Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

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Penser l’histoire du féminisme et la stratégie

Entretien avec Aurore Koechlin
Aurore Koechlin est sociologue, maîtresse de conférence et l’autrice de 2 ouvrages aux éditions Amsterdam : La révolution féministe (2019), et la norme gynécologique (2022). Dans cet entretien, elle revient sur les différentes vagues féministes depuis la fin du 19ème, en abordant particulièrement le sujet du féminisme « lutte des classes », ou encore la notion de privilège. Enfin, cet échange est l’occasion d’observer l’évolution des conditions des femmes 6 ans après l’affaire Weinstein.

Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Pouvez-vous revenir sur la naissance du féminisme, et notamment les trois vagues féministes que vous évoquez dans l’ouvrage ? Quelles sont les différences majeures ?
Aurore KOECHLIN :

La classification en termes de vagues est bien sûr une forme de simplification d’une histoire féministe bien plus complexe (elle risque notamment d’invisibiliser les entre-deux-vagues, ou de centrer l’histoire du féminisme sur les pays occidentaux). Néanmoins, je trouve qu’elle a le mérite de proposer une conceptualisation assez simple et donc facilement appropriable des différents temps du féminisme moderne. On peut ainsi délimiter trois vagues féministes : une première qui correspond à la lutte pour l’égalité politique au tournant du 19ème et du 20ème siècle, souvent symbolisée par les suffragettes, une deuxième dans les années 1960 et 1970 qui correspond à la lutte pour les droits reproductifs et pour la libre disposition de son corps, en particulier autour de la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, et une troisième vague dans les années 1990 qui vient complexifier le sujet du féminisme, en faisant croiser luttes LGBTI+, antiraciste et de classe avec le féminisme. La métaphore des vagues permet à la fois de montrer qu’il s’agit d’un mouvement qui s’inscrit sur du temps long et dans un espace non délimité : ainsi, à chaque fois, ces vagues du féminisme ont pour particularité d’être internationales et de durer plusieurs années, voire décennies.

LTR : Vous parlez dans l’ouvrage d’une « quatrième vague féministe » qui serait en cours. Quels en sont ses principaux combats ?
AURORE Koechlin : 

Dans mon livre, je défends que nous sommes en train de vivre une 4ème vague, centrée autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui s’est déployée en trois temps. Du début au milieu des années 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement contre les féminicides en Amérique latine, en particulier en Argentine, autour du collectif « Ni una menos » (pas une de moins). Il va progressivement faire le lien avec la lutte pour la légalisation de l’avortement, son interdiction occasionnant des mortes et constituant une violence. Il faut souligner qu’il a obtenu des victoires éclatantes, avec l’obtention du droit à l’avortement en Argentine, au Mexique et en Colombie. Puis, on peut définir un deuxième temps qui est le moment du # Me Too, qui éclate en octobre 2017 aux États-Unis dans le double contexte des Women’s march contre Trump et de l’affaire Weinstein, puis qui prend rapidement une dimension internationale. Moins qu’une libération de la parole, il a s’agit surtout de sa visibilisation, et d’une démonstration faite à large échelle, via les témoignages sur les réseaux sociaux, du caractère non exceptionnel des violences, mais bien systémique.  Aujourd’hui c’est cette dimension qui affecte le plus la France, puisque la particularité de Me Too repose en outre sur le fait que ce mouvement de dénonciation est continu dans le temps : ainsi, encore aujourd’hui, de nouvelles dénonciations voient le jour, comme le Me Too inceste, le Me Too gay ou le Me Too politique. Enfin, on peut définir un troisième moment, avec la construction de la grève féministe internationale pour le 8 mars suite à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos depuis 2017. Chaque année, un nouveau pays rentre dans le mouvement de grève (Italie, État espagnol, Suisse, Belgique, …). En France, cette grève féministe est défendue depuis quelques années par les syndicats et par la Coordination féministe. 

LTR : Pensez-vous possible de voir émerger une 5ème vague, notamment avec l’impact de la réforme des retraites qui politise encore davantage les femmes et qui met en visibilité de manière flagrante que les femmes sont encore la « dernière roue du carrosse » ?
Aurore KOECHLIN : 

Pour moi il s’agit moins d’une 5ème vague que de la continuité de la 4ème vague. Les vagues du féminisme s’inscrivent de fait toujours dans du temps long. Par ailleurs, l’une des particularités de la 4ème vague est précisément de réparer en quelque sorte le lien rompu entre mouvement ouvrier et mouvement féministe au moment de l’autonomisation de ce dernier dans les années 1970. Les enjeux de contexte sont centraux à ce titre : comme cette vague se développe alors qu’on connait les retombées de la crise économique de 2008 et une offensive sans précédent du néolibéralisme, elle fait immédiatement le lien entre les questions féministes et les questions sociales.

LTR : Vous mentionnez l’existence par le passé d’un « féminisme luttes des classes », qui a peu marqué le combat féministe, au profit du féministe matérialiste. Pourquoi ? Comment pensez aujourd’hui l’articulation entre luttes des classes et féminisme ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que la question n’est pas tant que le courant féministe lutte de classe a peu marqué le combat féministe en tant que tel, qu’il a peu marqué l’histoire qui en a été faite a posteriori. La raison en est que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. En l’occurrence, le féminisme matérialiste a mieux su faire école, tant théoriquement que politiquement, notamment parce qu’il a réussi à obtenir des places à l’université. De hautes luttes, et c’est bien sûr une excellente chose ; mais cela a eu pour effet imprévu d’effacer en partie certains autres courants du féminisme, dont le féminisme lutte de classes. Mais dans un double contexte de regain du marxisme et de quatrième vague du féminisme, le féminisme lutte de classes connait une forme d’actualité, comme en témoignent la réussite des collectifs qui lient féminisme ou luttes LGBTI+ et marxisme (le collectif Féministes Révolutionnaires, les InvertiEs), ou le développement de la théorie de la reproduction sociale, dans l’espace anglo-saxon ou plus récemment en France, avec les traductions de Federici, et maintenant de Vogel ou de grandes figures de l’opéraïsme italien. Dans le cadre de la théorie de la reproduction sociale, l’articulation de la lutte des classes et du féminisme est pensée à partir de la conceptualisation du travail reproductif, soit le travail qui assure la production et la reproduction des travailleur·se·s nécessaires au capitalisme. Il assure la production des futur·e·s travailleur·se·s par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleur·se·s actuels par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). L’assignation au travail reproductif est la base matérielle de l’oppression des femmes et des minorités de genre : elles sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu en charge la reproduction. Encore aujourd’hui, c’est elles qui assurent la majorité du travail reproductif, notamment dans le cadre familial, mais aussi dans les services publics, ou de plus en plus sur le marché. Dans ce cadre, on voit que le capitalisme est dépendant de la reproduction : sans travail des femmes et des minorités de genre qui assurent en permanence la reproduction de la force de travail, pas de production des marchandises et de la valeur. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboités.

LTR : Vous consacrez un chapitre de l’ouvrage à la question de la stratégie, qui est centrale dans la lutte féministe, pour autant, l’absence de stratégie justement a pu pénaliser les différents mouvements dans l’histoire. Pourquoi selon vous, les mouvements et organisations féministes ont des difficultés à penser cette question ? Est-ce que c’est différent aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

J’ai un temps émis l’hypothèse que cet effacement de la question stratégique était lié à la rupture, au moins partielle, dans les années 1970, entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, dans un contexte d’autonomisation du mouvement féministe. Les riches élaborations du mouvement ouvrier, notamment en termes stratégiques, auraient alors été en quelque sorte oubliées. Néanmoins, je constate cet effacement de la stratégie aujourd’hui à une plus large échelle, par exemple, dans la mobilisation de cette année contre la contre-réforme des retraites. La crise du mouvement ouvrier organisé suite à la chute de l’URSS et les attaques de plus en plus violentes du néolibéralisme ont eu pour effet qu’aujourd’hui on constate une sorte de pertes des acquis du mouvement ouvrier, et parmi eux, les enjeux de stratégie. La désertion des AG dans cette mobilisation me semble symptomatique de cela : pour une majorité de personnes, leur utilité était questionnée, car il n’apparaissait plus clairement que se jouait là un enjeu stratégique central de qui dirige le mouvement.

LTR : Certains mouvements féministes mettent aujourd’hui très clairement en avant la question des « privilèges ». Que pensez-vous de cette notion ? Bien qu’elle puisse permettre une certaine prise de conscience, n’efface t-elle pas en partie le sujet de la classe sociale ? Ne fait-elle pas reposer sur l’individu, quelque chose qui relève d’un rapport de domination construit socialement dans nos sociétés ?
Aurore KOECHLIN : 

La théorisation en termes de privilèges est à la fois utile car elle permet de visibiliser immédiatement dans l’expérience quotidienne les rapports de domination, et dans le même temps elle me semble symptomatique d’une forme d’individualisation de la domination. En effet, la notion se concentre sur le symptôme individualisé d’un rapport de domination structurel, au risque d’oublier la structure qui le rend possible. Par ailleurs, elle met sur le même plan des avantages matériels et concrets et des avantages symboliques, alors qu’il y a une différence de nature entre ces deux types d’avantages. De la même façon, avec l’idée de privilège, il y a l’idée de quelque chose qui serait « en trop ». Par-là, elle met sur le même plan des avantages qui devraient disparaître, et des avantages qui sont en fait des droits qui devraient être donnés à tout le monde. Le privilège d’exploiter les autres doit disparaître ; le privilège de marcher seule dans la rue le soir par exemple devrait au contraire être étendu à tou·te·s. En bref, le terme me semble à la fois trop extensif et trop flou, même s’il est utile dans une fonction pédagogique.

LTR : Vous plaidez pour la construction d’une stratégie féministe marxiste et révolutionnaire. Quels en seraient les axes principaux ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aurore KOECHLIN : 

Si on fait l’analyse que la base matérielle de la domination de genre est l’assignation au travail reproductif, alors se dessine assez clairement quelle est notre arme, la grève féministe, à la fois grève du travail productif et du travail reproductif. De la même façon, si on fait l’analyse que la domination de genre est imbriquée au système capitaliste, alors on ne peut penser une stratégie qui fasse l’économie de la convergence des luttes. Mais cette convergence, cette nécessaire unité dans la lutte, ne doit pas nous empêcher de défendre nos conceptions féministes jusqu’au bout. Enfin, et peut-être principalement, cela implique de poser centralement la question du pouvoir, et de qui est réellement notre ennemi. Est-ce que le pouvoir se situe au niveau des individus, qui peuvent avoir des intérêts immédiats divergents, ou est-ce qu’il est entre les mains d’un groupe d’individus qui détient les structures, qui les fait fonctionner à son propre compte, et qui a le pouvoir sur nos vies ? Le mouvement que nous traversons actuellement nous le rappelle d’ailleurs avec acuité : on constate une polarisation extrême de la société qui visibilise immédiatement les enjeux de classe et de pouvoir.

LTR : L’affaire Weinstein en 2017 a permis au mouvement #MeToo #BalanceTonPorc de prendre un tournant majeur. Plus de 6 ans après, est-ce que les conditions des femmes se sont réellement améliorées ?
Aurore KOECHLIN : 

Oui, elles se sont améliorées. Mais ce que l’on constate également, c’est que l’obtention de réelles avancées 1/ n’est jamais une garantie une fois et pour toujours 2/ est entièrement liée à nos capacités de mobilisation. On le voit avec l’exemple du droit à l’avortement. En Amérique latine, on pensait qu’il ne serait jamais obtenu. L’incroyable mouvement féministe qui s’y est déployé l’a arraché dans de nombreux pays, et il est probable qu’il finisse par être obtenu dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. Dans les pays occidentaux, on pensait que ce droit était acquis pour toujours. Et voyez ce qu’il se passe aux États-Unis. C’est bien la preuve que tout ne repose jamais que sur nos propres forces. Mais ce n’est pas un constat qui doit nous démoraliser : au contraire, nous devons y voir la preuve de notre puissance. 

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Le 6 février, une journée pour l’histoire

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Le 6 février, une journée pour l’histoire

entretien avec Danielle Tartakowsky
De la simple émeute au coup d’État envisagé, nombreux sont les historien.ne.s à avoir avancé leur interprétation de la journée fatidique du 6 février 1934. En compagnie de Danielle Tartakowsky, spécialiste de l’histoire politique française du 20ème siècle, nous nous demandons quelle a été la perception des contemporain.e.s, quelles conséquences ils et elles en ont tirées.

Crédits photo

En 1934, la France est en crise depuis trois ans. La crise de 1929 fait sentir ses effets sur les économies européennes, les pensions des anciens combattants sont réduites et les différentes coalitions parlementaires françaises ne parviennent pas à se maintenir (six gouvernements se sont en effet succédés depuis les élections de mai 1932). La tension est forte dans le pays, alors gouverné par les radicaux (majoritaires au Palais Bourbon) du président du Conseil Camille Chautemps depuis novembre 1933, alors que de nombreux groupes de la droite extra parlementaire multiplient les actions. Les ligues d’anciens combattants marqués à droite, à différencier des fédérations d’anciens combattants, formées depuis 1924 d’étudiants, de jeunes et de quelques anciens combattants, sont vocales dans leur opposition au gouvernement radical. Les Croix de Feu en particulier restent présentes dans l’imaginaire alors qu’elles ne prendront pas part à l’émeute, ce qui sera d’ailleurs reproché à De la Rocques, leur leader, par les organisations d’extrême droite.

Mme Tartakowsky nous explique ce point de bascule qui amène au 6 février 1934 :

La tension franchit un cap lorsque la grande presse consacre une place majeure à ce qu’on appelle l’affaire Stavisky(1). Ce scandale financier que la presse régionale plutôt ? avait déjà mise à jour en 1931 était jusque-là sans relais dans la grande presse nationale, qui est très exclusivement dirigée par des forces de droite et qui dès lors que les radicaux sont au pouvoir remet au premier plan cette crise. A partir de des révélations liées à cette crise, les organisations d’extrême droite, plus précisément de droite extra parlementaire, à savoir les Jeunesse Patriotes, créés par Tettinger 1924, ou encore l’Action française, multiplient les manifestations. Ces manifestations sont contemporaines de mouvements d’anciens combattants affectés par la baisse des pensions.

Chautemps démissionne de la Présidence du Conseil en janvier 1934, et Daladier est appelé par Albert Lebrun, Président de la République, à former un gouvernement. Daladier accepte et est attendu à la Chambre des Députés le 6 février 1934 dans la soirée, pour donner un discours et obtenir la confiance. Le jour (et le soir) même est organisée une manifestation des anciens combattants d’un côté, et des groupes d’extrême droite de l’autre : “chacun manifeste sur son mot d’ordre, ‘à bas le régime des scandales et donc la République’ pour l’Action Française, ‘à bas les scandales qui entachent la République’ pour les anciens combattants”. Il est important de noter, nous rappelle notre invitée, qu’une manifestation autorisée dans Paris est un fait rarissime, alors de nuit … De plus, “les forces de police sont affectées par le fait que le préfet de police, [Jean] Chiappe, qui est très proche des ligues d’extrême droite, vient d’être démis de ses fonctions. Il y a donc de l’eau dans le gaz. Très rapidement, la situation tourne à la confusion la plus totale.”

Les Jeunesses Patriotes tentent de franchir le pont qui mène à l’Assemblée nationale et les anciens combattants, voyant que la situation tourne à l’émeute, se déportent vers l’Arc de Triomphe. “Plus personne n’est en mesure de donner des ordres à qui que ce soit, la situation vire à l’émeute non maîtrisée [le préfet de police en poste n’est pas connu de ses services et doit même être accompagné d’un subordonné pour être obéi]”. Face à cette situation, Daladier, qui refuse d’appeler l’armée et qui vient pourtant d’obtenir la confiance des députés, démissionne dans la nuit. Danielle Tartakowsky conclut : “la rue a gagné, et une rue dominée par l’extrême droite”.

La journée se conclut dans le sang, la police ouvrant le feu dans la confusion. Bilan : 19 morts et presque 1500 blessés incluant de nombreux policiers.

Je n’entre pas dans le débat sur le coup d’Etat. Ce qui est intéressant pour moi, avec 19 morts dans Paris et une tentative d’entrée dans le Palais Bourbon, […] c’est que pour les contemporains, il est en train de se produire à Paris ce qu’il s’est produit en Allemagne. […] Pour les contemporains, il s’agit d’un danger fasciste”.

Dans le même temps, les organisations ouvrières, politiques avec la SFIO et le PCF et syndicales avec la CGT et la CGTU(2), réagissent à ces événements d’une manière forte, et, plus surprenant encore, convergent.

Si les définitions du fascisme varient selon les organisations – Léon Blum voit dans le fascisme les héritiers des ennemis traditionnels de la République là où la CGTU et le PC y voient le bras armé d’un capitalisme aux abois – elles s’accordent sur la menace que celui-ci représente.

En conséquence et “par-delà ces divergences, […] la SFIO appelle à une grève générale le 12 février 1934, la SFIO et la ligue des Droits de l’Homme appelant à manifester dans le cadre de cette grève générale.” Sur des mots d’ordre différents, les organisations syndicales et politiques appellent à manifester le même jour et à la même heure, en rupture avec la Charte d’Amiens refusant de lier politique institutionnelle et syndicalisme. “La manifestation du 12 est une manifestation nationale avec une telle ampleur … Des dizaines de villes qui n’avaient jamais vu de manifestations en voient. Cette manifestation va amorcer des évolutions au sein du PC qui en juin 1934 va rompre avec la théorie dite de ‘classe contre classe’ et considérer que dès lors que le fascisme menace, il faut défendre la démocratie. Il jette les bases d’une alliance politique avec la CGT et la SFIO, cela amorce le processus de construction du Front Populaire”.

Même pour nos standards modernes – une manifestation en 1934 rassemble rarement plus de quelques dizaines de milliers de personnes – cette manifestation du 12 février, nationale, est massive. “Elle réactive la mémoire des révolutions”. Avant 1934, les mouvements anti-crise sont rares au sein des forces de gauche, mise à part une grève aux usines Citroën(3) et la marche des chômeurs de Lille(4). Il est d’ailleurs important de rappeler que dans leur longue tradition, les syndicats français sont faibles et désunis (CFTC, mais surtout CGT et CGTU). Mais à partir de 1934, les forces descendues dans la rue le 12 février 1934 et qui ont pris conscience de l’ampleur de la riposte antifasciste, y restent jusqu’aux élections. […] Dès lors que les organisations d’extrême droite essaient de faire un meeting dans quelque ville que ce soit, ces forces se réunissent et empêchent leur tenue. Il y a donc un phénomène de mobilisation à la fois anti-crise et antifasciste qui participe de cette construction du rassemblement populaire. Cela construit une culture de rassemblement populaire en France pendant 2 ans, avant la victoire du gouvernement du Front Populaire de mai 1936. C’est la première fois qu’un gouvernement est élu à la suite d’une articulation entre les moyens institutionnels, le vote, et la mobilisation collective.”

Cette réaction antifasciste permet donc de mobiliser et d’organiser un mouvement de masse qui aboutira à la victoire du Front Populaire, à rebours d’une Europe où l’autoritarisme et le fascisme grandissent. Cet événement particulier et violent de l’émeute du 6 février, impliquant quelques milliers de personnes, créera in fine un mouvement inédit, rapprochant les organisations ouvrières, les réconciliant presque, et amenant à ce mois de mai 1936 pour l’Histoire. Il est frappant de constater l’unité d’action affichée si rapidement par des partis, organisations et personnes qui ne se parlaient plus depuis une décennie, et qui, poussés par la menace du pire, écriront 2 ans de pages parmi les plus belles de notre histoire.

 

Références

(1)L’affaire Stavisky, du nom d’Alexandre Stavisky, est un scandale politico-financier impliquant une escroquerie aux bons du Trésor au début des années 1930. De nombreuses personnalités politiques radicales sont liées à cette affaire, ce qui entache le gouvernement. De plus, le chef de la section financière chargé de cette affaire, Albert Prince, est retrouvé mort le 20 février 1934, dans des circonstances floues.

(2)La CGTU est une scission révolutionnaire issue de la CGT réformiste. Elle est liée au PCF et sera réunifiée à la CGT en 1936 après la victoire du Front Populaire.

(3)Grève de 35 jours contre la baisse des salaires en avril 1933 menée par la CGTU

(4)En 1933, quelques centaines de sans-emploi organisent une marche de Lille à Paris pour réclamer le pain et l’emploi

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Une néofasciste au pouvoir : une histoire démocratique italienne (partie 2)

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Une néofasciste au pouvoir : une histoire démocratique italienne (partie 2)

C’est en constatant la nette victoire de la néofasciste Giorgia Meloni, désormais nouvelle femme forte de la coalition de « centre-droit », que l’Italie s’est réveillée le lundi 26 septembre 2022. Bien que cette victoire fût présagée plusieurs semaines auparavant, elle n’en constitue pas moins un fait politique inédit. Cet article en 2 parties revient sur les racines de cette victoire et évoque les perspectives de la gauche italienne.

Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti Communiste italien, et Aldo Moro, Président de la Démocratie Chrétienne, artisans du « Compromis historique » © Crédits photos

Chronique et perspectives de la gauche italienne
Années de rêves et années de plomb : l’impossible conquête du pouvoir de la gauche

La question de la prise du pouvoir par la gauche et du gouvernement qu’elle devait mener s’est posée dès la Libération. Dans un contexte d’affirmation et d’hégémonie de la Démocratie chrétienne sur la politique italienne, le rapport que devait entretenir la gauche au grand parti centriste après la fin de la coopération sous le gouvernement provisoire s’est avéré être le principal enjeu de stratégie et de débats au sein de la gauche italienne.

Le PSDI a scissionné du PSIUP précisément pour s’éloigner du PCI et pour soutenir les démocrates-chrétiens. Le PSIUP, redevenu PSI après la scission de son aile droite pour former le PSDI, maintient dans un premier temps sa proximité avec le PCI et fait donc le choix de rester dans l’opposition. Compte tenu de la division du camp réformiste entre un PSDI social-démocrate et un PSI réformiste se revendiquant toujours du marxisme, le PCI s’affirme comme le grand parti de la gauche italienne de l’après-guerre.

L’affirmation de l’aile conservatrice de la DC en lieu et place de la politique centriste et timidement réformiste que De Gasperi avait tenté de promouvoir a quant à elle pour corolaire une montée du cléricalisme dans la société italienne, que De Gasperi avait à l’inverse précisément essayé de freiner. Ainsi se développe une censure affectant les spectacles et publications intellectuelles jugés « contraires aux bonnes mœurs », frappant également le cinéma italien. C’est ainsi que le jeune Secrétaire d’État Giuilo Andreotti, dirigeant l’Office central pour le cinéma, contrôle les œuvres cinématographiques contre les « erreurs dogmatiques » ou la nudité. En 1949, Andreotti est promoteur d’une loi censée ralentir la pénétration du cinéma américain en Italie en établissement des quotas sur les écrans de cinéma italiens et en octroyant des prêts spéciaux pour les sociétés de production italiennes. Néanmoins, pour pouvoir souscrire à un de ces prêts, il est nécessaire de soumettre le scénario du film en production à un comité dépendant du gouvernement, qui doit ensuite l’approuver pour autoriser le prêt. Le but de ce comité est de favoriser les films apolitiques et donc de freiner le mouvement cinématographique du néoréalisme, alors en pleine émergence et politiquement engagé à gauche. Cette politique n’est pas sans soulever de résistances, y compris au sein de la DC du côté de l’aile gauche.

Dans ce contexte, le PSI, fragilisé par son alliance avec le PCI compte tenu du début de la guerre froide, prend progressivement ses distances avec celui-ci pour se rapprocher de l’aile gauche de la DC. Cela se caractérise notamment par la présentation d’une liste PSI autonome menée par son secrétaire général Pietro Nenni aux élections générales de 1953, alors que le PSIUP et le PCI avaient auparavant mené une liste commune en 1948. Cette main tendue du PSI est favorablement accueillie par l’aile gauche de la DC, qui souhaite un recentrage du régime italien vers la gauche. Cette tendance progressiste de la DC est notamment incarnée par Amintore Fanfani et Aldo Moro, le premier étant un universitaire spécialiste d’Histoire économique et partisan d’un rôle interventionniste de l’État dans l’économie. Les entreprises d’État mènent au même moment une offensive politique par crainte de se voir privatisées par le gouvernement. Ce climat général aboutit à une victoire de l’aile gauche de la DC lors de son congrès de Naples en 1954, Fanfani prenant dès lors la direction du parti.

La mort du pape Pie XII en 1958 et l’élection de son successeur Jean XXIII, plus ouvert que son prédécesseur et disposant d’une fibre sociale marquée compte tenu de ses origines modestes, accélère le processus du glissement vers la gauche de la DC. Ainsi Jean XXIII publie en 1961 une encyclique intitulée Mater et Magistra, critique vis-à-vis du libéralisme et favorable à des mesures sociales dans le sillage de la doctrine sociale de l’Église. La gauche gagne quant à elle du terrain dans les territoires au début des années 1960. Se constituent à cette époque des juntes municipales dans de grandes villes industrielles comme Milan, Gênes ou Florence, dirigées par des coalitions menées par les partis de gauche.

En 1962, Fanfani, alors Président du Conseil, nomme un gouvernement excluant les libéraux du Parti Libéral Italien (PLI) et l’aile droite de la DC. Le PSI accueille favorablement ce signal et le manifeste par une abstention lors du vote de confiance au parlement en lieu et place d’un vote d’opposition. Les socialistes valident en effet le programme présenté par Fanfani, incluant notamment la création de gouvernements régionaux – mesure prévue dans la Constitution se voulant décentralisatrice mais ayant dans la pratique continuellement été repoussée aux calendes grecques –, le développement et la démocratisation de l’école, la nationalisation des industries électriques et une planification économique. Les élections générales de 1963 sanctionnent toutefois cette évolution vers la gauche : le DC subit un net recul tandis que le PLI double son score. C’est vers ce dernier que s’est reportée une partie des traditionnels électeurs de droite de la DC, ainsi que vers le MSI. Fanfani, prenant acte de cet échec électoral, décide de démissionner. Après une brève période de transition, il est remplacé par Aldo Moro, qui décide d’associer le PSI au gouvernement. Pietro Nenni se voit ainsi attribuer la vice-présidence du Conseil.

