L’ouvrage s’écarte de deux approches fréquentes :
1) d’abord, d’une histoire des idées qui ne quitterait jamais le terrain philosophique, et ne restitue pas la genèse « écossaise » du néolibéralisme, Hume ou Smith occupant dans Les globalistes une place négligeable.
2) il ne fait pas du néolibéralisme une grille de lecture explicative du monde contemporain, grille de lecture qui, bien souvent, se dispense de donner une définition claire de ce courant, et ne juge pas évident que la nature de la réalité se laisse nommer par un courant intellectuel.
Dans l’ouvrage est développée une sorte de triple ancrage historique, commençant avec la fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, se poursuivant avec la crise de 1929, et s’achevant avec la Seconde Guerre mondiale et la fragilisation de l’Europe dont découle la décolonisation. C’est donc à un néolibéralisme situé, réactif au regard des problèmes sans cesse mouvants que soulève la réalité historique que l’auteur prête son attention. Cela lui permet de comprendre et de prouver – mais quel poids auront ces preuves au regard des préjugés en la matière ? – que le néolibéralisme ne constitue pas une réflexion exclusive ni et encore moins prescriptive sur l’économie mais tout au contraire une réflexion sur le droit et les institutions auxquels sont consacrées les analyses des grands auteurs ici convoqués – Hayek, Mises, Röpke, Eucken, etc. En somme, le livre réfute l’idée fausse et textuellement non étayable selon laquelle le néolibéralisme croirait à une auto-régulation du marché qui pourrait être pensée indépendamment de tout cadre institutionnel. Comme l’explique l’auteur dès l’introduction – remarquable –, c’est l’inverse qui est vrai : une pensée du marché est d’abord et avant tout une pensée des institutions, saisies comme condition de possibilité du fonctionnement optimal du marché :
« [Les premiers néolibéraux] partageaient avec John Maynard Keynes et Karl Polanyi l’idée fondamentale selon laquelle le marché ne se suffit pas à lui-même. « Les conditions méta-économiques ou extra-économiques qui permettent de protéger le capitalisme à l’échelle du monde » : voilà, pour reprendre leurs termes, ce qui a constitué le cœur de la théorie des néolibéraux du XXème siècle. Ce livre entend montrer que leur projet visait à concevoir des institutions, non pour libérer les marchés, mais pour les encadrer, ou plus précisément les « engainer », pour inoculer le capitalisme contre la menace de la démocratie, en créant un cadre permettant de contenir les comportements humains souvent irrationnels, et réorganiser le monde d’après l’empire comme un espace composé d’Etats en concurrence, où les frontières rempliraient une fonction essentielle(1). »
Cette approche présente l’immense mérite de rappeler que le néolibéralisme ne croit pas à la rationalité de l’agent et ne croit pas à la possibilité d’une information parfaite. En revanche, nous émettrons de nombreuses réserves quant à la signification de la non-autonomie du marché : si ce dernier suppose en effet des institutions, c’est en vue de le protéger, de sorte que les institutions ne sont pensées qu’à partir d’une protection du marché, la réorganisation des Etats sous la forme de la concurrence étant pensée depuis la protection de certains marchés. De ce fait, il nous semble que l’ouvrage a tendance à commettre un sophisme lorsqu’il avance que le néolibéralisme n’est pas une théorie du marché dans la mesure où le domaine « méta-économique » demeure conditionné par ce que doit être un marché et se trouve décrit selon une téléologie qui est celle de leur protection. Autrement dit, tout le paradoxe tient à ceci : le marché ne peut être libre (non organisé) qu’au prix d’une surorganisation des institutions dont la finalité est de préserver la non-organisation du marché. De surcroît, c’est parce que le marché a un sens mondial que la réflexion sur les institutions adopte elle-même une échelle mondiale, bien au-delà du cadre national. La non-autonomie de marché ne peut donc pas signifier que ce dernier ne constituerait pas le cœur téléologique de la réflexion juridique et institutionnelle de la pensée néolibérale et si l’auteur a raison de dire que le néolibéralisme parle moins du marché que des institutions, il nous paraît audacieux d’en inférer que le marché ne constitue la fin de la réflexion consacrée aux institutions.
Quoique non historien des idées, l’auteur semble bien mieux comprendre ce que disent les auteurs néolibéraux que de nombreux spécialistes de philosophie politique. L’anthropologie néolibérale – cela se comprend aisément si l’on remonte aux Lumières écossaises – ne repose absolument pas sur un être pleinement rationnel, ni sur un homo oeconomicus dont le concept est à tort attribué à Adam Smith aussi bien dans certaines études « savantes » que dans la presse grand public. Introduit par John Stuart Mill pour critiquer l’économisme, le concept d’homo oeconomicus possède intrinsèquement une dimension critique et péjorative, puisque réductionniste et aveugle à la complexité des hommes et des choses, et ne peut être revendiqué par les néolibéraux. Une fois encore, à l’instar du concept de « capitalisme » créé par Marx et confondu avec une revendication libérale, le vocabulaire s’avère tellement piégé qu’il convient dans un premier temps de dissiper les erreurs qu’il véhicule et qui obstruent la claire intelligibilité du sujet.
