Le transport aérien peut-il faire partie d’un monde zéro carbone ?

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Le dernier rapport du GIEC, publié en avril dernier, met en lumière les applications et actions concrètes nécessaires à la réduction des températures mondiales et au “sauvetage” de la planète. Parmi elles, le remplacement des énergies fossiles par des sources d’énergies peu émettrices voire non-émettrices de dioxyde de carbone (CO2) est une piste à envisager sérieusement. L’énergie est en effet partie intégrante de la vie quotidienne de la population mondiale tant à l’échelle individuelle qu’au niveau des entreprises, des administrations et des Etats. Les transports consomment une part non-négligeable de cette énergie et, par là-même, participent à émettre des gaz à effet de serre et autres éléments contribuant au réchauffement climatique. Ainsi, en 2019, 23% des émissions directes mondiales de gaz à effet de serre provenaient des transports(1). Comme si cela n’était pas suffisant, le secteur des transports croît avec une rapidité extrême au niveau mondial (2)et ce phénomène ne touche pas que les pays qui poursuivent leur industrialisation. En France, alors qu’en moyenne, un Français parcourait 5 kilomètres par jour au milieu des années 1970, il en parcourt aujourd’hui 50(3)

Au cœur des réseaux de transport, l’usage de l’avion est de plus en plus décrié. Rappelons le discours, certes aux accents culpabilisants, de Greta Thumberg, la jeune activiste suédoise, en 2018 et le mouvement du “flygskam” ou “honte de prendre l’avion” qui en a découlé. L’aviation civile, comprenant le transport civil de passagers et de marchandises, émet 3% des émissions globales de CO2 d’après l’Agence Internationale de l’énergie et contribuerait à hauteur de 4% au réchauffement climatique mondial(4). Le constat de croissance du transport existe aussi pour l’aviation. Ainsi, en 2018, un nouveau record a été atteint dans l’aviation civile avec 200 000 vols par jour dans le monde(5) soit un équivalent de 127 passagers prenant l’avion chaque seconde(6). Ce secteur est considéré comme étant difficile à décarboner du fait de sa dépendance forte au kérosène alors même que, pour chaque kilo de kérosène utilisé, 3 kilos de CO2 finissent dans l’atmosphère(7). Ces émissions sont dues à plusieurs phénomènes. Si la combustion du kérosène est la source la plus logique d’émissions, il convient de rappeler que les émissions liées au transport et à l’extraction du pétrole pour produire ce kérosène comptent. Les différentes phases de vol ainsi que la hauteur de vol ont également un impact significatif sur la quantité de CO2 émise. Malgré ces difficultés apparentes, les compagnies aériennes tout autour du globe se sont engagées à atteindre l’objectif d’émission nette nulle de CO2 d’ici à 2050(8). Plusieurs alternatives sont aujourd’hui posées sur la table mais toutes requièrent encore des développements conséquents et la recherche se poursuit pour espérer un jour voir le kérosène remplacé complètement dans les réservoirs d’avions par des énergies dites propres. Le dernier rapport du GIEC indique que les biocarburants et l’hydrogène sont les solutions les plus probables. 

L’hydrogène est une énergie utilisée depuis plusieurs centaines d’années dans l’aéronautique puisqu’en 1783, le premier ballon à hydrogène s’envolait à Paris. Pourquoi n’est-il pas facile alors d’utiliser aujourd’hui cette énergie maîtrisée depuis longtemps ? De la même manière, des biocarburants – comprenez, entre autres, de l’huile de cuisson usagée – sont utilisés en quantité minoritaire dans certains réservoirs d’avion aujourd’hui mais le kérosène reste dominant. On peut donc se demander ce qui freine la transition vers un usage exclusif des biocarburants. La transition doit pourtant s’opérer rapidement puisque le secteur de l’aviation s’est engagé à ne plus émettre de CO2. De plus, la société civile est de plus en plus consciente des enjeux liés à la transition écologique et demande des changements rapides. Ces changements ne peuvent être à l’initiative uniquement des entreprises concernées puisqu’ils impliquent des coûts et des transformations profondes de l’industrie en question. Les Etats auraient donc un rôle à jouer dans cette évolution mais la question des moyens et des ambitions se pose. De même se pose la question d’un usage plus raisonné des transports par l’ensemble des citoyens et, dans le cas de l’avion, de l’utilité des déplacements effectués. 

L’objectif de cet article est donc de comprendre ce qu’implique l’usage des solutions alternatives proposées, en remplacement du kérosène utilisé dans l’aviation civile, notamment au niveau de l’action de l’Etat. Le sujet étant large et complexe, l’ambition est de donner des clés de lecture des solutions existantes aujourd’hui, de leur faisabilité et de leur impact réel dans l’objectif de réduction du réchauffement planétaire sans avoir une vocation d’exhaustivité. Pour ce faire, nous jetterons un œil à l’encadrement législatif existant pour ensuite nous intéresser aux solutions existantes ou envisagées. 

Encadrement législatif et impulsions de l’Etat 

Dans le domaine de la protection de l’environnement, il semble difficilement réaliste de laisser les acteurs d’un secteur prendre l’initiative de changements d’envergure, ces changements pouvant être coûteux et d’ampleur. L’industrie de l’aviation n’est pas une exception. Sur ce sujet, les Etats, et plus largement les ensembles d’États, ont impulsé certaines dynamiques sur lesquelles nous reviendrons. Le propos s’en tiendra ici aux mesures françaises en la matière. Il s’agira de comprendre ce que l’Etat français met en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ainsi que ce qui est proposé pour conduire au remplacement progressif des solutions polluantes actuelles. 

La loi Climat-Résilience ou la recherche de réduction des émissions de CO2

La loi Climat et Résilience (ou portant lutte contre le dérèglement climatique), issue de la Convention Citoyenne pour le Climat (le rassemblement de citoyens français tirés au sort pour réfléchir entre 2019 et 2020 à des mesures pour atténuer d’au moins 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030), a été à l’origine de certaines évolutions. Elle interdit les vols intérieurs lorsqu’une alternative en train de moins de deux heures trente existe. Toutefois, en se rendant sur les sites de compagnies aériennes proposant des liaisons à l’intérieur du territoire français, il s’avère que des vols Paris-Nantes ou Paris-Lyon sont toujours disponibles alors même que ces trajets sont assurés “sur le réseau ferré national sans correspondance et par plusieurs liaisons quotidiennes d’une durée inférieure à deux heures trente” comme prévu par le Code des Transports(9). L’argument à la circulation de ces vols tiendrait au fait qu’ils assureraient majoritairement le transport de passagers en correspondance. Il reste donc des progrès majeurs à faire de ce côté-là…

Ensuite, elle impose une compensation des émissions de gaz à effet de serre aux exploitants d’aéronefs “opérant des vols à l’intérieur du territoire national et dont les émissions de gaz à effet de serre sont soumises aux obligations du système européen d’échange de quotas d’émission(10). La compensation s’opère sous la forme de crédits carbone et doit représenter 50% des émissions à compter du 1er janvier 2022, 70% dès le 1er janvier 2023 et la totalité des émissions à partir du 1er janvier 2024(11). En cas de manquement du respect des seuils de compensation fixés, les entreprises encourent une amende administrative d’une hauteur de 100€/tonne de gaz à effet de serre émise au-delà du seuil et non compensée. De plus, aucune dispense de compensation n’est permise puisque l’entreprise devra justifier de cette compensation l’année suivante en plus de l’amende administrative acquittée. Si ces mesures semblent exigeantes et donc favorables à l’introduction de nouvelles dynamiques en matière de protection de l’environnement dans le secteur de l’aviation, il n’en demeure pas moins que nous pouvons soulever les limites d’un tel dispositif qui ne revient pas à supprimer les émissions de CO2 mais à instaurer un système compensatoire. De plus, le décret d’application de cette loi prévoit une “exemption pour les exploitants d’aéronefs générant moins de 1000 tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par an”(12), ce qui suppose que l’ensemble du marché n’est pas soumis aux mêmes contraintes en matière de réduction des gaz à effet de serre.

Quand l’Etat français cherche à accélérer la transition vers des énergies durables

La feuille de route pour des biocarburants aéronautiques durables dans le transport aérien français a fixé des objectifs d’utilisation des carburants dits propres en 2020. Elle prévoit notamment que ces carburants soient déployés à hauteur de 2% en 2025 et de 5% en 2030. D’ici à 2050, ce taux de substitution du carburant fossile par un carburant alternatif propre devrait atteindre 50%(13). La typologie de biocarburants pouvant être utilisés est désormais encadrée mais nous reviendrons là-dessus. La taxe incitative relative à l’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT), prévue par l’article 266 quindecies du Code des Douanes, fixe “un objectif d’utilisation d’énergie renouvelable dans le transport au-delà duquel le montant dû au titre de cette taxe est nul pour le redevable(14)

L’Etat français utilise donc les deux méthodes pour faire évoluer les comportements, la méthode incitative, via la réduction des taxes sur l’utilisation des énergies dites vertes, et punitive avec le système de compensation des droits d’émissions de gaz à effet de serre et de crédits carbone. Ces ambitions ont connu une accélération avec la crise du Covid qui a touché fondamentalement l’industrie aéronautique. 