Le gouvernement Moro dure quatre ans et demi, ce qui constitue à l’époque un record de longévité. Il réalise une bonne partie du programme qui avait été présenté par Fanfani : l’électricité est nationalisée, un plan quinquennal est lancé en 1966 à la demande de Nenni, le métayage est aboli (il n’est désormais plus possible pour les patrons agricoles de retenir prisonniers leurs salariés en renouvelant leurs contrats de facto) tandis que la censure est supprimée. Une vaste opération anti-mafia est également menée, laquelle abouti à l’arrestation de plusieurs parrains. La participation du PSI au gouvernement de la DC suscite néanmoins des remous au sein de son aile gauche. Une scission a ainsi lieu en 1964, une partie de l’aile gauche décidant de quitter le parti pour fonder un nouveau PSIUP, lequel sera toutefois voué à la marginalité politique. De même, l’aile droite de la DC s’agace de ce basculement du grand parti centriste vers la gauche et les partisans de Scelba et Pella ne votent la confiance au gouvernement Moro qu’après avoir exprimé de fortes réticences et sous la menace de sanctions disciplinaires. Malgré des dissensions entre démocrates-chrétiens et socialistes dans le domaine confessionnel – notamment concernant le statut des écoles catholiques privées –, la coalition tient et est même relativement soutenue par l’Église. Ce n’est qu’à partir de 1965 et sous l’influence du nouveau pape Paul VI, plus conservateur que Jean XXIII, que le clergé prend ses distances avec le gouvernement pour renouer avec la frange conservatrice de la DC, notamment suite au projet de loi concernant le divorce.

Si le PSDI puis le PSI s’engagent dans la voie de la coopération avec la frange progressiste de la DC, le PCI fait à l’inverse le choix de l’opposition. Le contexte économique de l’après-guerre et de la reconstruction est en effet très dur sur le plan social, particulièrement dans le sud du pays. L’absence de travail conduit des centaines de milliers d’Italiens à émigrer vers l’étranger ou à venir travailler dans le nord de la péninsule. Un certain nombre d’Italiens du sud montent ainsi dans le nord pour se faire embaucher dans les usines des grandes villes industrielles, notamment à Turin. Ces ouvriers sont soumis à une très forte précarité et sont souvent sans logements, s’entassant dans les gares pour dormir. Outre leur précarité, ils sont également soumis à une ségrégation de la part des Italiens du nord, les propriétaires immobiliers refusant souvent de louer des chambres à des Italiens méridionaux et n’hésitant pas à l’inscrire sur leurs pancartes de location. Cette précarité débouche logiquement sur une forte agitation sociale et sur une montée en puissance progressive du PCI, qui augmente constamment ses scores aux élections générales.

Ces contestations se voient naturellement attisées par l’agitation sociale de 1968. Le mouvement de 1968 a commencé en février en Italie. S’il ne s’est pas caractérisé par un mois de blocage complet de la péninsule comme cela a pu être le cas en France, il s’est en revanche structurée de façon plus éparse mais plus longue pour culminer en 1969. On parle ainsi en Italie de « mai rampant », par analogie avec le mai français, de façon à désigner un phénomène s’étant structuré de façon plus longue mais dont la durée et l’intensité ont été bien plus importantes. De grandes grèves ont ainsi lieu à l’automne 1969 et sont soutenues par le monde étudiant. Contrairement à la France, où les mobilisations étudiantes et ouvrières s’étaient effectuées de façon séparée en mai 68, l’Italie voit une jonction s’effectuer entre les deux mondes. La radicalité de ces contestations est également stimulée par l’université de Trente et ses travaux en sciences sociales, considérés comme une matrice de la radicalisation du mouvement ouvrier. Cette radicalité se fait sentir dans les usines Fiat et Siemens, dont l’occupation est très longue et dont les ouvriers contestent leurs syndicats, les considérant trop enclins au dialogue avec le patronat et n’étant pas assez portés sur l’action concrète. Le PCI reste prudent vis-à-vis de ces mouvements, du fait d’un fossé générationnel entre ses cadres et les ouvriers en grève souvent plus jeunes.

Le 12 décembre 1969 a lieu dans le centre de Milan un attentat à la bombe, dans le hall de la Banque Nationale de l’Agriculture sur la Piazza Fontana. Si cet attentat porte, par son exécution à l’aveugle et par la bombe, les marques du terrorisme néofasciste, il est attribué par le pouvoir démocrate-chrétien à la gauche compte tenu de l’agitation sociale. Plusieurs responsables syndicaux sont ainsi arrêtés. Cet attentat est suivi de divers autres à partir de 1970. C’est dans ce contexte que naissent en octobre 1970 les Brigades rouges, groupe terroriste d’extrême-gauche ayant pris acte du fait qu’une force ennemie s’opposait à l’agitation sociale et souhaitant ainsi répondre à ces attentats effectués par l’extrême-droite. La philosophie d’action des Brigades rouges conçoit en fait celle-ci comme un prolongement des mouvements de sabotages effectués dans les usines lors des grèves, transposé dans le cadre d’une lutte armée contre le pouvoir en place. L’idée s’est développée chez cette frange de la gauche que le vote ne payait pas, comme en attestait alors le gouvernement continu des démocrates-chrétiens depuis la Libération malgré les élections et malgré les mouvements sociaux. Il faut selon eux dès lors prendre le fusil et renverser ce faisant le sens de l’autorité. Ce ne doit plus être à l’ouvrier de craindre le patron ou le contre-maître, mais au contre-maître et au patron de craindre l’ouvrier si celui-ci n’est pas correctement traité. Les Brigades rouges se font connaître par des opérations de séquestrations dans les usines, se mettant en scène en prenant en photo le patron séquestré avec un fusil pointé sur la tempe et tenu par un ouvrier.

Le coup d’État du général Augusto Pinochet au Chili le 11 septembre 1973 acte la séparation entre le PCI et les groupes terroristes d’extrême-gauche. Le PCI arrive en effet à la conclusion qu’une prise de pouvoir démocratique par la gauche est impossible, puisque même si celle-ci gagnait les élections elle se verrait écrasée par l’armée comme ce fut le cas au Chili. La seule possibilité pour la gauche de parvenir à transformer la condition des plus démunis est dès lors de coopérer avec le pouvoir en place, comme l’avaient précédemment fait le PSDI puis le PSI. Ce revirement stratégique du PCI est lancé par son secrétaire d’alors Enrico Berlinguer. C’est le début de la période dite du « compromis historique » entre le PCI et la DC, jusqu’alors adversaires jurés.

L’extrême-gauche terroriste tire toutefois précisément les conclusions inverses du coup d’État chilien : si la démocratie est un combat vain pour la gauche puisque celle-ci se voit écrasée quand bien même elle remporte les élections, il faut au contraire intensifier la lutte armée pour faire tomber le régime en place et réaliser ainsi la révolution. Les terroristes sont effarés par le revirement stratégique du PCI, percevant leur projet d’alliance avec la DC comme contre-nature et vaine entre patronat et ouvriers. Leur séparation du PCI devient définitive lorsque celui-ci, dans l’optique de son recentrage, accepte la trêve syndicale demandée par Agnelli, le patron de Fiat, pour pouvoir restructurer ses usines. Cette restructuration se solde par une vague de licenciements, confortant les groupes terroristes dans l’idée que le revirement stratégique du PCI est édifiant. Les Brigades rouges identifient 3 cibles à abattre : le pouvoir politique (incarné par la toute-puissante Démocratie chrétienne), le pouvoir économique (incarné par le patronat et par le monde de la finance) et le pouvoir militaire (comprenant naturellement l’armée, mais également les forces de police et la justice).

S’ouvre dès lors une décennie de terreur, caractérisée par des enlèvements, des demandes de rançons, des meurtres, tandis que les néofascistes, dans le sillage de l’attentat de Piazza Fontana, mènent de leur côté leur propre campagne de terreur et d’attentats à la bombe pour brouiller les pistes et faire endosser la responsabilité de leurs exactions aux groupes d’extrême-gauche. Ce sont les « Années de Plomb ». Les mouvements néofascistes sont pour partie instrumentalisés par l’État italien pour servir celui-ci et les intérêts américains. Les États-Unis de Richard Nixon et Henry Kissinger ne veulent pas d’un PCI au pouvoir dans un pays clé sur le plan géostratégique – l’Italie étant frontalière de la Yougoslavie et proche de l’Albanie, toutes deux communistes – et voient de ce fait d’un très mauvais œil la poussée électorale continue du PCI depuis la Libération. Les services secrets alimentent ainsi une « stratégie de la tension », visant à semer le trouble par les attentats pour en faire endosser la responsabilité à l’extrême-gauche, mais également pour favoriser une réponse politique de type autoritaire voire un coup d’État, dans le but d’éradiquer l’opposition de gauche. Une officine secrète du nom de Gladio, créée dans les années 1950 par la CIA et par les services secrets italiens, est à cette fin utilisée. Il s’agit d’un groupe paramilitaire secret animé par des généraux italiens et financé par les États-Unis. Ces généraux sont des stay behind chargés de maintenir au besoin l’ordre social et de prévenir une tentative de coup d’État communiste ou une prise de pouvoir du PCI en ripostant immédiatement sur le plan militaire. Les services italiens et américains font également appel à d’anciens cadres du parti fasciste. C’est notamment le cas du Prince Noir Junio Valerio Borghese, associé par Gladio à un projet de coup d’État du même type que celui des colonels en Grèce. Celui-ci est prévu dans la nuit du 7 au 8 décembre 1970 mais est subitement annulé par Borghese lui-même cette nuit alors qu’il est déjà à un stade d’exécution avancé. Les raisons de ce contrordre n’ont jamais été élucidées, même si l’une des hypothèses est que Borghese se serait rendu compte in extremis que ce projet auquel on l’avait associé était un piège : immédiatement réprimé par les forces de l’ordre informées du projet, le coup d’État aurait eu vocation à être fictif et à servir de prétexte, une fois maté, pour promulguer des lois spéciales et asseoir encore davantage le pouvoir de la DC. Parmi les attentats néofascistes à la bombe, on peut notamment citer l’attentat de la piazza della Loggia du 28 mai 1974 à Brescia, ayant fait 8 morts et 103 blessés suite à l’explosion d’une bombe cachée dans une poubelle en pleine manifestation syndicale ; l’attentat du train de nuit Italicus du 4 août 1974, ayant fait 12 morts et 48 blessés suite à l’explosion à 1h23 du matin d’une bombe préalablement déposée dans la cinquième voiture, ou encore l’attentat de la gare de Bologne en 1980, ayant fait 85 morts et 200 blessés.

Le PCI, mené par Berlinguer, amorce quant à lui un rapprochement progressif avec la DC. Il se sépare ainsi de l’URSS pour adopter aux côtés du PCE espagnol et du PCF la stratégie dite de l’eurocommunisme, consistant à proposer une offre politique de transformation du capitalisme distincte du communisme soviétique. Une rencontre a ainsi lieu à Madrid en 1977 entre Enrico Berlinguer, l’Espagnol Santiago Carillo et le Français Georges Marchais. Cette stratégie s’avère payante, le PCI poursuivant sa poussée électorale et atteignant plus de 34% des suffrages aux élections générales de 1976, tandis que le PSI s’écroule à moins de 10% des voix. La DC demeure quant à elle en tête à 38% mais est alors en perte d’influence et son score constitue un recul, payant notamment l’échec de son référendum sur l’abrogation du divorce, contre lequel les Italiens se sont massivement prononcés. Dans ce contexte, Aldo Moro, alors secrétaire général de la DC, se montre partisan d’une entrée progressive des communistes au gouvernement, tout comme il l’avait précédemment été avec le PSI dans les années 1960. Les communistes, de leur côté, accueillent le nouveau gouvernement, mené par le démocrate-chrétien conservateur Giulio Andreotti, par une abstention favorable lors du vote d’investiture. C’est la première étape du compromis historique tel que pensé par Moro.

Mais le 16 mars 1978, Moro est enlevé alors qu’il est en route pour la Chambre des Députés, au sein de laquelle doit se tenir le vote de confiance du nouveau gouvernement Andreotti, devant pour la première fois bénéficier du soutien des communistes en vue de leur intégration du gouvernement. Un commando des Brigades rouges attaque la voiture de Moro au niveau de la rue Mario Fani de Rome et assassine froidement les cinq gardes du corps pour s’emparer ensuite du secrétaire général de la DC. Les Brigades rouges séquestrent Moro et proposent de l’épargner en échange de la libération de plusieurs de leurs camarades alors emprisonnés. L’État italien, ainsi que le pape Paul VI, refusent de négocier, demandant une libération de Moro sans conditions, tandis que le PCI doit se résoudre à voter la confiance au gouvernement Andreotti dans une optique d’unité nationale face à ce drame, sans entrer au gouvernement. Moro écrit pendant cette période plusieurs lettres aux principaux dirigeants de la DC ainsi qu’au pape pour les sommer de satisfaire les revendications de ses geôliers, sans que cela ne fasse changer d’avis le pouvoir quant à l’attitude à adopter face aux Brigades rouges. Le corps de Moro est finalement retrouvé sans vie et criblé de 12 balles dans la poitrine dans le coffre d’une 4L stationnée via Caetani, à l’issue de 55 jours de détention.  Il est aujourd’hui établi que le gouvernement italien, conseillé par des fonctionnaires américains, a délibérément fait échouer les négociations, comme cela fut notamment confirmé par Steve Pieczenik, psychiatre américain nommé par le Département d’État des États-Unis auprès du ministre italien de l’Intérieur Francesco Cossiga pour court-circuiter les négociations afin de maintenir la stabilité politique en Italie, avec comme recours éventuel de sacrifier Moro pour s’assurer que les communistes n’intègrent pas le gouvernement.

Le PCI se voit dès lors condamné à soutenir le gouvernement conservateur d’Andreotti sans pouvoir l’intégrer et sans qu’aucune réforme sociale concrète ne puisse avoir lieu, ce qui lui coûte de retomber à 30% aux élections générales de 1979, puis à un peu plus de 29% à celles de 1983.

Le monopole de la DC du pouvoir politique s’atténue toutefois avec l’accession à la Présidence de la République du socialiste et ancien résistant Sandro Pertini en 1978. Conscient du blocage politique auquel la République italienne se trouve soumise depuis ses débuts compte tenu du monopole du pouvoir de la DC en dépit de ses basculements de coalition tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, Pertini cherche à favoriser une accession au pouvoir d’autres forces politiques. Ainsi nomme-t-il à la Présidence du Conseil en 1981 à l’issue d’une importante crise ministérielle Giovanni Spadolini, ancien directeur du Corriere della Sera devenu secrétaire général du Parti Républicain Italien (PRI). Spadolini devient ainsi le premier homme politique extérieur à la DC à occuper le poste de chef du gouvernement, son gouvernement durera un an et demi. Si cette rupture est relative compte tenu de la persistance du statut de première force électorale et parlementaire de la DC, elle permet tout de même un renouveau à la tête de l’exécutif. Est dès lors inaugurée une nouvelle forme de coalition, intitulée « pentapartisme » et consistant en une alliance centriste de cinq partis différents : DC, PRI, PLI, PSDI et PSI. Le PCI retourne quant à lui dans l’opposition.

Une seconde expérience de ce type a lieu de 1983 à 1987, lorsque le socialiste Bettino Craxi, dans un contexte au sein duquel la DC est toujours majoritaire, obtient à son tour la Présidence du Conseil, devenant ainsi le deuxième chef du gouvernement non démocrate-chrétien après Spadolini. Si le premier gouvernement de Craxi, d’une durée de 5 ans, établit à l’époque un record de longévité, la période Craxiste se traduit par une politique plutôt libérale. Outre le fait que le PSI constitue une force minoritaire au sein de la coalition du pentapartisme dominée par la DC, Craxi a amorcé en 1976 en tant que secrétaire général du PSI une révision de la doctrine de son parti pour l’orienter vers la social-démocratie, voire vers le social-libéralisme.

Retourné dans l’opposition, le PCI perd brusquement Enrico Berlinguer en 1984 lorsque celui-ci décède d’une hémorragie cérébrale survenue au cours d’une réunion publique pour la campagne des élections européennes. Son enterrement réunit une immense foule de 2 millions de personnes et le leader communiste décédé est salué par l’ensemble de la classe politique italienne pour sa politique de prise de distance vis-à-vis de l’URSS et pour son intégrité notamment au moment des Années de Plomb lors de la séquestration d’Aldo Moro, ce dont témoigne le documentaire L’Addio a Berlinguer réalisé par Bernardo Bertolucci. Six jours après le décès de son premier secrétaire, le PCI réalise une performance historique aux élections européennes en arrivant, avec un score de 33,3%, en tête du scrutin devant la DC, qui se voit devancée d’une courte tête en effectuant un score de 33%. Il s’agit de la seule fois sous la première république qu’un parti autre que la DC arrive en tête d’élections nationales.

Si la gauche a donc ponctuellement pu être associée au pouvoir sous la première république, elle n’a en revanche jamais pu conquérir celui-ci au cours de cette période, dans un contexte d’accaparement du pouvoir par la Démocratie chrétienne et de « stratégie de la tension » dans le contexte de guerre froide. La révolution de la scène politique provoquée au début des années 90 par le séisme du scandale Tangentopoli et de l’opération Mains Propres va bouger les lignes.

Quelle gauche de gouvernement depuis 1990 ?

Le début des années 1990 est, nous l’avons vu, le théâtre d’une révolution de la scène politique italienne. Le scandale Tangentopoli, suivi de l’opération Mains Propres, aboutit à la dislocation des partis traditionnels italiens de gouvernement, ne résistant pas au cyclone judiciaire dans lequel ils sont pris. Cette révolution signe la fin du paradigme dit de la première république, caractérisé par une hégémonie politique de la Démocratie chrétienne, et l’entrée dans celui de la deuxième république, qui se caractérisera quant à lui par un système bipartisan d’alternances au pouvoir entre la gauche réformiste des héritiers du PCI et la droite libérale de Silvio Berlusconi.

Bien que le PCI ait historiquement été, tout comme ses homologues européens, le parti italien de la gauche communiste et pro-soviétique, il a par la suite su amorcerune évolution critique vis-à-vis de l’URSS et un tournant de coopération avec les autres forces politiques de l’échiquier italien sous l’impulsion d’Enrico Berlinguer. Sans pour autant renoncer à sa radicalité politique, le PCI s’est dès lors tourné vers une conception réformiste de la prise du pouvoir et de l’exercice de celui-ci. La disparition de Berlinguer laisse néanmoins un vide à la fois politique et idéologique au sein du PCI et plus largement dans la gauche italienne. Berlinguer avait suenclencher une véritable dynamique politique pour le PCI et pour la gauche dans le contexte pourtant compliqué des Années de Plomb, hissant le PCI à des scores dépassant les 30%, ce qui en avait non seulement fait le premier parti communiste du monde occidental mais avait également posé la question de sa participation au gouvernement, comme nous l’avons vu avec l’affaire de l’assassinat d’Aldo Moro.

Les successeurs de Berlinguer, tout en s’inspirant de sa politique et désireux de poursuivre la mutation réformiste du PCI, vont en fait engager celui-ci et ses héritiers sur des terrains idéologiquement dangereux. Tout commence à la fin des années 1980, lorsque le nouveau secrétaire général Achille Occhetto ponctue son discours au Congrès de Rome de mars 1989 d’étranges louanges à l’économie de marché et ce alors que le Mur de Berlin n’est même pas encore tombé. Peu après la chute de ce dernier en novembre 1989, Occhetto lance le processus du « Tournant de Bologne » : en vue du Congrès de Bologne, devant se tenir au mois de mars 1990, le secrétaire général annonce la dilution de l’identité communiste au sein d’un nouveau parti de gauche. Si une majorité du parti, désormais acquise à la ligne réformiste et donc partisane de la transformation du PCI en un parti de gauche de gouvernement, suit Occhetto dans ce processus qui aboutira à la création en 1991 du Parti Démocrate de la Gauche (PDS), ancêtre direct de l’actuel Parti Démocrate, une minorité conservatrice et orthodoxe fonde le Parti de la Refondation Communiste (PRC), maintenant l’idéologie communiste et la faucille et le marteau mais se trouvant rapidement voué à la marginalité politique. Dans le contexte du délitement politique résultant de l’opération Mains Propres, le PDS est bientôt rejoint par un certain nombre d‘anciens militants et cadres du PSI et s’impose ainsi comme le nouveau grand parti de la gauche italienne.

Au même moment se structure le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi en vue des élections générales de 1994. Pour dissimuler l’intégration dans sa coalition de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et des postfascistes d’Alliance Nationale et de Gianfranco Fini, Berlusconi mène une campagne véhémente contre la gauche désormais menée par le PDS en identifiant celle-ci au péril communiste. Son empire médiatique relaie dès lors une intense propagande pointant ce péril et l’assimilant également à l’antifascisme. L’un des tabous entourant le MSI et son successeur Alliance Nationale tombe de cette façon à ce moment-là, sa chute se voyant facilitée par le fait que la gauche ne se revendique dès lors plus de l’antifascisme, trop assimilé au communisme par amalgame depuis cette période. Berlusconi remporte les élections en réalisant un score de 21% avec Forza Italia et de presque 43% pour l’ensemble de sa coalition, tandis que la coalition de gauche totalise 34% des voix, dont 20,6% pour le PDS, 6,05% pour le PRC et un plancher historiquement bas de 2,19% pour le PSI, en plein effondrement au vu des affaires de corruption dans lesquelles il se trouve inculpé avec l’opération Mains Propres. Berlusconi n’aura par la suite de cesse d’ériger tout au long de sa carrière politique son succès fondateur de 1994 en se construisant une légende d’homme providentiel arrivé en politique au bon moment pour sauver l’Italie d’un péril rouge dans un contexte de désintégration des partis traditionnels.

La coalition Berlusconienne tournant toutefois court dès 1995, le PDS se restructure et envisage une nouvelle coalition. Il s’allie ainsi aux Socialistes Italiens (éphémère petit parti réformiste fondé sur les décombres du PSI tout juste dissous), à la Fédération des Verts mais également au Parti Populaire Italien (PPI), héritier de l’aile gauche de la Démocratie chrétienne. Se retrouvant ainsi alliés pour la première fois, les postcommunistes et les post-démocrates chrétiens réalisent d’une certaine façon le compromis historique entre Berlinguer et Moro. La nouvelle coalition prend le nom d’Ulivo (« L’Olivier ») et désigne comme tête de liste Romani Prodi, ex-membre de la DC ayant rejoint le PPI suite à la dislocation de celle-ci et principal architecte de ce rassemblement. L’Ulivo remporte les élections en réalisant plus de 43% des voix, dont plus de 21% pour le PDS et un peu moins de 7% pour le PPI. Prodi est nommé Président du Conseil.

Si la gauche réussit enfin à conquérir et à exercer le pouvoir, la question de son action de gouvernement se pose néanmoins dans le double contexte de la révolution de la scène politique italienne depuis l’opération Mains Propres d’une part et du triomphe de l’idéologie capitaliste libérale à l’échelle mondiale suite à la dislocation du bloc soviétique d’autre part. L’heure est en effet à la conversion néolibérale d’une partie de la gauche européenne, poussée dans ce sens par Tony Blair au Royaume-Uni ou Gerhard Schröder en Allemagne. La coalition de L’Olivier doit de surcroît composer avec des forces n’étant pas toutes acquises à l’interventionnisme de l’État, y compris au sein de ses propres effectifs. Le gouvernement Prodi s’engage dès lors dans une politique centriste et libérale, ce qui vaut à Prodi de perdre la confiance du parlement en 1998 suite à un vote défavorable du PRC, entraînant à une voix près le renversement de son gouvernement. Prodi est remplacé par Massimo D’Alema, premier ex-communiste à devenir Président du Conseil. SI D’Alema intègre à L’Olivier le Parti des Communistes Italiens (PdCI), dissidence du PRC, dans une optique d’élargissement de sa majorité à gauche, il poursuit néanmoins la politique menée par Prodi et ne remet donc aucunement en question l’adhésion au consensus libéral de la nouvelle gauche italienne. D’Alema finit lui aussi par démissionner le 19 avril 2000, suite à la perte 3 jours plus tôt par la gauche de 4 régions aux élections régionales. Il est remplacé par Giuliano Amato, ancien ministre et responsable du PSI, qui achève la législature en tant que Président du Conseil avant que Silvio Berlusconi ne lui succède en 2001 à la faveur de la victoire de sa coalition « Maison des libertés » aux élections générales cette année. Le gouvernement de L’Olivier aura mené une politique libérale permettant la remise en question de l’État-providence et la privatisation de certains secteurs de l’économie italienne.

Plus que la question programmatique, le problème du PDS et de ses partis successeurs est identitaire : ayant rompu avec le marxisme, la gauche post-communiste a peiné à trouver une idéologie de substitution. Il était en effet hors-de-question de se réclamer dorénavant du socialisme compte tenu de l’association de ce terme aux déboires judiciaires Craxistes ayant entraîné la chute du PSI et il était compliqué de se référer à une social-démocratie de tradition nordique et donc étrangère à celle de la gauche italienne. L’idéologie et l’identité de cette nouvelle gauche sont dès lors restées en suspens, le symbole de la branche d’olivier ayant donné son nom à la coalition – et toujours présente aujourd’hui dans le logo de l’actuel PD – n’étant pas nécessairement un signifiant mobilisateur. Même si le compromis historique entre Moro et Berlinguer est souvent rappelé pour justifier l’alliance des postcommunistes et des héritiers de l’aile gauche de la DC, celui-ci constitue malgré la force de son symbole un référentiel maigre et d’autant plus faible que la dimension sociale du pacte entre Moro et Berlinguer s’est largement vue éconduite avec la politique appliquée en pratique par L’Olivier. Cette question idéologique et identitaire non tranchée, ni même précisément définie, s’est révélée tangible lors de la création du Parti Démocrate en 2007, grand parti de gauche dont le but était de fusionner l’ensemble des composantes de L’Olivier dans une seule et même structure unifiée. Le nouveau parti se veut progressiste mais se réfère davantage à la « grande tente » du Parti démocrate américain, auquel son nom fait explicitement référence, qu’à l’héritage de la gauche italienne. La notion de « gauche » a d’ailleurs souvent été remplacée depuis lors par celle de « progressisme » voire de « libéralisme » dans les qualificatifs ayant pu être employés pour caractériser le nouveau parti.

Si cette nouvelle gauche et ses composantes disparates a malgré tout tenu, soudée par l’épouvantail que constituait face à elle le Berlusconisme, et a fusionné au sein d’un seul et même parti en 2007, la question de sa pérennité idéologique comme politique s’est à nouveau posée à partir de 2013. La coalition « Italie. Bien commun » menée par le chef de file du PD Pier Luigi Bersani remporte en effet les élections, mais la composition compliquée du nouveau parlement aboutit à une politique en demi-teinte, d’abord menée par Enrico Letta, puis par Matteo Renzi. L’agenda ouvertement néolibéral adopté par ce dernier crée en effet des remous et finit par aboutir suite à l’échec du référendum constitutionnel sur la réforme du Sénat, à la scission d’une partie de l’aile gauche du PD, menée par Bersani lui-même alors qu’il avait conduit la coalition pour les élections 2013. Cette scission aboutit à la création d’Articolo Uno, parti se présentant aux élections de 2018 aux côtés de la Gauche italienne dans la coalition « Libres et Égaux ». En 2019, c’est au tour de Matteo Renzi, pourtant Président du Conseil emblématique du PD lors de la législature précédente, de scissionner en emmenant avec lui une partie de l’aile droite du parti pour fonder Italia Viva.