A cet égard, c’est le chapitre II qui est essentiel. Intitulé « un monde de chiffres », il prend acte de la crise de 1929 et reconstruit depuis une série d’épisodes empiriques une nécessité inscrite au cœur du néolibéralisme, à savoir l’impossibilité de disposer d’une science économique globale, et donc de proposer des prédictions quantifiables du champ économique. S’il est vrai qu’avant 1929, certains néolibéraux adoptent une certaine dilection pour les statistiques et les célèbres « baromètres », le fait est que la Crise met fin à leurs espoirs et crée un scepticisme radical quant à la possibilité de mener une approche quantitative des questions économiques, qu’ils associent de surcroît à un alibi interventionniste : en effet, sur la base d’une fausse compréhension par les nombres des phénomènes économiques, le politique devenu organisateur se croit habilité à déterminer les fins et les moyens de l’action économique. A cet égard, la croyance dans la scientificité de l’économie, après 1929, se voit pleinement combattue par le néolibéralisme aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique.
On comprend ici un enjeu essentiel à double entrée : sur le plan épistémologique s’impose le refus de traiter l’économie de manière positiviste. Les statistiques ou les fameux « baromètres » ne donnent pas de véritables faits et ne rendent en aucun cas possible la détermination de lois dont pourraient être tirées de prédictions. Ainsi, toute la visée saint-simonienne d’une organisation du monde économique depuis un prétendu savoir prédictif en la matière se trouve violemment contestée d’abord et avant tout pour des raisons épistémologiques : un tel savoir n’existe pas. Mais il est également contesté pour des raisons pratiques : agir sur la base d’un savoir faux, c’est-à-dire viser délibérément des objectifs en matière économique à l’échelle globale à partir de fausses lois, c’est prendre le risque de perturber gravement les précaires équilibres du marché. Ainsi donc, la formation de l’économétrie – de la mesure de l’économie en tableaux et statistiques – et de la croyance de la dimension pleinement scientifique de l’économie, ne correspond pas à l’approche néolibérale, en tout cas après 1929, et Q. Slobodian a parfaitement raison de rappeler ce fait :
« A la fin des années 1930, les néolibéraux de l’école de Genève s’accordent sur l’idée que la représentation ou la compréhension des principaux fondements de l’intégration économique ne passent pas par des graphiques, des tableaux, des cartes ou des formules. Ils redirigent leur attention vers les liens culturels et sociaux, mais aussi vers les cadres de la tradition de l’Etat de droit, qu’ils perçoivent comme sur le point de se désintégrer(2). »
Un des points marquants de l’ouvrage de Q.Slobodian est également celui de son analyse du colloque Lippmann. Le public français, grâce aux écrits de Serge Audier qui en a réédité les actes(3), est sans doute familier de cet événement parisien de 1938 où se sont retrouvés des auteurs d’inspiration libérale aux aspirations toutefois fort contrastées. Or, si une étude comme celle de Serge Audier vise à déterminer l’origine d’un courant – le néolibéralisme – celle de Q. Slobodian vise bien plutôt à inscrire ce colloque dans la recherche d’une formulation unifiée des conséquences de l’épistémologie néolibérale. Autrement dit, en 1938, et notamment en raison de la crise de 1929, tous ceux qui deviendront les « néolibéraux » ont pris acte de la non-scientificité des prédictions économiques, et cherchent à en tirer les conséquences, aussi bien sur la nature des marchés que sur le type d’interventions dont les Etats sont dépositaires.
Or, il faut reconnaître à Q. Slobodian une pénétration des enjeux de ce colloque très largement supérieure à celle des autres auteurs que l’on peut habituellement lire sur le sujet. En vertu de sa thèse générale, Q. Slobodian comprend d’emblée que l’enjeu central du colloque n’est pas spécifiquement économique puisque le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusive du marché ni et encore moins une théorie économique, mais est une réflexion sur les limites de la connaissance, de l’information et sur l’irrationalité humaine, conduisant à une réflexion sur les institutions.
Cela est patent quand on lit l’introduction du colloque par Louis Rougier dont le vocabulaire et la conceptualité ne font aucun doute. Célébrant La cité libre de Lippmann(4)auquel est consacré le colloque, le conférencier situe d’emblée l’enjeu de la discussion : celle-ci n’est pas tant économique que spirituelle :
« Ce livre n’est pas seulement un très beau livre, lucide et courageux : c’est un maître-livre, un livre clé, parce qu’il contient la meilleure explication des maux de notre temps. Ces maux sont avant tout d’ordre spirituel(5). » Rougier évoque ainsi un « drame moral(6) » et indique les enjeux fondamentaux du livre de Lippmann qui concernent le cadre juridique et institutionnel dans lequel les Etats peuvent intervenir. Et Rougier d’ajouter :
« On peut reconnaître un troisième mérite au livre de Walter Lippmann : c’est de réintégrer les problèmes économiques dans leur contexte politique, sociologique et psychologique, en vertu de l’indépendance de tous les aspects de la vie sociale. » Et suit aussitôt une critique sévère de l’homo oeconomicus qui, là aussi, devrait ruiner toute attribution de ce concept aux auteurs néolibéraux :
« En partant de l’homo oeconomicus, qui agit de façon purement rationnelle au mieux de ses intérêts, elle doit retrouver l’homme de chair, de passion et d’esprit borné qui subit des entraînements grégaires, obéit à des croyances mystiques et ne sait jamais calculer les incidences de ses actes(7). »
Ainsi se découvre dès l’ouverture du colloque la nature fondamentale du néolibéralisme : un refus de l’économisme, une prise en compte de la complexité humaine strictement irréductible à l’homo oeconomicus et la nécessité d’une réflexion institutionnelle sur les cadres de l’intervention de l’Etat, mais aussi sur la psychologie des individus.
