Election présidentielle brésilienne : de l’union nationale à l’intégration régionale ?

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« Nous sommes les personnages de la même histoire, nous aimons le même drapeau ». Cette citation extraite d’un discours prononcé le 27 septembre par Lula, président de la République fédérative du Brésil entre 2003 et 2011 et principal concurrent du président sortant Jair Bolsonaro à l’occasion de l’élection présidentielle dont le premier tour se tient ce dimanche 2 octobre, traduit parfaitement l’enjeu majeur de ce scrutin. En effet, l’un des principaux objectifs affichés par le candidat du Parti des travailleurs (PT) depuis le lancement de sa campagne est de réunifier la population brésilienne autour d’un système démocratique sain en rompant avec plusieurs années de polarisation extrême entamées par la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016, puis renforcée par sa propre condamnation pour corruption en 2018 ayant conduit à l’élection de Bolsonaro.

C’est ainsi l’instrumentalisation à des fins politiques d’affaires judiciaires en cours qui favorisent l’émergence de la droite radicale au Brésil en 2018. En effet, si Lula est au départ accusé de corruption sur la base de simples suspicions au mois de juillet 2018, la Cour Suprême finit par annuler l’ensemble des accusations dont il fait l’objet au mois d’avril 2021, estimant que Sergio Moro, le juge chargé de cette affaire, a fait preuve d’une partialité manifeste, ce qui se confirme d’ailleurs dès le mois de janvier 2019 lors de sa nomination au Ministère de la Justice au sein du gouvernement de Bolsonaro, six mois seulement après la condamnation du leader du PT. Cet épisode est ainsi représentatif du phénomène de lawfare(1) sur lequel s’appuient depuis plusieurs années les partis conservateurs au sein de la majorité des États latino-américains, en vue de tenter de marginaliser leurs opposants progressistes.

Si ce processus est au départ appuyé par la droite brésilienne qui y voit une opportunité d’approfondir l’application de son agenda néolibéral en affaiblissant le principal parti de gauche du pays, elle en pâtit tout autant que le PT. En effet, l’importante couverture médiatique dont bénéficient ces accusations de corruption éclabousse plus largement l’ensemble de la classe politique et provoque par conséquent une crise de régime qui favorise l’émergence de la droite radicale représentée par Bolsonaro au détriment de la droite traditionnelle qui s’effondre lors de l’élection présidentielle brésilienne qui se tient en 2018.

Ainsi, Henrique Meirelles, candidat soutenu par le Mouvement démocratique brésilien (MDB) auquel appartient alors le président sortant de centre-droit Michel Temer, n’obtient qu’1,20% des suffrages, tandis que le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) qui, contrairement à ce que son nom indique, représente le principal parti de droite du pays depuis plusieurs décennies, ne réunit que 4,76% des voix, bien loin des 33,55% des suffrages obtenus lors du premier tour du scrutin présidentiel qui s’est tenu en 2014.

L’élection à venir semble définitivement acter l’effondrement des structures politiques traditionnelles de droite et de centre-droit dans la mesure où Simone Tebet, candidate soutenue par le MDB n’obtiendrait qu’environ 2% des suffrages selon les dernières enquêtes d’opinion, tandis que le très libéral Geraldo Alckmin, l’une des principales figures de proue du PSDB qui fut candidat lors des élections présidentielles de 2006 et 2018, a d’ores et déjà fait le choix de soutenir Lula dès le premier tour. Ce soutien a été entériné par sa désignation en tant que candidat à la vice-présidence aux côtés du leader du PT. C’est ainsi qu’une part importante de la droite néolibérale et des élites économiques brésiliennes se détournent de Bolsonaro, qu’elles avaient pourtant massivement soutenu lors du dernier scrutin présidentiel, pour faire de Lula le représentant d’une large coalition allant du centre-droit au Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui défend des positions ouvertement éco-socialistes et anticapitalistes.

Si des divergences importantes traversent indéniablement les différents membres de cette coalition, tous se retrouvent autour d’une priorité commune, à savoir la nécessité de tout faire pour empêcher la réélection de Bolsonaro en vue de pacifier la société brésilienne, aujourd’hui fracturée à l’extrême. En effet, la polarisation résultant de l’accession de Bolsonaro à la présidence du Brésil en 2018 n’a pas simplement conduit à l’affaiblissement des structures partisanes traditionnelles, mais également à une hausse considérable de la violence au sein de la société, comme en témoignent les conflits parfois mortels découlant de désaccords politiques.

Pour ne citer qu’un seul exemple, un homme est notamment abattu par un partisan de Bolsonaro le 24 septembre dans un bar situé dans l’État de Ceara pour avoir publiquement fait part de son soutien à Lula(2). Cet exemple parmi tant d’autres actes de violence témoigne de l’importance que revêt ce scrutin pour tous les partisans d’un climat politique sain reposant sur des règles démocratiques favorisant le débat d’idées plutôt que le règlement des différends par les armes et la justice arbitraire. Plus prosaïquement, si Lula parvient à agréger une grande part des élites économiques autour de sa candidature, c’est parce que celles-ci souhaitent que la société brésilienne se stabilise afin de regagner en crédibilité à l’échelle internationale, mais également à inciter les investisseurs privés à se tourner de nouveau vers l’économie brésilienne.

C’est ainsi que, si 11 candidats concourent au total à cette élection, le débat se polarise principalement autour des figures de Lula et de Bolsonaro qui, d’après un panel d’enquêtes recueillies par le Centre Stratégique Latinoaméricain de Géopolitique (CELAG) entre le 1er août et le 22 septembre(3), devraient obtenir des scores bien supérieurs à leurs autres concurrents, le président sortant obtenant environ 32 à 33% des suffrages, tandis que le candidat du PT terminerait largement en tête du premier tour avec 45 à 47% des suffrages. Selon plusieurs enquêtes d’opinion parues au cours des derniers jours, Lula serait même en mesure de remporter le scrutin dès le premier tour. Il apparaît alors pertinent de se pencher d’ores et déjà sur les principaux changements qui seraient susceptibles de découler de ce scénario.

Le scénario de la victoire de Lula

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que, si le rapprochement opéré par le PT avec les milieux d’affaires ne laisse pas présager une réorientation significative de la politique économique brésilienne dans le cas où Lula remporterait ce scrutin, celui-ci s’engage tout de même à adopter un certain nombre de mesures sociales, telles que l’augmentation du salaire mensuel minimum au-dessus de l’inflation, en vue de réduire les inégalités économiques et sociales qui se sont creusées de manière significative au cours de la présidence de Bolsonaro.

Ainsi, il est frappant de constater le fait que, si le Brésil n’apparaît plus sur la carte des pays caractérisés par une part importante d’insécurité alimentaire en 2014, le bilan de Bolsonaro est entaché d’un retour massif de la faim qui touche à l’heure actuelle 33 millions de brésiliens, soit 15% de la population(4). En d’autres termes, le nombre de personnes souffrant d’insuffisance alimentaire au Brésil a été multiplié par deux entre 2020 et 2022. Cet accroissement significatif des inégalités s’explique notamment par le fait que, tout au long de la crise de la Covid-19, le président brésilien, viscéralement attaché aux dogmes néolibéraux, s’est évertué à réduire de manière drastique les dépenses publiques et, par conséquent, à détricoter un certain nombre de mesures sociales héritées des gouvernements Lula et Rousseff, ce qui a contribué à renforcer les conséquences économiques et sociales de cette crise sur une part significative de la population déjà précarisée par les pertes d’emplois et la réduction des salaires dans ce contexte.

Un scrutin aux conséquences internationales

Si le résultat de ce scrutin sera ainsi déterminant pour la population brésilienne, il revêt plus globalement une importance capitale pour l’ensemble de la planète en raison de ses possibles conséquences sur la préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre qui capte 118 milliards de tonnes de CO2 par an et dont 60% de la surface se trouve sur le territoire brésilien. Or, il se trouve que cet espace est actuellement menacé par un accroissement significatif de la déforestation, qui s’est accrue d’environ 22% entre les mois d’août 2020 et juillet 2021(5), ainsi qu’une multiplication des incendies. De ce point de vue, l’Institut national de recherche spatiale (INPE) observe notamment qu’en seulement 9 mois, l’Amazonie brésilienne a déjà été frappée par un nombre plus important d’incendies que durant toute l’année 2021. Cela peut s’expliquer par le fait que, parallèlement à un désengagement croissant du gouvernement de l’ensemble des politiques de préservation de l’environnement dans la perspective de l’application d’une logique globale de réduction des dépenses publiques, l’exploitation des ressources naturelles se renforce au sein de ces espaces, que ce soit sous l’impulsion du développement de l’agro-business encouragé et soutenu par Bolsonaro, ou en raison de l’accroissement de l’orpaillage illégal.

De ce point de vue, Davi et Dario Kopenawa, tous deux représentants de la communauté Yanomami résidant au sein de l’Amazonie brésilienne, dénonçaient, dans le cadre d’une conférence organisée le 3 novembre 2021 à La Sorbonne par l’organisation Survival International, le fait qu’en 2020, 304 indigènes ont été assassinés au Brésil en raison du développement de ces activités illégales. Dans ce contexte, la volonté affichée par Lula de lutter de manière intransigeante contre la déforestation et l’orpaillage illégal en s’appuyant sur des organismes publics tels que l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (Ibama), dont le budget avait été réduit de 24% en 2019, soulève d’importants espoirs en termes de préservation de l’environnement, ainsi que de protection des populations résidant au sein des espaces exploités. Cependant, l’impact de la probable victoire de Lula sur la réorientation des politiques environnementales brésiliennes reste à nuancer en raison du rapprochement opéré entre le PT et une partie des élites économiques du pays qui n’ont aucun intérêt à soutenir une rupture avec le modèle économique actuellement en vigueur et en particulier avec le développement de l’extraction légale des ressources naturelles stratégiques qui se trouvent sur le territoire brésilien.

Toujours est-il que Lula se montre malgré tout favorable, notamment par la voix de Celso Amorim, son ancien Ministre des Affaires étrangères et membre de son équipe de campagne, à l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale orientée vers la nécessité de répondre à l’urgence écologique et sociale.

L’intégration régionale en question

C’est précisément du point de vue de l’intégration régionale que le résultat de cette élection pourrait avoir le plus d’impact. En effet, l’élection de Lula viendrait ainsi renforcer la dynamique régionale caractérisée par l’accession au pouvoir de mouvements de transformation sociale dans la majorité des États latino-américains, à l’image des élections d’Alberto Fernandez en Argentine en 2019, de Luis Arce en Bolivie en 2020, de Pedro Castillo au Pérou en 2021, de Xiomara Castro au Honduras au mois de janvier ou encore, plus récemment, de l’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro en Colombie. Dans cette perspective, le fait que le Brésil bascule à gauche viendrait ainsi consolider la dynamique engagée par Andrés Manuel Lopez Obrador lors du VIe sommet de la Communauté d’États latino-américains et Caraïbes (CELAC) et activement appuyée par la plupart de ces dirigeants progressistes récemment élus, en vue de construire une nouvelle forme de coopération régionale susceptible de constituer un contrepoids aux intérêts défendus par les Etats-Unis ainsi que d’autres grandes puissances au sein du continent latino-américain. Et ce, d’autant plus que Lula se déclare favorable à la mise en place du SUR, une monnaie régionale qui viendrait se substituer à l’hégémonie du dollar dans le cadre des échanges économiques au sein du continent.

Cette idée est notamment portée par l’économiste Gabriel Galipolo, ancien président de la banque Fator et actuellement membre de l’équipe de campagne de Lula. Celui-ci est co-auteur d’un article récemment paru dans le journal Folha de Sao Paulo, dans le cadre duquel il prône la mise en place d’une telle monnaie qui serait émise par une banque centrale sud-américaine dont la capitalisation reposerait sur des apports de chacun des pays du continent proportionnellement à son poids dans les échanges économiques régionaux, ainsi que sur d’éventuelles taxes sur les exportations vers d’autres États extérieurs au continent(6). Il est particulièrement intéressant de constater que cette monnaie ne se substituera pas nécessairement aux monnaies nationales, mais viendra plutôt les compléter. De ce point de vue, il ne s’agit pas, contrairement à l’euro, d’une monnaie unique, mais d’une monnaie commune qui contribuera non seulement à préserver la souveraineté monétaire des États, mais même à la renforcer, étant donné qu’elle permettra de réduire les effets de dépréciation des monnaies nationales provoquées par la dépendance au dollar dans le cadre des échanges régionaux. En effet, la prédominance du dollar dans les échanges économiques régionaux contribuait jusqu’alors à renforcer la dépendance de ces États aux ressources naturelles dont ils sont pourvus au détriment de la diversification de leur structure productive.

En effet, si l’exportation de ressources telles que le pétrole ou les différents minerais provoque nécessairement un afflux important de devises en dollars au sein de ces États, celles-ci doivent être converties dans la monnaie nationale. Or, la contrepartie de la spécialisation dans une ressource est que les importations deviennent rapidement plus importantes que les exportations. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Dès lors que les importations surpassent les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient par conséquent plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensé par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que l’utilisation, dans le cadre des échanges commerciaux régionaux, d’une monnaie commune dont les taux seraient flottants avec ceux des monnaies nationales pourrait partiellement réduire ces risques d’hémorragie de devises et par là même, représenter une alternative à la dépendance financière exacerbée dans laquelle se trouvent la plupart des États latino-américains vis-à-vis d’organismes financiers internationaux ou d’autres États tels que la Chine, auprès desquels ils contractent des prêts destinés à appuyer la diversification de leur structure productive, en contrepartie d’un remboursement en ressources naturelles, ce qui renforce nécessairement leur dépendance à l’extraction de ces ressources. A l’inverse, l’instauration d’une monnaie commune pourrait ainsi permettre d’offrir à ces États de nouvelles marges de manœuvre en termes de diversification de leur structure productive.

Par conséquent, Lula pourrait être en mesure de faire d’une pierre, trois coups puisqu’après avoir favorisé l’unité de la population brésilienne autour d’un système démocratique sain, il pourrait faire du Brésil un État moteur de l’impulsion d’une forme d’intégration régionale susceptible de renforcer, par la même occasion, la souveraineté de chaque État du continent en termes de gestion de leurs secteurs économiques stratégiques.  

Références

(1)Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires afin d’écarter du pouvoir certains responsables politiques.

(2)UOL Eleiçoes, “Homem pergunta quem vota em Lula e mata eleitor em bar no Ceará”, 26/09/2022 ; https://noticias.uol.com.br/eleicoes/2022/09/26/homem-morto-ceara-eleitor-lula.htm

(3)CELAG, « Encuestas de intencion de voto », Agosto – Septiembre 2022.

(4)MEYERFELD Bruno, « Au Brésil, « la faim est partout, et l’Etat nulle part », Le Monde, 29/09/2022.

(5)France Info, « Brésil : la déforestation en Amazonie a augmenté de 22% en un an », 19/11/2021.

(6)Pagina 12, « « Sur » : como es el proyecto de Lula para crear una moneda unica en América latina », 2 de mayo de 2022 ; https://www.pagina12.com.ar/418745-sur-como-es-el-proyecto-de-lula-para-crear-una-moneda-unica-

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Le cas de l'Inde

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L’accès à l’énergie dans les pays en développement : un équilibre fragile

La crise climatique que nous connaissons aujourd’hui est principalement liée à la dégradation de la couche d’ozone, nous exposant à une hausse significative des températures. Les émissions de CO² sont parmi les principales responsables du réchauffement climatique et trouvent leur origine dans les activités industrielles et de transports. La combustion du pétrole, du charbon ou encore l’extraction du gaz, utilisées dans ces industries ainsi que dans les moyens de transport, restent encore aujourd’hui extrêmement polluantes.

Cependant, tous les pays n’utilisent pas ces ressources avec la même intensité, tout dépend de la nature de leur mix énergétique. Celui-ci correspond à l’ensemble des ressources utilisées pour les besoins énergétiques d’un pays. Il varie énormément d’un pays à l’autre, et peut aller du simple au double concernant la part des énergies dites vertes, à savoir les énergies renouvelables ainsi que des énergies non polluantes comme le nucléaire(1). Comment ce mix énergétique est-il déterminé ? A la fois par les ressources disponibles sur le territoire (naturellement ou grâce à des infrastructures) ainsi que par le coût d’import des ressources extérieures.

Le choix de l’exploitation des ressources énergétiques polluantes comme le pétrole, s’explique à la fois par la présence d’infrastructures adaptées mais aussi par la possibilité d’importer ces ressources. A l’inverse, les énergies renouvelables ne peuvent être importées (sur de longues distances), dans la mesure où nous ne savons pas encore stocker l’électricité produite par une ferme à panneaux solaires par exemple. Pour les utiliser il faut installer des infrastructures, ce qui a un coût, parfois très élevé (à l’instar du nucléaire), que tous les Etats ne sont pas prêts à payer(2). Néanmoins, une fois installées, la plupart des énergies renouvelables ont un coût de fonctionnement assez peu élevé, et ne demandent pas d’apport de ressources (le soleil ou le vent sont gratuits). Des investissements en énergies vertes existent dans les pays en développement, qui sont par ailleurs parfois pionniers dans le domaine, comme l’Ethiopie dont le mix énergétique comporte 95% d’énergies renouvelables(3). Néanmoins, il reste assez rare que les énergies vertes, et encore moins renouvelables, occupent une place prépondérante dans le mix énergétique d’un pays. En effet, ces dernières conservent un taux de rentabilité plus faible qu’une centrale à charbon ou même nucléaire, et ne sont pour le moment par en mesure de répondre aux besoins en énergie d’un pays avec une densité de population similaire à l’Inde. C’est par ailleurs un problème rencontré par l’Ethiopie qui a besoin de multiplier ses investissements en la matière pour répondre aux besoins de sa population.

Il va de soi que les ressources comme le pétrole, le charbon ou encore le gaz (à l’exception du biogaz), ne sont pas durables et encore moins renouvelables. Ce sont cependant les ressources les plus utilisées dans le mix énergétique mondial, à hauteur de 80%(4). Pourtant, ces énergies sont polluantes et leur usage participe au réchauffement climatique. Ce phénomène touche en premier lieu les pays en développement, que ce soit par la hausse des températures, l’assèchement des terres ou encore la montée des eaux. Cependant, les risques liés à l’usage de ces ressources sont également économiques notamment parce que leur prix est volatile et peut donc peser lourd dans la balance commerciale d’un pays importateur et inversement mettre en difficulté un pays exportateur. Un pays dépendant des importations de charbon pour sa production d’électricité, bénéficie d’une marge de négociation faible quant à son prix, mais s’expose aussi au risque de pénurie de cette ressource. De même pour le pétrole et le gaz, l’histoire nous a enseigné à travers les crises des années 70, les risques liés à un choc pétrolier ou d’un chantage énergétique tel que celui exercé par la Russie, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine, sur les pays importateurs de gaz russe. Cependant cela n’est pas toujours plus avantageux de produire soi-même une partie ou la totalité de ses ressources, rappelons les crises qu’ont pu connaître les pays producteurs de pétrole, au hasard le Venezuela ou l’Irak. La production domestique n’est donc pas toujours un rempart à une crise énergétique.

A l’intérieur d’un pays, l’accès à l’énergie peut également être disparate. Qu’il s’agisse du type d’énergie ou juste d’accès à celle-ci, il existe dans toute société une fracture dans l’accès et l’utilisation de ces ressources. En Occident, l’usage des énergies renouvelables, bien que de plus en plus accessible, reste cantonné à une frange aisée de la population. Les voitures électriques ou encore l’installation de panneaux solaires privés sont encore très coûteux. Dans les pays en développement les mêmes questions se posent, pas toujours dans les mêmes termes. En effet, la façon dont les réseaux, notamment d’électricité sont conçus, ne permet pas un accès égalitaire à cette énergie. Tout d’abord, tous les foyers ne sont pas connectés au réseau électrique, car cela a un coût(5). De plus, dans des cas où des coupures sont nécessaires, tous les quartiers, villes ou régions ne seront pas nécessairement traités de la même manière.

Un cas concret : l’Inde dans l’accès aux ressources et les impacts du réchauffement climatique

Depuis le mois de mai l’Inde connaît des hausses de températures inédites, frisant la limite du supportable pour l’être humain. Ces hausses, accompagnées d’un taux d’humidité important, rendent les conditions de vie quasi-insupportables. De telles températures ne sont pas sans conséquences et provoquent sécheresses, incendies et pénuries d’eau. Pour faire face à ces fortes chaleurs, l’accès à l’électricité est indispensable, en particulier pour faire fonctionner l’air conditionné. Néanmoins, celui-ci consomme énormément d’énergie. L’Etat n’est pas en mesure de répondre à cette hausse soudaine de la demande en électricité, produite majoritairement à base de charbon(6). L’Inde est le 2e producteur mondial de charbon derrière la Chine, mais a tout de même besoin d’en importer pour faire face à la hausse de la demande(7). Pour autant, importer une ressource en pleine pénurie engendre une augmentation des prix, et va forcer l’Inde à débourser des sommes plus importantes. Entre temps, le pays se retrouve avec trop peu de charbon pour produire la quantité d’électricité nécessaire à son bon fonctionnement. Pour être en mesure de continuer à alimenter le réseau électrique, le gouvernement a mis en place des coupures de courant, ce qui concerne également les hôpitaux ainsi que les transports en commun.

L’Inde n’est pas un cas isolé : quelles solutions ?

L’Inde n’est pas isolée face à ces problématiques. En effet d’autres pays du Sud sont concernés par une augmentation excessive des températures, couplée à des pénuries d’électricité et d’autres ressources comme l’eau. L’Irak en est un bon exemple avec des températures estivales atteignant souvent une cinquantaine de degrés, en particulier dans le sud du pays. Bien qu’étant un pays producteur de pétrole et de gaz, sa production électrique(8) ne suffit pas à combler les besoins du pays en été, la demande étant tirée par l’utilisation de l’air conditionné. A l’image de l’Inde, le gouvernement organise des coupures d’électricité, permettant de monitorer le réseau. Ayant compris l’urgence de la fourniture d’électricité, a fortiori lors d’un pic de chaleur, des ONG ont installé des panneaux solaires à disposition des populations les plus précaires(9). De son côté, TotalEnergies a signé un contrat d’investissement pour l’installation d’un champ à panneaux solaires dans le sud du pays, avec pour argument phare de diminuer la dépendance du pays aux énergies fossiles(10).

L’urgence de la transition écologique ne peut se passer d’une réflexion sur les inégalités entre les pays

La transition écologique est aujourd’hui, et depuis déjà une bonne dizaine d’années, au centre des préoccupations de bon nombre d’individus, d’entreprises ainsi que d’Etats (notamment développés). La transition ne peut pas se faire sans une réflexion de fond sur les impacts et sans une prise en compte des situations disparates de l’ensemble du globe. En effet, opérer une transition énergétique ambitieuse demande des investissements, parfois très importants, que tous les Etats ne peuvent se permettre, notamment au regard de la situation politique et de l’état des infrastructures existantes. Une transition écologique nécessite la mise en place de politiques publiques sur le long terme. Un pays comme l’Inde, qui a déjà un avant-goût des ravages que peut porter le changement climatique, n’est pas étranger aux questions de la transition écologique, et a déjà mis en place bon nombre de projets et d’infrastructures telles que des centrales nucléaires(11) ou encore de centrales hydroélectriques. Néanmoins, cette production ne permet pas encore de répondre aux besoins en électricité d’un pays avec une telle densité de population. Résultat, le mix énergétique indien reste dominé par le charbon (50%)(12) et dans une moindre mesure par le pétrole (30%). Le nucléaire et les énergies renouvelables restent encore largement minoritaires avec moins de 8%. Le mix énergétique indien est donc composé à plus de 90% d’énergies fossiles(13)

La question de la crise écologique est également source d’injustices. Sans revenir sur les raisons du changement climatique, il ne nous aura pas échappé que la pollution en est la principale responsable. Si, parmi les principaux pollueurs se trouve les pays développés, des pays en développement se sont élevés au classement, avec en tête, la Chine ainsi que l’Inde, mais également des pays producteurs de pétrole et de gaz dans les pays du Golfe. Pour autant, la plupart des pays d’Afrique ainsi que d’Amérique latine sont parmi ceux qui polluent le moins au monde. Néanmoins, les effets du changement climatique, à savoir, les hausses de température, les sécheresses, les inondations ou encore les fortes tempêtes, touchent en premier lieu ces pays. Bien entendu, les effets du changement climatique se font sentir partout, en témoigne les canicules que l’on connaît en France ces dernières années, mais la différence se situe dans la mesure de ces effets. Les pays souffrant des conséquences les plus graves du changement climatique, ne sont pas ceux y ayant le plus participé, mais sont pourtant ceux qui doivent en payer le prix le plus fort.

Le manque de ressources ou encore de stabilité politique (ou simplement de volonté politique) ne permet pas de créer un environnement favorable à une transition écologique complète. Ainsi, bien que bon nombre de pays du Sud aient développé des énergies renouvelables, c’est encore rarement suffisant pour les rendre indépendants des énergies fossiles. Attention, la difficulté se situe au niveau de la transition et non de l’implémentation des technologies vertes. C’est ce qui explique pourquoi il est plus facile pour un pays n’ayant pas ou peu d’infrastructures énergétiques, de développer des sources d’énergie vertes, que pour un pays avec un arsenal pétrolier déjà complet.  

Références

(1)Bien que la question de la pollution via les déchets nucléaires ainsi que de potentiels accidents remettent en question la classification du nucléaire dans le vert

(2) P. Copinschi, Le pétrole, quel avenir : Analyse géopolitique et économique, 2010.

(3)Site internet de la Direction Générale du Trésor, « Le secteur de l’électricité en Ethiopie », 2020

(4)Agence Internationale de l’Energie, « Key World Energy Statistics”, 2020

(5)Selon la Banque Mondiale, en 2020, 90,5% des foyers dans le monde disposaient d’un accès direct à l’électricité, le pays ayant le taux le plus faible étant le Soudan du Sud avec 7.2%, et bon nombre de pays du continent africain en dessous de 50%

(6)BP Statistical Review of World Energy 2021

(7)La Tribune, « La Chine va produire plus de charbon pour soutenir son outil productif », 2021

(8)L’Irak produit son électricité à base de gaz, mais doit se fournir dans cette ressource auprès de l’Iran car le pays n’en produit pas assez (selon le “ BP statistical review of World Energy”, juin 2018)

(9)Site internet SOS Chrétiens d’Orient, «2018, « L’Irak se met au vert ».

(10)BFM Business, 2021 : « Irak: Totalenergies signe un contrat d’investissements de 27 mds de dollars dans le pétrole, le gaz et le solaire »

(11)Le pays en compte 6

(12)Plus de 70% pour ce qui est de la production d’électricité selon le BP Statistical Review of World Energy 2021

(13)Site internet Connaissance des énergies, « L’Inde un géant dépendant fortement du charbon », 2021

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entretien avec L., étudiante à Agro Paris Tech

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LTR : peux-tu nous rappeler ce qui s’est passé sur le campus d’agroParisTech à Grignon l’an dernier, et ce à quoi tu as participé personnellement ?

L : L’an dernier, les étudiants et étudiantes ont organisé le blocus du site, pour protester contre la décision de le vendre à des promoteurs immobiliers privés. Cette vente était susceptible de détruire l’image du site et son potentiel agronomique.  Alors, puisque les précédentes actions et manifestations (qui s’étaient déroulées avant mon arrivée) n’avaient rien donné, un groupe de personnes a décidé de faire un blocus, et les étudiants et étudiantes ont suivi. 

LTR: Qu’est-ce qui a décidé ce groupe de personnes à se lancer à ce moment-là ? Une échéance particulière ? Quel a été l’élément déclencheur ?

L : C’était un dernier recours. Les manifestations n’avaient pas marché, et on voulait trouver un moyen de renverser le rapport de force avec une action forte, et potentiellement plus médiatisée. 

LTR: Du point de vue de l’organisation concrète, comment s’est passé ce blocus ?

L : Le blocus du campus a duré trois semaines. Le principe était de ne laisser entrer que les chercheurs et chercheuses, les thésards et thésardes, les étudiants et étudiantes évidemment, mais d’empêcher l’administration et le corps enseignant d’accéder aux locaux. Nous n’avions donc quasiment plus cours, sauf quelques séances en distanciel que peu de personnes suivaient. C’était assez facile de fermer et d’occuper ce grand site de 300 hectares, car nous étions presque tous et toutes internes, logés sur place. Notre lieu d’études était notre lieu de vie, c’est devenu notre lieu de lutte. 

Pour l’organisation, on utilisait l’application Signal pour se coordonner. On était divisés en pôles (logistique, médias & communication, approvisionnement, etc.) selon la répartition définie au début du blocus. C’était assez libre. Certaines personnes ont changé de pôle, fait des pauses, se sont retirées, etc. Ensuite, environ trois fois par semaine, nous avions des Assemblées Générales où tout le monde pouvait venir débattre et voter sur les actions à entreprendre. 

LTR: Sur cette question de la décision collective, est-ce que ce groupe de personnes qui a déclenché le mouvement au départ a gardé du pouvoir sur la conduite du blocus, on s’est-il effacé pour établir une forme de démocratie plus horizontale avec tous les étudiants et étudiantes ?