Chantiers et perspectives de la gauche italienne aujourd’hui

Le Parti Démocrate fait aujourd’hui face à une nécessité de réaffirmer une identité claire et de trancher sur son bagage idéologique. Est-il un parti post-communiste héritier du PCI ou fondamentalement centriste héritier des composantes progressistes de la DC ? Si sa dernière expérience du pouvoir, en association avec le populiste Mouvement Cinq Étoiles au sein du gouvernement Conte II entre 2019 et 2021, a pu être perçue comme contre-nature pour certains observateurs au vu d’une identité du M5S parfois perçue comme qualunquiste(1), elle lui a néanmoins permis de se réapproprier un certain nombre de thématiques sociales tombées aux mains des populistes faute de réinvestissement de celles-ci par la gauche postcommuniste. L’expérience du gouvernement Conte semble donc en l’état avoir permis au PD d’adopter une identité fondamentalement réformiste. Il en est de même pour la question écologique, traditionnellement tout aussi peu traitée par la gauche italienne et pareillement récupérée par le M5S, n’ayant pas hésité à passer des alliances ponctuelles avec les petits partis écologistes italiens.

La coalition droitière de Giorgia Meloni et les difficultés risquant de se présenter sur des thématiques aussi diverses que la question sociale, les relations internationales et le rapport à la crise ukrainienne ou encore à l’Union européenne au vu des fortes divergences de ses partis sur ces questions peut présenter une opportunité pour ressouder idéologiquement la gauche italienne, sous réserve que n’advienne pas une dérive « illibérale » de type hongroise.

Plus qu’un programme précis, le Parti Démocrate et ses partenaires doivent se réapproprier une identité de gauche, se référant à l’histoire et aux combats de celle-ci et ayant trop souvent été délaissée voire abandonnée lors de leur course effrénée vers le centre dans les années 1990 et 2000. Avec sa conversion libérale sur fond de crise identitaire et idéologique et de développement du Berlusconisme, la gauche italienne a expérimenté les leçons de Gramsci, mais à son propre détriment.

Étant remonté à 19% aux élections de septembre 2022 après son effondrement à 13% de 2018, le PD dispose désormais d’un effectif suffisamment significatif au parlement pour pouvoir fédérer autour de lui un bloc d’opposition de gauche unifié et cohérent, à condition d’en avoir la volonté. L’élection le 26 février 2023 de sa nouvelle secrétaire Elly Schlein, issue de l’aile gauche du parti, face au candidat plus centriste Stefano Bonaccini, peut constituer une première étape dans ce processus. Toutefois, si Schlein s’est engagée à repositionner le PD sur une ligne de gauche en se présentant comme un visage féminin à l’opposé de celui de Meloni, il faudra également qu’elle évite une nouvelle scission qui viendrait de l’aile centriste du parti, qui risquerait de porter un coup fatal à celui-ci compte tenu de son affaiblissement. Un travail reste par ailleurs à mener pour retrouver les classes populaires italiennes dont la gauche post-communiste s’est progressivement séparée et aujourd’hui acquises à l’extrême-droite et Mouvement 5 Étoiles. Gramsci écrivait quant à lui dans ses Lettres de Prison qu’il était « pessimiste par l’intelligence mais optimiste par la volonté » et ajoutait dans ses Cahiers de Prison que « la crise est le moment où l’ancien ordre du monde s’estompe et où le nouveau doit s’imposer en dépit de toutes les résistances et de toutes les contradictions. Cette phase de transition est justement marquée par de nombreuses erreurs et de nombreux tourments. » Une affaire à suivre…

Références

(1)Relatif au qualunquismo, terme péjoratif caractérisant les idées populistes et droitières du parti du Fronte dell’Uomo Qualunque, ayant existé de façon éphémère entre 1946 et 1949 mais demeurant associé dans le langage politique italien à une méfiance envers le système des partis et les institutions démocratiques parlementaires pour privilégier des options conservatrices et simplistes pour régler les problèmes de l’État et du gouvernement. Il s’agit donc fondamentalement d’un équivalent italien de la notion française de « poujadisme ».

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C’est en constatant la nette victoire de la néofasciste Giorgia Meloni, désormais nouvelle femme forte de la coalition de « centre-droit », que l’Italie s’est réveillée le lundi 26 septembre 2022. Bien que cette victoire fût présagée plusieurs semaines auparavant, elle n’en constitue pas moins un fait politique inédit. Cet article en 2 parties revient sur les racines de cette victoire et évoque les perspectives de la gauche italienne.

Giorgia Meloni, cheffe de Fratelli d’Italia, entourée de ses partenaires Silvio Berlusconi et Matteo Salvini. Crédits photo © Roberto Monaldo / LaPresse

C’est en constatant la nette victoire de la néofasciste Giorgia Meloni, désormais nouvelle femme forte de la coalition de « centre-droit », que l’Italie s’est réveillée le lundi 26 septembre 2022. Bien que cette victoire fût présagée plusieurs semaines auparavant, elle n’en constitue pas moins un fait politique inédit. Si l’Italie est en effet désormais gouvernée par une femme pour la première fois de son histoire, elle l’est également par un parti idéologiquement issu du fascisme pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La percée du parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, au rang de première force politique du pays s’est vue confirmée avec un score de 26%, loin devant le populiste Mouvement 5 Étoiles et le Parti Démocrate de « centre-gauche ». Avec ses alliés du parti Forza Italia de Silvio Berlusconi et de la Lega menée par Matteo Salvini, la coalition conduite par Giorgia Meloni a rassemblé un total de 43,9% des suffrages et dispose d’une majorité absolue de sièges à la Chambre des Députés comme au Sénat de la République, avec 237 députés et 115 sénateurs.

Loin de voler en éclats en dépit de son caractère hétérogène et des divergences d’opinion de ses membres sur des sujets internationaux comme la guerre ukrainienne, la coalition de droite de Giorgia Meloni s’est non seulement installée au pouvoir, mais la Présidente du Conseil a même aligné un « sans fautes » politique pour ses cent premiers jours, couronnés d’une double victoire le 13 février aux élections régionales de Lombardie et du Latium. En effet, alors qu’Attilio Fontana, Président sortant de Lombardie issu de la Lega de Matteo Salvini s’est vu reconduit à plus de 54%, le Latium a basculé aux mains du candidat de Fratelli d’Italia Francesco Rocca, ayant battu le président sortant de « centre-gauche » Nicola Zingaretti avec un score de 52%. La Présidente du Conseil a troqué la virulence et la radicalité des discours de sa campagne électorale au profit d’une image plus apaisée et régalienne sur la forme, sans renoncer à sa ligne politique sur le fond. Meloni a ainsi rappelé l’attachement de l’Italie au camp atlantiste et s’est présentée comme un soutien sans faille de Volodymyr Zelensky dans le contexte de la guerre ukrainienne – là où ses partenaires Silvio Berlusconi et Matteo Salvini ont pris le parti de Vladimir Poutine –, tout en campant dans le même temps sur une ligne ferme concernant l’immigration, durcissant la législation italienne contre les migrants via une série de décrets ciblant notamment les ONG et les navires humanitaires.

Les Italiens, ayant connu plus de vingt années de régime fasciste avant la fondation du régime républicain en 1946, n’auraient-ils aucune mémoire ? Antonio Gramsci écrivait pourtant en 1917 qu’il haïssait les indifférents et que « vivre [signifiait] être partisan », ajoutant que « celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti » et que « l’indifférence, c’est l’aboulie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. »

Comment expliquer la victoire d’un parti issu d’une famille politique pourtant si longtemps ostracisée et quelles perspectives s’offrent aujourd’hui à la gauche italienne ?

De quoi le triomphe de Giorgia Meloni résulte-t-il ?
Le phénomène Meloni

« Io sono Giorgia! Sono una donna! Sono una madre! Sono italiana! Sono cristiana!(1) » C’est en scandant ce slogan désormais bien connu des électeurs italiens que Giorgia Meloni harangue  les foules lors de ses déplacements de campagne. La quadragénaire originaire de Milan assume ainsi son identité féminine dans un pays méditerranéen traditionnellement machiste au sein duquel demeurent ancrées des conceptions conservatrices et masculines de l’incarnation en politique. La première femme à accéder à la Présidence du Conseil de l’histoire de l’Italie a en effet bien compris l’avantage qu’elle pouvait tirer de son genre en reliant celui-ci à une conception de la famille en phase avec une société italienne encore aujourd’hui très attachée à la famille traditionnelle.

Alors que son parti était encore marginal il y a cinq ans, Giorgia Meloni a remporté les élections de septembre 2022 avec 26% des voix, la coalition de « centre-droit » ayant atteint dans son ensemble plus de 40%. Les deux principaux partenaires de Meloni ont été cannibalisés par celle-ci. La Lega de Salvini, forte de 17% des suffrages en 2018 et de plus de 30% aux élections européennes de 2019, s’est en effet effondrée à moins de 9%, tandis que Forza Italia de Berlusconi, jadis grand parti de gouvernement de la droite italienne, a atteint un plancher historique de 8% des suffrages. Le Mouvement 5 Étoiles (M5S), grand vainqueur des élections générales de 2018 à plus de 30%, n’a pas non plus échappé pas au cyclone, en n’ayant totalisé plus que 15% des voix. Si le Parti Démocrate (PD) de « centre-gauche » a effectué une remontée symbolique à 19% après s’être effondré à 13% en 2018, la gauche a payé ses divisions et sa dispersion, éclatée entre le score du PD et celui de 6% d’Italia Viva (IV), le nouveau parti social-libéral de l’ancien Président du Conseil Matteo Renzi, scissionniste du PD en septembre 2019. La carte électorale de l’Italie indique que Fratelli d’Italia est désormais le premier parti au nord et dans une bonne partie du centre du pays, tandis que le populiste Mouvement 5 Étoiles demeure le premier parti dans le sud de la botte. La coalition de « centre-droit », additionnant Fratelli d’Italia et ses deux alliés la Ligue de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est quant à elle en tête dans toutes les régions, à l’exception de la Campanie où c’est le populiste Mouvement 5 Étoiles qui s’est hissé en tête.

Si la victoire de Giorgia Meloni et des « postfascistes » de son parti Fratelli d’Italia avait été prédite plusieurs semaines auparavant, les militants qui attendaient ce moment depuis parfois des décennies n’ont pour autant pas eu droit à la fête. C’est en effet en comité restreint, composé seulement d’une cinquantaine de membres de l’état-major de son parti, que Giorgia Meloni s’est présentée le lundi 26 septembre vers 2h du matin devant les journalistes dans un grand hôtel de Rome. La Présidente du Conseil a en effet demandé à ses troupes de faire profil bas, du fait de la crise terrible traversée par le pays. La réalité aurait en fait plutôt tenu à la volonté de ne pas répéter un fâcheux précédent survenu à Rome en 2008, lorsque la victoire du postfasciste Gianni Alemanno à l’élection municipale avait été accueillie par le salut romain fasciste des militants.

Qui est donc la nouvelle présidente du Conseil ? Née en 1977 à Rome, Giorgia Meloni n’a pas connu l’époque fasciste. C’est à l’âge de 15 ans qu’elle décide de se lancer en politique en adhérant au Mouvement Social Italien (MSI), héritier direct du parti fasciste mussolinien. Gravissant progressivement les échelons militants, elle devient en 2008 à l’âge de 31 ans la plus jeune ministre de l’histoire italienne au sein de la coalition de « centre-droit », à la faveur du retour de Silvio Berlusconi au pouvoir. Elle est chargée du portefeuille de la jeunesse.

Le MSI est à cette époque dissous depuis 1995, année où il s’est auto-sabordé à l’initiative de son président Gianfranco Fini pour se refonder en « Alliance Nationale », successeur d’extrême-droite se voulant « dédiabolisé », contrairement à son ancêtre. Le nouveau parti, toujours dirigé par Fini, continue de prôner l’intransigeance sur les thématiques migratoires et identitaires mais retire la flamme fasciste du MSI de son logo. Fini, quant à lui, va même jusqu’à reconnaitre officiellement, alors qu’il est en voyage en Israël à la fin des années 1990, que le fascisme a été un mal absolu au XXe siècle. Le parti s’associe à Forza Italia en 2008 pour former la coalition du Peuple de la Liberté en vue des élections générales, puis les deux formations fusionnent en 2009 sous ce même nom (PdL). Mais la crise ministérielle de 2011, aboutissant à la démission de Berlusconi de la Présidence du Conseil, et l’appui d’une partie du PdL – dont Fini lui-même – au gouvernement technique de Mario Monti en soutenant une ligne libérale et europhile laissent, au sein du PdL, esseulée la faction nationale-conservatrice héritière d’Alliance Nationale.

Ce contexte aboutit à la scission de cette faction du PdL en 2012 pour fonder Fratelli d’Italia (Fd’I), dont Giorgia Meloni prend la tête en 2014. Si Meloni cultive tout comme Fini une image d’extrême-droite se voulant adoucie, elle ne renie pas contrairement à celui-ci  le fascisme, réintroduisant  dans le logo de son parti la flamme tricolore du MSI pour souligner sa parenté avec ce dernier. En lieu et place du mea culpa apparent auquel Gianfranco Fini et le parti Alliance Nationale avaient eu recours, Giorgia Meloni cultive avec Fratelli d’Italia une stratégie d’évitement. La présidente rappelle ainsi lorsqu’on la questionne sur le fascisme que celui-ci appartient au passé, qu’elle-même est née bien après celui-ci et préfère défendre son programme en parlant de sujets touchant les Italiens.

L’une des clefs de compréhension du phénomène Meloni se trouve dans le caractère droitier et décomplexé que cultive la présidente de Fd’I, s’incarnant tant dans son programme que dans son image. Dans un pays soumis de longue date à la problématique des migrants et resté globalement conservateur sur le plan sociétal, Giorgia Meloni a compris l’intérêt qu’elle pouvait paradoxalement tirer de la mise en avant de sa féminité. Avec son slogan « Famille, Religion, Patrie », la candidate se présente en mère de famille italienne conservatrice et chrétienne, soucieuse à cet effet des problématiques sécuritaires pouvant affecter ses enfants, comme par extension tout citoyen italien. Ainsi s’est-elle notamment fait remarquer au cours de sa campagne en diffusant la vidéo du viol d’une réfugiée ukrainienne par un migrant africain sur les réseaux sociaux.

Son discours sur l’avortement plaît également à un pays dont la société, conservatrice et chrétienne, demeure attachée à la famille traditionnelle et dont le taux de natalité constitue une préoccupation. Un phénomène de « dénatalité » est en effet observé en Italie depuis plusieurs années, le taux de fécondité ne s’élevant qu’à 1,24 enfants par femme. De plus, peu de services pour la petite enfance sont développés compte tenu de la conception traditionnelle de la famille et de son rôle prépondérant pour éduquer les enfants avec l’aide des grands-parents. Si la candidate ne condamne officiellement pas l’avortement, elle défend par un détournement des valeurs libérales et par une inversion de sa problématique le « droit de choisir » pour les femmes qui ne souhaiteraient pas avorter. Ce n’est pourtant pas dans ce sens que le problème de l’avortement se pose, de surcroît dans un pays où l’avortement est déjà compliqué, particulièrement dans le sud. À titre d’exemple, dans la région des Marches, bastion historique de la gauche dont la présidence a basculé aux élections régionales de 2020 pour Fratelli d’Italia, 42% des anesthésistes et 70% des gynécologues sont objecteurs de conscience. Ce taux dépasse pour les seconds 80% dans les régions des Abruzzes, des Pouilles, de la Basilicate et culmine même à 92% dans la région du Molise !

Ce discours séduit néanmoins compte tenu du déclin démographique de l’Italie, quand bien même ce dernier est d’abord imputable aux carences de services pour la petite enfance et à l’absence de perspectives économiques pour les jeunes actifs italiens plutôt qu’à l’avortement, dans un pays figurant aux côtés de l’Irlande ou de la Slovaquie parmi les États de l’Union européenne dans lesquels il est le moins pratiqué. Il n’empêche que le problème posé par la démographie italienne a engendré l’idée d’une « perte de patrimoine culturel », exploitée par Fratelli d’Italia. Le principe de cette idée est simple : pour maintenir une société italienne saine, le maintien d’une démographie équilibrée ne suffit pas. Cette démographie doit également être alimentée par les Italiens, de sorte que du sang italien circule dans les veines des générations futures. Le but est de perpétuer la conservation de valeurs occidentales et chrétiennes qui seraient menacées par des migrants plus enclins que les Italiens à faire des enfants et d’éviter ainsi la « substitution », thématique droitière italienne équivalente en France à celle du « grand remplacement » portée par Éric Zemmour. Giorgia Meloni s’est ainsi prononcée contre l’établissement d’un droit du sol – inexistant en Italie(2) –, figurant parmi les propositions du PD. Son positionnement hostile à l’avortement trouve en outre de l’écho au sein de la péninsule. La candidate défend en effet la nécessité d’une relance démographique, laquelle est du reste nécessaire : l’Italie est le deuxième pays le plus âgé au monde derrière le Japon, l’âge moyen de ses habitants s’élevant à 45 ans – soit 5 années de plus qu’en France – et atteignant même 49 ans en Ligurie. Les personnes âgées représentent de surcroît un poids important dans la société italienne.

C’est ainsi que Fratelli d’Italia, ayant pourtant toujours réalisé des scores compris entre 4 et 6% aux précédentes élections nationales et européennes, est devenue la première force politique italienne sur le plan national. La candidate n’a également pas hésité à afficher sa proximité idéologique et personnelle avec le Hongrois Viktor Orban, soutenant tout comme lui l’idée que la démocratie européenne traditionnelle aurait renoncé à défendre son identité et sa conception de la famille. Bien que la percée électorale de Giorgia Meloni soit une nouveauté, le phénomène est également à relativiser, la candidate ayant bénéficié pour porter son image réactionnaire et antisystème d’un terrain déjà labouré par le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo et Luigi Di Maio, puis par la Lega de Matteo Salvini.

Crises et désillusions politiques

Le contexte du triomphe de Giorgia Meloni est l’aboutissement d’au moins une décennie de crises politiques et de désillusions vis-à-vis des pouvoirs et partis traditionnels de la « deuxième république(3) ».

Les Italiens ont en effet d’abord été lassés de l’affairisme et des histoires de mœurs des gouvernements Berlusconi, ayant culminé en 2011 avec le « Rubygate ». Le Président du Conseil démissionnaire était accusé d’avoir incité à la prostitution une danseuse de discothèque mineure et de l’avoir rémunérée pour avoir des relations sexuelles avec elle. Il sera condamné en juin 2013 pour incitation à la prostitution de mineure et abus de pouvoir et écopera alors d’une peine d’inéligibilité. Un premier acte protestataire s’est ainsi joué aux élections générales de 2013 avec la première percée nationale du tout nouveau Mouvement Cinq Étoiles, parti trublion alors porté par le comique Beppe Grillo et venu pour la première fois jouer les trouble-fêtes dans le concert des grands partis de la « deuxième république » avec son score de 25%.

La gestion de la crise migratoire par le gouvernement de « centre-gauche » de Matteo Renzi a également créé de profonds ressentiments au sein de la population. L’Italie, déjà en proie à de lourds problèmes économiques depuis la crise de 2008, se voyait être le seul pays d’Europe avec la Grèce à devoir gérer cette crise compte tenu des proximités géographiques de ces deux pays avec le Maghreb et l’Orient. Alors que la gauche, portée par le volontarisme affiché de Matteo Renzi, semblait bien partie – réalisant un score historique de 40% aux élections européennes de 2014 et envoyant ainsi 31 députés au Parlement européen –, les espoirs de la population ont également été réduits lorsque s’est posée l’épineuse question de la réforme libérale du marché du travail. Avec son « Jobs Act », présenté comme allant « libérer le pays de ses archaïsmes » pour faire baisser le chômage, le Président du Conseil mettait en place un CDI « à protection croissante », lequel devait permettre à l’employeur de pouvoir y mettre fin sans motif justifié pendant les trois premières années d’embauche du salarié. La formule rappelait celle imaginée en France par Dominique de Villepin en 2006 avec le Contrat Première Embauche (CPE). La réforme de Renzi déréglementait également les CDD, permettant aux employeurs d’y recourir sans avoir à se justifier et de les renouveler cinq fois sans période de carence. Cet assouplissement devait être une condition nécessaire à l’embauche, dans un pays où plus de 40% des jeunes étaient alors au chômage. Enfin, l’échec du référendum constitutionnel qui visait à supprimer partiellement le Sénat de la République en réduisant drastiquement ses compétences pour en faire une sorte d’équivalent italien du Conseil de la République français sous la IVème République(4) a sonné le glas du gouvernement, débouchant sur la démission de Renzi au profit de Paolo Gentiloni.

Ainsi s’est joué aux élections générales de 2018 un deuxième acte protestataire, caractérisé par un triomphe du Mouvement Cinq Étoiles à presque 33% mais également par une percée de la Lega de Matteo Salvini à plus de 17%. Une coalition « jaune-verte » s’est ainsi formée entre les deux partis, officiellement dominée par le M5S mais dont l’homme fort s’est dans la pratique révélé être Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur s’étant fait le porte-parole d’une ligne eurosceptique et intransigeante face aux migrants et à la délinquance, n’ayant pas hésité à se mettre en scène pour l’incarner, notamment lors de l’affaire de la fermeture des ports italiens au navire de sauvetage Aquarius. Après son succès aux élections européennes de 2019, couronné d’une obtention de 34% des suffrages, Salvini s’est senti suffisamment puissant pour présenter la démission du gouvernement et exiger des élections anticipées qui auraient été à la faveur de la Lega, ignorant que le droit constitutionnel italien n’obligeait en aucun cas le Président de la République à convoquer des élections le cas échéant. Une coalition « jaune-rouge » s’est dès lors constituée entre le M5S et son historique adversaire le PD pour faire barrage à la Lega et éviter ce faisant des élections anticipées. Après avoir gouverné deux ans et affronté la pandémie de covid-19, cette deuxième coalition a néanmoins été renversée à l’initiative de Matteo Renzi et de son nouveau parti Italia Viva au motif de désaccords concernant le plan européen de relance. Un gouvernement d’union nationale technique et europhile s’est donc formé autour de Mario Draghi comme ultime recours, appuyé par la quasi-totalité des forces politiques italiennes, Lega comprise, Salvini ayant changé son fusil d’épaule sur l’Europe à la faveur du plan de relance du covid-19.

C’est ici qu’émerge Giorgia Meloni. Là où les autres forces politiques italiennes ont soutenu le gouvernement Draghi, la cheffe de file postfasciste et son parti Fratelli d’Italia ont fait exception. Contrairement à la Lega, ayant effectué un revirement sur la question européenne pour finalement appuyer le gouvernement Draghi, ou au M5S, ayant quant à lui sauvé ses positions en s’associant de façon opportuniste au PD lors de la crise ministérielle de 2019 et du basculement de coalition vers la gauche, Giorgia Meloni a campé sur une ligne certes marginale mais cohérente au regard des idées portées par son parti. Elle est ainsi passée de la marginalité au premier plan en se construisant une image de première et seule opposante au gouvernement technique. La cheffe de Fd’I a donc tout naturellement bénéficié de sa constance politique lorsque la crise ministérielle de l’été 2022 a éclaté à la suite de la défection du M5S de la majorité, suivi de la Lega.

Forte de son image et de sa dynamique là où la Lega apparaissait décrédibilisée, Meloni n’a pas hésité à mener une campagne agressive en jouant sur les peurs des Italiens. L’Italie est en effet l’un des pays d’Europe où la perception de la problématique migratoire est la plus déformée et la plus fantasmée. La candidate a ainsi mené une campagne anti-française, fustigeant la France et son Président qui s’était permis de traiter le gouvernement italien de « lèpre populiste » au moment de l’affaire de l’Aquarius en rappelant que la France avait dans le même temps non seulement refusé elle aussi d’ouvrir ses ports pour accueillir le navire de secours mais qu’elle orchestrait en plus le refoulement des migrants à la frontière italienne, tout en étant un pays colonialiste en Afrique subsaharienne qui défendait ses intérêts et qui était responsable du chaos libyen. En brossant un tel tableau, la candidate exploitait ainsi le ressentiment anti-français des Italiens, les premiers étant traditionnellement perçus par leurs voisins transalpins comme arrogants, supérieurs et donneurs de leçons. Tout en étant radicale et virulente, la campagne de Meloni s’est dans le même temps caractérisée par un constant souci de respectabilité. Ainsi, là où Salvini, déjà handicapé par ses revirements, a justifié l’invasion ukrainienne en défendant Vladimir Poutine, Meloni a au contraire d’emblée condamné celle-ci. Voulant se montrer rassurante, elle a également tourné une vidéo d’elle en plusieurs langues, diffusée à l’adresse des Européens, dans laquelle elle a explicitement démenti une sortie de l’Euro ou un virage autoritaire dans le cas où elle prendrait le pouvoir, se présentant également comme la seule opposante au gouvernement Draghi et aux poisons et délices du régime parlementaire et de son instabilité, accusant enfin la gauche de bafouer les libertés, notamment pour les entreprises(5). Giorgia Meloni a enfin fait campagne sur l’instabilité ministérielle en Italie. Si ce problème est loin d’être une nouveauté, il s’est en revanche à nouveau posé du fait des basculements de coalitions dans le contexte de la crise du covid-19 et de problèmes intrinsèques à l’État italien notamment dans les régions, leur autonomie et leurs compétences étant très fortes face à celles de l’État central, notamment en matière de santé.

Une campagne du Parti Démocrate peu lisible

Face à cette stratégie à la fois agressive et dédiabolisée de la candidate d’extrême-droite, la gauche s’est trouvée désemparée. Celle-ci, nous l’avons vu plus haut, est en premier lieu partie divisée pour affronter l’élection. Mais plus que ses divisions, le principal problème de la campagne de la gauche, notamment du Parti Démocrate, a été son caractère peu lisible.

Le Parti Démocrate (PD) et son candidat Enrico Letta se sont principalement positionnés comme des remparts face au péril fasciste représenté par Meloni et par son parti, comme l’a notamment montré le slogan récurrent de Letta « Scegli(6) », massivement diffusé sur les réseaux sociaux, au détriment d’une communication sur leurs propositions sociales – pourtant présentes dans leur programme, notamment en matière éducative(7) –, ce qui a par conséquent été perçu comme une tentative d’instrumentaliser la peur à des fins électorales.