De ce cadre où apparaît une inquiétude « spirituelle » selon le mot de Rougier, nous pouvons en réalité mieux cerner la nature des inquiétudes néolibérales qui ont quelque chose d’anthropologique, et qu’Hayek dans son intervention au colloque permet de parfaitement comprendre. S’appuyant sur une épistémologie rappelant l’imperfection de la connaissance et de l’information, mais aussi l’irrationalité des agents, Hayek en tire les conséquences, à savoir d’une part que la prétendue « concurrence pure et parfaite » n’existe pas, et d’autre part que les marchés sont extrêmement vulnérables en raison d’un problème central qu’est la vanité humaine. Autrement dit, le néolibéralisme est d’abord et avant tout une inquiétude face à la vanité humaine qui, n’acceptant pas de ne pas savoir, croit détenir un savoir positif et prédictif quant à ce qu’il faudrait faire économiquement à l’échelle macro-économique.
A cet égard, nous arrivons au point fondamental du problème, à savoir celui de l’utilité de l’ignorance selon une formule désormais célèbre. Un marché est un lieu où se rencontrent des ignorants – en matière économique – dont on ne peut prédire l’issue des transactions, et dont toute prétention en la matière relève de la fraude intellectuelle.
« Pour Hayek, dans la réalité, les marchés parfaits n’existent pas. Ils ne peuvent pas exister parce que la connaissance parfaite n’existe pas. Au lieu de cela, il faut partir de ce que, citant Mises, il appelle la « division de la connaissance », par analogie avec la division du travail. Il rejette l’idée des économistes que « seule (…) la connaissance des prix » serait nécessaire.(8). »
Il faut ici distinguer deux choses, à savoir d’un côté la croyance d’Hayek dans la possibilité d’un équilibre du marché – croyance qui peut être contestée – et de l’autre la reconstitution de la pensée d’Hayek, à savoir que tout part de l’incertitude et de l’ignorance, incertitude et ignorance qui s’avèrent irréductibles. Et tout commentateur d’Hayek se devrait de partir de ce principe pour le comprendre afin de ne pas lui attribuer des idées qui ne sont pas les siennes.
Que devient alors l’économie si elle perd ses vertus prédictives et si sa scientificité est mise en doute ? La fonction fondamentale de l’économie est de comprendre comment des individus s’adaptent à des données sur lesquelles ils n’ont pas d’informations ; de ce fait, l’économiste ne peut pas éclairer le public : au mieux on peut enregistrer une activité autonome mais certainement pas comprendre le système pensant et ainsi anticiper les résultats des interactions. Tout est en somme tourné contre l’illusion du contrôle que nous interpréterions volontiers comme une critique moraliste de la vanité des « organisateurs » et qu’Hayek symbolise par la figure du polytechnicien croyant que toute réalité est à organiser sur la base d’un savoir prédictif. En matière économique, un tel savoir n’existe pas et constitue une illusion que seule la vanité humaine permet d’expliquer.
Mais il manque un point, à savoir que le marché ne saurait être omni-englobant. Pour le dire autrement, nul n’est plus conscient qu’un néo-libéral de l’existence de zones hors-marché, où donc se jouent des besoins que la rencontre marchande ne saurait satisfaire. C’est là l’un des enjeux centraux du Colloque Lippmann de 1938 comme le rappelle Q. Slobodian :
« C’est ainsi que le colloque Lippmann de 1938 débouche sur une vision normative du monde dans laquelle le mode d’intervention le plus pertinent ne réside pas dans la mesure, l’observation ou la surveillance, mais dans l’établissement d’une loi commune et applicable et d’un moyen de prendre en compte les besoins vitaux de l’humanité non couverts par le marché. En plaçant l’économie au-delà de l’espace de la représentation (et, pour Hayek, au-delà même de la raison), le néolibéralisme naît à la fin des années 1930 comme un projet de synthèse des sciences sociales dans laquelle, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’économie est la moins importante des disciplines.
Un des points les plus complexes du colloque Lippmann concerne paradoxalement la pensée de Lippmann et sa compatibilité avec le libéralisme. En toute rigueur, pour qui connaît Hayek et Mises, le lien intellectuel avec Lippmann paraît particulièrement difficile à établir. A cet égard, Q. Slobodian présente le mérite de mettre en évidence l’incongruité de la rencontre de 1938 puisque Lippmann est un penseur de l’organisation coercitive, depuis l’eugénisme conçu comme organisation biologique en passant par les travaux publics, jusqu’aux espaces de loisirs urbains, le tout financé par des taxes sur les riches.