L : Techniquement, c’était une démocratie directe et horizontale. Toutes les décisions étaient prises en commun, tout le monde pouvait voter, débattre, et les personnes les plus impliquées nous encourageaient à nous exprimer tout en essayant de ne pas prendre trop de place elles-mêmes. Ce n’était pas leur but de monopoliser le pouvoir et l’attention. Après, dans les faits, sur un campus de 300 personnes, quand les niveaux d’implication sont différents, il y a forcément des voix qui ont plus de poids que d’autres. Surtout vers la fin, on se rendait compte en effet que c’étaient souvent les mêmes personnes qui s’impliquaient le plus, et qui finissaient par prendre les décisions. La grande majorité finissait par suivre. Personnellement, ça ne me posait pas vraiment de problème, je faisais partie des personnes assez impliquées, mais c’est vrai que les personnes opposées au blocus le subissaient, même si elles étaient en minorité.

LTR: Et au bout de ces trois semaines, qu’est-ce qui vous a décidé à lever le blocus ?

L : On a dû partir en stage… C’était indépendant de notre volonté, et je pense qu’on aurait pu tenir encore un peu sinon, même si le mouvement battait de l’aile. Même si on n’avait aucun problème d’approvisionnement et de couchage (on pouvait sortir à notre guise, et on organisait des collectes pour pallier l’absence du CROUS), le soutien pour le mouvement s’estompait, certaines personnes voulaient retourner en cours. De moins en moins de monde venait en AG par exemple.

LTR: Et avec le recul, quel bilan général tu retires de ce blocus ? A-t-il permis de faire avancer les revendications, avez-vous obtenu l’annulation du rachat du site ? Est-ce que tu as trouvé ce moyen d’action politique efficace ?

L : Certainement, ça a été plus efficace. On a obtenu un entretien avec le ministre de l’agriculture de l’époque, Julien Denormandie, et on a gagné en médiatisation, avec de nombreux élus qui sont venus sur le lieu du blocus, comme Cédric Villani, Fabien Gay, ou encore Jean-Luc Mélenchon qui a participé à une de nos manifestations. Surtout, on a obtenu le report de la vente, et son conditionnement à des critères environnementaux, avec une modification de la charte. 

LTR: Et quel traitement a été réservé au blocus par l’extérieur en général (les médias, l’administration, les forces de l’ordre, etc) ?

L : L’administration était clairement contre, mais elle n’a pas été spécialement virulente. Elle a tout de même essayé de nous faire craquer par différents moyens qu’on n’a pas trouvés très honnêtes. Concernant les étudiants et étudiantes opposés au blocus, il n’y a pas vraiment eu de conflit, ils étaient minoritaires. Ils sont parfois venus débattre. 

Et concernant le monde extérieur, j’ai mentionné les parlementaires qui sont venus. Il y a aussi eu beaucoup de journalistes qui nous parlaient quasiment tous les jours. Après, je trouve que le retentissement médiatique a été assez décevant, on aurait pu être beaucoup plus mis en avant. Surtout quand on compare le buzz qu’a généré la vidéo du discours d’autres étudiants et étudiantes d’APT lors de leur remise des diplômes(1), on se dit qu’on a raté quelque chose ! Et avec les forces de l’ordre, il n’y a eu aucun souci. Disons qu’on est une grande école avec sa réputation, et son public venant de milieux plutôt privilégiés. On a discuté avec eux à travers la grille, mais ils ne l’ont jamais franchie. Au cas où, on a quand même eu une formation à la désobéissance civile pendant le blocus, par un intervenant extérieur, pour savoir comment nous comporter si les forces de l’ordre rentraient. Mais sans un aval de l’administration, elles ne pouvaient pas intervenir. On savait qu’il n’y aurait pas d’intervention, car ça aurait donné une très mauvaise image de la police et de l’administration de l’école. Et puis, on ne pouvait pas être délogés : nous vivions sur place même en temps normal, donc nous serions revenus. Pour autant, c’est certain que nous étions rassurés de savoir que nous aurions peu de chance qu’une intervention se produise. On savait qu’on ne prenait pas vraiment de risque. Pour un lycée de banlieue, ça n’aurait probablement pas été la même chose. 

LTR : Qu’est-ce qu’on apprend lors d’une formation à la désobéissance civile  ?

L : J’ai assisté à deux interventions, et on nous apprenait nos droits, les manières d’interagir avec les policiers, les comportements à adopter éventuellement en garde à vue, les positions collectives pour ne pas se faire déloger, etc. Il fallait être en mesure d’être irréprochable, mais aussi de se défendre. Je pense qu’une telle formation est nécessaire pour tous les militants et toutes les militantes ! Maintenant je sais ce que je risque, et comment me comporter en garde à vue par exemple.

LTR : Maintenant, est-ce que tu peux nous parler de ton parcours militant et politique ? 

L : Avant Grignon, j’étais simplement une élève de prépa, donc je travaillais. J’avais déjà les mêmes opinions, les mêmes convictions, mais je n’avais simplement pas le temps de me battre pour elles. Même si travailler et apprendre est une forme de lutte en soi !

LTR : Penses-tu que le fait d’avoir fait des études en sciences dures (physique, biologie, maths) plutôt que des sciences humaines et sociales t’as pénalisé dans ta capacité à te mobiliser avant le blocus ? Historiquement, on a l’habitude d’avoir en tête des profils d’étudiants et étudiantes en lettres ou en sociologie quand on pense aux mouvements sociaux étudiants, pas vraiment des agronomes ! 

L : Je pense au contraire que mon domaine d’étude a favorisé mon engagement politique ! On est en première ligne pour être sensibilisés au changement climatique, on en parle tous les jours dans nos études, et on constate à quel point la situation est préoccupante. Donc on est énormément sensibilisés à la question écologique. Je n’ai toujours pas lu Marx (rires), et je n’ai pas vraiment étudié les sciences sociales, mais ça ne m’empêche pas d’avoir une très forte conscience politique. 

LTR: Comment l’événement du blocus a fait basculer ton engagement politique et militant ?

L : Tout d’abord, au-delà de sa portée politique, ce blocus était un très bon moment ! On s’est beaucoup amusés et c’est je pense, quelque chose de très important lorsqu’on milite ou se mobilise politique : y prendre du plaisir. Rien à voir avec le militantisme, mais c’est vrai que c’était incroyable d’avoir le site pour nous sans l’administration. Mais ce n’était clairement pas un amusement débridé. Justement parce qu’on était seuls, on prenait très sérieusement nos responsabilités. Tout le monde était très respectueux, il n’y avait jamais de bruit dans les chambres le soir par exemple, et plus vraiment de soirées. C’était un beau moment de solidarité.

D’un point de vue politique, le blocus m’a surtout permis de passer un cap. J’ai maintenant moins peur de me mobiliser, de participer à des actions de désobéissance civile. Parce que c’est forcément la première expérience qui est la plus difficile, qui semble insurmontable. Maintenant je me sens prête pour d’autres engagements. Mais du point de vue de mes convictions, je suis restée la même avant et après le blocus.

LTR: Est-ce que tu penses qu’une politique de rupture, notamment sur le climat ou les inégalités sociales, passe par des actions comme celles-ci, qui fondent la participation politique sur des actes beaucoup plus forts que des simples élections à intervalles réguliers ?

L : Je crois que je ne me suis jamais vraiment posé la question. Disons que j’étais très pessimiste, que je le suis toujours, mais je me dis que si tout le monde se mettait à faire de la désobéissance civile, peut-être qu’on arriverait à faire pencher la balance de notre côté. Mais c’est utopique d’espérer ça, même si je pense que c’est la seule solution. 

Mais regarde Julien Denormandie, il vient d’APT aussi, il est au courant de l’urgence climatique ! Et pourtant, comme ministre de l’agriculture, il n’a rien fait. Le pouvoir de l’argent est beaucoup trop fort face à nos convictions. L’écologie, ça ne rapporte pas. Alors elle ne gagne pas le rapport de force. Donc je pense que oui, seule la désobéissance civile pourrait fonctionner pour faire changer les choses.

LTR: A l’intérieur d’APT, comment se manifeste cette activité militante, quelle est la vie politique ?

L : Forcément, il y a un peu de tout, ça dépend des personnes. Mais je pense que la majorité des gens ne sont pas militants. C’est étonnant d’ailleurs qu’on ait cette image de lieu aussi contestataire : en deux ans on a quand même bloqué notre école et fait le buzz avec un discours sur la désertion des élites. Mais c’est simplement que les personnes non-militantes sont muettes, alors que les personnes engagées font forcément beaucoup plus de bruit. Après, il y a aussi beaucoup d’étudiants et d’étudiantes qui partagent nos convictions mais qui ne militent pas forcément. 

Et je pense que les nouvelles générations vont être de plus en plus engagées. Il y a un fort phénomène d’imitation d’une promotion sur l’autre : les nouveaux arrivants et nouvelles arrivantes sont influencés par ce que leurs aînés ont accompli. Intégrer APT aujourd’hui, c’est entrer dans cette tradition du blocus, d’un militantisme un peu bruyant. Donc cela devient la norme pour les nouveaux et nouvelles. 

LTR: Donc il y aurait une “norme militante” qui se développerait à APT, dont le blocus et le discours de la désertion seraient des expressions, et qui serait elle-même une forme d’avant-garde éclairée (sur les questions climatiques du moins) pour le reste du monde étudiant ? 

L : Oui, parce que typiquement, les gens qui ont fait le discours de la désertion n’ont pas participé au blocus, leur promotion était en stage à ce moment-là. Donc il y a bien une tendance générale. Et ça se voit aussi par la popularité des étudiants et étudiantes qui sont politisés. Les “cool kids” d’APT, ce ne sont pas les élèves de droite, qui participent à l’association de voile ou d’oenologie comme dans les écoles de commerce : ce sont en partie les militants et militantes. Enfin je dis “cool kids”, disons que ce sont simplement ceux et celles qui sont les plus en vue. 

C’est vrai que ce rapport de force intra-école est assez unique en France. Mais je sais que beaucoup de mes camarades sont un peu mal à l’aise par rapport à cette norme militante. Par exemple après le discours, je connais beaucoup d’étudiants “modérés”, centristes ou de droite avec qui je suis amie, qui se sentaient mal de ne pas se reconnaître dans cette vision du monde, qui culpabilisaient presque de vouloir continuer à être des étudiants non contestataires dans un environnement qui valorise au contraire le militantisme. Mais on n’a aucune intention de les pointer du doigt ! 

APT est vraiment un cas à part, parce que l’écologie est le cœur de notre enseignement encore une fois. Donc les idées de gauche, d’écologie un peu radicale, sont plus représentées qu’ailleurs, ou en tout cas de manière plus “bruyante”. 

LTR : Et alors d’un point de vue personnel, qu’est-ce que tu envisages pour la suite de ta vie politique et militante ?

L : Honnêtement, aucune idée, je change tout le temps d’avis sur ce qui va m’arriver. Et je n’aime pas trop prévoir. Mais une chose dont je suis quasiment certaine, c’est que je vais finir par m’installer. 

LTR: T’installer ? C’est à dire ?

L : C’est l’expression qu’on utilise quand on rejoint une exploitation agricole. Les gens du discours par exemple, c’est ce qu’ils ont fait pour la plupart. Ce retour à la terre, à une agriculture écologique, c’est souvent le débouché de nos convictions. 

LTR: Mais alors s’installer, quand on a milité pour des messages politiques forts et globaux, c’est abandonner la lutte collective ?

L : S’installer, ce n’est pas forcément une ambition militante ! C’est un acte militant en soi, mais on le fait pour nous, pour retrouver du sens. Pas pour changer le monde. C’est une question de choix, de savoir ce qu’on veut faire avant la fin du monde. 

En ce qui me concerne, je sais (enfin je pense) qu’on n’y arrivera pas, qu’on ne sera pas sauvés de la catastrophe écologique. Donc à partir de là, j’ai envie de conduire une existence libérée d’un système économique condamné à s’effondrer, c’est tout. 

C’est sûr que c’est dommage, parce qu’on pourrait peut-être s’en sortir si tout le monde revenait comme ça à la terre, du jour au lendemain. Mais ça n’arrivera pas, donc on n’est pas du tout dans une démarche d’espérer un grand élan colibriste. 

LTR: Donc même après avoir trouvé des moyens très forts de vous mobiliser collectivement, votre conclusion c’est que le salut est individuel ? 

L : Oui, je pense que c’est ça. Ce qui me rend même triste, au fond, c’est de savoir que si la catastrophe se réalise vraiment, nous les européens et européennes, les personnes avec des moyens et les plus aisés, seront épargnées. Je sais que je ne souffrirai pas trop dans ma vie, même si je ne m’installe pas, même si je reste à Paris. J’aurai simplement chaud l’été : pour autant, cette situation est une exception. L’ensemble de la planète, surtout les pays n’ayant pas les moyens de se protéger des catastrophes liées au réchauffement climatique, souffriront beaucoup plus fortement.

 

Références

(1)Le 11 Mars 2022, lors de leur remise de diplôme, des élèves d’APT ont appelé à “déserter” les métiers destructeurs de l’environnement auxquels leurs études forment. Le discours a généré un fort écho médiatique, bientôt imité par des étudiants d’HEC ou de Sciences Po lors de leurs cérémonies respectives.

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L’instrumentalisation de l’histoire de France et la mémoire par le politique

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Entretien avec Nicolas Offenstadt

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LTR : Quelle est la différence entre mémoire et histoire ? Car ces deux concepts sont beaucoup utilisés aujourd’hui, et notamment dans cette campagne présidentielle par des personnalités politiques faisant souvent l’amalgame entre les deux…
N. Offenstadt :

Il y a, disons, une distinction « idéal-typique », générale, puis il y a les nuances. La distinction générale définit l’Histoire comme l’écriture du passé à dimension universaliste et générale, plutôt faite par des professionnels dans un but de connaissance – une dimension universelle, généraliste, distanciée, et qui est a priori fondée sur un travail critique. La mémoire, c’est autre chose : on pourrait même plutôt dire les mémoires. C’est la manière dont une société – c’est-à-dire les individus, les groupes, les groupes mémoriaux, les communautés, … – transmet le passé. Donc évidemment, la différence est qu’elle est subjective, beaucoup plus émotionnelle et personnelle, et n’a donc pas la même logique ni la même fonction.

Ceci serait la distinction « idéal-typique », entre d’un côté un récit savant et universel, et de l’autre un rapport au passé émotionnel, subjectif et limité, à vocation beaucoup plus intérieure. Mais dans la réalité, la distinction se brouille : les historiens eux-mêmes ne sont pas des gens détachés des mémoires personnelles ou de l’engagement. En outre, il y a des historiens qui essayent de mettre de la distance avec les mémoires, de les objectiver, de donner une dimension savante à la transmission du passé même si elle est motivée par l’émotion. Donc il y a du brouillage entre les frontières, mais cet idéal-type permet de réfléchir à des manières d’établir un rapport au passé. D’ailleurs, la même personne peut avoir un rapport mémoriel au passé tout en en discutant de manière savante.

Ce qui est important, c’est d’être clair sur ce que l’on fait : donner le résultat savant d’un travail distancié, ou porter les mémoires que l’on souhaite défendre.

LTR : sur ce souci de clarté, justement, nous pouvons nous interroger sur la politique mémorielle d’Emmanuel Macron sur ces cinq dernières années. Quel est votre regard sur cette politique ? Nous l’avons vu faire des déclarations et prendre des positions – notamment sur la guerre d’Algérie. Cependant, on l’a aussi vu tenter de concilier ensemble plusieurs mémoires. Sont-elles de vraies tentatives de compromis, ou simplement des appels à certains groupes en fonction du contexte politique ?
N. Offenstadt :

Je pense qu’il a fait dans ce domaine ce qu’il fait dans tous les autres. Dans le fond, il n’a pas une ligne idéologique très forte. S’il en a une, il essaye toujours de faire des compromis, et son « en même temps » marche assez bien dans le cadre des politiques mémorielles – car en effet, on constate qu’il a un discours assez classique de président. Un discours « roman national » plutôt ouvert (c’est-à-dire qui n’exclut pas), qui valorise les Grands Hommes et les Grandes Femmes de l’Histoire de France : il a mis en avant la figure de Jeanne d’Arc, celle de Napoléon, même celle du Pétain de 14-18, ce qui a fait un scandale. C’est classique, ni révolutionnaire ni scandaleux. C’est une politique assez rétrograde car elle n’ouvre pas sur de nouvelles modernités, mais elle n’est pas non plus très clivante.

En revanche, je pense qu’il a une politique très affirmée et constante sur la guerre d’Algérie. Il est allé sur ce terrain qui est quand même extrêmement trouble dans la mémoire nationale – où en tout cas, dans les discours publics – et il a reconnu des éléments très clivants pour la droite conservatrice. Il y a quand même eu 4 ou 5 prises de position, donc il y a une vraie continuité, un traitement véritablement ouvert sur cette question historique. Par exemple, sur la question de la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel par l’armée française : tout le monde le savait, ça n’était un secret pour personne. Mais c’était quand même un élément qui n’avait jamais été dit comme il l’a fait, et la reconnaissance d’un crime commis par l’armée est quand même une preuve indéniable d’une politique de vérité et d’ouverture. C’est aussi le cas pour la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme un crime : certains auraient voulu qu’il aille plus loin, mais il est président de la République, et est donc tenu par un ensemble de contraintes. D’ailleurs, il a aussi rendu hommage aux victimes du massacre de Charonne (1962) pour les 60 ans de cet événement, alors qu’on sait pertinemment que ce sont des victimes de la police. Emmanuel Macron va donc à l’encontre de deux institutions de l’État. Il y a une vraie volonté d’affrontement avec le passé concernant la guerre d’Algérie, dans un sens qu’on peut considérer comme vertueux. Évidemment, c’est un homme politique et il n’est pas là pour peser les thèses et les mots comme un historien : on peut toujours mieux faire. Mais je pense quand même qu’en termes de politique mémorielle il a tranché avec ce qui se passait, en prenant des positions extrêmement fermes contre des institutions d’État sur des violences coloniales. Je ne partage pas l’opinion des maximalistes et le « il aurait dû… » : oui il aurait dû, mais il fait aussi avec un espace public et avec des contraintes, et il n’est pas le porte-parole des historiens. Il a quand même mis sur la place publique des thèmes qui restent controversés dans toute une partie de la droite et des institutions les plus conservatrices.

Cela n’empêche pas par ailleurs le discours « roman national », « en même temps » ! …

LTR : le « en même temps » mémoriel, on peut effectivement le voir avec Napoléon, Hubert Germain, son parcours mémoriel de 14-18, et à la fois on a une reconnaissance des erreurs du passé…
N.Offenstadt :

En tant qu’historien, je ne m’exprimerais pas tant en termes d’erreurs ou non. Je dis simplement qu’il faut rendre explicite les événements du passé et leur donner une consistance dans l’espace public. C’est ça le plus important : ne pas cacher, ne pas faire semblant de ne pas savoir qui a fait quoi. Ça je trouve ça assez courageux, c’est un vrai choix.

Sur 14-18 j’y ai participé, et ça reste effectivement classique comme politique. J’ai même été un peu déçu lorsque, à la cérémonie à la fin de la commémoration du centenaire où tous les chefs d’États belligérants étaient invités (novembre 2018), il a fait un long discours assez classique, moins ouvert, alors que nous lui avions donné les outils pour faire quelque chose de plus international, plus à jour. Il y a toujours cette balance entre récit classique et des vrais choix tranchés sur les questions coloniales, entre autres.

LTR : Donc vous défendez plutôt l’idée qu’en tant que président de la République, il a été obligé de mettre en balance des intérêts divergents ?
N. Offenstadt :

Exactement. On ne peut pas ne pas tenir compte de la situation où sont les acteurs : un président de la République ne peut pas parler aussi librement de l’Histoire car il doit tenir compte de différentes sensibilités. Et je trouve qu’il a quand même tranché sur des sujets assez lourds, donc on ne peut pas lui reprocher d’avoir instrumentalisé l’histoire nationale au profit d’une identité nationale mythique – comme l’ont fait certains, notamment Nicolas Sarkozy -, ou d’avoir été passif. Il a mis des coups dans le vieux récit conservateur nostalgique de l’Algérie française qui sont assez irréversibles, et qui vont vers la vérité historique (car l’on parle ici d’évidences, du point de vue historique).

LTR : Oui, on le voit également avec le rapport de Benjamin Stora, l’ouverture des archives… 
N. Offenstadt :

Tout à fait.

LTR : Sur l’histoire algérienne, on peut cependant avoir l’impression d’un glissement. Pendant sa campagne de 2017, Emmanuel Macron qualifiait la colonisation de crime contre l’humanité. Aujourd’hui, il n’en parle plus, et il a eu une altercation avec le gouvernement algérien à l’automne 2021 suite à sa déclaration sur la « rente mémorielle » qu’utiliserait le gouvernement algérien et sur le fait qu’il ne souhaitait pas trancher sur l’existence ou non d’une nation algérienne avant la colonisation. L’épisode de la non-panthéonisation de Gisèle Halimi a également fait débat.
N. Offenstadt :

Il n’est bien sûr pas incontestable. Je juge aussi par rapports aux politiques mémorielles que j’ai pu voir, et on voit quand même quelque chose d’assez tranché. Hollande avait aussi reconnu le 17 octobre 1961, mais c’était sous une forme plus édulcorée. On pourrait discuter de beaucoup de ses discours historiques, pour leur aspect « roman national » ou sur des questions de fond, mais il faut aussi voir l’ensemble. Et c’est cet ensemble-là qui restera, à mon avis.

LTR : vous avez participé à la rédaction d’un ouvrage collectif, Zemmour contre l’Histoire (éditions tracts, Gallimard). De quelle manière les politiques, et notamment chez un candidat d’extrême-droite et en partie révisionniste comme Eric Zemmour, instrumentalisent-ils l’Histoire ? Car on peut voir quelque chose d’ambivalent, dans les références sollicitées par ce candidat.
N. Offenstadt :
Je ne dirais pas qu’il est ambivalent car je vois deux choses se dégager très nettement. Premièrement – et c’est pour ça que nous avons réagi dans ce « tract » et que la question mérite de se poser -, c’est qu’il met l’Histoire au cœur de son processus politique. Les autres candidats de droite, extrême ou conservatrice (Le Pen, Pécresse etc.) en parlaient et en parlent encore, mais l’Histoire est un argument central au cœur de son idéologie. Pourquoi et comment ? Je pense qu’il y a deux matrices. Une assez générale, mais dont il force le trait, est celle où l’ont dit qu’en gros, dans un monde de plus en plus multipolaire et complexe où les citoyens se perdent dans les échelles, beaucoup de candidats vendent de la nostalgie de « la France d’antan ». Eric Zemmour a mis cela au cœur de sa démarche : on peut le voir avec l’ambiance créée dans des clips de campagne. Ça reste une Histoire des Grands Hommes : sa conception-même de l’Histoire est extraordinairement vieillie, démodée.

LTR : c’est là justement où on peut voir une ambivalence : d’un côté il y a cette matrice, mais de l’autre Eric Zemmour peut citer Fernand Braudel…

N. Offenstadt :

Ça, c’est du saupoudrage : dans le fond, c’est une Histoire « roman national » classique – et surtout, nostalgique : il y aurait tout un ensemble de valeurs que l’on aurait perdues, et ces valeurs sont historiques. Ça ne relève pas seulement d’un tableau décoloré de la IIIe République : ça va plus loin et touche au statut de l’Homme. Autrefois, nous étions dans un monde où la domination masculine était beaucoup plus considérée comme allant de soi. Donc tout ce monde que l’on a perdu et qu’il s’agit de récupérer dans tous les domaines, dans le domaine de l’autorité dont il parle sans cesse mais aussi de la domination masculine, des rapports femmes-hommes « à l’ancienne » où l’on peut tout se permettre à partir du moment où c’est la « galanterie française » … Il y a tout un schéma mental de projection de valeurs aujourd’hui perdues, et qui manquent faces aux voyous, aux racailles, etc. Il y a quand même une opposition entre le monde d’hier, avec ses valeurs, et le monde d’aujourd’hui, dégradé, avec ses multinationales, où les femmes ont pris une position qu’elles n’auraient jamais dû prendre, … Tout ceci est au cœur du mécanisme d’ Eric Zemmour.

Sur les autres éléments que vous mentionniez, je pense que ces discours ne sont pas ambivalents, mais complémentaires. C’est l’idée de raconter une autre Histoire de France, ultra-nationaliste, militaire, guerrière et violente pour valoriser une alliance objective entre la droite et l’extrême-droite. C’est un aspect beaucoup plus politique et stratégique d’unir les droites autour de valeurs guerrières, et ce discours historique va servir à revaloriser des figures de droite extrêmes qui étaient plutôt marginales en politique jusque-là et qu’il remet au centre. C’est le cas avec le Pétain de Vichy. Il y a ainsi un aspect électoral avec le discours sur les valeurs, et un aspect stratégique où la droite que souhaite Eric Zemmour passe par une nouvelle synthèse historique – car qu’est-ce qui empêche notamment les droites d’être unies aujourd’hui ? Des clivages anciens touchant à la collaboration, la résistance, le refus de l’antisémitisme et de ses théoriciens, … Réintégrer progressivement les figures « bannies » de l’espace public pourrait réunir et durcir ces droites en leur donnant les valeurs les plus proches du fascisme.

C’est aussi pour cela que l’histoire d’un « eux et nous » est centrale : il n’y a pas que « les musulmans et les Français », toute l’Histoire de France qu’il raconte se construit avec des ennemis intérieurs (qui participent au déclin du pays, les « pacifistes ») ou extérieurs qui ne sont pas « nous ». Vous avez là un schéma politique (plus offensif) qui marche en parallèle avec le schéma nostalgique (plus œcuménique), les deux pouvant évidemment se combiner très bien mais n’ayant pas exactement la même fonction.

LTR : Mais de quoi est-ce donc le nom ? Pourquoi un discours comme celui d’Eric Zemmour prend de l’ampleur aujourd’hui ? Est-ce un épiphénomène ou est-ce symptomatique de quelque chose de plus profond ? De l’état du débat public en France, de la confusion entre Histoire et mémoire, d’un malaise des Français avec leur Histoire… ?
N. Offenstadt :

D’une certaine manière, ce qui est très inquiétant, c’est la diffusion de son discours historique dans ses parties les plus folles où il raconte des choses en dehors de toute raison, de tout argumentaire historique – le pire étant de mettre en cause l’innocence de Dreyfus. Il y a toujours eu des gens qui ont remis en cause Dreyfus : le problème est effectivement que ce discours n’est plus marginal, limité à des cercles d’ultra-droite. Ce qui est fou, c’est que le type de discours qu’il tient a réussi à infuser même à droite : même Valérie Pécresse a parlé du « grand remplacement » dans son meeting, de cette obsession sans-queue-ni-tête pour une horde d’immigrés qui vient des milieux d’ultra-droite. Donc effectivement, vous avez raison de me poser cette question.

L’extrême-droite a toute une dimension réactionnaire, de retour à un temps envers lequel on considère que le monde actuel n’est plus redevable. C’est l’idée de déclin, celle d’un pays qui avaient des Grands Hommes et de la gloire guerrière et qui s’est abaissé pour toutes sortes de facteurs. Il y a un élément objectif dans ces discours : vous n’êtes plus gouvernés dans les mêmes échelles qu’à l’époque de Charles De Gaulle. La construction européenne était beaucoup moins avancée, le monde était bipolaire : des échelles très faciles à comprendre. Mais dans le monde d’aujourd’hui qui est beaucoup plus éclaté, vous avez une perte de repères importante, et la force de la droite extrême a été de répondre par le plus petit dénominateur commun : « la base est toujours là, mais on vous l’a abîmée, masquée ». Ce qui marche, en quelque sorte, c’est de rabattre les gens sur le repère le plus évident quand ils ont l’impression que les autres sont évanescents. Et comme, en plus, il y a eu instrumentalisation de l’ennemi objectif qu’est le terrorisme islamiste, cela pouvait donner l’impression de valider tous les discours de danger, et une situation objective est ainsi démultipliée.

Il y a donc le montage entre, sur le temps long, cette dégradation apparente des points de repères, et en même temps une violence objective qui peut donner raison à ceux qui construisent les problèmes de manière extrêmement facile comme un « eux et nous ». C’est un peu cette congruence entre deux temporalités qui explique le succès de la droite extrême : nous pourrions en discuter longtemps, mais je pense qu’il y a aussi une responsabilité de la gauche car elle n’a plus été de gauche. Autant la force de la droite a été depuis vingt ans, de mener clairement une politique de droite, assumée, autant la gauche a, pour plusieurs raisons, décidé que mener une politique de gauche était trop devenue trop clivant. On a affaire à ce panorama politique totalement dissymétrique : à partir des années 2000 où la droite a commencé à mener une politique assumée de droite, soutenue par un discours identitaire, il n’y avait personne en face pour affirmer clairement les positions de gauche et construire l’épine dorsale d’un contre-récit. La seule fois où François Hollande a voulu montrer une position claire, même si elle était instrumentale, c’était sa phrase sur le monde de la finance – et ça a marché ! On exagère peut-être l’impact de ce moment mais cela paraissait un vrai discours de gauche qui aurait pu correspondre à une vraie politique. Je pense donc qu’il y a un récit qui s’est très profondément structuré autour de ces valeurs classiques de la droite, mais qu’en face, la gauche n’a pas été capable de maintenir son identité première, ni dans les politiques menées, ni même dans les discours au-delà de coups d’éclat.

