaro n’est pas anodin dans la mesure où nous pouvons observer que les trois États dans lesquels celui-ci obtient ses meilleurs scores, à savoir ceux de Roraima, Acre et Rondonia qui lui apportent plus de 70% de leurs suffrages, se trouvent en Amazonie, soit au cœur des espaces dans lesquels se développent ces activités.

« Éliminer la faim » face aux blocages institutionnels

En revanche, les élites qui avaient tiré profit des politiques d’industrialisation engagées par les gouvernements du PT et qui se trouvent marginalisées par cette réorientation économique se sont tournées vers Lula, ce qui explique le caractère hétéroclite de la coalition politique qui s’est formée autour de ce dernier, mais également l’étroitesse des marges de manœuvre dont il dispose désormais en vue de mettre en place des mesures destinées à réduire les inégalités économiques et sociales. En effet, s’il a notamment affirmé, au soir du second tour, que : « Notre engagement le plus grand est d’éliminer à nouveau la faim », il devra chercher à convaincre ces élites qu’elles ont intérêt à accepter certaines avancées sociales, sans pour autant les brusquer par l’adoption de mesures telles que des hausses d’impôts sur les plus aisés, dans la mesure où il dispose d’une adhésion populaire trop étroite pour se permettre de se mettre à dos ces acteurs économiques. La mise en place de ce type de mesure qui pourrait offrir des marges de manœuvre intéressantes à l’État brésilien semble d’autant plus improbable que le PT se trouve en minorité au sein des deux chambres composant le Parlement brésilien. 

En effet, il se trouve qu’en parallèle de l’élection présidentielle, se déroulaient des élections parlementaires visant à renouveler la totalité des 513 élus au sein de la Chambre des représentants, ainsi qu’un tiers des 81 sénateurs. Or, force est de constater que ce scrutin s’est traduit, là encore, par une consolidation significative des droites porteuses d’un projet conservateur d’un point de vue sociétal et néolibéral économiquement. En effet, le Parti Libéral de Jair Bolsonaro obtient non seulement 66 représentants supplémentaires, devenant le premier parti au sein de la Chambre des représentants avec 99 élus, mais dispose également du groupe le plus important au Sénat, avec 13 sénateurs.

Par ailleurs, si nous faisons la somme de l’ensemble des élus issus des autres partis de droite s’inscrivant dans cette mouvance idéologique et qui se revendiquent clairement dans l’opposition à Lula, à l’image des Républicains, proches des milieux évangéliques, de l’Union Brasil, parti libéral-conservateur doté du deuxième groupe au sein du Sénat, ainsi que du troisième groupe à la Chambre des représentants ou encore, de Podemos, le parti auquel appartient le juge Sergio Moro qui avait condamné Lula sur la base d’accusations infondées au mois de juillet 2018 avant de se voir nommé au poste de Ministre de la justice par Bolsonaro quelques mois plus tard, il s’avère que ceux-ci disposent de la majorité absolue des élus au sein des deux chambres parlementaires.

A l’inverse, la coalition « Brésil de l’espoir » composée du PT, du Parti Communiste Brésilien, ainsi que du Parti Vert, ne dispose que de 80 représentants. Si les 17 représentants du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui sont porteurs d’une ligne éco socialiste, sont susceptibles de soutenir d’éventuelles réformes sociales proposées par Lula, force est de constater que le gouvernement ne pourra s’appuyer que sur une maigre centaine de représentants acquis à des transformations sociales de grande ampleur. Le constat n’est guère plus reluisant du côté du Sénat, où le Parti des Travailleurs ne dispose que de 9 élus, représentant ainsi le cinquième groupe de cette chambre qui dispose d’un rôle non négligeable dans la mesure où elle est notamment chargée de la nomination des membres des tribunaux supérieurs ou des dirigeants d’un certain nombre d’organes de l’administration publique. La seule option qui s’offre à Lula en vue de conserver un minimum de marge de manœuvre sur ces fonctions stratégiques consistera alors à rechercher des terrains d’entente avec des partis situés plus au centre de l’échiquier politique, à l’image du Parti Social Démocratique ou du Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), qui disposent tous deux de 10 sénateurs. De ce point de vue, il est intéressant de constater que, si le MDB, duquel était issu l’ex président néolibéral Michel Temer ayant succédé à Dilma Rousseff après avoir activement appuyé sa destitution, maintient tant bien que mal ses effectifs au sein de ces deux chambres, le Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), qui a représenté pendant des décennies le principal parti de droite du pays, perd la moitié de ses sénateurs, ainsi que 16 élus au sein de la Chambre des représentants, ce qui vient confirmer l’effondrement des appareils politiques traditionnels de droite, au profit de la consolidation d’une droite plus conservatrice et proche des milieux évangéliques.  

Si ces éléments n’invitent pas à l’optimisme en termes de réorientation de la politique économique et sociale brésilienne, il n’en reste pas moins que cette élection devrait tout de même avoir un impact en termes d’intégration régionale. En effet, cette défaite de Bolsonaro acte définitivement la fin du Groupe de Lima, un organisme multilatéral créé en 2017 à l’initiative de plusieurs gouvernements de droite latino-américains en vue d’imposer par la force un changement politique au Venezuela. Dans cette perspective, cet organisme défend notamment l’application de sanctions économiques à l’encontre du gouvernement vénézuélien et appelle officiellement l’armée vénézuélienne à se ranger, en 2019, derrière le président autoproclamé Juan Guaido en vue de renverser Nicolas Maduro(4).

Si, dans un contexte caractérisé par l’émergence d’une nouvelle vague de contestation du néolibéralisme qui déferle au sein du continent, la majorité des États fondateurs de cet organisme s’en sont progressivement retirés, Bolsonaro représentait le dernier dirigeant du continent à défendre ouvertement ce type d’approche vis-à-vis de la crise vénézuélienne. A l’inverse, l’élection de Lula vient renforcer les conceptions portées par le Groupe de Puebla, qui désigne, non pas un organisme multilatéral, mais un think tank composé d’organisations de la société civile, ainsi que de différents chefs d’États latino-américains, auxquels s’ajoute donc désormais le mandataire brésilien, qui, face à l’affaiblissement et à l’échec des conceptions sur lesquelles ont pu reposer des initiatives régionales telles que le Groupe de Lima, cherchent à engager un ensemble de réflexions autour des modalités de construction d’une nouvelle forme d’intégration régionale fondée sur l’autodétermination des peuples face aux intérêts défendus par différentes puissances économiques au sein du continent latino-américain.

Si le Brésil pourrait ainsi jouer un rôle central dans la défense du droit des peuples latino-américains à disposer d’eux-mêmes, certains observateurs craignent que ce droit soit bafoué au sein même du territoire brésilien au vu des mobilisations massives qui se tiennent depuis l’élection de Lula à l’initiative de groupes bolsonaristes qui appellent ouvertement l’armée à renverser le président nouvellement élu. Cependant, le scénario d’un coup d’État semble peu probable pour plusieurs raisons. D’une part, les militaires disposent déjà d’un certain nombre de postes clés au sein de plusieurs entreprises et administrations publiques brésiliennes et la volonté affichée par Lula de réunifier l’ensemble de la population brésilienne au sein d’ « une seule Nation » devrait le conduire à chercher à maintenir une certaine conciliation avec ceux-ci. Il est donc très peu probable qu’il remette en cause leur présence importante au sein de l’appareil d’État. D’autre part, le gouvernement de Lula dispose de marges de manœuvre bien trop étroites pour être en mesure d’engager une transformation en profondeur du modèle politique et économique brésilien, ce qui rend d’autant plus improbable le scénario d’une tentative de renversement de son gouvernement. Cependant, il n’en reste pas moins que Lula semble représenter un président aux pieds d’argile, qui détient la clé de l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale, mais qui devra dans le même temps relever l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

Références

(1)WEBER Max, 1964, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Recherches en Sciences humaines.

(2)PREVÔT-SCHAPIRA Marie-France, 2008, « Amérique latine conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, p. 5-11.

(3)RICARDO David, 1817, On the Principles of Political Economy and Taxation, London, John Murray, Albemarle-Street.

(4) “Le groupe de Lima appelle l’armée vénézuélienne à se ranger derrière Juan Guaido », Le Monde, 5 février 2019.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Proposition pour un nouveau modèle agricole

Chronique

Proposition pour un nouveau modèle agricole

La chronique de David Cayla
Aujourd’hui la France n’est pas autosuffisante et ne pourrait pas nourrir sa population en cas de crise mondiale. Repenser le modèle agricole en créant un secteur vivrier et un secteur tourné vers l’exportation est une piste explorée dans cette première chronique écrite par David Cayla.

Connaissez-vous le MODEF ? C’est le Mouvement de défense des exploitants familiaux, un syndicat agricole créé en 1959 pour défendre les intérêts des petits paysans, souvent fermiers et métayers, dont la FNSEA, alors en transition vers un modèle d’agriculture industrielle, s’était désintéressée. Clairement ancré à gauche, le MODEF fut pendant longtemps la principale organisation à s’opposer à la FNSEA. Mais la disparition de nombreuses petites exploitations familiales dans les années 1970 et 1980 finit par détruire sa base sociale. Dans les années 1990, l’émergence de la Confédération paysanne et de sa figure médiatique José Bové contribua à marginaliser politiquement le MODEF.

Pourtant le syndicat agricole existe toujours et entend bien faire entendre une voix singulière. Les 25 et 26 octobre, il tenait à Guéret son 19ème congrès dont le thème était « des prix garantis par l’État pour un revenu paysan ! » J’ai eu l’honneur d’y être invité aux côtés de l’agronome Gérard Choplin. Ce dernier a présenté aux congressistes l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Pour ma part, je suis intervenu sur la question de la régulation des prix agricoles.

Une déshumanisation du métier

Devant la salle studieuse et des délégués venant de toute la France, j’ai commencé par dire que la garantie des prix agricoles ne relève pas du seul enjeu des revenus des agriculteurs. Certes, le système d’aides actuel, fondé sur des subventions versées à l’hectare est désastreux. Non seulement il est très injuste dans sa répartition, puisqu’il rémunère davantage les grandes exploitations que les petites, mais surtout il est démotivant car les agriculteurs ont le sentiment de toucher des primes déconnectées de leur travail effectif. De fait, 85% des subventions sont découplées de la production.

Pour ce qui est de la part des revenus liée aux prix de marché, le résultat est tout aussi injuste. Il est impossible pour le paysan de prévoir le prix auquel il vendra sa production au moment où il l’engage. D’après la théorie économique, les prix devraient être incitatifs. Mais l’agriculture suppose un engagement sur le temps long. Lorsqu’on a investi dans un verger ou un élevage de volailles, on ne peut subitement cultiver du colza ou des brebis parce que les prix ont changé. Non seulement les prix sont volatils et imprévisibles, mais ils sont liés à des facteurs exogènes, incontrôlables par la profession. La guerre en Ukraine et la sécheresse de cet été ont ainsi considérablement affectés le marché agricole. Mais la décision de mettre en culture du blé cet automne ne présage en rien du prix auquel ce blé sera vendu lorsqu’il sera moissonné en juillet.

Le travail agricole est très particulier. Il touche au vivant, il transforme les paysages et affecte l’environnement dans le bons ou le mauvais sens. Gérer un élevage, c’est du temps humain, c’est construire une relation particulière avec l’animal. Cultiver, c’est être confronté aux ravageurs, aux aléas de la météo, à la gestion à long terme de la terre et de ses propriétés. Comment accepter que ce travail puisse être rémunéré par des prix arbitraires, parfois inférieurs aux coûts de production ? Comment accepter la logique de standardisation que porte en lui le marché pour lequel le lait est du lait et le blé du blé quel que soit la manière dont le paysan s’est occupé de son exploitation ?

Le verdissement de la PAC qui entend rémunérer les bonnes pratiques et promouvoir les labélisations des exploitations ne diminue pas forcément ce sentiment d’arbitraire. Le processus de subvention s’est considérablement bureaucratisé, chaque action « verte » devant être évaluée par une inspection extérieure selon des critères décidés d’en haut. L’agriculteur devient peu à peu un technicien qui perd le goût de son travail et le sens du long terme.

Les documents du ministère de l’agriculture témoignent de ce phénomène de dépossession. Ainsi, pour bénéficier de l’écorégime, une aide prévue par le Plan Stratégique National qui engage la politique agricole française pour 2023-2027, les agriculteurs devront remplir un cahier des charges précis ou bénéficier d’une certification par un organisme indépendant. « Un bonus ‘‘haie’’ d’un montant de 7€/ha est par ailleurs accordé à tout bénéficiaire de l’écorégime […] détenant des haies certifiées ou labélisées comme gérées durablement sur au moins 6% de ses terres arables et de sa SAU [surface agricole utile] », précise le document du ministère(1). À la limite, pour toucher ces aides, il suffirait de construire une ferme « Potemkine ». Car, même s’il ne produit rien, l’agriculteur pourra bénéficier de subventions étant donné que les aides sont indépendantes du rendement réel de la ferme.

Un enjeu de souveraineté

Mais, disions-nous plus haut, les prix agricoles ne sont pas seulement un problème d’agriculteurs. L’agriculture, c’est la vie elle-même. En fin de compte, c’est ce qui nous nourrit et détermine notre souveraineté alimentaire. Or, la France, qui était la première puissance agricole européenne au début des années 1990 est en voie de déclassement. De manière générale, les rendements à l’hectare stagnent depuis vingt-cinq ans alors que les surfaces consacrées à l’agriculture diminuent. Ainsi, au début des années 1960, 63% du territoire français était exploité. C’est à peine 52% aujourd’hui. Avec moins de surface cultivée et des rendements qui stagnent, la production française diminue tendanciellement, ce qui fait que la balance commerciale agricole française se dégrade inéluctablement.

Les causes de ce déclin sont multiples. En premier lieu, le fait d’avoir découplé les aides du niveau de production avec les réformes de la PAC décidées au début des années 1990 n’incite pas à l’intensification de la production. De plus, les pratiques plus respectueuses de l’environnement qui tendent à limiter l’usage des pesticides et des engrais de synthèse diminuent aussi les rendements. Par exemple, le rendement du blé en agriculture biologique est environ 40% plus faible qu’en l’agriculture conventionnelle.