Cette dernière a été largement fragilisée par l’interruption des déplacements inter et intra-pays et l’Etat français a choisi de saisir cette situation inédite pour engranger de nouvelles mutations de la filière aéronautique. Ainsi, un plan d’aide à ce secteur a été décidé. Il vise à appuyer la recherche-développement pour trouver des solutions alternatives aux procédés existants et construire un avion neutre en émission carbone en 2035(15). Ce plan, d’un montant d’1,5 milliard d’euros, est censé pallier les difficultés rencontrées par le secteur pendant la crise Covid en contrepartie d’une transformation accrue vers une aviation durable. 

Ainsi, il est impossible de nier les efforts réalisés pour tenter d’encadrer et de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans l’aviation civile. Les textes de loi se multiplient et adressent des échéances strictes en matière de compensation d’émissions de CO2 et de remplacement des carburants classiques par des biocarburants. 

Bien que ces textes contiennent des limites que nous avons exposées, il n’en demeure pas moins que l’effet incitatif de ces réglementations existe puisque les entreprises de l’aéronautique vont devoir s’y conformer sous peine de sanctions. 

L’objectif de la suite de cet article est d’étudier plus en détails les solutions qui sont envisagées en réponse à ces incitations étatiques et en remplacement du kérosène et des types d’avions, ainsi que la faisabilité de ces solutions et leurs caractéristiques.

Solutions envisagées pour réduire l’impact carbone de l’aviation civile

Dans cette partie, il s’agira d’explorer certaines des solutions alternatives ou concurrentes au kérosène qui sont mises majoritairement sur la table aujourd’hui. Ainsi, les options portant sur les avions électriques ne seront pas abordées dans la mesure où cette solution apparaît comme peu réaliste au vu du poids et du potentiel d’autonomie des batteries ainsi que des impacts écologiques de leur multiplication. Il s’agira de comprendre les enjeux associés à ces solutions et leurs limites. 

Tout d’abord, il convient de différencier les solutions qui pourraient être envisagées sur du court-terme voire qui peuvent être mises en œuvre dès aujourd’hui et celles qui requièrent davantage de recherches pour qu’elles soient opérationnelles dans plusieurs années. L’urgence de la situation planétaire nous invite à étudier ces deux temporalités étant donné que des solutions de long terme ne permettent par définition pas d’initier une transition rapide. 

Quelles solutions complémentaires au kérosène sur du court et moyen-terme ?

Une solution qui ne demande pas beaucoup de recherche et qui permettrait de réduire la pollution des avions serait de les faire voler plus bas. En effet, les traînées blanches de condensation laissées par les avions dans le ciel correspondent en réalité à la combustion du kérosène. Elles sont issues de la rencontre entre le gaz chaud du réacteur et l’air froid extérieur et sont à la fois polluantes et perturbent certains cycles naturels liés aux radiations du soleil(16). Ainsi, baisser la hauteur de vol des avions permettrait un écart de température moins important entre l’air sortant des réacteurs et l’air extérieur et de fait une réduction de la pollution. Des recherches indiquent qu’une réduction de 59% du nombre de traînées serait possible en réduisant l’altitude des avions de 610 mètres(17). La contrepartie négative à cette baisse d’altitude serait une augmentation minime de la consommation de carburant mais qui serait négligeable au vu des gains permis par la réduction des traînées. 

Dans le même registre de solutions, des progrès sont réalisés sur l’efficacité énergétique des avions en allégeant leur poids par l’utilisation de matériaux plus légers ou en les chargeant moins en carburant. De la même manière, en rendant les avions plus aérodynamiques et en optimisant les plans de vol, les avions sont moins consommateurs d’énergie. 

Une autre solution réside dans les biocarburants. S’ils sont encore peu utilisés aujourd’hui, la tendance est de les introduire progressivement. Afin de comprendre ce que recouvre le terme de biocarburants, il semble important de faire une première distinction entre les carburants dits durables et les carburants dits alternatifs. Les carburants alternatifs sont, par définition, une alternative au carburant traditionnel, à savoir le kérosène issu des énergies fossiles. Les carburants alternatifs peuvent être produits à partir d’huiles ou de graisses. Les carburants durables, quant à eux, sont des formes de carburants alternatifs qui ne viennent pas concurrencer la production d’eau ou de nourriture, qui ne dégradent pas les environnements naturels tout au long de leur cycle de production(18). Selon la réglementation européenne, deux types de carburants sont certifiés comme durables. D’abord, les kérosènes de synthèse ou e-kérosènes qui sont produits à partir de carbone et d’hydrogène. Cette solution est peu répandue aujourd’hui. Ensuite, les biocarburants ou agrocarburants qui sont issus de la biomasse (graisses animales, résidus de bois, huiles de cuisson usagées, etc.(19)). Les SAF (sustainable aviation fuel) font partie de cette dernière catégorie. 

Les biocarburants se développent aujourd’hui puisque nous avons à disposition de quoi les produire, qu’ils ne nécessitent pas de transformation des moteurs et des infrastructures actuels et que nous savons que leur utilisation réduirait de 50 à 90% les émissions carbone par rapport au kérosène classique(20). Cette réduction des émissions de gaz à effet de serre doit être entendue comme s’opérant tout au long du cycle de vie de ces biocarburants puisque leur combustion génère des émissions de CO2 au même titre que la combustion du kérosène classique mais la différence majeure réside dans la production de ces biocarburants, une production beaucoup moins émettrice que l’extraction et le raffinage du kérosène issu du pétrole. Aujourd’hui, ces biocarburants peuvent être mélangés au kérosène à hauteur de 50% et des recherches sont réalisées pour augmenter cette proportion avec un objectif d’intégration à 100% d’ici à 2030(21)

Afin d’assurer que la production de biocarburants ne se fasse pas au détriment d’autres cultures nécessaires à la production de nourriture, ni au détriment de la réduction des espaces forestiers, et qu’elle soit réellement une source de réduction des émissions de gaz à effet de serre, un encadrement est nécessaire. 

En effet, afin de développer cette filière et en réduire les coûts, certains producteurs ont privilégié l’utilisation de biomasses elles-mêmes génératrices de CO2, inhibant ainsi les bienfaits de l’utilisation de ces biocarburants. De plus, les normes de sécurité doivent être les mêmes que celles appliquées au kérosène, à savoir que ces biocarburants doivent être compatibles avec tous les types de moteurs d’avion utilisés dans le monde et doivent résister à de fortes variations de température et de pression. Nous avons précédemment évoqué la taxe incitative TIRUERT. Elle définit les types de biocarburants qui bénéficient de l’absence de taxation. Par exemple, les biocarburants produits à partir de matières premières issues de cultures destinées à l’alimentation humaine ou animale sont exclus du dispositif(22)

En 2021 et en 2022, l’avantage fiscal sur les biocarburants fabriqués à partir d’huile de palme et d’huile de soja a été supprimé. En effet, la culture de l’huile de palme et de soja présente “un risque élevé, supérieur à celui présenté par la culture d’autres plantes oléagineuses, d’induire indirectement une hausse des émissions de gaz à effet de serre(23). Ces huiles étaient en effet largement utilisées car peu chères alors même qu’elles ne permettaient pas une réelle réduction des émissions de CO2 en engendrant des destructions toujours plus conséquentes des « poumons verts » de la planète. 

A contrario, certaines algues, déchets municipaux hors déchets ménagers triés, fumiers, écorces, sciures de bois, huiles de cuisson usagées, graisses animales sont identifiés comme autorisés et sont plus précisément décrits dans les ressources listées à l’annexe IX de la Directive Energies Renouvelables. Certains gisements sont simples à collecter et à valoriser mais n’ont pas vocation à évoluer en termes de disponibilités tandis que d’autres nécessitent la création de filières logistique. Plusieurs vols ont déjà été effectués avec succès sur la base d’un mélange entre kérosène classique et biocarburants et démontrent la faisabilité de cette solution sur du très court terme. La France reste en retard sur cette incorporation des biocarburants en comparaison d’autres pays d’Europe du Nord par exemple. Bien que la solution des biocarburants semble pertinente pour réduire les émissions de CO2 du secteur aéronautique en attendant de trouver et développer des solutions non-émettrices, il existe plusieurs limites. 

Tout d’abord, la question de la disponibilité se pose. En effet, si d’ici quelques années, tous les avions doivent intégrer des biocarburants, on imagine que les besoins en biomasse nécessaires à la production de ces carburants durables vont considérablement augmenter. Or, la quantité d’huiles usagées en France ne permettrait pas d’absorber cette augmentation de la demande. On peut imaginer que cette pression de la demande encourage l’extension des cultures permettant de produire ces biocarburants au détriment des forêts, aux périls de la sécurité alimentaire ou des conditions de vie des habitants des terres exploitées, par exemple. Certains indiquent qu’il faudrait mobiliser jusqu’à 15% des terres agricoles mondiales pour cultiver les biocarburants(24). En outre, cette pression de la demande provoque des effets sur les coûts. 