LTR : Donc le problème serait plus celui d’une mémoire alternative plutôt que de la conception de l’Histoire ? On donne à Eric Zemmour un crédit historique, mais l’Histoire est aussi une démarche de remise en question, de nuance. Est-ce que le problème n’est pas tant de donner une « culture historique », mais plutôt de forger un récit, une mémoire avec des faits établis ? Et si la question est plus de diffuser une culture historique, quel serait le rôle de l’historien dans le débat public ?
N.Offenstadt :

J’ai une position très influencée par Gérard Noiriel : je pense que le rôle de l’historien n’est jamais de donner un récit. Même authentifié, même argumenté, il ne s’agit pas de dire « voilà l’Histoire telle qu’on doit l’adopter ». Cela vaut aussi lorsque nous conseillons les politiques ou pour l’Histoire nationale, car il y a plusieurs Histoires nationales et elles sont différentes selon d’où vous venez, la temporalité dans laquelle vous vous inscrivez, etc. Mais – et cela m’est arrivé très souvent -, sur certains points de spécialité, on nous demande ce qu’il faut faire. Je ne réponds jamais à cette question car j’estime que la mémoire, c’est le rôle du politique. Lorsqu’on est confronté à une politique de mémoire, notre rôle d’historien est de donner l’état du savoir. Après, ce dernier n’est pas neutre : toutes les interprétations ne se valent pas, et toutes les politiques mémorielles non plus. On ne peut pas mettre sur le même plan bourreaux et victimes, même si on l’explique historiquement, et il y a des choix à faire sur qui mettre en avant. Donc le rôle de l’historien est de donner, que ça soit à l’État ou aux petites associations mémorielles, l’état du savoir, mais aussi de prévenir sur ce qu’impliquent les politiques mémorielles en fonction du contexte présent ou passé. Des violences du passé (comme la peine de mort ou les exécutions publiques) pouvaient être considérées à l’époque comme légitimes, donc ce qui était normal avant peut poser souci aujourd’hui. Cela n’empêche pas de dire que l’on veut faire une autre politique mémorielle aujourd’hui, mais il faut faire savoir que des contemporains à une période donnée pouvaient avoir d’autres valeurs.

On a donc, en simplifiant, trois degrés d’intervention : les faits, le contexte de l’époque, les enjeux des politiques mémorielles (donc ce que le lien entre le passé et le présent implique aujourd’hui). Ensuite -et c’est ma position-, c’est de dire aux gens de faire avec les premiers deux niveaux comme ils en ont envie. Je peux donner mon avis sur le choix de politique mémorielle, mais ça sera mon avis de citoyen.

Voilà pour le rôle de l’historien. J’ajouterais simplement que c’est un rôle à conduire de manière active : je ne suis pas pour l’historien dans sa tour d’ivoire. Certains disent qu’on ne sera jamais écoutés, que c’est inutile : moi, je pense qu’il faut occuper toutes les places possibles tant qu’elles ne sont pas dégradantes sur le plan intellectuel. Mais par exemple, je ne refuse pas de discuter avec des élus même s’ils ne sont pas les miens, car j’estime que c’est notre rôle et que je suis payé pour ça. C’est aussi pour cela que je pense que les historiens ont leur place dans l’ensemble des médias nationaux comme locaux. Simplement, il faut apprendre à les apprivoiser, en partant du principe qu’on ne doit pas donner l’impression de faire un cours. Il s’agit de donner des instruments aux gens pour qu’ils se fassent eux-mêmes leur avis.

LTR : il s’agit finalement, selon la formule de Gérard Noiriel, d’être un « intellectuel spécifique et collectif » !
N. Offenstadt :

Exactement ! Je pense que la parole historienne aura d’autant plus de poids dans l’espace public qu’elle sera fondée sur ses propres travaux. Car qu’est-ce qui fonde la parole historienne ? Ça n’est pas un génie créatif -ou alors dans ce cas, on intervient comme intellectuel, citoyen-, mais le savoir. Or, ce savoir n’est évidemment pas omniscient. Il s’agit donc d’intervenir, comme dit Gérard Noiriel comme intellectuel-historien spécifique : au nom de ma compétence, de ce que j’ai appris par beaucoup de travail, je peux vous dire telle chose. Et cette parole sera plus étayée que celle de mon voisin parce que moi, j’ai travaillé là-dessus, de la même manière qu’on préférera l’avis d’un menuiser si l’on veut construire un meuble. Nous, historiens, avons ce côté technicien, spécifique, et je pense qu’il est important de maintenir cela car c’est ce qui fait la richesse des interventions en tant qu’historien.

Et j’insiste de nouveau là-dessus : ces paroles d’historiens n’ont pas vocation à être professorales. Je ne vais pas dire à des citoyens que leur mémoire est « fausse » : je peux expliquer les implications et le contexte. Ça me rappelle un séminaire où un historien disait que la circulation était interdite durant l’occupation à un endroit précis, et quelqu’un a levé la main pour dire « ça n’est pas vrai, j’y étais ! » c’était son souvenir à lui, pas l’histoire. Donc, il faut prendre toutes les mémoires en considération, et je ne suis pas pour une opposition mémoire-histoire. Dans l’espace public, il faut pouvoir entendre des mémoires différentes. Ça ne veut pas dire que vous les endossez, mais cela fait partie du travail de l’historien d’écouter le rapport au passé des gens. On dit souvent que ces mémoires ne parlent que de leurs propres histoires « communautaires », et que si chacun demande sa place dans le récit national il n’y aurait plus de place. Mais c’est justement ça, faire de l’Histoire : c’est regarder comment agencer toutes ces mémoires, ce que certaines disent de plus profond que d’autres, voir à quoi elles correspondent, … C’est pour cela que je pense que leur singularité n’est pas un argument pour rejeter ces mémoires, même s’il faut les confronter à un récit plus global.

LTR : pour faire nation…
N. Offenstadt :

Ou pas ! Il y a des choses qu’on ne peut pas faire coïncider : on ne peut pas mettre ensemble bourreaux et victimes, et il n’y a pas de raison. Par exemple, si l’on fait un monument aux Alsaciens morts pendant la Seconde Guerre mondiale, ça se discute (et cela l’a été) : vous allez mettre ensemble les SS et les Juifs déportés sur le même mémorial ? Pourtant, ça fait l’Alsace. Donc non, on n’est pas obligé. Et peut-être même que ça ne fait pas Alsace, d’ailleurs, parce que les uns ont massacré des enfants et les autres ont été massacrés. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas écouter les mémoires, et on peut faire cela tout en leur donnant des outils pour se construire différemment. Mais ça aussi, c’est le travail de l’historien : écouter les voix du passé, les rendre audibles au présent. 

LTR : Justement, la question des mémoires au sein de la société se pose, notamment avec la question des déboulonnages de statues depuis quelques années ou encore de la cancel culture. Cela pose la question de qui on honore ou pas, qui retenons-nous de l’Histoire. Quels sont les principaux enjeux mémoriels aujourd’hui autour de cette question ? Quel est votre regard sur ces phénomènes ? Et quelles solutions ? Vous avez déjà évoqué dans les médias l’exemple des musées allemands, avec des plaques explicatives détaillées.
N. Offenstadt :

Je pense que le débat est très mal posé en France depuis longtemps : les gens pensent qu’en faisant tomber une statue ou en effaçant un nom de rue, on efface l’Histoire. Mais c’est complètement faux : c’est considérer que l’espace public actuel est l’Histoire. Or, il est le cumul de choix mémoriels de différentes générations. D’ailleurs, ça ne coïncide pas toujours : vous avez parfois tout et son contraire sur une place publique. Le problème posé, qui est souvent une attaque de la droite réactionnaire, est de dire qu’on efface l’Histoire comme s’il n’y avait qu’une seule Histoire qui se serait déployée tout naturellement, et que les places publiques ne transcriraient qu’un récit évident. Mais c’est totalement faux, et cela biaise d’emblée le débat. Les places publiques sont le cumul de mémoires différentes, parfois contradictoires, discutables à chaque époque. Et avec des rues débaptisées depuis longtemps et à chaque époque. On ne cesse de débaptiser des noms de rues lorsque des municipalités changent de majorité : regardez le nombre de rues dans les anciennes communes communistes débaptisées lorsque celles-ci sont passées à droite ! Le problème n’est donc pas du tout de changer la mémoire car, par définition, la mémoire change tout le temps : même les mémoires douloureuses n’ont pas un parcours uniforme. L’histoire, au sens évoquée, s’écrit ailleurs, plus sereinement souvent.

Donc le problème est mal posé : la vraie question est « quel choix voulons-nous faire dans le passé ? » Si je vote pour une statue, je ne vais pas voter comme historien, ça serait ridicule. Je voterai en tant que citoyen : je préférerais largement une place Jean Jaurès à une place Charles de Gaulle, mais ça n’est pas un avis d’historien -car, en tant qu’historien, Charles de Gaulle m’intéresse tout autant que Jean Jaurès. Mais en tant que citoyen, je fais des choix mémoriels en fonction de mes valeurs. Il faut que les citoyens sachent le mieux possible qui sont ces personnes pour faire leur choix, mais ça n’a rien à voir avec de l’Histoire, mais avec un choix mémoriel collectif des valeurs que nous voulons incarner.

Aussi, qu’est-ce que ça veut dire que de féminiser les noms de rue ou le Panthéon ? On ne se prononce pas sur l’Histoire des femmes, mais sur la manière dont l’on veut aujourd’hui, collectivement, faire parler le passé. C’est pour cela que c’est ridicule et malhonnête de dire qu’on veut effacer l’Histoire. C’est en fait une attaque politique conservatrice qui veut faire croire que l’Histoire est intangible, et que l’espace public se serait transmis de manière toute aussi intangible qui aurait été un média neutre d’une représentation de l’Histoire figée. Comme si l’Histoire avait été écrite une bonne fois pour toute, et que les gouvernements successifs depuis l’Ancien régime n’avaient fait que mettre en scène publiquement ce récit, et qu’attaquer les statues détruirait ainsi toute une Histoire naturelle. Rien en va ici : il n’y pas d’Histoire naturelle, et pas d’effacement de l’Histoire. Vous pouvez enlever toutes les statues de Napoléon, il sera toujours présent dans les archives, les bibliothèques, les expositions, les colloques de recherche, etc. Mais glorifier ou non certains aspects de Napoléon est un choix collectif, et il n’y a rien qui s’impose ! Il faut accepter que ces questions de statues et de noms de rue ne construisent, ni ne changent l’Histoire, même si l’on utilise des éléments historiques pour s’informer et que ça m’intéresse, en tant qu’historien, d’aller voir qui on célèbre et pourquoi. Il est urgent de revoir le débat tel qu’il est posé actuellement.

LTR : Il y a quand même des personnages de l’Histoire présents dans les archives, mais qui sont moins présents dans l’imaginaire et dont on va moins parler car justement, il n’y a pas cette représentation dans l’espace public. Je pense notamment à Maximilien Robespierre ou à la mémoire du Second Empire. D’autre part, sur le déboulonnage des statues : quand on pense à Jean-Baptiste Colbert, là où l’historien peut peut-être être utile, c’est pour remettre en contexte et éviter les anachronismes.
N. Offenstadt :

Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure : je pense que toutes ces décisions peuvent être prises, mais il faut un travail préalable d’information. Effectivement, il faut que toutes les formes de changement d’espace public puissent être informées, fondées sur une parole historienne visant à éclairer et non pas à surplomber la décision. Pour autant, je ne vois pas du tout pourquoi une société ne pourrait pas se dire « et pourquoi Colbert ? ». La question des jeunes générations sur les statues de Colbert est légitime. Je n’ai pas de réponse à apporter, mais je trouve cela assez insupportable de la part de la droite conservatrice de dire qu’on n’aurait jamais le droit de remettre en question. Même si cela peut être vu comme maladroit ou déplaisant, je considère comme légitime de se réinterroger – et heureusement, que les jeunes générations réfléchissent autrement sur l’écologie, les rapports femmes-hommes ou autre, car sinon ça serait catastrophique ! Il n’y a pas de raison pour qu’elles ne posent pas de questions sur le rapport au passé également, et qu’elles aient envie de nouveaux héros, de faire autrement, ou pas. Ça ne veut pas dire que je vais accepter les arguments donnés ou que je ne vais pas essayer de donner des éléments d’historien, mais poser dès le départ comme illégitime le fait de réinterroger l’espace public me paraît extraordinairement conservateur et figé sur le rapport au passé. Heureusement qu’émergent de nouveaux héros ! Pas seulement par la mémoire, d’ailleurs : les historiens aussi font émerger des gens que l’on ne connaissait pas, peu, ou différemment. On découvre ou redécouvre tout le temps des héros de la Résistance ou de la Commune, donc on se peut se poser la question de savoir s’ils ne sont pas aussi dignes de louanges ou de présence dans l’espace public que d’autres.

LTR : Est-ce que vous trouvez intéressant, par exemple, ce qu’a fait la mairie de Rouen avec la statue de Napoléon devant l’Hôtel de ville ? Cette statue avait été enlevée pour restauration, et un vote local a été organisé pour savoir quelle statue mettre à la place, et les Rouennais ont décidé de garder la statue de Napoléon…
 N. Offenstadt:

J’y ai participé. J’ai été invité à Rouen avec d’autres historiens : ils ont fait un travail remarquable qui était tout à fait dans l’esprit dans ce que je viens de dire. On a eu un podium, parmi d’autres tables-rondes, avec quelques autres historiens, et on nous a demandé d’avoir la discussion que nous sommes en train d’avoir ici. On a fait ça avec le maire de Rouen, et il y a eu d’ailleurs toute une série d’autres discussions : je suis intervenu sur les questions de mémoire, mais il y a aussi eu des collègues plutôt spécialistes de Napoléon. C’est un travail assez unique en France, à mon avis, car ça correspond exactement à l’idéal, d’éclairer par tout un ensemble de forums citoyens une question de mémoire dans l’espace public. C’était ouvert à tout le monde, nous avons parlé une heure et demie avec des collègues, des journalistes étaient présents, et chacun a pu donner arguments et contre-arguments. Les gens ont pris une décision mais ont eu dans la période pré-consultation tous les éléments pour faire un choix. J’ai trouvé le processus excellent : ce qu’ils ont fait est un modèle à suivre, et le fait que la mairie ait « perdu » -un projet alternatif était d’installer une statue de Gisèle Halimi – prouve, quelque part, que ça a été bien fait car la mairie n’a pas imposé ses arguments. Mais même si on aurait pu faire des améliorations, je pense qu’un Rouennais intéressé par le débat et sans idées pré-conçues a pu, avec le processus qui a eu lieu, faire un vrai choix.

LTR : Que pensez-vous de la manière d’enseigner l’Histoire dans l’éducation nationale aujourd’hui ? Est-ce un enseignement de l’Histoire ou une transmission de mémoire ?
N. Offenstadt :

On a la chance en France d’avoir beaucoup de liens entre la recherche et l’enseignement secondaire. Dans d’autres pays, les formations sont séparées : en Allemagne, si vous voulez être enseignant du secondaire, il faut aller en faculté de pédagogie, vous êtes moins en contact avec ceux qui deviendront professeurs d’université (en Histoire, en tout cas). Ici, je vois tout le temps des collègues du secondaires, avec des conférences, des réunions, des formations, etc. Donc l’idée de séparer l’université et le secondaire où on aurait une Histoire un peu plus figée, classique, ça ne marche pas en France. Chaque enseignant se tient plus ou moins au courant de l’actualité de la recherche, mais je pense qu’on a un enseignement secondaire très en prise avec les questions mémorielles et de recherche, et qu’il faut défendre et fortifier cet aspect du modèle français de transmission scolaire. Il n’est pas parfait, il n’y a notamment pas assez d’heures pour l’histoire-géographie, mais cette structure de coopération me paraît quand même très porteuse.

Références

L’histoire bling bling, Nicolas Offenstadt (2009)

L’histoire au présent, Nicolas Offenstadt (2014)

L’Historiographie, Nicolas Offenstadt (2017)

Zemmour contre l’histoire, Textes écrits par un collectif d’historiennes et d’historiens rassemblant : Alya Aglan – Florian Besson – Jean-Luc Chappey – Vincent Denis – Jérémie Foa – Claude Gauvard – Laurent Joly – Guillaume Lancereau – Mathilde Larrère – André Loez – Gérard Noiriel – Nicolas Offenstadt – Philippe Oriol – Catherine Rideau-Kikuchi – Virginie Sansico – Sylvie Thénault (2022). 

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Macron et les mémoires coloniales : le cas du 17 octobre 1961 (Algérie)

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Crédit photo : Institut du monde arabe, exposition Raymond Depardon / Kamel Daoud. Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019

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Si « Histoire » et « mémoire » s’influencent mutuellement, ces termes sont loin d’être des synonymes. La mémoire est une représentation construite de l’Histoire, sa mise en récit ; elle est une forme de « présent du passé »(1) emplie de charges émotionnelles et symboliques. Le savoir mémoriel n’est donc jamais dénué d’une fonction instrumentale(2), en cela qu’il est une utilisation politique du savoir historique. La mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, est sélective, à la différence de la démarche de l’historien, car l’Histoire doit au contraire « utiliser […] les blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé »(3).

Mémoire officielle et communication sont intimement liées : les politiques mémorielles reposent en grande partie sur la communication au travers de discours, de commémorations, de gestes symboliques ou encore par la mise en place de lieux dédiés à la mémoire. Les opérations de communication mémorielle sont productrices de signes, de sens et donc de transformations narratives. Bien que la mise en récit officielle, celle qui est reconnue et revendiquée par une nation en tant qu’entité collective, qui est légitimée par les institutions, résulte de processus divers, la communication du Président de la République, en tant qu’elle est performative, la façonne particulièrement.
La mise en récit est partiale et partielle. Pour le 17 octobre 1961, dont nous avons dernièrement commémoré les 60 ans, le terme d’oubli a pu être employé pour qualifier son absence de notre régime mémoriel. Le terme de déni est en réalité plus exact, marquant davantage le refoulement volontaire du 17 octobre dans la construction de la mémoire officielle(4). C’est d’ailleurs le sens des propos d’Emmanuel Macron dans un communiqué de presse paru à l’occasion de la commémoration du 60e anniversaire du 17 octobre 1961, qui évoquait une « tragédie [qui] fut longtemps tue, déniée ou occultée »(5).

17 octobre 1961, du déni à la reconnaissance

17 octobre 1961. Des milliers de Français musulmans d’Algérie (FMA)(6) manifestent pacifiquement dans les rues de Paris, à l’appel de la Fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN) algérien, contre le couvre-feu qui les visait spécifiquement dans la capitale. Les enjeux stratégiques sont grands : le moment est aux négociations, lesquelles aboutissent aux accords d’Évian, quelques mois plus tard.

Cette journée se déroule à un moment où la répression visant le FLN et ses partisans s’intensifie dans la capitale métropolitaine. Maurice Papon, Préfet de la Seine, met en place un dispositif sécuritaire colonial usant de méthodes discrètes et illégales. Si le préfet de police et son armée secrète(7) sont bien évidemment impliqués dans ce schéma répressif, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, n’y est pas étranger. Il a en effet été nommé par le Premier ministre Michel Debré pour accentuer la répression contre la section française du FLN. De plus, le couvre-feu a été décidé le 5 octobre 1961 par un comité interministériel pour une application le 6 octobre(8) ; les responsabilités ne peuvent donc pas se trouver uniquement du côté de la Préfecture de Police.

La manifestation contre le couvre-feu se transforme en massacre. Des manifestants ont été tués par la police française : par balle, sous les coups de bidule, par étouffement, par noyade et de nombreux corps furent jetés dans la Seine. Aujourd’hui encore les historiens et les historiennes ne peuvent donner le nombre exact de victimes de la répression sanglante. Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que de nombreux Algériens sont morts ce soir-là(9), d’autres sont gravement blessés et 12 000 personnes sont arrêtées ; cette répression d’ampleur et ces arrestations massives étaient planifiées. En effet, la réquisition du Parc des Expositions, la mobilisation hors normes des forces de l’ordre et l’accentuation de la répression contre le FLN montrent que le déroulé du 17 octobre n’est ni extrinsèque à la politique intérieure, ni accidentel. La sanction de la manifestation du 17 octobre ne s’est pas arrêtée le jour-même. Roger Frey, le ministre de l’Intérieur, annonce en effet quelques jours après la reprise des renvois forcés vers l’Algérie. Le massacre du 17 octobre est un massacre colonial et une démonstration de force s’inscrivant dans une radicalisation de la répression contre les Algériens.

Le traitement médiatique (10)

Au lendemain de la manifestation, la plupart des journaux grand public reprennent la communication gouvernementale. Ainsi, le Figaro parle de « violentes manifestations à Paris de musulmans algériens » ainsi que de « la vigilance et […] la prompte réaction de la police ». Pour Paris-Presse, les manifestants « ont pris le métro comme on prend le maquis ». Le Monde parle d’un « déferlement musulman » avec des témoins relatant avoir aperçu « plusieurs hommes en civil de type nord-africains qui s’enfuient, armés de pistolets-mitrailleurs ». Près de vingt ans plus tard, Jean-François Kahn, qui était journaliste à Paris-Presse en octobre 1961, écrit dans Les Nouvelles Littéraires : « Et pourtant, nous savions »(11).

En effet, dès novembre 1961, le journal Vérité-Liberté(12), fondé notamment par l’historien Pierre Vidal-Naquet, dénonce les massacres perpétrés par la police parisienne, ce qui vaudra au journal une saisie sur ordre de Papon. Quelques semaines après les massacres, la journaliste et militante anticolonialiste Paulette Péju publie Ratonnades à Paris, aux éditions Maspéro. Encore une fois, la police judiciaire opère une saisie chez l’éditeur et le livre n’est de nouveau publié que 40 ans plus tard. Le silence est organisé.

Quant aux manifestants, ils n’ont pas les relais médiatiques suffisants pour faire entendre leur voix. Quelques actions clandestines, ou du moins discrètes, sont menées par des militants anticoloniaux pour tenter d’informer Françaises et Français de ce qui se joue dans leurs rues, comme ces graffitis, vites effacés, « Ici on noie des Algériens », devenus célèbres et indélébiles, des années après, grâce à la postérité photographique.
La position de la gauche institutionnelle
La division et les compromissions des partis et syndicats de gauche sur l’Algérie – notamment la position à adopter face au nationalisme algérien(13) – explique son silence à propos du 17 octobre. Mis à part quelques individualités(14) au sein des groupes politiques d’envergure, il n’y a guère que le jeune Parti Socialiste Unifié (PSU), la CFTC, l’UNEF et le Secours Populaire pour remettre ouvertement en cause le récit officiel et dénoncer le sort réservé aux manifestants, mais ils sont trop marginalisés pour peser ou se faire entendre.

Le 8 février 1962, une manifestation contre l’OAS(15) et les violences policières se tient à Paris, à l’appel cette fois des partis et syndicats de gauche et non du FLN, avec pour mot d’ordre la lutte contre le fascisme. Au métro Charonne, neuf manifestants, militants au PCF ou à la CGT, sont tués. La tuerie de Charonne devient alors un symbole du système répressif mis en place à Paris et du soutien de la gauche française aux luttes pour les indépendances. Elle participe ainsi à l’effacement du 17 octobre 1961. Pour Le Monde, alors que nous sommes seulement quelques semaines après octobre 1961, c’est « le plus sanglant affrontement entre policiers et manifestants depuis 1934 » (sic).

Ce n’est qu’en 1985 qu’est lancé le premier appel officiel au rassemblement en bord de Seine, Pont de la Tournelle, à l’initiative de SOS Racisme. Six ans plus tard, le 17 octobre 1991, alors que François Mitterrand organise à l’Élysée, accompagné de Jack Lang, une fête culturelle nommée « Fureur de lire », une manifestation demandant la reconnaissance du massacre du 17 octobre se tient, non plus uniquement à l’appel de SOS Racisme, mais aussi du Mrap(16) et de la Ligue des Droits de l’Homme. Depuis 1992, ces trois organisations appellent chaque année au rassemblement à Saint-Michel à Paris(17).

La république confrontée aux réminiscences du passé

Le 8 octobre 1997, le procès de Maurice Papon s’ouvre après son inculpation pour crimes contre l’humanité en 1983 et plus de dix années de bataille juridique. Bien que jugé pour des faits commis entre 1942 et 1944, l’inculpé est invité à détailler son curriculum vitae en début de procès ; il est donc interrogé sur ses années préfectorales. Pour ce faire, des parties civiles invitent Jean-Luc Einaudi, qui avait publié en 1991 La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, à témoigner lors du procès. Il dénonce alors les horreurs d’octobre et bat en brèche la version de Papon selon laquelle le système répressif mis en place à Paris à la fin de l’année 1961 était limité, indispensable et donc légitime, version que Pierre Messmer(18) vient pourtant soutenir à la barre. Suite à ce témoignage qui fait grand bruit(19), l’emballement médiatique, national et international, est tel que le Gouvernement d’alors exprime la nécessité de faire la lumière sur ces événements(20).

Il faut donc attendre presque 40 ans pour qu’un communiqué émanant des pouvoirs publics français soit publié, le 12 janvier 1998. Celui-ci traite du rapport Mandelkern, lequel vise l’établissement d’un inventaire des archives administratives sur la répression du 17 octobre(21). Quant à la première participation d’un membre du Gouvernement français à une cérémonie officielle, elle date de 2001, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition organisée par l’association « Au nom de la mémoire » où est invité Michel Duffour, secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle. La même année et à l’initiative de cette même association, Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, inaugure sur le pont Saint-Michel une plaque à la mémoire des « nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Le premier élément mémoriel matériel et officiel est donc le fait d’un élu local, aussi important soit-il.

2012. Le Président de la République française, François Hollande, reconnaît le massacre trop longtemps nié par les institutions de la République. Le 17 octobre de cette première année de mandat, les services de la présidence publient un communiqué reconnaissant les « tués » de la « sanglante répression » subie par des « Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance »(22). Les responsabilités de ces « faits » que « la République reconnaît avec lucidité » sont éludées, mais « l’hommage à la mémoire des victimes » est rendu, la reconnaissance des faits est actée.

2017. Dès le début de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron suscite de nombreuses attentes sur la question des mémoires. Le jeune Président de la République se présente comme issu d’une génération ayant un rapport renouvelé à l’Histoire coloniale. À cette rupture générationnelle s’ajoute une rupture politique : il n’est pas rattaché à un parti ayant un passif colonial. Et surtout, il a qualifié durant sa campagne, en février 2017 à Alger, la colonisation de crime contre l’humanité(23) ; il s’est présenté au monde comme un Président débarrassé du poids du passé. Pourtant, en octobre 2017, silence.

Octobre 2018. Emmanuel Macron ne prend pas la parole, mais se contente d’un tweet :
« Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants Algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant ».


Il avait promis de faire entrer les relations franco-algériennes dans une nouvelle ère, mais les réalisations pratiques de cette promesse tardent à se montrer. En juillet 2020, il charge l’historien Benjamin Stora de la rédaction d’un « rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » ; on communique allègrement sur cette belle prise du Président et le 60e anniversaire du 17 octobre 1961 se dessine comme une date clé de la mémoire ; le Nouveau monde va-t-il enfin émerger ?

Macron, une communication en rupture vis-à-vis du passé colonial de la France ? la place du 17 octobre

La reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961, d’un crime inhumain et d’une répression sanglante est indispensable, mais ce n’est pas uniquement un discours sur la date clé qui est attendu. L’évènement est à replacer dans une chronologie et une géographie si l’on veut que la République reconnaisse l’étendue et la profondeur des crimes commis, ainsi que les responsabilités en cause. C’est l’attendu qui reposait sur la commémoration faite par Emmanuel Macron.
Le 17 octobre est un massacre colonial en métropole ayant atteint un niveau de violence inexprimable, mais il n’est pas un événement isolé : il s’inscrit dans un processus de répression plus large. Rappelons que lorsqu’Emmanuel Macron, candidat à la présidentielle, qualifie les actes commis en Algérie de crime contre l’humanité, il a parfaitement conscience de ce que cela signifie. Toujours candidat, dans une interview donnée au magazine L’Histoire et parue le 23 mars 2017, il confirme sa position et l’affine :
« Je précise d’abord que [la notion de] crime contre l’humanité ne se définit pas nécessairement par l’intention génocidaire. La définition du traité de Rome intégrée en 2010 dans notre Code pénal en élargit notablement les critères : massacres de masse, déplacements de population, etc. »(24).

Depuis sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’attache à exprimer sa position nouvelle concernant les mémoires coloniales. Il cherche à prouver que son rapport à celles-ci est en rupture avec les positions des précédents présidents de la République : il est d’une autre génération, une génération qui n’a « ni totem ni tabou »(25) sur l’Histoire coloniale.

Cette dite rupture, il choisit de la mettre en scène par des actes symboliques, comme la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin par les forces militaires françaises et du mensonge d’État accompagnant ce crime rendu possible par le système en place. Pour autant, malgré toute l’énergie mise en oeuvre par Emmanuel Macron, son approche, empreinte de discours passés(26), s’inscrit dans une culture déjà éprouvée de conciliation des mémoires. Là où il se différencie, c’est par son approche contractuelle : en disant reconnaître une pluralité mémorielle, il pense aboutir à une mémoire négociée. En effet, dans une conception néo-libérale des mémoires, tout est négociable.

Le positionnement de rupture d’Emmanuel Macron vis-à-vis des mémoires coloniales était d’ores et déjà à nuancer fortement avant la commémoration du 17 octobre 1961. Cependant, les grandes attentes et promesses relatives aux crimes d’octobre 1961 ont mis en lumière une forme de rétropédalage du Président sur les questions mémorielles.
En tant que Président, la parole d’Emmanuel Macron façonne la mémoire. Austin(27) a développé une théorie générale des actes de langage et distingue trois grands types d’actes : locutoires, illocutoires et perlocutoires. Un acte perlocutoire se caractérise par les effets que l’énonciateur souhaite produire sur ses interlocuteurs par son énoncé. Ici, on comprend que les mots prononcés par un Président de la République participent à la modification des mémoires, à la modification narrative de la mise en récit. En ayant défini les crimes commis en Algérie comme un crime contre l’humanité, alors qu’il est candidat à la présidence, Emmanuel Macron présage d’un acte de redéfinition des mémoires s’il est élu.