Mais cet effet n’est pas le seul en jeu. La baisse des surfaces cultivées est aussi directement liée à l’effondrement du nombre d’exploitations, victimes de faillites ou d’une impossibilité, pour beaucoup de paysans, à trouver un repreneur. La raison de cette désaffection est à trouver dans l’intensification de la concurrence. En s’élargissant aux pays d’Europe centrale et orientale dans les années 2000 l’Union européenne a mis en concurrence des modèles agricoles extrêmement différents. Les accords de libre-échange qui se sont par la suite multipliés avec le Canada, la Nouvelle Zélande ou l’Amérique du Sud ont déversé sur l’UE des tonnes de viande, de céréale et de soja à bas coût produits dans des régions où le prix du foncier agricole est bien plus faible qu’en Europe.

L’agriculture française a été forcée de s’adapter à cette intensification concurrentielle ; pour cela elle s’est spécialisée en se concentrant sur certaines cultures très mécanisées ou à haute valeur ajoutée comme le vin. En fin de compte, l’emploi agricole s’est effondré. D’après l’INSEE, la part des exploitants agricoles dans la population active est passée de 7,1% en 1982 à 1,5% en 2019. D’autre part, plus de la moitié de ces agriculteurs a dépassé les cinquante ans.

Une autre conséquence de cette spécialisation est que notre dépendance vis-à-vis des importations s’est accrue, en particulier pour le soja et les protéines végétales dédiés à l’alimentation du bétail dont plus de la moitié est importée. En fin de compte, l’intensification de la concurrence dans le secteur agricole a fragilisé notre modèle qui ne peut être compétitif que dans la mesure où il importe de l’étranger une bonne partie de ses engrais phosphatés, la nourriture de son bétail et de nombreux fruits et légumes destinés à l’alimentation humaine.

Inventer un nouveau modèle agricole

La politique des prix garantis a été progressivement abandonnée en Europe au cours des années 1990 pour deux raisons. La première, parce qu’elle incitait à la surproduction de produits de piètre qualité ; la seconde, parce qu’elle menaçait l’agriculture des pays en voie de développement en permettant aux agriculteurs européens de vendre à perte. À la suite des accords de Marrakech en 1994, l’Union européenne et les États-Unis se sont engagés à découpler les subventions agricoles des niveaux de production afin de ne pas déstabiliser les prix mondiaux. C’était le prix à payer pour préserver une agriculture exportatrice et ouverte aux marchés mondiaux.

Près de trente ans après cet accord commercial, le bilan est-il à la hauteur des espérances ? Il semble que non. Les subventions découplées et l’abandon de la régulation des prix ont intensifié le stress des agriculteurs quant à leurs revenus ; mais surtout, la gestion marchande et concurrentielle de l’agriculture a empêché toute politique visant à constituer des filières agricoles nationales véritablement intégrées. Or, les crises géopolitiques récentes ont montré que le système économique en général, et l’agriculture en particulier, doivent être résilients aux chocs d’une guerre ou d’une pandémie. Un pays comme la France devrait être capable de nourrir sa population si le commerce international s’effondrait pour une raison ou une autre. Or, aujourd’hui, la France a perdu cette capacité.

Contrôler les prix implique de réguler nos relations commerciales. Il n’est pas question de revenir aux pratiques prédatrices des années 1970-1980 qui ont fait de la France l’un des premiers exportateurs mondiaux de poulets congelés en batterie. Dans l’idéal, il faudrait diviser l’agriculture en deux sous-secteurs. Un secteur vivrier plus intensif en main d’œuvre, tourné vers le marché national, au sein duquel les prix seraient garantis, la concurrence régulée et le commerce international limité, et un secteur tourné vers l’exportation, qui fonctionnerait avec des aides découplées et vendrait aux prix mondiaux. La répartition du foncier agricole entre les deux sous-secteurs serait décidée nationalement en faisant en sorte que la production vivrière protégée soit suffisante pour couvrir l’essentiel de nos besoins alimentaires. Ainsi, les grandes exploitations agricoles spécialisées tournées vers l’international pourraient subsister, tout comme le modèle de petites exploitations familiales tournées vers la production vivrière locale.

Il me semble que nous avons, en France, les moyens de mettre en œuvre cette politique et d’apporter à chaque agriculteur le modèle agricole qui lui convient. L’enjeu politique sera évidemment de convaincre nos partenaires européens que l’agriculture ne doit plus être gérée exclusivement selon les mécanismes du marché et d’engager, dans les années qui viennent, une profonde réforme de la PAC permettant d’aller en ce sens.

David Cayla

 

Références

(1)« Fiche : Paiement découplés – Écorégime », document en ligne sur : https://agriculture.gouv.fr/les-paiements-directs-decouples

Lire aussi...

« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Horizons internationauxLuttes d'hier & Luttes d'ailleurs

« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Dans cet entretien accordé au Temps des Ruptures, la sociologue Chahla Chafiq revient sur l’histoire de l’Iran post-1979 et sur la révolte populaire qui touche le pays depuis la mort en détention de Masha Amini. Au prisme des débats actuels sur la police des mœurs et les droits des femmes dans le pays des Mollahs, Chahla Chafiq retrace également le rapport toujours complexe qu’entretien l’Iran avec le féminisme universaliste.
Le Temps des Ruptures : Pourriez-vous nous présenter brièvement votre parcours, de l’Iran à la France ?
Chahla Chafiq :

Au moment de la Révolution iranienne de 1979, j’étais encore étudiante en sciences humaines à la Faculté de Téhéran. Rapidement après, je suis entrée en clandestinité pendant deux ans, période durant laquelle mes études sont un peu passées, vous vous en doutez, au second plan. Une fois arrivée en France, je n’ai pas tout de suite repris mes études car je pensais ne rester ici que quelques temps, mais il s’est vite avéré que la situation en Iran n’irait pas en s’améliorant. Mon exil a été très douloureux, mais il m’a offert d’autres horizons et perspectives, en matière de réflexion et de création notamment. Quand j’ai repris mes études à la Sorbonne, la situation iranienne, la situation de mon pays, m’obsédait, et j’ai donc décidé de travailler sur la question du voile, son histoire sociale. J’étais traumatisée par mon ignorance. En tant que jeune de gauche radicale, je pensais que la question politico-religieuse n’était pas une problématique centrale. C’est en faisant mes premières recherches dans le cadre de mes études universitaires ici que j’ai pris conscience de mon erreur. Mes travaux de DEA, sous la direction de Cornélius Castoriadis, m’ont fourni la matière de mon premier essai, La femme et le retour de l’islam. J’ai énormément appris de Castoriadis. Ensuite, j’ai entamé une vie professionnelle dans le champ des relations interculturelles, ce qui m’a permis de saisir l’importance de lier la réflexion théorique à une analyse des pratiques de terrain. Sans cela, on se retrouve très vite hors sol. C’est dans ce contexte que j’ai croisé de près le phénomène islamiste en France dès les années 1990. Par la suite, j’ai vu comment l’ambition de créer des concepts théoriques dits innovants peut, indépendamment de la volonté des auteurs, amener à des inventions socialement et politiquement nuisibles, telles que le « féminisme islamique », par exemple, tout droit sorti des laboratoires de sciences humaines américains ou du moins anglo-saxons avant d’être exporté sur le terrain. J’ai formulé une critique à ce sujet dans mon essai Islam politique, sexe et genre (PUF, 2011), ainsi que dans divers articles.

LTR : Dans cet ouvrage, vous présentez la révolution constitutionnelle iranienne, qui court de 1905 à 1911, comme une période durant laquelle l’Occident – ou le Farang en persan – apparaît comme un objet de curiosité mêlé d’admiration. Soixante ans plus tard, il devient pourtant l’objet d’une haine farouche à gauche comme à droite. Comment expliquer cette évolution ?
CC :

Si l’on définit la modernité comme un projet politique, celle-ci porte en elle la démocratie au sens que lui en donne Castoriadis, à savoir un projet politique d’autonomie. La différence entre ce projet et « l’ancien » est radicale : il ne s’agit pas simplement pour le peuple d’élire ses représentants mais de définir lui-même ses propres projets. Ainsi, la société ne se réfère plus à un pouvoir méta-social, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue ou d’une institution religieuse ; tout à l’inverse de ce qui se passe sous un pouvoir islamiste qui peut éventuellement permettre au peuple de donner son avis, mais dans le cadre restreint par la Charia.

Dans le cas de l’Iran, les avant-gardes de la révolution constitutionnelle du début du XXe siècle portaient un projet moderne, démocratique. C’est pourquoi leur regard sur l’Occident était positif. Le désir de liberté existait à l’intérieur de la société. Ce n’était pas une importation occidentale. Prenez l’exemple de Tahirih Qurratu’l-Ayn, poétesse babiste iranienne du XIXe siècle. Empreinte de culture iranienne, elle n’a pas attendu l’inspiration occidentale pour revendiquer l’égalité entre les femmes et les hommes – en 1848 elle avait osé jeter son voile alors qu’elle parlait devant une assemblée publique masculine. Plus tard, dans les années 1940, une confusion entre les valeurs universelles et les pratiques colonialistes et impérialistes a favorisé un rejet de l’universalisme, ce dont les islamistes ont profité. Ce rejet de l’Occident s’est développé tout au long du XXe siècle.

LTR : Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « modernité mutilée » qui se définit comme une modernisation technologique et économique sans modernité politique, démocratique.  
CC :

Exactement. Mais, à travers ce concept, je ne pense pas uniquement au Chah. La dynastie Pahlavi a voulu faire de l’Iran une puissance développée, mais sans démocratie ! C’est ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Mais ce même phénomène se retrouvait, sous d’autres formes, du côté de ses oppositions – depuis la gauche marxiste jusqu’au centre-droit libéral, en passant par les islamistes. Du côté de la gauche, il y avait l’idée que la démocratie et les droits humains étaient des droits formels qui ne servaient que les intérêts de la bourgeoisie. On s’est rendus compte, trop tard, que loin d’être un simple vernis ils étaient au fondement de l’émancipation ! Quant à l’opposition islamiste, elle incarnait une autre forme de « modernité mutilée » par son rejet de la démocratie, supposée être une forme d’aliénation à l’Occident. Mais les islamistes modernes, proches de Khomeini, qui avaient étudié dans les universités occidentales, savaient ce qui parlait aux démocrates et aux gens de gauche. Ils ont aidé Khomeini à orner son discours d’éléments empruntés à la modernité politique pour les rassurer. Une stratégie payante. Voyez le mot « révolution » ou « république », vous vous doutez bien qu’ils ne figurent pas dans le Coran. En usant de ces vocables modernes et en y accolant « islamique » – révolution islamique, ou République islamique -, Khomeini a endormi les non-islamistes avec des symboles. Dans une moindre mesure, il s’est passé quelque chose de similaire en France avec Tariq Ramadan. Lorsqu’il disait que le voile était le feu vert ou le passeport de la citoyenneté en France pour les musulmanes, il liait un symbole islamique à un symbole républicain, démocratique. Il inventait une sorte d’islamisme républicain.

Autre piège dans laquelle la gauche iranienne est tombée : le voile. Avant la révolution, nous avons vu apparaître un voile, qui est par la suite devenu l’uniforme de la République islamique. Au départ, la dimension politique de l’habit était totalement occultée. Les islamistes étaient habiles, ils présentaient les femmes voilées comme des femmes du peuple, donc des femmes que la gauche ne pouvait pas « critiquer » puisqu’appartenant aux damnés de la terre. Rappelons qu’une fois au pouvoir, les islamistes ont lancé une chasse sanglante pour laminer la gauche et toutes les forces politiques non-islamistes.

Soulignons aussi que l’offre identitaire de l’islamisme puise dans les normes sexuées. Depuis les années 1990, le vide social laissé par la fin des grandes idéologies a favorisé le développement d’idéologies identitaires, qui s’appuient notamment sur la gestion sexuée des corps. Aux Etats-Unis, cela s’exprime à travers la question de l’avortement que l’extrême droite religieuse travaille à faire interdire, et avec l’islamisme, cela s’exprime à travers le voile.

LTR : Comment peut-on alors expliquer que les femmes elles-mêmes, celles qui n’étaient pas islamistes, aient pu accepter de porter le voile ?
CC :

Quand j’étais adolescente, je voulais porter le voile comme ma grand-mère que j’adorais. Elle m’en a dissuadée en me disant que pour elle cette habitude venait de son éducation et que, si un jour je voulais le porter, il faudrait que je le fasse en toute conscience, à l’âge adulte.

En 1979, lors de la révolution, les hommes islamistes venaient dans les manifestations pour nous inciter à porter le voile en signe de solidarité avec les femmes du peuple. Ils nous demandaient de porter un petit foulard en soutien symbolique, mais progressivement ils sont devenus de plus en plus agressifs, et Khomeini, à la veille du 8 mars [8 mars 1979, Marche des iraniennes contre le voile et pour l’égalité], a appelé les femmes à se voiler sur les lieux de travail. Dès le lendemain, des milliers des femmes sont descendues dans les rues pour protester. Faute de soutien des groupes politiques non-islamistes, leur mouvement a reculé. Puis, avec l’instauration de la charia, le port du voile est devenu obligatoire dans l’espace public. Je n’ai pas tardé à découvrir la fonction du voile en tant qu’étendard de l’ordre islamiste.

Hélas, les non-islamistes, de la gauche radicale ou libérale ainsi que de la droite, ne réfléchissaient absolument pas à cette question. Ils voyaient le voile comme le signe distinctif des femmes du peuple. Dans cette vision, la religion se substituait à l’appartenance sociale.

Les progressistes ont, par ailleurs, commis l’erreur de réduire l’Occident à la colonisation et à l’impérialisme. Ce mouvement idéologique existait aussi en France chez certains intellectuels de gauche qui ont défendu pendant longtemps le stalinisme en raison de leur position sur l’impérialisme occidental. Les idéaux post-modernes selon lesquels toutes les valeurs se valent ont aussi participé à la justification d’un relativisme culturel primaire et à la sacralisation des cultures – même rétrogrades. Ces mouvements idéologiques ont aveuglé la gauche iranienne, dont je faisais – et fais encore – partie, face au danger islamiste, ce qui a fait d’elle une alliée objective de Khomeini.