Aujourd’hui, les biocarburants coûtent entre trois et cinq fois plus cher que le kérosène issu du pétrole(25). Air France a déjà choisi d’impacter le prix de ses billets afin de couvrir le surcoût de l’incorporation de ces carburants durables, dans une contribution indiquée sur le billet(26). Pour d’autres, il est nécessaire de réduire ces coûts supplémentaires via une production de masse et des économies d’échelle ainsi que grâce à des subventions plus importantes des Etats. 

Ces solutions que nous avons exposées sont ainsi vouées à cohabiter avec l’usage du kérosène et l’utilisation des avions “traditionnels”, l’objectif étant de permettre une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre en attendant que des solutions plus pérennes de réduction drastique voire de suppression des émissions soient fonctionnelles. Les solutions de plus “long-terme” seront étudiées dans la partie suivante. 

Quelles solutions alternatives au kérosène sur du long-terme ? 

Cette partie portera essentiellement sur l’hydrogène, une solution qui serait applicable à la filière aéronautique et qui permettrait de voyager de manière décarbonée. La France est un leader mondial dans ce domaine puisque la société française Air Liquide fournit depuis quelques années de l’hydrogène au secteur spatial. Notre pays travaille aujourd’hui activement au développement des technologies permettant d’intégrer cette solution à une nouvelle flotte d’avions d’ici plusieurs années. 

D’ici à 2035, l’ambition principale de l’hydrogène est de remplacer complètement le kérosène dans les réservoirs des nouveaux avions ce qui permettrait à ces derniers de voler sans émission polluante à la sortie puisque la combustion de l’hydrogène ne produit que de l’eau. Etant donné que l’introduction de l’hydrogène dans l’aviation implique de repenser entièrement l’architecture, le design et la conception des avions(27), plusieurs types d’avions à hydrogène sont envisagés à ce jour : les avions à turbopropulseur, les avions à turbo-réacteur et les avions à ailes. Cette dernière option serait celle qui permettrait de transporter le plus de voyageurs. 

Un des premiers enjeux de l’hydrogène réside dans sa fabrication. En effet, bien qu’il s’agisse de l’élément le plus abondant dans l’univers, il n’existe pas naturellement seul mais couplé à d’autres molécules. En revenant rapidement aux basiques de la chimie, on s’aperçoit que la molécule d’eau en contient puisqu’elle est constituée de deux atomes d’hydrogène qui entourent un atome d’oxygène. Il est donc possible d’obtenir de l’hydrogène pur avec de l’eau, par exemple. Pour “casser” la molécule d’eau (ou d’autres molécules contenant de l’hydrogène) et isoler l’hydrogène, il existe plusieurs procédés, certains plus polluants que d’autres. On distingue ainsi plusieurs typologies d’hydrogène en fonction de la manière (plus ou moins polluante) dont il a été extrait. L’hydrogène gris est produit à partir d’hydrocarbures et d’énergies fossiles, l’hydrogène bleu est issu de la captation de CO2 et l’hydrogène vert est fabriqué à partir d’énergies renouvelables et est donc considéré comme propre. On comprend donc ici que l’hydrogène qui a vocation à décarboner l’aviation peut être lui-même source d’émissions carbone dans sa fabrication. D’ailleurs, aujourd’hui, 95% de l’hydrogène mondial est issu d’énergies fossiles et représente 2,5% des émissions globales de CO2 soit presque autant que le transport aérien(28). Nous choisissons ici de parler exclusivement de l’hydrogène vert étant donné qu’il s’agit de l’énergie que nous devrons utiliser à terme si nous souhaitons réellement décarboner de bout en bout l’aviation. 

L’hydrogène vert est produit par électrolyse de l’eau, c’est-à-dire que la molécule d’eau est “cassée” pour isoler l’hydrogène avec de l’énergie renouvelable ou bas carbone. Il existe ensuite deux manières d’utiliser cet hydrogène pour faire voler un avion. La première utilise la pile à combustible tandis que la seconde requiert un moteur à hydrogène. Dans le système de pile à combustible, chaque pile est alimentée par de l’hydrogène qui va produire de l’électricité qui viendra à son tour alimenter un moteur électrique pour propulser l’avion avec des hélices(29). Cette pile, qui produit autant de chaleur que d’électricité sera refroidie par un système d’eau. Le système de moteur à hydrogène, quant à lui, consiste à brûler de l’hydrogène dans un moteur thermique. 

La combustion de l’hydrogène produit de la chaleur et de l’eau et la première viendra propulser l’avion. A ce stade, nous comprenons aisément que la flotte aérienne que nous connaissons doit être transformée pour absorber ces nouvelles manières de faire décoller et voler un avion. Tout d’abord, la taille des réservoirs d’hydrogène sera beaucoup plus conséquente que celle des réservoirs accueillant aujourd’hui le kérosène du fait du volume beaucoup plus important de l’hydrogène. C’est en raison de ce défi lié à la taille des réservoirs que l’option de l’avion à aile volante est privilégiée aujourd’hui par Airbus car son architecture serait compatible avec des réservoirs de plus grande taille. Pour limiter tout de même la taille de ces réservoirs, les avions voleraient moins vite ce qui rallongerait la durée des vols. Dans cette configuration, un vol Paris-Sydney qui représente aujourd’hui 22 heures de vol en nécessiterait 38(30). Cela suppose donc de revoir notre conception mais également notre consommation des vols long courrier. 

Faisons ici un rapide aparté sur les énergies renouvelables et bas carbone qui sont utilisées pour isoler l’hydrogène. On parle notamment du nucléaire qui, s’il propose une énergie décarbonée, est sujet à d’autres défis comme la gestion des déchets nucléaires et l’entretien et la sécurisation des centrales. Il est également question des énergies renouvelables comme l’éolien. Ces énergies ne sont pas décarbonées à 100% puisque, si elles produisent de l’électricité sans émettre de CO2, leur cycle de vie ne l’est pas totalement si l’on considère la fabrication, le transport, la maintenance, le démontage et le recyclage (seuls les pâles ne sont pas facilement recyclables pour le moment). 

Pourtant, si le bilan carbone des éoliennes n’est pas complètement neutre, il reste meilleur que d’autres énergies. Ainsi, sur son cycle de vie, une éolienne française terrestre émet en moyenne 12,7g de CO2/kWh, une éolienne maritime 14,8 contre 490g pour le gaz fossile ou 820g pour le charbon(31). Les questions liées à l’atteinte à la biodiversité, à l’artificialisation des sols se posent également et la réglementation se durcit de plus en plus à ce sujet avec des analyses d’impact préalables et des suivis environnementaux pour limiter les impacts négatifs des éoliennes sur l’environnement dans lequel elles s’insèrent. Ainsi, même si la fabrication de l’hydrogène ne sera pas décarbonée à 100% si l’on prend en compte l’ensemble des étapes du processus en amont et en aval de la fabrication, il semble s’agir de la solution la moins émettrice de CO2. 

Mais l’utilisation de l’hydrogène dans l’aviation civile doit faire face à d’autres défis. Tout d’abord, se pose rapidement la question du rendement énergétique de l’hydrogène. En effet, pour produire l’intégralité de l’hydrogène qu’on utilise aujourd’hui avec le système d’électrolyse et donc de manière décarbonée, nous aurions besoin de 3600 twh d’électricité supplémentaire soit l’équivalent de la production de l’Union Européenne entière(32) sans autre utilisation de l’électricité que celle de la production d’hydrogène vert. 

Aussi, la production d’hydrogène coûte plus d’énergie électrique qu’il n’en produit car son rendement de production n’est que de 35% : on utilise 100 unités électriques pour générer de l’hydrogène qui ne produira, à son tour, que 35 unités d’électricité(33). Ainsi, pour alimenter le trafic aérien de l’aéroport Charles De Gaulle, il faudrait couvrir 5000km² d’éoliennes soit la taille d’un département français entier(34). Le développement de l’hydrogène à une échelle industrielle va donc nécessiter de profonds changements urbains et territoriaux et des évolutions dans la manière de percevoir l’énergie que nous consommons. 