Dans son communiqué du 17 octobre 2021, le Président reconnaît les faits : il est le premier président à reconnaître officiellement plus de trois victimes (plus de 300 hommes ne sont pas rentrés chez eux la nuit du 17 octobre 1961), les actes sont bien qualifiés de crimes et il reprend l’expression de François Hollande de « répression sanglante », mais il précise qu’ils ont été commis sous l’autorité de Maurice Papon, préfet de de police la Seine. En désignant uniquement Maurice Papon, le Président français refuse d’intégrer le 17 octobre 1961 dans une chronologie de la répression plus étendue, justement parce que c’est cette chronologie qui implique plus significativement l’autorité du Gouvernement en place en 1962, et donc de la Ve République. Emmanuel Macron refuse cette avancée mémorielle.
Ne pas parler de crime d’État – une demande des familles des victimes depuis les années 1990 – est un manquement clair, mais aussi un rétropédalage, dans la promesse de rupture déjà évoquée. Pour reprendre un terme qui a beaucoup été utilisé pour commenter l’acte de mémoire d’Emmanuel Macron : nous sommes face à un inachevé. Un pas de plus a été fait, mais il paraît bien court lorsque nous le confrontons aux attentes et promesses globales faites à propos des mémoires coloniales, ainsi qu’à son appel à la lucidité : le déni de la responsabilité jusqu’au plus haut sommet de l’État n’est toujours pas levé.

Ethos, coup mémoriel et réalité diplomatique
La cérémonie du 17 octobre 2021

Au-delà des manquements de la communication écrite, et donc verbale, que nous avons pointés plus haut, la forme choisie pour la cérémonie de commémoration des 60 ans du 17 octobre 1961 interroge.
En effet, le Président a choisi d’organiser une cérémonie silencieuse et de n’exprimer sa parole que par un communiqué publié une fois celle-ci terminée. En décidant de ne dire mot, Emmanuel Macron ne saisit pas l’opportunité d’incarner l’ethos qu’il s’était forgé. Il ne replace pas le 17 octobre 1961 dans sa temporalité, n’évoque pas les raisons pour lesquelles ces Algériens manifestaient, celles qui ont poussé la police parisienne à réprimer dans le sang. Il ne détaille pas non plus les responsabilités d’une Ve République qui naît sur les contradictions d’une période coloniale touchant à sa fin et il n’incarne pas même la petite avancée publiée plus tard dans le communiqué. Pourtant, Emmanuel Macron aime user de l’expression « mettre en lumière ». Là, il refuse délibérément de disposer de la performativité de sa parole couplée à celle de son corps. Un communiqué de presse n’a pas la même valeur qu’un énoncé oral et solennel, donné devant un auditoire et accompagné d’une intonation, d’un corps en représentation.
Néanmoins, le choix du silence lors de la commémoration du 17 octobre sur le pont De Bezons n’est pas uniquement un refus d’oralité, c’est aussi une utilisation du silence pour faire parler les corps. Dans ses discours relatifs aux mémoires coloniales, Emmanuel Macron cherche à incarner un ethos ; cela passe par les mots, mais aussi par la corporalité, et plus précisément par le corps énonçant. L’ethos a une incarnation physique visible dans la manière de se déplacer, de s’habiller, d’appréhender et d’occuper l’espace, dans l’intention du regard, dans les gestes et la posture.
Selon Aristote, la dimension morale (epieikeia) joue un très grand rôle dans la construction de l’ethos, une plus grande honnêteté renforcerait la crédibilité. L’argumentation honnête transparaît dans le physique. Si Emmanuel Macron répète à plusieurs reprises qu’il est d’une autre génération, lui permettant ainsi d’avoir un rapport différent aux mémoires coloniales, mais que son corps dit l’inverse, l’impression d’honnêteté sera réduite ; à l’inverse, si son corps et son énonciation prouvent la rupture, la force du discours est renforcée. Pour Isocrate, l’ethos préexiste au discours, elle repose sur l’autorité individuelle et institutionnelle du locuteur, c’est l’idée que l’audience se fait de lui, avant, pendant et après qu’il parle.
Bien que la commémoration sur le pont De Bezons soit silencieuse, Emmanuel Macron est le premier Président français à être présent en chair et en os à une cérémonie. C’est certainement cette « première » qui lui permet d’être libre de choisir la non prise de parole, sa présence incarnant déjà une certaine rupture. Son corps est celui que nous attendions, chargé de sentiments, l’air grave et peiné, portant le poids de la mémoire. L’ensemble de la cérémonie est millimétré et Emmanuel Macron donne l’impression d’être imperturbable dans son recueillement. Celui-ci terminé, le visage du Président se détend, un acte a été accompli.
Malgré tout, ce choix de ne pas recourir à la parole pour un événement qui a été l’objet tout à la fois de déni, de mensonges et de silences, représente un manquement incompréhensible. Erreur politique ou refus sciemment mis en scène ? Ce rétropédalage – qui n’a pas empêché Emmanuel Macron de maintenir sa rhétorique de rupture – s’inscrit dans son revirement discursif sur la notion d’excuse(28). À la suite du rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis au Président par Benjamin Stora en 2021, « pour regarder l’Histoire en face », l’Élysée affirme qu’il n’y aura ni excuse ni repentance, quand bien même Emmanuel Macron candidat avait en 2017 expliqué que la colonisation était un crime contre l’humanité et que l’Hexagone devait présenter des excuses à l’égard de celles et ceux l’ayant subi(29).

« Mémoire partagée » et coup mémoriel Quand il se rend à Alger en décembre 2017, Emmanuel Macron annonce que la France et l’Algérie ont « une mémoire partagée » qui doit nous permettre de « regarder ensemble vers l’avenir ». Ces deux pays ont une Histoire commune, c’est évident, mais comme nous l’avons souligné en introduisant notre propos, « Histoire » et « mémoire » ne sont pas des synonymes. Une mémoire partagée ne se décrète pas, elle se construit sur le long terme. Un échange entre un jeune algérien et le Président français est symbolique de cette impossibilité de décréter une « mémoire partagée » entre la France et l’Algérie. Le jeune homme affirme que la France doit assumer son passé colonial, reprochant à Macron d’éviter la question. Après lui avoir répondu sur le ton du « il s’est passé de belles choses et d’autres atroces », le Président relève le jeune âge de son interlocuteur : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous, votre génération, elle doit regarder l’avenir »(30). Pas de mémoire de la colonisation pour un jeune algérien, donc ? Les deux pays ont une Histoire coloniale commune de 130 ans, période durant laquelle l’un a exercé une domination intense et profonde sur l’autre. Mais comment pourraient-ils avoir une « mémoire partagée », une mise en récit commune de cette Histoire, quand on sait les oppositions des mémoires françaises et algériennes sur ce passé colonial(31) ? Adossée à cette mémoire partagée, comprise par Emmanuel Macron comme un accord contractuel entre deux parties, se tient une diplomatie de la mémoire, chargée de défendre les intérêts nationaux dans la négociation de la mise en récit partagée. Avec le Président français, l’élaboration pratique de cette mémoire partagée relève en effet du deal « gagnant-gagnant » ; c’est ce que nous appelons une diplomatie du coup mémoriel : la France s’engage à rendre les crânes d’Algériens tués au XIXe siècle par des colons français, alors conservés au Musée de l’Homme, mais elle demande en retour d’accorder la possibilité aux harkis de rentrer en Algérie, sujet qui y est particulièrement brûlant et tabou ; face à la reconnaissance du crime du 17 octobre 1961, Emmanuel Macron demande celle du massacre de pieds-noirs le 5 juillet 1962 à Oran(32).

S’il se peut qu’à l’occasion cette diplomatie du coup mémoriel puisse récolter quelques fruits, adossée à des ententes amicales – et économiques(33) -, l’objectif d’établir, par le haut, une « mémoire partagée » se heurte en réalité à trois choses : à l’indéniable différence de perception du fait colonial en France et en Algérie – et donc de cette Histoire commune -, à l’agenda intérieur français et aux impératifs d’un régime algérien qui, depuis l’indépendance, instrumentalise l’Histoire et la mémoire pour légitimer son pouvoir(34). Ces impératifs de politique intérieure vont prendre toute leur mesure à partir de février 2019.

De la théorie à la pratique

Déjà malmenée, cette diplomatie du coup mémoriel se heurte à un mouvement social qui modifie les alliances et les rapports de force au sein du régime algérien. Mouvement de masse(35) initié en février 2019 et dépassant les clivages habituels de la société algérienne, le hirak algérien s’oppose initialement au cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika puis, son départ obtenu, demande celui du « régime militaire », de la « mafia au pouvoir » et l’instauration d’un pouvoir civil(36). La position officielle de la macronie vis-à-vis de ce mouvement de contestation, qui a chevauché celui des Gilets jaunes, a été celle de la « souveraineté du peuple Algérien », de la « non-ingérence »(37) et de la « confiance » dans le gouvernement algérien pour résoudre cette « crise ». Beaucoup des princes déchus par les accusations de corruption qui ont accompagné la reprise en main du régime, souvent suivies de lourdes condamnations, étaient des proches de ce qu’il est de coutume de nommer le “clan Bouteflika”, ceux-là même avec qui Emmanuel Macron avait tissé des relations, d’abord quand il était ministre, puis candidat, et enfin Président(38). Les relations, officielles et officieuses, entre l’Algérie et la France restent évidemment fortes, mais une partie non négligeable du réseau algérien d’Emmanuel Macron se retrouve en disgrâce. À ce premier revers, s’ajoute l’agenda intérieur du régime algérien, qui lutte pour sa survie. Face à l’ampleur du hirak et surtout sa durée, se met en place une rhétorique scindant le mouvement en deux périodes temporelles. Selon cette thèse officielle, il y aurait un hirak « béni » portant les « justes revendications du peuple » – comprendre le départ de Bouteflika -, et un hirak perverti par des semeurs de troubles et de chaos, des terroristes(39), agissant à l’intérieur du pays, mais aussi depuis l’extérieur de celui-ci. La « main de l’étranger » est une diversion habituelle du régime, accusant des mouvements d’être manipulés par des agents étrangers, souvent la France. Dans ces conditions, impensable pour le pouvoir algérien de participer à la grande réconciliation mémorielle voulue par le Président français, et encore moins de transiger sur la mise en récit historique qui a forgé sa légitimité.

Même si les relations semblent bonnes durant les premiers mois de mandat du nouveau Président algérien, Abdelmajid Tebboun, une brouille diplomatique perturbe les relations entre les deux pays à partir d’avril 2021. Emmanuel Macron est de plus contraint par son propre agenda national, sur fond de montée des extrême-droite. Après, entre autres, que le ministre algérien du Travail ait parlé de la France dans une interview comme étant « notre ennemi traditionnel et éternel » et que le conseiller mémoire du Président Tebboun ait critiqué le rapport remis par Benjamin Stora, le qualifiant de « franco-français »(40), le sujet des reconductions à la frontière(41) s’invite dans la pré-campagne présidentielle française à l’automne 2021, quelques semaines avant les commémorations du 60e anniversaire du 17 octobre 1961. Emmanuel Macron se montre ferme en baissant drastiquement le nombre de visas accordés. Le 30 septembre, alors qu’il s’exprime devant des jeunes dont le passé familial est lié à la guerre de libération algérienne, le Président français tient des propos que le pouvoir algérien ne peut accepter. D’abord, il évoque une « rente mémorielle » sur laquelle l’Algérie se serait constituée et qui serait entretenue par le « système politico-militaire », alors qu’il avait, quelques mois plus tôt, toute confiance en Tebboun pour mener les réformes de démocratisation du pays. Ensuite, il s’interroge sur l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation. Tôlé. Alger rappelle son ambassadeur et interdit son espace aérien aux avions français, pourtant stratégique pour l’intervention française au Sahel(42). Difficile de mettre en commun une mise en récit de l’Histoire dans ce contexte.

Mémoire et nation

Emmanuel Macron a-t-il vraiment les moyens ou la volonté de mettre en actes la rupture mémorielle qu’il revendique ? Il a réussi, principalement durant sa première campagne présidentielle, à se forger un ethos qui s’est révélé être bien loin de la pratique. Quelques coups ont certes été réalisés, des rapports ont été rédigés, mais aucun acte mémoriel structurant ne renouvelle en profondeur la mémoire coloniale française. Considérant ses actes et ses paroles durant son premier mandat, on peut douter que le Président français ne bouleverse dans le futur la représentation qu’a la France de son passé colonial.
C’est pourtant cette Histoire coloniale que nous devons intégrer à notre mémoire pour réconcilier l’ensemble de la communauté nationale. C’est l’Histoire des luttes d’indépendance de ces territoires colonisés, des peuples qui les ont menées dans les colonies, ainsi qu’en métropole, que nous devons enseigner dans nos écoles, celle de la répression, des luttes antiracistes, de ces porteurs et porteuses de valise qui ont contribué aux indépendances, de ces pieds-rouges qui ont cru au socialisme algérien. Une véritable rupture concernant les mémoires coloniales est possible, et même nécessaire. Il s’agirait d’abord de se débarrasser des discours datés sur les relations entre la France et les pays anciennement colonisés, mobilisant le champ lexical amoureux ou encore se référant au « civilisationnel », qui dénotent sinon d’un évolutionnisme latent, du moins d’un certain paternalisme. Il nous faudrait ensuite reconnaître les faits et les responsabilités sans attendre de pas mémoriaux de la part d’autres pays, unilatéralement. Cela ne signifie pas exclure de la mémoire des faits, ceux par exemple commis par l’Algérie à l’indépendance, mais nous n’avons pas à exiger la reconnaissance pour nous-mêmes avancer dans notre travail mémoriel ; celui-ci est, rappelons-le encore une fois, nécessaire à une communauté politique apaisée et unie. De là, peut-être, naîtra avec l’Algérie une forme de mémoire partagée.

Références

(1)Saint Augustin (354-430), Les Confessions, 1994, p. 269.

(2)Fouéré Marie-Aude, « La mémoire au prisme du politique », Cahiers d’études africaines, 197, 2010.

(3)Michel Johann, Le devoir de mémoire, Presses Universitaires de France, Paris, 2018, pages 9 à 49.

(4)House Jim et Christophe Jacquet. « La sanglante répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris », in A. Bouchène, J-P Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thenault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 602-605.

(5)Communiqué de presse de la Présidence de la République française, 17 octobre 2021.

(6)Taxonomie coloniale.

(7)Manceron, Gilles, « La triple occultation d’un massacre » in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 97-158.

(8)Manceron, Gilles. « Postface à l’édition de 2021 », in Le 17 octobre des Algériens. Suivi de La Triple occultation d’un massacre, sous la direction de Péju Marcel et Péju Paulette. La Découverte, 2021, pp. 159-169.

(9)Les estimations vont de quelques dizaines de morts à plusieurs centaines. L’imprécision de ces estimations est due à l’effacement des preuves, notamment la destruction d’archives, et au déni mémoriel que nous pointons.

(10)Pour les références aux titres de l’époque, voir Le Cour Grandmaison Olivier, « Massacres du 17 octobre 1961 : de la connaissance à la reconnaissance ? Brèves remarques », NAQD, 2021/2 (Hors-série 6), p. 21-32 et Jean-Pierre Chanteau, « 17 octobre 1961 : une épreuve de responsabilité », Sens-Dessous, 2012/1 (N° 10), p. 15-33.

(11)Les Nouvelles Littéraires, 16 octobre 1980.

(12)Quelques autres titres dénoncent la répression institutionnalisée : France-Observateur, Le Canard Enchaîné, Témoignage Chrétien, journal de la CFTC, la revue Esprit ou encore Les Temps Modernes. Libération, L’Humanité et France Soir évoquent des violences policières, sans plus de précision.

(13)La gauche parlementaire française n’a jamais soutenu l’indépendance de l’Algérie et a même contribué à la répression du nationalisme algérien. Pour exemple, le PCF soutient la répression des manifestations indépendantistes de Sétif, Guelma et Kherrata entre le 8 mai et le 26 juin 1945 – entre 8 000 et 30 000 morts -, vote les pleins pouvoirs à Guy Mollet en 1956 et fait même pression sur le Parti Communiste Algérien (PCA) pour qu’il ne prenne pas part à la lutte pour l’indépendance, ce qu’il finira pourtant par faire. De même, la SFIO est discréditée sur le sujet : élu pour faire la paix, l’arrivée au pouvoir de Guy Mollet est en réalité concomitante à une intensification des hostilités. Enfin, pour la CGT, l’internationalisme de la lutte des classes empêche tout soutien clair aux nationalismes des colonies.

(14)Gaston Defferre réclame par exemple une commission d’enquête parlementaire sur les agissements de la police parisienne durant la manifestation, demande qui n’aboutit pas. Mais ce sont en majorité des “militants de base” qui, souvent dans la clandestinité, passent outre les consignes partisanes.

(15)Organisation Armée Secrète, mouvement proche de l’extrême droite défendant le maintien de la présence française en Algérie, par tous les moyens jugés nécessaires.

(16)Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

(17)Notons aussi la parution dans les années 1980 de plusieurs ouvrages sur le sujet, qui ne recueillent malheureusement qu’un faible écho. Citons par exemple celui de Michel Lévine, paru en 1985 aux éditions Ramsey, Les ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris en 1961, enquête chronologique (du 2 au 31 octobre 1961) fondée sur des témoignages et sur la documentation écrite disponible à l’époque. C’est aussi au début des années 80 que des journaux comme Libération ou Les Nouvelles Littéraires se remémorent Octobre 61.

(18)Pierre Messmer était Ministre des Armées à l’époque des faits et a été, entre autres, Premier Ministre de 1972 à 1974.

(19)Le journaliste Dominique Richard qui suit le procès pour Sud-Ouest écrit, en parlant d’Einaudi, que « le cauchemar des victimes est encore le sien » ; Eric Conan, dans son livre paru aux éditions Gallimard en 1998, Le procès Papon. Un journal d’audience, affirme à la page 28 que les CRS abandonnent leur poste de surveillance jouxtant la salle d’audience pour venir « l’écouter avec attention ».

(20)Le Monde du 5 mai 1998, « Selon le rapport Mandelkern, trente-deux personnes ont été tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre », Philippe Bernard.

(21)En 1999, le rapport Géronimi s’intéresse lui aux archives judiciaires, mais les difficultés d’accès aux archives sont toujours d’actualité en 2022.

(22)Déclaration de François Hollande faite le 17 octobre 2012 à Paris.

(23)L’enquête documentaire du média en ligne Off Investigation, « Macron l’algérien : en marche…vers le cash ? », réalisée par Jean-Baptiste Rivoire et Yanis Mhamdi, propose une clé de lecture fort éclairante sur la raison de cette qualification par le candidat.

(24)Propos recueillis par Michel Winock et Guillaume Malaurie, « « Emmanuel Macron » : Réconcilier les mémoires », L’Histoire, hors-série n°4, 23 mars 2017.

(25)Ibid.

(26)En effet, Emmanuel Macron use régulièrement de termes relevant du langage amoureux pour parler des liens entre la France et les anciennes colonies, il évoque aussi un problème civilisationnel et il reprend des discours très anciens en ce qui concerne l’esclavage.

(27)Austin John, Quand dire, c’est faire, Éditions du Seuil, Paris, 1970.

(28)Sur ce point, notons qu’Emmanuel Macron présente en septembre 2021 les excuses officielles de la France aux harkis, auprès de qui “la République a contracté […] une dette”, dans un discours, prononcé le 20 septembre 2021, long de près de 30 minutes, ponctué d’un échange inattendu avec la salle. Une parole fleuve, et nécessaire, pour les uns – les harkis –, le silence pour les autres.

(29)Le Parisien, « En Algérie, Macron s’excuse pour la colonisation, une « faute grave » pour la droite », 16 février 2017 [https://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/video-en-algerie-macron-s-excuse-pour-la-colonisation-la-droite-denonce-une-faute-grave-15-02-2017-6684201.php]

(30)Jeune Afrique, « Emmanuel Macron à Alger : « Votre génération doit regarder l’avenir » », Farid Alilat, 7 décembre 2017.

(31)D’après un sondage commandé par la revue Historia, 94% des Algériens partagent la qualification de « crime contre l’humanité » faite sur la colonisation par Emmanuel Macron, contre 48% des Français, qui sont 51% à estimer que la colonisation en Algérie a été une « bonne chose » – les Algériens sont 96% à estimer l’inverse. Historia n°903, mars 2022.

(32)Deux jours après la reconnaissance officielle de l’indépendance de l’Algérie, des pieds-noirs furent arrêtés, torturés et assassinés par des soldats algériens, massacre faisant également l’objet d’enjeux mémoriels de taille et de manques de connaissances historiques.

(33)Nous renvoyons ici au livre de Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, ainsi qu’au documentaire de Off Investigation déjà cité.

(34)Comme l’ensemble des pouvoirs, mais néanmoins à des degrés divers.

(35)On compte jusqu’à plusieurs millions de personnes dans les rues algériennes pour certains jours de manifestation.

(36)Les hirakistes considèrent que l’indépendance de l’Algérie est inachevée, qu’elle leur a été volée en 1962 par l’État-Major de la branche armée du Front de Libération Nationale (FLN), lequel s’est maintenu au pouvoir jusqu’à aujourd’hui grâce au clientélisme, à la corruption généralisée et au soutien international.

(37)Dans ces situations, la non-ingérence affichée est bien souvent un soutien déguisé au pouvoir en place. Notons que le hirak, conscient de ces problématiques, appelle à la solidarité internationale des peuples et non des États.

(38)Voir Marc Endeweld, L’emprise. La France sous influence, Seuil, 2022, et notamment le chapitre 12 « Affaires africaines ».

(39)Voir l’article 87bis du Code pénal algérien ainsi que les Nouvelles d’Amnesty International France du 28 septembre 2021, consultable en ligne.

(40)Jeune Afrique, “Algérie-France : de la “réconciliation des mémoires” à la crise diplomatique…Chronique d’une brouille au sommet”, 11 octobre 2021.

(41)Avec notamment ces pays ne délivrant pas de laissez-passer consulaires pour leurs ressortissants s’étant vu notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

(42)Suite aux déclarations d’Emmanuel Macron, Ramtane Lamamra, ministre algérien des Affaires étrangères qui avait accueilli le Président français avec les honneurs en février 2017, quand le candidat avait qualifié la colonisation de “crimes contre l’humanité”, a tenu les propos suivants lors d’une visite au Mali début octobre 2021 : “Dans les relations que nous constituons avec le partenaire français, il y a une logique de donner et de recevoir. Il n’y a pas de cadeau, il n’y a pas de…euh…j’allais dire d’offrande à sens unique”. Le 9 novembre 2021, la présidence française publie un communiqué regrettant “les polémiques et les malentendus engendrés par les propos rapportés” et Emmanuel Macron ne parlera plus de “rente mémorielle” entretenue par un “système politico-militaire”.

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“L’idée centrale de ce rapport est d’élaborer une formule cohérente et intégrée en vue de mettre en place une économie décentralisée qui permette d’utiliser le plus efficacement possible les ressources dont dispose le pays, afin d’atteindre ainsi des taux élevés de développement”. C’est ainsi que débute le manifeste intitulé El Ladrillo, rédigé en 1973 par plusieurs Chicago Boys, un groupe d’économistes formés au sein de l’Université de Chicago qui constitue alors le laboratoire de la pensée néolibérale. Cette pensée postule que l’État doit se désengager au maximum du marché économique, afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle, perçue comme la condition d’une gestion adéquate d’un secteur économique dans la mesure où chaque individu agit de manière rationnelle puisqu’il poursuit son intérêt propre. Les néolibéraux considèrent ainsi que la réussite des uns bénéficie nécessairement aux autres. Si ce manifeste met l’accent sur la nécessité de protéger la liberté économique face à la régulation étatique, il sert de programme économique à la dictature militaire instaurée par Augusto Pinochet au Chili. Cela vient invalider les propos de Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, qui affirme que : “le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique”(1). Force est de constater qu’indépendamment de l’orientation politique des différents États latino-américains, la majorité d’entre eux mettent en place, au cours des années 1980, des politiques économiques largement influencées par la théorie néolibérale, dans un contexte de diffusion à l’échelle régionale des recettes promues par le Consensus de Washington, un programme d’ajustement structurel encourageant la libéralisation des économies latino-américaines et la privatisation de leurs principaux secteurs économiques.

Ces conceptions s’implantent au sein du continent latino-américain sous l’impulsion d’un certain nombre d’“élites dénationalisées”(2), pour reprendre le concept établi par le sociologue Saskia Sassen. Cette expression désigneles acteurs économiques tournés vers l’international qui contribuent à importer au sein de différents États des normes économiques qui se diffusent à l’échelle internationale, à l’image des Chicago Boys ou encore, de personnalités telles que Gonzalo Sanchez de Lozada. Après avoir réalisé des études de Lettres au sein de l’Université de Chicago, ce dernier devient dirigeant de la Compagnie Minière du Sud (Comsur), l’une des plus importantes entreprises minières boliviennes, avant d’occuper à deux reprises la fonction de Président de la Bolivie, de 1993 à 1996, puis entre 2002 et 2003. Il est ainsi intéressant de constater que le fait qu’il ait exercé un rôle clé au sein du secteur privé minier lui a permis de bénéficier d’une forte légitimité politique. Cela traduit le fait que l’importation des conceptions néolibérales au sein de la plupart des États latino-américains s’inscrit dans la perspective de “guerres de palais”(3). Cette expression désigne l’existence de luttes entre différentes factions de l’élite d’un pays qui cherchent à mobiliser des normes internationales susceptibles de leur permettre de s’imposer dans le champ politique national. Il se trouve que dans une période caractérisée par l’émergence de l’idéologie néolibérale à l’échelle internationale, l’expertise économique devient un gage de crédibilité politique. En effet, l’idéologie néolibérale est élaborée par un ensemble d’acteurs économiques désireux de relégitimer le libéralisme classique face au succès de théories hétérodoxes telles que le keynésianisme, selon laquelle la participation de l’État sur le marché économique est nécessaire en vue de stimuler la croissance et relancer l’activité économique par la demande. Dans ce contexte, les acteurs opposés à la théorie keynésienne, qui sont alors marginalisés au sein de l’élite économique, cherchent à acquérir une légitimité scientifique en s’appuyant sur des statistiques et évaluations précises. En découle alors l’idée que le néolibéralisme est un courant privilégiant l’expertise technique à l’idéologie. C’est ainsi qu’un certain nombre d’acteurs économiques favorables à l’application de mesures néolibérales parviennent à s’imposer dans le champ politique des différents États latino-américains en mettant en avant leur expertise économique.

Une dynamique de « reprimarisation extractive » au service de la survalorisation du capital

Or, l’importation de conceptions néolibérales en Amérique latine a eu des conséquences significatives sur les modalités de gestion des ressources naturelles disponibles en grande quantité sur le continent, à l’image du pétrole ou des minerais. De nombreux pays ont donc conduit des réformes similaires :  en Bolivie, l’adoption, sous l’impulsion du gouvernement de Sanchez de Lozada, d’une série de réformes visant à privatiser la majorité des entreprises publiques du pays, en particulier celles chargées de la gestion des ressources pétrolières et minières ; en Equateur l’adoption par le gouvernement de Sixto Duran Ballén en 1993 d’une réforme de la Loi des hydrocarbures qui reconfigurera la participation de l’État dans la gestion des ressources pétrolières au profit du secteur privé. Cette réforme a autorisé des entreprises privées à bénéficier d’un pourcentage de participation dans l’exploration et exploitation des gisements d’hydrocarbures. En d’autres termes, ces entreprises peuvent depuis non seulement exploiter ces gisements, mais sont également propriétaires d’une part de ces ressources, ce pourcentage de possession étant défini au sein d’un contrat de participation conclu avec l’entreprise pétrolière étatique Petroecuador.