Il faut en effet comprendre qui est Walter Lippmann et de quelle mouvance il est issu. Lecteur assidu d’auteurs fabiens, c’est-à-dire socialistes favorables à la suppression de la propriété privée par des « réformes » sur le temps long et non par une révolution subite et violente, disciple à Harvard de Graham Wallas, économiste socialiste d’inspiration fabienne, il créa le Harvard Socialist Club en 1908 dont il devint par la suite président. Journaliste, il contribua à créer le journal New Republic, journal de gauche, encore marqué par l’influence socialiste des Fabiens. Walter Lippmann est un penseur de l’organisation, et donc de l’interventionnisme. Mieux encore : quand il introduit le concept de « grande association », il le reprend à son maître fabien, c’est-à-dire à Graham Wallas qui fut un temps le maître à penser économique des fabiens.
Mais justement : nous touchons là une limite fondamentale de l’ouvrage de Q. Slobodian à savoir sa cécité à l’égard du problème fabien. Enormément d’auteurs qu’il mentionne, depuis H. G. Wells jusqu’à Lippmann, en passant par Wallas, sont des socialistes, voire des léninistes comme Wells.
Par conséquent, en ne nommant pas l’origine ou l’appartenance fabienne d’un grand nombre d’interlocuteurs, Q. Slobodian passe à côté d’un enjeu central, à savoir du caractère en partie socialiste et organisationnel du colloque de 1938 dont il relève toutefois l’aspect plus que bigarré des participants. Certes, Q. Slobodian comprend que Lippmann et Hayek n’ont, sur le papier, rien à voir et à ce titre il fait preuve de bien plus de lucidité que Serge Audier qui s’indigne des réserves d’Hayek à l’endroit du colloque Lippmann dans son autobiographie.
Mais justement, il n’y a rien là d’ « incroyable » : Lippmann, en dépit de son tournant libéral, a conservé quelque chose du collectivisme fabien et a toujours pensé le monde selon une nécessité organisationnelle reposant elle-même sur un prétendu savoir scientifique ; de même, Louis Rougier, très proche du positivisme du cercle de Vienne, a toujours développé de nettes dilections saint-simoniennes de type organisationnel, faisant de lui un penseur protectionniste et nationaliste parfaitement compatible avec le fabianisme. A cet égard, des auteurs comme Hayek et Mises ne peuvent qu’être gênés par le compagnonnage de ce type de penseurs qui se situent aux antipodes de leurs idées quant aux principes fondamentaux. Il y a donc, dès 1938, d’évidentes marques de la pensée organisationnelle en plein cœur d’un néolibéralisme en devenir, et cela devrait conduire à une réflexion sur les rapports réels entre le néolibéralisme et le fabianisme et, plus généralement, le saint-simonisme. Nous regrettons que cet aspect-là ne soit pas mentionné par l’auteur.
Néanmoins, si la question fabienne n’est pas thématisée comme telle, la dimension problématique d’un lien entre Hayek et Mises d’un côté, et Lippmann ou Rougier de l’autre est clairement mise en avant. S’ils ne partagent pas un socle de principes communs, sans doute se rencontrent-ils sur un adversaire commun. Cet adversaire c’est assurément l’Etat démocratique, qui dans toutes les nuances saint-simoniennes constitue un problème sans fin : en effet, dans une perspective pour laquelle la science permettrait d’organiser de manière optimale les rapports humains et la vie économique, la libre décision du vote introduit un élément de perturbation de l’organisation du monde. C’est pourquoi le saint-simonisme, dans ses développements, constitue une démarche de neutralisation des effets du vote, voire de neutralisation du vote lui-même. C’est dans ce sillage que Lippmann forge l’idée d’un Manufacturing Consent dans les années 1920 permettant de limiter la spontanéité des opinions et des votes ; en revanche, Hayek ou Mises, éloignés au possible du saint-simonisme, ne craignent pas tant la désorganisation issue du vote que la confiscation de la propriété privée par le vote(9). C’est pourquoi, des auteurs aux principes fort différents se retrouvent dans la volonté de réduire la puissance même du politique en général, et du vote en particulier, formant une alliance objective contre ceux-ci, et qui fera l’objet de l’analyse de la prochaine partie.
Une fois établie la nature du néolibéralisme, et prise en compte l’ambiguïté du rapport à l’organisation qui, somme toute, va s’étendre partout à l’exception du cadre économique, le marché nécessitant une organisation des institutions pour préserver sa spontanéité, l’analyse de Q. Slobodian peut s’emparer de la question proprement dite du globalisme et ainsi justifier son titre. Ce n’est pas là le moindre des mérites de l’ouvrage que de montrer comment va naître une analyse à l’échelle mondiale du droit et des institutions destinées à penser les conditions de protection d’un marché spontané, toute la difficulté étant de comprendre que la spontanéité du marché suppose paradoxalement des conditions extra-marchandes drastiques, nécessitant une organisation globale et devant prendre la forme d’Organisations concertées. C’est peut-être en cela que les réflexions de Q. Slobodian s’avèrent les plus précieuses.