Héritier indirect du Parti Communiste italien (PCI), le PD s’est par ailleurs progressivement trouvé perçu ces dernières années comme coupé des réalités sociales et comme ne représentant plus les classes populaires. Ce ressenti est prégnant dans la région des Marches, bastion historique de la gauche ayant basculé au profit de Fratelli d’Italia en 2020. On peut également évoquer le cas de l’ancienne cité ouvrière de Sesto San Giovanni, construite dans la banlieue de Milan au début du XXe siècle par l’entreprise sidérurgique Fleck, où se déclenchèrent à partir de 1943 les premières grandes grèves contre le régime Mussolinien quelques mois seulement après la défaite de la Wehrmacht à Stalingrad et où le PCI, dont la ville fut un bastion historique, réunissait jusqu’à 45% des voix en 1976. Longtemps surnommée la « Stalingrad d’Italie », la ville, administrée sans discontinuités depuis la guerre par le PCI puis par ses successeurs du Parti Démocrate de la Gauche (PDS), des Démocrates de Gauche (DS) et par l’actuel PD, a basculé en 2017 au profit de la Ligue du Nord. Dans la continuité de ce délitement, une bataille mémorielle et symbolique forte a été perdue le 25 septembre aux élections générales, lorsque la ville a vu s’imposer pour sa circonscription au Sénat Isabella Rauti, candidate de Fd’I, fille de Pino Rauti, engagé volontaire dans l’éphémère République mussolinienne de Salò puis cofondateur du MSI, face au candidat du PD Emanuele Fiano, de confession juive et dont le père fut déporté à Auschwitz. Sesto San Giovanni, cas symbolique et emblématique du recul de la gauche au profit de l’extrême-droite au même titre que peut l’être l’ancienne cité minière de Hénin-Beaumont en France désormais dirigée par le Rassemblement National, n’est pas une exception. Le centre-gauche a en effet perdu les élections générales dans toutes ses capitales provinciales anciennement ouvrières de Lombardie, à l’exception de Milan et de Mantoue.

Ce délitement s’explique par le fait que là où les Démocrates ont beaucoup fait campagne en se présentant comme des remparts face au péril fasciste, Giorgia Meloni s’est à l’inverse focalisée sur des problématiques touchant directement les Italiens, telle que le pouvoir d’achat en période d’inflation. Les raisons du succès de Giorgia Meloni sont ainsi fondamentalement les mêmes que celles du succès du M5S en 2018 : la candidate, en parlant des problèmes concrets des Italiens, s’est positionnée comme une personnalité anti-establishment, là où le PD a, à l’inverse, renoué avec son image libérale héritée des années Renzi en apparaissant comme un soutien à l’agenda libéral de Mario Draghi. Michele Russo, responsable local de Fratelli d’Italia à Sesto San Giovanni interviewé par le quotidien français Libération(8), défend ainsi la stratégie politique visant à recréer du lien social en parlant aux habitants dans une société  toujours plus individualiste, ajoutant à cet effet non sans sarcasme que son parti ne fait qu’occuper ainsi le terrain exactement comme le faisait le PCI d’antan. Le PD a quant à lui été victime de la part de ses adversaires de l’accusation récurrente de s’être renfermé à l’extrême dans ses bastions urbains aisés et de s’être ainsi coupé de la population.

Si ces raisons expliquent en grande partie l’actuel succès de Fratelli d’Italia, on ne peut toutefois s’empêcher de se demander comment l’Italie a pu porter en tête des résultats électoraux une candidate néofasciste compte tenu de son passé historique et mémoriel. Pour le comprendre, il nous faut remonter aux racines du mal et aux fondations du régime républicain, dont l’objectif premier de rétablissement de la démocratie et des libertés visait pourtant à tourner la page du fascisme. 

Aux racines du mal : une histoire républicaine tourmentée
Les péchés originels de la « première république »

La fondation après-guerre du régime républicain s’ancre dans le prolongement de la Résistance italienne et de son triomphe face au fascisme dans la guerre civile ayant sévi entre 1943 et 1945 face aux nazis et à l’éphémère République sociale italienne, tandis que les forces anglo-américaines alliées de la Libération remontaient la botte italienne à la suite du débarquement de Sicile. L’Italie d’après-guerre est ainsi orientée à gauche, dominée par les partis de la Résistance que sont le Parti Communiste italien (PCI), d’orientation marxiste-léniniste, le Parti Socialiste italien (PSIUP(9)), marxiste mais républicain et démocrate dans le même temps, et la Démocratie chrétienne (DC), d’inspiration catholique et de tendance centriste. Dans le contexte de l’effondrement du fascisme et du triomphe des partisans et des forces militaires alliées, ces partis sont les vainqueurs et dirigent à cet effet le gouvernement provisoire.

La Démocratie chrétienne n’est à cette époque encore ni hégémonique, ni majoritaire. Ce sont les communistes qui ont le vent en poupe, forts de leur rôle dans la Résistance, lequel s’est notamment caractérisé par une implantation clandestine mais profonde dans les syndicats officiels fascistes des entreprises italiennes. Fort de cet ancrage, le PCI apparaît donc à la Libération comme la force la plus puissante, la mieux organisée et donc la plus apte à prendre le pouvoir : peu d’efforts sont à faire au vu des relais dont les communistes disposent dans le monde du travail pour transformer la guerre des partisans en vaste insurrection populaire et révolutionnaire, quand bien même se serait posée la question de l’issue d’un tel soulèvement face aux forces alliées d’occupation.

Mais Palmiro Togliatti, secrétaire général du PCI, est rentré de Moscou en 1944 avec des consignes strictes de Staline : l’exportation de la révolution mondiale en Italie attendra, il est pour l’heure hors-de-question d’y procéder sur un front où se joue encore le sort de la guerre et où il ne faut donc pas entraver les forces alliées. Staline compte sur le bon déroulement des opérations du front de l’ouest face aux nazis pour soulager l’Armée rouge sur le front de l’est. Le maître du Kremlin considère également que ce secteur géographique de la guerre doit revenir aux occidentaux, et ce bien avant la Conférence de Yalta. Prenant acte des directives moscovites, le PCI opère donc en 1944 le Tournant de Salerne, appelant officiellement les communistes à délaisser temporairement l’objectif révolutionnaire pour collaborer avec les autres partis de la Résistance, en vue de former dans l’Italie libérée un gouvernement d’unité nationale. Le PSIUP, de son côté, a réunifié ses deux grandes tendances (marxiste et sociale-démocrate) et a signé en 1943 un pacte d’action avec le PCI : il n’y aura pas de réunification des deux grands partis ouvriers italiens, séparés depuis le Congrès de Livourne de 1921, mais un accord sur une volonté commune d’action.

Majoritaires au sein du Comité de Libération nationale, les partis de gauche dominent le gouvernement provisoire, dirigé par Ferrucio Parri. Celui-ci décide de mener une « épuration financière », visant à punir ceux qui se sont enrichis pendant le fascisme. Un impôt sur le capital est dès lors mis en place, tandis qu’est réorganisée la répartition des matières premières au profit des entreprises les plus modestes. Se développe dès lors la crainte d’une socialisation rampante de l’économie italienne, notamment chez les fonctionnaires de la commission anglo-américaine interalliée de contrôle. Le gouvernement Parri se voit dès lors obligé par celle-ci de renoncer d’abord aux fournitures pour les petites entreprises, puis à son impôt sur le capital. Si les réformes socialisantes du gouvernement provisoire ont été tuées dans l’œuf par cette intervention de la commission, elles n’en ont pas moins affolé les grandes entreprises comme les plus petits possédants et ont ainsi contribué à la reconstitution de groupes politiques d’extrême-droite.

Bien que l’épuration des fascistes soit d’abord menée avec une relative rigueur, elle s’interrompt progressivement à partir du 21 novembre 1945, date du retrait des ministres libéraux du gouvernement, suivis des représentants de la DC. Le gouvernement Parri, dès lors minoritaire, se voit contraint de démissionner au profit du démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, à qui il incombe d’organiser le référendum institutionnel sur la forme monarchique ou républicaine que prendra le nouvel État italien. Ce tournant est essentiel, puisqu’il met fin à la possibilité de changement révolutionnaire entrevue au moment de la Libération. Le retour à l’Italie libérale de l’avant-fascisme est au contraire quasi-assuré, ce dont prennent acte les Anglo-Américains en acceptant de transférer leurs pouvoirs de contrôle en Italie du nord à De Gasperi. Celui-ci décide ensuite dès 1946 de remplacer les autorités nommées par les comités de la Libération par des fonctionnaires de carrière, tous liés d’une façon ou d’une autre au régime fasciste dans l’exercice antérieur de leurs responsabilités. Le 31 mars, Gasperi dissout le Haut-Commissariat pour les sanctions contre le fascisme : il n’y aura dès lors pas de substitution d’une nouvelle classe dirigeante à l’ancienne, cette dernière se voyant au contraire restaurée malgré son appui apporté au régime Mussolinien. Cette politique est approuvée par le PCI, Togliatti promulguant en tant que Ministre de la Justice une large amnistie pour les condamnés politiques et se résignant à bien vouloir accepter l’adhésion d’un certain nombre d’intellectuels et de syndicalistes venus des rangs du fascisme.

Le 2 juin 1946 se tient le référendum sur la nouvelle forme que doit prendre l’État italien. Si la République l’emporte nettement, la monarchie constitutionnelle se voyant décrédibilisée au vu des compromissions du roi Victor-Emmanuel III avec le fascisme, un clivage se dessine déjà entre le nord et le sud du pays, le nord votant principalement pour la République tandis que le sud, plus conservateur, moins victime de la guerre civile et où l’Église est davantage implantée, vote pour la monarchie. La DC s’affirme dès lors progressivement comme force politique centrale, remportant 35% des suffrages aux élections constituantes. La gauche reste  encore forte, totalisant environ 40% des suffrages avec 20,7% pour le PSIUP et 18,9% pour le PCI. Cette influence est déterminante dans la rédaction de la constitution de la République. Celle-ci est en effet officiellement fondée sur le travail et les droits sociaux, tandis que son emblème officiel, le Stellone, se compose d’un rouage denté représentant à la fois le monde du travail et le progrès, scellé en son centre d’une étoile blanche imputable à la devise de Léonard de Vinci : « Qui se fixe sur une étoile ne se retourne pas ».

La DC opère néanmoins un virage à droite à la faveur de la guerre froide, se caractérisant par l’exclusion du gouvernement du PCI et du PSIUP en mai 1947. Dans ce contexte, le PSIUP voit scissionner son aile sociale-démocrate, hostile à une poursuite de l’entente avec les communistes et favorable à un rapprochement avec la DC, pour fonder le Parti Social-Démocrate Italien (PSDI). Amputé de son aile droite, le PSIUP reprend dès lors son ancien nom de Parti Socialiste Italien (PSI). Quelques mois plus tard, à l’automne, ont lieu de grandes grèves contre le Plan Marshall, soutenues par le PCI. Se développe alors un climat de fortes violences, culminant à l’été 1948 à la suite d’une tentative d’assassinat de Togliatti. Des insurrections générales éclatent dans les villes ouvrières de Gênes, Milan ou encore Bologne, débouchant sur des batailles rangées contre les forces de l’ordre avec barricades et formation de milices ouvrières.

Compte tenu de ces violences et du Coup de Prague survenu en Tchécoslovaquie en février 1948, la DC sort grande vainqueure des élections générales du mois d’avril, recueillant 48,5% des suffrages et une majorité absolue de sièges à la Chambre des Députés et au Sénat de la République. De Gasperi peut dès lors gouverner les mains libres, même s’il forme symboliquement une coalition avec le PSDI et les forces de droite libérales et républicaines dans une optique de consensus. Le renforcement des tendances conservatrices de la DC se poursuit néanmoins après 1948 du fait de la guerre froide et de l’agitation sociale. L’aile droite démocrate-chrétienne est notamment animée par Giuseppe Pella et Mario Scelba, qui reprochent au centriste De Gasperi son refus de mettre le PCI hors-la-loi, tout comme son ancrage diplomatique atlantiste. C’est en tout cas le début d’une longue période d’hégémonie de la DC au gouvernement en Italie, qui se poursuivra bien après le retrait de De Gasperi de la politique en 1953 et dont le ciment initial de sainte-alliance anti-communiste servira bientôt de matrice à la dérive clientéliste de la politique italienne.

Ce climat d’amnistie générale et de crainte du communisme dans le contexte de la guerre froide et de l’agitation sociale permet la réémergence de petites formations d’extrême-droite. C’est dans ce contexte qu’est fondé le Mouvement Social Italien (MSI) le 26 décembre 1946 par plusieurs dirigeants de groupuscules néofascistes clandestins. On trouve parmi eux Giorgio Pini, Augusto De Marsanich, Pino Romualdi et surtout Giorgio Almirante, ex-rédacteur en chef du quotidien fasciste Il Tevere et ancien chef de cabinet du Ministère de la Culture populaire du régime Mussolinien. Parmi ses premiers adhérents, le MSI regroupe d’anciens dignitaires du régime, des jeunes militants de groupuscules divers, des militaires ou encore des aristocrates de la noblesse italienne tels que le Prince Junio Valerio Borghese, ancien sous-marinier et commandant de flottille sous la République sociale italienne et surnommé « le Prince Noir » en raison de son passé militaire fasciste et de sa foi persistante dans ce régime après 1945. Ces éléments radicaux sont bientôt rejoints par une clientèle électorale et militante plus modérée ou moins politisée. Le MSI se développe jusqu’en 1951 autour de sa tendance néofasciste intransigeante, incarnée par Giorgio Almirante, alors secrétaire général du parti.

Les troupes de choc du MSI, les « avanguardisti», multiplient les épreuves de force contre les communistes sans que le pouvoir ne réagisse très fermement. Les éléments réactionnaires de la Démocratie Chrétienne ne voient en effet pas d’un œil trop défavorable la reconstitution d’une force d’intervention anti-communiste, officiellement désavouée mais en fait discrètement soutenue par une partie du patronat. Le caractère très radical et ouvertement aventuriste du MSI se révèle toutefois contre-productif : il n’obtient que 6 députés et 1 sénateur aux élections générales de 1948. Un premier tournant s’opère dès lors en 1951, lorsqu’Almirante, alors assigné à résidence, cède la direction du parti à De Marsanich. Le MSI, affecté à cette époque par les coups lui étant portés par la police de Mario Scelba – alors Ministre de l’Intérieur – adopte dès lors une image plus modérée, intégrant certains éléments de la droite conservatrice dans son comité directeur. Cette stratégie porte ses fruits, le parti obtenant 29 députés et 8 sénateurs aux élections générales de 1953.

De Gasperi se trouve quant à lui en difficulté : après la défection du PSDI de sa coalition suite à la création de brigades d’interventions rapides par Scelba pour réprimer les mouvements de gauche, il se trouve également confronté à une opposition de la droite de son parti. Les éléments radicaux de la DC poussent pour un rapprochement de celle-ci avec le MSI et les monarchistes et sont soutenus dans ce sens par le Saint-Siège. Se trouvant donc en minorité et compte tenu de résultats électoraux contrastés obtenus aux élections de 1953, De Gasperi démissionne. Lui succèdent Pella et Scelba à la Présidence du Conseil.

S’il existe officiellement un « Arco Costituzionale(10) » contre le MSI pour l’empêcher d’être associé au pouvoir, la DC n’hésite pour autant pas à s’appuyer ponctuellement sur les votes des néofascistes au Parlement. Le MSI se voit toutefois exclu du gouvernement jusqu’en 1994, tandis que la DC gouverne quant à elle de façon quasi-ininterrompue jusqu’au début des années 1990, soit pendant toute la période dite de la « première république ».

Une « deuxième république » du vide ?

Après quatre décennies de vie politique italienne monopolisée par la Démocratie chrétienne, les choses évoluent au début des années 1990, période de bouleversement complet de l’échiquier politique italien.

Une gigantesque et inédite opération judiciaire marque la vie politique italienne entre 1992 et 1994. C’est l’opération Mani Pulite (« Mains propres »), révélant l’existence d’un système généralisé de corruption et de financement illicite des partis politiques italiens, surnommé Tangentopoli. Tout commence par une banale affaire de corruption à Milan lorsque le socialiste Mario Chiesa est pris en flagrant-délit par les carabiniers en train de tenter de faire disparaître un pot-de-vin de 7 millions de lires dans une cuvette de toilettes. C’est Luca Magni, entrepreneur fatigué de payer ce type de redevances au notable socialiste, qui a appelé les carabiniers pour faire prendre celui-ci en flagrant-délit. Arrêté, Chiesa passe aux aveux sous interrogatoire, révélant au procureur Di Pietro que son cas est loin d’être anecdotique, les pots-de-vin de ce type existant dans l’ensemble des partis politiques et étant mêmes devenus une sorte d’impôt obligatoire dans les territoires pour la quasi-totalité des appels d’offres. Les bénéficiaires de ce système sont des hommes politiques de tous les partis, mais essentiellement ceux au pouvoir, comme le PSI ou la DC. Chiesa révélant des noms, les enquêtes débutées à Milan se propagent rapidement à d’autres villes d’Italie et finissent par toucher l’ensemble de la péninsule par un jeu de domino où chaque suspect en livre un autre. Plus d’une centaine de députés sont interrogés au début de l’année 1993, l’enquête vise tous les chefs de partis, à commencer par le secrétaire général du PSI Bettino Craxi. Avant sa condamnation définitive, il s’enfuit en Tunisie en 1994 pour échapper à la justice et meurt exilé là-bas en 2000. Miné par la corruption, le PSI se dissout en novembre 1994, soit quelques mois après la DC et le Parti Libéral italien, pareillement désintégrés par ce cyclone judiciaire.

Dans les mêmes années, le PCI opère de son côté un tournant réformiste, aboutissant à sa transformation suite au Congrès de Bologne de 1990 en un Parti Démocratique de la Gauche (PDS) en 1991. Avec les conséquences de l’opération Mains Propres et la disparition du PSI, le PDS accueille nombre d’anciens socialistes en son sein. Le début de la décennie est également marqué par le premier succès national du parti eurosceptique et indépendantiste de la Ligue du Nord aux élections générales de 1992. Avec les disparitions simultanées de la DC, du PLI, du PSI et compte tenu de la transformation réformiste du PCI en PDS, on observe une mutation profonde de la scène politique italienne, que certains observateurs caractérisent comme le passage d’une « première république » à une « deuxième république(11) ». Si la « première république » a été marquée par une hégémonie de la Démocratie chrétienne et par son gouvernement quasiment sans partage de la libération aux années 1990, la deuxième sera quant à elle caractérisée par une alternance droite-gauche entre conservateurs et héritiers du PCI.

Le fait marquant de cette période est une entrée en politique inédite. En vue des élections générales de 1994, l’homme d’affaires Silvio Berlusconi, magnat de l’immobilier et des médias, décide de se présenter. Proche de Bettino Craxi, il annonce en janvier 1994 son entrée en politique et la création de son mouvement de centre-droit Forza Italia, dans lequel il investit 22 milliards de lires. Son annonce est à l’époque révolutionnaire sur la forme : Berlusconi se filme en effet dans un bureau – qui s’avérera plus tard être en fait un studio ayant été aménagé exprès pour le tournage – et son annonce est diffusée en boucle sur ses trois chaînes privées de télévision. La communication politique italienne se résumait jusqu’alors à des déclarations banales voire monotones, ou tout du moins sans mises en scènes. Berlusconi apparaît à l’inverse comme jeune et dynamique, déclarant « descendre sur le terrain » – employant ce faisant une métaphore footballistique, que l’on retrouve également dans le nom de son parti(12) et dans son logo, rappelant une bannière de supporter d’équipe de football. Il s’adresse ainsi à l’Italien moyen de façon à la fois nouvelle et percutante, lui faisant comprendre avec cette communication moderne et empreinte de codes sportifs et populaires qu’il ne vient pas de cet horrible monde corrompu de la politique et qu’il est quelqu’un de neuf, souhaitant parler directement aux citoyens. On assiste dès lors à la naissance d’un phénomène nouveau : celui d’un populisme libéral porté par la communication et incarné par un chef d’entreprise. La principale mutation de la « deuxième » république par rapport à « première » se situe de ce point de vue moins dans l’établissement d’un nouveau paradigme politique bipolaire entre la gauche et la droite en lieu et place de l’ancien paradigme central de la DC – quand bien même ce nouveau paradigme permettra enfin de vraies alternances politique – que dans l’émergence d’une politique de la communication, de l’image et du spectacle supplantant les idées politiques de fond.

Dans le contexte du vide politique créé par la disparition des principaux partis de gouvernement suite à l’opération Mains Propres et de la lassitude des Italiens vis-à-vis de la politique traditionnelle, Berlusconi se présente comme un homme nouveau n’étant pas un professionnel de la politique et souhaitant restituer celle-ci aux citoyens. Il se pose également en défenseur de la famille, « noyau principal de la société », de la tradition chrétienne et du travail. Son idée principale est alors celle d’une politique exercée par des non-politiciens et donc par des experts issus de la société civile – bien que ce terme ne soit pas employé par le candidat. L’idée maîtresse de ce premier Berlusconisme est que la politique ne doit pas être une affaire de carriéristes corrompus mais de spécialistes et de techniciens. Ainsi s’entoure-t-il d’universitaires et d’experts libéraux tels que Lucio Colletti, philosophe et ex-théoricien marxiste ayant bifurqué vers le libéralisme, ou encore Giuliano Urbani, professeur de sciences politiques considéré comme l’idéologue de Forza Italia. Défendant un programme libéral et vantant, en prenant son exemple personnel, la liberté d’entreprendre et de pouvoir réussir pour chaque Italien, Berlusconi se présente ainsi comme un homme de la modernité sur tous les plans : économique, puisqu’il se fait ambassadeur de la libre-entreprise et du néolibéralisme ayant le vent en poupe en ces années suivant la dislocation de l’URSS, mais également sociale, en promouvant une société du divertissement pour tous, notamment par la télévision, se voulant en rupture avec l’austérité des hommes politiques de la « première république ». Berlusconi se présente également comme un rempart face au péril communiste du PDS, désormais seul grand parti de gauche. Ce ne sont désormais plus les clivages idéologiques de fond qui font la politique, mais la communication et le paraître.

Fort de sa communication innovante prenant tous ses adversaires de court et occupant le vide politique laissé par le séisme du scandale Tangentopoli, Berlusconi remporte contre toute attente les élections générales de 1994. Bien que son gouvernement doive démissionner dès l’année suivante en raison de la défection de la Ligue du Nord de sa majorité parlementaire, il n’en constitue pas moins une révolution. Outre la rupture qu’il constitue sur la forme, il compte également pour la première fois des ministres de la Ligue du Nord et d’Alliance Nationale – tout juste fondée par Fini pour remplacer le MSI –, ces deux formations disposant de 5 ministères chacune ! Si la présence de ministres eurosceptiques et néofascistes au sein du gouvernement inquiète nombre de dirigeants européens, parmi lesquels François Mitterrand, elle constitue une première étape symbolique dans la dédiabolisation de ces deux formations.

Démissionnant du gouvernement en 1995 et passant dans l’opposition en 1996 suite à la victoire de la gauche, Berlusconi transforme son parti en profondeur pour en faire une machine de guerre personnelle. Il se sépare ainsi progressivement de plusieurs intellectuels qui l’avaient épaulé en 1994 et recrute d’anciens cadres de la défunte DC pour structurer son appareil politique. Une transformation s’effectue alors dans la façon de Berlusconi de faire de la politique : Forza Italia tient son premier congrès en 1998 et rejoint cette même année le Parti Populaire européen. Forza Italia, après s’être un temps présenté comme un phénomène nouveau, devient un parti politique classique et en quelque sorte une « Démocratie Chrétienne 2.0 », occupant l’ancien espace électoral de celle-ci, ainsi qu’un instrument personnel du leader Berlusconi en tant que véritable extension de sa personne.

De retour au pouvoir de 2001 à 2006 puis de 2008 à 2011, Berlusconi mène une politique libérale inspirée de son expérience entrepreneuriale. Il développe l’idée que le pays doit être géré comme une entreprise et que la politique n’est plus une affaire de bien commun mais un service à vendre à des clients qui sont les électeurs, ce qui justifie, comme en entreprise, n’importe quel type de stratégie commerciale et donc politique, pourvu que celle-ci fonctionne, et valide donc ouvertement le recours à la démagogie. Outre ses affaires de corruption et de mœurs, le Président du Conseil défraie également la chronique par certaines de ses décisions, notamment lorsque son Ministre de la Culture Sandro Bondi décide de nommer à la tête des musées italiens l’ancien patron de McDonald’s Italie. Si ce choix d’un profil entièrement ignorant en matière d’art et de gestion du patrimoine est perçu comme une provocation, il illustre surtout la philosophie de l’entrepreneur-Président du Conseil et sa volonté de gérer les services italiens comme des entreprises, en l’occurrence avec des profils en premier lieu managériaux.

Depuis 2013 : une nouvelle ère populiste ?

Les élections générales de 2013 marquent un bousculement du schéma bipartisan de la deuxième république. Si le nouveau Parti Démocrate, mené par Pier Luigi Bersani, et le PdL de Silvio Berlusconi arrivent en tête en obtenant respectivement 29,5 et 29,2 % des suffrages, le schéma bipartisan en place depuis les années 1990 est bousculé par l’émergence du nouveau Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo, réalisant une percée avec 25% des suffrages. Le M5S est un parti attrape-tout, ayant bénéficié de la désaffection des Italiens pour les gouvernements précédents dans une période consécutive à la démission de Berlusconi en 2011 suite à sa gestion de la crise de 2008 et à ses affaires de mœurs, ainsi que des talents d’orateur de son leader Beppe Grillo. Son discours ouvertement populiste contre la corruption des élites et défendant une remise au cœur de la politique du citoyen italien trouve un écho certain dans une Italie sévèrement affectée par la crise et sortant des années Berlusconiennes. Les raisons du succès de Grillo en 2013 sont ainsi les mêmes que celles de Berlusconi en 1994, à savoir l’incarnation d’une offre politique neuve et se proposant de faire table rase du passé dans une période de désillusions.