Ces deux exemples traduisent le fait que l’implantation du néolibéralisme en Amérique latine a engendré, au sein de la majorité des États du continent, un processus de « reprimarisation extractive »(4)qui se traduit par l’installation de multinationales sur les principaux gisements d’hydrocarbures ou de minerais. Ce processus vient alors reconfigurer les modalités de gestion de ces ressources stratégiques dans la mesure où leur exploitation à grande échelle se substitue progressivement à des modalités d’extraction plus artisanales et locales, qui représentaient jusqu’alors la majeure partie des activités extractives. En d’autres termes, l’insertion du secteur privé dans la gestion des ressources naturelles stratégiques a engendré un élargissement significatif des surfaces exploitées, ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences environnementales significatives puisque la construction d’infrastructures nécessaires au développement de l’exploitation pétrolière et minière sur des surfaces de plus en plus importantes repose pour une grande part sur de la déforestation. De ce point de vue, nous pouvons constater que, si la dégradation de l’environnement est inhérente à la nature même de l’extractivisme, le fait que le développement de ces activités repose principalement sur des conceptions néolibérales contribue à aggraver leur impact environnemental. Le  géographe Andréas Malm explique notamment que les tenants du néolibéralisme appréhendent les ressources naturelles comme des « leviers de survaleur du capital »(5). Autrement dit, elles permettent selon eux d’optimiser au maximum la mise en valeur du capital en démultipliant dans des proportions considérables la production d’un travailleur. De ce point de vue, Malm explique notamment que l’avantage des ressources pétrolières repose sur le fait qu’elles ne nécessitent que peu de main d’œuvre pour être extraites. En effet, dès lors que le gisement est creusé, il est possible de retirer des quantités considérables de pétrole, ce qui permet de maximiser la production du travailleur qui se charge de son exploitation. Si la configuration même des activités extractives permet la survalorisation du capital tiré de ces ressources, nous pouvons constater que les multinationales minières et pétrolières qui s’installent en Amérique latine cherchent à maximiser les effets de ce levier en réduisant le plus possible leurs coûts de production. Ainsi, les modalités d’extraction pétrolière développées par le groupe étasunien Chevron-Texaco en Équateur sont significatives. En effet, Pablo Fajardo, avocat de l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif composé de citoyens et de membres de communautés indigènes qui se constituent partie civile en 2003 en vue de dénoncer les dommages environnementaux causés par les activités de cette entreprise pétrolière en Amazonie, affirme notamment que : « Chevron voulait obtenir le plus de profits possibles avec le plus bas investissement possible. Jamais elle n’a appliqué la technologie adéquate en Amazonie. Elle a jeté des déchets toxiques directement dans la nature »(6). Le collectif dénonce ainsi le fait que le modèle d’extraction pétrolière développé par Chevron-Texaco repose sur la volonté d’accumuler le maximum de profits issus de ces ressources, au détriment de l’investissement dans des technologies susceptibles de réduire l’empreinte environnementale de ces activités. Cette volonté de maximiser la survalorisation du capital généré par les activités pétrolières entraîne ainsi une dégradation significative de la biodiversité au sein de l’Amazonie équatorienne, mais également une raréfaction des ressources hydriques. De ce point de vue, Fajardo explique notamment que Chevron-Texaco : « a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litres d’eau toxique ». La dynamique de « reprimarisation extractive » génère ainsi une pollution importante des cours d’eau, ce qui impacte de manière considérable l’approvisionnement en eau des communautés locales dans la mesure où un certain nombre de ressources hydriques présentes dans ces espaces ne peuvent plus être consommées. Nous pouvons ainsi constater que l’insertion du secteur privé dans la gestion des activités extractives au cours des années 1980 et 1990 a engendré d’importantes inégalités territoriales étant donné que les populations résidant au sein d’espaces fortement pourvus en ressources naturelles stratégiques souffrent notamment d’un manque d’accès à l’eau.

A ces inégalités territoriales, s’ajoutent des inégalités économiques et sociales significatives, comme en témoigne un rapport publié par le Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Équateur(7) qui met en lumière le fait que, tandis que la part du revenu global revenant aux 20% les plus riches de la population équatorienne a augmenté de 7 points entre 1990 et 2004, les 20% les plus pauvres n’en touchent plus que 2,4%, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 1990. Selon plusieurs acteurs économiques et politiques de premier plan tels que Rafael Correa, la dynamique de privatisation des activités pétrolières et minières représente la principale cause de ces inégalités dans la mesure où elle encourage la constitution de monopoles privés qui bénéficient de la majorité́ des profits issus des secteurs occupant une place stratégique au sein des économies latino-américaines, au détriment des États. Dans ce cadre, ces derniers ne disposent pas de ressources suffisantes pour mettre en place des programmes de redistribution sociale de grande ampleur, ou développer des activités susceptibles de permettre la diversification de la structure productive et, par conséquent, une importante création d’emplois.

La privatisation des secteurs minier et pétrolier : une double délégation du pouvoir économique et militaire aux multinationales

Si cette dynamique est malgré tout encouragée par la majorité des gouvernements latino-américains au cours de cette période, c’est parce que ceux-ci cherchent à tirer un avantage comparatif de ces ressources, conformément à la théorie établie par l’économiste libéral David Ricardo, qui affirme que chaque pays doit se spécialiser dans la production dans laquelle il est le plus performant afin de maximiser ses profits et de trouver ainsi sa place dans le système économique international. Dans un contexte de diffusion de l’idéologie néolibérale à l’échelle régionale, l’insertion du secteur privé dans les activités pétrolières et minières est perçue comme la condition d’une gestion optimale de ces ressources, que ce soit en termes de quantité extraite, de modalités d’extraction ou de rentabilité. C’est ainsi que la recherche d’un avantage comparatif vient renforcer la double dynamique de privatisation et d’accroissement des activités pétrolières et minières.

Cependant, l’installation de multinationales joue également un rôle régalien dans un contexte de baisse importante des dépenses publiques.En effet, en vue de justifier la cession de l’ensemble des actions de l’entreprise publique Minera Afrodita au groupe canadien Dorato Resources en 2008, Allan Wagner, alors Ministre de la Défense au sein du gouvernement péruvien, explique que : « La nouvelle conception qui prévaut dans le monde actuel consiste à passer de la sécurité défensive à la sécurité entrepreneuriale ». Autrement dit, la reconfiguration du rôle de l’État sous l’impulsion de l’idéologie néolibérale entraîne une délégation des prérogatives de l’armée aux multinationales minières, qui se chargent alors d’assurer, en lieu et place de l’État, le maintien de l’ordre au sein des territoires fortement pourvus en ressources naturelles. Par conséquent, les grands groupes pétroliers et miniers disposent d’importantes marges de manœuvre en vue de limiter les mouvements de contestation au développement de leurs activités. Outre l’adoption de mesures visant à reconfigurer la participation de l’État dans la gestion des activités extractives au profit du secteur privé, la délégation de la « violence légitime » de l’État à ces multinationales représente ainsi un second pilier sur lequel repose le processus de « reprimarisation extractive ».

Le « tournant éco-territorial » de la fin des années 1990 : l’ouverture d’un nouveau cycle politique en Amérique latine

Malgré le fait que les multinationales minières et pétrolières disposent ainsi de marges de manœuvre considérables en vue d’étendre leurs activités au sein du continent, des mobilisations massives se tiennent au sein de la majorité des États latino-américains à partir de la fin des années 1990 en vue de dénoncer les conséquences sociales et environnementales de la double dynamique de privatisation et d’accroissement des activités extractives. Aux yeux de la sociologue argentine Maristella Svampa, ces différents mouvements constituent un « tournant éco-territorial »(8), qui se caractérise selon elle, par l’émergence d’une subjectivité collective résultant de la rencontre entre des matrices indigènes, des discours environnementalistes, mais également une volonté de réappropriation territoriale, qui conduisent à des changements politiques significatifs. En effet, ces mobilisations engendrent un nouveau cycle politique caractérisé par l’arrivée au pouvoir d’une série de dirigeants de gauche qui s’engagent notamment à réaffirmer la participation de l’État dans la gestion des ressources naturelles stratégiques, à l’image de l’élection d’Hugo Chavez à la présidence du Venezuela en 1999, de Luiz Inácio Lula Da Silva au Brésil et de Nestor Kirchner en Argentine en 2003, suivies de l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en Bolivie en 2006, ainsi que de Rafael Correa en 2007 en Équateur. Cette volonté de reconfigurer les modalités de gestion des ressources naturelles stratégiques au profit de l’État vise à répondre à un double objectif, comme en témoigne la priorité établie par le Plan National pour le Buen Vivir adopté en 2009 en Équateur, qui stipule explicitement que l’État doit s’appuyer sur : « L’accumulation pour la transition et le renforcement de la redistribution ». La priorité du gouvernement équatorien est ainsi d’accumuler le maximum de ressources issues des secteurs économiques déjà développés sur le territoire équatorien afin de mettre en place des politiques de redistribution destinées à réduire la pauvreté, ainsi que les inégalités économiques et sociales, tout en favorisant l’émergence de technologies permettant le développement d’activités industrielles. L’étatisation des ressources pétrolières est ainsi mise au service de la diversification de la structure productive qui doit permettre à l’Équateur de sortir de sa dépendance à l’exploitation des ressources naturelles.  Si la majorité des gouvernements de gauche qui arrivent au pouvoir au cours des années 2000 partagent des objectifs similaires, ils se trouvent rapidement confrontés à un ensemble de contraintes structurelles qui viennent « déradicaliser » leur objectif initial de réorienter de manière significative les modalités de gestion de leurs ressources naturelles stratégiques.

Les gouvernements progressistes face à la dégradation des termes de l’échange

Ces gouvernements subissent notamment les conséquences d’une dégradation des termes de l’échange, pour reprendre le concept établi par l’économiste Raul Prebisch, premier directeur de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL). Ilmet en lumière le fait que la division internationale du travail résultant de la recherche d’un avantage comparatif engendre une relation inégale entre deux catégories de pays : ceux du « Centre » et de la « Périphérie ». Tandis que les premiers, qui sont industrialisés et disposent d’une structure productive diversifiée, se spécialisent dans l’exportation de produits manufacturés, les pays périphériques, faiblement industrialisés, dépendent de l’exportation de matières premières substituables. Ce schéma d’insertion économique internationale est la source de la dégradation des termes de l’échange. Selon Prebisch, les pays qui dépendent de l’exportation de matières premières pour développer leur économie n’ont pas la capacité́ de diversifier leur structure productive, alors que la spécialisation dans la fabrication de produits industriels facilite le développement de structures productives diversifiées, qui nécessitent des créations d’emplois. En effet, si la hausse considérable des exportations de ressources pétrolières ou minières provoque un afflux massif de devises en dollars au sein de ces différents États au cours des années 1980 et 1990, celles-ci doivent être convertis dans la monnaie nationale de ces États, dans la mesure où aucune économie latino-américaine n’est alors dollarisée. Or, la contrepartie de la spécialisation dans la production pétrolière ou minière est que ces États doivent importer de nombreux biens manufacturés,qui ne sont pas produits sur place. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Lorsque les importations deviennent plus importantes que les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensée par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que, lorsque ces dirigeants de gauche arrivent au pouvoir, la majorité des économies latino-américaines sont non seulement mono-exportatrices et faiblement industrialisées, mais également fortement endettées auprès de plusieurs organismes internationaux, ce qui restreint de manière significative les marges de manœuvre dont disposent ces États en vue d’impulser une diversification de leur structure productive. En effet, ils doivent allouer une part importante des revenus issus des activités extractives au remboursement de ces dettes. Certains d’entre eux tentent alors de remettre en question la légitimité de ce type de prêts, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’orientation de leur politique économique.

De ce point de vue, le cas équatorien est significatif. En effet, suite à son arrivée au pouvoir, Rafael Correa décide de créer en 2007 une Commission pour l’Audit Intégral du Crédit public chargée de déterminer la légitimité de l’ensemble des dettes contractées par les gouvernements qui se sont succédés entre 1976 et 2006. Il est convaincu que la remise en cause du modèle économique néolibéral implique de questionner la légitimité de ces prêts dans la mesure où ils sont, pour la plupart, conditionnés à la mise en place de politiques d’ajustement structurel et de réduction des dépenses publiques. Sur la base des résultats de cet audit, l’État équatorien décide alors d’annuler une partie des dettes contractées auprès de ces organismes. Or, si l’État équatorien dénonce la logique sur laquelle repose les prêts octroyés par des organismes tels que le FMI ou la Banque Mondiale, il ne peut pas pour autant se passer d’appui financier extérieur en raison de sa structure économique dollarisée. L’ensemble des liquidités en circulation en Équateur est en effet imprimé par la Federal Reserve (FED), la Banque Centrale des États-Unis(9). Autrement dit, l’État équatorien n’a pas le pouvoir de créer lui-même les devises monétaires en circulation sur son territoire. Par conséquent, il doit en permanence faire en sorte de maintenir un nombre suffisant de liquidités en circulation. Or, l’hostilité suscitée auprès des marchés internationaux par le refus de régler une partie de ses dettes publiques fait que l’Équateur a perdu un certain nombre de débouchés internationaux pour l’exportation de ses ressources naturelles. L’État équatorien manque alors de liquidités et est contraint de se tourner vers de nouveaux créditeurs tels que la Chine. Dans cette perspective, la Banque de développement chinoise (BDC) a notamment mis en place une ligne directe de financement du budget national équatorien en 2011. Or, ce rapprochement économique avec la Chine contribue à renforcer l’extraction des ressources pétrolières en Équateur dans la mesure où, en contrepartie de ces prêts, l’État chinois obtient des parts de marché dans ce secteur économique. C’est ainsi qu’en 2011, l’État équatorien autorise notamment l’entreprise PetroOriental, réunissant la Corporation Nationale Pétrolière Chinoise (CNPC) et le groupe chinois Sinopec, à modifier les délimitations du bloc pétrolier 14 situé dans la province amazonienne de Sucumbíos, afin d’élargir la surface exploitée. Cet accroissement de l’extraction pétrolière s’accompagne d’un renforcement des conséquences sociales de ces activités dans la mesure où des groupes tels que Sinopec exigent, en complément de l’obtention de concessions pétrolières, de bénéficier de l’autorisation de s’appuyer sur un certain nombre de salariés chinois ou provenant de provinces éloignées de celles dans lesquelles se trouvent les ressources pétrolières, dans la mesure où ces salariés sont disposés à accepter des rémunérations plus faibles que les populations locales. Nous pouvons ainsi constater que la configuration de la structure productive et monétaire équatorienne limite à tel point la volonté de rompre avec le processus de « reprimarisation extractive » qu’elle conduit paradoxalement à un renforcement des logiques néolibérales sur lesquelles reposait ce processus.

En effet, de même que les multinationales pétrolières qui s’installent au cours des années 1980 et 1990, les groupes chinois qui développent des activités extractives au cours de la présidence de Rafael Correa cherchent à survaloriser au maximum le capital généré par ces activités en réduisant le plus possible la rémunération de leurs salariés, les mettant par là-même en concurrence avec les populations locales qui sont tout autant précarisées par ce processus. En effet, si ces dernières se voient octroyer des salaires plus élevés en guise de compensation des conséquences sociales et environnementales générées par les activités pétrolières, ces rémunérations restent tout de même insuffisantes en vue de répondre aux nouveaux besoins suscités par le changement de mode de vie qui leur est imposé. De ce point de vue, nous pouvons notamment faire référence au fait qu’en 2011, l’État décide d’installer, au sein du territoire Panacocha situé dans l’Amazonie équatorienne, un centre urbain désigné sous le nom de Communauté du Millénaire et composé d’un certain nombre d’infrastructures telles qu’un centre de santé communautaire, un hôtel s’inscrivant dans la perspective d’une dynamique de développement d’activités touristiques dans cet espace ou encore, une école. Si la biologiste Esperanza Martinez, fondatrice de l’organisation écologiste Accion Ecologica, considère que ces investissements répondent avant tout à une volonté de relogement de la population au sein de nouvelles infrastructures, de sorte à favoriser le développement de l’extraction pétrolière au sein des territoires restants(10), le gouvernement équatorien affirme que le développement de ce type de projets est nécessaire en vue de garantir un accès aux services publics à l’ensemble de la population équatorienne. Cependant, le contrepied de cette logique est qu’elle conduit à imposer aux populations locales un mode de vie qui accentue leur précarisation, dans la mesure où, comme le confient à Esperanza Martinez des membres d’une communauté indigène résidant au sein du territoire Panacocha : “Vivre dans un centre urbain serait impossible car nous n’avons pas de travail susceptible de nous permettre de vivre dans une ville et payer l’eau, l’électricité, d’autres services ou acheter du gaz”. C’est ainsi que la situation de dépendance monétaire dans laquelle se trouve l’Équateur vis-à-vis des États-Unis vient accentuer les conséquences du phénomène de dégradation des termes de l’échange sur les conditions de vie de la population équatorienne. S’il est ainsi nécessaire de tenir compte de la configuration des structures économique et monétaire de ces États afin de comprendre les difficultés qu’ils rencontrent en pour les sortir de leur dépendance à l’extraction de leurs ressources pétrolières et minières, il apparaît par ailleurs important de souligner le fait que le processus de transition énergétique dans lequel s’engage la majorité des États occidentaux à l’heure actuelle vient paradoxalement renforcer l’extractivisme au sein du continent latino-américain.

L’extractivisme au cœur d’un processus de délocalisation de la pollution

En effet, afin de répondre aux objectifs de réduction de gaz à effet de serre fixés par la COP21, la majorité des États occidentaux cherchent depuis plusieurs années à sécuriser leur approvisionnement en ressources minières indispensables à la conception de technologies utilisées dans le cadre de la transition énergétique. Le journaliste Guillaume Pitron explique notamment qu’une voiture électrique peut contenir jusqu’à 4 kilogrammes de cuivre, cette ressource étant utilisée pour concevoir les câbles électriques indispensables à leur rechargement. Par conséquent, la viabilité de la transition énergétique dans laquelle s’engage la majorité des États occidentaux à l’échelle internationale repose paradoxalement sur un accroissement de l’extraction des ressources minières. De ce point de vue, Pitron affirme que “pour satisfaire les besoins mondiaux d’ici à 2050, nous devrons extraire du sous-sol plus de métaux que l’humanité n’en a extrait depuis son origine”(11). De plus, dans un document publié en 1991 et intitulé « Summers Memo » Lawrence Summers, économiste en chef de la Banque Mondiale, invite les États occidentaux à déléguer la majorité de leurs activités polluantes vers des pays pauvres. Suivant cette logique, plusieurs économies de la « Périphérie » (pour reprendre le terme de Prebisch) engagent un processus de répartition des tâches de la transition énergétique avec les États occidentaux, par le biais duquel : « les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques », pour reprendre les termes de Pitron.

Or, l’accroissement de l’exploitation de ressources minières généré par ce processus de délocalisation de la pollution suppose nécessairement une augmentation de l’énergie nécessaire pour extraire ces ressources au sein des pays de la « Périphérie ». A titre d’exemple, la mine de Chuquiquamata, plus grande mine à ciel ouvert du monde située au Chili, est alimentée en électricité par une centrale à charbon qui se trouve dans la ville de Tocopilla dont le fonctionnement repose sur du charbon extrait dans d’autres pays tiers, tels que la Colombie et la Nouvelle-Zélande. L’accroissement de l’extraction de cuivre au Chili qui résulte de la hausse de la demande de voitures électriques au sein des pays développés engendre ainsi une augmentation significative de la consommation d’autres ressources non renouvelables telles que le charbon. Il est particulièrement intéressant de constater que ce processus est encouragé par plusieurs pays occidentaux fortement demandeurs de ressources minières indispensables à la conception des technologies vertes, à l’image de la France. En effet, la centrale à charbon de Tocopilla est administrée par le groupe Engie qui possède cinq autres centrales du même type au Chili. Par ce biais-là, les entreprises à la pointe de la transition énergétique encouragent ainsi un processus d’accroissement des activités extractives qui engendre des conséquences environnementales et sanitaires significatives. En effet, une étude publiée par le Collège médical d’Antofagasta révèle notamment la présence de 19 métaux lourds dans l’atmosphère de cette ville portuaire au sein de laquelle sont transportées les ressources extraites de la mine de Chuquiquamata en vue d’être exportées. D’autre part, le processus d’extraction et de transformation de ces ressources vient renforcer la problématique de l’accès à l’eau au sein des territoires exploités. En effet, au Chili, le déficit d’eau devient tellement important en raison de l’extraction minière qu’il devrait conduire les groupes miniers à utiliser, d’ici 2026, 50% d’eau de mer dessalée. Par conséquent, les agriculteurs et les habitants des régions minières sont soumis à un stress hydrique important. La diffusion de technologies considérées comme étant plus respectueuses de l’environnement au sein des pays occidentaux dépend ainsi paradoxalement d’un accroissement de pratiques polluantes au sein d’autres États dont la structure économique dépend en grande partie de l’extraction de ressources minières.  

Une hausse des nationalismes miniers et pétroliers qui se heurte à la configuration du système d’arbitrage international relatif aux investissements

Face à cette dynamique de délocalisation de la pollution impulsée par un certain nombre d’entreprises issues des pays   occidentaux, nous pouvons constater une hausse des nationalismes miniers et pétroliers au sein de la majorité́ des pays de la « Périphérie ». A titre d’illustration, en Bolivie, où se trouve la plus importante réserve de lithium au monde, Evo Morales a fait adopter en 2008 un Plan national d’industrialisation des ressources évaporitiques visant à développer un ensemble d’activités industrielles permettant à l’État bolivien de maîtriser l’ensemble de la chaîne de production du lithium, de l’extraction de cette ressource à sa transformation en produits dérivés, tels que les batteries nécessaires aux véhicules électriques. L’idée est ainsi de sortir la Bolivie de son statut d’économie mono-exportatrice en impulsant une diversification de sa structure productive par le biais de l’industrialisation du secteur du lithium. Cependant, ces volontés d’étatisation se confrontent à l’opposition d’un certain nombre d’entreprises privées qui s’appuient sur le système d’arbitrage international relatif aux investissements en vue de défendre leurs intérêts. Ce système repose sur des traités bilatéraux d’investissements (TBI) qui sont conclus entre deux États en vue d’accorder un certain nombre d’avantages juridiques aux entreprises issues de l’un des deux États signataires, qui souhaitent investir et développer des activités économiques au sein de l’autre État. Il se trouve que dans un contexte de diffusion des conceptions véhiculées par le Consensus de Washington en Amérique latine au cours des années 1980 et 1990, la majorité des États du continent signent un certain nombre de TBI en vue d’inciter le secteur privé à investir dans leurs secteurs économiques stratégiques. Dans cette perspective, ces traités garantissent notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national, par le biais de la clause de “Traitement juste et équitable” qui établit d’autre part que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements. A ce titre, si une entreprise se considère flouée, elle peut porter plainte contre l’État à l’échelle internationale devant des entités telles que la Cour Permanente d’Arbitrage, qui est notamment chargée d’arbitrer actuellement un différend entre l’État équatorien et le groupe étasunien Chevron-Texaco.

 Ce procès est représentatif de la manière dont le système d’arbitrage international contribue à limiter les marges de manœuvre des États en termes de gestion de leurs ressources pétrolières. En effet, ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’UDAPT, suite à laquelle le groupe pétrolier se voit condamné en 2011 par la Cour Provinciale de Sucumbíos à payer un dédommagement d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices environnementaux et sociaux générés par ses activités. Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’État équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ce géant pétrolier dépose alors une plainte internationale à l’encontre de l’État équatorien. Cela démontre que ce type de traités constitue un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Nous pouvons notamment constater que Charles Brower, l’arbitre désigné par Chevron en vue de défendre ses intérêts, a auparavant été révoqué d’un autre procès opposant l’Equateur à l’entreprise pétrolière Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel(12). Cela démontre à quel point les TBI sont utilisés par le secteur privé comme des instruments de pression à l’encontre du pouvoir politique et ce, d’autant plus qu’à l’image de Brower, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur reconnaissent ouvertement : « qu’ils ne se considèrent pas comme des garants de l’intérêt public »(13), dans la mesure où ils sont membres de directoires d’entreprises. Cela débouche par conséquent sur de nombreux conflits d’intérêts entre des juges chargés d’arbitrer des conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées.

Ainsi, l’arsenal législatif et juridique qui accompagne la dynamique de « reprimarisation extractive » au cours des années 1980 et 1990 limite par conséquent de manière significative les marges de manœuvre dont disposent les Etats en vue de réorienter la gestion de leurs ressources naturelles stratégiques.

Références

(1)FRIEDMAN Milton, Capitalism and Freedom, 1962.

(2)SASSEN Saskia, Losing Control : Sovereignety in an age of globalization, New York : Columbia University Press.

(3)DEZALAY Yves, GARTH Bryant, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d’Etat en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys », Paris, Le Seuil, 2002.

(4)PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, 2008, p. 5-11.

(5)MALM Andreas, L’anthropocène contre l’histoire, Éditions La Fabrique, 2017.

(6) Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.

(7)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008.     

(8) SVAMPA Maristella, “Consenso de los commodities, giro ecoterritorial y pensamiento crítico en América latina”, in Revista del Observatorio Social de América Latina, OSLA, CLASO, Año XIII No 32, Noviembre de 2012, p. 15-38.

(9)CHIRIBOGA-TEJADA Andrés, “La gestion de la liquidité dans l’économie du Buen Vivir”, in SARRADE COBOS Diana, SINARDET Emmanuelle, Le “Bien Vivre” en Équateur : alternative au développement ou développement alternatif ?, Centre de recherches ibériques et ibéro-américaines (CRIIA), n°9, 2019.

(10) MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador.Version digital disponible en : www.amazoniaporlavida.org.

(11)PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2019.

(12)BROWER Charles N., “A World-Class Arbitror Speaks !”, The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.

(13)PARK, W. & ALVAREZ, G. 2003, « The New Face of Investment Arbitration : NAFTA Chapter 11”, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p.394.

 

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Le socialisme de Blum peut-il nous sauver en 2022 ?

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Entretien avec Milo Lévy-Bruhl

Intro :

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Le Temps Des Ruptures : En rééditant À l’échelle humaine de Léon Blum et en lui consacrant une très longue préface, vous nous avez replongés dans la pensée et dans les problèmes qu’affrontèrent les socialistes français durant la première moitié du XXe siècle. À travers, quelques questions nous aimerions prolonger votre réflexion pour voir dans quelle mesure l’écho de cette période est susceptible de nous aider face aux défis que cherche à relever le socialisme en ce début de XXIe siècle. L’exercice nous paraît d’autant plus intéressant que nombreux sont ceux qui font aujourd’hui le parallèle entre la situation actuelle et celle des années 30 ou de la reconstruction d’après-guerre.
Milo Lévy-Bruhl :

Je vous remercie de cette proposition dont je ne peux que partager la finalité puisqu’elle est à l’origine de ma propre démarche : méditer le passé pour agir dans le présent. Spontanément, j’aurais cependant tendance à résister aux parallèles historiques que vous indiquez. De telles comparaisons me semblent toujours trop faciles. En isolant un ou quelques éléments du présent et en forçant l’analogie, untel, pessimiste, nous replonge dans les années 30, un autre, optimiste, dans l’épopée réformatrice des dernières années du XIXe siècle, untel phantasme le retour de la guerre civile et tel autre la reconstruction de l’après Libération. Je ne veux pas nier ce que les comparaisons peuvent avoir d’heuristiques mais encore faut-il caractériser précisément ce qu’on compare. Or, c’est souvent l’inverse. La comparaison devient un réflexe qui permet précisément de faire l’économie de l’analyse du présent en le rabattant sur un passé supposément mieux connu. Le seul mérite du procédé est alors de nous apprendre quelque chose sur la disposition d’esprit de celui qui compare.

Cela étant dit, s’il faut discuter le principe même du parallèle historique du point de vue socialiste, je crois qu’une telle discussion aurait le mérite de nous adresser une question, à nous intellectuels et militants d’aujourd’hui. Celle de nous confronter à nos schèmes d’interprétation des dynamiques historiques des sociétés modernes. Lorsque le marxisme était dominant au sein du socialisme, il n’avait pas de difficultés à comparer des périodes historiques distinctes parce que la société moderne dans son ensemble lui apparaissait gouvernée par des cycles capitalistiques qui pouvaient effectivement se répéter. Par exemple, l’enjeu pour les socialistes dans les années 30 en France a été de savoir si la crise économique de 1929 était une crise de croissance du capitalisme comme une autre ou si elle était la crise finale. Ici, la bonne comparaison revêtait une importance primordiale puisqu’elle conditionnait les modalités de l’action. Blum se prête lui aussi à des comparaisons. Selon lui, la Révolution française, par la proclamation des droits de l’Homme et du Citoyen, a symboliquement ouvert une époque nouvelle de l’histoire de l’humanité : celle de l’émancipation, du développement de l’individu. Or, ce choc originel n’a pas encore été totalement digéré et donne lieu à des crises fréquentes qui voient s’affronter héritiers des révolutionnaires et héritiers de la contre-révolution. À la veille du Front Populaire, il compare donc certaines de ces crises – Affaire Dreyfus, après-guerre, etc. – et se demande si celle que connait alors la France est une énième forme de cette lutte, ou si elle signale l’entrée dans une nouvelle phase de la modernité. S’il tient tant à écrire

À l’échelle humaine, c’est d’ailleurs parce que sur le moment il est persuadé que la grande crise, celle qui ne signale plus seulement un énième à-coup de la Révolution de 89 mais les prémices de la révolution socialiste, a commencé en 1940. De ce point de vue, c’est l’absence de tels supports théoriques qui s’accuse aujourd’hui dans la faiblesse de nos comparaisons. La réactivation de nos traditions analytiques me semble donc un préalable à la discussion des ressemblances et des dissemblances entre les crises du capitalisme de l’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui, entre les pathologies de l’autonomie moderne dont rend compte le fascisme d’entre-deux-guerres et celles d’aujourd’hui.                    

LTR : Dans la préface que vous avez rédigée, vous montrez que la période de la guerre est avant tout pour Blum une épreuve intellectuelle et qu’il en sort avec des conceptions différentes de celles qu’il avait en y entrant, ce qui tendrait à minorer la force de ces traditions analytiques. Pour le dire plus clairement, vous montrez que le marxisme qui est le sien dans l’entre-deux-guerres ne sort pas indemne des évènements.
MLB :

Je ne crois pas qu’il change de conceptions. Disons que les représentations marxistes et celle du « jauréssisme » ont toujours cohabité à l’intérieur de la SFIO, et Blum lui-même essaie, comme tant d’autres, de les harmoniser. Sa vie militante est faite d’une alternance entre majoration marxiste et minoration jauréssienne et inversement. L’enjeu intellectuel de tenir les deux bouts rejoignant un enjeu très politique d’unité de la SFIO dont il s’estime le garant. Mais de ce point de vue, en effet, la SFIO dont Blum est le leader parlementaire dans l’entre-deux-guerres est fortement dominée par le marxisme de tradition guesdiste que représente son Secrétaire Général, Paul Faure. Marxisme qui pèse sur un Blum qui, jusqu’en 1920 s’était montré bien plus jauressien. De ce point de vue, À l’échelle humaine représente le dernier épisode du « moment marxiste » de Léon Blum, un marxisme bien hétérodoxe néanmoins. Mais ce marxisme de la SFIO avait déjà été éprouvé avant-guerre. À l’échelle humaine est comme le chant du cygne du marxisme-guesdiste à la française et il masque une inflexion fondamentale qui se produit dans le socialisme français entre 1930 et 1950. Pour la comprendre, il faut renoncer à penser la période de la guerre comme une période de rupture, ce qui est contraire à notre disposition spontanée, pour apercevoir au contraire les effets de continuité entre les années 30 et l’après-guerre. Il faut considérer les années 30 et l’expérience du Front Populaire comme un lieu d’incubation des politiques mises en place à la Libération. De fait, il y a une continuité historique entre les deux périodes et, à l’arrière-plan de cette continuité, il y a en réalité un problème inédit qui se pose au socialisme français et qui ne fait que s’accentuer des années 30 à l’après-guerre.