Malgré cela, l’hydrogène présente l’avantage de pouvoir être stocké contrairement à de l’électricité “pure” qui est perdue si elle n’est pas utilisée. Cette capacité de stockage permettrait de pallier à l’intermittence des énergies renouvelables qui dépendent des aléas climatiques. Il convient également de s’attarder sur la question du stockage qui présente un certain nombre de défis. Sous forme de gaz, l’hydrogène est quatre fois plus volumineux que le kérosène pour la même quantité d’énergie mais aussi trois fois plus léger. Cela demande donc de grands volumes pour le stocker tout en permettant d’alléger considérablement les avions. Notons également qu’il s’agit d’un gaz inflammable pour lequel il faudra adapter les normes de sécurité. Une solution pour faire rentrer de grandes quantités d’hydrogène dans un avion serait de le faire passer à l’état liquide, qui prend moins de place que l’hydrogène sous forme gazeuse mais qui fait perdre de la capacité énergétique. Pour cela, il faut le maintenir à -250°C(35), ce qui suppose d’avoir les réservoirs sécurisés adaptés à la conservation de cette température. Enfin, se pose la question des coûts puisqu’il va falloir développer une filière d’hydrogène vert qui n’en est aujourd’hui qu’à ses débuts. L’hydrogène vert reste trois fois plus cher à produire que l’hydrogène gris d’après la Commission européenne(36). Une taxation supplémentaire du carbone (notamment du transport routier de marchandises) et la réduction du coût des énergies renouvelables pourraient constituer des pistes de réflexion pour rendre l’hydrogène vert plus accessible. 

 

L’ambition de cet article était de tracer les contours des solutions possibles et des enjeux existants autour de la décarbonation de l’aviation civile alors même que cette filière est extrêmement dépendante des énergies fossiles et qu’elle croît fortement. 

Nous avons d’abord abordé le sujet de l’encadrement législatif et des initiatives étatiques qui se renforcent et qui viennent inciter et/ou contraindre les acteurs de la filière aéronautique à entreprendre des changements. Cela passe par la réduction des vols intra-pays, le renforcement des seuils de compensation des émissions de gaz à effet de serre pour le secteur de l’aviation, les avantages fiscaux liés à l’introduction progressive des carburants alternatifs dans les réservoirs de kérosène. 

Bien qu’ils présentent de nombreuses limites, les différents textes adoptés, les feuilles de route constituées et les plans d’aide accordés permettent d’enclencher de réelles démarches de recherche de solutions vers des avions moins polluants. Si certaines de ces solutions sont déjà prêtes à l’emploi, d’autres nécessitent encore d’importantes transformations de la flotte aéronautique actuelle. C’est sur la base de cette dichotomie entre court terme et long terme que nous avons construit la deuxième partie de cet article. Ainsi, des réductions non-négligeables de la pollution induite par l’aviation sont possibles dès aujourd’hui grâce à des mesures comme l’abaissement de la hauteur des vols, l’optimisation des plans de vols ou l’introduction systématique de biocarburants en complément voire en remplacement du kérosène classique. Ces solutions ne sont pas généralisées car certaines barrières comme la disponibilité ou les coûts contribuent encore à freiner leur extension. 

La solution qui reste la plus envisagée à long terme est celle de l’hydrogène. Cette énergie, si elle est produite de manière durable, contrairement à ce qui est pratiqué aujourd’hui, offre l’espoir de pouvoir voyager en avion à très faibles coûts environnementaux. Elle suppose de revoir à la fois les infrastructures aéronautiques puisque le design des avions et leur fonctionnement doit complètement changer ; mais également notre manière d’envisager les voyages puisqu’il faudra plus de temps pour relier deux endroits du globe. Les recherches doivent se poursuivre pour surpasser plusieurs contraintes de volume, de rendement et de coûts liées à l’utilisation de l’hydrogène vert en remplacement du kérosène. 

Il faut également prendre en compte le fait que cette option nécessitera une utilisation plus importante d’électricité, une évolution qui va à l’inverse de la sobriété énergétique qui, à raison, est de plus en plus encouragée. En complément des recherches scientifiques qui pourraient nous aider à décarboner en grande partie l’aviation, puisque nous avons vu qu’une absence d’émission ne paraît pas possible, c’est bien une évolution des mentalités qui semble nécessaire. En effet, la seule énergie propre reste celle que nous ne produisons pas. Si l’idée n’est pas de bannir la découverte d’autres contrées, il s’agit peut-être d’envisager d’autres formes de voyage en privilégiant les pays limitrophes ou en voyageant sur le temps long. De plus en plus de ressources et d’initiatives sont disponibles afin d’envisager le voyage autrement. Ainsi, Greenpeace a créé en juin dernier un guide de voyage écologique proposant des solutions pour voyager en France et en Europe sans prendre l’avion(37). Des destinations comme la Norvège, l’Allemagne ou encore la Turquie sont proposées et accompagnées de conseils et bons plans pour nous aider à sauter le pas !

Références

(1)GIEC. (2022). Climate Change 2022 : Mitigation. 6th Assessment Report. IPCC. pp. 131.

(2)Pettes-Duler, M. (2021). Conception intégrée optimale du système propulsif d’un avion régional hybride électrique. Sous la direction de Roboam, Xavier et de Sareni, B.

(3)Viard, J. (2019). L’implosion démographique, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube. pp.84.

(4)Allen, M. R., Gallagher, L., Klöwer, M., Lee, D.S., Proud, S. R et Skowron, A. (2021). Quantifying aviation’s contribution to global warming. Environmental Research Letters, 16(10).

(5)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). L’avion à hydrogène, une vraie fausse promesse écologique. Emission réalisée par France 24.

(6)Planetoscope. (2017). https://www.planetoscope.com/Avion/109-vols-d-avions-dans-le-monde.html. Consulté le 07 juin 2022.

(7)Organisation mondiale pour la Protection de l’Environnement. www.ompe.org. Consulté le 07 juin 2022.

(8)Lippert, A. (2021). Aviation : Comprendre les carburants “durables” en quatre questions. Les Echos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/aviation-comprendre-les-carburants-alternatifs-en-quatre-questions-1352443. Consulté le 07 juin 2022. 

(9)Article L.6412-3 du Code des Transports. Version en vigueur depuis le 27 mars 2022. Legifrance.

(10)Article 147 de la LOI n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. JORF n°0196 du 24 août 2021. Legifrance.

(11) Ibid.

(12)Décret n° 2022-667 du 26 avril 2022 relatif à la compensation des émissions de gaz à effet de serre. JORF n°0098 du 27 avril 2022. Legifrance.

(13)Lancement de la feuille de route pour des biocarburants aéronautiques durables dans le transport aérien (2020). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. https://www.ecologie.gouv.fr/lancement-feuille-route-des-biocarburants-aeronautiques-durables-dans-transport-aerien-francais.

(14)Fiscalité des énergies (2022). Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. https://www.ecologie.gouv.fr/fiscalite-des-energies#:~:text=Il%20s’agit%20de%20la%20taxe%20incitative%20relative%20%C3%A0%20l,%C3%A9nergie%20renouvelable%20dans%20les%20transports.

(15)Emmanuel Cugny (2020). Le brief éco. Un avion propre dans 15 ans, est-ce possible ?. Le brief éco. Franceinfo. Radio France.

(16)Dupont-Besnard, M. (2020). Et si les avions volaient plus bas pour avoir moins d’impact sur le climat?. Numerama.

https://www.numerama.com/sciences/605952-et-si-les-avions-volaient-plus-bas-pour-avoir-moins-dimpact-sur-le-climat.html. Consulté le 24 juin 2022.

(17)Majumdar, A., Schumann, U., Stettler, M. et Teoh, R. (2020). Mitigating the climate forcing of aircraft contrails by small-scale diversions and technology adoption. Environmental Science & Technology. https://doi.org/10.1021/acs.est.9b05608.

(18)Lippert, A. (2021). Aviation : comprendre les carburants “durables” en quatre questions. Les Echos. https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/aviation-comprendre-les-carburants-alternatifs-en-quatre-questions-1352443. Consulté le 25 juin 2022.

(19)Ibid.

(20)Brimont, G. (2017). Le biocarburant dans le secteur aérien : vers des vols plus verts?. TransportShaker. https://www.transportshaker-wavestone.com/le-biocarburant-dans-le-secteur-aerien-vers-des-vols-plus-verts/#:~:text=Les%20biocarburants%20de%20premi%C3%A8re%20et,palme%20et%20de%20la%20d%C3%A9forestation. Consulté le 25 juin 2022.

(21)AFP (2021). Les “SAF”, carburants durables indispensables pour décarboner l’aviation. Connaissance des Énergies.

https://www.connaissancedesenergies.org/afp/les-saf-carburants-durables-indispensables-pour-decarboner-laviation-210326. Consulté le 25 juin 2022.

(22)Angerand, S. (2020). Biocarburants : analyse du projet de loi de finances 2021. Canopée. https://www.canopee-asso.org/biocarburants_plf2021/. Consulté le 25 juin 2022.

(23)Décision n° 2019-808 QPC du 11 octobre 2019 du Conseil Constitutionnel. Question prioritaire de constitutionnalité Société Total raffinage France – Soumission des biocarburants à base d’huile de palme à la taxe incitative relative à l’incorporation de biocarburants.

(24)Anne-Laure Barral (2020). Airbus annonce un avion à hydrogène dans quinze ans. Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-vert/le-billet-sciences-airbus-annonce-un-avion-a-hydrogene-dans-quinze-ans_4097091.html.