Les élections de 2018 renforcent quant à elles cette tendance, consacrant le succès du M5S à 31% et signant l’émergence de la Lega de Matteo Salvini, refonte de la Ligue du Nord en un parti aux ambitions nationales. Matteo Salvini s’est rapidement engagé au sein de la Ligue du Nord, privilégiant le militantisme à ses études universitaires qu’il finit par abandonner. La Ligue du Nord est créée en 1991 et bénéficie à cette époque de l’écroulement des partis traditionnels de la première république dans le contexte de l’opération Mains Propres. Parti régionaliste regroupant diverses ligues régionales nordistes, la Ligue du Nord revendique initialement une sécession des régions du nord de l’Italie, défendant la thèse que celles-ci seraient handicapées par les régions du sud, plus pauvres et moins travailleuses. Salvini se fait très vite remarquer et est rapidement élu conseiller municipal puis député européen. Prenant la tête du parti en 2013, il fait prendre à celui-ci un virage national en lieu et place de son ancien positionnement régional, comprenant en observant le développement du Front National en France que quelque chose est en train de se jouer face à l’Europe suite à la gestion de la crise de 2008. Il rebaptise son parti en simple « Lega », auquel il accole la mention de « Salvini Premier » : le parti est désormais sa chose personnelle devant le propulser pour obtenir la Présidence du Conseil. En personnalisant ainsi son parti, Salvini s’inspire ouvertement de la démarche de Berlusconi dans les années 1990, qui avait pareillement conçu Forza Italia comme un parti à son effigie. Si l’ère Berlusconi est terminée, le Berlusconisme est paradoxalement plus que jamais ancré dans les ressorts de la politique italienne, l’heure étant désormais à l’incarnation populiste et personnelle de la politique. Salvini modifie son discours, cessant de s’en prendre aux Italiens du sud pour désormais prendre comme boucs émissaires les migrants empêchant le sud de se développer.

Si Salvini reprend les méthodes de communication Berlusconiennes, il pousse également celles-ci à leur paroxysme en adoptant une stratégie d’investissement des réseaux sociaux et de création de buzz. Salvini comprend contrairement à Berlusconi, que la communication des années 2010 s’opère désormais par les réseaux sociaux. Le leader de la Lega adopte une stratégie d’appel au peuple, défendant l’idée d’un clivage entre celui-ci et une minorité d’élites privilégiées monopolisant le pouvoir.

Accédant au ministère de l’Intérieur dans le cadre de la coalition jaune-verte se structurant à l’issue des élections de 2018, Salvini acquiert une popularité considérable, qu’il doit à son franc-parler et à sa communication. Le ministre n’hésite ainsi pas à recourir à des mises en scène démagogiques, comme lorsqu’il accueille en personne à l’aéroport romain de Ciampino le terroriste d’extrême-gauche Cesare Battisti, tout juste extradé vers l’Italie, vêtu d’un uniforme de policier ; ou encore en allant voter aux élections européennes de 2019 vêtu d’un maillot de football de l’équipe d’Italie pour se présenter en électeur italien lambda. Anna Buonalume, journaliste et docteure en philosophie ayant suivi pendant un mois le ministre de l’Intérieur dans ses déplacements de campagne, raconte l’anecdote de la visite d’une ferme au cours de laquelle, voyant des poulets picorer du grain dans une basse-cour, le leader de la Lega aurait eu sur un coup de tête l’idée de se faire filmer par son collaborateur avec un iPhone en train de courir derrière les volatiles pour jouer, de façon à mettre en scène sa présence dans la ferme(13). Certaines de ces mises en scène provoquent des tollés, comme lorsque le ministre se fait filmer sonnant chez un jeune dealer pour le sermonner après avoir entendu des rumeurs dans le voisinage concernant ses activités, rappelant ainsi les patrouilles qu’effectuaient dans les quartiers les chemises noires au moment de la montée du fascisme, comme le rapporte également Anna Buonalume(14). Ces mises en scène sont naturellement relayées sur les réseaux sociaux, via lesquels le ministre organise des concours de mentions « j’aime » pour stimuler ses publications en se mettant en scène tel un animateur de jeux télévisés(15) !! Salvini ne s’en trouve dans tous les cas aucunement affecté, sa stratégie portant ses fruits aux élections européennes de 2019, auxquelles il recueille plus de 30% des voix.

Si nous constatons donc que l’Italie n’a jamais vraiment connu de défascisation depuis 1945 et que la transformation populiste de la politique italienne initiée par Silvio Berlusconi sur fond de dépolitisation des citoyens a servi la dédiabolisation de l’extrême-droite italienne et des partis successeurs du MSI , nous pouvons nous demander quel rôle la gauche a joué depuis la Libération pour endiguer ces phénomènes et proposer des alternatives autres que celles des partis droitiers aux Italiens. Ce sera l’objet de la deuxième partie.

Références

(1)« Moi, je suis Giorgia ! Je suis une femme ! Je suis une mère ! Je suis italienne ! Je suis chrétienne ! »

(2) L’enfant italien n’acquiert en effet la nationalité que si l’un de ses deux parents possède déjà celle-ci ou si, né de parents étrangers, il a résidé de façon ininterrompue sur le territoire italien jusqu’à ses 18 ans. La naturalisation des actifs s’obtient quant à elle au bout de 10 ans de résidence légale sur le sol italien, cette durée se réduisant toutefois à 4 ans pour les citoyens des autres pays de l’Union européenne et à 3 ans pour les étrangers nés en Italie.

(3) L’expression « deuxième république » désigne en Italie de façon informelle le paradigme politique établi depuis les années 1990, issu de la révolution de la scène politique s’étant effectuée de 1992 à 1994, par opposition au paradigme précédent de la « première république », s’étendant quant à lui de l’immédiat après-guerre à 1992, comme nous le développerons plus bas.

(4) La réforme visait en effet, dans une optique d’amélioration de la stabilité ministérielle, à déposséder le Sénat italien du vote de confiance au gouvernement et de l’initiative de la loi – compétences encore aujourd’hui partagées de façon strictement symétrique avec la Chambre des Députés – et à faire élire les sénateurs au suffrage indirect par les élus territoriaux dans une optique de meilleure représentation des territoires, en lieu et place de leur actuelle élection au suffrage direct par les citoyens lors des élections générales en même temps que les députés à la Chambre.

(5) On soulignera ici que si cette vidéo, démentant officiellement une tentation autoritaire, a été tournée dans plusieurs langues par la candidate, elle ne l’a en revanche pas été en italien, Giorgia Meloni s’étant jusqu’à présent gardée comme plus haut évoqué de condamner le fascisme ou de nier une aspiration autoritaire vis-à-vis de ses concitoyens.

(6) « Choisissez » : Ce slogan a été utilisé de façon récurrente dans divers visuels, comparant les positions des Démocrates et de Fratelli d’Italia sur des sujets aussi divers que la politique étrangère, l’accueil des migrants ou encore la question du droit à l’avortement.

(7) Enrico Letta et son parti proposaient entre autres d’augmenter la rémunération des enseignants italiens du secondaire, aujourd’hui une des plus faibles d’Europe, pour réhausser celle-ci dans la moyenne des salaires des enseignants européens.

(8) Éric JOZSEF, « Près de Milan, à Sesto San Giovanni, « une victoire de l’extrême droite aux législatives ne serait pas un choc » », Libération, 23/09/2022, URL : https://www.liberation.fr/international/europe/pres-de-milan-a-sesto-san-giovanni-une-victoire-de-lextreme-droite-aux-legislatives-ne-serait-pas-un-choc-20220923_5Q7EIAI7FBHZDMSPWUCIIMIWX4/, lien consulté le 11/10/2022

(9) Parti Socialiste Italien d’Unité Prolétarienne : ce nom brièvement porté entre 1943 et 1947 par le Parti Socialiste Italien, habituellement simplement dénommé PSI, relève de son absorption de mouvements de partisans comme le Movimento di Unità Proletaria ou l’Unione Populare Italiana dans le cadre de ses activités résistantes et clandestines.

(10) « Arc constitutionnel » : stratégie de barrage menée par l’ensemble des partis politiques républicains et équivalente en France au « front républicain ».

(11) Cette séparation, défendue notamment par le politologue Giovanni Sartori, se fonde non pas sur un changement de régime républicain comme pourrait le laisser penser une lecture française de cette terminologie, mais sur la révolution connue par la scène politique italienne dans ces années compte tenu de la disparition de ses partis historiques (cf. note 3). L’Italie ne change en effet pas de constitution dans ces années, celle-ci demeurant aujourd’hui la même depuis la fondation du régime républicain en 1948.

(12) « Forza Italia » signifiant littéralement « Allez l’Italie ! »

(13) Anna BONALUME, Un mois avec un populiste, Paris, Pauvert, Fayard, 2022, 329 p.

(14) Ibid.

(15) Le concours « Vinci Salvini! » (littéralement : « Gagne Salvini ! ») organisé par Salvini en 2019 relevait précisément de ce format. Le Ministre de l’Intérieur et candidat aux élections européennes s’était alors illustré dans un spot de campagne incitant ses abonnés à donner le plus de « likes » et de partages possibles à ses publications sur les réseaux sociaux et promettant aux plus réactifs l’honneur de gagner une conversation téléphonique avec lui, voire une rencontre autour d’un café. Le leader de la Lega concluait sa vidéo en déclarant que celle-ci serait une fois encore la cible de toutes les critiques des experts et intellectuels de l’élite mais que son mouvement continuerait d’avoir recours à la toile tant que celle-ci demeurerait libre d’accès et enjoignait le spectateur ainsi que les rosiconi (« rageux », terme équivalent en langage internet italien à celui de hater dans les pays anglo-saxons et en France) à faire triompher ses publications. Cette vidéo a en outre été relayée par Euronews, cf. « The Deputy Prime Minister of Italy, Matteo Salvini has just launched his own personal social media game show », Euronews English, 13/05/2019, URL : https://www.facebook.com/euronews/videos/603025003518212/, lien consulté le 17/10/2022.

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Les nouveaux habits du Speaker de la Chambre des Représentants

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Les nouveaux habits du Speaker de la Chambre des Représentants

Début janvier, le républicain Kevin McCarthy a été élu président de la chambre basse du parlement des Etats-Unis d’Amérique. Le bruit et la fureur de représentants plus trumpistes que Trump qui avaient juré sa défaite nous donnent un aperçu de l’état de la droite radicale américaine à deux ans de l’élection présidentielle.

« Il y a de longues années vivait un empereur qui aimait par-dessus tout les beaux habits neufs ; il dépensait tout son argent pour être bien habillé. Il ne s’intéressait nullement à ses soldats, ni à la comédie, ni à ses promenades en voiture dans les bois, si ce n’était pour faire parade de ses habits neufs. »

C’est ainsi que commence le conte d’Andersen Les nouveaux habits de l’empereur. Deux menteurs profitèrent ensuite de la candeur et de la coquetterie de l’empereur pour le rouler dans la farine, en lui vendant fort cher de magnifiques nouveaux habits. Ces escrocs lui avaient vendu du vide, et personne n’osa rien dire quand l’empereur déambula nu, jusqu’à ce qu’un innocent enfant le fît remarquer, et que le peuple entier se rît de la balourdise de leur souverain.

Plusieurs siècles après cette mésaventure fictive, loin de la Scandinavie andersienne, une autre épopée grotesque a amusé un pays entier ou presque : l’élection du Speaker de la Chambre des Représentants des Etats-Unis d’Amérique.

En novembre dernier, à l’occasion des élections de mi-mandat, l’intégralité de la chambre basse du Parlement américain a été renouvelée. A cette occasion, les républicains ont repris, d’une courte tête, la majorité perdue en 2018. Les primaires républicaines ont été sanglantes, et l’aile trumpiste est parvenue à purger un grand nombre de « modérés ». De la dizaine de représentants républicains qui avaient voté, en 2020, la destitution de Donald Trump suite à la tentative séditieuse de renverser le résultat de l’élection, il n’en reste plus que deux. Tous les autres ont été balayés par des trumpistes ou n’ont pas même cherché à se représenter.

Cette présidentialisation du scrutin législatif, pro-Trump contre anti-Trump, arrange tant les trumpistes que les démocrates. Les premiers restent ainsi au centre de l’actualité politique, alors même que l’ancien président n’a plus accès aux réseaux sociaux et est boycotté par la plupart des chaînes d’information. Les seconds agitent le drapeau rouge honni qui fédère une coalition électorale sans grande cohérence idéologique autre que le rejet de Trump. Et pour les uns comme pour les autres, cela a été payant. Les démocrates sauvent le Sénat, accroissant même leur majorité en remportant un siège supplémentaire en Pennsylvanie, et limitent la défaite à la Chambre des Représentants. Les trumpistes ont confirmé leur mainmise totale sur le parti républicain.

Certes, l’hypothèse Ron de Santis, gouverneur républicain de Floride largement réélu, a commencé à percer. Certes, beaucoup de ces candidats de l’ultra-droite complotiste et raciste ont été battus, mettant à mal la rhétorique trumpiste de victoires infinies si sa ligne est adoptée. Si cette élection a réveillé une aile non-trumpiste qui essaye de s’organiser au sein du parti républicain, ce n’est que pour mieux montrer son isolement et sa faiblesse dans le rapport de force interne.

Car il est essentiel de rappeler que si cette aile est moins agitée, brouillonne et chaotique que son pendant trumpiste, on peut toutefois difficilement la qualifier de modérée. Tout aussi opposée aux taxes, tout aussi anti-avortement, tout aussi anti-immigration, tout aussi ultra-religieuse. Quelques divergences existent au niveau de la politique internationale, les trumpistes sont isolationnistes, certains anti-trumpistes comme Liz Cheney sont néo-conservateurs et imaginent les Etats-Unis en gendarme du monde, mais les désaccords de fond s’arrêtent là. Ron de Santis est un évangélique clérical assumé, et la poignée de sénateurs républicains ayant voté la destitution de Trump (Lisa Murkowski de l’Alaska, Susan Collins du Maine, Mitt Romney de l’Utah…) vote constamment des lois pro-pétrole et pro-charbon. Ils comptent parmi leurs soutien Elon Musk, dont les frasques récentes à la tête de Twitter ne penchent pas en faveur d’une qualification modérée et raisonnable pour ce club de républicains anti-Trump.

Et ces querelles autour de la personne de Trump sont venues se greffer au rapport de force, plus stratégique qu’idéologique mais bien réel, au sein de la représentation républicaine. Démocrates comme républicains sont chacun divisés en trois factions : les plus à gauche des démocrates sont rassemblés dans le Congressional Progressive Caucus, les démocrates modérés dans la New Democrat Coalition, et les démocrates droitiers néolibéraux dans la Blue Dog Coalition. Chez les républicains, les centristes adeptes du bipartisme font partie du Republican Governance Group, la majorité des députés siège, elle, dans le Republican Study Committee, et l’extrême-droite anti-taxe, anti-régulation, anti-immigration, ultra-nationaliste a fondé le Freedom Caucus.

Cette segmentation est à peu près stable depuis le milieu des années 2010, quand la vague des représentants républicains issus du Tea Party a cherché à s’organiser. S’ils poussaient jusqu’au bout la rhétorique anti-Etat et nationaliste traditionnelle au Parti Républicain, c’est avant tout sur la forme que ces représentants se distinguaient. Fermés à tout compromis, praticiens de l’agit-prop, volontiers polémiques, prêts à tout pour pousser leur agenda, selon la formule consacrée.

Les plus trumpistes des trumpistes ont naturellement rejoint ce caucus, avec pêle-mêle Marjorie Taylor Greene de Géorgie, mise au ban suite à des propos antisémites, Harriett Hageman du Wyoming, adoubée par Trump pour battre Liz Cheney dans ce fief républicain absolu, Lauren Beobert, du Colorado, partisane de la théorie supra-complotiste Q-Anon et qui promeut ouvertement la fin de la séparation des Eglises et de l’Etat ou encore Matt Gaetz, de Floride, accusé de prostitution de mineure et protégé par Trump.

Certes de plus en plus nombreux, une cinquantaine aujourd’hui, ils n’en demeurent pas moins minoritaires au sein de la conférence des représentants républicains. Battus lors de l’élection interne pour désigner le futur Speaker de la Chambre des représentants, ils n’ont pas tardé à se venger du malheureux vainqueur, Kevin McCarthy.

Tout devait bien se passer pour le représentant californien McCarthy. C’est un élu expérimenté qui siège à la Chambre depuis 2007. Il a toujours senti le vent tourner au bon moment : un des premiers soutiens de Trump en 2016, il avait fait volte-face lors de la tentative séditieuse des négateurs de la victoire de Biden en appelant le président sortant à démissionner, avant de se rallier comme quasiment tous les autres au récit de la victoire volée et du complot démocrate. Il s’est fait pardonner de Trump, qui le soutenait officiellement pour cette élection. Or, comme l’empereur du conte d’Andersen, il aime par-dessus tout collectionner les habits, politiques.

La liste des postes qu’il a occupés serait bien trop longue pour être détaillée. Il a servi comme whip de la majorité, c’est-à-dire comme responsable de la discipline partisane, il a coordonnée la plateforme programmatique républicaine, et dirige le groupe républicain depuis 2014, tant dans la majorité que dans la minorité. Un seul habit lui manquait, le plus convoité des habits qu’un parlementaire puisse rêver, celui de Speaker de la Chambre. Il n’a pas de pendant chez les prestigieux sénateurs, car la présidence du Sénat est assurée par le Vice-Président des Etats-Unis. Et ce poste n’est pas seulement honorifique, car c’est au Speaker que revient le choix des textes mis aux voix.

Ces nouveaux habits lui ont coûté fort cher, et ont pris bien du temps à être acquis. Il a fallu s’y reprendre à deux fois, car il avait été battu en 2015.

La frustration touchait à son terme, le marteau de modération allait lui être remis. L’élection commença. Un à un, par ordre alphabétique, les représentants sont appelés à voter. Très vite, quelque chose cloche, un certain nombre de députés du Freedom Caucus votent pour un autre candidat que lui, pour Andy Biggs, l’ancien président du Caucus, ou bien pour Jim Jordan, un des plus complotistes des trumpistes, pourtant rallié à McCarthy. L’élection lui échappe, 19 républicains n’ont pas voté pour lui, il n’avait une majorité relative que de 4 sièges. Humiliation suprême, les démocrates serrent les rangs et Hakeem Jeffries, de Brooklyn, arrive en tête. L’élection étant à la majorité absolue des voix, personne n’est élu, pour la première fois depuis 1923.

S’ensuivent alors de longues et douloureuses séances de négociations lors desquelles les beaux habits de Speaker ont lentement et cruellement été dépecés. Adieu la latitude concernant les textes mis aux voix, une règle informelle demandant qu’un texte soit soutenu par une majorité des représentants républicains devra être inscrite dans le règlement, pour barrer la route à tout compromis entre républicains modérés et démocrates. Adieu la stabilité du poste, une motion de censure pourra être déclenchée à l’initiative d’un seul député. Adieu, surtout, la crédibilité politique.

C’est un véritable vaudeville qui s’est déroulé sur quatre jour, avec un final qui n’a rien à envier à la série Veep.

Les élections se suivaient et se ressemblaient. Aux 19 dissidents du départ se rajoute dès le second vote un vingtième larron. Le lendemain, une représentante républicaine décide de s’abstenir, se disant fatiguée de l’impasse dans laquelle se trouve son camp. Au milieu du troisième jour, un autre représentant républicain doit s’absenter pour raisons médicales sans qu’aucune procuration soit possible. Dans le Tohu-Bohu, certains des frondeurs votent pour Kevin Hern, pour le seul plaisir de voter pour un représentant doté du même prénom que McCarthy et jouer sur les nerfs de la majorité. Mais le grand final du quatrième jour fut la consécration de la nudité de l’empereur.

Les négociations dans la nuit avaient avancé et la majorité des réfractaires s’étaient rangés à ce qu’on n’oserait qualifier de raison. Mais il restait six irréductibles, un de trop. A 22h, le meneur de l’agit-prop néo trumpiste, Matt Gaetz a failli en venir aux mains avec un autre représentant républicain de Caroline du Nord, qui a dû être retenu par un troisième. Aux alentours de minuit, Marjorie Taylor Greene a fait circuler son téléphone portable duquel elle avait appelé Donald Trump pour tenter de convaincre les six derniers de rentrer dans le rang. Las, ils refusèrent de prendre l’appel, mais acceptèrent de se ranger en s’abstenant, ce qui permettrait à McCarthy d’être élu.

La chambre était alors en plein vote pour savoir s’il fallait ajourner la séance. Les démocrates votaient systématiquement non lors de ces votes, souhaitant maintenir sous les caméras la gabegie républicaine. A l’inverse, les partisans de McCarthy voulaient se donner plus de temps pour relancer les négociations. C’est au milieu de ce vote que l’annonce du ralliement à l’abstention fut faite. En catastrophe, les républicains qui n’avaient pas encore été appelés votèrent avec les démocrates pour refuser l’ajournement. Puis s’ensuivit un 15ème et ultime vote lors duquel le représentant californien sortit vainqueur.

Epuisé par une bataille absurde, ayant attendu quatre jours durant le vote de la victoire comme on attend Godot, Kevin McCarthy était enfin élu, après le plus long blocage depuis la guerre de Sécession. Il pouvait parader revêtu de ses nouveaux habits de Speaker de la Chambre, et saisir le marteau qui devait lui servir à juguler les débats. Mais le Speaker était nu. Incapable d’affirmer son leadership, ayant dû multiplier les concessions, compromis et compromissions avec une aile turbo-galacto-radicale. Il suffira d’un seul représentant pour déclencher une motion de censure. Aucune négociation avec les démocrates modérés ne pourra avoir lieu, car une loi ne pourra être mise aux voix qu’avec l’aval de la majorité des républicains.

Donald Trump, victime collatérale du chaos de ses farouches partisans, a vu son image écornée. Jusqu’alors, il n’avait jamais eu besoin de tenir ses troupes, dont la déraison s’alignait sur ses intérêts personnels et politiques. Mais quand il s’est agi, pour la première fois depuis son entrée en politique, de calmer le ton des éléments marginaux les plus furieux, il s’en est révélé bien incapable.

C’est ainsi qu’une fraction d’un des deux partis structurants des Etats-Unis d’Amérique a pu démontrer la double impuissance des trumpistes et des anti-trumpistes. Rien ne pourra être fait sans eux, et la modération ne sera pas acceptée.

Les rois républicains sont nus, et cela prête à rire. Pour l’instant.

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Les gauches argentine et péruvienne face au lawfare et au « néolibéralisme par surprise »

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Les gauches argentine et péruvienne face au lawfare et au « néolibéralisme par surprise »

En Argentine comme au Pérou, les gouvernements élus sur une base programmatique visant à rompre avec l’organisation néolibérale de l’économie subissent actuellement de plein fouet les effets des tentatives de déstabilisation auxquelles ont recours leurs opposants de droite en vue de contourner les résultats des processus démocratiques ayant conduit ces dirigeants de gauche au pouvoir. La judiciarisation de la vie politique et la dénonciation de fraude électorale sont autant d’instruments utilisés par les néolibéraux en ce sens. La polarisation politique exacerbée qui en découle favorise l’émergence du“néolibéralisme par surprise”, qui se met notamment en place au Pérou sous l’impulsion de la nouvelle présidente Dina Boluarte qui estime qu’il est nécessaire de faire primer la gouvernance technocratique sur le gouvernement en vue de surmonter le blocage institutionnel auquel est confronté le gouvernement péruvien.

Si nous pouvons constater que l’Amérique latine est traversée par une nouvelle “vague rose” caractérisée par l’arrivée au pouvoir de gouvernements critiques vis-à-vis du l’idéologie néolibérale dans la majorité des Etats du continent depuis l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador à la tête du Mexique au mois de décembre 2018, les gouvernements issus de cette dynamique en Argentine et au Pérou sont, à des degrés divers, particulièrement fragilisés à l’heure actuelle. En effet, Cristina Fernandez de Kirchner, qui a été élue vice-présidente de l’Argentine aux côtés d’Alberto Fernandez en 2019 après avoir dirigé le pays entre 2007 et 2015, a été condamnée le 6 décembre dernier à une peine de six ans de prison, ainsi qu’à une inéligibilité à vie après avoir été déclarée coupable d’avoir eu recours à des pratiques d’ “administration frauduleuse” dans le cadre de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté au Sénat argentin entre 2001 et 2005. Dès le lendemain de cette condamnation, c’est au tour du président péruvien Pedro Castillo, lui aussi élu sur une base programmatique visant à rompre avec l’organisation néolibérale de l’économie en 2021, d’être destitué par le Parlement. Cette destitution survient après que le dignitaire de gauche ait annoncé la dissolution de ce même Parlement, malgré le fait que la Constitution ne l’autorise alors pas à appliquer une telle mesure. A l’heure où nous entendons tout et son contraire au sujet de ces deux affaires, il apparaît alors nécessaire de se pencher en détails sur les différentes dynamiques ayant conduit à ces deux événements qui pourraient être caractéristiques d’un reflux de la vague progressiste dans ces deux Etats.

La démocratie argentine vacille sous les coups du Lawfare.

“La sentence était écrite. L’idée était de me condamner”, affirme Cristina Kirchner à l’issue du verdict rendu. Force est de constater que la manière dont s’est déroulé le processus judiciaire conduisant à cette sentence semble effectivement lui donner raison. Tout débute au mois de novembre 2008 par une plainte déposée par Elisa Carrio, qui n’est autre que l’adversaire de Cristina Kirchner au second tour du scrutin présidentiel qui s’était tenu un an auparavant. Accompagnée de plusieurs parlementaires issus de la Coalition civique, une coalition politique centriste fondée en 2007 en vue d’appuyer sa candidature face à la candidate de gauche qui sera finalement élue, elle accuse alors Nestor Kirchner, président de gauche sortant et époux de Cristina Kirchner, d’avoir octroyé un certain nombre de contrats publics à l’entrepreneur Lazaro Baez à des prix surestimés. En d’autres termes, il est alors accusé d’avoir mis en place un système de détournement de fonds publics en rémunérant à des prix surévalués les activités de construction d’infrastructures publiques routières réalisées par cet entrepreneur au sein de la province de Santa Cruz, le surplus relatif à ces financements étant, selon ces parlementaires, répartis entre Kirchner, Baez et plusieurs de leurs proches tels que Julio Miguel De Vido, ex Ministre de la Planification Fédérale. Il n’est ici pas inutile de préciser que Cristina Kirchner ne figure pas dans cette liste d’accusés lorsqu’éclate cette affaire alors prise en mains par le juge fédéral Julian Ercolini. Par ailleurs, celui-ci se déclare très vite inapte à faire la lumière sur cette affaire, arguant du fait que c’est à la Justice de Santa Cruz de se prononcer dans la mesure où : “la Direction Nationale de la Voirie a délégué à l’Administration Générale de la Voirie Provinciale” la gestion de la concession de contrats publics à Lazaro Baez. Or, il se trouve qu’en 2015, le juge d’instruction chargé du traitement de cette affaire déclare explicitement qu’il ne dispose d’aucune preuve lui permettant d’affirmer que les délits dénoncés à travers les accusations de la Coalition civique existent réellement.