Pour saisir cette continuité, il faut repartir du milieu des années 30 et comprendre ce que visait le Front Populaire. Pour les socialistes, la crise de 1929 est considérée comme la crise finale du capitalisme. Autrement dit, la révolution est en approche. Dans ce contexte, hors de question pour eux d’exercer le pouvoir dans les structures bourgeoises de la démocratie parlementaire : le parti entre dans une phase d’attentisme révolutionnaire. Son secrétaire général, Paul Faure, l’explique très clairement en 1934 dans Au seuil d’une Révolution. Pour cette même raison les néo-socialistes, qui eux sont favorables à une collaboration de classe dans le cadre de la République bourgeoisie, sont expulsés du parti. Pourtant, deux ans plus tard, la SFIO a totalement changé d’état d’esprit et amorce un rassemblement populaire qui vise l’accès au pouvoir. Comment expliquer ce revirement ? Avec février 1934, avec l’avancée du fascisme en Allemagne, la SFIO s’est rendue compte qu’il n’y avait pas de passage automatique de la crise du capitalisme au renforcement du prolétariat. C’est le fascisme, point de fuite de sa théorie, et non pas le socialisme qui s’est trouvé renforcé par la paupérisation à laquelle mènent les contradictions du capitalisme. Le Front Populaire vise alors à pallier cette conséquence inattendue. Pour autant, le Front Populaire n’est pas considéré par ses acteurs comme un moment socialiste. Son programme n’est pas présenté comme un programme socialiste, c’est un programme « anti-crise ». Il veut éviter que les ouvriers et les paysans aillent grossir les rangs fascistes. C’est un pis-aller, une politique qui ne peut être et ne doit être que provisoire. L’objectif est seulement de temporiser en attendant la révolution qui vient.  

LTR : Et en 1940, lorsqu’il se met à écrire À l’échelle humaine, Blum pense que la révolution est à l’ordre du jour…
MLB :

Oui, en 1940, malgré le choc que constitue l’invasion de la France, le scénario reste le même. Pour Blum, la classe bourgeoise s’est bel et bien effondrée comme l’anticipaient les socialistes depuis le début des années 30. Ne reste que cette verrue née des dernières phases de radicalisation du capitalisme : le fascisme, sous ses différentes formes. Autrement dit, une fois le fascisme vaincu, ce qui est le but de la guerre, la classe ouvrière organisée se saisira tranquillement de la souveraineté laissée vacante par l’effondrement de la classe bourgeoise. C’est tout à la fois ce qu’explique et ce qu’annonce À l’échelle humaine. Mais les choses ne se passent pas comme attendu. Le fascisme est battu et pourtant la révolution n’a pas lieu. Blum qui analysait si sereinement les évènements de 1940 et annonçait la révolution pour 1945 se trouve, au lendemain de la Libération, franchement démuni. Il ne comprend pas que la révolution n’ait pas eu lieu. Ce à quoi il se confronte, c’est à l’immaturité révolutionnaire de la classe ouvrière organisée et de son parti. Tout d’un coup, un trou se crée entre l’effondrement bourgeois et l’avènement prolétarien que la logique révolutionnaire marxiste-guesdiste n’avait pas anticipé et c’est ce trou qu’il lui faut combler. C’est dans ce contexte inédit que la politique du Front Populaire va changer de fonction. En 1936, elle était provisoire, elle ne visait qu’à entraver la dynamique fasciste en attendant la fin de l’effondrement bourgeois. En 1945, cette même politique peut être reprise et poussée plus loin parce qu’elle n’a plus vocation à être provisoire, mais transitoire. La Sécurité sociale, les nationalisations, les planifications ne visent pas seulement à temporiser en attendant la révolution, mais à préparer la révolution. Dans l’effondrement du marxisme-guesdisme, Blum retrouve la conception de « l’évolution-révolutionnaire » de Jaurès.

LTR : Le sujet des nationalisations est revenu sur le devant de la scène politique ces derniers mois, peut-être qu’en détaillant le changement que vous indiquez dans la conception de leur rôle, on pourrait mieux comprendre l’enjeu de telles politiques pour le socialisme aujourd’hui.
MLB :

Dans le schéma marxiste-guesdiste qui est celui des socialistes au moment du Front Populaire, on ne peut pas prôner les nationalisations autrement que comme des pis-aller provisoires. Pour Guesde, nationaliser c’est « doubler l’État-Gendarme de l’État-Patron ». Une politique socialiste conséquente ne parle donc pas de nationalisations mais de socialisation des moyens de production et d’échange qui ne reviennent pas à l’État mais aux institutions du travail. Au moment du Front Populaire, on insiste donc sur le caractère non socialiste des nationalisations. Dans l’après-guerre, ces scrupules tombent et tout d’un coup, alors que c’est toute la conception de l’État qui est engagée dans le débat, nationalisations et planification intègrent l’éventail des mesures socialistes. Pourquoi ? Dès lors que l’effondrement bourgeois n’a pas suffi, que la Révolution n’est pas advenue et ne semble pas à l’horizon, il faut se remettre au travail, la préparer mais autrement. Les réformes sociales et économiques du Front Populaire sont alors réévaluées et prennent une importance nouvelle. Désormais, elles ne vont plus jouer le rôle de temporisateur mais celui de préparateur de la Révolution. Elles vont libérer du temps pour le prolétariat, elles vont lui offrir des conditions de vie améliorées qui vont lui permettre de se consacrer progressivement à sa tâche, etc. Et à mesure que ces améliorations lui permettront de mieux s’organiser, de développer ses propres institutions, les propriétés et les prérogatives de gestion économique qui avaient été confiées à l’État à la Libération vont lui revenir.

Si je voulais forcer la comparaison, je dirais qu’en 1945 le socialisme français se trouve dans la position du bolchévisme en 1917. La classe antagoniste a été grandement dépossédée, la maîtrise de l’État est quasiment assurée mais les institutions de la société socialiste n’existent pas encore. En Russie, c’est le parti qui va, très mal, remplir le rôle d’agent d’une transition qui n’adviendra jamais. En France, c’est l’État. D’ailleurs, sans qu’il lui soit nécessaire de se le formuler, le Parti Communiste Français reconnait très bien la situation et s’y adapte avec une aisance extraordinaire. Il n’y a pas plus étatistes que les communistes à la Libération. Tant que Maurice Thorez peut s’imaginer transformer les technocrates en agents au service du parti via l’ENA ou les écoles de cadre, il est partant. Pour Blum non plus, le changement de conception n’est pas trop coûteux puisqu’il correspond au schéma socialiste de sa jeunesse, celui de l’évolution-révolutionnaire de Jaurès exposée au Congrès de Toulouse de 1908. À une condition néanmoins, une condition fondamentale : le parti doit toujours garder en tête que cette nouvelle situation ne doit être que transitoire et que les moyens nouveaux dont dispose désormais l’État doivent absolument être au service de la démocratisation de l’économie, de la formation et de la responsabilisation de la classe ouvrière organisée, du développement des institutions socialistes qui viendront progressivement remplacer celle de l’État. Ce n’est pas pour rien que les membres fondateurs du PSA (Parti Socialiste Autonome), puis les dirigeants du premier PSU (Parti Socialiste Unifié), des gens comme Édouard Depreux, qui se revendiquent de Blum, vont passer leur temps dès le début des années 50 à rappeler que le socialisme technocratique ne doit être que transitoire, puis à attaquer la technocratie. Leur grande crainte, c’est que la situation historique transitoire se pérennise, que l’État et la technocratie oublient leur rôle historique. Or, c’est bien ce qui va arriver.

LTR : Comment expliquer l’oubli de ce caractère transitoire de la politique de nationalisation/planification ?
MLB :

Parmi les acteurs socialisants de l’après-guerre – le Parti Communiste Français, la tendance blumiste de la SFIO et la tendance molletiste de la SFIO – il n’y a que pour ces derniers, héritiers du marxisme-guesdiste, que le revirement vis-à-vis de la conception de la révolution et du rapport à l’État est incompréhensible, qu’il est subi et qu’il s’impose sans pouvoir être idéologiquement digéré. Malheureusement, c’est cette tendance qui devient majoritaire dans le Parti dès septembre 1946 et qui le restera longtemps. C’est cette tendance qui redouble de profession de foi marxiste orthodoxe à mesure qu’elle s’en éloigne dans son exercice du pouvoir. Et c’est sa cécité sur l’écart entre son discours et sa pratique qui a profondément désorienté le socialisme français. Sur ce point précis des nationalisations, elle a été révolutionnaire dans le discours et réformiste dans la pratique. Résultat, les nationalisations n’ont été ni provisoires, ni transitoires. Elles se sont installées non pas comme la première phase de la socialisation mais comme une étatisation. Or, quand on gère des étatisations, on ne s’occupe pas de l’organisation de la classe ouvrière, on devient un parti de technocrates. On défend l’étatisation, non plus comme une étape vers la socialisation mais pour des raisons d’efficacité économique, d’outil de régulation des marchés, etc. Et alors, au premier souffle de vent idéologique, à la première déconvenue économique, on perd ses arguments et on commence à regarder les privatisations d’un œil bienveillant. Je pense qu’on ne peut pas comprendre l’histoire du socialisme depuis le Congrès d’Épinay si on n’a pas en tête la position intenable dans laquelle s’était retrouvée la SFIO molletiste depuis la fin de la IVe République. Le Mitterrand qui proclame la rupture avec la société capitaliste est dans le verbiage rhétorique de l’époque et le tournant de 1983 était inscrit dans la trajectoire du socialisme français depuis bien longtemps.

Intuitivement, je pense que beaucoup de gens à gauche sentent cela aujourd’hui puisque la référence qu’ils mobilisent spontanément survole toute cette double séquence – mollettiste et mitterandienne – du socialisme français : c’est le programme du CNR. Or, le programme du CNR c’est le dernier acquis du socialisme à la Blum, et si on en est aujourd’hui à le défendre – ce qui est hautement nécessaire – c’est précisément parce qu’il n’a pas été mené au bout, que les étatisations ne sont pas devenues les socialisations qu’elles auraient dû être. Aujourd’hui, à gauche, le centre de gravité idéologique se trouve entre les gens qui veulent nationaliser et ceux qui ne veulent pas. Les discussions portent sur l’ampleur des nationalisations, c’est-à-dire des étatisations. Et la pandémie, comme la crise climatique, sont venues donner des arguments aux nationalisateurs, mais des arguments centrés sur l’efficacité de l’État comme acteur économique non obnubilé par des enjeux de profitabilité de court terme. Ce qui n’est pas encore la position socialiste d’un Jaurès ou d’un Blum mais cet héritage bâtard des apories du marxisme-guesdisme. Pour un socialiste, la nationalisation au sens d’étatisation ne vaut que comme étape de la socialisation, c’est-à-dire dans la perspective d’une démocratisation générale de l’économie. Donc je dis aux défenseurs actuels de la nationalisation et de la planification : « Messieurs et Mesdames, les radicaux – leur position aujourd’hui est celle des courants de gauche du radicalisme de la IIIème République, encore un effort pour être socialistes ! ».

LTR : Cet oubli du socialisme que vous signalez semble avoir été compensé aujourd’hui par l’avènement d’une autre idéologie : le populisme de gauche. Est-ce que vous y voyez un prolongement du socialisme ou au contraire un signe supplémentaire de son effacement ?
MLB :

Le populisme est une doctrine complexe et il y a un monde entre les premiers textes d’Ernesto Laclau et les derniers de Chantal Mouffe. Laclau, dans ses premiers textes, se confrontait à la question ô combien importante aujourd’hui de savoir qui est l’acteur révolutionnaire du socialisme si le prolétariat ne l’est plus ; soit qu’il ne soit plus révolutionnaire, soit qu’il ne soit plus un acteur politique. Mais tel qu’il a été importé en France entre 2012 et 2017, le populisme de gauche s’inspire plutôt des derniers textes de Mouffe et se présente davantage comme une stratégie électorale, comme une méthode d’accès au pouvoir, que comme une théorie sociale. Avec La France Insoumise, qui s’en revendique explicitement, le populisme de gauche repose sur deux préceptes (je schématise un peu). Le premier est un constat : une oligarchie dirige le pays et utilise l’État pour servir ses intérêts, tout en organisant le maintien de son pouvoir contre le peuple. Le fameux « We are the 99% ». Le deuxième est un objectif : réunir 51% des votants. Pour ma part, je pense évidemment que le constat est faux et surtout que l’objectif, en l’état, est coupable. Mais je vais d’abord essayer d’indiquer les effets de ces préceptes. Si 99% des gens ne sont pas représentés mais que vous ne parvenez pas à réunir 51% des votants, il vous faut une théorie de l’aliénation pour expliquer pourquoi tant de gens ne se rendent pas compte de leur assujettissement. Mais alors si vous postulez une aliénation, vous ne pouvez pas prendre pour argent comptant tous les slogans ou toutes les revendications qui s’expriment dans les 99%. Or, puisque, parallèlement, vous n’arrivez pas réunir à 51% des votants, vous avez fortement intérêt politiquement à soutenir tout ce qui se formule comme revendication politique, avec l’espoir d’élargir votre électorat. C’est le cercle vicieux de la France Insoumise depuis 2012. Je précise ma critique.

Mon premier problème est lié au constat. D’abord, il est empiriquement faux. Ce n’est pas une oligarchie qui gouverne en France. Le macronisme soutient effectivement une dynamique de néo-libéralisation mais les institutions résistent et ces institutions – scolaires, sociales, économiques, etc. – ne sont pas faites pour les 1%. Ensuite, l’idée que le macronisme ne serait que l’instrument d’une oligarchie est en tant que telle une idée fausse. Je sais bien les copinages, les arrangements qui peuvent exister dans certaines sphères mais ce sont des phénomènes secondaires. Le macronisme résulte d’abord d’une vision sociale du monde avant de servir des intérêts. Une vision sociale du monde qui entretient la concurrence plutôt que l’émulation, qui privatise plutôt qu’elle met en commun. Mais une vision du monde qui pour beaucoup de gens, qui n’y ont même souvent aucun intérêt, représente une forme d’émancipation. Même dans sa forme la plus pathologique, par exemple quand Emmanuel Macron dit qu’il faut plus de jeunes français qui aient envie de devenir milliardaires, le macronisme capte une aspiration présente dans les sociétés modernes poussées par des dynamiques d’individualisation. Évidemment, ce qui est glorifié ici c’est une forme pathologique de l’émancipation, c’est-à-dire une aspiration émancipatrice totalement aveugle aux conditions sociales de sa propre possibilité. Mais c’est une aspiration réelle et c’est ce que comprenait le socialisme d’un Blum ou d’un Jaurès. C’est une autre conception, une conception sociale de la liberté et de l’émancipation que ces derniers lui opposaient. À l’idéal d’émancipation individuelle, ils opposaient un idéal d’émancipation collective qui emportait une réalisation plus poussée de l’émancipation individuelle. C’était ça la mission historique du prolétariat : « l’effort immense pour élever, par une forme nouvelle de la propriété, tous les hommes à un niveau supérieur de culture, (…) y compris les grands bourgeois, car nous ne les dépouillerons de leurs privilèges misérables d’aujourd’hui que pour les investir de la justice sociale de demain » disait Jaurès.  

Mon deuxième problème porte sur l’objectif du populisme. Puisqu’il n’est pas au pouvoir alors qu’il se présente comme le représentant des intérêts du peuple, l’oligarchie exceptée, il faut bien que le populisme dénonce une aliénation. Il le fait actuellement sous une forme faible qui surfe parfois avec le complotisme dans le genre critique des modalités de financement et de direction des médias. Pourquoi pas. Mais pourquoi ? En fait, il faut que l’aliénation dénoncée soit faible. Un citoyen qui regarde un peu trop CNews ou C8 peut tout de même plus facilement se désaliéner –  Raquel Garrido aidant – que quelqu’un qui s’est laissé envouter par le fétichisme de la marchandise. À l’inverse, si l’aliénation est trop forte, les mouvements critiques qui s’expriment ne peuvent pas être récupérés parce qu’il faudrait d’abord reconnaître que même lorsque des revendications s’expriment sur un mode critique, les individus aliénés les expriment à travers les catégories du libéralisme, ou dans les catégories du conservatisme, qui est la réaction la plus spontanée au libéralisme. Voilà le fait qui embarrasse le populisme : l’aliénation est très forte, les dispositifs libéraux sont présents dans nos catégories de pensées, dans notre langage, et c’est donc normal que dans un premier temps les critiques qui émergent ne trouvent pas d’autre langage que le langage libéral ou conservateur pour s’articuler. C’est quelque chose que le socialisme français a compris à la fin du XIXe siècle quand il a affronté le « socialisme des imbéciles » qui émergeait en son sein, c’est-à-dire le socialisme qui se branchait sur des critiques conservatrices, sous la forme antisémite notamment, du libéralisme. C’est ce moment-là que le populisme a oublié ou plutôt qu’il doit oublier parce qu’il impliquerait d’accepter que la désaliénation prenne du temps, qu’elle demande des efforts d’éducation, de délibération, que la fameuse « lutte pour l’hégémonie culturelle », même au sens de Gramsci considère les idéologies dans leurs liens avec l’infrastructure socio-économique des sociétés et pas seulement depuis la subjectivité des acteurs. Bref, tout ce qu’il est difficile de reconnaître lorsque l’on vise essentiellement la majorité à la prochaine échéance électorale.

LTR : Est-ce que vous ne réduisez pas ici le populisme à sa stratégie électorale ? La « Révolution citoyenne » que propose la France Insoumise ne s’inscrit-elle pas dans l’héritage révolutionnaire du socialisme de Jaurès et Blum ?
MLB :

L’« évolution-révolutionnaire » de Jaurès n’est pas focalisée sur la conquête électorale et la maîtrise de l’appareil l’État, elle est focalisée sur le développement des institutions socialistes. Ce qu’il faut c’est que les ouvriers organisés développent les institutions du travail qui vont venir remplacer, progressivement, les institutions capitalistes : droits sociaux, syndicats, mutuelles, coopératives, etc. À cette fin, l’État peut-être un moyen. Il peut l’être de deux façons. D’une part, par la loi qui doit mettre les ouvriers en situation légale de pouvoir toujours mieux s’organiser, d’où la réduction du temps de travail journalier et hebdomadaire, d’où les congés payés, les assurances sociales, etc. D’autre part, en soustrayant à la logique de marché certaines entreprises, les plus importantes, et en en confiant la propriété et la gestion aux institutions du travail, c’est le processus de nationalisation-socialisation dont on a parlé précédemment. De ces deux manières, l’État participe de ce qu’on appelle le socialisme par le haut, mouvement qui rencontre le socialisme par le bas des institutions du travail.

A ce titre, l’obsession pour l’élection présidentielle du populisme retombe dans un dualisme ancien que Jaurès avait su dépasser. En France, la gauche traditionnelle oscillait avant Jaurès entre d’une part une conception de la révolution violente, du coup de force, et, d’autre part, une conception de la révolution-légale. Dans un cas, on tente de prendre le pouvoir par les armes à la mode blanquiste, dans l’autre, après avoir obtenu la majorité. Cette deuxième acceptation de la révolution est très présente à gauche et dans une certaine historiographie de la Révolution française qui déshistoricise cette dernière et peine souvent à la comprendre comme le prolongement des dynamiques sociales et politiques de l’Ancien-Régime et des dynamiques intellectuelles du XVIIIe. La France Insoumise réactualise cette conception de la révolution-légale et du grand soir : élection, constituante, etc. Ce faisant, elle prolonge une vision stato-centrée et individualiste. Car l’acteur de cette révolution, c’est le citoyen considéré comme un individu doté d’une partie de la souveraineté. La révolution qui se réalise ici, c’est la somme passagère des souverainetés individuelles et non pas la traduction juridique de dynamiques sociales solidaires préexistantes. Ni le coup de force, ni l’élection et le grand soir, ne correspondent à la conception qu’a Jaurès de la Révolution. Je le cite : « L’esprit révolutionnaire n’est que vanité, déclamation et impuissance, s’il ne tend pas à organiser et à entraîner tout le prolétariat, et si, négligeant la formation de la masse, il se borne à quelques sursauts de minorités aventureuses, de même (…) croire qu’il suffirait d’une surprise électorale et d’un coup de majorité parlementaire pour faire surgir soudainement de la société d’aujourd’hui une société nouvelle, sans que l’idéal collectiviste et communiste ait été au préalable enfoncé dans les esprits, et sans que la pensée socialiste ait commencé à se traduire et à prendre corps dans des institutions gérées par le prolétariat, serait prodigieusement enfantin. »

Derrière cette mécompréhension par le populisme de ce qu’est la Révolution, ce qui se signale c’est une négligence de la sociologie au profit d’une observation du monde social à travers les lunettes de la science politique et des théories contractualistes de la philosophie politique moderne. Mais là-dessus, je me permets de renvoyer à l’entretien sur ce thème que j’ai réalisé avec le philosophe Francesco Callegaro dans Le vent se lève il y a deux ans(1). Mais quand même, je pense que les Insoumis devraient se rendre compte qu’une Constituante dans un pays où la réaction d’extrême-droite est politiquement et idéologiquement quasiment majoritaire – même si elle n’est pas encore hégémonique – n’est pas une perspective très réjouissante pour un socialiste.

LTR : Le populisme français entend aussi mobiliser et politiser des affects pour sortir d’une léthargie libérale. Est-ce que cette méthode n’est pas un remède à la disparition du socialisme que vous regrettez ?
MLB :

Cette notion d’affect est intéressante en ce qu’elle renvoie à des dispositions présentes dans la société qui s’expriment en amont de la normalisation qu’opèrent les institutions politiques. Exiger que toutes les revendications politiques s’expriment dans les termes fixés par les normes policées de la démocratie représentative peut en effet se lire comme une manière de réguler ou d’entraver des formes de politisation. Néanmoins, dans le cas du populisme de gauche, la forme particulière d’emploi des affects pose problème.

Qu’est-ce que l’Insoumission ? C’est une réaction à ce qui est vu comme une radicalisation du libéralisme, ce qu’on appelle souvent « l’offensive néolibérale ». Autrement dit, c’est un affect réactif, ou de résistance, soyons généreux, mais pas un affect organique. En appelant à l’Insoumission vous dites à « l’offensive néolibérale » que vous ne la laisserez pas faire, mais vous ne dites pas ce que vous ferez. Vous vous opposez aux dynamiques sociales qu’accompagne le néolibéralisme mais sans vous mettre dans la disposition de réorienter ces dynamiques vers plus d’émancipation, de justice, de solidarité. En forçant le trait, je dirais qu’il y a quelque chose dans l’Insoumission qui l’apparente à la disposition des luddistes. Or, le socialisme s’est précisément formulé comme un double dépassement du libéralisme d’une part et des simples réactions que le libéralisme suscitait, en ne proposant pas seulement d’entraver le libéralisme mais une organisation sociale différente. À son corps défendant, l’Insoumission est dépendante du néolibéralisme, elle pense qu’elle s’y oppose sans voir qu’elle est son revers.

La proximité peut même être poussée plus loin lorsqu’on observe l’organisation de la sphère de l’Insoumission : direction extrêmement réduite et centralisée, frontière faible entre son dedans et son dehors, management autoritaire révélé par certains épisodes (au moment des européennes ou au Média), etc. on retrouve beaucoup des traits des entreprises néolibérales. Ce n’est à mon avis pas un hasard si le mouvement, comme nouvelle forme d’organisation politique, émerge précisément depuis les années 2010, dans la roue de la radicalisation néo-libérale. Le rapport au chef surtout est pathologique, et ce n’est pas un point de détail. C’est plutôt la clef de voûte de l’Insoumission. Traditionnellement, le parti socialiste faisait un travail de retraduction. Il voyait dans les revendications sociales des symptômes de pathologies et, notamment grâce au travail des intellectuels, au travail des chercheurs en sciences sociales, il objectivait les causes de ces revendications. Il organisait le passage d’une réaction d’individus ou d’un groupe au capitalisme à une régulation de la société en s’appuyant sur ce que le travail intellectuel permettait de clarification de la plainte exprimée dans le mouvement social : des ouvriers manifestent localement pour une augmentation des salaires ; le parti, fort de la maîtrise d’une connaissance intellectuelle des dynamiques de paupérisation capitalistique, va remettre en cause la répartition de la propriété. Dans le passage de la plainte au combat politique, le travail intellectuel produisait un décalage important. Dans la logique populiste, le parti est réductible au chef et le chef n’a pas pour fonction de retraduire mais seulement d’incarner et d’articuler les différentes plaintes qui émanent de la société. Quand Mélenchon dit, dans cette phrase qui a tant fait parler, que le problème ce ne sont pas les musulmans, c’est le financier on a le symptôme du populisme. D’une part, une juxtaposition de deux mouvements sociaux – le combat social classique et le combat antiraciste –  artificiellement, rhétoriquement, réunis, et de l’autre une critique qui s’adresse au financier, une personne, parce qu’elle a fait l’économie d’une montée en théorie qui du financier serait remontée à la finance, de la finance aux mutations du capitalisme, du capitalisme financier aux logiques de pouvoir international, aux évolutions des formes de la propriété, à l’approfondissement du processus d’individualisation moderne, ou que sais-je. Le plus triste dans tout ça, étant surtout l’effet que produit cette structuration de l’Insoumission sur les militants. Il y a une tradition socialiste du rapport au chef qui n’est pas, comme dit Blum, « suppression de la personne, mais subordination et don volontaire ». À titre personnel quand je vois certains cadres de la France Insoumise qui ont compté pour moi et dont, comme dit encore Blum « les supériorités de talent, de culture ou de caractère » me rendaient fier d’être militant, quand je les vois rester silencieux sur les sorties de route de leur chef ou prendre sa défense envers et contre tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander : pour un Insoumis, combien de soumissions ? Il ne peut intrinsèquement pas y avoir de socialisme dans un mouvement qui conditionne sa promesse d’émancipation à une aliénation à son chef. Donc je sais bien que la France Insoumise a un programme, qu’il est constructif. Mais la politique de la France Insoumise ne se limite pas au programme qu’elle propose, quoi qu’elle en dise. La socialisation des militants que génère l’Insoumission, les affects qu’elle stimule : tout ça c’est de la politique, et d’une politique qui n’est pas socialiste.  

LTR : Blum a une conception du chef socialiste qui s’articule avec une certaine morale socialiste que devrait incarner et défendre chaque militant socialiste. Pensez-vous que cette vision soit réaliste ?
MLB :

C’est un point difficile à entendre aujourd’hui tant le socialisme moral renvoie désormais aux leçons de morale. Pour Blum, il s’agit évidemment de quelque chose de très différent. La morale que vise Blum se forge dans les groupes d’appartenances lorsqu’ils sont, de par leur place dans l’appareil productif ou leur position au sein de la nation, en position de percevoir à la fois la solidarité entre ses membres inhérente à toute société moderne fondée sur la différenciation et, d’autre part, les injustices qui persistent dans ces mêmes sociétés. C’est l’origine du rôle éminent du prolétariat. Sa place dans le processus de production lui permet de comprendre la solidarité à l’œuvre empiriquement dans les conditions matérielles de développement des sociétés modernes en même temps qu’elle le confronte aux injustices liées à la structure de la propriété. Le prolétariat subit, plus que tout autre, la tension entre solidarité immanente et injustice réelle. C’est ce qui fait de lui l’acteur révolutionnaire, c’est-à-dire l’acteur dont la prise de pouvoir politique est à même de résorber la tension, l’acteur socialiste par excellence. Mais, il n’a pas le monopole de cette double position.

D’une autre manière, chez Blum, même si c’est exprimé plus subtilement, la minorité juive à laquelle il revendique d’appartenir possède elle aussi un point de vue sur le tout. Sa position minoritaire et surtout son rythme différencié d’intégration à la société nationale, lui permet d’entrevoir les solidarités à l’œuvre dans les sociétés modernes, puisqu’elle en fait l’apprentissage en s’y intégrant, mais en même temps l’antisémitisme qu’elle subit lui donne une bonne idée des injustices que génèrent ces mêmes sociétés. La morale socialiste dont parle Blum surgit donc là où la tension entre différenciation et solidarité entre les groupes est trop forte, là où l’écart entre la précarité à laquelle peut mener l’individualisation et l’idéal de justice lié à la sacralisation de ce même individu est trop criant.              

C’est donc une morale diffuse, qui se développe à même l’expérience sociale, toujours en lien avec des positions sociales spécifiques ou des trajectoires de groupe ou d’individus particulières. Une morale que le socialisme a vocation à concentrer, à incarner et à transformer en puissance d’agir politique. Faire en sorte que la solidarité inhérente aux sociétés modernes s’institutionnalise pour permettre la plus grande émancipation individuelle, voilà son but. Ces institutions ce sont évidemment, au premier chef, l’école. Institution dont le rôle est précisément la diffusion d’une réflexivité sur la forme de solidarité propre aux sociétés modernes. Mais ce sont aussi toutes les institutions socio-économiques qui vont permettre d’accompagner les individus dans une émancipation non pathologique, c’est-à-dire qui n’oublie pas qu’elle est permise par une plus grande solidarité. Si les socialistes doivent faire la preuve d’une morale supérieure, c’est par leur volonté d’aller toujours plus loin dans la mise en place des supports collectifs de l’émancipation individuelle.