Au moment de la révolution iranienne, la question de l’impérialisme l’a emporté sur toutes les autres questions, ce fut là une erreur fondamentale. Nous avons confondu capitalisme et démocratie. Impérialisme et universalisme. À la Faculté de Téhéran, nous ne nous intéressions pas à ce qu’une femme comme Simone de Beauvoir pouvait dire, alors qu’elle avait été traduite en persan. Pour nous, le féminisme était un phénomène bourgeois, occidental.

LTR : Lorsque les femmes étaient dans la rue pour manifester contre le voile obligatoire, n’y avait-il aucun homme avec elles ?
CC :

Une minorité d’hommes soutenaient les manifestantes. Mais il y avait aussi des femmes khomeynistes qui venaient intimider les femmes non voilées. En réalité, ce qui se jouait à ce moment-là n’était pas exclusivement une domination des hommes sur les femmes, mais des islamistes – dont des femmes – sur l’ensemble des femmes.

LTR : Pour revenir sur la phrase de Khomeini citée précédemment, comment s’exerce selon vous le contrôle des corps des femmes par l’habit ? Comme une frontière entre le pur et l’impur ? Pourquoi cette peur de la liberté des femmes ?
CC :

Très bonne question. Toutes les idéologies identitaires qui instrumentalisent la religion font du corps des femmes un enjeu central. Le projet social qu’elles portent est patriarcal et antidémocratique. Dans cette perspective, la religion ne relève plus de la foi, mais d’une loi totale. Et lorsque la religion devient la source de la loi, il est en fini de la liberté et des droits des femmes. Dans un modèle social fondé sur la citoyenneté démocratique, les citoyens sont considérés comme libres et égaux devant la loi. Mais dans un ordre social fondé sur la loi religieuse, les citoyens sont des sujets de Dieu, un Dieu représenté par une poignée d’hommes qui s’auto-désignent à la tête d’un pouvoir autoritaire. Pour fonctionner efficacement, ce pouvoir s’appuie sur une cellule familiale elle aussi autoritaire, hiérarchisée entre l’homme et la femme. Accepter la domination des hommes sur les femmes revient à accepter la domination autoritaire du pouvoir sur tous. C’est pourquoi la question des femmes n’est pas une question de femmes, mais une question qui concerne toute la société. Les rapports sociaux de sexe sont éminemment politiques.

LTR : Quand on est femme dans une telle société, on peut selon vous adopter des subterfuges comme le « mauvais voile » – qui consiste à ne pas se couvrir correctement les cheveux, à utiliser du rouge à lèvres ou à ne pas porter des tenues assez amples. Y a-t-il d’autres pratiques que les femmes peuvent utiliser pour insidieusement contourner le pouvoir établi ?
CC :

Dès l’imposition du voile obligatoire par Khomeiny, les Iraniennes ont adopté le « mauvais voile ». Le pouvoir islamiste a alors mis en place une police de la conduite morale (dite « police des mœurs » en France). La confrontation entre les femmes rebelles à l’ordre islamiste et cette police dure depuis 40 ans. C’est cette résistance continue qui explique l’accueil très positif de diverses campagnes comme « Libertés furtives » et les « Mercredis blancs » lancés depuis l’extérieur par Masih Alinejad, une journaliste iranienne fraîchement exilée. On a ensuite assisté au mouvement « Les filles de la rue de la Révolution », initié par une jeune Iranienne à l’intérieur du pays, Vida Movahed, qui a retiré son voile pour en faire un drapeau.

Raïssi [le président de la république islamique d’Iran depuis le 3 août 2021] a durci les sanctions à l’encontre de ces contrevenantes avec l’ambition de régler la question du « mauvais voile ». En vain, comme nous le voyons depuis un mois avec le début des révoltes en Iran.

Cette résistance existe également dans d’autres domaines. Par exemple, les femmes ont investi si massivement l’université que le régime islamiste a établi un quota afin de limiter leur présence. Mais partout elles résistent et occupent les espaces autant qu’elles le peuvent.

LTR : Dans votre livre Islam politique, sexe et genre, l’avocate Kar confie avoir cru dans les années 1980 à une émancipation des femmes par les droits islamiques. Toutefois, elle déclare amèrement, quelques années plus tard : « Nous sommes arrivés à un point où les militantes ne peuvent que partir des droits humains pour faire avancer leurs idées. Toute autre démarche est vouée à l’échec. » Ce faisant, y a-t-il un retour de l’universalisme pour faire reconnaître les droits des femmes en Iran ?
CC :

Absolument. Mon dernier essai paru, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, porte précisément sur ce sujet. Beauvoir fascine une partie de la jeunesse iranienne éprise d’émancipation parce qu’elle est femme, universaliste et qu’elle vivait en union libre. Dans des blogs de jeunes femmes féministes, on pouvait lire à l’époque où ce support d’expression n’avait pas encore été remplacé par les réseaux sociaux : « Nous sommes le deuxième sexe ». Dans d’autres écrits de jeunes femmes et hommes, l’image de Beauvoir se mêle à la poésie et aux rêves. Dans l’Iran actuel, l’universalisme anime intensément les jeunes comme nous pouvons le percevoir dans le slogan qui anime les manifestions depuis le 16 septembre dernier « Femme, Vie, Liberté ».

LTR : L’universalisme réapparaît donc comme une solution.
CC :

Je pense que c’est l’avenir et qu’il en ira de même au Maghreb et en Egypte. L’universalisme n’est pas occidental ; il est porteur de valeurs et de droits auxquels tout un chacun peut aspirer. Ce qui m’inquiète actuellement en France, c’est le retour des identités parmi les jeunes, notamment au nom de l’anticolonialisme ou du post-colonialisme. Je trouve ce type de positionnements très dangereux.

LTR : Vous dites que l’universalisme est l’avenir des droits des femmes en Iran. Est-ce que la laïcité hors de France – parce qu’elle est très circonscrite à la France – pourrait être une sorte de bouclier contre les cléricalismes de tous bords ?
CC :

Bien sûr ! Je pense que la laïcité est un principe universalisable. Beaucoup de jeunes en parlent en Iran, utilisent le mot « laïcité », alors qu’il a longtemps été méconnu. Le combat laïque se poursuit aussi au Maghreb, en Egypte, au Brésil, en Turquie. Nous avons perdu quelques fronts, mais je pense que la laïcité est absolument universalisable.

LTR : Dans un entretien que vous avez réalisé pour Les Chemins de la philosophie, Géraldine Mosna-Savoye vous parle du voile et vous dit que beaucoup de femmes le portent par choix. Si vous lui répondez que c’est le cas pour la majorité d’entre elles, vous précisez que le choix ne clôt pas le débat. Au contraire, il lance la réflexion : ce n’est pas parce que l’on choisit quelque chose que l’on ne peut pas interroger ce choix. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
CC :

Dans notre société néolibérale, le choix devient sacré.

Prenons l’exemple de cette jeune lycéenne qui avait lancé : « Si je fais le choix de l’adultère, je fais le choix de la lapidation. » Que devons-nous lui répondre : « Très bien, c’est votre choix ? » alors même que la lapidation est un acte barbare ? La sacralisation du choix peut virer à l’absurde. Le choix s’inscrit toujours dans un contexte, et ce contexte est relatif. On peut faire un choix à 18 ans qu’on regrettera à 50 ans. Un choix n’est pas absolu, tout choix peut donc être questionné : pourquoi ce choix ? quelles en sont les conséquences ?

Je vais vous rapporter une discussion très intéressante que j’ai eue avec une jeune anthropologue anglo-pakistanaise qui portait le voile. Elle me dit qu’elle se voile par choix et s’étonne que je ne remette pas en cause ce fait car on dit souvent aux femmes que le voile leur est imposé. Mais, ayant admis que c’était son choix, je lui demande si elle veut bien m’en expliquer les raisons. Elle me répond qu’elle ne voulait pas que les hommes la regardent, ce à quoi je réponds que dans l’islam le désir sexuel des femmes est reconnu – et que les hommes peuvent par là-même devenir eux aussi des objets de désir – mais que pourtant le voile n’est pas préconisé pour eux. Elle poursuit en me disant qu’en tant que musulmane elle se doit de respecter le voile. Je lui rétorque que l’histoire du voile dans l’islam est très complexe et que les femmes du prophète elles-mêmes ne se voilaient pas. Elle finit par argumenter que son voile vise à combattre le racisme antimusulman. Pourquoi combattre le racisme par le sexisme, lui ai-je demandé ? Le voile n’étant imposé qu’aux femmes, il relève d’une prescription sexiste, et en acceptant cela elle se réduit elle-même à un statut d’objet de désir. Le voile sexualise à ce point le corps des femmes que dans les pays où il est obligatoire, comme en Iran, la moindre parcelle de peau dénudée peut devenir un objet de convoitise.

LTR : En se référant à cette idée de choix, peut-on, quand on est une femme en Iran, consentir à quelque chose qui nous opprime en étant persuadée que c’est quelque chose de fondé, de construit ?
CC :

En Iran, comme partout dans le monde. Je pense que ce qui différencie la domination des femmes par rapport aux autres formes de domination, c’est qu’elles sont valorisées comme mères, épouses, sœurs ou filles et aimées en tant que telles, ce qui peut brouiller leur discernement. Cette tension explique par ailleurs l’oscillation entre une envie de sécurité et le sentiment d’être protégées d’une part et le désir de liberté d’autre part, ainsi que Beauvoir le met en réflexion dans son œuvre.

LTR : Quand vous dites qu’il existe une peur de la liberté et un repli identitaire vers ce qui rassure, vers une idéologie « totale » voire totalitaire au sens où elle régirait toutes les parties de la vie, pensez-vous que, la nature ayant horreur du vide, on se sécurise avec des idéologies porteuses ?
CC :

Oui, y compris avec l’islamisme, l’extrême droite, ou certains populismes de gauche… Je pense que cela s’explique par le vide politique laissé par le recul de l’humanisme et des idéologies qui mobilisaient massivement et donnaient du sens à la vie. L’être humain a besoin de sens pour vivre, il ne peut pas se satisfaire d’être un simple consommateur. Comme disait Albert Camus, nous baignons dans l’absurde. Seules nos pensées et nos actions donnent sens à la vie que nous menons. Il en va de même au niveau collectif. En l’absence d’idéaux humanistes, les extrémismes trouvent un terreau propice pour se développer dans la société.

Lire aussi...

Annie Colère : rappeler le combat de nos aînées pour l’obtention du droit à l’avortement

Culture

Annie Colère : rappeler le combat de nos aînées pour l’obtention du droit à l’avortement

LTR a visionné le dernier film de Blandine Lenoir, « Annie Colère », au sujet du combat du MLAC en France dans les années 70 pour l’obtention au droit à l’avortement. L’équipe t’en parles.

Alors que le droit à l’avortement est menacé y compris dans les démocraties occidentales (en mai dernier était annulé par la Cour suprême américaine l’arrêt historique Roe vs Wade, permettant ainsi à chaque Etat qui le souhaite de rendre l’avortement illégal) le film Annie Colère de Blandine Lenoir revient sur le combat mené en France par le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (1) dans les années 70, avant l’adoption de la loi Veil en 1974. 

Après son propre avortement, réalisé avec l’aide de femmes du MLAC, et à la mort suite à un avortement clandestin de sa voisine et amie, Annie, interprété par Laure Calamy, décide de rejoindre le MLAC et de mener la lutte.

Annie Colère, est un film très dur, qui montre sans faux semblant des scènes d’avortement utilisant la méthode Karman. Méthode qui, à l’époque, reste moins invasive et bien moins douloureuse que celles utilisées par les femmes sur elles-mêmes ou par les « faiseuses d’anges » : comme l’avortement par l’usage d’aiguilles à tricoter. Film dur de Blandine Lenoir, mais jamais dénué de tendresse : à l’image de la douce voix de Rosemary Standley, qui apaise les femmes lors de leurs avortements en chantant. 

Au-delà d’évoquer le combat pour l’obtention du droit à l’avortement, ce film nous rappelle les violences subies par les femmes lors des avortements clandestins et évoque plus largement le rapport entre corps féminin et médecine. Longtemps (et encore aujourd’hui) de nombreuses femmes ne savent pas comment fonctionne leur corps, ignorance parfois soutenue par le manque de pédagogie du corps médical. Et bien que des progrès aient été réalisés, on constate toujours la persistance de pratiques gynécologiques s’apparentant à des actes de non-respect du corps féminin, voire à des actes de torture. La technique du point du mari en est un exemple flagrant(2).

Annie Colère rappelle également que rien ne peut empêcher une femme d’avorter : elle le fera, au péril de sa propre vie. Le rapport à la maternité, contrairement à ce que beaucoup veulent penser, n’est pas fait que de paillettes, il est ambivalent : la maternité peut aussi, parfois, être subie, non-désirée. L’avortement ou la contraception permettent aux femmes d’avoir le choix de ne pas se retrouver dans des situations de détresse, et de vivre la maternité plus sereinement. Supprimer ou amender le droit à l’avortement, ce n’est pas y mettre fin : c’est condamner de nouveau les femmes, à subir douleurs et violences.  

L’hommage de Blandine Lenoir à toutes ces femmes qui se sont battues pour le droit à l’avortement est poignant. Il nous rappelle toute l’actualité des luttes pour les droits des femmes dans une époque plus conservatrice qu’elle ne veut bien l’admettre, et spécifiquement ici au droit à l’avortement et à la contraception. Voir Annie Colère ne vous laissera pas de marbre.

Références

(1)Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, association française de loi 1901 créée en 1973.

(2)Méthode consistant après un accouchement en un point de suture supplémentaire sur le périnée, afin de resserrer le diamètre d’entrée du vagin et d’augmenter ainsi le plaisir sexuel du mari lors de rapports sexuels vaginaux.

Lire aussi...

La Seine-Saint-Denis comme miroir de la France (par Stéphane Troussel)

Non classé

La Seine-Saint-Denis comme miroir de la France (par Stéphane Troussel)

Stéphane Troussel vient de publier aux éditions de l’Aube son premier ouvrage « Seine-Saint-Denis, la République au défi », que l’équipe du Temps des Ruptures a eu l’occasion de lire. Cet ouvrage, sous forme d’entretien avec Madani Cheurfa, est à la fois une autobiographie de Stéphane Troussel (son parcours, son engagement politique), un partage de sa vision du département aujourd’hui, et de ce qu’il imagine pour demain.