Partant de l’idée fondamentale selon laquelle « la main visible du droit » doit compléter « la main invisible du marché », l’auteur montre pourquoi cela appelle une isonomie, une même loi pour tous et donc un contournement du caractère national de la loi. Pour ce faire, affirme Q. Slobodian, les néolibéraux de Genève se seraient appuyés sur une géographie spéciale, celle de Carl Schmitt qui distingue deux mondes : celui des Etats délimités, avec l’imperium qui désigne la dimension spécifiquement politique du territoire ou, plus exactement, ce que Schmitt appelle dans le Nomos de la Terre le « territoire de l’Etat », et celui du dominium par lequel s’établit une propriété non nationale des biens. On peut utiliser cette dichotomie pour penser la question que soulève une certaine approche néolibérale, à savoir : comment protéger le dominium contre les intrusions de l’imperium ? Cela revient à faire de la propriété un absolu, qui n’a pas à être relativisé par les cadres nationaux et politiques qui peuvent même être envisagés comme des vecteurs de déstabilisation de la propriété aussi bien par le haut que par le bas : en effet, non seulement ce qui peut être un fleuron industriel privé, qui relève donc du dominium, a tendance à être amalgamé à un fleuron de la nation troublant ainsi l’identité du propriétaire réel du groupe, mais en plus à l’échelle globale l’imperium étatique a tendance à s’approprier ce qui relève du dominium par les interventions répétées sur les marchés.
On voit donc que la distinction même du dominium et de l’imperium peut être interprétée de deux manières parfaitement antagonistes : on peut soit considérer que l’existence du dominium constitue une menace pour la souveraineté des Etats et donc pour l’imperium, et c’est l’approche « souverainiste » qui vise à préserver le politique qui s’impose ; soit à l’inverse envisager la primauté de la propriété et de ce fait juger nuisible le pouvoir de l’imperium sur le dominium. Partisans de la seconde option, les néolibéraux vont être amenés à penser un cadre institutionnel qui, au fond, destitue la puissance de l’imperium.
Ainsi, à partir du chapitre III, et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage, Q. Slobodian analyse en détail la manière dont vont être conçues des institutions internationales, globales, visant à défendre une certaine spontanéité du marché contre les intrusions du politique et conduisant donc à une « démocratie limitée » à travers un cadre institutionnel faisant l’objet de toutes les attentions.
Il faut ici rappeler que l’auteur est historien et qu’il envisage à ce titre de penser le néolibéralisme depuis la réalité historique dans laquelle s’inscrivent les textes étudiés. Cette approche est fondamentale car elle conduit à dialectiser les grands textes théoriques d’Hayek, Mises, Röpke et autres par les interventions ponctuelles liées aux grandes organisations mondiales du commerce. Ainsi l’auteur prête-t-il une attention plus que soutenue à la Chambre de Commerce internationale (CCI) fondée en 1919 et destinée à ouvrir les marchés par-delà les frontières nationales après la Première Guerre mondiale, à l’Organisation Internationale du Commerce (OIC) fondée en 1948 et au GATT de 1947 dont naîtra l’Organisation Mondiale du Commerce. Tout l’enjeu est alors de déterminer comment les grands penseurs de l’école de Genève se situent par rapport à ces Organisations mondiales et quel usage ils peuvent faire pour défendre leurs principes.
La conclusion de l’ouvrage permet de cerner au mieux l’interprétation que donne l’ouvrage de ces phénomènes organisationnels :
« Mon point de vue est que le recours à la loi a constitué le tournant majeur du néolibéralisme de langue allemande après la Seconde Guerre mondiale. Ce que j’ai nommé « ordoglobalisme » permet de comprendre la Communauté économique européenne (CEE) et plus tard l’Organisation mondiale du commerce (OMC) comme étant des systèmes de pouvoir fondés sur le droit, inscrivant les marchés dans un cadre qui se situe au-delà de tout contrôle démocratique tout en cherchant à se créer une légitimité en offrant aux citoyens des droits individuels, par-delà la nation. Il est à noter que, dans cette transposition de l’ordolibéralisme du cadre national à l’échelle mondiale ou internationale, disparaît l’inclusion tant vantée d’aspects de l’Etat redistributif(10). »
La question des organisations internationales est extrêmement complexe et si l’ouvrage présente l’immense mérite de penser le lien entre les approches théoriques et les démarches concrètes auxquelles prennent part les auteurs, il n’est pas toujours parfaitement clair lorsqu’il s’agit de rendre compte du problème politique que pose la démocratie au regard du marché. Certes, l’introduction soulève deux problèmes : « L’ordoglobalisme a été hanté par deux dilemmes majeurs au cours du XXème siècle : comment s’appuyer sur la démocratie étant donné la capacité de celle-ci à s’autodétruire ; comment s’appuyer sur les nations, étant donné la capacité du nationalisme à « désintégrer le monde » ?(11)» . Conceptuellement, quelque chose demeure particulièrement obscur dans toute l’analyse des organisations internationales en ceci que le néolibéralisme semble se retourner contre la légitimité de la défense des intérêts, qui est pourtant au cœur de la démarche libérale. En réalité, le problème initial est à nouveau celui de la connaissance et de l’information : une défense d’intérêt supposerait que la raison fût capable d’identifier les véritables intérêts, aussi bien des individus que des nations ; or, dans un monde complexe, dont la nature des échanges est telle qu’il est impossible de les comprendre et de les anticiper, la défense des intérêts – individuels ou nationaux – s’apparente en réalité à des revendications de groupes de pression qui, ayant pris la domination par des logiques de regroupement, organisent le marché à leur profit et génèrent tout autant un désordre économique qu’une société liberticide. Ce qu’il eût donc fallu thématiser de manière fort claire, c’est que le néolibéralisme rompt en partie avec l’idée libérale de la défense d’intérêts ; même à l’échelle individuelle, il est quasiment impossible de déterminer dans un monde complexe ce que serait un intérêt objectif.En revanche, il est parfaitement légitime que les individus visent des fins par un comportement intentionnel dont rien ne permet de dire qu’elles correspondent aux intérêts de ces derniers.