C’est peut-être sur ce point, celui de l’idéal porté par le socialisme, que l’Insoumission prônée par le populisme s’est le plus décalée. En opposant l’insoumission à une hypothétique soumission, le populisme masque ce qui a été la principale disposition encouragée par les socialistes de Jaurès à Blum : le service. L’idée du service, qu’on retrouve dans le service public, ce n’est pas du tout l’insoumission et pourtant c’est également l’inverse de la soumission. Le service, c’est le dévouement librement consenti à un idéal. C’est cet idéal qui a porté beaucoup de militants socialistes, Blum au premier chef. C’est cet idéal qui a animé beaucoup de serviteurs de l’État ou de la cause : faire preuve d’abnégation, se compter à sa juste mesure, se mettre au service d’un idéal qui implique précisément – c’est le fond de la conscience sociale de soi – qu’une large partie de son action serve la société et en son sein ceux qui, plus que les autres, sont victimes des injustices qui y perdurent.

LTR : Pour conclure, nous souhaiterions revenir sur la vision de Blum concernant la jeunesse : il n’occupe plus de mandat après la Libération pour laisser la place aux plus jeunes, tout en gardant la direction du Populaire. Son plan est-il de former une nouvelle génération de dirigeants socialistes, capables d’amener la France vers l’idéal ? Est-ce une stratégie qui peut porter ses fruits aujourd’hui ?
MLB :

Blum considère au lendemain de la guerre que sa génération a échoué et surtout que les réflexes intellectuels et pratiques qui sont ceux de sa génération ne sont plus adaptés à la situation présente. Il pense que les jeunes militants qui se sont investis dans les réflexions autour du programme du Front Populaire, dans ses aspects les plus novateurs, et qui ont ensuite combattu dans la Résistance, possèdent des qualités intellectuelles et morales qui manquent aux plus anciens et qui permettront de conduire le socialisme dans la nouvelle phase historique qui s’ouvre après la guerre. Il a en tête des hommes comme Daniel Mayer, Jules Moch, Georges Boris, etc. Mais vous comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici d’une position de principe en faveur de la jeunesse. Blum a longtemps considéré par exemple que sa génération à lui n’avait pas été préparée par les évènements, que ses propres maîtres – Francis de Pressensé, Marcel Sembat et bien sûr Jaurès – étaient morts trop tôt. À l’échelle humaine est très critique envers les socialistes, lui compris, qui ont mené aux destinées du Parti dans l’entre-deux-guerres. Autrement dit, ce ne sont pas toutes les jeunes générations qui sont prometteuses. Il s’agit toujours d’une analyse historique et d’une adéquation entre les qualités requises à un certain moment de l’histoire du socialisme et les compétences développées par une certaine génération du fait des évènements et dynamiques historiques qu’elle a dû affronter elle-même. De ce point de vue, je pense qu’aujourd’hui aussi une place particulière pourrait revenir à une certaine jeunesse, en ce que les conditions de son développement politique sont différentes de celles de ses aînés.

La génération qui n’en finit plus de disparaître depuis vingt ans est le résultat empirique de la disparition du socialisme. C’est celle qui naît à la politique avec le Congrès d’Épinay. Le Parti Socialiste de l’après Épinay c’est tout de même un leader, François Mitterrand, venu de l’extérieur du socialisme et installé à la tête du parti par une alliance de circonstance entre le courant le plus à droite, représenté par Defferre, et le courant le plus à gauche, représenté par le CERES. Autant dire que le ver est déjà dans le fruit. Malgré les slogans, le socialisme d’un Jaurès ou d’un Blum qui possède une consistance doctrinale véritable n’a que très peu irrigué le Parti Socialiste qui s’est refondé à Épinay. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le parti d’Épinay et ses succédanés ont donné deux partis qui revendiquent le socialisme : un libéralisme que représente le quinquennat 2012-2017 et un populisme que représente la France Insoumise. Bien que les deux s’en revendiquent, ni l’un, ni l’autre, n’a à voir avec le socialisme pré-mitterrandien qu’il faudrait raviver aujourd’hui. Le libéralisme du dernier quinquennat a quasiment disparu de la gauche en 2017, ses derniers soutiens ayant trouvé dans le macronisme une voie de reconversion naturelle. Le populisme insoumis est toujours là, mais l’aporie entre son programme d’une part et l’insoumission de l’autre n’en finit plus de se rendre manifeste et le conduirait, même avec une victoire électorale, à l’échec du point de vue du socialisme. L’espoir est donc qu’une nouvelle génération entre en scène après avoir, je l’espère, médité l’échec de ses pères. Elle viendra évidemment des rangs socialistes, insoumis, écologistes mais aussi d’ailleurs, loin des partis. Et vous-mêmes, vous êtes, à votre manière, une partie de cette nouvelle génération et votre revue une incarnation modeste mais symboliquement importante de ce renouveau. Comme disait Blum : « Jaurès aurait aimé votre œuvre ».

 

Entretien réalisé avant l’élection présidentielle 2022

 

Références

(1)Il y a quelques années nous avons essayé, Francesco Callegaro et moi, de pointer les failles du populisme français tout en indiquant la variation de ses formes notamment entre la France et l’Argentine : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro/ & https://lvsl.fr/la-relance-de-la-sociologie-est-une-partie-essentielle-dune-nouvelle-strategie-pour-le-socialisme-entretien-avec-francesco-callegaro/ 

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Le sionisme socialiste, Histoire particulière et universelle de la gauche

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Entretien avec Steve Jourdin

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LTR : Pouvez-vous brièvement expliquer ce qu’est le sionisme socialiste ?
Steve Jourdin :

En France, on qualifie ce mouvement de travailliste, mais c’est une erreur. Il est né à la fin du XIXème siècle. Il s’oppose d’abord au sionisme traditionnel bourgeois, pour qui la solution à l’antisémitisme est la création d’un État juif et l’immigration dans celui-ci, sans avoir d’analyse en termes de classes. Le sionisme socialiste, lui, affirme la nécessité d’un territoire pour les Juifs, mais précise qu’il ne peut pas être un État bourgeois.

Il s’oppose aussi au socialisme tout court, incarné par le mouvement du Bund, créé par des juifs dans la Russie tsariste, pour qui le marxisme résoudrait tous les problèmes, y compris celui de l’antisémitisme. Le sionisme socialiste, lui, dit qu’il faut un État pour les Juifs, afin de les préserver de l’antisémitisme, et qu’il faut que celui-ci soit socialiste, parce qu’il faut faire partie de cette révolution socialiste qui arrive.

Le sionisme socialiste n’est cependant pas un bloc uni. Il se décline sous de nombreuses formes, en Russie notamment. C’est un moment particulier, car c’est celui où les bases du parti bolchévique se créent. Beaucoup de leaders du sionisme socialiste ont participé à cette création, ils ont milité main dans la main avec les futurs grands chefs bolchéviques.

S’il fallait retenir une année importante, qui transforme tout le mouvement du sionisme socialiste, ainsi que la communauté juive en Russie, c’est l’année 1903. C’est cette année-là qu’ont lieu les pogroms de Kichinev, au cours desquels plus d’une cinquantaine de juifs russes sont tués par des foules déchaînées. C’est un traumatisme énorme, une ville entière est saccagée par des hordes d’individus qui massacrent des juifs. Le pouvoir russe n’empêche pas ces pogroms. Or, à cette époque, les juifs de Russie représentaient la plus grande communauté juive du monde, avec environ 5 millions d’individus (70% de la population juive mondiale). Ces pogroms ont provoqué une forte immigration de la population juive, majoritairement vers les États-Unis (en particulier dans la ville de New York), ce qui donnera naissance à une communauté juive démocrate de gauche dans ce pays. Une minorité des migrants part en Palestine, souvent les plus pauvres. Parmi eux, on trouve des sionistes socialistes, qui ont l’habitude du militantisme. Ce sont ceux qui, en 1905, participent à la révolution russe, puis déchantent, et finissent par partir en Palestine.

En termes quantitatifs, les sionistes socialistes représentent entre 1500 et 2000 personnes. Ce sont eux qui créent l’État d’Israël en 1948, ainsi le mouvement travailliste en Israël. Les militants qui arrivent en Palestine sont des travaillistes “pur jus”. Ils sont issus de familles de petits bourgeois (familles qui ne sont pas aisées, mais pas ouvrières, vivant dans des petits villages) et veulent devenir ouvriers. Ils souhaitent retourner à la terre et devenir des travailleurs manuels. Ils sont persuadés que c’est comme cela que le futur État juif va naître. Ils sont également imprégnés de la philosophie marxiste selon laquelle l’avenir appartient à l’ouvrier. Ces premiers sionistes socialistes créent donc en Palestine les kibboutzim (le premier, Degania, est créé en 1909, près du lac de Tibériade), qui constituent les premières expérimentations sociales. Il est important de noter qu’à l’époque, il n’y avait pas de réflexion sur la cohabitation avec les Arabes.

LTR : La cohabitation n’était pas réfléchie par les premiers sionistes socialistes qui sont venus s’installer, mais comment cela s’est passé après leur installation ?
Steve Jourdin :

Il y a eu des conflits. La population arabe a pris conscience que quelque chose se passait. En 1909, il y a eu des attaques sur les installations juives, donc des ripostes, … Ces tensions se sont cristallisées au cours des années 20, lorsqu’à Jaffa ont eu lieu des échanges violents, avec notamment des lynchages de Juifs, et des ripostes de ces derniers. Mais ils sont très minoritaires à cette période. C’est donc dans les années 20 que les Juifs ont pris conscience de la présence de la population arabe.

Pour autant, il n’y a pas tellement de grande réflexion théorique sur le sujet au sein du mouvement sioniste socialiste. Les socialistes juifs qui arrivent en Palestine n’ont pas ce réflexe. Cela peut se comprendre par le fait que leur mouvement est basé sur la pratique : l’essai vient avant la théorisation. Par exemple, le kibboutz est une réponse à la pauvreté et la précarité, il n’a pas été théorisé en amont.

À cette époque, ces pionniers parlent quand même de la “question arabe”, il en reste des traces dans les journaux. Des débats ont lieu au sein du mouvement de l’époque, sans qu’il n’y ait de de véritable tentative de cohabitation. Les seuls à la tenter ont été les communistes (l’aile gauche des sionistes socialistes). Pour eux, le socialisme implique la cohabitation avec les Arabes, pour des raisons de classes sociales.

David Ben-Gourion devient le principal leader syndical dans les années 20 et essaie de réfléchir à la création d’un mouvement qui s’appuie sur les classes. Mais ce mouvement de classe est aussi un mouvement national, qui pense les Juifs contre les Arabes. Cette contradiction est à la base du mouvement travailliste. Les leaders sont conscients de cette contradiction et essaient d’y répondre, mais ils échouent car, dans les années 20, il n’y a pas encore d’État nation dans la région. En effet, dans la zone, les frontières commencent à se dessiner. Les sionistes socialistes veulent donc montrer qu’ils sont forts, pour pouvoir obtenir le plus possible de la communauté internationale. Ils ont bien conscience que les Arabes sont nombreux, et qu’ils ne pourront pas prendre la terre par les armes. Ils évitent donc la confrontation directe et tentent d’installer la légitimité de leur nation par la reconnaissance de la communauté internationale.    

Il est important de noter que la paix avec les Arabes est aussi prônée par certains dirigeants pour des raisons éthiques, de solidarité des peuples, issues du socialisme.

LTR : Dans leur construction, les mouvements sionistes socialistes semblent entretenir une relation ambigüe avec la tradition, entre ancrage et rejet. Pouvez-vous nous expliquer quels liens existent entre la tradition et le projet sioniste socialiste ?
Steve Jourdin :

Cette ambigüité est à l’essence même du sionisme socialiste. Ses fondateurs viennent de milieux conservateurs, ils ont baigné dans la tradition, ont été à la yeshiva ou au heder(1), connaissent très bien la tradition juive et la Bible, savent lire l’hébreu, parlent le yiddish. D’une certaine manière, avec le sionisme socialiste, ils rompent avec leurs pères. Ils sont jeunes (20 ans), célibataires et décident de partir dans un pays lointain. Il se crée un mélange explosif, entre ce qu’ils ont lu dans la Bible et l’ambiance révolutionnaire marxiste du moment. Beaucoup ne croient pas en dieu, et ces jeunes juifs marxistes travaillistes se servent de la tradition, évacuant tout ce qu’il y a de métaphysique. Ils relisent la tradition juive à la lumière du marxisme, du socialisme. Ils relisent certains chapitres bibliques, comme un texte socialiste. Par exemple, pour eux, la sortie d’Égypte, est la première révolution d’esclaves réussie de l’Humanité. Cette nouvelle lecture se matérialise dans les kibboutzim. Pour la fête de Pessah(2), ils lisent le texte de l’exode et réinterprètent les rites juifs à la lumière de leurs nouvelles idées. Pour prendre un second exemple, ils prônent l’égalité entre hommes et femmes.

LTR : Quelle a été l’influence des mouvements sionistes socialistes sur les socialistes en France et en Europe ?
Steve Jourdin :

En France, le mouvement sioniste socialiste a eu des influences dans les années 20 et 30, sur la SFIO notamment. Beaucoup sont impressionnés par leur société, surtout par le kibboutz, et ce jusque dans les années 70, surtout après mai 68. La SFIO des années 20 et 30 regarde leur parcours de près et trouve cela admirable, car le sionisme socialiste des débuts parvient à associer communisme et liberté démocratique. Mitterrand et les responsables socialistes assistent aux réunions du principal syndicat israélien dans les années 70 et 80. Par ailleurs, jusque dans les années 80-90, les travaillistes israéliens étaient influents dans l’internationale socialiste.

LTR : Le tournant libéral, ou néolibéral, que connaissent les partis de gauche israéliens dans les années 70-80 correspond à une vague néolibérale dans le monde, ou du moins en Occident. Quel lien peut-on faire entre ces événements ?
Steve jourdin :

Il y a un mouvement général, un changement de philosophie politique à la fin des années 70. Cela est dû au grand choc économique de la décennie, on découvre pêle-mêle l’inflation et les chocs pétroliers. Israël connaît la guerre des 6 jours et du Kippour, dans toutes les économies occidentales, mais également en Israël, le chômage monte. Les dirigeants de l’époque voient venir tout cela avec grande inquiétude.

Le retournement est donc matériel et économique, mais aussi idéologique, avec la montée en influence de l’école de Chicago. Israël n’est pas hermétique à tout cela. Certains des futurs dirigeants israéliens sont directement influencés par ces idées libérales ou néolibérales, parce qu’ils vont étudier en Europe et aux États-Unis. Ces échanges sont rendus possibles par l’émergence, en Israël, d’une classe moyenne qui part étudier à l’étranger.

Pour reprendre les mots de Naomi Klein, il y a aussi une stratégie du choc en Israël pour lutter contre cette inflation. À l’époque, elle est terrible, à 3 chiffres, elle pousse les usines à fermer. Dans un gouvernement d’union nationale, le Premier ministre de l’époque, Shimon Peres, s’appuie sur les jeunes partis étudier à l’étranger, ainsi que sur l’administration américaine, pour résoudre la situation. Il sera ainsi aidé par Milton Friedman dans cette entreprise et conseillé par des économistes de la Maison Blanche. Israël entre ainsi dans ce que l’on pourrait qualifier d’ère de la startup nation. En effet, le pays se désindustrialise en 1985, et son économie se transforme, dorénavant les inégalités explosent. C’est un vrai tournant pour l’économie israélienne, pour la société et pour ses dirigeants.

LTR : Mais alors, si les nouveaux dirigeants israéliens sont séduits par le néolibéralisme, pourquoi restent-ils travaillistes ?
Steve Jourdin :

La nouvelle génération veut arriver au pouvoir. Elle a le choix entre créer un nouveau parti, ou bien rester dans le vieux parti bien instauré, celui qui a créé l’État d’Israël et qui lui reste associé. Ceux qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont décidé de rester dans ce grand parti travailliste. Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’ils étaient beaucoup plus à gauche que le reste de la société sur le conflit israélo-palestinien. À l’époque (les années 70-80), être favorable à la création d’un état palestinien, était considéré comme très radical. Il était par exemple interdit de parler avec des militants palestiniens.

Pour autant, ces nouveaux dirigeants étaient de droite sur le sujet du travail. Pour eux, il n’y avait plus besoin de syndicats, alors qu’à l’époque, 80% des salariés étaient syndiqués. ⅓ des Israéliens travaillaient pour le secteur public et ⅓ pour le secteur coopératif (kibboutz, …).

LTR : Diriez-vous que la gauche israélienne a fini par abandonner la lutte des classes ?
Steve Jourdin :

Oui, ils ont clairement abandonné la lutte des classes et l’électorat populaire, mais ils l’avaient abandonné depuis longtemps. Par ailleurs, on peut dire que l’abandon va dans les deux sens. L’électorat populaire a abandonné les travaillistes. Dans les années 60 et 70, le parti travailliste regroupait des gens très différents : un avocat pouvait se retrouver aux côtés d’un garagiste. C’était le grand parti qui attrapait tout. Mais ce parti populaire s’est progressivement dé-prolétarisé. Il s’est vidé de son électorat populaire pour devenir un mouvement de classes moyennes supérieures, comme on le voit en France. Cela peut s’expliquer par le changement de sociologie du pays et l’émergence d’une vraie classe moyenne et supérieure. À ce moment-là, les classes populaires se sont tournées vers des partis de droite, ce qui explique leur arrivée au pouvoir en 1977. Depuis, en Israël, les classes populaires sont à droite et les classes moyennes sont à gauche.   

On peut considérer que les classes populaires ne trouvaient plus leur compte dans un parti travailliste emprisonné dans ses vieilles lunes, qui campait sur ses privilèges de classe. La droite a su en jouer. Les dirigeants du parti travailliste se sont embourgeoisés progressivement et ont fini par représenter l’élite du pays. Ils bénéficient de privilèges, de bons postes dans l’armée, ce qui a entretenu une certaine rancune. Ce lien entre les couches populaires et la droite se noue dans les années 70-80 et perdure aujourd’hui.

LTR : La gauche est à la peine dans de nombreuses parties du monde, y compris en Israël. Quel avenir prédisez-vous à la gauche dans ce pays ?
Steve Jourdin :

Il ne faut pas qu’elle ressuscite à tout prix. Si elle doit exister de nouveau, c’est pour évoquer les questions cruciales, et notamment évoquer la question de la résolution du conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, c’est une thématique très difficile à faire entendre dans la société israélienne. Pour l’instant, les habitants pensent qu’on ne peut rien faire sur le dossier. Il y a des torts partagés entre les leaders israéliens dans cette situation, mais il est difficile de faire accepter l’idée que la résolution du conflit est une priorité, et surtout qu’elle est faisable.

Au-delà du conflit israélo-arabe, il faut que la gauche israélienne renoue avec les soucis quotidiens des habitants, avec la question sociale. Elle a été négligée pendant longtemps par la gauche, est revenue sur le devant de la scène avec le mouvement des tentes(3) en 2011, surtout au travers du sujet du logement. Aujourd’hui, il faut traiter en particulier la question de l’inflation après la crise sanitaire. Benyamin Netanyahou avait fait oublier les questions économiques et sociales en parlant du nucléaire et de la sécurité. La gauche aurait donc intérêt à mettre ces questions de pouvoir d’achat et de logement au cœur de ses préoccupations, sans négliger la question du conflit israélo-arabe.

En conclusion, je dirais donc que la gauche n’est pas morte, parce que la gauche ne meurt jamais, mais de quelle gauche parlons-nous ?

Références

(1)Écoles religieuses juives.

(2)Pâque juive.

(3)Mouvement social qui s’est déployé en 2011 dans les villes israéliennes pour protester contre la cherté du logement.

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LTR : Comment, encore jeune homme, entrez-vous en politique ? 
Anicet Le Pors : 

Ma famille est originaire du Léon, qu’on appelle aussi « la terre des prêtres ». C’est en Bretagne, dans le Finistère plus précisément, la partie nord de la mâchoire. L’Eglise a régné sur ce lieu depuis des temps immémoriaux et, à travers mes parents et mes grands-parents, j’ai également reçu cet héritage chrétien. En 1929 ils montent à Paris, d’abord à Versailles puis en différents lieux de la ceinture rouge, pour s’installer enfin au Pré-Saint-Gervais. Pour ma part, j’y suis né en 1931, donc la suite je l’ai vécue ici. Mes premiers engagements politiques se sont faits en direction du christianisme social, du côté du Sillon(1), dont le fondateur est Marc Sangnier. J’étais abonné à la revue Esprit et à Témoignage Chrétien, et j’ai au demeurant décidé d’adhérer à Jeune République, issu du Sillon de Marc Sangnier, en lien avec le personnalisme(2) d’Emmanuel Mounier. Ce sont des noms qui ont été très connus à mon époque.

Mon premier métier, au départ, est d’être météorologiste, et ma première affectation fut à Marrakech. J’ai vu de mes propres yeux l’expérience de la colonisation. Je faisais le catéchisme aux Marocains et ai donc également découvert le clergé colonial, et tout ça m’a désenchanté de la religion. Et pourtant, j’avais failli devenir prêtre quand même ! J’ai adhéré à la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) en 1953, et déçu, j’ai transité vers la CGT, plus à gauche, en 1955. Je rentre en France vers 1957, et je me replonge dans le bain des météorologistes d’ici. Autour de moi, au travail, quasiment tous mes collègues étaient membres de la CGT et adhérents du Parti communiste (PC). J’étais soumis à un pilonnage politique mais, en réalité, je n’attendais que ça ! Ce qui finit par me faire adhérer au PC, c’est le vote sur la Constitution gaulliste en 1958(3). Le Parti communiste était le seul parti qui, dans son entièreté, appelait à voter contre ce qui deviendra la Ve République. Le référendum a lieu le dimanche, avec malheureusement une victoire du « oui », et j’adhère le lundi matin à 8h au PC. J’ai rempli mon bulletin d’adhésion, en expliquant à la personne en face de moi que j’adhérais sans joie, mais qu’il le fallait parce que le PC était le seul à avoir eu le courage de s’opposer au général De Gaulle. J’étais farouchement opposé aux institutions de la Vème République, et je le suis resté. Voilà comment je suis devenu communiste, d’une manière très administrative. Mais ça correspond quand même à des options de fond.

LTR : C’est intéressant parce que vous adhérez au PC dans les années 50, à l’époque où il est un parti de masse avec une teneur idéologique puissante. A l’époque Althusser règne en maître sur la pensée communiste en France, c’est l’intellectuel organique par excellence. Mais vous, vous n’avez pas ce fond marxiste quand vous adhérez ?
Anicet le pors :

C’est un peu plus compliqué que ça. Quand j’étais à Marrakech, je lisais en lecture croisée la Bible et le Capital. Celui qui a provoqué un déclic chez moi, c’est un jésuite, Pierre Teilhard de Chardin. Il a théorisé la loi de convergence complexité-conscience, c’est-à-dire que plus la société devient complexe, plus elle a conscience d’elle-même et de sa complexité. C’est donc un jésuite qui, indirectement, m’a fait adhérer au Parti communiste. Il répondait à une double préoccupation chez moi : sociale-chrétienne d’une part, et scientifique de l’autre – en raison de mon métier- qui me faisait penser que la raison devait conduire vers le progrès. Tout au bout du graphique théorique de Pierre Teilhard de Chardin il y avait un oméga, et chacun était libre d’y mettre ce qu’il voulait : Dieu ou la société sans classe.

LTR : Même si à l’origine votre adhésion est administrative, le travail institutionnel du PC a-t-il progressivement fait de vous un véritable communiste ?
Anicet le pors :

C’était déjà à l’œuvre avant en réalité. Si vous voulez, en raison de mes racines chrétiennes, j’étais a priori réticent lorsqu’on évoquait le communisme. Une fois que vous avez franchi le pas de l’adhésion au Parti, toutes les barrières mentales que vous aviez construites s’effondrent. Elles s’effondrent parce qu’elles avaient avant tout un intérêt rhétorique, pas toujours fondé. Et, à partir de là, je suis devenu un militant de base très actif, discipliné, libre de mes choix.

LTR : Jusqu’à votre entrée au Comité central du Parti en 1979, quelles étaient vos fonctions au sein de l’appareil partisan ?
Anicet Le Pors :

Dans les années 60 et 70 j’ai essentiellement été un militant de base. Vous savez, ça peut étonner aujourd’hui, mais au Parti communiste ceux qu’on faisait monter c’étaient les militants ouvriers avant tout ! On ne regardait pas les intellectuels comme des acteurs du pouvoir, des cadres du Parti. Ils sont des références idéologiques, ils font de la pratique théorique, mais ils ne forment pas l’équipe dirigeante.

LTR : Et quelles étaient vos thématiques privilégiées en tant qu’intellectuel du Parti ?
Anicet Le Pors : 

Progressivement, on m’a regardé comme un expert au sein de l’appareil partisan. J’étais l’un des économistes majeurs du Parti. J’étais responsable des nationalisations et de la politique industrielle, ce qui m’a amené à rédiger cette partie-là du Programme commun(4) avec Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement.

En réalité la majorité de mon activité militante se déroulait à la CGT, et je pense avoir été globalement un bon militant syndical. Quand j’étais au Maroc je m’ennuyais un peu, donc je me suis inscrit en L1 de droit à Marrakech en parallèle de mon travail. Juste pour passer le temps. Et puis après ma première année validée, j’ai arrêté. Et en rentrant en France, j’apprends par hasard que l’économie – qui n’était à l’époque qu’une option de la licence de droit – devient un cursus à part entière. Et j’apprends que, si l’on a déjà une année en droit, on peut la faire valoir en licence économique. Donc évidemment je m’inscris ! C’est au moment du quatrième plan, le plus scientifique, donc à la CGT on critiquait farouchement De Gaulle. Mais c’était médiocre. Je me souviens d’un congrès général de la CGT où Benoit Frachon, secrétaire général de la CGT, disait en ouverture de son discours, « le quatrième plan plan plan rantanplan ». Ça m’a choqué. Si on traite des affaires générales avec une telle désinvolture on a forcément tort.

Cette affaire a eu lieu en même temps que l’ouverture de la licence de sciences économiques, donc j’ai décidé de m’y inscrire pour, ensuite, développer la culture économique de mon syndicat. J’ai fait ma licence, puis un DES (diplôme d’études supérieures). J’ai eu des professeurs remarquables, qui venaient presque tous de la Résistance. Je me suis inscrit pour une thèse que je ne soutiendrai qu’en 1975, avec Henri Bartoli, intellectuel catholique et résistant que j’aimais beaucoup. Le thème de la thèse était « les transferts entre l’Etat et l’industrie ». Ça a donné lieu à un livre, édité au Seuil, paru en 1977, dont le titre est les béquilles du Capital. Sous-entendu, le Capital ne peut tenir que par le financement public de l’Etat, pour lutter contre ce que les marxistes appelaient la baisse tendancielle du taux de profit(5). Tout ça se tient, politiquement, professionnellement, etc. J’en tiens un enseignement philosophique : on ne sait pas où on va, mais on y va. Il faut accumuler des potentiels, il faut penser qu’à tel moment, telle action est essentielle. A un moment, l’opportunité se présente.

LTR : En parallèle de votre parcours militant, comment se poursuit votre métier de météorologiste ? 
Anicet Le Pors :

En 1965, alors que j’étais météorologiste, Valérie Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Economie, crée la direction de la prévision. Giscard, homme de droite, avait rempli cette direction de communistes et de gauchistes, c’est étonnant quand même ! On devait s’occuper des prévisions macroéconomiques, et pointait déjà ce qu’on appelle la RCB, la rationalisation des choix budgétaires. Moi j’étais un canard noir là-dedans, il n’y avait quasiment que des normaliens ou des polytechniciens, de grands intellectuels. C’est assez drôle parce qu’on alimentait aussi bien le cabinet du ministre, que les journalistes de gauche, tout aussi bien que les partis socialiste et communiste ! Puisqu’il s’agissait de faire des prévisions, pourquoi pas les mettre au service du Programme commun. On a mis le Programme commun en musique comme les budgets de la Nation. Pendant trois ans, j’ai travaillé comme jamais, même le samedi et le dimanche. Les gens un peu snobs disaient de moi que je n’étais pas très intelligent, mais que je bossais bien, ça me suffisait amplement. Mais alors arrive mai 68. Tout bouillonne, on se retrouve à la cantine en assemblée générale, et là je suis obligé de me démasquer. Mes collègues découvrent que je suis un marxiste ! Ils tombent des nues, ils voient qu’en plus d’être bosseur, je suis bon orateur. J’ai, à cause de cela, toujours eu beaucoup d’admiration pour VGE. Il a pris le risque de prendre un paquet de marxistes dans son ministère, pour lui fournir des idées économiques nouvelles et qui le surprennent.