Stéphane Troussel vient de publier aux éditions de l’Aube son premier ouvrage « Seine-Saint-Denis, la République au défi », que l’équipe du Temps des Ruptures a eu l’occasion de lire. Cet ouvrage, sous forme d’entretien avec Madani Cheurfa, est à la fois une autobiographie de Stéphane Troussel (son parcours, son engagement politique), un partage de sa vision du département aujourd’hui, et de ce qu’il imagine pour demain.

 « S’engager pour ceux qui n’y croient plus ». Voilà comment commence le premier livre de Stéphane Troussel. Le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis revient sur son parcours politique : issu de parents communistes, il s’engage dans la voie du socialisme dans les années 1980, par adhésion à la voie tracée par le PS de l’époque, qui lui semble la plus à même de répondre aux enjeux contemporains et aux aspirations populaires. Il raconte ainsi l’histoire d’une gauche porteuse d’un espoir bien réel, qui a fait son succès , et d’une promesse toujours actuelle : celle de nouvelles générations vivant mieux que les anciennes. Le PS, à ce moment précis de son histoire, n’a pas rompu avec les classes populaires. Mais l’espoir a laissé la place à la désillusion au moment du quinquennat de François Hollande. A ce moment précis, selon Stéphane Troussel, le Parti Socialiste a failli à sa mission historique : défendre ceux qui en ont le plus besoin.

Stéphane Troussel évoque par la suite les nombreux défis que doit relever aujourd’hui la gauche pour reconquérir son électorat, dont une partie a basculé vers l’extrême droite, les « fachés pas fachos ». Se réapproprier la valeur travail et valoriser les salaires en est une condition sine qua non selon lui : les classes populaires ne vivent pas dans un monde dont l’horizon plus ou moins proche serait celui de la fin du travail. Fidèle à la doctrine socialiste, le président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis se situe ainsi sans ambiguïté dans le camp du travail. Une autre tâche d’ampleur attend également la gauche selon lui : revendiquer haut et fort son attachement à l’universalisme républicain, c’est-à-dire, selon lui, concrétiser la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » partout sur le territoire national. Des développements supplémentaires sur ce point auraient néanmoins été intéressants pour le lecteur.

Plus loin dans l’ouvrage, Stéphane Troussel aborde un ensemble de thématiques, sous le prisme de la situation en Seine-Saint-Denis : désengagement de l’Etat central dans le département, croissance démographique, transformation industrielle, etc.. La Seine-Saint-Denis est un territoire en constante transition, un territoire historique d’immigration, un ancien bassin d’industrie désormais devenu « attractif » pour nombre d’entreprises.  

Mais un constat plus alarmant arrive : 28,6% de la population du département vit sous le seuil de pauvreté, contre 14,7% au niveau national, ce qui en fait le département le plus pauvre de France. Ce territoire est ainsi surexposé à de nombreuses difficultés, conséquence logique du désengagement de l’Etat : inégalités de richesses importantes, problèmes d’accès au logement (avec une hétérogénéité de la répartition du logement social sur le territoire du département), fermeture de services publics,  déserts médicaux, nombre de bénéficiaires du RSA en constante hausse, etc. Le constat est sans appel, le remède bien connu : la République doit s’incarner dans tous les territoires, notamment en Seine-Saint-Denis.

Stéphane Troussel évoque finalement ses ambitions face à l’ensemble de ces défis : l’école publique doit redevenir un ascenseur social, permettre une mixité réelle ; l’écologie doit être résolument populaire, et non punitive, surtout dans un département comme la Seine-Saint-Denis. Le président du conseil départemental évoque également les projets en cours : la candidature de Saint-Denis comme capitale européenne de la culture en 2028, l’expérimentation de la renationalisation du RSA. De belles perspectives qui doivent donc se traduire par des effets concrets.

Mais des motifs de réjouissance attendent également ce territoire : les Jeux Olympiques 2024, le Grand Paris Express, l’installation du CHU Grand-Paris Nord, l’installation de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) à Saint-Ouen ou encore du Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer à Saint-Denis, etc. Autant d’évènements aux conséquences majeures pour le territoire, synonymes de plus d’emplois, plus de transports, de nouvelles infrastructures sportives si tant est que le département ne soit plus appréhendé comme une simple zone à traverser.

Ainsi, cet ouvrage est un bel hommage à ce territoire, qui démonte les idées-reçues et les mauvais clichés de ceux qui ne voient dans la Seine-Saint-Denis qu’une « zone de non-droit »  . C’est l’inverse que donne à voir Stéphane Troussel : la Seine-Saint-Denis est un territoire en mouvement, représentatif de la société française, de sa diversité, de ses difficultés et ambivalences et finalement des défis qui l’attendent.

Lire aussi...

Chronos, l’Occident aux prises avec le temps

Non classé

Chronos, l’Occident aux prises avec le temps

Recension de l'ouvrage de François Hartog
Presque vingt ans après l’ouvrage « régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps » qui a fait date, François Hartog publie en 2020, alors que le monde retient son souffle et que le temps est suspendu à cause de la pandémie, un ouvrage qui poursuit et approfondit ses recherches sur le temps et les sociétés humaines. Pour Le Temps des Ruptures, Paul-Henry Schiepan revient sur cette étude captivante et érudite, « Chronos, l’Occident aux prises avec le temps »

Disons-le franchement, l’ouvrage de François Hartog, Chronos, l’Occident aux prises avec le Temps (Gallimard, 24,5 euros), paru en 2020 n’a pas eu un retentissement suffisant. Rappelons que l’auteur, historien, est l’inventeur du concept de régime d’historicité conçu pour mieux saisir les diverses manières dont les sociétés humaines articulent ensemble passé, présent et futur afin de doter le temps qui passe d’une cohérence narrative. L’ouvrage Régime d’historicité : présentisme et expériences du temps, paru en 2003, a fait date et bercé les cours de sciences politiques, de philosophie et d’histoire de plusieurs générations d’étudiants.

Chronos, l’Occident aux prises avec le Temps, s’inscrit dans le droit fil de ce maître ouvrage. L’auteur continue son investigation sur le temps dans ce qui relève ici d’une monographie centrée sur notre civilisation depuis ses origines grecques. C’est peu dire que cet ouvrage historique, d’une érudition impressionnante, se place sans le dire tout à fait sous le patronage de Paul Ricœur, l’auteur du monumental Temps et récit qui étudie justement notre usage du récit pour habiter le temps qui passe, le temps des hommes et le temps de l’histoire et ainsi surmonter l’inéluctabilité d’un Chronos implacable.

Pour réaliser sa monographie, François Hartog s’appuie sur trois concepts essentiels, tous trois hérités de la Grèce : Chronos, Kairos et Krisis. Chronos n’est autre que le temps que connaît la physique, le temps qui se dit selon le mouvement pour reprendre l’ancienne formule aristotélicienne. C’est le temps du cosmos, ce temps qui se confond presque avec l’éternité et qui pèse de tout son poids sur nos épaules de mortels. C’est justement pour ramener ce temps à hauteur d’homme que les concepts de Kairos et de Krisis sont mobilisés. Le premier désigne le temps opportun, le momentum, l’occasion à saisir, c’est Kairos qui dynamise le temps linéaire de Chronos. Le second nous est plus familier, c’est l’évènement à proprement parler, le temps des ruptures ou la rupture dans le temps et dont le champ lexical très contemporain de la crise est un lointain héritier.

Armé de ces trois concepts structurants, l’auteur entreprend une étude historique approfondie depuis l’antiquité tardive jusqu’à notre époque pour y repérer les indices d’une évolution de notre appréhension du temps, qu’il retranscrit ensuite dans les termes du trio que forment Chronos, Kairos, Krisis.

Une part importante du livre est ainsi dédiée à l’histoire du temps chrétien. De cette lente maturation qui s’étend des pères de l’Église à l’humanisme renaissant et qui, pour reprendre la formule de l’auteur, enserre le présent entre le temps de la fin (Kairos) et la fin des temps (Krisis), jusqu’au présentisme de notre époque contemporaine où le règne du simultané propre au numérique dissout un futur que la fin des idéologies avait déjà privé d’horizon.

Cette étude érudite éclaire la dette de notre civilisation envers la chrétienté qui a façonné notre expérience individuelle et collective du temps, à un point tel que les grandes pensées de la modernité apparaissent sous cet éclairage comme les reformulations successives d’une apocalypse toujours annoncée et toujours retardée.

Mais c’est bien la dernière partie consacrée au concept d’anthropocène qui donne à l’ouvrage sa portée contemporaine. Fruit d’une interpénétration, celle du temps des hommes, du temps de la nature et du temps du monde, d’un agencement inédit entre Chronos, Kairos et Krisis, l’anthropocène, ainsi définie, apparait pour ce qu’elle est : une ère de bouleversements sans précédents qui nous impose en conséquence, pour continuer d’appréhender et d’habiter le monde, de redessiner des perspectives temporelles pour nos sociétés.

Se tenant à égale distance des techno-prophètes et des curés de l’apocalypse climatique qui chantent en chœur la fin du monde des hommes, François Hartog nous indique une voie, celle d’une humanité passant de l’adolescence à l’âge adulte et capable d’assumer tant sa dette que sa responsabilité vis-à-vis de la nature et des générations futures. Loin d’imposer ses vues, il nous indique bien plutôt des auteurs sur lesquels nous appuyer, parmi lesquels figurent Hans Jonas, Gunther Anders ou, plus proche de nous, Bruno Latour.

Cette réflexion sur notre expérience du temps s’achève d’ailleurs prophétiquement par un post-scriptum de l’auteur daté d’avril 2020, à l’heure où l’humanité confinée faisait une double expérience inédite, celle de la suspension du temps humain percutée par l’hyper-connectivité de nos sociétés qui, même physiquement arrêtées, ont continué de fonctionner dans le cyberespace.

Lire aussi...

Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Culture

Les globalistes, histoire intellectuelle du néolibéralisme, par Thibaut Gress

Avec Les globalistes, traduit en français aux éditions du Seuil , l’historien Quinn Slobodian propose un grand voire un très grand livre portant sur la genèse du néolibéralisme, et manifeste une maîtrise des enjeux de ce courant hors du commun. Il bat en brèche l’idée selon laquelle le néolibéralisme est une théorie économique de nature prescriptive. Historien de l’Allemagne moderne, l’auteur aborde le néolibéralisme selon le contexte historique de son émergence et en explicite les principes depuis les événements liés à la dislocation de l’Empire austro-hongrois. Thibaut Gress, agrégé de philosophie, rend compte pour Le Temps des Ruptures de cette imposante enquête.
Un livre d’ores et déjà classique

L’ouvrage s’écarte de deux approches fréquentes :

1) d’abord, d’une histoire des idées qui ne quitterait jamais le terrain philosophique, et ne restitue pas la genèse « écossaise » du néolibéralisme, Hume ou Smith occupant dans Les globalistes une place négligeable.

2) il ne fait pas du néolibéralisme une grille de lecture explicative du monde contemporain, grille de lecture qui, bien souvent, se dispense de donner une définition claire de ce courant, et ne juge pas évident que la nature de la réalité se laisse nommer par un courant intellectuel.

Dans l’ouvrage est développée une sorte de triple ancrage historique, commençant avec la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, se poursuivant avec la crise de 1929, et s’achevant avec la Seconde Guerre mondiale et la fragilisation de l’Europe dont découle la décolonisation. C’est donc à un néolibéralisme situé, réactif au regard des problèmes sans cesse mouvants que soulève la réalité historique que l’auteur prête son attention. Cela lui permet de comprendre et de prouver – mais quel poids auront ces preuves au regard des préjugés en la matière ? – que le néolibéralisme ne constitue pas une réflexion exclusive ni et encore moins prescriptive sur l’économie mais tout au contraire une réflexion sur le droit et les institutions auxquels sont consacrées les analyses des grands auteurs ici convoqués – Hayek, Mises, Röpke, Eucken, etc. En somme, le livre réfute l’idée fausse et textuellement non étayable selon laquelle le néolibéralisme croirait à une auto-régulation du marché qui pourrait être pensée indépendamment de tout cadre institutionnel. Comme l’explique l’auteur dès l’introduction – remarquable –, c’est l’inverse qui est vrai : une pensée du marché est d’abord et avant tout une pensée des institutions, saisies comme condition de possibilité du fonctionnement optimal du marché :

« [Les premiers néolibéraux] partageaient avec John Maynard Keynes et Karl Polanyi l’idée fondamentale selon laquelle le marché ne se suffit pas à lui-même. « Les conditions méta-économiques ou extra-économiques qui permettent de protéger le capitalisme à l’échelle du monde » : voilà, pour reprendre leurs termes, ce qui a constitué le cœur de la théorie des néolibéraux du XXème siècle. Ce livre entend montrer que leur projet visait à concevoir des institutions, non pour libérer les marchés, mais pour les encadrer, ou plus précisément les « engainer », pour inoculer le capitalisme contre la menace de la démocratie, en créant un cadre permettant de contenir les comportements humains souvent irrationnels, et réorganiser le monde d’après l’empire comme un espace composé d’Etats en concurrence, où les frontières rempliraient une fonction essentielle(1). »

Cette approche présente l’immense mérite de rappeler que le néolibéralisme ne croit pas à la rationalité de l’agent et ne croit pas à la possibilité d’une information parfaite. En revanche, nous émettrons de nombreuses réserves quant à la signification de la non-autonomie du marché : si ce dernier suppose en effet des institutions, c’est en vue de le protéger, de sorte que les institutions ne sont pensées qu’à partir d’une protection du marché, la réorganisation des Etats sous la forme de la concurrence étant pensée depuis la protection de certains marchés. De ce fait, il nous semble que l’ouvrage a tendance à commettre un sophisme lorsqu’il avance que le néolibéralisme n’est pas une théorie du marché dans la mesure où le domaine « méta-économique » demeure conditionné par ce que doit être un marché et se trouve décrit selon une téléologie qui est celle de leur protection. Autrement dit, tout le paradoxe tient à ceci : le marché ne peut être libre (non organisé) qu’au prix d’une surorganisation des institutions dont la finalité est de préserver la non-organisation du marché. De surcroît, c’est parce que le marché a un sens mondial que la réflexion sur les institutions adopte elle-même une échelle mondiale, bien au-delà du cadre national. La non-autonomie de marché ne peut donc pas signifier que ce dernier ne constituerait pas le cœur téléologique de la réflexion juridique et institutionnelle de la pensée néolibérale et si l’auteur a raison de dire que le néolibéralisme parle moins du marché que des institutions, il nous paraît audacieux d’en inférer que le marché ne constitue la fin de la réflexion consacrée aux institutions.