Mais justement : cela soulève la difficulté de savoir comment il est possible de mettre en place des règles communes qui ne soient pas l’expression d’intérêts catégoriels et organisés. A cette question, l’auteur apporte plusieurs réponses de nature différente.
Ces trois étages de réflexion permettent de suivre les méandres d’une démarche qui, assumant l’aspect historique du propos, se fait sinueuse à mesure qu’elle épouse les péripéties et les revirements des auteurs. Prenons par exemple le cas de la CCI : émanation explicite de réflexions néolibérales visant à reconstruire un marché après la Première Guerre sur la base de destruction des barrières douanières, elle devient au tournant des années 30 un moyen pour certains pays de défendre des industries nationales. Il en va de même pour l’OIC qui, harmonisant les politiques économiques internationales, finit par devenir un outil de pression de certaines nations pour bloquer des capitaux ou subventionner certaines productions sur la base d’intérêts nationaux. En somme, dès qu’une nation croit savoir ce qu’il faut faire positivement pour défendre ses intérêts, elle s’illusionne quant à un savoir dont elle ne dispose pas, et dérègle tout le système, raison pour laquelle des auteurs comme Michael Heilperin s’éloignent de l’OIC y voyant la reconduction des tares démocratiques, au sens de l’illusion quant à la connaissance des intérêts réels. Ce dernier fera même de la CCI un outil de lutte contre l’OIC, et c’est là que l’on comprend un point décisif de l’ouvrage : une organisation internationale peut se retourner contre une autre, dès lors que des visées positives se trouvent formulées, et qu’un dessein délibéré émerge depuis des coalitions d’intérêt.
Un autre élément d’une grande richesse que propose l’auteur est son analyse particulièrement fine du rapport entre la CEE et le GATT dans la perspective néolibérale. Nous lui consacrons une partie entière car le propos est complexe et les enjeux ne le sont pas moins. « L’Europe, écrit à juste titre Q. Slobodian, est l’une des énigmes du siècle néolibéral(12). » Si l’ensemble de l’école de Genève lui est explicitement hostile, ce n’est pas par souverainisme mais pour deux autres raisons assez éloignées l’une de l’autre, à savoir la crainte de la constitution d’une bureaucratie tyrannique, mais aussi la crainte d’une perturbation du jeu mondial de l’économie menée par la construction d’un marché dans le marché. La CEE et l’UE apparaissent ainsi comme des monstres collectivistes et dirigistes menés par une batterie de technocrates illusionnés par leur pseudo-savoir au nom duquel ils menacent à la fois la propriété privée, les libertés humaines et accomplissent l’idéal saint-simonien d’anéantissement de l’initiative individuelle. Mais d’un autre côté, une branche néolibérale d’inspiration « constitutionnaliste » serait moins farouchement hostile à la CEE et y verrait la possibilité de limiter l’emprise des Etats sur la vie économique par un système de règles juridiques communes. Toutefois, le déséquilibre entre les positions est patent et il ne serait pas hardi d’affirmer que l’immense majorité des penseurs néolibéraux est vent debout contre la construction européenne.
Un auteur méconnu quoique central dans la question libérale est Wilhelm Röpke, que l’on ne connaît en France que grâce aux travaux de Patricia Commun. Nous souhaitons donner ici un large extrait de son maître-ouvrage, Au-delà de l’offre et de la demande (1958), qui nous semble exprimer avec le plus de clarté le refus clair et net de la plupart des néolibéraux de la bureaucratie dirigiste qu’est l’UE et que préfigurait à leurs yeux la CEE :
« Sous la fausse bannière de la communauté internationale on a vu surgir dans ce domaine un appareil de la concentration industrielle, de l’agglomération, de l’uniformité et de l’économie dirigée qui (aussi bien dans le cadre de l’ONU et de ses organisations annexes qu’à l’intérieur de créations continentales du genre de la Communauté européenne du charbon et de l’acier) s’octroie de plus en plus de pouvoir et assure, à une bureaucratie toujours plus nombreuse, privilèges, influence et revenus nets de tout impôt. Seule une minorité, et qui va s’amenuisant, aperçoit le caractère perfide et dangereux de cette concentration ; Sur cette voie, l’étape la plus récente est le projet de Marché commun, tandis qu’un caractère moins centralisateur s’attache au plan de la Zone de libre-échange. L’économiste a de nombreuses critiques à exprimer à ce sujet, hors de notre propos actuel. Dans le cadre des considérations présentes, il est significatif que ce projet, par l’étendue alarmante qui est donnée au dirigisme économique, et par la perspective d’une concentration et d’une organisation croissante de la vie économique, donnera une nouvelle et forte impulsion au centralisme international. La dépendance des individus et des petits groupes vis-à-vis des grandes centrales croîtra démesurément, de même que s’amenuiseront considérablement les possibilités de rapports humains et personnels, et cela au nom de l’Europe et de ses obligations traditionnelles à l’égard de la liberté, de la diversité et de la personnalité. Le danger, qui était à l’affût dans tant de plans et de documents de l’intégration économique européenne, s’est précisé et nous menace dans l’immédiat : l’économocratie, dont nous avons si souvent parlé dans ces lignes, est transférée de façon décisive de l’échelon national à l’échelon international et, avec elle, la domination toujours plus rigoureuse et plus inévitable des planificateurs, des statisticiens et des « économétriciens », le pouvoir centralisateur d’un dirigisme accompagné de son bureaucratisme international, de plans d’économie internationale, de subventions de pays à pays, et tout le reste. Si certains pays européens avaient pu jusqu’à ce jour limiter en quelque sorte à leurs propres frontières l’esprit du saint-simonisme, celui-ci, fidèle aux visions du fondateur de l’économie dirigée, s’impose maintenant sous la forme d’un saint-simonisme européen(13). »
Mais quel est alors le rapport avec le GATT ? La thèse de Q. Slobodian consiste à soutenir que les néolibéraux de Genève, dont Röpke constitue le chef de file, vont jouer le GATT contre la CEE, jouer l’abolition mondiale des barrières tarifaires contre la bureaucratie dirigiste européenne, jouant donc une organisation contre une autre.