Cependant, l’affaire revient quelques mois plus tard sur la table sous l’impulsion de Javier Iguacel, nommé à la tête de la Direction Nationale de la Voirie suite à l’élection du libéral Mauricio Macri à la présidence de l’Etat argentin. Ce dernier décide en effet d’engager un audit de l’ensemble des concessions publiques octroyées à Lazaro Baez dans la province de Santa Cruz. Et c’est là que le bât blesse. Si cet audit affirme noir sur blanc que : “Les erreurs de certification de travaux publics observées ne sont pas considérées comme significatives au regard de la magnitude des travaux en question”, celui-ci décide malgré tout de déposer une plainte auprès de la justice fédérale de Buenos Aires en vue de dénoncer ces erreurs de certification. Et cette fois-ci, Cristina Kirchner est placée sur le banc des accusés sur la base du simple motif d’ “association illicite” à des pratiques de corruption. Dans cette perspective, l’un des seuls arguments sur lesquels repose sa condamnation récemment officialisée est le fait qu’en tant que Première Dame, elle était indubitablement informée des agissements de corruption auxquels a pu avoir recours son époux, ce qui, nous en conviendrons, représente une preuve quelque peu insuffisante pour justifier le bien-fondé d’une affaire judiciaire de cette envergure.

Par ailleurs, une rapide analyse du profil des juges chargés de la gestion de cette affaire nous conduit nécessairement à nous interroger sur leur véritable attachement à l’idéal de justice. En effet, c’est notamment Julian Ercolini, qui s’était pourtant déclaré incompétent à traiter cette affaire 7 ans auparavant, qui décide de prendre en mains la plainte déposée par la Direction Nationale de la Voirie en 2015. Et ce, alors même que son épouse, Julia Kenny, occupe alors le poste de porte-parole de German Garavano, ministre de la Justice au sein du gouvernement Macri, ce qui représente un risque de conflit d’intérêt évident. Et les atteintes portées au principe d’indépendance de la justice ne s’arrêtent pas là. En effet, il se trouve que Carlos Belardi, l’avocat chargé de défendre Kirchner, n’est pas autorisé par la Cour de Cassation à assister au tirage au sort des membres du tribunal chargé de trancher cette affaire. Or, les conséquences de ces nominations opaques sont loin d’être anodines. En effet, Rodrigo Giménez Uriburu, président de ce tribunal, s’avère être un proche de Mauricio Macri, comme le révèle le quotidien Pagina 12 qui publie, le 8 août 2022, des photos montrant ce dernier, ainsi que Diego Luciani, le procureur de cette affaire, réunis pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à l’ex-président argentin(1). Ces relations entre les juges chargés de l’affaire Kirchner et l’un de ses principaux opposants politiques ne sont pas sans rappeler la proximité entre Jair Bolsonaro et le juge Sergio Moro, qui s’est vu nommer au poste de Ministre de la Justice au sein du gouvernement formé par le président de droite radicale seulement 6 mois après avoir condamné Lula pour corruption.

A l’image de la droite brésilienne en 2016, nous pouvons ainsi constater que son homologue argentine cherche à s’appuyer sur des motifs judiciaires en vue d’écarter de la scène politique la figure de gauche la plus populaire à l’approche des prochaines élections présidentielles qui doivent se tenir au mois d’octobre 2023. En effet, bien que Kirchner ait annoncé, suite à l’officialisation de sa condamnation, son choix de ne pas présenter sa candidature lors du prochain scrutin présidentiel, elle serait, selon une enquête d’opinion publiée le 21 octobre dernier par l’institut Pérez Aramburu y Asociados(2), la personnalité de gauche disposant du plus important potentiel électoral dans la mesure où 30% des sondés déclarent être certains ou du moins, ouverts à l’idée de lui apporter leur suffrage en cas de candidature, loin devant les 29 et 19% d’opinions favorables respectivement obtenues par Sergio Massa, actuel Ministre de l’Economie argentin, et Alberto Fernandez. A l’image de l’affaire Lula au Brésil, cette condamnation est ainsi représentative du processus de lawfare, qui désigne une instrumentalisation de la justice à des fins politiques, un instrument auquel ont recours de plus en plus systématiquement les droites conservatrices latino-américaines en vue de discréditer et marginaliser leurs opposants progressistes. Or, de même qu’au Brésil, cette immersion des juges dans la sphère politique depuis plusieurs années vient fragiliser le pacte démocratique argentin, ce qui conduit à une polarisation exacerbée de la société qui s’est notamment traduite par la tentative d’assassinat de Cristina Kirchner au mois de septembre 2022. C’est une polarisation politique d’une intensité similaire qui a conduit à l’exacerbation de la crise politique péruvienne.

La destitution de Castillo : de l’ “autogolpe” au “néolibéralisme par surprise”.

Depuis son élection à la présidence du Pérou au mois de juillet 2021, Pedro Castillo fait en effet face à des tentatives répétées de déstabilisation de la part de la droite qui cherche, par tous les moyens, à limiter les marges de manœuvre dont il pourrait disposer en vue d’appliquer son programme. Dès la proclamation des résultats par le Jury National des Elections (JNE), Keiko Fujimori, candidate de la droite conservatrice et autoritaire ayant affronté Castillo lors du second tour de ce scrutin, s’appuie sur le fait que seulement 44000 voix la séparent de son opposant de gauche afin de l’accuser d’avoir eu recours à une fraude électorale. Ainsi, si les droites brésilienne et argentine s’appuient sur une instrumentalisation à des fins politiques de motifs judiciaires, la stratégie adoptée par leur homologue péruvienne à l’issue du dernier scrutin présidentiel est caractéristique d’une seconde forme de judiciarisation de la sphère politique qui se traduit par la diffusion dans l’espace public de suspicions de fraude électorale. C’est ainsi que l’objectif affiché de préserver la démocratie en garantissant la transparence des processus électoraux représente paradoxalement un instrument utilisé par les droites latino-américaines en vue de contourner le résultat de processus démocratiques. Si Fujimori et ses soutiens sont finalement désavoués par l’ensemble des missions électorales présentes lors du second tour qui attestent du fait que cette élection a bel et bien été libre et transparente, ceux-ci ne s’arrêtent pas là. Le 28 mars 2022, plusieurs parlementaires de droite enclenchent une procédure de destitution à l’encontre de Castillo en s’appuyant sur des accusations de corruption relayées à son encontre par une lobbyiste qui s’avère en réalité avoir participé au financement de la campagne de Fujimori(3). Si cette motion de destitution n’obtient finalement que 55 voix – loin des 87 nécessaires, Castillo échappe de nouveau à une deuxième procédure de destitution au mois de novembre.

Ces tentatives répétées de déstabilisation sont renforcées par une importante instabilité gouvernementale depuis l’élection de Castillo. En effet, celui-ci a opéré à 4 changements de gouvernements et, par conséquent, à autant de changements d’orientation politique, en moins d’un an et demi. Cela s’explique par les démissions à intervalles rapprochés de plusieurs présidents du Conseil à la suite de révélations d’affaires judiciaires ou de désaccords politiques apparus au gré des réorientations gouvernementales, rendues pourtant indispensables par la nécessité de s’assurer le vote de confiance de la part d’une majorité de parlementaires dans un Congrès dominé par l’opposition de droite – qui dispose de 75 parlementaires sur 130. Le remplacement, dès le 20 août 2021, du chancelier Hector Bejar, intellectuel marxiste favorable à l’impulsion d’une réorientation significative de la diplomatie péruvienne, par Oscar Maurtua, un diplomate plus modéré désireux de revenir à une diplomatie plus traditionnelle, est représentatif de ces errements idéologiques caractéristiques de l’étroite coalition hétéroclite sur laquelle repose le maintien de Castillo au pouvoir depuis un an et demi. Ce premier revirement ouvre la voie à la nomination d’un certain nombre de personnalités politiques qualifiées d’indépendantes ou issues de partis de droite ou de centre-droit, à l’image de Heidy Juarez, qui occupe le poste de Ministre de la Femme et des Populations vulnérables au sein du dernier gouvernement Castillo, ce qui conduit ce dernier à s’aliéner progressivement une majorité des partis de gauche ayant permis son accession au pouvoir, au premier rang desquels le parti marxiste-léniniste Pérou Libre duquel il est issu.

C’est alors que, dos au mur et exposé à la menace d’une troisième procédure de destitution, Castillo précipite sa chute en annonçant la dissolution du Congrès péruvien le 7 décembre 2022. Il justifie alors cette décision par sa volonté de convoquer, dans un délai maximal de neuf mois, un nouveau Congrès qui se chargerait de rédiger un nouveau texte constitutionnel qui viendrait se substituer à l’actuelle Constitution héritée du régime autoritaire d’Alberto Fujimori. Cet acte peut s’expliquer par le fait que le texte constitutionnel actuellement en vigueur limite de manière significative les marges de manœuvre dont il dispose en vue de réorienter la politique économique péruvienne. En effet, un ensemble de principes néolibéraux y sont érigés en principes constitutionnels, à l’image de l’interdiction de la dénonciation des Traités bilatéraux d’investissements (TBI) conclus entre le Pérou et d’autres Etats en vue de favoriser les investissements d’entreprises privées issues de ces Etats au sein du territoire péruvien. Or, afin de pouvoir convoquer une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution, il est nécessaire d’obtenir au préalable l’approbation du Congrès péruvien ce qui s’est avéré impossible à plusieurs reprises depuis le début de la présidence de Castillo.

Si, dans un tel contexte, la dissolution du Parlement péruvien peut alors apparaître comme la seule solution en vue de tenter d’obtenir une Assemblée plus favorable à la rédaction d’une nouvelle Constitution, celle-ci est cependant contraire à la Constitution actuellement en vigueur. En effet, d’après l’Article 134 de ce texte constitutionnel : “Le Président de la République est habilité à dissoudre le Congrès si celui-ci a censuré ou refusé la confiance à deux Conseils des ministres”, ce qui, malgré les tentatives de déstabilisation répétées de la droite, n’est en l’occurrence pas le cas. Il n’en faut pas moins pour qu’une grande partie des membres du gouvernement Castillo se désolidarisent de cette décision et annoncent immédiatement leur démission. De ce point de vue, la réaction de Dina Boluarte, élue vice-présidente aux côtés du président péruvien au mois de juillet 2021, est notable. En effet, celle-ci se fend d’un tweet particulièrement critique dans lequel elle accuse Castillo de s’être rendu coupable d’un : “coup d’Etat qui aggrave la crise politique et institutionnelle que la société péruvienne devra surmonter dans le strict respect de la loi”. Il est vrai que cette tentative désespérée de Castillo peut s’apparenter à une forme d’ “Auto-coup d’Etat” dans la mesure où il opère à une rupture de l’ordre constitutionnel en vue de prendre la possession de la quasi-totalité des pouvoirs de l’Etat. En effet, il annonce également qu’il gouvernera par décret le temps que de nouvelles élections soient organisées en vue de désigner un nouveau Congrès chargé d’entamer un processus constitutionnel. Si nous ne pouvons réellement savoir si cette décision s’apparente à une volonté de rompre avec un ordre constitutionnel hérité d’un régime autoritaire ou, à l’inverse, d’imposer simplement de manière autoritaire son projet politique, toujours est-il que le fait de gouverner par décret pour une durée qui n’est pas clairement déterminée représenterait une entrave à la séparation des pouvoirs.

Il n’en faut pas moins pour que le Congrès se réunisse en urgence pour se prononcer sur une nouvelle motion de destitution pour “incapacité morale” qui est, cette fois-ci, adoptée à une large majorité dans la mesure où 101 parlementaires, y compris de gauche, se prononcent en faveur de cette motion. Pedro Castillo se voit alors arrêter par son garde du corps quelques heures plus tard et ce, alors même que le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador lui avait accordé l’asile politique dans la foulée. Suite à cette arrestation, Dina Boluarte prête serment devant le Congrès péruvien et remplace ainsi Castillo à la tête du pays. Cependant, son accession au pouvoir ne permet pas de pacifier la situation, bien au contraire. En effet, depuis cet événement, d’importantes mobilisations sociales se tiennent à l’initiative de syndicats agraires, ainsi que d’organisations sociales paysannes et indigènes en vue de manifester leur rejet du nouveau gouvernement mis en place par Boluarte, mais également leur souhait de voir le désormais ex président remis en liberté. Entre 1000 et 2000 personnes se sont notamment réunies le dimanche 11 décembre devant le Parlement en vue de demander la libération de Castillo.

Ce mécontentement peut s’expliquer par le fait que Dina Boluarte semble tourner le dos au projet politique qui avait été démocratiquement plébiscité lors du dernier scrutin présidentiel péruvien. En effet, à peine arrivée au pouvoir, elle a annoncé sa volonté de constituer un gouvernement “technique” n’incluant aucun parlementaire. En d’autres termes, pour paraphraser le juriste Alain Supiot, Boluarte privilégie la gouvernance par les nombres au gouvernement(4), c’est-à-dire qu’elle promeut un idéal fondé sur la réalisation efficace d’objectifs mesurables et utiles plutôt que la défense d’une puissance publique chargée d’assurer, par la loi, la justice et la réduction des importantes inégalités économiques et sociales qui fracturent la société péruvienne. De ce point de vue, si nous ne pouvons pas appuyer la thèse selon laquelle l’arrivée au pouvoir de Boluarte résulte d’un coup d’Etat parlementaire dans la mesure où la destitution a été adoptée conformément au cadre constitutionnel péruvien, il n’en demeure pas moins qu’elle est caractéristique d’une forme de “néolibéralisme par surprise” pour reprendre l’expression utilisée par Susan Stokes en vue de désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Nous ne pouvons qu’espérer qu’au lieu d’emprunter cette voie qui conduirait à fracturer une société déjà extrêmement polarisée, Boluarte s’en tienne plutôt aux priorités notamment exposées par Lula dans le communiqué publié en réaction à sa nomination. En effet, ce dernier y met l’accent sur la nécessité de rechercher, avant toute chose, la réconciliation du pays et la paix sociale. Deux objectifs que le Pérou partage notamment avec l’Argentine et le Brésil, deux autres pays dans lesquels le pacte démocratique a été tout autant fragilisé par les mécanismes de judiciarisation de la sphère politique.

Références

(1)Pagina 12, “Los partidos de futbol del fiscal Luciani y el juez Giménez Uriburu en la quinta de Macri”, 08/08/2022; https://www.pagina12.com.ar/447454-juicio-contra-cristina-kirchner-los-partidos-de-futbol-del-f

(2) La      Nación,      “Cristina     Kirchner      2023:      ¿una      realidad     o       una    utopía?”,    08/11/2022 ; https://www.lanacion.com.ar/opinion/cristina-kirchner-2023-una-realidad-o-una-utopia-nid08112022/

(3) RFI, “Procédure de destitution au Pérou : “des ficelles qui ressemblent à celles de la déstabilisation”, 28/03/2022 ; https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-haïti-et-des-amériques/20220328-procédure-de-destitution-au-péro u-des-ficelles-qui-ressemblent-à-celles-de-la-déstabilisation

(4)  SUPIOT Alain, La gouvernance par les nombres, Fayard, 18 mars 2015.

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Le Sénégal à l’aube d’un grand basculement ?

Le Sénégal est souvent reconnu comme un des pays les plus stables d’Afrique. Mais la crise sanitaire passée par-là, l’économie du pays s’est retrouvée asphyxiée. La guerre en Ukraine vient désormais aggraver une situation déjà extrêmement tendue pour un Sénégal qui importe 40% de son blé de Russie. Et c’est désormais toute une démocratie que l’on sent vaciller… pour le meilleur ou pour le pire ? Nous sommes allés à la rencontre de Sénégalais pour dresser ce modeste panorama de la situation politique du pays, notamment de militants du PASTEF, le parti d’Ousmane Sonko, principal opposant du Président Macky Sall.

Avec des taux de croissance de 5 ou 6% avant la crise, le Sénégal a longtemps fait figure de « bon élève » aussi bien politique qu’économique. Mais avec la crise Covid, le secteur du tourisme, vital pour une importante partie de la population, a été frappé de plein fouet. La croissance est tombée à 1,5% en 2020. Le chômage atteint 24,1% fin 2021, soit 7,8 points de plus que fin 2020. Il touche plus fortement les zones rurales (29,8% contre 19,1% en zone urbaine). Mais il s’est propagé dans toutes les strates éducatives d’un pays marqué par un taux d’analphabétisme élevé (plus de 50% de la population). « Les gens en ont marre, il n’y a pas de travail, même pour ceux qui ont le bac », déplore une militante du PASTEF. Les diplômés du supérieur peinent tout autant à décrocher un contrat de travail. Un tiers seulement d’entre eux trouve un emploi à la hauteur de leur qualification. 

La jeunesse se sent coincée, sans perspective radieuse pointée à l’horizon, si ce n’est une Europe souvent fantasmée. Une partie d’entre elle tente sa chance vers l’autre continent, en « prenant la mer » sur les typiques pirogues qui parsèment toutes les côtes du pays. Des départs vécus ici comme des drames pour des parents inquiets du sort de leurs enfants, et qui ne décolèrent pas contre leur gouvernement qui n’a plus d’espoir à offrir à ses nouvelles générations. Ousmane Sonko souhaite incarner cet espoir auprès de la jeunesse qu’il n’a de cesse de séduire. « S’il y a un bon Président ici, les gens ne vont plus partir par la mer. », se persuade Mamadou Diallo, responsable syndical et d’une cellule du PASTEF. Pour autant, beaucoup n’attendent pas une potentielle alternance politique pour agir face à l’émigration. Ils s’organisent en associations pour traquer les passeurs, et trouver des solutions pour les jeunes désemparés. Même si, comme l’avouera le jeune Issa qui travaille 72 heures par semaine comme agent de sécurité, sans congés payés : « Si je trouve un bon travail ici, je resterai. Je préfèrerais. Mais sinon, j’essayerai d’aller aux Etats-Unis, ou en France. Cela devient trop difficile ici… ». Pourtant, Issa n’est pas un opposant au Président Macky Sall. Au contraire, il le soutient, mais reste lucide sur les très nombreux problèmes que doit affronter sa patrie : « Beaucoup de corruption, un peuple exploité, une élite qui reste sous la tutelle de la France… ». Un peuple plongé dans une pauvreté grandissante, avec 2 millions de « pauvres » supplémentaires en un an entre 2020 et 2021(1), et 8 ménages sur 10 qui ont vu leurs revenus drastiquement baisser(2).

Le plan d’aide d’1,5 milliards d’euros et l’interdiction de la mise au chômage décidés par Macky Sall n’auront pas permis d’atténuer la colère des Sénégalais. Une colère qui explosera en mars 2021 à la suite de l’arrestation de Sonko pour des accusations de viol dénoncées par celui-ci comme un complot pour faire taire l’opposition. Des émeutes qui feront au bas mot 5 morts et de nombreux pillages ou dégradations. Les entreprises françaises sur place seront particulièrement visées, comme pour signifier à l’ancien colon que l’autonomie du pays ne pourra que difficilement se concilier avec sa présence, quelle qu’elle soit. 

Sonko attise ce ressentiment grandissant face à un occident suffisant aux yeux de beaucoup, et face à la France en particulier. Il prône la préférence nationale pour le monde des affaires, sans remettre en cause le fonctionnement de celui-ci. Pas question de nationaliser, comme l’ont justement rappelé les militants du PASTEF : « On est dans un monde globalisé, on en est conscient. On veut favoriser les entrepreneurs Sénégalais, et renégocier certains accords avec les investisseurs étrangers. ». Un discours patriote qui voudrait favoriser finalement une bourgeoisie locale qu’ils dénoncent par ailleurs : « C’est un groupuscule au sommet de l’État. Si tu ne viens pas de cette caste alors tu n’as pas d’aide, tu n’as pas un bon accès à l’éducation. C’est la loi du plus fort. C’est la classe bourgeoise qui gouverne depuis 60 ans, pour elle. Regarde, Moustapha Niasse, le Président de l’Assemblée(3), il a été directeur de cabinet de Senghor ! ».

Un positionnement sur les occidentaux qui ne manque d’ailleurs pas d’agacer Issa : « Sonko est fou, il veut mettre tous les étrangers dehors ! ». Certains militants du PASTEF semblent tout de même être plus modérés, et animés d’un panafricaniste qui commencerait par se débarrasser du Franc CFA pour une monnaie commune. La fédération (voire la fusion) progressive de pays de l’Afrique de l’Ouest reste également à leurs yeux un objectif souhaitable.

Sentant ce qui se joue dans les entrailles du pays, Sonko « joue » sur les affects et le sens commun d’un peuple qui se raccroche à ses repères. Utilisant le ressentiment existant face aux pays du « nord » et leurs valeurs qu’ils voudraient imposer partout, il se fait le relai politique d’un traditionalisme religieux qui gagne du terrain. Symbole de cette montée religieuse dans un pays qui se dit laïc : l’influente association islamique JAMRA qui organise régulièrement des marches pour répéter son opposition stricte à l’homosexualité et durcir une loi pénale qui punit déjà de 5 ans d’emprisonnement un acte décrit comme « contre-nature ».  Abdou Laye, un guide touristique engagé dans la lutte contre l’émigration des jeunes, s’énervait quand nous lui évoquions ce sujet : « Y’a pas de « PD » au Sénégal. Vous, les occidentaux, vous faites ce que vous voulez, mais ici, ce ne sont pas nos valeurs. On n’en veut pas, ne nous l’imposez pas. ». Sonko a fait du durcissement des peines pénales contre les homosexuels un argument de campagne, espérant par-là se poser comme le rempart à l’occidentalisation des valeurs.

Démagogue pour certains, en prise avec le peuple pour d’autres, Sonko s’avère être un fin tacticien. Il se définit comme un « pragmatique » éloigné de toute idéologie. Cet ancien inspecteur des impôts s’est fait connaître en dénonçant la corruption au sommet de l’État sénégalais avant d’être remercié. Après avoir créé le « PASTEF, les patriotes » avec d’autres membres de la haute fonction publique, il sera le troisième homme de la présidentielle de 2019 avec 687 523 voix soit un peu moins de 16%. Mais il se forgera rapidement la stature de premier opposant au Président réélu, notamment après le ralliement à la majorité d’Idrissa Seck, arrivé deuxième à cette même présidentielle.

Il n’aura de cesse de prôner sa position pragmatique qui, comme nous l’expliquait un militant, est une doctrine « de défense des intérêts patriotiques et [des[ intérêts du peuple en garantissant la liberté des citoyens dans leur vie privée et leur activité professionnelle. C’est le respect de l’ordre public pour assurer la cohésion sociale et l’épanouissement de tous. Il y a une reconnaissance du rôle primordial de l’État dans le développement économique et social, dans le maintien de la paix et de la sécurité. Et c’est un parti qui se veut africain, pas seulement sénégalais. ». 

Un parti qui laisse de la place dans son organisation à des « mouvements ». Une représentante du mouvement des femmes évoquait leurs revendications : « On veut des financements, pour avoir accès à des formations, à des savoirs différents. On a besoin de trouver des emplois, nous aussi les femmes, pour pouvoir subvenir aux besoins de nos familles. Surtout les mères célibataires, elles ne peuvent pas vivre, c’est terrible pour elles. ». Et le leader du PASTEF apparaît comme leur seule lueur d’espoir : « Avec Sonko, ça va changer, il connaît la réalité du peuple, il sait ce que subissent les femmes ». Un élan fort pour plus de parité, au niveau économique, avec la volonté que la sécurité sociale protège réellement des risques de la vie. Pour ce qui est du reste, les traditions et coutumes ne sont pas remises en cause, quand bien même elles perpétuent une forme de domination masculine : du port du voile à la charge du ménage et l’éducation des enfants, elles assument, devant les hommes du parti : « Nous sommes des femmes africaines. Chez nous, ce n’est pas comme chez vous. C’est un peu chacun à sa place, c’est comme ça. ». De quoi mieux comprendre la stratégie de Sonko qui n’entend pas remettre en cause cette culture traditionnelle, mais bien la défendre. 

Une stratégie à plusieurs bandes qui a manqué de peu de faire mouche. Bien en amont des élections législatives qui se sont déroulées le 31 juillet 2022, il réussit un premier coup de force : rassembler une grande partie de l’opposition dans la coalition YAW (Yewwi Askan Wi, « Libérer le peuple »). Mieux : contre toute attente, il s’alliera à l’autre grande coalisation d’opposition, Wallu Sénégal (« Sauver le Sénégal »), dirigée par l’ancien président Abdoulaye Wade et son fils. Un pari qui s’avèrera payant mais pas gagnant, au terme d’une campagne troublée par de nombreuses affaires, rebondissements et éruptions de violence. 

En effet, la liste des titulaires de la coalition de Sonko, YAW, a été rejetée par le Conseil constitutionnel en juin, un peu plus d’un mois avant l’élection. En cause : une candidate à la fois sur la liste des titulaires et des suppléants. Seule la liste des suppléants restait alors en course, ce qui aura pour conséquence d’écarter tous les leaders de la coalition de toute possibilité d’être élus. Sonko et ses alliés ont d’abord appelé à boycotter ces élections. Des manifestations ont éclaté et ont provoqué la mort de plusieurs personnes. Et le leader de l’opposition a fini par rappeler au calme, et surtout aux urnes. 

Macky Sall avait quant à lui fait le pari de largement remporter ces élections législatives avec sa coalition Benno Bokk Yakaar (BBY, « unis par l’espoir »). Un pari optimiste quand on sait que quelques mois plus tôt, les élections locales lui avaient déjà été défavorables. L’opposition raflait alors de nombreuses grandes villes comme Dakar, Thiès, Diourbel ou encore Zinginchor, dans la Casamance acquise au leader de l’opposition. Et le Président en exercice est passé à trois sièges d’une sérieuses déconvenue pour ces législatives sous haute tension : sur les 157 députés de l’Assemblée nationale(4), l’alliance Wallu Sénégal (Wade) et YAW (Sonko) en emporte 80, BBY (Sall) en emporte 82, et 3 sièges sont remportés par des leaders de trois autres coalitions minoritaires. Trois faiseurs de roi, dont l’ancien maire de Dakar, Pape Diop, qui sauvera le Président d’une sérieuse déconvenue en le ralliant pour « préserver la stabilité » du pays ».  

Le Président s’en sort de justesse et va pouvoir nominer un nouveau 1er Ministre de son camp (s’il remet comme promis en place ce poste qu’il a supprimé en 2019). Il devra tout de même composer avec une nouvelle assemblée qui n’avait jamais été aussi hostile à un Président en place. Un Président qui laisse encore planer le doute sur un possible 3ème mandat, à deux ans du prochain scrutin présidentiel. Et ce alors même que la Constitution n’en permet que deux successifs. S’il venait à faire modifier la Constitution pour repasser en force, la stabilité déjà fragilisée de ce pays pourrait se briser pour de bon sur les ambitions démesurées d’un chef d’Etat incapable de lâcher le pouvoir d’un côté, et celles d’un jeune prétendant agité qui semble prêt à tout pour atteindre le sommet de l’autre côté. On ne peut écarter l’hypothèse d’une multiplication des manifestations d’opposition, de nouvelles émeutes pour défendre « la démocratie », face à un pouvoir qui se raidit et provoque de nouveaux morts, de nouvelles arrestations politiques injustifiées… Un tableau pessimiste obscurci d’autant plus par une situation internationale inflammable qui ne laisse rien présager de lumineux pour le fier peuple sénégalais. Seule réjouissance récente pour de nombreux désabusés : une Coupe d’Afrique des Nations remportée par les lions pour la première fois de son histoire cette année.