A : Une compréhension juste et rectifiée du néolibéralisme
L’épistémologie néolibérale et le refus de la scientificité de l’économie

Quoique non historien des idées, l’auteur semble bien mieux comprendre ce que disent les auteurs néolibéraux que de nombreux spécialistes de philosophie politique. L’anthropologie néolibérale – cela se comprend aisément si l’on remonte aux Lumières écossaises – ne repose absolument pas sur un être pleinement rationnel, ni sur un homo oeconomicus dont le concept est à tort attribué à Adam Smith aussi bien dans certaines études « savantes » que dans la presse grand public. Introduit par John Stuart Mill pour critiquer l’économisme, le concept d’homo oeconomicus possède intrinsèquement une dimension critique et péjorative, puisque réductionniste et aveugle à la complexité des hommes et des choses, et ne peut être revendiqué par les néolibéraux. Une fois encore, à l’instar du concept de « capitalisme » créé par Marx et confondu avec une revendication libérale, le vocabulaire s’avère tellement piégé qu’il convient dans un premier temps de dissiper les erreurs qu’il véhicule et qui obstruent la claire intelligibilité du sujet.

A cet égard, c’est le chapitre II qui est essentiel. Intitulé « un monde de chiffres », il prend acte de la crise de 1929 et reconstruit depuis une série d’épisodes empiriques une nécessité inscrite au cœur du néolibéralisme, à savoir l’impossibilité de disposer d’une science économique globale, et donc de proposer des prédictions quantifiables du champ économique. S’il est vrai qu’avant 1929, certains néolibéraux adoptent une certaine dilection pour les statistiques et les célèbres « baromètres », le fait est que la Crise met fin à leurs espoirs et crée un scepticisme radical quant à la possibilité de mener une approche quantitative des questions économiques, qu’ils associent de surcroît à un alibi interventionniste : en effet, sur la base d’une fausse compréhension par les nombres des phénomènes économiques, le politique devenu organisateur se croit habilité à déterminer les fins et les moyens de l’action économique. A cet égard, la croyance dans la scientificité de l’économie, après 1929, se voit pleinement combattue par le néolibéralisme aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique.

On comprend ici un enjeu essentiel à double entrée : sur le plan épistémologique s’impose le refus de traiter l’économie de manière positiviste. Les statistiques ou les fameux « baromètres » ne donnent pas de véritables faits et ne rendent en aucun cas possible la détermination de lois dont pourraient être tirées de prédictions. Ainsi, toute la visée saint-simonienne d’une organisation du monde économique depuis un prétendu savoir prédictif en la matière se trouve violemment contestée d’abord et avant tout pour des raisons épistémologiques : un tel savoir n’existe pas. Mais il est également contesté pour des raisons pratiques : agir sur la base d’un savoir faux, c’est-à-dire viser délibérément des objectifs en matière économique à l’échelle globale à partir de fausses lois, c’est prendre le risque de perturber gravement les précaires équilibres du marché. Ainsi donc, la formation de l’économétrie – de la mesure de l’économie en tableaux et statistiques – et de la croyance de la dimension pleinement scientifique de l’économie, ne correspond pas à l’approche néolibérale, en tout cas après 1929, et Q. Slobodian a parfaitement raison de rappeler ce fait :

« A la fin des années 1930, les néolibéraux de l’école de Genève s’accordent sur l’idée que la représentation ou la compréhension des principaux fondements de l’intégration économique ne passent pas par des graphiques, des tableaux, des cartes ou des formules. Ils redirigent leur attention vers les liens culturels et sociaux, mais aussi vers les cadres de la tradition de l’Etat de droit, qu’ils perçoivent comme sur le point de se désintégrer(2). »

B : Le colloque Lippmann
Enjeu du colloque

Un des points marquants de l’ouvrage de Q.Slobodian est également celui de son analyse du colloque Lippmann. Le public français, grâce aux écrits de Serge Audier qui en a réédité les actes(3), est sans doute familier de cet événement parisien de 1938 où se sont retrouvés des auteurs d’inspiration libérale aux aspirations toutefois fort contrastées. Or, si une étude comme celle de Serge Audier vise à déterminer l’origine d’un courant – le néolibéralisme – celle de Q. Slobodian vise bien plutôt à inscrire ce colloque dans la recherche d’une formulation unifiée des conséquences de l’épistémologie néolibérale. Autrement dit, en 1938, et notamment en raison de la crise de 1929, tous ceux qui deviendront les « néolibéraux » ont pris acte de la non-scientificité des prédictions économiques, et cherchent à en tirer les conséquences, aussi bien sur la nature des marchés que sur le type d’interventions dont les Etats sont dépositaires.

Or, il faut reconnaître à Q. Slobodian une pénétration des enjeux de ce colloque très largement supérieure à celle des autres auteurs que l’on peut habituellement lire sur le sujet. En vertu de sa thèse générale, Q. Slobodian comprend d’emblée que l’enjeu central du colloque n’est pas spécifiquement économique puisque le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusive du marché ni et encore moins une théorie économique, mais est une réflexion sur les limites de la connaissance, de l’information et sur l’irrationalité humaine, conduisant à une réflexion sur les institutions.

Cela est patent quand on lit l’introduction du colloque par Louis Rougier dont le vocabulaire et la conceptualité ne font aucun doute. Célébrant La cité libre de Lippmann(4)auquel est consacré le colloque, le conférencier situe d’emblée l’enjeu de la discussion : celle-ci n’est pas tant économique que spirituelle :

« Ce livre n’est pas seulement un très beau livre, lucide et courageux : c’est un maître-livre, un livre clé, parce qu’il contient la meilleure explication des maux de notre temps. Ces maux sont avant tout d’ordre spirituel(5). » Rougier évoque ainsi un « drame moral(6) » et indique les enjeux fondamentaux du livre de Lippmann qui concernent le cadre juridique et institutionnel dans lequel les Etats peuvent intervenir. Et Rougier d’ajouter :

« On peut reconnaître un troisième mérite au livre de Walter Lippmann : c’est de réintégrer les problèmes économiques dans leur contexte politique, sociologique et psychologique, en vertu de l’indépendance de tous les aspects de la vie sociale. » Et suit aussitôt une critique sévère de l’homo oeconomicus qui, là aussi, devrait ruiner toute attribution de ce concept aux auteurs néolibéraux :

« En partant de l’homo oeconomicus, qui agit de façon purement rationnelle au mieux de ses intérêts, elle doit retrouver l’homme de chair, de passion et d’esprit borné qui subit des entraînements grégaires, obéit à des croyances mystiques et ne sait jamais calculer les incidences de ses actes(7). »

Ainsi se découvre dès l’ouverture du colloque la nature fondamentale du néolibéralisme : un refus de l’économisme, une prise en compte de la complexité humaine strictement irréductible à l’homo oeconomicus et la nécessité d’une réflexion institutionnelle sur les cadres de l’intervention de l’Etat, mais aussi sur la psychologie des individus.

L’intervention d’Hayek

De ce cadre où apparaît une inquiétude « spirituelle » selon le mot de Rougier, nous pouvons en réalité mieux cerner la nature des inquiétudes néolibérales qui ont quelque chose d’anthropologique, et qu’Hayek dans son intervention au colloque permet de parfaitement comprendre. S’appuyant sur une épistémologie rappelant l’imperfection de la connaissance et de l’information, mais aussi l’irrationalité des agents, Hayek en tire les conséquences, à savoir d’une part que la prétendue « concurrence pure et parfaite » n’existe pas, et d’autre part que les marchés sont extrêmement vulnérables en raison d’un problème central qu’est la vanité humaine. Autrement dit, le néolibéralisme est d’abord et avant tout une inquiétude face à la vanité humaine qui, n’acceptant pas de ne pas savoir, croit détenir un savoir positif et prédictif quant à ce qu’il faudrait faire économiquement à l’échelle macro-économique.

A cet égard, nous arrivons au point fondamental du problème, à savoir celui de l’utilité de l’ignorance selon une formule désormais célèbre. Un marché est un lieu où se rencontrent des ignorants – en matière économique – dont on ne peut prédire l’issue des transactions, et dont toute prétention en la matière relève de la fraude intellectuelle.

« Pour Hayek, dans la réalité, les marchés parfaits n’existent pas. Ils ne peuvent pas exister parce que la connaissance parfaite n’existe pas. Au lieu de cela, il faut partir de ce que, citant Mises, il appelle la « division de la connaissance », par analogie avec la division du travail. Il rejette l’idée des économistes que « seule (…) la connaissance des prix » serait nécessaire.(8). »

Il faut ici distinguer deux choses, à savoir d’un côté la croyance d’Hayek dans la possibilité d’un équilibre du marché – croyance qui peut être contestée – et de l’autre la reconstitution de la pensée d’Hayek, à savoir que tout part de l’incertitude et de l’ignorance, incertitude et ignorance qui s’avèrent irréductibles. Et tout commentateur d’Hayek se devrait de partir de ce principe pour le comprendre afin de ne pas lui attribuer des idées qui ne sont pas les siennes.

Que devient alors l’économie si elle perd ses vertus prédictives et si sa scientificité est mise en doute ? La fonction fondamentale de l’économie est de comprendre comment des individus s’adaptent à des données sur lesquelles ils n’ont pas d’informations ; de ce fait, l’économiste ne peut pas éclairer le public : au mieux on peut enregistrer une activité autonome mais certainement pas comprendre le système pensant et ainsi anticiper les résultats des interactions. Tout est en somme tourné contre l’illusion du contrôle que nous interpréterions volontiers comme une critique moraliste de la vanité des « organisateurs » et qu’Hayek symbolise par la figure du polytechnicien croyant que toute réalité est à organiser sur la base d’un savoir prédictif. En matière économique, un tel savoir n’existe pas et constitue une illusion que seule la vanité humaine permet d’expliquer.

Mais il manque un point, à savoir que le marché ne saurait être omni-englobant. Pour le dire autrement, nul n’est plus conscient qu’un néo-libéral de l’existence de zones hors-marché, où donc se jouent des besoins que la rencontre marchande ne saurait satisfaire. C’est là l’un des enjeux centraux du Colloque Lippmann de 1938 comme le rappelle Q. Slobodian :

« C’est ainsi que le colloque Lippmann de 1938 débouche sur une vision normative du monde dans laquelle le mode d’intervention le plus pertinent ne réside pas dans la mesure, l’observation ou la surveillance, mais dans l’établissement d’une loi commune et applicable et d’un moyen de prendre en compte les besoins vitaux de l’humanité non couverts par le marché. En plaçant l’économie au-delà de l’espace de la représentation (et, pour Hayek, au-delà même de la raison), le néolibéralisme naît à la fin des années 1930 comme un projet de synthèse des sciences sociales dans laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’économie est la moins importante des disciplines.

Une limite de l’analyse : le problème fabien

Un des points les plus complexes du colloque Lippmann concerne paradoxalement la pensée de Lippmann et sa compatibilité avec le libéralisme. En toute rigueur, pour qui connaît Hayek et Mises, le lien intellectuel avec Lippmann paraît particulièrement difficile à établir. A cet égard, Q. Slobodian présente le mérite de mettre en évidence l’incongruité de la rencontre de 1938 puisque Lippmann est un penseur de l’organisation coercitive, depuis l’eugénisme conçu comme organisation biologique en passant par les travaux publics, jusqu’aux espaces de loisirs urbains, le tout financé par des taxes sur les riches.

Il faut en effet comprendre qui est Walter Lippmann et de quelle mouvance il est issu. Lecteur assidu d’auteurs fabiens, c’est-à-dire socialistes favorables à la suppression de la propriété privée par des « réformes » sur le temps long et non par une révolution subite et violente, disciple à Harvard de Graham Wallas, économiste socialiste d’inspiration fabienne, il créa le Harvard Socialist Club en 1908 dont il devint par la suite président. Journaliste, il contribua à créer le journal New Republic, journal de gauche, encore marqué par l’influence socialiste des Fabiens. Walter Lippmann est un penseur de l’organisation, et donc de l’interventionnisme. Mieux encore : quand il introduit le concept de « grande association », il le reprend à son maître fabien, c’est-à-dire à Graham Wallas qui fut un temps le maître à penser économique des fabiens.

Mais justement : nous touchons là une limite fondamentale de l’ouvrage de Q. Slobodian à savoir sa cécité à l’égard du problème fabien. Enormément d’auteurs qu’il mentionne, depuis H. G. Wells jusqu’à Lippmann, en passant par Wallas, sont des socialistes, voire des léninistes comme Wells.

Par conséquent, en ne nommant pas l’origine ou l’appartenance fabienne d’un grand nombre d’interlocuteurs, Q. Slobodian passe à côté d’un enjeu central, à savoir du caractère en partie socialiste et organisationnel du colloque de 1938 dont il relève toutefois l’aspect plus que bigarré des participants. Certes, Q. Slobodian comprend que Lippmann et Hayek n’ont, sur le papier, rien à voir et à ce titre il fait preuve de bien plus de lucidité que Serge Audier qui s’indigne des réserves d’Hayek à l’endroit du colloque Lippmann dans son autobiographie.

Mais justement, il n’y a rien là d’ « incroyable » : Lippmann, en dépit de son tournant libéral, a conservé quelque chose du collectivisme fabien et a toujours pensé le monde selon une nécessité organisationnelle reposant elle-même sur un prétendu savoir scientifique ; de même, Louis Rougier, très proche du positivisme du cercle de Vienne, a toujours développé de nettes dilections saint-simoniennes de type organisationnel, faisant de lui un penseur protectionniste et nationaliste parfaitement compatible avec le fabianisme. A cet égard, des auteurs comme Hayek et Mises ne peuvent qu’être gênés par le compagnonnage de ce type de penseurs qui se situent aux antipodes de leurs idées quant aux principes fondamentaux. Il y a donc, dès 1938, d’évidentes marques de la pensée organisationnelle en plein cœur d’un néolibéralisme en devenir, et cela devrait conduire à une réflexion sur les rapports réels entre le néolibéralisme et le fabianisme et, plus généralement, le saint-simonisme. Nous regrettons que cet aspect-là ne soit pas mentionné par l’auteur.