LTR : Vous avez adhéré au Parti communiste, vous avez participé à la rédaction du Programme commun, vous avez été dans l’appareil d’Etat, mais vous n’avez jamais fini par adhérer au Parti socialiste, contrairement à beaucoup d’autres. Pourquoi ?
Anicet Le Pors : 

C’est culturel, presque viscéral. Je dirais que je n’ai pas confiance en eux. J’ai vu trop de retournements de veste chez les socialistes. A l’époque, pour citer quelques noms, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane ou Jacques Fournier étaient d’ardents défenseurs de la propriété publique. Mais Jacques Fournier – qui est toutefois resté un ami jusqu’au bout – n’a jamais pu, par exemple, se départir de son appartenance de caste, il a bifurqué sur une théorie vaseuse de l’Etat stratège. Les socialistes ont évacué la question de la propriété. Au moment des gilets jaunes, j’ai publié une tribune dans L’Humanité, pour répondre à Philippe Martinez qui disait que les gilets jaunes, c’était le Front National. Et Fournier n’avait pas cru bon de s’intéresser plus que ça aux gilets jaunes. Son analyse sur eux tenait en une ligne : « le pauvre discours des gilets jaunes ». C’est montrer qu’on appartient à un monde qui ne connait pas le peuple. Quand son père était médecin, le mien était agent de manœuvre à la SNCF rue d’Hautpoul. On n’est pas du même monde. Ça ne me confère pas la moindre aristocratie populaire pour autant, mais ces gens-là ne connaissent pas le peuple.

LTR : Faisons un saut dans le temps. En mai 1981, François Mitterrand est élu Président de la République. En juin de la même année, les élections législatives portent à l’Assemblée une vague rose – 285 députés socialistes – à laquelle s’ajoutent 44 députés communistes. Comment se déroulent alors les tractations entre le Président de la République et le Parti communiste pour la nomination des ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

A aucun moment il n’y a eu de discussion avant le 22 juin 1981. Les seules négociations qui ont eu lieu se sont déroulées dans la nuit du 22 au 23 juin. On avait perdu au sein de la gauche contre les socialistes. Se posait alors la question de la participation au gouvernement. Est-ce qu’on va avec les socialistes ? Si on y va, sur quelles bases ? Pour quels ministères ? Avec combien de ministres ? J’étais alors élu au comité central depuis 1979, donc j’étais dans les proches de Georges Marchais. Je suis donc dans la boucle de négociation. Il y avait d’un côté Mitterrand, Mauroy, Bérégovoy, Fournier. Et côté communiste, Braibant, Le Pors, Fiterman, Marchais. La communication s’est faite à travers cette chaîne, dans cet ordre précis.

On était donc, le 22 au soir, sur le canapé de Georges Marchais et on réfléchissait à ce qu’on devait faire. On était pour qu’il y ait une proportion de ministres correspondant aux voix obtenues aux législatives au sein de la majorité présidentielle. Mais Mitterrand, dans son livre Ici et maintenant, voulait que ce soit sur la base du nombre de députés à l’Assemblée. Ce qui, compte tenu du scrutin majoritaire aux législatives, a favorisé le Parti socialiste plutôt que nous. Avec leur calcul, ça devait faire 5,6 ministres communistes. Comment on pouvait compter ça ? Un ministre d’Etat ça fait 1,5 ministre ; et quatre ministres.

On mandate donc la délégation communiste pour transmettre cette demande aux socialistes, et on décide d’aller se coucher. Le lendemain matin je me retrouve dans le bureau de Georges Marchais avec Charles Fiterman. Marchais ne voulait pas aller au gouvernement. En fin politique, il savait qu’il y avait un risque à s’écarter de la direction du Parti. Georges Marchais s’adresse à Charles Fiterman et lui dit qu’il doit être le chef de file des ministres communistes. Il lui demande ce qu’il aimerait avoir comme ministère. Fiterman répond qu’il aimerait beaucoup les transports. Puis il se tourne vers moi et me demande quel ministère je souhaiterais obtenir. Je fais une synthèse entre mon passé syndical, ma connaissance de l’administration et ma qualification en politique industrielle et nationalisations : le croisement va vers les PTT(6). On fait donc savoir aux socialistes que Fiterman voudrait les transports et moi les PTT. Ils reviennent assez vite en disant « d’accord pour les personnes, d’accord pour les ministères ».

On attendait la suite, on avait amorcé la pompe. Mais rien ne vient. Bon, on va manger. On contacte Pierre Mauroy après déjeuner pour lui dire « et la suite ? » Mauroy nous dit que le Président Mitterrand dit que c’est terminé. Pas d’autres ministères. Georges Marchais devient furieux et fait savoir à Pierre Mauroy qu’on ne participera pas au gouvernement. Deux ministères c’était ridicule. Mais finalement, après un long travail de Fournier et Braibant dans un café place de la République, on apprend qu’on nous accorde quatre ministres dont un ministre d’Etat. On apprend tout de même que Louis Mexandeau refuse de me laisser les PTT : étrange. Bon, finalement, Charles Fiterman aux Transports ; Jack Ralite à la Santé ; Marcel Rigout à la Formation professionnelle ; et moi-même à la Fonction publique et aux Réformes administratives, délégué auprès du Premier ministre Pierre Mauroy. J’ai accepté parce que je m’entendais bien avec lui, et surtout ministre délégué au Premier ministre c’est, dans la hiérarchie, plus haut qu’un ministre ordinaire ! Ça fait 1,25 ministre. Donc on finit à 4,75 ministres.

LTR : Comment, après seulement quelques années au gouvernement, vivez-vous le fameux « tournant de la rigueur »(7)?
Anicet Le Pors : 

En mars 1983, Mitterrand laisse tomber les orientations du Programme commun pour s’aligner sur Thatcher, Reagan et Kohl, qui avaient été élus respectivement en 1979, 1980 et 1982. C’est le début du néolibéralisme dans le monde. La France n’est pas « en phase » avec ce nouvel ordre mondial. C’est pour cette raison que les communistes décident, en 1984, de quitter le gouvernement.

LTR : Comment se passe, au sein du PC, et à travers les échanges entre le PC et le PS, les discussions autour de la sortie ou non du système monétaire européen (SME) (8) ? Quelle est alors la position du PC ?
Anicet Le Pors : 

En conseil des ministres, Chevènement fait un beau discours pour essayer de conserver la politique socialiste, et donc sortir du SME. Il ne souhaite pas du tournant de la rigueur. J’interviens également à ce fameux conseil des ministres. Je ne dis rien d’extraordinaire, mais j’apporte ouvertement mon soutien à Chevènement, qui était la bête noire des libéraux du PS. Jacques Delors dit alors, en me regardant : « il ne peut pas y avoir deux lignes au gouvernement ». La position du PC était la même, on voulait sortir du SME et poursuivre une véritable politique sociale au service du peuple. Mais le Parti n’est pas beaucoup intervenu malheureusement.

LTR : Comment se déroule alors, en 1984, le départ du gouvernement des quatre ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

Le matin du 18 juillet 1984, on avait voté au Parti, au bureau politique, le maintien des ministres dans le gouvernement. Et Georges Marchais, alors en vacances, est prévenu. Il rentre immédiatement à Paris. Il arrive l’après-midi de ce vote, et impose finalement que l’on vote le départ des ministres.

LTR : Faisons une nouvelle fois un bond en avant. En 1993, vous quittez le comité central du Parti, et en 1994 le Parti communiste lui-même. Comment, personnellement, vivez-vous progressivement cette rupture ?
Anicet Le Pors : 

Je décortique, dans un livre intitulé Pendant la mue le serpent est aveugle, cette mécanique de ma séparation progressive avec le PC. Avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS, on voit en France se développer des nouveaux courants dans le Parti communiste, qui veulent le refonder ou le renouveler. J’en faisais partie. On voulait en France la même libéralisation de l’appareil partisan que ce que faisait Gorbatchev avec sa perestroïka (9). J’étais très libre contrairement à d’autres camarades. J’ai toujours travaillé en dehors du Parti, à la météorologie ou à la direction de la prévision, je n’ai jamais été entièrement inféodé au Parti. Depuis 1985 j’étais de plus au Conseil d’Etat, je n’étais pas dépendant financièrement du Parti communiste, alors que mes camarades l’étaient.

Ils avaient, et ça peut se comprendre, peur de perdre leur poste en critiquant l’appareil politique. J’avais plusieurs revendications en 1990 : 1° supprimer le discours fleuve au début de congrès qui ne servait à rien ; 2° pas de vote sur le rapport introductif au bureau central – parce qu’on discutait puis votait sur un texte sans le modifier, ça ne servait à rien ; 3° la fin du centralisme démocratique (10). Finalement, tous ces points m’ont été accordés quelques années plus tard. J’avais satisfaction sur tout. Je me suis alors dit que j’étais en train de me faire avoir, « il faut tout changer pour que rien ne change » comme dit l’adage. C’est pour ça que je démissionne du comité central en juin 1993, parce que je considérais qu’on se foutait de ma gueule, je ne croyais pas à leurs faux changements. En 1994, je quitte définitivement le Parti communiste, que j’avais rejoint près de quarante ans plus tôt. La même année, je rejoins Chevènement – qui avait quitté le PS – sur une liste aux européennes. La liste a quand même de la gueule. Numéro un, Chevènement, numéro deux, Gisèle Halimi, numéro trois Le Pors. J’ai également suivi Chevènement aux présidentielles de 2002, et ça n’a pas été plus chanceux. Avec le recul, je pense qu’il lui a manqué un 18 juin…

LTR : Pour avoir la stature d’un De Gaulle ?
Anicet Le Pors :

Non, pour avoir une opportunité, une brèche historique où se glisser. Il lui a manqué le coup du destin. J’ai longtemps conservé des rapports amicaux avec Chevènement, un peu moins maintenant parce que je trouve qu’il vieillit mal [rires]. De la même manière, j’ai toujours de très bonnes relations avec les communistes. Tous les deux ou trois mois, l’Humanité me demande d’écrire un article pour eux. Mes amis communistes me disent souvent « toi au moins, tu n’as pas adhéré au Parti socialiste ! »

Références

(1) Mouvement politique fondé en 1894 qui vise à rapprocher République, ouvriers et catholicisme.

(2) Mouvement spirituel et philosophique, fondé sur le respect de la personne humaine, qui se voulait une troisième voie entre le capitalisme débridé et le fascisme.

(3) Le référendum constitutionnel du 28 septembre, qui fonde notre Ve République, est approuvée par 82,6% des Français. Il instaure un régime, quoique toujours parlementaire, qui donne un certain pouvoir au Président de la République.

(4) Le Programme commun est le programme de gouvernement adopté en juin 1972 entre le Parti communiste et le Parti socialiste. En 1977, cette alliance programmatique est rompue, mais le programme du PS en restera profondément imprégné lors de la rédaction de son programme présidentiel de 1981.

(5) En résumé, cette théorie marxiste indique que les capitalistes, pour augmenter leur productivité, sont obligés d’avoir de plus en plus recours à du Capital (machines par exemple) plutôt qu’à du Travail. Or, en théorie marxiste, le profit vient de la valeur ajoutée du Travail. En conséquence, si on diminue la part du Travail dans le mode de production, la valeur ajoutée – donc le taux de profit – diminue.

(6)Postes, télégraphes et téléphones. Administration disparue en 1990.

(7) Bifurcation libérale du gouvernement socialiste en mars 1983 qui décide, pour s’aligner sur l’idéologie libérale de la mondialisation, de tourner le dos aux réformes sociales majeures du début du septennat de Mitterrand.

(8) Système monétaire européen, système instauré en 1979 qui avait pour dessein de resserrer les convergences entre monnaies européennes.

(9) La perestroïka était la grande réforme de la bureaucratie soviétique lancée par Gorbatchev pour impulser un nouveau dynamisme à l’URSS alors calcifiée. Avec la glasnost (politique de transparence et d’ouverture), la perestroïka furent les deux piliers de l’ère Gorbatchev rompant avec l’immobilisme de l’ère Brejnévienne.

(10) Le centralisme démocratique est un concept marxiste-léniniste qui renvoie à l’organisation du parti communiste. En principe, la liberté de parole doit y être consacrée, les débats encouragés, mais une fois le vote effectué c’est l’unité d’action qui prime. 

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« Alors que les avatars du marxisme ont perdu le souffle originaire de la pensée marxienne, alors que la théologie de la libération s’est épuisée, nous retrouvons unis, dans les textes de la constitution correanne, la source retrouvée des deux messages de fraternité humaine »(1). C’est en ces termes très élogieux que le philosophe Edgar Morin fait référence à la Constitution adoptée par référendum en 2008 en Equateur, suite à l’élection de Rafael Correa à la Présidence de la République équatorienne au mois d’octobre 2006. Il considère ainsi que la réforme constitutionnelle impulsée par ce dernier s’appuie à la fois sur des grilles d’analyse marxistes et sur une conception inspirée de la théologie de la libération, imprégnée de l’idée qu’il faut en permanence lutter contre les inégalités économiques et sociales pour améliorer les conditions de vie de la population. En ce sens, l’élection en 2006 du gouvernement de la Révolution Citoyenne, avec à sa tête Rafael Correa, représente la première tentative d’institutionnalisation d’un mouvement d’opposition au néolibéralisme en Equateur. Il estalors intéressant de se pencher sur les modalités d’application des conceptions portées par les acteurs de la Révolution Citoyenne afin de dresser un bilan exhaustif de ce processus politique.
L’arrivée au pouvoir de Rafael Correa et la volonté de “renationalisation” des activités extractives
L’élection de Rafael Correa s’inscrit dans la foulée d’importantes mobilisations sociales qui se tiennent à partir de 2005 pour dénoncer les conséquences économiques et sociales des mesures de privatisation des principaux secteurs économiques progressivement adoptées par les gouvernements qui se sont succédés à partir du début des années 1980, en particulier au cours de la présidence du conservateur Sixto Duran Ballén (1992-1996). Un rapport du Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur, publié en 2008 déclare que dans la population équatorienne, les 20% les plus pauvres touchent en moyenne 2,4% du revenu global en 2004, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 19902. Dans ce contexte, à la suite de son élection, Rafael Correa s’engage à réguler les ressources économiques afin qu’elles permettent de financer d’importants programmes de redistribution sociale, en s’appuyant notamment sur les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières. En effet, comme le mentionne explicitement la réforme de la Loi des Hydrocarbures de 1971 adoptée en 2010 : “les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien”(3). Les activités d’exploitation des ressources pétrolières se sont renforcées avec l’arrivée au pouvoir du général Guillermo Rodriguez Lara en 1972. Suite à la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures au sein de l’Amazonie équatorienne, ce dernier décide de s’appuyer sur l’exploitation de ces ressources pour financer l’industrialisation du pays. Les gouvernements successifs vont faire le choix de renforcer l’exploitation de ces ressources, pour que l’Equateur se démarque sur la scène internationale comme un pays producteur et exportateur de pétrole. Selon Henry Llanes, spécialiste des politiques pétrolières équatoriennes, au cours de la période s’étendant de 1972 à 2002, les revenus issus de l’extraction pétrolière ont représenté en moyenne 35,7% du budget général de l’État(4). C’est pour cela que Rafael Correa considère qu’il est nécessaire de s’appuyer sur une réorientation des revenus pétroliers vers l’État pour mettre en place des programmes de redistribution destinés à réduire la pauvreté. Il déclare à ce titre : “Le principal objectif d’un pays tel que l’Equateur est d’éliminer la pauvreté. Et pour cela, nous avons besoin de nos ressources naturelles”(5). Pour autant, au sein des mobilisations qui se tiennent en 2005, plusieurs mouvements tels que la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE) dénoncent les conséquences sociales et environnementales des activités extractives. La gestion des ressources pétrolières est alors au coeur des controverses traversant la gauche équatorienne. Dans l’ouvrage intitulé : Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Matthieu Le Quang et Tamia Vercoutere, respectivement politologue et sociologue, expliquent que le courant qualifié d’“éco-marxiste”(6), majoritaire au sein du gouvernement formé par Rafael Correa, ne suscite pas l’unanimité au sein du mouvement Alianza Pais qui a pourtant soutenu sa candidature à l’occasion de l’élection présidentielle de 2006. Ce courant envisage l’État comme un outil permettant de redistribuer les moyens de production et de rompre ainsi radicalement avec le modèle capitaliste. Dans cette perspective, les corréistes considèrent que le principal problème de l’économie équatorienne n’est pas l’extractivisme en lui-même, mais le fait que la part principale des revenus de cette activité revienne au secteur privé et non à l’État. Selon la géographe Marie-France Prévôt-Schapira, à l’image de nombreux pays latino-américains, l’Equateur s’engage, à partir des années 1980, dans un processus de “reprimarisation extractive”(7) défini comme “un nouveau cycle d’exploitation et d’exportation de leurs ressources naturelles” fondé sur une reconfiguration de la participation de l’État au profit du développement de l’initiative privée dans la gestion des ressources pétrolières. Cette dynamique s’opère en parallèle (et est potentiellement encouragée) par la diffusion au sein du continent latino-américain du Consensus de Washington. Il s’agit d’un programme de stabilisation économique et d’ajustement structurel, qui s’inspire des théories économiques de l’Ecole de Chicago, une école de pensée néolibérale, promouvant l’idée selon laquelle l’État doit se désengager du marché économique au profit de l’initiative individuelle. Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, déclare à ce titre : « nous supposerons que l’individu qui prend ces décisions agit comme s’il poursuivait et tentait de maximiser un seul but »(8). Le Consensus de Washington encourage ainsi la libéralisation des économies latino-américaines, la privatisation de leurs principaux secteurs économiques et l’abaissement des barrières aux Investissements Directs Étrangers (IDE). C’est donc en réaction aux politiques économiques néolibérales du Consensus de Washington que va se construire la pensée économique des principaux acteurs de la Révolution Citoyenne. En effet, aux yeux de Rafael Correa, la libéralisation des économies est le pilier du capitalisme : c’est donc au néolibéralisme qu’il faut s’opposer afin d’élaborer une politique de rupture avec l’économie capitaliste. C’est parce que le Consensus de Washington encourage la privatisation des principales activités économiques des pays latino-américains que la “reprimarisation extractive” va encourager l’installation de grandes entreprises privées en Equateur. Le néolibéralisme apparaît donc comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant de la majorité des profits issus de l’activité extractive. Ce qui est critiqué est moins l’importance de l’activité extractive dans l’économie équatorienne que sa dimension capitaliste. Le principal objectif affiché par Rafael Correa lorsqu’il arrive au pouvoir est donc de construire un État fort et centralisé, capable de contrôler ses activités et de développer efficacement son marché économique. Cela se traduit notamment par l’adoption, le 27 juillet 2010, d’une réforme de la Loi des Hydrocarbures adoptée en 1971, qui engendre une importante étatisation du secteur pétrolier par le biais de la création de deux organismes : le Secrétariat aux Hydrocarbures, chargé de renégocier les contrats de participation octroyés aux entreprises privées et de l’Agence de Contrôle des Hydrocarbures, qui veille au respect de l’application des clauses contenues dans les contrats renégociés, ainsi qu’à l’application des sanctions à l’égard des entreprises cherchant à contourner la loi.
Le néolibéralisme apparaît comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant des revenus de l’activité extractive.
La construction d’un État fort et centralisé : instrument de l’institutionnalisation d’un anti-néolibéralisme équatorien
Le pendant politique de cette étatisation économique est la volonté d’unifier le peuple équatorien autour du concept de nation. En effet, les corréistes considèrent que les faiblesses de l’État équatorien sont dues au poids de différentes corporations qui défendent les intérêts d’un secteur de la société, au détriment des autres. Or, ces corporations jouent selon eux un rôle prépondérant dans la détermination des politiques économiques en faisant pression sur les gouvernements. C’est pour cette raison que, selon Rafael Correa, la construction d’un État fort et centralisé doit reposer sur une “décorporisation”. Il envisage ainsi l’État comme un outil permettant d’unifier les différents secteurs de la société autour d’une vision et d’objectifs communs sur lesquels doit reposer la nation politique. L’étatisation sur le plan économique, est donc fortement corrélée à la centralisation politique. Il défend l’idée que le gouvernement est le seul à défendre les intérêts de l’ensemble de la nation, alors que les corporations et les différents corps intermédiaires mettent en avant uniquement les intérêts de certains groupes. C’est pourquoi, le gouvernement de la Révolution Citoyenne a fait de la lutte contre la “corporisation” de l’État une priorité. La volonté affichée de gouverner en se passant des corps intermédiaires peut conduire à rapprocher cette politique du populisme. Le populisme est défini par Ernesto Laclau(9) non pas comme un régime politique en soi, mais plutôt comme un moyen d’exercer le pouvoir au sein d’un régime politique. Il distingue la “totalisation démocratique” de la “totalisation populiste”. La première s’appuie sur la logique de la différence, en distinguant clairement les demandes de chaque groupe social ou secteur de la société. Chaque demande nécessite donc des réponses spécifiques. Cette totalisation démocratique annihile toute forme d’antagonistes puisqu’elle considère qu’il n’existe pas des demandes opposées, mais seulement des demandes différentes. Rafael Correa s’oppose à cette totalisation démocratique puisqu’elle encourage le développement de la “corporisation”. A l’inverse, sa conception de l’État s’appuie plutôt sur la “totalisation populiste”, consistant à unifier les différentes demandes autour d’un intérêt commun. Le populisme cherche, selon Ernesto Laclau, à unifier tous les exclus et dominés en leur montrant que leurs problèmes ont une source commune, le néolibéralisme. De ce point de vue, le gouvernement de Rafael Correa, tout comme les théoriciens marxiste, a pour objectif de convaincre toutes les catégories sociales en difficulté que leurs problèmes ont la même source et qu’elles doivent donc se soulever pour renverser le système de domination qui les maintient dans cette situation. Si, dans les deux cas, l’ennemi désigné est le capitalisme, il n’est pas appréhendé de la même façon : en effet Rafael Correa considère que la transition vers une sortie du système capitaliste doit passer par une rupture avec les logiques néolibérales. C’est pourquoi ce gouvernement équatorien a tenté d’y parvenir par le biais d’une institutionnalisation d’un mouvement anti-néolibéral, au travers de la constitution d’un État fort. Pour autant, ce gouvernement ne peut être qualifié d’anti-démocratique. S’il rejette la totalisation démocratique et répand des concepts habituellement attribués au populisme, il est fondamentalement démocratique. Ce gouvernement considère qu’il doit lutter contre les corporations afin de renforcer le lien direct entre lui et le peuple, qu’il estime être le seul représentant légitime des intérêts de l’ensemble de la société. Ce lien direct repose notamment sur le plébiscite, c’est-à-dire que les élections et référendums donnent une légitimité indispensable à la poursuite de la Révolution Citoyenne. La réforme constitutionnelle souhaitée par Rafael Correa dès son arrivée au pouvoir est ainsi adoptée par référendum. Cependant, cette conception de l’État est contestée par les deux autres principaux courants du mouvement Alianza Pais, qui sont qualifiés par Le Quang et Vercoutere d’ “écologistes” et de “culturalistes” – ou d’“indigénistes”.
Les écologistes équatoriens, entre anticapitalisme et anti-extractivisme
L’un des principaux représentants du courant écologiste est Alberto Acosta, Ministre de l’Energie et des Mines au début de la présidence de Rafael Correa. S’il se montre rapidement critique à l’égard du gouvernement, c’est car il n’appréhende pas l’extractivisme de la même manière. Oui, la dimension capitaliste de l’extractivisme a engendré des inégalités, mais il va plus loin et pense que l’extractivisme est, par essence, capitaliste. Selon lui : « l’extractivisme est une modalité d’accumulation qui commença à se forger il y a 500 ans. (…) Cette modalité d’accumulation extractive fut alors déterminée par les demandes des centres métropolitains naissants ». Il explique ainsi que le développement des activités extractives est corrélé au développement des logiques d’accumulation des ressources. L’extractivisme est ainsi l’une des conditions du développement du capitalisme, au niveau national comme au niveau international. Selon lui, l’importance de la pauvreté dans un pays est souvent corrélée à la présence de ressources naturelles. Cela montrerait que l’extractivisme est fondamentalement capitaliste puisqu’à l’échelle nationale, il favorise l’accumulation du capital entre les mains d’un petit nombre d’individus détenant les entreprises qui exploitent les ressources naturelles. A l’image d’Alberto Acosta, les écologistes dénoncent ainsi le fait qu’à l’échelle internationale, le développement des activités extractives renforce le système capitaliste puisqu’il assigne chaque pays à une place précise dans la hiérarchie internationale en fonction de son activité économique. En d’autres termes, l’extractivisme favorise selon eux la logique de la division internationale du travail telle que théorisée par l’économiste libéral David Ricardo. Les écologistes considèrent donc que la priorité est de mettre fin à l’extraction des ressources naturelles.
Le Sumak Kawsay face à l’État-nation
Cette priorité est partagée par les “culturalistes”, qui défendent les volontés de souveraineté territoriale et d’autosuffisance économique des communautés indigènes qui vivent notamment au sein des territoires impactés par le développement des activités extractives. Ces revendications sont notamment portées par plusieurs organisations, comme la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE). Les “culturalistes” s’appuient sur le concept indigène de Sumak Kawsay, qui affirme : la priorité de “faire” sur “avoir”, l’adaptation des activités humaines à l’environnement, la valorisation des traditions et savoirs ancestraux et la volonté d’autogestion communautaire, reposant sur le développement d’initiatives locales. Ainsi, on retrouve dans le concept de Sumak Kawsay ceux de la défense du territoire, des identités locales et l’idée d’une relation harmonieuse entre l’Homme et la nature. Les tenants de cette conception considèrent l’être-humain comme faisant partie de l’environnement qui l’entoure et non comme un individu qui entretiendrait un rapport de domination et de prédation avec lui. L’extraction pétrolière entre en contradiction avec les traditions indigènes. Il est ainsi intéressant de constater que les débats relatifs à l’extraction des ressources naturelles sous-tendent deux conceptions bien distinctes de la société. En effet, la défense par le gouvernement de Rafael Correa d’un État fort et centralisé comme le contrepied de l’organisation néolibérale de la société se confronte à la revendication d’un État plurinational, défendu par un certain nombre de communautés indigènes et la CONAIE. Ces derniers défendent ainsi la mise en place d’un État reconnaissant l’existence de différentes nationalités et veillant au respect et à la protection de leurs traditions. Dans cette perspective, plusieurs communautés indigènes ont fait preuve d’une certaine réticence à l’égard de la volonté affichée par le gouvernement d’utiliser les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières dans la construction d’établissements éducatifs. En effet, si le développement d’écoles sur l’ensemble du territoire est perçu comme une condition de l’amélioration de l’accès à l’éducation par les corréistes, cela est ressenti par les peuples indigènes comme une stratégie d’assimilation à un autre modèle de société. Ils perçoivent le développement de ce type d’infrastructures comme une menace pour la préservation de leurs traditions et de leurs savoirs. Le témoignage de plusieurs membres de la communauté Kichwa de Pañacocha est significatif : “Ils sont en train de construire les écoles du millénaire qui cherchent à réunir tous les étudiants de la paroisse de Pañacocha et des communautés aux alentours. Un internat sera créé pour le cycle secondaire pour éviter des dépenses aux étudiants. Mais nous ne savons pas si l’éducation interculturelle bilingue disparaîtra car toutes les écoles seront remplacées par cette école et collège du millénaire, ils ne se rendent pas compte qu’il y a des enfants indigènes et colons”(10). Nous pouvons constater que les divisions autour de la gestion des ressources naturelles ainsi que de la conception de l’État sont structurantes au sein de la gauche équatorienne. Ces lignes de fracture permettent notamment de comprendre la victoire du conservateur Guillermo Lasso face au corréiste Andrés Arauz à l’occasion de l’élection présidentielle qui s’est tenue le 11 avril 2021. En effet, un certain nombre de représentants indigènes ont refusé de se positionner en faveur de Andrés Arauz en raison de leur hostilité affichée à l’égard des corréistes, à qui ils reprochent de défendre un modèle économique portant atteinte à l’environnement ainsi qu’à leur identité. Cependant, il serait malgré tout inexact de considérer qu’il existe un mouvement indigène unifié qui serait inconciliable avec la gauche attachée au concept d’État-nation. En effet, à l’occasion du premier tour de ce scrutin, un certain nombre de communautés indigènes telles que les Shuars ont préféré soutenir Andrés Arauz plutôt que Yaku Pérez, candidat du parti indigène Pachakutik, soutenu par la CONAIE, en affirmant qu’ils accordent la priorité à la lutte contre les politiques économiques d’orientation néolibérale. D’autre part, malgré les importantes lignes de fracture entre les corréistes et la CONAIE, Jaime Vargas, dirigeant de cette organisation, a choisi d’appuyer officiellement Andrés Arauz face à Guillermo Lasso à l’occasion du second tour de ce scrutin. Aussi, une recomposition de la gauche équatorienne sur la base d’un rapprochement entre les tenants des conceptions de la Révolution Citoyenne et une partie des communautés indigènes autour de la construction d’un projet post-néolibéral commun n’est pas à exclure. Références (1)MORIN Edgar, « Préface », juillet 2013 in CORREA Rafael, De la République bananière à la Non République, Les Editions Utopia, novembre 2013, traduction française de l’ouvrage original : CORREA Rafael, Ecuador : de Banana Republic a la No Republica, Debate, décembre 2009 (2)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008. (3)Asamblea Nacional, Ley Reformatoria a la Ley de Hidrocarburos y a la Ley Orgánica de Régimen Tributario Interno, Registro Oficial n°244, 27 de Julio del 2010 (4)LLANES Henry, Estado y Política Petrolera en el Ecuador, Quito, Ecuador, 2004. (5)CORREA Rafael, « Interview », New Left Review, 77 (5), 2012 : p89-107. (6)LE QUANG Matthieu et VERCOUTERE Tamia, Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Quito, IAEN, 2013. (7)BOS Vincent, VELUT Sébastien, « Introduction », L’extraction minière entre greffe et rejet, Cahiers des Amériques latines, Editions de l’IHEAL, n°82/2016. (8)FRIEDMAN Milton, Price Theory : A Provisional Text, Chicago, Aldine, 1966. (9)LACLAU Ernesto, La raison populiste, FCE, Buenos Aires, 2005. (10)MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador. www.amazoniaporlavida.org ; Consulté le 05/05/2021.

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