(25)Novethic (2021). Les carburants durables : le pari de l’aviation pour atteindre la neutralité carbone en 2050. https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/les-carburants-durables-le-pari-de-l-aviation-pour-atteindre-la-neutralite-carbone-en-2050-150228.html.

(26)Trévidic, B. (2022). Air France – KLM instaure un supplément tarifaire pour financer les carburants verts. Les Echos.

https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/air-france-klm-instaure-un-supplement-tarifaire-pour-financer-les-carburants-verts-1377925. Consulté le 25 juin 2022.

(27)Decourt, R. (2021). “Nous en sommes avec l’hydrogène où nous en étions avec l’essence au début de l’aviation”. Futura Sciences.

https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/avion-hydrogene-avion-decarbone-changera-nos-habitudes-voyage-73099/. Consulté le 26 juin 2022.

(28)De Monicault, V. (2021). Carburants alternatifs dans l’aérien : mirage ou eldorado?. Déplacements Pros. https://www.deplacementspros.com/transport/carburants-alternatifs-dans-laerien-mirage-ou-eldorado. Consulté le 26 juin 2022.

(29)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). L’avion à hydrogène, une vraie fausse promesse écologique. Emission réalisée par France 24.

(30)Decourt, R. (2021). op.cit.

(31)Greenpeace. Quel est l’impact environnemental des éoliennes?.

https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-eolienne/. Consulté le 26 juin 2022.

(32)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). op.cit.

(33)Ibid.

(34)Ibid.

(35)Gérard Feldzer (2020). Le billet sciences. Vers une aviation verte grâce à l’hydrogène ? Franceinfo. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-billet-vert/le-billet-vert-vers-une-aviation-verte-grace-a-lhydrogene_3989185.html. Consulté le 26 juin 2022.

(36)Bertsch, M., Blumenfeld, Y., Boudet, J.,  M., Collet, P., Dundas, Ide, M-C., Lavigne, M., Terrier, G. et Waller, C. (2020). op.cit.

(37)Le guide est disponible ici : https://www.greenpeace.fr/voyage-ecologique/telecharger-le-guide/.

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Covid-19 : le business du médicament

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Partie 4 - supplément l'histoire n'attendra pas

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Qu’acteurs et intérêts publics et qu’acteurs et intérêts privés se confondent aujourd’hui est devenu si évident aux yeux même de ceux qui ont en charge le respect du droit républicain, qu’une autorité administrative comme la CADA(1) peut donner raison au gouvernement de refuser la communication du contrat le liant à ses fournisseurs de masques chirurgicaux chinois, au nom du « secret des affaires », comme si les opérations réalisées dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire par l’état étaient des opérations à caractère commercial et donc ayant une valeur marchande comme telle.

Bien peu de choses cependant à côté de l’influence des laboratoires et producteurs de médicaments sur la recherche publique-privée dans ce domaine, sur les autorisations de mise sur le marché et d’une manière générale sur toutes les décisions des pouvoirs publics pouvant affecter leur business.

Le lobbyisme de Big Pharma

Une dizaine de ces entreprises(2) avec une capitalisation boursière globale de l’ordre de 1000 Md$ font partie, au côté des géants du pétrole et de l’automobile, plus récemment du numérique, de la centaine de multinationales qui dominent le commerce mondial. Le système des brevets leur assurant un quasi-monopole dans des domaines aussi sensibles que celui de la santé, leur procurent des bénéfices et des dividendes très confortables.

Avec un actionnariat largement dominé par des fonds de pensions et sociétés de placement(3), elles vivent en symbiose avec Wall Street. Le poids de ces « investisseurs » explique que les cours boursiers et leurs variations aient autant d’importance que leurs bénéfices et les dividendes qu’elles peuvent distribuer.

Un business boosté par quelque 80 médicaments – véritables « pompes à cash » – en plein expansion : +43% en dix ans(4).

D’origines diverses les propriétaires de ces firmes sont surtout étasuniens.

Ainsi le capital de Sanofi, ex-entreprise publique, qui passe pour française, est-il détenu à 16,2% par des institutionnels français, à 9,3% par L’Oréal seulement, contre 61,3% par des institutionnels étrangers. Au cas où on en douterait, les dernières déclarations du directeur général de Sanofi, prévenant que quand le groupe disposera d’un vaccin contre la Covid-19 il sera d’abord destiné aux USA,(5) nous rappelleraient qui mène le bal.

Outre les armes politiques dont « big pharma » peut disposer comme toutes les entreprises multinationales(6) – chantage à l’emploi ou inversement à la notoriété liée à la recherche – le pouvoir d’influence des laboratoires pharmaceutiques a été conforté par un long travail de pénétration du milieu médical et de la bureaucratie, mêlant corruption et trafic d’influence. Un travail d’autant plus efficace qu’il ne se contente pas d’enrichir ceux qu’il touche mais qu’il leur fournit des réponses toutes prêtes aux problèmes dont ils ont la charge en tant qu’acteurs publics. Ainsi fonctionne l’Etat collusif qui se paralyse lui-même.

Comme pour tous les lobbys, le but n’est pas seulement d’obtenir des autorisations et des avantages mais d’imposer la norme qui avantage. Analysant la pratique des lobbyistes opérant au niveau de l’EU, Sylvain Laurens note qu’il ne s’agit pas seulement d’obtenir un avantage de compétitivité mais de « transformer les règles du jeu du marché pour qu’elles tournent à votre avantage ».

« Le bon lobbyiste, c’est celui qui va faire produire par l’administration bruxelloise la norme de demain » et qui comme par hasard le favorisera !(7)

C’est ce qui s’est passé pour la recherche sur les médicaments : la seule méthode de validation désormais reconnue est « l’essai randomisé » ou « essai contrôlé aléatoire ». Les « essais thérapeutiques » se trouvent ainsi relégués au second rang alors que ce sont à la fois les plus pratiqués, ceux qui historiquement on aboutit au plus grand nombre de découvertes et accessoirement dont les patients ont une chance de retirer avantage.

La méthodologie des essais randomisés prévoyant la définition de paramètres quantitatifs, « représentatifs » de l’état du malade dont l’évolution permettra de démonter l’efficacité du traitement administré, toutes les manipulations sont permises(8).

Or, observe le professeur Jean Roudier(9) : « Depuis une trentaine d’années, l’industrie pharmaceutique a infiltré le milieu des médecins universitaires en leur faisant réaliser des essais de médicaments. »

« Les médecins qui participent aux essais sont des exécutants rémunérés. Ils suivent un protocole rigide, conçu par l’industriel qui finance l’essai et qui paye (habituellement dans un créneau de 1 000 à 3 000 euros par patient inclus) le médecin qui inclut des patients dans l’essai. »

Pas étonnant donc que beaucoup de médecins limitent leurs « recherches » à cette activité rémunératrice et promotionnelle.

« Au fil des années, j’ai vu l’industrie pharmaceutique prendre, avec beaucoup de finesse, le contrôle de la médecine universitaire. Elle a fait la carrière de jeunes médecins en les faisant parler dans les congrès qu’elle finance, en les faisant publier, en les faisant connaître. Elle a réussi à remplacer les médecins chercheurs par des médecins « essayistes » et fiers de l’être ! Ces « essayistes » arrivent, avec le temps, à représenter leur spécialité et à passer pour des interlocuteurs compétents, des « Experts ». En réalité, ce sont des « Key Opinion Leaders », le terme utilisé par l’industrie pour désigner ses influenceurs ».

Pas étonnant non plus, « le financement par les laboratoires pharmaceutiques représentant un financement comparable au budget de l’INSERM(10) », si les heureux bénéficiaires ont quelques difficultés à ne pas défendre les produits de leurs mécènes. Comme le montre le tableau ci-dessous, il y a une corrélation entre le volume des prises de positions de spécialistes universitaires des maladies infectieuses pour ou contre l’usage de l’hydroxychloroquine ou de la chloroquine dans le traitement de la Covid-19, et les avantages financiers dont ils ont bénéficié de la part de Gilead Sciences.

Les média, étant évidemment l’outil le meilleur pour façonner l’opinion, « big pharma » ne saurait l’oublier et d’autant moins qu’ils ont des actionnaires communs.

Le lancement d’un médicament prometteur n’est qu’accessoirement une question de sécurité sanitaire, c’est d’abord une opération financière. Les financements croisés étant la règle pour les multinationales, quelle que soit leur activité principale, être actionnaire d’une machine à influencer est évidemment particulièrement intéressant.

Rien d’étonnant donc que BFM TV qui a mené campagne contre le traitement proposé par l’IHU marseillais ait des actionnaires communs avec Gidead : Vanguard, Capital research & Management co (global investors), Capital research & Management co.

A l’occasion de la sortie de l’article du Lancet – référence mondiale en matière de presse médicale – il apparaîtra que cette presse professionnelle est largement financée par les laboratoires pharmaceutiques elle aussi.