Si donc Q. Slobodian restitue la vive hostilité de la plupart des universalistes de Genève à l’endroit de la construction européenne – minorant l’ambiguïté ordo-libérale à ce sujet –, il contrebalance son propos par le constitutionnalisme hayékien qui aurait favorisé la construction européenne au nom de la construction d’un cadre juridique commun contraignant les Etats et limitant donc leur pouvoir de nuisance. Nous confessons être peu convaincu par cet aspect du livre, et ce pour deux raisons : d’une part l’auteur joue sur une ambiguïté entre Hayek et ses héritiers, de sorte que l’on peine à comprendre en quel sens Hayek aurait été spécifiquement favorable à la construction européenne. S’il est vrai que dans les années 70, Hayek se lance dans des projets de constitutions, il n’est pas pour autant exact que le cas européen fasse l’objet d’une approche favorable explicite de la part d’Hayek sous forme d’une constitution visant à faire primer le droit et l’Etat de droit sur les décisions politiques. D’autre part, il nous semble que cela entre de toute façon en contradiction avec un article(14) – excellent au demeurant – du même Q. Slobodian examinant l’hostilité explicite d’Hayek aux fédérations de peuples différents, et ce dans les mêmes années que celles où il accorde son attention aux constitutions. Q. Slobodian lui-même reconnaît qu’Hayek avait jugé nécessaire l’homogénéité des peuples sur le plan culturel et ethnique pour le bon fonctionnement du marché, trouvant à ce titre un vif écho chez les conservateurs britanniques particulièrement hostiles à la CEE puis à l’UE.
A vrai dire, il semble que deux choses sont quelque peu mélangées : en droit, il est vrai qu’Hayek n’est pas hostile à un primat du cadre juridique permettant de construire une série de règles communes permettant au marché de fonctionner ; mais dans les faits la CEE et l’Union européenne ne correspondent pas à ce qui aurait été souhaité en droit, puisque non seulement des peuples aux traditions différentes pour former un marché commun se trouvent réunis tandis que se développe une bureaucratie dirigiste contribuant à ce qu’Hayek avait appelé la « route de la servitude ».
L’ouvrage de Quinn Slobodian est un grand livre de philosophie politique mais aussi un grand livre d’histoire intellectuelle. Prenant à bras-le-corps le va-et-vient entre les événements historiques, les organisations effectives et la pensée théorique, il restitue dans une fresque remarquable près de cinquante années de réflexion néolibérale selon un double versant théorique et pratique. A bien des égards, la lecture du livre constitue même une humiliation pour certains historiens des idées, un historien de l’Allemagne ayant infiniment mieux compris Hayek, Mises ou Röpke que bien des spécialistes de philosophie politique.
Ce faisant, trois vertus cardinales se dégagent de l’ouvrage.
La première consiste, contre bien des approches fautives, à prouver à quel point le néolibéralisme se situe aux antipodes de l’économétrie et de l’homo oeconomicus. La raison génère une illusion en ses propres pouvoirs et c’est de ces derniers que le néolibéralisme apprend à se méfier, conduisant à une économie non pas pensée comme une série de prescriptions positives mais comme un marché libre où émergent des « signaux » permettant de s’orienter. Cela signifie que le néolibéralisme conduisant à l’ordoglobalisme ne peut pas être classé dans la même catégorie que les écrits monétaristes d’un Milton Friedman.