Néanmoins, si la question fabienne n’est pas thématisée comme telle, la dimension problématique d’un lien entre Hayek et Mises d’un côté, et Lippmann ou Rougier de l’autre est clairement mise en avant. S’ils ne partagent pas un socle de principes communs, sans doute se rencontrent-ils sur un adversaire commun. Cet adversaire c’est assurément l’Etat démocratique, qui dans toutes les nuances saint-simoniennes constitue un problème sans fin : en effet, dans une perspective pour laquelle la science permettrait d’organiser de manière optimale les rapports humains et la vie économique, la libre décision du vote introduit un élément de perturbation de l’organisation du monde. C’est pourquoi le saint-simonisme, dans ses développements, constitue une démarche de neutralisation des effets du vote, voire de neutralisation du vote lui-même. C’est dans ce sillage que Lippmann forge l’idée d’un Manufacturing Consent dans les années 1920 permettant de limiter la spontanéité des opinions et des votes ; en revanche, Hayek ou Mises, éloignés au possible du saint-simonisme, ne craignent pas tant la désorganisation issue du vote que la confiscation de la propriété privée par le vote(9). C’est pourquoi, des auteurs aux principes fort différents se retrouvent dans la volonté de réduire la puissance même du politique en général, et du vote en particulier, formant une alliance objective contre ceux-ci, et qui fera l’objet de l’analyse de la prochaine partie.

C : L’ordoglobalisme comme cadre juridique global du marché
Le globalisme comme tel : protéger le dominium contre l’imperium

Une fois établie la nature du néolibéralisme, et prise en compte l’ambiguïté du rapport à l’organisation qui, somme toute, va s’étendre partout à l’exception du cadre économique, le marché nécessitant une organisation des institutions pour préserver sa spontanéité, l’analyse de Q. Slobodian peut s’emparer de la question proprement dite du globalisme et ainsi justifier son titre. Ce n’est pas là le moindre des mérites de l’ouvrage que de montrer comment va naître une analyse à l’échelle mondiale du droit et des institutions destinées à penser les conditions de protection d’un marché spontané, toute la difficulté étant de comprendre que la spontanéité du marché suppose paradoxalement des conditions extra-marchandes drastiques, nécessitant une organisation globale et devant prendre la forme d’Organisations concertées. C’est peut-être en cela que les réflexions de Q. Slobodian s’avèrent les plus précieuses.

Partant de l’idée fondamentale selon laquelle « la main visible du droit » doit compléter « la main invisible du marché », l’auteur montre pourquoi cela appelle une isonomie, une même loi pour tous et donc un contournement du caractère national de la loi. Pour ce faire, affirme Q. Slobodian, les néolibéraux de Genève se seraient appuyés sur une géographie spéciale, celle de Carl Schmitt qui distingue deux mondes : celui des Etats délimités, avec l’imperium qui désigne la dimension spécifiquement politique du territoire ou, plus exactement, ce que Schmitt appelle dans le Nomos de la Terre le « territoire de l’Etat », et celui du dominium par lequel s’établit une propriété non nationale des biens. On peut utiliser cette dichotomie pour penser la question que soulève une certaine approche néolibérale, à savoir : comment protéger le dominium contre les intrusions de l’imperium ? Cela revient à faire de la propriété un absolu, qui n’a pas à être relativisé par les cadres nationaux et politiques qui peuvent même être envisagés comme des vecteurs de déstabilisation de la propriété aussi bien par le haut que par le bas : en effet, non seulement ce qui peut être un fleuron industriel privé, qui relève donc du dominium, a tendance à être amalgamé à un fleuron de la nation troublant ainsi l’identité du propriétaire réel du groupe, mais en plus à l’échelle globale l’imperium étatique a tendance à s’approprier ce qui relève du dominium par les interventions répétées sur les marchés.

On voit donc que la distinction même du dominium et de l’imperium peut être interprétée de deux manières parfaitement antagonistes : on peut soit considérer que l’existence du dominium constitue une menace pour la souveraineté des Etats et donc pour l’imperium, et c’est l’approche « souverainiste » qui vise à préserver le politique qui s’impose ; soit à l’inverse envisager la primauté de la propriété et de ce fait juger nuisible le pouvoir de l’imperium sur le dominium. Partisans de la seconde option, les néolibéraux vont être amenés à penser un cadre institutionnel qui, au fond, destitue la puissance de l’imperium.

Ainsi, à partir du chapitre III, et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, Q. Slobodian analyse en détail la manière dont vont être conçues des institutions internationales, globales, visant à défendre une certaine spontanéité du marché contre les intrusions du politique et conduisant donc à une « démocratie limitée » à travers un cadre institutionnel faisant l’objet de toutes les attentions.

Les organisations internationales

Il faut ici rappeler que l’auteur est historien et qu’il envisage à ce titre de penser le néolibéralisme depuis la réalité historique dans laquelle s’inscrivent les textes étudiés. Cette approche est fondamentale car elle conduit à dialectiser les grands textes théoriques d’Hayek, Mises, Röpke et autres par les interventions ponctuelles liées aux grandes organisations mondiales du commerce. Ainsi l’auteur prête-t-il une attention plus que soutenue à la Chambre de Commerce internationale (CCI) fondée en 1919 et destinée à ouvrir les marchés par-delà les frontières nationales après la Première Guerre mondiale, à l’Organisation Internationale du Commerce (OIC) fondée en 1948 et au GATT de 1947 dont naîtra l’Organisation Mondiale du Commerce. Tout l’enjeu est alors de déterminer comment les grands penseurs de l’école de Genève se situent par rapport à ces Organisations mondiales et quel usage ils peuvent faire pour défendre leurs principes. 

La conclusion de l’ouvrage permet de cerner au mieux l’interprétation que donne l’ouvrage de ces phénomènes organisationnels :

« Mon point de vue est que le recours à la loi a constitué le tournant majeur du néolibéralisme de langue allemande après la Seconde Guerre mondiale. Ce que j’ai nommé « ordoglobalisme » permet de comprendre la Communauté économique européenne (CEE) et plus tard l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme étant des systèmes de pouvoir fondés sur le droit, inscrivant les marchés dans un cadre qui se situe au-delà de tout contrôle démocratique tout en cherchant à se créer une légitimité en offrant aux citoyens des droits individuels, par-delà la nation. Il est à noter que, dans cette transposition de l’ordolibéralisme du cadre national à l’échelle mondiale ou internationale, disparaît l’inclusion tant vantée d’aspects de l’Etat redistributif(10). »

La question des organisations internationales est extrêmement complexe et si l’ouvrage présente l’immense mérite de penser le lien entre les approches théoriques et les démarches concrètes auxquelles prennent part les auteurs, il n’est pas toujours parfaitement clair lorsqu’il s’agit de rendre compte du problème politique que pose la démocratie au regard du marché. Certes, l’introduction soulève deux problèmes : « L’ordoglobalisme a été hanté par deux dilemmes majeurs au cours du XXème siècle : comment s’appuyer sur la démocratie étant donné la capacité de celle-ci à s’autodétruire ; comment s’appuyer sur les nations, étant donné la capacité du nationalisme à  « désintégrer le monde » ?(11)» . Conceptuellement, quelque chose demeure particulièrement obscur dans toute l’analyse des organisations internationales en ceci que le néolibéralisme semble se retourner contre la légitimité de la défense des intérêts, qui est pourtant au cœur de la démarche libérale. En réalité, le problème initial est à nouveau celui de la connaissance et de l’information : une défense d’intérêt supposerait que la raison fût capable d’identifier les véritables intérêts, aussi bien des individus que des nations ; or, dans un monde complexe, dont la nature des échanges est telle qu’il est impossible de les comprendre et de les anticiper, la défense des intérêts – individuels ou nationaux – s’apparente en réalité à des revendications de groupes de pression qui, ayant pris la domination par des logiques de regroupement, organisent le marché à leur profit et génèrent tout autant un désordre économique qu’une société liberticide. Ce qu’il eût donc fallu thématiser de manière fort claire, c’est que le néolibéralisme rompt en partie avec l’idée libérale de la défense d’intérêts ; même à l’échelle individuelle, il est quasiment impossible de déterminer dans un monde complexe ce que serait un intérêt objectif.En revanche, il est parfaitement légitime que les individus visent des fins par un comportement intentionnel dont rien ne permet de dire qu’elles correspondent aux intérêts de ces derniers.

Mais justement : cela soulève la difficulté de savoir comment il est possible de mettre en place des règles communes qui ne soient pas l’expression d’intérêts catégoriels et organisés. A cette question, l’auteur apporte plusieurs réponses de nature différente.

  • Un premier élément consiste à penser la différence entre des décisions collectives de type négatif – abolir des barrières douanières – et des décisions collectives visant à défendre quelque chose de positif – une industrie nationale.
  • Un second élément aborde le problème des votes dans les organisations internationales qui sont représentées par des nations : chaque nation a-t-elle droit à un vote ? Si oui, comment éviter que des nations se regroupent en formant des syndicats d’intérêts, obtenant par des phénomènes d’agglomération un avantage exorbitant ?
  • Enfin, le troisième élément concerne les marchés communs dont la CEE est un exemple paradigmatique, dont la nature est trouble : est-ce une perturbation du marché mondial par un ensemble intégré se mettant hors-jeu des règles universelles ou est-ce le marchepied vers une intégration universelle ? Dans le premier cas, on aurait un regroupement d’intérêts contre l’économie mondiale, tandis que dans le second il s’agirait bien plutôt de faciliter l’intégration d’un bloc dans un marché mondial.

Ces trois étages de réflexion permettent de suivre les méandres d’une démarche qui, assumant l’aspect historique du propos, se fait sinueuse à mesure qu’elle épouse les péripéties et les revirements des auteurs. Prenons par exemple le cas de la CCI : émanation explicite de réflexions néolibérales visant à reconstruire un marché après la Première Guerre sur la base de destruction des barrières douanières, elle devient au tournant des années 30 un moyen pour certains pays de défendre des industries nationales. Il en va de même pour l’OIC qui, harmonisant les politiques économiques internationales, finit par devenir un outil de pression de certaines nations pour bloquer des capitaux ou subventionner certaines productions sur la base d’intérêts nationaux. En somme, dès qu’une nation croit savoir ce qu’il faut faire positivement pour défendre ses intérêts, elle s’illusionne quant à un savoir dont elle ne dispose pas, et dérègle tout le système, raison pour laquelle des auteurs comme Michael Heilperin s’éloignent de l’OIC y voyant la reconduction des tares démocratiques, au sens de l’illusion quant à la connaissance des intérêts réels. Ce dernier fera même de la CCI un outil de lutte contre l’OIC, et c’est là que l’on comprend un point décisif de l’ouvrage : une organisation internationale peut se retourner contre une autre, dès lors que des visées positives se trouvent formulées, et qu’un dessein délibéré émerge depuis des coalitions d’intérêt.

D : La CEE pour comprendre le GATT

Un autre élément d’une grande richesse que propose l’auteur est son analyse particulièrement fine du rapport entre la CEE et le GATT dans la perspective néolibérale. Nous lui consacrons une partie entière car le propos est complexe et les enjeux ne le sont pas moins. « L’Europe, écrit à juste titre Q. Slobodian, est l’une des énigmes du siècle néolibéral(12). » Si l’ensemble de l’école de Genève lui est explicitement hostile, ce n’est pas par souverainisme mais pour deux autres raisons assez éloignées l’une de l’autre, à savoir la crainte de la constitution d’une bureaucratie tyrannique, mais aussi la crainte d’une perturbation du jeu mondial de l’économie menée par la construction d’un marché dans le marché. La CEE et l’UE apparaissent ainsi comme des monstres collectivistes et dirigistes menés par une batterie de technocrates illusionnés par leur pseudo-savoir au nom duquel ils menacent à la fois la propriété privée, les libertés humaines et accomplissent l’idéal saint-simonien d’anéantissement de l’initiative individuelle. Mais d’un autre côté, une branche néolibérale d’inspiration « constitutionnaliste » serait moins farouchement hostile à la CEE et y verrait la possibilité de limiter l’emprise des Etats sur la vie économique par un système de règles juridiques communes. Toutefois, le déséquilibre entre les positions est patent et il ne serait pas hardi d’affirmer que l’immense majorité des penseurs néolibéraux est vent debout contre la construction européenne.

Un cas paradigmatique du refus de la CEE et de l’UE : Wilhelm Röpke

Un auteur méconnu quoique central dans la question libérale est Wilhelm Röpke, que l’on ne connaît en France que grâce aux travaux de Patricia Commun. Nous souhaitons donner ici un large extrait de son maître-ouvrage, Au-delà de l’offre et de la demande (1958), qui nous semble exprimer avec le plus de clarté le refus clair et net de la plupart des néolibéraux de la bureaucratie dirigiste qu’est l’UE et que préfigurait à leurs yeux la CEE :

« Sous la fausse bannière de la communauté internationale on a vu surgir dans ce domaine un appareil de la concentration industrielle, de l’agglomération, de l’uniformité et de l’économie dirigée qui (aussi bien dans le cadre de l’ONU et de ses organisations annexes qu’à l’intérieur de créations continentales du genre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier) s’octroie de plus en plus de pouvoir et assure, à une bureaucratie toujours plus nombreuse, privilèges, influence et revenus nets de tout impôt. Seule une minorité, et qui va s’amenuisant, aperçoit le caractère perfide et dangereux de cette concentration ; Sur cette voie, l’étape la plus récente est le projet de Marché commun, tandis qu’un caractère moins centralisateur s’attache au plan de la Zone de libre-échange. L’économiste a de nombreuses critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos actuel. Dans le cadre des considérations présentes, il est significatif que ce projet, par l’étendue alarmante qui est donnée au dirigisme économique, et par la perspective d’une concentration et d’une organisation croissante de la vie économique, donnera une nouvelle et forte impulsion au centralisme international. La dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des grandes centrales croîtra démesurément, de même que s’amenuiseront considérablement les possibilités de rapports humains et personnels, et cela au nom de l’Europe et de ses obligations traditionnelles à l’égard de la liberté, de la diversité et de la personnalité. Le danger, qui était à l’affût dans tant de plans et de documents de l’intégration économique européenne, s’est précisé et nous menace dans l’immédiat : l’économocratie, dont nous avons si souvent parlé dans ces lignes, est transférée de façon décisive de l’échelon national à l’échelon international et, avec elle, la domination toujours plus rigoureuse et plus inévitable des planificateurs, des statisticiens et des « économétriciens », le pouvoir centralisateur d’un dirigisme accompagné de son bureaucratisme international, de plans d’économie internationale, de subventions de pays à pays, et tout le reste. Si certains pays européens avaient pu jusqu’à ce jour limiter en quelque sorte à leurs propres frontières l’esprit du saint-simonisme, celui-ci, fidèle aux visions du fondateur de l’économie dirigée, s’impose maintenant sous la forme d’un saint-simonisme européen(13). »

Mais quel est alors le rapport avec le GATT ? La thèse de Q. Slobodian consiste à soutenir que les néolibéraux de Genève, dont Röpke constitue le chef de file, vont jouer le GATT contre la CEE, jouer l’abolition mondiale des barrières tarifaires contre la bureaucratie dirigiste européenne, jouant donc une organisation contre une autre.