Mais, ce qui sépare Didier Raoult de la galaxie des petits et grands obligés de « big pharma » n’est pas seulement la définition du meilleur traitement de la Covid-19, c’est aussi l’objectif de la recherche médicale. « Ce n’est pas un conflit médecin contre chercheurs, mais plutôt médecin chercheur fondamentaliste contre médecins chercheurs… de capitaux(11) ».

Un ovni dans la galaxie Gilead-Sciences

Pour l’industrie du médicament spécialisée dans les maladies infectieuses, une nouvelle pandémie est une bénédiction. L’évolution du cours de l’action Gilead- Sciences au premier semestre 2020 le montre.

Cours de l’action Gidead en $ : 63$ en janvier, 74 $ mi- juin avec un pic de 83$ en avril.

Dès qu’il devint certain que l’épidémie nouvelle dépasserait les frontières chinoises, début janvier 2020, l’ascension de l’action de Gilead a commencé pour atteindre son maximum en avril-mai 2020 (+32% par rapport à janvier). C’est le moment où les chances pour son médicament phare, le remdesivir, d’être le premier antiviral contre la Covid-19 à pouvoir être commercialisé deviennent maximales, le moment aussi où le tir de barrage médiatique et bureaucratique contre son concurrent potentiel – l’association hydroxycloroquineazithromycine – proposée par Didier Raoult s’emballe.

Si le feuilleton de cette bataille entre les conceptions mercantile et humaniste de la médecine, transformée par les médias mainstream en croisade contre le populisme, est sans grand intérêt, le parallélisme d’attitude des autorités sanitaires françaises et des obligés médicaux de Gilead-Sciences a de quoi surprendre.

Ainsi, dès le 1er mars le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch déclare que le traitement proposé par le professeur Raoult ne servait à rien et qu’il était même dangereux. Prenant rang, il annoncera le 27 avril, qu’une étude des hôpitaux parisiens (non randomisée) montre qu’un antiviral autre que l’hydroxycloroquine, le tocilizumab, aurait des effets positifs dans les cas sévères.

Le 5 mars 2020, « l’effet Raoult » commençant à exaspérer l’Etablissement, le Conseil de la santé publique, émanation de la Direction générale de la Santé – passant sous silence les résultats de l’IHU Méditerranée infection dans le traitement des malades hospitalisés -, proclame qu’à ce jour, aucun essai clinique standard n’avait démontré l’efficacité et la sécurité d’un traitement de la covid19. Bonne âme, il ajoutait cependant que si on ne voulait pas totalement baisser les bras « le traitement spécifique à privilégier selon une approche compassionnelle est le remdesivir », produit dont l’efficacité réelle dans le traitement de la convid19 était encore moins prouvée.

Poursuivant sa politique de mise à l’écart des généralistes dans la lutte contre la pandémie, le 25 mars 2020, le ministre de la santé, après avis du haut conseil de la santé publique, interdit par décret la vente de la chloroquine au public dans les officines. Elle est désormais réservée aux établissements de santé et à leurs pharmacies seules habitées à délivrer le produit au détail au public pour le traitement d’autres maladies que la Covid-19 ! A part ça, une décision qui ne vise personne en particulier !

En avril, le décret étant contourné par trop de praticiens, le Conseil National de l’Ordre des médecins rappellera à l’ordre les contrevenants, les menaçant de sanctions.

En réponse, un comité de plus de 1 200 médecins réclame la liberté de prescrire.

Si la publication de multiples essais « prouvant » l’inefficacité ou la nocivité de l’hydroxychloroquine – essais dont aucun ne respecte les principes méthodologiques qu’on reproche à Didier Raoult de ne pas respecter, font régulièrement la Une, il faut attendre le 22 mai et la publication d’un article bidonné du Lancet très hostile à l’hydroxychloroquine dans le traitement de la covid19, pour que la campagne s’emballe.

L’OMS annonce immédiatement l’arrêt des essais cliniques sur l’hydroxtchloroquine qu’elle avait précédemment lancés, avant de revenir sur sa décision lorsque la manipulation des auteurs de l’article deviendra évidente.

En France, sur l’air de « on vous l’avait bien dit », les média s’en donnent à cœur joie. Apparemment pressé lui aussi, sans attendre la fin de la mascarade, le ministre de la Santé annonce dès le 23 mai que « suite à la publication dans The Lancet d’une étude alertant sur l’inefficacité et les risques de certains traitements du COVID-19 dont l’hydroxychloroquine, (il a) saisi le HCP pour qu’il l’analyse et propose sous 48h une révision des règles dérogatoires de prescription ». Le 26 mai c’est au tour de l’agence du médicament d’annoncer la suspension, en France, des essais cliniques avec l’hydroxychloroquine(12).

La fin de la pièce est connue, devant les protestations de nombreux infectiologues de renommée mondiale, le 4 juin, trois des quatre auteurs de l’article se rétractent au motif qu’ils ne pouvaient plus se « porter garants de la véracité des sources des données primaires » Des données récoltées par la société américaine Surgisphere, dirigée par le quatrième auteur de l’étude ! La rédaction du Lancet, elle-même, fait amende honorable.

Ce qui n’empêchera pas, REACTing, comme on l’a vu, d’annoncer le 18 juin que l’hydroxychlorochine ne sera plus testée dans le cadre du projet européen « Discovery ».

Encore un exploit à mettre au crédit de l’UE, beaucoup moins exigeante comme on va le voir envers le remdesivir.

Pourtant, les dernières études de Didier Raoult portant sur 3737 malades traités selon son protocole font apparaître un taux de mortalité le plus bas du monde sans accidents cardiaques. Des données publiées par AP-HP, peu soupçonnable de favoritisme envers Didier Raoult montrent par ailleurs que le traitement raccourcit les durées d’hospitalisation.

Pendant ce temps, le rouleau compresseur Gilead-Sciences avance. Aux USA, le remdesivir homologué en un temps record par la Food and Drug Association (FDA) et salué par Donald Trump qui avait pourtant semblé lui préférer, un mois plus tôt, l’hydroxychloroquine(13). Une homologation valant autorisation d’utilisation en injection sans avoir à passer par la case essai clinique.

Fin juin, l’Agence européenne des médicaments recommande d’autoriser la mise sur le marché du remdesivir. Peu importe donc ses effets indésirables fréquents, le peu d’effets réels à en attendre sur la mortalité du Covid-19(14) , son prix élevé et le fait qu’il ne soit utilisable que par voie d’injection à l’hôpital.

POUR CONCLURE

Qu’un pays comme la France qui jouissait, il n’y a pas si longtemps encore d’une réputation prestigieuse en matière médicale, pour la qualité de son système de soins et la créativité de sa recherche, se révèle à ce point incapable de faire face à une épidémie qui jusque- là ne semble pas devoir provoquer une surmortalité plus importante que beaucoup d’autres du même type dans le passé, a été une mauvaise surprise pour beaucoup de Français. Que ce pays se soit ainsi volontairement désarmé et laissé ligoter par les intérêts mercantiles et corporatistes au point de perdre toute réactivité face au danger, en sera une autre.

Renonçant à toute stratégie médicale offensive de lutte contre la pandémie, laissant les médecins et les personnels soignants se débrouiller avec les moyens du bord, le Gouvernement se limitera à une gestion bureaucratique et policière, au fil de l’eau, de la crise, avec les résultats calamiteux que l’on sait.

Le gros de la bourrasque passé, le temps de tirer les leçons de cet échec viendra-t-il ? Peut- être, mais qui les tirera ? Certainement pas des équipes gouvernementales. De ceux qui aspirent à changer de place au jeu des chaises musicales du pouvoir. A en juger par leurs propositions routinières on se prend à en douter. Le délabrement du système hospitalier français et l’affaissement de l’organisation des soins en général sont, en effet, le résultat d’une politique assidûment poursuivie ces vingt dernières années, menée au nom des mêmes principes quelles qu’aient été les coalitions au pouvoir.

S’il est vrai que Roseline Bachelot confrontée à la pandémie de grippe H1N1 avait mis en place toute une organisation permettant le stockage de masques et du matériel nécessaire en cas d’épidémie, acheté un grand nombre de vaccins et lancé une campagne de vaccination, on lui doit en même temps la loi HPST et la généralisation de la tarification à l’acte, toutes deux procédant de la même inspiration libérale. S’il est vrai aussi que le procès qui lui fut fait pour avoir dépensé inconsidérément l’argent public par excès de précaution, l’épidémie de grippe n’étant pas au rendez-vous, est parfaitement inique du point de vue du bon sens, il ne fait qu’appliquer les tables de la loi du management libéral court-termiste. Table de la loi dont il est plus aisé de déplorer les conséquences que de la briser, ce qui serait remettre en cause un système qu’on entend avant tout perpétuer.

Il y a donc fort à craindre que la crise sanitaire laisse derrière elle plus d’angoisse que de lucidité. A moins que cette « étrange défaite » pour reprendre le titre du livre de Marc Bloch que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, ne soit l’occasion de revisiter la « démocratie libérale » française telle qu’elle est, ni démocratique mais oligarchique, ni libérale mais oligopolistique et corporatiste.