Références

(1)Selon l’économiste Demba Moussa Dembélé

(2)Selon l’agence nationale des statistiques (ANSD)

(4)Avant les législatives du 31 juillet 2022

(5)C’est l’unique chambre du système politique sénégal qui dispose tout de même d’un CESE.

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Lula : un président aux pieds d’argile

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Lula : un président aux pieds d’argile

Au soir du 30 octobre 2022, Lula a été élu à la tête du Brésil au terme d’une campagne présidentielle marquée par l’agressivité du président sortant Jair Bolsonaro. Le nouveau président a désormais l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

« Il n’y a pas deux Brésils. Nous sommes un seul peuple, une seule Nation ». En s’exprimant ainsi au soir du second tour de l’élection présidentielle brésilienne, Lula met en avant le fait que l’un de ses principaux objectifs est de réunifier l’ensemble de la population autour de vues et d’objectifs communs, ce qui ne sera pas une mince affaire au vu des résultats de ce scrutin. En effet, le faible écart séparant le président nouvellement élu – qui obtient 50,9% des voix, de Jair Bolsonaro, son adversaire de droite radicale crédité de 49,1% des suffrages exprimés, vient confirmer la nette division de la société brésilienne en deux blocs porteurs de conceptions diamétralement opposées.

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que cette fracture idéologique se matérialise géographiquement, dans la mesure où le Nord-Est populaire du Brésil vote majoritairement en faveur du candidat du Parti des Travailleurs (PT) tandis que le Sud du pays, plus aisé, accorde majoritairement sa confiance au président sortant, ce qui vient confirmer une dynamique électorale ancrée depuis un certain nombre d’années. Cette fracture géographique semble ainsi traduire le poids du vote de classe dans les résultats de ce scrutin, ce que vient confirmer l’institut Datafolha, qui met en lumière le fait que, là où 65% des Brésiliens touchant l’équivalent de moins de deux salaires minimums ont voté pour Lula, 62% de ceux qui touchent plus de 10 salaires minimums par mois ont accordé leur suffrage à Bolsonaro.

Cependant, une analyse plus détaillée de ces résultats nous conduit à observer que la composante de classe n’est pas suffisante en vue de comprendre le fait que le président sortant d’extrême-droite ait obtenu un score bien plus important que prévu dans les différentes enquêtes d’opinion. En effet, celui-ci ne bénéficie pas seulement d’une grande part des votes exprimés par les classes sociales les plus aisées, mais obtient également la majorité des suffrages des classes moyennes, 52% d’entre elles ayant voté en sa faveur. Cela traduit le fait que, bien que Lula ait remporté cette élection avec près de 2 millions de voix de plus que son adversaire, la ligne politique incarnée par ce dernier semble s’être implantée au sein d’une part significative de la population brésilienne.

Ce constat est renforcé par le fait que, malgré sa défaite, Bolsonaro attire tout de même à lui plus de 400 000 voix de plus que lors de son élection en 2018, élargissant ainsi sa base électorale de 57 797 847 voix à 58 206 354 suffrages exprimés. Ces différents éléments doivent nous inviter à la plus grande prudence : Lula a remporté le scrutin mais le bolsonarisme est plus consolidé que jamais au sein de la société brésilienne.

Un bloc néolibéral soudé autour des églises évangéliques, des hydrocarbures et de l’agrobusiness

Comment expliquer le fait que le président sortant bénéficie d’une telle popularité, malgré le fait que son bilan se caractérise par un accroissement significatif des inégalités économiques et sociales, comme le traduit notamment la multiplication par deux du nombre de personnes souffrant de la faim au Brésil entre 2020 et 2022 ? Il est ici nécessaire de préciser que cet accroissement significatif de l’insuffisance alimentaire s’explique par le fait que Bolsonaro s’est évertué, tout au long de sa présidence, à réduire de manière drastique les dépenses publiques, arguant de la nécessité de démanteler les différentes structures d’un État considéré comme défaillant, en vue de promouvoir au maximum le développement de l’initiative individuelle. Dans cette perspective, la plupart des budgets destinés à des organismes publics chargés de la mise en place des mécanismes de redistribution sociale qui avaient été adoptés entre 2003 et 2016 sous les gouvernements de Lula et Dilma Rousseff sont réduits de manière significative, ce qui contribue à aggraver la situation économique dans laquelle se trouve un certain nombre de ménages frappés par les pertes d’emplois massives survenues au cours de la crise sanitaire.

A ces mécanismes, se substitue l’Auxilio Brasil, qui désigne une aide sociale octroyée de manière ciblée, individuelle et temporaire. En d’autres termes, le seul mécanisme de redistribution sociale mis en place au cours de la présidence de Bolsonaro s’inscrit parfaitement dans le cadre idéologique néolibéral, dans la mesure où il repose sur l’objectif d’apporter, de manière temporaire, une aide économique à certains individus en vue de créer les conditions de développement de leur initiative individuelle dont la réussite doit, suivant cette conception, bénéficier au plus grand nombre.

Si cette idéologie trouve un écho favorable au sein d’une grande part de la population brésilienne malgré les inégalités qu’elle génère, c’est en raison du fait qu’elle apparaît comme une solution à l’affaiblissement des marges de manœuvre de l’État brésilien à la suite du choc des commodities, caractérisé par une chute importante du prix des ressources naturelles en 2014.

En effet, il se trouve que dès 2003, le Parti des Travailleurs au pouvoir impulse une régulation significative des activités d’exploitation de ces ressources en vue de rediriger vers l’État la majorité des bénéfices générés par la hausse de leurs prix internationaux au début du XXIe siècle, de sorte à les réinvestir ensuite dans le développement d’activités destinées à consolider et diversifier la structure industrielle du pays, ainsi que dans des programmes de redistribution sociale visant à réduire la pauvreté.

De ce point de vue, cette étatisation porte ses fruits dans la mesure où nous pouvons constater qu’entre 2000 et 2010, 34 millions de brésiliens sont sortis de la pauvreté pour intégrer la classe moyenne. Cependant, la chute du cours des ressources naturelles qui survient en 2014 prive alors le gouvernement de Dilma Rousseff d’une manne financière importante en vue de consolider ce processus de diversification de la structure productive susceptible de répondre aux nouvelles demandes portées par ces classes moyennes émergentes. C’est alors que le discours néolibéral apparaît alors comme une alternative à cet affaiblissement de l’État en mettant l’accent sur la nécessité de faire primer l’initiative individuelle sur des administrations publiques considérées comme défaillantes. C’est ainsi qu’une partie des classes moyennes qui ont bénéficié des politiques de redistribution mises en place par le gouvernement de Lula au cours de la première décennie du XXIe siècle se détournent du Parti des Travailleurs au profit d’un discours paradoxalement fondé sur le démantèlement des structures ayant permis l’amélioration de leurs conditions de vie.

Cette idéologie se diffuse de manière d’autant plus importante au sein de la société brésilienne qu’elle est portée par les églises évangéliques, auxquelles appartiennent près du tiers de la population. En effet, pour paraphraser Max Weber, l’esprit du capitalisme se combine parfaitement avec l’éthique protestante(1) dans la mesure où la recherche de l’enrichissement personnel par le travail est perçue par les protestants comme un fondement nécessaire de la vie en société. Ces groupes évangéliques contribuent ainsi grandement à la diffusion de l’idéologie néolibérale promue par Bolsonaro dans toutes les strates de la société, ce qui explique le fait que l’on retrouve dans toutes les classes sociales une forme de rejet d’un État perçu comme incapable de remplir ses objectifs de transformation de la structure économique, malgré le fait que ce discours bénéficie avant tout aux élites économiques ou, du moins, à une part d’entre elles.

En effet, le démantèlement de l’État promu par Bolsonaro tout au long de sa présidence se traduit notamment par un coup d’arrêt à la logique de diversification de la structure industrielle engagée par les gouvernements du PT au profit de l’impulsion d’un nouveau cycle de « reprimarisation extractive », pour reprendre le concept utilisé par la géographe Marie-France Prévôt-Schapira en vue de désigner un phénomène d’exploitation et d’exportation des ressources naturelles qui se développe sous l’impulsion d’entreprises privées(2).

En d’autres termes, Bolsonaro décide d’abandonner toute stratégie d’industrialisation en vue de limiter le Brésil à son rôle d’exportateur de ressources naturelles stratégiques au sein des échanges économiques internationaux, conformément à la logique de l’avantage comparatif élaborée par l’économiste libéral David Ricardo(3) qui considère que chaque pays doit se spécialiser dans l’activité économique dans laquelle il est le plus performant en vue de trouver sa place dans les échanges économiques internationaux. Dans ce contexte, les élites économiques qui bénéficient de ce processus de réorientation économique, à savoir celles qui se trouvent à la tête des entreprises minières, pétrolières, ainsi que des groupes spécialisés dans l’agrobusiness qui tirent profit de la politique économique mise en place par Bolsonaro en vue d’accroître leurs activités, militent activement en faveur de ce dernier. Le rôle joué par ces secteurs dans la campagne de Bolsonaro n’est pas anodin dans la mesure où nous pouvons observer que les trois États dans lesquels celui-ci obtient ses meilleurs scores, à savoir ceux de Roraima, Acre et Rondonia qui lui apportent plus de 70% de leurs suffrages, se trouvent en Amazonie, soit au cœur des espaces dans lesquels se développent ces activités.

« Éliminer la faim » face aux blocages institutionnels

En revanche, les élites qui avaient tiré profit des politiques d’industrialisation engagées par les gouvernements du PT et qui se trouvent marginalisées par cette réorientation économique se sont tournées vers Lula, ce qui explique le caractère hétéroclite de la coalition politique qui s’est formée autour de ce dernier, mais également l’étroitesse des marges de manœuvre dont il dispose désormais en vue de mettre en place des mesures destinées à réduire les inégalités économiques et sociales. En effet, s’il a notamment affirmé, au soir du second tour, que : « Notre engagement le plus grand est d’éliminer à nouveau la faim », il devra chercher à convaincre ces élites qu’elles ont intérêt à accepter certaines avancées sociales, sans pour autant les brusquer par l’adoption de mesures telles que des hausses d’impôts sur les plus aisés, dans la mesure où il dispose d’une adhésion populaire trop étroite pour se permettre de se mettre à dos ces acteurs économiques. La mise en place de ce type de mesure qui pourrait offrir des marges de manœuvre intéressantes à l’État brésilien semble d’autant plus improbable que le PT se trouve en minorité au sein des deux chambres composant le Parlement brésilien. 

En effet, il se trouve qu’en parallèle de l’élection présidentielle, se déroulaient des élections parlementaires visant à renouveler la totalité des 513 élus au sein de la Chambre des représentants, ainsi qu’un tiers des 81 sénateurs. Or, force est de constater que ce scrutin s’est traduit, là encore, par une consolidation significative des droites porteuses d’un projet conservateur d’un point de vue sociétal et néolibéral économiquement. En effet, le Parti Libéral de Jair Bolsonaro obtient non seulement 66 représentants supplémentaires, devenant le premier parti au sein de la Chambre des représentants avec 99 élus, mais dispose également du groupe le plus important au Sénat, avec 13 sénateurs.

Par ailleurs, si nous faisons la somme de l’ensemble des élus issus des autres partis de droite s’inscrivant dans cette mouvance idéologique et qui se revendiquent clairement dans l’opposition à Lula, à l’image des Républicains, proches des milieux évangéliques, de l’Union Brasil, parti libéral-conservateur doté du deuxième groupe au sein du Sénat, ainsi que du troisième groupe à la Chambre des représentants ou encore, de Podemos, le parti auquel appartient le juge Sergio Moro qui avait condamné Lula sur la base d’accusations infondées au mois de juillet 2018 avant de se voir nommé au poste de Ministre de la justice par Bolsonaro quelques mois plus tard, il s’avère que ceux-ci disposent de la majorité absolue des élus au sein des deux chambres parlementaires.

A l’inverse, la coalition « Brésil de l’espoir » composée du PT, du Parti Communiste Brésilien, ainsi que du Parti Vert, ne dispose que de 80 représentants. Si les 17 représentants du Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui sont porteurs d’une ligne éco socialiste, sont susceptibles de soutenir d’éventuelles réformes sociales proposées par Lula, force est de constater que le gouvernement ne pourra s’appuyer que sur une maigre centaine de représentants acquis à des transformations sociales de grande ampleur. Le constat n’est guère plus reluisant du côté du Sénat, où le Parti des Travailleurs ne dispose que de 9 élus, représentant ainsi le cinquième groupe de cette chambre qui dispose d’un rôle non négligeable dans la mesure où elle est notamment chargée de la nomination des membres des tribunaux supérieurs ou des dirigeants d’un certain nombre d’organes de l’administration publique. La seule option qui s’offre à Lula en vue de conserver un minimum de marge de manœuvre sur ces fonctions stratégiques consistera alors à rechercher des terrains d’entente avec des partis situés plus au centre de l’échiquier politique, à l’image du Parti Social Démocratique ou du Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), qui disposent tous deux de 10 sénateurs. De ce point de vue, il est intéressant de constater que, si le MDB, duquel était issu l’ex président néolibéral Michel Temer ayant succédé à Dilma Rousseff après avoir activement appuyé sa destitution, maintient tant bien que mal ses effectifs au sein de ces deux chambres, le Parti de la Social-Démocratie Brésilienne (PSDB), qui a représenté pendant des décennies le principal parti de droite du pays, perd la moitié de ses sénateurs, ainsi que 16 élus au sein de la Chambre des représentants, ce qui vient confirmer l’effondrement des appareils politiques traditionnels de droite, au profit de la consolidation d’une droite plus conservatrice et proche des milieux évangéliques.  

Si ces éléments n’invitent pas à l’optimisme en termes de réorientation de la politique économique et sociale brésilienne, il n’en reste pas moins que cette élection devrait tout de même avoir un impact en termes d’intégration régionale. En effet, cette défaite de Bolsonaro acte définitivement la fin du Groupe de Lima, un organisme multilatéral créé en 2017 à l’initiative de plusieurs gouvernements de droite latino-américains en vue d’imposer par la force un changement politique au Venezuela. Dans cette perspective, cet organisme défend notamment l’application de sanctions économiques à l’encontre du gouvernement vénézuélien et appelle officiellement l’armée vénézuélienne à se ranger, en 2019, derrière le président autoproclamé Juan Guaido en vue de renverser Nicolas Maduro(4).

Si, dans un contexte caractérisé par l’émergence d’une nouvelle vague de contestation du néolibéralisme qui déferle au sein du continent, la majorité des États fondateurs de cet organisme s’en sont progressivement retirés, Bolsonaro représentait le dernier dirigeant du continent à défendre ouvertement ce type d’approche vis-à-vis de la crise vénézuélienne. A l’inverse, l’élection de Lula vient renforcer les conceptions portées par le Groupe de Puebla, qui désigne, non pas un organisme multilatéral, mais un think tank composé d’organisations de la société civile, ainsi que de différents chefs d’États latino-américains, auxquels s’ajoute donc désormais le mandataire brésilien, qui, face à l’affaiblissement et à l’échec des conceptions sur lesquelles ont pu reposer des initiatives régionales telles que le Groupe de Lima, cherchent à engager un ensemble de réflexions autour des modalités de construction d’une nouvelle forme d’intégration régionale fondée sur l’autodétermination des peuples face aux intérêts défendus par différentes puissances économiques au sein du continent latino-américain.

Si le Brésil pourrait ainsi jouer un rôle central dans la défense du droit des peuples latino-américains à disposer d’eux-mêmes, certains observateurs craignent que ce droit soit bafoué au sein même du territoire brésilien au vu des mobilisations massives qui se tiennent depuis l’élection de Lula à l’initiative de groupes bolsonaristes qui appellent ouvertement l’armée à renverser le président nouvellement élu. Cependant, le scénario d’un coup d’État semble peu probable pour plusieurs raisons. D’une part, les militaires disposent déjà d’un certain nombre de postes clés au sein de plusieurs entreprises et administrations publiques brésiliennes et la volonté affichée par Lula de réunifier l’ensemble de la population brésilienne au sein d’ « une seule Nation » devrait le conduire à chercher à maintenir une certaine conciliation avec ceux-ci. Il est donc très peu probable qu’il remette en cause leur présence importante au sein de l’appareil d’État. D’autre part, le gouvernement de Lula dispose de marges de manœuvre bien trop étroites pour être en mesure d’engager une transformation en profondeur du modèle politique et économique brésilien, ce qui rend d’autant plus improbable le scénario d’une tentative de renversement de son gouvernement. Cependant, il n’en reste pas moins que Lula semble représenter un président aux pieds d’argile, qui détient la clé de l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale, mais qui devra dans le même temps relever l’immense défi d’unifier une société plus fracturée que jamais, dans laquelle le bolsonarisme qu’il a vaincu n’a paradoxalement jamais été aussi fort.

Références

(1)WEBER Max, 1964, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Recherches en Sciences humaines.

(2)PREVÔT-SCHAPIRA Marie-France, 2008, « Amérique latine conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, n° 70, p. 5-11.

(3)RICARDO David, 1817, On the Principles of Political Economy and Taxation, London, John Murray, Albemarle-Street.

(4) “Le groupe de Lima appelle l’armée vénézuélienne à se ranger derrière Juan Guaido », Le Monde, 5 février 2019.

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

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« Lorsque la religion devient la source de la loi, il en est fini de la liberté et des droits des femmes » entretien avec Chahla Chafiq

Dans cet entretien accordé au Temps des Ruptures, la sociologue Chahla Chafiq revient sur l’histoire de l’Iran post-1979 et sur la révolte populaire qui touche le pays depuis la mort en détention de Masha Amini. Au prisme des débats actuels sur la police des mœurs et les droits des femmes dans le pays des Mollahs, Chahla Chafiq retrace également le rapport toujours complexe qu’entretien l’Iran avec le féminisme universaliste.
Le Temps des Ruptures : Pourriez-vous nous présenter brièvement votre parcours, de l’Iran à la France ?
Chahla Chafiq :

Au moment de la Révolution iranienne de 1979, j’étais encore étudiante en sciences humaines à la Faculté de Téhéran. Rapidement après, je suis entrée en clandestinité pendant deux ans, période durant laquelle mes études sont un peu passées, vous vous en doutez, au second plan. Une fois arrivée en France, je n’ai pas tout de suite repris mes études car je pensais ne rester ici que quelques temps, mais il s’est vite avéré que la situation en Iran n’irait pas en s’améliorant. Mon exil a été très douloureux, mais il m’a offert d’autres horizons et perspectives, en matière de réflexion et de création notamment. Quand j’ai repris mes études à la Sorbonne, la situation iranienne, la situation de mon pays, m’obsédait, et j’ai donc décidé de travailler sur la question du voile, son histoire sociale. J’étais traumatisée par mon ignorance. En tant que jeune de gauche radicale, je pensais que la question politico-religieuse n’était pas une problématique centrale. C’est en faisant mes premières recherches dans le cadre de mes études universitaires ici que j’ai pris conscience de mon erreur. Mes travaux de DEA, sous la direction de Cornélius Castoriadis, m’ont fourni la matière de mon premier essai, La femme et le retour de l’islam. J’ai énormément appris de Castoriadis. Ensuite, j’ai entamé une vie professionnelle dans le champ des relations interculturelles, ce qui m’a permis de saisir l’importance de lier la réflexion théorique à une analyse des pratiques de terrain. Sans cela, on se retrouve très vite hors sol. C’est dans ce contexte que j’ai croisé de près le phénomène islamiste en France dès les années 1990. Par la suite, j’ai vu comment l’ambition de créer des concepts théoriques dits innovants peut, indépendamment de la volonté des auteurs, amener à des inventions socialement et politiquement nuisibles, telles que le « féminisme islamique », par exemple, tout droit sorti des laboratoires de sciences humaines américains ou du moins anglo-saxons avant d’être exporté sur le terrain. J’ai formulé une critique à ce sujet dans mon essai Islam politique, sexe et genre (PUF, 2011), ainsi que dans divers articles.

LTR : Dans cet ouvrage, vous présentez la révolution constitutionnelle iranienne, qui court de 1905 à 1911, comme une période durant laquelle l’Occident – ou le Farang en persan – apparaît comme un objet de curiosité mêlé d’admiration. Soixante ans plus tard, il devient pourtant l’objet d’une haine farouche à gauche comme à droite. Comment expliquer cette évolution ?
CC :

Si l’on définit la modernité comme un projet politique, celle-ci porte en elle la démocratie au sens que lui en donne Castoriadis, à savoir un projet politique d’autonomie. La différence entre ce projet et « l’ancien » est radicale : il ne s’agit pas simplement pour le peuple d’élire ses représentants mais de définir lui-même ses propres projets. Ainsi, la société ne se réfère plus à un pouvoir méta-social, qu’il s’agisse d’une monarchie absolue ou d’une institution religieuse ; tout à l’inverse de ce qui se passe sous un pouvoir islamiste qui peut éventuellement permettre au peuple de donner son avis, mais dans le cadre restreint par la Charia.

Dans le cas de l’Iran, les avant-gardes de la révolution constitutionnelle du début du XXe siècle portaient un projet moderne, démocratique. C’est pourquoi leur regard sur l’Occident était positif. Le désir de liberté existait à l’intérieur de la société. Ce n’était pas une importation occidentale. Prenez l’exemple de Tahirih Qurratu’l-Ayn, poétesse babiste iranienne du XIXe siècle. Empreinte de culture iranienne, elle n’a pas attendu l’inspiration occidentale pour revendiquer l’égalité entre les femmes et les hommes – en 1848 elle avait osé jeter son voile alors qu’elle parlait devant une assemblée publique masculine. Plus tard, dans les années 1940, une confusion entre les valeurs universelles et les pratiques colonialistes et impérialistes a favorisé un rejet de l’universalisme, ce dont les islamistes ont profité. Ce rejet de l’Occident s’est développé tout au long du XXe siècle.

LTR : Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « modernité mutilée » qui se définit comme une modernisation technologique et économique sans modernité politique, démocratique.  
CC :

Exactement. Mais, à travers ce concept, je ne pense pas uniquement au Chah. La dynastie Pahlavi a voulu faire de l’Iran une puissance développée, mais sans démocratie ! C’est ce que j’appelle la « modernité mutilée ». Mais ce même phénomène se retrouvait, sous d’autres formes, du côté de ses oppositions – depuis la gauche marxiste jusqu’au centre-droit libéral, en passant par les islamistes. Du côté de la gauche, il y avait l’idée que la démocratie et les droits humains étaient des droits formels qui ne servaient que les intérêts de la bourgeoisie. On s’est rendus compte, trop tard, que loin d’être un simple vernis ils étaient au fondement de l’émancipation ! Quant à l’opposition islamiste, elle incarnait une autre forme de « modernité mutilée » par son rejet de la démocratie, supposée être une forme d’aliénation à l’Occident. Mais les islamistes modernes, proches de Khomeini, qui avaient étudié dans les universités occidentales, savaient ce qui parlait aux démocrates et aux gens de gauche. Ils ont aidé Khomeini à orner son discours d’éléments empruntés à la modernité politique pour les rassurer. Une stratégie payante. Voyez le mot « révolution » ou « république », vous vous doutez bien qu’ils ne figurent pas dans le Coran. En usant de ces vocables modernes et en y accolant « islamique » – révolution islamique, ou République islamique -, Khomeini a endormi les non-islamistes avec des symboles. Dans une moindre mesure, il s’est passé quelque chose de similaire en France avec Tariq Ramadan. Lorsqu’il disait que le voile était le feu vert ou le passeport de la citoyenneté en France pour les musulmanes, il liait un symbole islamique à un symbole républicain, démocratique. Il inventait une sorte d’islamisme républicain.

Autre piège dans laquelle la gauche iranienne est tombée : le voile. Avant la révolution, nous avons vu apparaître un voile, qui est par la suite devenu l’uniforme de la République islamique. Au départ, la dimension politique de l’habit était totalement occultée. Les islamistes étaient habiles, ils présentaient les femmes voilées comme des femmes du peuple, donc des femmes que la gauche ne pouvait pas « critiquer » puisqu’appartenant aux damnés de la terre. Rappelons qu’une fois au pouvoir, les islamistes ont lancé une chasse sanglante pour laminer la gauche et toutes les forces politiques non-islamistes.

Soulignons aussi que l’offre identitaire de l’islamisme puise dans les normes sexuées. Depuis les années 1990, le vide social laissé par la fin des grandes idéologies a favorisé le développement d’idéologies identitaires, qui s’appuient notamment sur la gestion sexuée des corps. Aux Etats-Unis, cela s’exprime à travers la question de l’avortement que l’extrême droite religieuse travaille à faire interdire, et avec l’islamisme, cela s’exprime à travers le voile.

LTR : Comment peut-on alors expliquer que les femmes elles-mêmes, celles qui n’étaient pas islamistes, aient pu accepter de porter le voile ?
CC :

Quand j’étais adolescente, je voulais porter le voile comme ma grand-mère que j’adorais. Elle m’en a dissuadée en me disant que pour elle cette habitude venait de son éducation et que, si un jour je voulais le porter, il faudrait que je le fasse en toute conscience, à l’âge adulte.

En 1979, lors de la révolution, les hommes islamistes venaient dans les manifestations pour nous inciter à porter le voile en signe de solidarité avec les femmes du peuple. Ils nous demandaient de porter un petit foulard en soutien symbolique, mais progressivement ils sont devenus de plus en plus agressifs, et Khomeini, à la veille du 8 mars [8 mars 1979, Marche des iraniennes contre le voile et pour l’égalité], a appelé les femmes à se voiler sur les lieux de travail. Dès le lendemain, des milliers des femmes sont descendues dans les rues pour protester. Faute de soutien des groupes politiques non-islamistes, leur mouvement a reculé. Puis, avec l’instauration de la charia, le port du voile est devenu obligatoire dans l’espace public. Je n’ai pas tardé à découvrir la fonction du voile en tant qu’étendard de l’ordre islamiste.

Hélas, les non-islamistes, de la gauche radicale ou libérale ainsi que de la droite, ne réfléchissaient absolument pas à cette question. Ils voyaient le voile comme le signe distinctif des femmes du peuple. Dans cette vision, la religion se substituait à l’appartenance sociale.