Le « constitutionnalisme » a-t-il joué un rôle dans la construction européenne ?

Si donc Q. Slobodian restitue la vive hostilité de la plupart des universalistes de Genève à l’endroit de la construction européenne – minorant l’ambiguïté ordo-libérale à ce sujet –, il contrebalance son propos par le constitutionnalisme hayékien qui aurait favorisé la construction européenne au nom de la construction d’un cadre juridique commun contraignant les Etats et limitant donc leur pouvoir de nuisance. Nous confessons être peu convaincu par cet aspect du livre, et ce pour deux raisons : d’une part l’auteur joue sur une ambiguïté entre Hayek et ses héritiers, de sorte que l’on peine à comprendre en quel sens Hayek aurait été spécifiquement favorable à la construction européenne. S’il est vrai que dans les années 70, Hayek se lance dans des projets de constitutions, il n’est pas pour autant exact que le cas européen fasse l’objet d’une approche favorable explicite de la part d’Hayek sous forme d’une constitution visant à faire primer le droit et l’Etat de droit sur les décisions politiques. D’autre part, il nous semble que cela entre de toute façon en contradiction avec un article(14) – excellent au demeurant – du même Q. Slobodian examinant l’hostilité explicite d’Hayek aux fédérations de peuples différents, et ce dans les mêmes années que celles où il accorde son attention aux constitutions. Q. Slobodian lui-même reconnaît qu’Hayek avait jugé nécessaire l’homogénéité des peuples sur le plan culturel et ethnique pour le bon fonctionnement du marché, trouvant à ce titre un vif écho chez les conservateurs britanniques particulièrement hostiles à la CEE puis à l’UE.

A vrai dire, il semble que deux choses sont quelque peu mélangées : en droit, il est vrai qu’Hayek n’est pas hostile à un primat du cadre juridique permettant de construire une série de règles communes permettant au marché de fonctionner ; mais dans les faits la CEE et l’Union européenne ne correspondent pas à ce qui aurait été souhaité en droit, puisque non seulement des peuples aux traditions différentes pour former un marché commun se trouvent réunis tandis que se développe une bureaucratie dirigiste contribuant à ce qu’Hayek avait appelé la « route de la servitude ».

Conclusion : un grand livre aux perspectives limitées

L’ouvrage de Quinn Slobodian est un grand livre de philosophie politique mais aussi un grand livre d’histoire intellectuelle. Prenant à bras-le-corps le va-et-vient entre les événements historiques, les organisations effectives et la pensée théorique, il restitue dans une fresque remarquable près de cinquante années de réflexion néolibérale selon un double versant théorique et pratique. A bien des égards, la lecture du livre constitue même une humiliation pour certains historiens des idées, un historien de l’Allemagne ayant infiniment mieux compris Hayek, Mises ou Röpke que bien des spécialistes de philosophie politique.

Ce faisant, trois vertus cardinales se dégagent de l’ouvrage.

La première consiste, contre bien des approches fautives, à prouver à quel point le néolibéralisme se situe aux antipodes de l’économétrie et de l’homo oeconomicus. La raison génère une illusion en ses propres pouvoirs et c’est de ces derniers que le néolibéralisme apprend à se méfier, conduisant à une économie non pas pensée comme une série de prescriptions positives mais comme un marché libre où émergent des « signaux » permettant de s’orienter. Cela signifie que le néolibéralisme conduisant à l’ordoglobalisme ne peut pas être classé dans la même catégorie que les écrits monétaristes d’un Milton Friedman.

La seconde vertu tient au souci constant d’établir une continuité entre la réflexion théorique et les réalisations pratiques, sans que celles-ci ne soient pour autant absorbées dans le cadre théorique. Un exemple particulièrement significatif est celui de la transformation du GATT en OMC. En apparence, le triomphe néolibéral est réel ; en réalité, bien que les principes de l’OMC fondés sur des « signaux » s’apparentent à des principes néolibéraux tels que définis dans l’ouvrage, les motivations de la création de l’OMC ne sont pas libérales, il s’en faudrait de beaucoup. Il s’agit au contraire d’une défense féroce d’intérêts d’une nation en particulier, imposant au monde des règles qui lui sont de fait favorables.  Partant, l’ordoglobalisme est entré en crise au moment de sa victoire la plus importante, lorsque le GATT est devenu l’OMC ; cela n’a pas marqué le triomphe de leur vision intellectuelle mais « celui des intérêts purement économiques de la première puissance mondiale, les Etats-Unis(15). »

Enfin, et ce n’est pas la moindre des vertus, on sent tout au long de l’ouvrage que le néolibéralisme est comme embarrassé du politique : sans vouloir mettre fin aux Nations et aux frontières – il doit rester « des portes de sortie », donc des frontières –, la souveraineté des Etats modernes s’avère problématique à deux niveaux : d’une part parce que la puissance souveraine empiète sur le terrain économique et brise la liberté des acteurs, et d’autre part parce que l’action publique sur la base de sa souveraineté agit au nom de connaissances qu’elle ne possède en réalité pas. De ce point de vue, la souveraineté se révèle problématique à deux niveaux : un niveau spécifiquement politique par l’usage de la puissance et un niveau saint-simonien, interventionniste, qui croit légitimer l’action publique sur la base d’un savoir positif. Le néolibéralisme porte en lui une volonté de dépolitisation de l’économie, et de juridicisation du cadre extra-économique, limitant donc le danger étatique par le droit, en vue de protéger le marché.

Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Quinn Slobodian est bel et bien un grand livre, indispensable et éclairant.

Mais, nonobstant ces qualités, il nous semble rencontrer un certain nombre de limites dont nous voudrions évoquer les trois principales.

La première est que, paradoxalement, il nous semble verser dans l’économisme. Plus exactement, alors même qu’il ambitionne de montrer que le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusivement économique, il ramène tout à des questions économiques à partir de la distinction dominium / imperium. Si, en effet, l’enjeu constant du néolibéralisme consiste à protéger le dominium, la propriété privée, alors tout devient par nature une question économique, et, de fait, toutes les questions qu’évoque l’auteur sont traitées sous le seul angle économique, le moment consacré à l’Union européenne étant la caricature de cela.

La seconde découle de la précédente ; adoptant un économisme paradoxal, l’ouvrage est aveugle à l’anthropologie néolibérale, pourtant au cœur de ses réflexions. Plus exactement, l’économie néolibérale n’est pas une théorie économique mais une anthropologie : c’est l’ensemble des conséquences institutionnelles et politiques tirées d’un principe voulant que l’homme réel soit incapable d’agir rationnellement, quoi qu’il croie par ailleurs. Mises le dit fort bien :

« L’économie traite des actions réelles d’hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à des hommes parfaits ou idéaux ni au fantôme mythique de l’homme économique (homo oeconomicus) ni à la notion statistique de l’homme moyen. L’homme avec toutes ses faiblesses et ses limitations, chaque homme comme il vit et agit, voilà le sujet de la catallactique(16). »

Enfin, si l’auteur dans l’ultime chapitre propose une brillante analyse de la dimension cybernétique de l’œuvre d’Hayek, et comprend un point essentiel à savoir que c’est finalement le système tout entier qui devient le sujet central de ses écrits, il nous semble minorer le problème de la genèse organisationnelle : la rencontre avec Lippmann, venu d’un horizon fort différent, les discussions avec Wells dans les cercles autrichiens des années 30, le poids de Graham Wallas, dessinent un cadre cohérent qu’est celui des fabiens. Il est vrai que Q. Slobodian mentionne brièvement le sujet et note qu’en 1947 Hayek « suggère de suivre l’exemple des socialistes. Des gens de gauche comme les Fabians, dont certains avec lesquels il avait coopéré au sein de la Federal Union et en tant que professeur à la London School of Economics, fondée par eux, avaient réussi à faire évoluer les débats au fil du temps, gagnant ainsi les faveurs de l’opinion publique et du pouvoir et parvenant à transformer leur vision en réalité(17). » Mais pourquoi dans ces conditions ne pas penser la porosité entre les Fabiens et le néolibéralisme concernant la question organisationnelle.

Références

Cette recension, ici abrégée, a initialement paru dans la revue Actu-Philosophia, en deux parties https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-1/

https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-2/

(1)Ibid., p. 12.

(2)Ibid., p. 72.

(3) Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du « néolibéralisme », Lormont, Poch’BDL, 2012.

(4) Cf. Walter Lippmann, La Cité libre, Traduction Georges Blumberg, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

(5)« Allocution du professeur Louis Rougier », in Serge Audier, op. cit., p. 413.

(6) Ibid., p. 414.

(7) Ibid.

(8) Q. Slobodian, op. cit., p. 97.

(9) C’est sur ce point qu’insiste avec raison A. Supiot lorsqu’il met en avant le concept de « démocratie limitée » cher à Hayek. Cf. entre autres La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 312.

(10)Ibid., p. 290.

(11) Ibid., p. 24.

(12) Ibid., p. 201.

(13)Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande, Payot, 1961, rééd. Les Belles Lettres, 2009, p. 334-335.

(14)Cf. Quinn Slobodian, « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek », 5 septembre 2021, article traduit en ligne : https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

(15) Ibid., p. 298.

(16)Ludwig von Mises, op. cit., p. 61.

(17) Les Globalistes, op. cit., p. 140.

Lire aussi...

Territoires zéro chômeur de longue durée : genèse et avenir d’un projet de garantie à l’emploi

L'État et les grandes transitions

Territoires zéro chômeur de longue durée : genèse et avenir d’un projet de garantie à l’emploi

Entretien avec Laurent Grandguillaume
Laurent Grandguillaume est président de Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD). Cette expérimentation, lancée en 2016 par plusieurs associations (ATD Quart Monde, le Secours Catholique, Emmaüs France, le Pacte Civique et la Fédération des acteurs de la solidarité) consiste à utiliser les fonds alloués à la privation d’emploi (coûts directs et indirects du chômage pour l’Etat et les collectivités locales) pour financer des emplois locaux qui manquent avec de bonnes conditions de travail. Le Temps des Ruptures a pu échanger avec son président sur les origines du projet, son organisation et ses perspectives.
Le Temps des Ruptures : Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée (TZCLD) déploie une méthode innovante et novatrice, pourriez-vous préciser rapidement quels concepts/quelles théories sous-tendent le dispositif ?
Laurent Grandguillaume :

TZCLD est un projet et non un dispositif. La grande différence entre les deux est que dans un projet, les personnes ne sont pas des bénéficiaires, mais des actrices. L’idée est de construire le projet sur le territoire avec tous les acteurs et de le faire évoluer avec eux, une fois lancé. Au-delà de l’organisation sociale du travail, on peut y poser la question de la démocratie, de la participation et finalement de la dignité, de la place de l’humain.

Ce qui sous-tend TZCLD est le problème du non-recours. C’est un sujet que nous portons, notamment aux côtés d’ATD Quart-Monde. Aujourd’hui, un nombre important de personnes ne connaissent pas leurs droits et ne sollicitent pas les aides qui sont à leur disposition. À cela s’ajoute le sujet de l’illectronisme, qui éloigne davantage certains publics de leurs droits. La question du non-recours est fondamentale, parce qu’elle pose le sujet de l’exhaustivité. Nous la recherchons, car nous voulons nous adresser à toutes les personnes privées durablement d’emploi. On parle actuellement de la question du chômage, qui regarde les choses sous un angle statistique. Dans le projet TZCLD, nous voyons les choses de manière plus globale : nous considérons que toute personne durablement éloignée de l’emploi est en situation de chômage de longue durée, qu’elle soit inscrite ou pas à Pôle Emploi. On s’appuie donc aussi sur le récit des personnes.

Sur le plan théorique, TZCLD se base sur le droit à l’emploi, inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, et le droit au travail. Le projet que nous portons s’inscrit donc dans le cadre d’un doit prévu par la Constitution. Certes, ce n’est pas un droit opposable. Mais nous voulons le rendre effectif par une garantie d’emploi territorialisée.

LTR : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « personne durablement privée d’emploi » ?
LG :

C’est une personne qui n’est pas en situation d’emploi depuis plus d’un an, ce qui dépasse donc la seule définition statistique. Le gouvernement de Wallonie en Belgique a repris également cette définition large pour lancer l’expérimentation. Certaines de ces personnes ont totalement perdu confiance en elles et ne se sentent pas capables. Il y a donc un travail à faire avec elles afin de les accompagner dans la résolution de leurs doutes, leurs besoins de clarté en termes de projet professionnel. L’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée repose sur le volontariat des personnes privées durablement d’emploi pour participer.

LTR : Le projet TZCLD est récent et il se développe et s’étend petit à petit. Pourriez-vous nous rappeler rapidement son parcours, ainsi que les difficultés que vous avez rencontrées dans sa mise en place ?
LG :

On est toujours le fruit d’une histoire. Nous nous inscrivons dans la longue histoire de tous ceux qui se sont battus pour permettre à tous d’avoir accès à un emploi et de pouvoir en vivre.

Pour revenir sur la genèse du projet, dans les années 2010, Patrick Valentin(1), issu du milieu de l’insertion et du handicap, a rencontré l’association ATD Quart-Monde pour évaluer le coût du chômage en France pour l’État et les collectivités, avec notamment l’économiste Jean Gadrey. Sur le constat issu de cette réflexion, tout le monde s’est dit que ce coût pourrait être utilisé pour financer de nouveaux emplois, faire ce qu’on appelle de l’activation des dépenses passive.