Références

(1) Commission d’accès aux documents administratifs à l’occasion d’une demande d’avis de Médiapart le 12/06/2020.

(2) Capitalisation boursière des principales entreprises en 2018 ; Johnson & Johnson (355 Md$), Pfizer (196 Md$), Novartis (198 Md$) ; Sanofi (102 Md$), Gilead dont la capitalisation atteindra 120 Md$ au 2ème trimestre 2020.

(3) Les deux plus importants étant BlackRock – dont le patron Larry Fink est un hôte régulier de l’Elysée – et Wanguard.

(4) Selon Bastamag depuis 1990, le chiffre d’affaires des laboratoires a globalement été multiplié par 6, leur bénéfice par 5, et leurs dividendes par 12.

(5) Le Monde 14/05/2020.

(6) D’où les aides financières de tous ordres, aides à la recherche, réductions d’impôts, apport en capital, dans le cas de Sanofi, etc. dont elles bénéficient, sans parler de la rente procurée par l’Assurance maladie.

(7)  Sylvain Laurens est l’auteur de « Les courtiers du capital » (Agone). Les citations sont extraites de son audition au Sénat dans le cadre de la commission d’enquête sur les mutations de la haute fonction publique (N°16 2018-2019).

(8) Un choix qui peut, en effet, réserver des surprises. Ainsi, en pleine bataille hydroxycloroquine/remdesivir, un mystérieux « Conseil National des généralistes enseignants » émettait un avis négatif sur l’utilisation de la première pour le traitement de la Covid-19, dans la mesure où son effet positif n’était pas prouvé. Parmi les reproches adressés aux essais cliniques réalisés par l’IHU de Marseille : « Le choix d’un critère de jugement principalement biologique (charge virale), critère intermédiaire non solidement corrélé aux complications cliniques. » Refuser le niveau de la charge virale comme évaluation de l’état d’un patient ayant contracté la covid19, il faut quand même oser. A se demander ce que ces « généralistes » peuvent bien enseigner !

(9)  Jean Roudier qui est actuellement professeur à la faculté de médecine de Marseille a enseigné et animé des unités de recherche en France et aux USA. Blog de Laurent Mucchielli 18/04/2020 Médiapart.

(10 et 11)  Didier Raoult : Réponse la Commission des affaires sociales du Sénat (mai 2020) et reprise lors de son audition par l’Assemblée nationale en juin.

(12) Cette célérité tranche sur son peu d’entrain à procurer des masques au personnel soignant ,à doter les autorités sanitaires de moyens de tester.

(13) Preuve accablante s’il en manquait, pour les chasseurs de sorcières populistes du caractère sulfureux du directeur de l’IHU de Marseille.

(14) En pratique cette molécule est utilisable dans les formes tardives du Covid, quand la priorité n’est plus la charge virale maais la lutte contre l’inflammation et les thromboses.

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Si le consentement à l’ordre libéral européen a privé l’état français d’armes essentielles, en choisissant de s’appuyer sur la bureaucratie et les acteurs privés faute de moyens d’agir propres, il s’est empêtré dans les coteries « public-privé » et les réseaux d’intérêts privés, perdant ce qui lui restait de ses capacités de réaction…

Bureaucratie et corporatisme à tous les étages

Le nombre de Directions, d’Autorités, d’Agences, de Centres, de Conseils plus ou moins Hauts ou scientifiques, intervenant en matière de santé est proprement ahurissant, spécialement en période de crise.

En l’espèce interviennent ou peuvent être appelés à intervenir sur une question spécifique, outre le ministre de la santé : Le Directeur général de la santé, la Direction de santé publique France, le Directeur de la haute autorité de santé, les Directeurs généraux des agences régionales de santé, les Directeurs de l’agence nationale sanitaire, la Direction de l’alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé épidémiologie-France, le Centre national de recherche scientifique en virologie moléculaire, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

S’y ajoutent : le Conseil de l’ordre des médecins, celui de l’Ordre des pharmaciens ainsi qu’un très grand nombre d’infectiologues, essentiellement parisiens membres des organismes donneurs d’avis, souvent en charge de l’édification médiatique du bon peuple.

Abondance de bien ne pouvant nuire, la pandémie de la Covid-19 amènera la création du Haut-commissariat de lutte contre les épidémies, du Haut conseil de veille sanitaire, de l’Agence nationale de sécurité et de logistique médicale, du Conseil scientifique Covid-19, et, cerise sur le gâteau, d’un éphémère coordonnateur de la stratégie nationale de déconfinement.

Seront aussi à la manœuvre, puisqu’en état d’urgence sanitaire et en guerre contre un ennemi particulièrement pernicieux : la cellule interministérielle de crise (CIC) qui mobilise plus de 40 agents des directions du ministère, professionnels de santé (médecins, pharmaciens, internes de santé publique), gestionnaires et ingénieurs, et le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rattaché à Matignon.

Outre le problème politique récurrent de la confusion des fonctions de chef de l’Etat et de chef du Gouvernement dans la Vème République, les défauts majeurs de cette organisation au niveau national, sont la place réduite accordée aux praticiens en activité, sa complexité et la multiplicité des pilotes dépourvus de commandes, sauf le frein.

Pas étonnant donc que pendant plusieurs mois le feuilleton des masques, des habits de protection, des tests à la disposition de tous pour les pouvoirs publics mais introuvables, même par les soignants, ait fait la « Une » des médias. Régulièrement, la captation par la douane d’une commande de masques chinois passée par une commune, un département, une région ou l’obstruction de l’ARS à la distribution d’un stock de masques qu’elle n’avait pas les moyens de faire elle-même, ajoutait un peu de piquant.

L’épisode des pharmaciens refusant la vente de masques avant de découvrir qu’ils le pouvaient, comme celui de l’Etat détruisant, pour péremption, une bonne partie d’un stock de ces masques qui manquaient même dans les établissements de soins, ne sont pas banals. Pas banal non plus la commande de 10 000 respirateurs à un pôle industriel français dont les 2/3 s’avéreront inadaptés à la réanimation hospitalière.

Même Courteline n’aurait pu imaginer pareilles facéties bureaucratiques. Il faudra attende Kafka, visionnaire du monde nouveau, pour voir le réel prendre la forme de l’impensable. Pour ça, Père Ubu vous estes toujours un fort grand voyou !

Les coteries médico- administratives

La crise sanitaire a fait apparaître au grand jour le rôle des coteries médico-administratives(1) en lien strictement « professionnel » évidemment avec « Big Pharma(2) » dans la définition des politiques de santé, et les autorisations de mises sur le marché des médicaments. Elles vont naturellement jouer un grand rôle dans la conduite de la lutte contre la pandémie de Covid-19, notamment à travers le conseil scientifique dont le gouvernement se flatte de suivre « en toute transparence » les avis, ce qui heureusement n’a pas été toujours le cas.

On les retrouvera à la manœuvre, comme on le verra, pour empêcher la diffusion du traitement de la Covid-19 proposé par Didier Raoult et promouvoir le remdesivir de Gilead. Elles ne sont pas non plus étrangères à la politique d’éloignement des lieux de soins et de recherche, à la multiplication et l’hyperspécialisation de centres d’expertises et de validation, jaloux des prérogatives assises de leur pouvoir.

Ainsi, en matière de maladies infectieuses, existent rien moins que 44 « Centres Nationaux de Référence », ce qui ralentit les capacités de réactions des soignants quand, comme avec le virus de la Covid-19, ils se trouvent confrontés à une infection nouvelle dont personne ne connaît ni les signes avant-coureurs, ni l’évolution, ni la dangerosité, ni les séquelles qu’elle pourrait laisser.

Il n’est pas impossible que cette évolution coïncide avec l’illusion que spécialisation rime avec économie et avec les intérêts des offreurs de thérapeutiques :

« Je pensais que la longue habitude de beaucoup de ces experts de travailler avec les industriels proposant eux-mêmes des solutions thérapeutiques, posait un problème de fond. Ils étaient formés à une autre guerre d’un autre temps(3) ».

Les ARS à l’épreuve de la réalité

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les agences régionales de santé censées supprimer les maux d’un système à bout de souffle et rationaliser l’organisation territoriale des soins – selon les termes de la loi Bachelot – n’ont pas tenu leurs promesses.

Déjà fort critiquées en période normale pour leur obsession des économies budgétaires, des suppressions d’établissements (particulièrement les hôpitaux de proximité et les maternités) et de lits ; la crise – en révélant et leur volonté de pouvoir sans en avoir ni l’expérience, ni les moyens, et leur incapacité à sortir de leur routine bureaucratique – amènent à poser clairement la question de leur suppression.