Les progressistes ont, par ailleurs, commis l’erreur de réduire l’Occident à la colonisation et à l’impérialisme. Ce mouvement idéologique existait aussi en France chez certains intellectuels de gauche qui ont défendu pendant longtemps le stalinisme en raison de leur position sur l’impérialisme occidental. Les idéaux post-modernes selon lesquels toutes les valeurs se valent ont aussi participé à la justification d’un relativisme culturel primaire et à la sacralisation des cultures – même rétrogrades. Ces mouvements idéologiques ont aveuglé la gauche iranienne, dont je faisais – et fais encore – partie, face au danger islamiste, ce qui a fait d’elle une alliée objective de Khomeini.

Au moment de la révolution iranienne, la question de l’impérialisme l’a emporté sur toutes les autres questions, ce fut là une erreur fondamentale. Nous avons confondu capitalisme et démocratie. Impérialisme et universalisme. À la Faculté de Téhéran, nous ne nous intéressions pas à ce qu’une femme comme Simone de Beauvoir pouvait dire, alors qu’elle avait été traduite en persan. Pour nous, le féminisme était un phénomène bourgeois, occidental.

LTR : Lorsque les femmes étaient dans la rue pour manifester contre le voile obligatoire, n’y avait-il aucun homme avec elles ?
CC :

Une minorité d’hommes soutenaient les manifestantes. Mais il y avait aussi des femmes khomeynistes qui venaient intimider les femmes non voilées. En réalité, ce qui se jouait à ce moment-là n’était pas exclusivement une domination des hommes sur les femmes, mais des islamistes – dont des femmes – sur l’ensemble des femmes.

LTR : Pour revenir sur la phrase de Khomeini citée précédemment, comment s’exerce selon vous le contrôle des corps des femmes par l’habit ? Comme une frontière entre le pur et l’impur ? Pourquoi cette peur de la liberté des femmes ?
CC :

Très bonne question. Toutes les idéologies identitaires qui instrumentalisent la religion font du corps des femmes un enjeu central. Le projet social qu’elles portent est patriarcal et antidémocratique. Dans cette perspective, la religion ne relève plus de la foi, mais d’une loi totale. Et lorsque la religion devient la source de la loi, il est en fini de la liberté et des droits des femmes. Dans un modèle social fondé sur la citoyenneté démocratique, les citoyens sont considérés comme libres et égaux devant la loi. Mais dans un ordre social fondé sur la loi religieuse, les citoyens sont des sujets de Dieu, un Dieu représenté par une poignée d’hommes qui s’auto-désignent à la tête d’un pouvoir autoritaire. Pour fonctionner efficacement, ce pouvoir s’appuie sur une cellule familiale elle aussi autoritaire, hiérarchisée entre l’homme et la femme. Accepter la domination des hommes sur les femmes revient à accepter la domination autoritaire du pouvoir sur tous. C’est pourquoi la question des femmes n’est pas une question de femmes, mais une question qui concerne toute la société. Les rapports sociaux de sexe sont éminemment politiques.

LTR : Quand on est femme dans une telle société, on peut selon vous adopter des subterfuges comme le « mauvais voile » – qui consiste à ne pas se couvrir correctement les cheveux, à utiliser du rouge à lèvres ou à ne pas porter des tenues assez amples. Y a-t-il d’autres pratiques que les femmes peuvent utiliser pour insidieusement contourner le pouvoir établi ?
CC :

Dès l’imposition du voile obligatoire par Khomeiny, les Iraniennes ont adopté le « mauvais voile ». Le pouvoir islamiste a alors mis en place une police de la conduite morale (dite « police des mœurs » en France). La confrontation entre les femmes rebelles à l’ordre islamiste et cette police dure depuis 40 ans. C’est cette résistance continue qui explique l’accueil très positif de diverses campagnes comme « Libertés furtives » et les « Mercredis blancs » lancés depuis l’extérieur par Masih Alinejad, une journaliste iranienne fraîchement exilée. On a ensuite assisté au mouvement « Les filles de la rue de la Révolution », initié par une jeune Iranienne à l’intérieur du pays, Vida Movahed, qui a retiré son voile pour en faire un drapeau.

Raïssi [le président de la république islamique d’Iran depuis le 3 août 2021] a durci les sanctions à l’encontre de ces contrevenantes avec l’ambition de régler la question du « mauvais voile ». En vain, comme nous le voyons depuis un mois avec le début des révoltes en Iran.

Cette résistance existe également dans d’autres domaines. Par exemple, les femmes ont investi si massivement l’université que le régime islamiste a établi un quota afin de limiter leur présence. Mais partout elles résistent et occupent les espaces autant qu’elles le peuvent.

LTR : Dans votre livre Islam politique, sexe et genre, l’avocate Kar confie avoir cru dans les années 1980 à une émancipation des femmes par les droits islamiques. Toutefois, elle déclare amèrement, quelques années plus tard : « Nous sommes arrivés à un point où les militantes ne peuvent que partir des droits humains pour faire avancer leurs idées. Toute autre démarche est vouée à l’échec. » Ce faisant, y a-t-il un retour de l’universalisme pour faire reconnaître les droits des femmes en Iran ?
CC :

Absolument. Mon dernier essai paru, Le rendez-vous iranien de Simone de Beauvoir, porte précisément sur ce sujet. Beauvoir fascine une partie de la jeunesse iranienne éprise d’émancipation parce qu’elle est femme, universaliste et qu’elle vivait en union libre. Dans des blogs de jeunes femmes féministes, on pouvait lire à l’époque où ce support d’expression n’avait pas encore été remplacé par les réseaux sociaux : « Nous sommes le deuxième sexe ». Dans d’autres écrits de jeunes femmes et hommes, l’image de Beauvoir se mêle à la poésie et aux rêves. Dans l’Iran actuel, l’universalisme anime intensément les jeunes comme nous pouvons le percevoir dans le slogan qui anime les manifestions depuis le 16 septembre dernier « Femme, Vie, Liberté ».

LTR : L’universalisme réapparaît donc comme une solution.
CC :

Je pense que c’est l’avenir et qu’il en ira de même au Maghreb et en Egypte. L’universalisme n’est pas occidental ; il est porteur de valeurs et de droits auxquels tout un chacun peut aspirer. Ce qui m’inquiète actuellement en France, c’est le retour des identités parmi les jeunes, notamment au nom de l’anticolonialisme ou du post-colonialisme. Je trouve ce type de positionnements très dangereux.

LTR : Vous dites que l’universalisme est l’avenir des droits des femmes en Iran. Est-ce que la laïcité hors de France – parce qu’elle est très circonscrite à la France – pourrait être une sorte de bouclier contre les cléricalismes de tous bords ?
CC :

Bien sûr ! Je pense que la laïcité est un principe universalisable. Beaucoup de jeunes en parlent en Iran, utilisent le mot « laïcité », alors qu’il a longtemps été méconnu. Le combat laïque se poursuit aussi au Maghreb, en Egypte, au Brésil, en Turquie. Nous avons perdu quelques fronts, mais je pense que la laïcité est absolument universalisable.

LTR : Dans un entretien que vous avez réalisé pour Les Chemins de la philosophie, Géraldine Mosna-Savoye vous parle du voile et vous dit que beaucoup de femmes le portent par choix. Si vous lui répondez que c’est le cas pour la majorité d’entre elles, vous précisez que le choix ne clôt pas le débat. Au contraire, il lance la réflexion : ce n’est pas parce que l’on choisit quelque chose que l’on ne peut pas interroger ce choix. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
CC :

Dans notre société néolibérale, le choix devient sacré.

Prenons l’exemple de cette jeune lycéenne qui avait lancé : « Si je fais le choix de l’adultère, je fais le choix de la lapidation. » Que devons-nous lui répondre : « Très bien, c’est votre choix ? » alors même que la lapidation est un acte barbare ? La sacralisation du choix peut virer à l’absurde. Le choix s’inscrit toujours dans un contexte, et ce contexte est relatif. On peut faire un choix à 18 ans qu’on regrettera à 50 ans. Un choix n’est pas absolu, tout choix peut donc être questionné : pourquoi ce choix ? quelles en sont les conséquences ?

Je vais vous rapporter une discussion très intéressante que j’ai eue avec une jeune anthropologue anglo-pakistanaise qui portait le voile. Elle me dit qu’elle se voile par choix et s’étonne que je ne remette pas en cause ce fait car on dit souvent aux femmes que le voile leur est imposé. Mais, ayant admis que c’était son choix, je lui demande si elle veut bien m’en expliquer les raisons. Elle me répond qu’elle ne voulait pas que les hommes la regardent, ce à quoi je réponds que dans l’islam le désir sexuel des femmes est reconnu – et que les hommes peuvent par là-même devenir eux aussi des objets de désir – mais que pourtant le voile n’est pas préconisé pour eux. Elle poursuit en me disant qu’en tant que musulmane elle se doit de respecter le voile. Je lui rétorque que l’histoire du voile dans l’islam est très complexe et que les femmes du prophète elles-mêmes ne se voilaient pas. Elle finit par argumenter que son voile vise à combattre le racisme antimusulman. Pourquoi combattre le racisme par le sexisme, lui ai-je demandé ? Le voile n’étant imposé qu’aux femmes, il relève d’une prescription sexiste, et en acceptant cela elle se réduit elle-même à un statut d’objet de désir. Le voile sexualise à ce point le corps des femmes que dans les pays où il est obligatoire, comme en Iran, la moindre parcelle de peau dénudée peut devenir un objet de convoitise.

LTR : En se référant à cette idée de choix, peut-on, quand on est une femme en Iran, consentir à quelque chose qui nous opprime en étant persuadée que c’est quelque chose de fondé, de construit ?
CC :

En Iran, comme partout dans le monde. Je pense que ce qui différencie la domination des femmes par rapport aux autres formes de domination, c’est qu’elles sont valorisées comme mères, épouses, sœurs ou filles et aimées en tant que telles, ce qui peut brouiller leur discernement. Cette tension explique par ailleurs l’oscillation entre une envie de sécurité et le sentiment d’être protégées d’une part et le désir de liberté d’autre part, ainsi que Beauvoir le met en réflexion dans son œuvre.

LTR : Quand vous dites qu’il existe une peur de la liberté et un repli identitaire vers ce qui rassure, vers une idéologie « totale » voire totalitaire au sens où elle régirait toutes les parties de la vie, pensez-vous que, la nature ayant horreur du vide, on se sécurise avec des idéologies porteuses ?
CC :

Oui, y compris avec l’islamisme, l’extrême droite, ou certains populismes de gauche… Je pense que cela s’explique par le vide politique laissé par le recul de l’humanisme et des idéologies qui mobilisaient massivement et donnaient du sens à la vie. L’être humain a besoin de sens pour vivre, il ne peut pas se satisfaire d’être un simple consommateur. Comme disait Albert Camus, nous baignons dans l’absurde. Seules nos pensées et nos actions donnent sens à la vie que nous menons. Il en va de même au niveau collectif. En l’absence d’idéaux humanistes, les extrémismes trouvent un terreau propice pour se développer dans la société.

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Election présidentielle brésilienne : de l’union nationale à l’intégration régionale ?

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Election présidentielle brésilienne : de l’union nationale à l’intégration régionale ?

L’élection présidentielle qui se tient ce dimanche 2 octobre au Brésil revêt une importance capitale pour la population brésilienne, mais également pour le monde, dans la mesure où, si l’enjeu de pacification de la société brésilienne représente l’un des principaux objectifs affichés par Lula, c’est surtout en termes d’intégration régionale et de préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre, que sa probable victoire face à Bolsonaro pourrait avoir le plus d’impact.

« Nous sommes les personnages de la même histoire, nous aimons le même drapeau ». Cette citation extraite d’un discours prononcé le 27 septembre par Lula, président de la République fédérative du Brésil entre 2003 et 2011 et principal concurrent du président sortant Jair Bolsonaro à l’occasion de l’élection présidentielle dont le premier tour se tient ce dimanche 2 octobre, traduit parfaitement l’enjeu majeur de ce scrutin. En effet, l’un des principaux objectifs affichés par le candidat du Parti des travailleurs (PT) depuis le lancement de sa campagne est de réunifier la population brésilienne autour d’un système démocratique sain en rompant avec plusieurs années de polarisation extrême entamées par la destitution de la présidente Dilma Rousseff en 2016, puis renforcée par sa propre condamnation pour corruption en 2018 ayant conduit à l’élection de Bolsonaro.

C’est ainsi l’instrumentalisation à des fins politiques d’affaires judiciaires en cours qui favorisent l’émergence de la droite radicale au Brésil en 2018. En effet, si Lula est au départ accusé de corruption sur la base de simples suspicions au mois de juillet 2018, la Cour Suprême finit par annuler l’ensemble des accusations dont il fait l’objet au mois d’avril 2021, estimant que Sergio Moro, le juge chargé de cette affaire, a fait preuve d’une partialité manifeste, ce qui se confirme d’ailleurs dès le mois de janvier 2019 lors de sa nomination au Ministère de la Justice au sein du gouvernement de Bolsonaro, six mois seulement après la condamnation du leader du PT. Cet épisode est ainsi représentatif du phénomène de lawfare(1) sur lequel s’appuient depuis plusieurs années les partis conservateurs au sein de la majorité des États latino-américains, en vue de tenter de marginaliser leurs opposants progressistes.

Si ce processus est au départ appuyé par la droite brésilienne qui y voit une opportunité d’approfondir l’application de son agenda néolibéral en affaiblissant le principal parti de gauche du pays, elle en pâtit tout autant que le PT. En effet, l’importante couverture médiatique dont bénéficient ces accusations de corruption éclabousse plus largement l’ensemble de la classe politique et provoque par conséquent une crise de régime qui favorise l’émergence de la droite radicale représentée par Bolsonaro au détriment de la droite traditionnelle qui s’effondre lors de l’élection présidentielle brésilienne qui se tient en 2018.

Ainsi, Henrique Meirelles, candidat soutenu par le Mouvement démocratique brésilien (MDB) auquel appartient alors le président sortant de centre-droit Michel Temer, n’obtient qu’1,20% des suffrages, tandis que le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) qui, contrairement à ce que son nom indique, représente le principal parti de droite du pays depuis plusieurs décennies, ne réunit que 4,76% des voix, bien loin des 33,55% des suffrages obtenus lors du premier tour du scrutin présidentiel qui s’est tenu en 2014.

L’élection à venir semble définitivement acter l’effondrement des structures politiques traditionnelles de droite et de centre-droit dans la mesure où Simone Tebet, candidate soutenue par le MDB n’obtiendrait qu’environ 2% des suffrages selon les dernières enquêtes d’opinion, tandis que le très libéral Geraldo Alckmin, l’une des principales figures de proue du PSDB qui fut candidat lors des élections présidentielles de 2006 et 2018, a d’ores et déjà fait le choix de soutenir Lula dès le premier tour. Ce soutien a été entériné par sa désignation en tant que candidat à la vice-présidence aux côtés du leader du PT. C’est ainsi qu’une part importante de la droite néolibérale et des élites économiques brésiliennes se détournent de Bolsonaro, qu’elles avaient pourtant massivement soutenu lors du dernier scrutin présidentiel, pour faire de Lula le représentant d’une large coalition allant du centre-droit au Parti Socialisme et Liberté (PSOL), qui défend des positions ouvertement éco-socialistes et anticapitalistes.

Si des divergences importantes traversent indéniablement les différents membres de cette coalition, tous se retrouvent autour d’une priorité commune, à savoir la nécessité de tout faire pour empêcher la réélection de Bolsonaro en vue de pacifier la société brésilienne, aujourd’hui fracturée à l’extrême. En effet, la polarisation résultant de l’accession de Bolsonaro à la présidence du Brésil en 2018 n’a pas simplement conduit à l’affaiblissement des structures partisanes traditionnelles, mais également à une hausse considérable de la violence au sein de la société, comme en témoignent les conflits parfois mortels découlant de désaccords politiques.

Pour ne citer qu’un seul exemple, un homme est notamment abattu par un partisan de Bolsonaro le 24 septembre dans un bar situé dans l’État de Ceara pour avoir publiquement fait part de son soutien à Lula(2). Cet exemple parmi tant d’autres actes de violence témoigne de l’importance que revêt ce scrutin pour tous les partisans d’un climat politique sain reposant sur des règles démocratiques favorisant le débat d’idées plutôt que le règlement des différends par les armes et la justice arbitraire. Plus prosaïquement, si Lula parvient à agréger une grande part des élites économiques autour de sa candidature, c’est parce que celles-ci souhaitent que la société brésilienne se stabilise afin de regagner en crédibilité à l’échelle internationale, mais également à inciter les investisseurs privés à se tourner de nouveau vers l’économie brésilienne.

C’est ainsi que, si 11 candidats concourent au total à cette élection, le débat se polarise principalement autour des figures de Lula et de Bolsonaro qui, d’après un panel d’enquêtes recueillies par le Centre Stratégique Latinoaméricain de Géopolitique (CELAG) entre le 1er août et le 22 septembre(3), devraient obtenir des scores bien supérieurs à leurs autres concurrents, le président sortant obtenant environ 32 à 33% des suffrages, tandis que le candidat du PT terminerait largement en tête du premier tour avec 45 à 47% des suffrages. Selon plusieurs enquêtes d’opinion parues au cours des derniers jours, Lula serait même en mesure de remporter le scrutin dès le premier tour. Il apparaît alors pertinent de se pencher d’ores et déjà sur les principaux changements qui seraient susceptibles de découler de ce scénario.

Le scénario de la victoire de Lula

De ce point de vue, nous pouvons notamment constater que, si le rapprochement opéré par le PT avec les milieux d’affaires ne laisse pas présager une réorientation significative de la politique économique brésilienne dans le cas où Lula remporterait ce scrutin, celui-ci s’engage tout de même à adopter un certain nombre de mesures sociales, telles que l’augmentation du salaire mensuel minimum au-dessus de l’inflation, en vue de réduire les inégalités économiques et sociales qui se sont creusées de manière significative au cours de la présidence de Bolsonaro.

Ainsi, il est frappant de constater le fait que, si le Brésil n’apparaît plus sur la carte des pays caractérisés par une part importante d’insécurité alimentaire en 2014, le bilan de Bolsonaro est entaché d’un retour massif de la faim qui touche à l’heure actuelle 33 millions de brésiliens, soit 15% de la population(4). En d’autres termes, le nombre de personnes souffrant d’insuffisance alimentaire au Brésil a été multiplié par deux entre 2020 et 2022. Cet accroissement significatif des inégalités s’explique notamment par le fait que, tout au long de la crise de la Covid-19, le président brésilien, viscéralement attaché aux dogmes néolibéraux, s’est évertué à réduire de manière drastique les dépenses publiques et, par conséquent, à détricoter un certain nombre de mesures sociales héritées des gouvernements Lula et Rousseff, ce qui a contribué à renforcer les conséquences économiques et sociales de cette crise sur une part significative de la population déjà précarisée par les pertes d’emplois et la réduction des salaires dans ce contexte.

Un scrutin aux conséquences internationales

Si le résultat de ce scrutin sera ainsi déterminant pour la population brésilienne, il revêt plus globalement une importance capitale pour l’ensemble de la planète en raison de ses possibles conséquences sur la préservation de l’Amazonie, poumon de la Terre qui capte 118 milliards de tonnes de CO2 par an et dont 60% de la surface se trouve sur le territoire brésilien. Or, il se trouve que cet espace est actuellement menacé par un accroissement significatif de la déforestation, qui s’est accrue d’environ 22% entre les mois d’août 2020 et juillet 2021(5), ainsi qu’une multiplication des incendies. De ce point de vue, l’Institut national de recherche spatiale (INPE) observe notamment qu’en seulement 9 mois, l’Amazonie brésilienne a déjà été frappée par un nombre plus important d’incendies que durant toute l’année 2021. Cela peut s’expliquer par le fait que, parallèlement à un désengagement croissant du gouvernement de l’ensemble des politiques de préservation de l’environnement dans la perspective de l’application d’une logique globale de réduction des dépenses publiques, l’exploitation des ressources naturelles se renforce au sein de ces espaces, que ce soit sous l’impulsion du développement de l’agro-business encouragé et soutenu par Bolsonaro, ou en raison de l’accroissement de l’orpaillage illégal.

De ce point de vue, Davi et Dario Kopenawa, tous deux représentants de la communauté Yanomami résidant au sein de l’Amazonie brésilienne, dénonçaient, dans le cadre d’une conférence organisée le 3 novembre 2021 à La Sorbonne par l’organisation Survival International, le fait qu’en 2020, 304 indigènes ont été assassinés au Brésil en raison du développement de ces activités illégales. Dans ce contexte, la volonté affichée par Lula de lutter de manière intransigeante contre la déforestation et l’orpaillage illégal en s’appuyant sur des organismes publics tels que l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (Ibama), dont le budget avait été réduit de 24% en 2019, soulève d’importants espoirs en termes de préservation de l’environnement, ainsi que de protection des populations résidant au sein des espaces exploités. Cependant, l’impact de la probable victoire de Lula sur la réorientation des politiques environnementales brésiliennes reste à nuancer en raison du rapprochement opéré entre le PT et une partie des élites économiques du pays qui n’ont aucun intérêt à soutenir une rupture avec le modèle économique actuellement en vigueur et en particulier avec le développement de l’extraction légale des ressources naturelles stratégiques qui se trouvent sur le territoire brésilien.

Toujours est-il que Lula se montre malgré tout favorable, notamment par la voix de Celso Amorim, son ancien Ministre des Affaires étrangères et membre de son équipe de campagne, à l’impulsion d’une nouvelle forme d’intégration régionale orientée vers la nécessité de répondre à l’urgence écologique et sociale.

L’intégration régionale en question

C’est précisément du point de vue de l’intégration régionale que le résultat de cette élection pourrait avoir le plus d’impact. En effet, l’élection de Lula viendrait ainsi renforcer la dynamique régionale caractérisée par l’accession au pouvoir de mouvements de transformation sociale dans la majorité des États latino-américains, à l’image des élections d’Alberto Fernandez en Argentine en 2019, de Luis Arce en Bolivie en 2020, de Pedro Castillo au Pérou en 2021, de Xiomara Castro au Honduras au mois de janvier ou encore, plus récemment, de l’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro en Colombie. Dans cette perspective, le fait que le Brésil bascule à gauche viendrait ainsi consolider la dynamique engagée par Andrés Manuel Lopez Obrador lors du VIe sommet de la Communauté d’États latino-américains et Caraïbes (CELAC) et activement appuyée par la plupart de ces dirigeants progressistes récemment élus, en vue de construire une nouvelle forme de coopération régionale susceptible de constituer un contrepoids aux intérêts défendus par les Etats-Unis ainsi que d’autres grandes puissances au sein du continent latino-américain. Et ce, d’autant plus que Lula se déclare favorable à la mise en place du SUR, une monnaie régionale qui viendrait se substituer à l’hégémonie du dollar dans le cadre des échanges économiques au sein du continent.

Cette idée est notamment portée par l’économiste Gabriel Galipolo, ancien président de la banque Fator et actuellement membre de l’équipe de campagne de Lula. Celui-ci est co-auteur d’un article récemment paru dans le journal Folha de Sao Paulo, dans le cadre duquel il prône la mise en place d’une telle monnaie qui serait émise par une banque centrale sud-américaine dont la capitalisation reposerait sur des apports de chacun des pays du continent proportionnellement à son poids dans les échanges économiques régionaux, ainsi que sur d’éventuelles taxes sur les exportations vers d’autres États extérieurs au continent(6). Il est particulièrement intéressant de constater que cette monnaie ne se substituera pas nécessairement aux monnaies nationales, mais viendra plutôt les compléter. De ce point de vue, il ne s’agit pas, contrairement à l’euro, d’une monnaie unique, mais d’une monnaie commune qui contribuera non seulement à préserver la souveraineté monétaire des États, mais même à la renforcer, étant donné qu’elle permettra de réduire les effets de dépréciation des monnaies nationales provoquées par la dépendance au dollar dans le cadre des échanges régionaux. En effet, la prédominance du dollar dans les échanges économiques régionaux contribuait jusqu’alors à renforcer la dépendance de ces États aux ressources naturelles dont ils sont pourvus au détriment de la diversification de leur structure productive.

En effet, si l’exportation de ressources telles que le pétrole ou les différents minerais provoque nécessairement un afflux important de devises en dollars au sein de ces États, celles-ci doivent être converties dans la monnaie nationale. Or, la contrepartie de la spécialisation dans une ressource est que les importations deviennent rapidement plus importantes que les exportations. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Dès lors que les importations surpassent les exportations, la demande de dollars sur le marché́ des changes devient par conséquent plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. L’hémorragie de devises peut tout de même être compensé par l’endettement extérieur, ce qui conduit alors de nombreux gouvernements à contracter des dettes auprès d’organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale. C’est ainsi que l’utilisation, dans le cadre des échanges commerciaux régionaux, d’une monnaie commune dont les taux seraient flottants avec ceux des monnaies nationales pourrait partiellement réduire ces risques d’hémorragie de devises et par là même, représenter une alternative à la dépendance financière exacerbée dans laquelle se trouvent la plupart des États latino-américains vis-à-vis d’organismes financiers internationaux ou d’autres États tels que la Chine, auprès desquels ils contractent des prêts destinés à appuyer la diversification de leur structure productive, en contrepartie d’un remboursement en ressources naturelles, ce qui renforce nécessairement leur dépendance à l’extraction de ces ressources. A l’inverse, l’instauration d’une monnaie commune pourrait ainsi permettre d’offrir à ces États de nouvelles marges de manœuvre en termes de diversification de leur structure productive.

Par conséquent, Lula pourrait être en mesure de faire d’une pierre, trois coups puisqu’après avoir favorisé l’unité de la population brésilienne autour d’un système démocratique sain, il pourrait faire du Brésil un État moteur de l’impulsion d’une forme d’intégration régionale susceptible de renforcer, par la même occasion, la souveraineté de chaque État du continent en termes de gestion de leurs secteurs économiques stratégiques.  

Références

(1)Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires afin d’écarter du pouvoir certains responsables politiques.

(2)UOL Eleiçoes, “Homem pergunta quem vota em Lula e mata eleitor em bar no Ceará”, 26/09/2022 ; https://noticias.uol.com.br/eleicoes/2022/09/26/homem-morto-ceara-eleitor-lula.htm

(3)CELAG, « Encuestas de intencion de voto », Agosto – Septiembre 2022.

(4)MEYERFELD Bruno, « Au Brésil, « la faim est partout, et l’Etat nulle part », Le Monde, 29/09/2022.

(5)France Info, « Brésil : la déforestation en Amazonie a augmenté de 22% en un an », 19/11/2021.

(6)Pagina 12, « « Sur » : como es el proyecto de Lula para crear una moneda unica en América latina », 2 de mayo de 2022 ; https://www.pagina12.com.ar/418745-sur-como-es-el-proyecto-de-lula-para-crear-una-moneda-unica-

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