En 2012-2013 – j’étais alors député -, ATD Quart-Monde, avec Patrick Valentin, m’a rencontré pour me présenter l’idée de l’activation de la dépense passive. Après réflexion, j’ai proposé de porter une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour expérimenter l’idée, avec le principe de différenciation entre les territoires. J’ai mis en place un groupe de travail rassemblant toutes les sensibilités politiques, afin de faire progresser l’idée et convaincre. Cela n’a pas été simple, des oppositions se sont fait sentir au sein même du groupe socialiste. Il a fallu faire converger les forces, notamment celles du monde associatif.

J’ai déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale issue de ces travaux. J’ai aussi saisi le Conseil d’État (CE) pour avoir son avis. J’ai enfin demandé à Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée, qu’il saisisse le Conseil Économique Social et Environnemental (Cese) sur TZCLD. À la rentrée 2015, les deux rapports, du CE et du Cese, posaient les conditions d’expérimentation. Ils sont arrivés au bon moment, puisque la proposition de loi passait en commission des affaires sociales à l’Assemblée. Elle y a été votée à l’unanimité, ainsi qu’au Sénat.

Nous avons ensuite mis en place l’expérimentation dans 10 territoires, créé le fonds d’expérimentation, présidé par Louis Gallois, qui est l’entité qui permet l’activation des dépenses passives. Il était important que ce soit un fonds indépendant de l’Etat même si un commissaire du gouvernement siège dans son conseil d’administration.

Après cela, il y a eu la création des entreprises à but d’emploi (EBE), les premières embauches, le développement des activités, … Ce ne sont que des activités supplémentaires pour créer des emplois supplémentaires, qui ne font pas concurrence aux activités existantes. Le débat dans l’hémicycle portait d’ailleurs beaucoup sur la question de non-concurrence.

Une fois tout cela lancé, nous prévoyions de présenter une deuxième loi au Parlement. La ministre du Travail du moment, Muriel Pénicaud, était contre, alors même que le Président de la République avait inscrit TZCLD dans son plan de lutte contre la pauvreté. Finalement, début 2020, après plusieurs réunions au ministère, pour lesquelles nous avions rédigé au préalable une proposition de loi, un projet de décret et d’arrêté et un projet de cahier des charges, nous avons eu la confirmation que ce texte serait défendu.

En juillet 2020, une deuxième proposition de loi a donc été déposée au Parlement et un débat a eu lieu. La loi a été votée à l’unanimité, avec des tentatives de nous mettre sous tutelle, notamment de la part de la majorité du Sénat, qui voulait faire entrer TZCLD dans le service public de l’emploi, ou le faire dépendre des départements. Mais nous avons réussi à convaincre la majorité au Sénat qui nous a finalement soutenu avec les autres groupes représentés.

Le combat ne s’est pas arrêté là : il a fallu se battre pour que ce ne soient pas les départements mais les élus locaux qui président les comités locaux. Il est important que ce soient les personnes privées d’emploi, les élus, les associations, qui décident dans un dialogue équilibré avec les financeurs (Etat et départements).

Dans ces comités, les partenaires sociaux s’investissent également, bien que ce ne soit pas vrai partout. À partir de cette année, et après le vote de la deuxième loi, j’ai fait un tour de tous les partenaires sociaux. Philippe Martinez et Laurent Berger avaient déjà visité ensemble une EBE, ce qui est rare (nous avons pu bénéficier du soutien d’ATD dans ce cadre), et nous leur avions posé la question du dialogue social dans ces structures. Dès ce moment, nous avons mis en place un groupe de travail commun, avec les deux syndicats et leurs services juridiques, pour définir le cadre de dialogue social idéal dans les EBE. Il est prévu de travailler avec le fonds d’expérimentation. Il y a là un cheminement qui se fait : c’est important qu’il y ait une classification des métiers, une réflexion sur l’évolution des salaires. J’ai également rencontré les représentants de la CPME, de la CFTC, de FO, de l’U2P, du MEDEF. Il est primordial de tous les voir, puisque, pour qu’il y ait une troisième loi à l’avenir nous devons associer tout le monde à la réflexion. Je ne vois pas comment elle pourrait avoir lieu, ni comment instaurer une garantie de l’emploi, sans que les partenaires sociaux soient au cœur de l’action.

LTR : Vous parlez des oppositions au moment du vote de la loi. Quelles étaient-elles ?  
LG :

À gauche comme à droite, certains pensaient que le projet allait faire de la concurrence à l’insertion. Même François Rebsamen, le ministre du Travail de l’époque, était contre. Il était pour une aide financière très limitée sur un petit espace et encadré par l’ANSA(2), mais pas une loi ambitieuse porteuse d’un changement de l’ordre des choses. Il préférait faire monter en puissance l’insertion en opposant les solutions alors qu’elles sont complémentaires. C’est quand le ministre a changé, avec Myriam El Khomri, que le projet a avancé.

Les débats ont eu lieu dans un contexte compliqué, puisque c’était pendant le vote de la loi Travail. Mais nous avons réussi cet exploit du vote à l’unanimité.

Le projet a pu avancer grâce à la convergence d’acteurs divers : parlementaires, élus locaux, associations, État, collectivités, personnes privées durablement d’emploi. C’est ce qui fait la réussite de TZCLD. C’est cette complexité, ce dialogue permanent et le combat porté par de nombreuses personnes différentes.

Les oppositions sont également venues d’économistes, comme Pierre Cahuc, qui avait fait paraître une tribune dans Le Monde attaquant TZCLD(3). Il y a ceux qui veulent éradiquer le chômage de longue durée, et ceux qui veulent éradiquer Territoires zéro chômeur de longue durée, chacun son combat !

LTR : Dans la pratique, observez-vous des différences de résultats entre les territoires ? Y-a-t-il des territoires où le dispositif marche mieux qu’ailleurs ?
LG :

Les différences existent. Elles concernent d’abord la définition du chômage. Ce n’est pas la même chose de construire le projet sur les territoires où le chômage est plus faible, que sur ceux où il y a beaucoup de personnes en situation de handicap au chômage, par exemple.  Sur d’autres territoires peut aussi se poser la question des discriminations. Les différences concernent ensuite les activités développées. Les acteurs vont travailler différemment. Dans tous les cas, notre intuition est confirmée : on ne peut pas régler la question de la privation durable de l’emploi sans les territoires. Penser que l’on va tout résoudre par l’argent ça ne marche pas, il faut poser la question de la démarchandisation, du sens du travail.
Je pense que c’est la raison pour laquelle il y a un attrait pour TZCLD : nous éveillons les consciences sur cette question du sens du travail. Nous posons la question de la démocratie en la liant à l’emploi et à l’évaluation des politiques publiques. Nous avons créé un espace de controverse là où il n’y en avait pas. Aujourd’hui, par exemple, l’association TZCLD, a mis en place des formations non seulement pour les territoires, mais aussi pour les managers, ainsi que des espaces régionaux apprenants entre projets et territoires qui expérimentent. Nous venons également de créer un observatoire de l’expérimentation, en association avec des laboratoires de recherche et en partenariat avec le CNRS. La recherche doit avoir son mot à dire sur le projet et nous voulons travailler avec les chercheurs.

LTR : Pour poursuivre sur la même idée, le labo de l’ESS a produit, il y a maintenant deux ans, une note appelant à renforcer la complémentarité entre le projet TZCLD et l’IAE (4). Est-ce que cela vous semble souhaitable, ou les publics et modes de fonctionnement de ces dispositifs sont trop éloignés pour être pensés conjointement ? TZCLD a-t-il vocation à travailler avec eux ?
LG :

Nous avons un groupe de travail régulier avec tous les acteurs de l’insertion. Dans les comités locaux, il est essentiel d’associer les acteurs de l’insertion pour construire les solutions. TZCLD est complémentaire avec l’insertion. Tout le monde se met autour de la table. Les EBE sont parfois créées sur la base des entreprises d’insertion :  au début, nous avons tout créé ex nihilo, mais maintenant, des acteurs de l’insertion portent l’EBE. La montée en puissance des embauches pourra être plus forte.

Les acteurs de l’insertion seront aussi associés à nos réflexions sur la troisième loi. Nous avons peut-être apporté cette part d’utopie et d’imaginaire qui manquait aussi à l’insertion. Et puis, elle a été opérationnalisée par l’État, elle est aujourd’hui de plus en plus contrainte. Elle doit rendre des comptes, elle est soumise à ce que l’on appelle le new public management. Finalement n’est-on pas une nouvelle bouffée d’oxygène pour l’insertion, en reposant la question de l’exhaustivité, du CDI, des emplois de qualité, … ? Nous sommes peut-être en train de lever des verrous qui ont été mis sur l’insertion.

Nous travaillons également avec d’autres acteurs. Nous avons par exemple cosigné une tribune commune au mois de mars 2022(5), appelant une garantie à l’emploi pour tous. Nous avons, dans ce cadre, organisé un rassemblement le jour de la marche pour le climat place de la Bastille, avec tous les territoires présents, pour demander la garantie à l’emploi. Cela nous a permis de saisir les candidats à la présidentielle. Le même jour, j’ai été invité à prendre la parole à la marche climat, pour qu’il y ait une convergence des luttes entre ceux qui défendent le climat et ceux qui défendent le droit à l’emploi.

LTR : Les personnes concernées, comment sont-elles au courant du projet ? Une fois entrées, quelles sont les perspectives de long terme ? Les EBE ont-elles vocation à rester durablement ?
LG :

On identifie les personnes concernées par le projet avec Pôle Emploi, avec qui nous avons une convention de partenariat. Nous avons également un contact avec les départements, qui nous permettent d’utiliser les fichiers des bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA). Mais nous faisons aussi du porte à porte, nous collons des affichettes, nous faisons du bouche à oreille, des réunions publiques, des médiations culturelles et sociales. Et nous les invitons à participer au comité local.

Une fois que l’EBE est lancée, les activités se développent. Les personnes peuvent rester dans l’EBE, partir en retraite, trouver un emploi ailleurs. Nous nous engageons à les reprendre dans l’EBE si elles échouent dans un nouvel emploi. On a toujours voulu nous évaluer sur un taux de sortie, mais ce n’est pas le plus pertinent.

Dans ce projet, nous avons besoin des acteurs publics. La question est de savoir comment on travaille ensemble. Quand j’étais député, j’ai vu des dizaines de plans, avec des dizaines de mesures, ça n’a jamais changé la vie des gens. J’ai posé la question à beaucoup de personnes : « Avez-vous déjà rêvé d’un dispositif, d’une planification ? » Personne ne m’a répondu oui.

La gauche s’est fourvoyée, elle a oublié le « changer la vie en changeant la donne », en faisant en sorte que les personnes puissent participer, s’exprimer, qu’elles soient prises en compte et que les projets soient démocratiques, que les personnes puissent s’émanciper.

LTR : Quel est le rôle de l’État dans le projet ?
LG :

L’État assure un rôle de financement, tout comme les départements, de manière importante. Mais les territoires sont inégaux par rapport aux équipes projets : c’est plus simple dans une commune d’une métropole que dans une commune rurale.

L’État pourrait aider à une ingénierie. Il pourrait intégrer des personnes formées dans les équipes projets. Il doit aussi veiller au respect des fondamentaux du projet : veiller à la mobilisation des différents acteurs, veiller à l’égalité entre territoires malgré le principe de différenciation. Il pourrait aussi aider à mobiliser des fonds européens pour financer les équipes projet, notamment sur le Fonds Social Européen (FSE). Cela d’autant plus que le commissaire européen à l’inclusion soutient le projet.

LTR : Avez-vous mis en place une méthodologie de travail particulière pour les EBE ?
LG :

Au départ, nous n’avions jamais pensé à un modèle idéal d’EBE ou de comité local. Mais la capitalisation des expériences a permis justement d’évoluer et d’éclaircir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il n’y a pas d’organisation du travail parfaite à mettre en place. J’ai d’ailleurs lu Souffrances en milieu engagés(6) de Pascale-Dominique Russo. On voit bien que même dans l’économie sociale et solidaire, les milieux militants et associatifs, la question de l’organisation du travail se pose. La méthode pour y répondre : la capitalisation. Nous avons appris. Nous avons mis en place la formation pour les managers d’EBE sur la base de cette capitalisation. Dans 5 ans, nous aurons appris autre chose et la formation ne sera plus la même.

LTR : Vous parliez de la troisième loi et des prochaines étapes, avez-vous déjà les grandes lignes en tête ?
LG :

En 2022, nous parlons de la méthodologie. Il s’agit d’être prêt en 2024, d’avoir l’ensemble des éléments pour envisager le vote d’une loi en 2024-2025.

Pour la suite, on ne parle pas de généralisation de TZCLD. Nous voulons plutôt permettre à tout territoire volontaire de pouvoir monter son comité local. Sans volonté, cela ne marche pas. D’ailleurs, ces deux mots (« généralisation » et « dispositif ») m’ont fait m’opposer à une proposition de loi du groupe socialiste au Sénat, où nous n’avions pas été concertés. Elle généralisait TZCLD et en faisait un dispositif, soit tout le contraire de ce que nous voulons.

Références

(1)Vice-président et fondateur de l’association Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée

(2)L’Agence Nouvelle des Solidarités Actives est une association qui participe à l’articulation et au développement de l’innovation et de l’expérimentation sociale.

(3) « Territoire zéro chômeur : « De profondes erreurs de conception, qui vont bien au-delà des calculs erronés » », Pierre Cahuc, Le Monde, 21/09/2020.

(4) Insertion par l’Activité Économique, désigne les structures d’insertion par l’emploi.

(5) « Ensemble, faisons de l’emploi un droit », tribune, Le Journal du Dimanche, 11/03/2022.

(6)Souffrances en milieu engagé, Pascale-Dominique Russo, Éditions du Faubourg, février 2020.

Nous soutenir

Si vous aimez notre travail, c’est par ici !

suivez-nous sur les réseaux

#LTR

dans la même catégorie...

NOS REVUES

C’est encore mieux version papier.

Lire aussi...

Un tout petit effort pour ne rien rater …

Inscrivez-vous à notre newsletter