La seconde vertu tient au souci constant d’établir une continuité entre la réflexion théorique et les réalisations pratiques, sans que celles-ci ne soient pour autant absorbées dans le cadre théorique. Un exemple particulièrement significatif est celui de la transformation du GATT en OMC. En apparence, le triomphe néolibéral est réel ; en réalité, bien que les principes de l’OMC fondés sur des « signaux » s’apparentent à des principes néolibéraux tels que définis dans l’ouvrage, les motivations de la création de l’OMC ne sont pas libérales, il s’en faudrait de beaucoup. Il s’agit au contraire d’une défense féroce d’intérêts d’une nation en particulier, imposant au monde des règles qui lui sont de fait favorables. Partant, l’ordoglobalisme est entré en crise au moment de sa victoire la plus importante, lorsque le GATT est devenu l’OMC ; cela n’a pas marqué le triomphe de leur vision intellectuelle mais « celui des intérêts purement économiques de la première puissance mondiale, les Etats-Unis(15). »
Enfin, et ce n’est pas la moindre des vertus, on sent tout au long de l’ouvrage que le néolibéralisme est comme embarrassé du politique : sans vouloir mettre fin aux Nations et aux frontières – il doit rester « des portes de sortie », donc des frontières –, la souveraineté des Etats modernes s’avère problématique à deux niveaux : d’une part parce que la puissance souveraine empiète sur le terrain économique et brise la liberté des acteurs, et d’autre part parce que l’action publique sur la base de sa souveraineté agit au nom de connaissances qu’elle ne possède en réalité pas. De ce point de vue, la souveraineté se révèle problématique à deux niveaux : un niveau spécifiquement politique par l’usage de la puissance et un niveau saint-simonien, interventionniste, qui croit légitimer l’action publique sur la base d’un savoir positif. Le néolibéralisme porte en lui une volonté de dépolitisation de l’économie, et de juridicisation du cadre extra-économique, limitant donc le danger étatique par le droit, en vue de protéger le marché.
Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Quinn Slobodian est bel et bien un grand livre, indispensable et éclairant.
Mais, nonobstant ces qualités, il nous semble rencontrer un certain nombre de limites dont nous voudrions évoquer les trois principales.
La première est que, paradoxalement, il nous semble verser dans l’économisme. Plus exactement, alors même qu’il ambitionne de montrer que le néolibéralisme n’est pas une théorie exclusivement économique, il ramène tout à des questions économiques à partir de la distinction dominium / imperium. Si, en effet, l’enjeu constant du néolibéralisme consiste à protéger le dominium, la propriété privée, alors tout devient par nature une question économique, et, de fait, toutes les questions qu’évoque l’auteur sont traitées sous le seul angle économique, le moment consacré à l’Union européenne étant la caricature de cela.
La seconde découle de la précédente ; adoptant un économisme paradoxal, l’ouvrage est aveugle à l’anthropologie néolibérale, pourtant au cœur de ses réflexions. Plus exactement, l’économie néolibérale n’est pas une théorie économique mais une anthropologie : c’est l’ensemble des conséquences institutionnelles et politiques tirées d’un principe voulant que l’homme réel soit incapable d’agir rationnellement, quoi qu’il croie par ailleurs. Mises le dit fort bien :
« L’économie traite des actions réelles d’hommes réels. Ses théorèmes ne se réfèrent ni à des hommes parfaits ou idéaux ni au fantôme mythique de l’homme économique (homo oeconomicus) ni à la notion statistique de l’homme moyen. L’homme avec toutes ses faiblesses et ses limitations, chaque homme comme il vit et agit, voilà le sujet de la catallactique(16). »
Enfin, si l’auteur dans l’ultime chapitre propose une brillante analyse de la dimension cybernétique de l’œuvre d’Hayek, et comprend un point essentiel à savoir que c’est finalement le système tout entier qui devient le sujet central de ses écrits, il nous semble minorer le problème de la genèse organisationnelle : la rencontre avec Lippmann, venu d’un horizon fort différent, les discussions avec Wells dans les cercles autrichiens des années 30, le poids de Graham Wallas, dessinent un cadre cohérent qu’est celui des fabiens. Il est vrai que Q. Slobodian mentionne brièvement le sujet et note qu’en 1947 Hayek « suggère de suivre l’exemple des socialistes. Des gens de gauche comme les Fabians, dont certains avec lesquels il avait coopéré au sein de la Federal Union et en tant que professeur à la London School of Economics, fondée par eux, avaient réussi à faire évoluer les débats au fil du temps, gagnant ainsi les faveurs de l’opinion publique et du pouvoir et parvenant à transformer leur vision en réalité(17). » Mais pourquoi dans ces conditions ne pas penser la porosité entre les Fabiens et le néolibéralisme concernant la question organisationnelle.
Références
Cette recension, ici abrégée, a initialement paru dans la revue Actu-Philosophia, en deux parties https://www.actu-philosophia.com/quinn-slobodian-les-globalistes-une-histoire-intellectuelle-du-neoliberalisme-partie-1/
(1)Ibid., p. 12.
(2)Ibid., p. 72.
(3) Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du « néolibéralisme », Lormont, Poch’BDL, 2012.
(4) Cf. Walter Lippmann, La Cité libre, Traduction Georges Blumberg, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
(5)« Allocution du professeur Louis Rougier », in Serge Audier, op. cit., p. 413.
(6) Ibid., p. 414.
(7) Ibid.
(8) Q. Slobodian, op. cit., p. 97.
(9) C’est sur ce point qu’insiste avec raison A. Supiot lorsqu’il met en avant le concept de « démocratie limitée » cher à Hayek. Cf. entre autres La gouvernance par les nombres, op. cit., p. 312.
(10)Ibid., p. 290.
(11) Ibid., p. 24.
(12) Ibid., p. 201.
(13)Wilhelm Röpke, Au-delà de l’offre et de la demande, Payot, 1961, rééd. Les Belles Lettres, 2009, p. 334-335.
(14)Cf. Quinn Slobodian, « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek », 5 septembre 2021, article traduit en ligne : https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/
(15) Ibid., p. 298.
(16)Ludwig von Mises, op. cit., p. 61.
(17) Les Globalistes, op. cit., p. 140.
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