En effet, si les ARS, aux termes de la loi, sont compétentes pour « l’organisation de la réponse aux urgences sanitaires, la gestion des situations de crise sanitaire » et « en matière de veille sanitaire », ces préoccupations ont largement disparu derrière la maîtrise des dépenses de santé. Idem de la supervision des EPHAD, autrefois assurée par les DDASS et les DRASS qu’elles ont absorbées(4). A de rares exceptions, il s’agissait de contrôle à distance sur documents et à partir de ratios principalement établis à partir d’informations fournies par les établissements, ainsi transformés en terminaux des ordinateurs régionaux et nationaux. Autre caractéristique du système : son extrême centralisation. Les observateurs durant la crise sanitaire sont unanimes : aucune décision des ARS n’est prise sans en avoir préalablement référé à Paris.

Indépendants, sauf du ministre de la santé, sans lien hiérarchique avec les préfets, parmi les mieux rémunérés de la haute fonction publique(5), les directeurs généraux des ARS sont des princes en leur royaume. Des princes, comme dans la fable, fort dépourvus quand souffla le vent chaud de la pandémie venue de Chine. Il ne suffisait plus de surveiller des ratios de gestion et de sanctionner les cigales, il fallait aller voir ce qui se passait et agir soit même.

Si cela avait été le cas, il est probable que des lits de réanimation d’établissements privés ne seraient pas restés vides dans des régions particulièrement affectées, au paroxysme de l’épidémie.

Une anecdote(6) résume bien le mode de fonctionnement du système de santé au niveau des régions : téléphonant à l’ARS pour signaler qu’un hôpital manquait de masques, le président d’une région particulièrement touchée par l’épidémie, se voit répondre qu’il se trompait, la tablette de son interlocuteur indiquait que cet établissement en disposait de 532 !

Installée sur la lune, les ARS ignorent – ce que savait Aristote – que le monde sublunaire ne fonctionnait pas selon les lois parfaites qui règlent le cours des astres.

Si la catastrophe a été évitée, c’est que localement une gouvernance associant préfets et élus (maires, présidents de conseils départementaux ou de régions) s’est spontanément mise en place, selon des formules diverses. Ainsi ont pu être réglés de nombreux problèmes pratiques touchant à l’organisation des soins. Parmi ceux-ci, le manque de masques ou de tests dans les établissements de soins, l’absence d’hôpitaux de proximité dans certains départements ruraux, à laquelle il a été pallié par la mobilisation des médecins libéraux, avec de bons résultats comme dans le Gers. Le département du Morbihan lui, a organisé une « usine virtuelle » de fabrication de masques avec les traditionnelles brodeuses locales. Le département de Vendée et beaucoup d’autres ont mis à disposition leurs laboratoires d’analyses biologiques techniques pour faire face au manque de moyens de test etc.

Les problèmes sociaux et économiques engendrés, sinon directement par la pandémie, par les interdictions liées au confinement, ont eux aussi été souvent pris en charge par les départements ou les régions : actions très diverses, touchant les EPHAD et d’une manière générale les personnes âgées isolées ou, dans les secteurs très urbanisés de la région parisienne les familles démunies dont beaucoup furent particulièrement affectées par la crise. En matière économique, des soutiens à la mobilisation, des aides d’état aux entreprises ou la mise en place de circuits courts de commercialisation des productions locales, etc.

Mais plus encore que les problèmes concrets et pratiques, c’est le délire règlementaire gouvernemental accompagnant les décisions de confinement, puis de déconfinement qui a mobilisé les énergies. Force est de constater, en effet, que les préfets et les élus locaux ont passé autant, sinon plus, de temps en exégèse des textes officiels qu’à régler des problèmes réels(7).

Aux rares cas près où elles se sont associées à ces initiatives, les ARS ont très généralement traîné les pieds, mécontentes de voir d’autres qu’elles faire le travail qu’elles ne voulaient ou ne pouvaient pas faire.

Plus étonnant que l’incapacité des ARS et des pouvoirs publics jusqu’au sommet, à fournir en temps et en heure aux soignants et aux Français, les moyens de se protéger de la contamination virale, c’est que n’ait jamais été posé la question des soins réservés aux malades, celle de leur nature et de leur efficacité, pourtant à géométrie variable selon les lieux.

Si elle a été éludée c’est d’abord parce qu’elle risquait de remettre en question l’organisation collusive française poussée à l’extrême dans le domaine du médicament et de la recherche. Le genre même de la question qui fâche.

Références

(1) Parmi elles citons REACTing « consortium multidisciplinaire rassemblant des équipes et laboratoires d’excellence, afin de préparer et coordonner la recherche pour faire face aux crises sanitaires liées aux maladies infectieuses émergentes » à la création duquel œuvra Jean-François Delfraissy, actuel président du comité scientifique et émanation de l’inserm. Le consortium est à l’origine du projet européen « Discovery » censé tester quatre traitements sur 3000 patients. Une note du 18 juin annoncera que le traitement par l’hydroxychlorochine est arrêté. On n’est jamais trop prudent.

(2)« Big Pharma » est le sobriquet donné à l’industrie du médicament pour son rôle de grande tentatrice des décideurs publics.

(3)Réponse de Didier Raoult interrogé sur les raisons de son départ du conseil scientifique, à la Commission des affaires sociales du Sénat (mai 2020) et reprise lors de son audition par l’Assemblée nationale en juin.

(4)S’il en était allé autrement, il n’y aurait certainement pas eu une telle hécatombe dans les maisons de retraite et d’autres réponses différenciées et moins mortifères que l’isolement quasi-total auraient été mises en place. En tous cas on se serait au moins posé la question.

(5)Le DG de la région Ile de France gagne entre 16 700 et 17 500€ selon Challenge (19/01/2018). Les DG des ARS font partie des quelque 600 hauts fonctionnaires qui gagnent plus que le président de la République. On comprend leur zèle.

(6)Anecdote recueillie dans le cadre de la « Commission sénatoriale de suivi de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire » mise en place par la commission des lois.

(7)Le « Protocole sanitaire pour la réouverture des écoles maternelles et élémentaires » de 63 pages mériterait d’être inscrit au livre des records. On y relève, par exemple, que la distanciation physique des élèves doit être respectée même en récréation, qu’ils doivent se laver les mains après s’être mouchés, après avoir toussé ou éternué, que les crayons et autres objets doivent être désinfectés après chaque utilisation…Visiblement les rédacteurs de ces recommandations ont une fine connaissance de la vie scolaire !

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Covid-19 : un Etat désarmé dans la guerre

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Partie 2 - supplément l'histoire n'attendra pas

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Le choix de la politique de l’autruche, puis – la situation sanitaire s’aggravant – du confinement général du pays, et enfin – pour limiter la casse économique et sociale – du déconfinement, n’est pas le produit d’une stratégie sanitaire, mais une mesure de sauve qui peut face à l’absence de moyens médicaux et sanitaires.

L’absence de politique de dépistage systématique, les freins mis à l’hospitalisation et à l’acquisition des masques et autres dispositifs de protection s’expliquent, au terme de trente années de néolibéralisme, par l’impossibilité pour l’exécutif de déployer une stratégie offensive contre l’épidémie.

Sous l’effet de la libre concurrence, ont fui à l’étranger l’essentiel de la production nationale de matériel médical (respirateurs notamment), de fourniture (masques, gel désinfectant notamment), de diagnostic (tests de contamination et sérologiques, réactifs), de médicaments(1) et, plus encore, de principes actifs entrant dans la fabrication des médicaments, de produits rares de sédation comme le curare(2).

Simple exemple très récent : la fermeture en 2018, après son rachat par un groupe américain de l’usine bretonne qui fabriquait 20% des masques FFP2 nécessaires à la France.

Force est aussi de constater que l’UE libérale, là encore, n’a pas été la réponse à la mondialisation de ces productions. L’urgence venue, c’est la règle du chacun pour qui s’imposera(3).

Non seulement l’Union n’a pas réduit la vulnérabilité de la France à la pandémie mais la pression budgétaire qu’elle a exercée sur les pouvoirs publics s’est traduite par une série de fermetures,    de    restructurations d’établissements, de suppressions de lits (4) et de modernisations  managériales du système de santé aux effets calamiteux sur les soignants.

Les raisons des suppressions et restructurations sont d’abord budgétaires. Elles ne procèdent qu’accessoirement d’un souci d’efficacité médicale comme le montre le retard de la France sur l’Allemagne en matière de lits de réanimation : 5000 pour la première au début de la pandémie, 25 000 pour la seconde. L’encombrement des couloirs des réanimations par les brancards et les patients en attente prolongée est devenu le quotidien.

Les réformes qui les ont accompagnées – renforcement du pouvoir des directeurs d’hôpitaux au détriment des médecins et des élus locaux, institution de la « tarification à l’acte(5) » créations des Agences Régionales de Santé(6) – procèdent du même esprit. Les ressources des hôpitaux devenus entreprises, dépendent désormais du nombre d’actes effectués et de leur complexité supposée. D’où la tentation de privilégier les actes simples rapidement exécutés, l’augmentation des cadences et la multiplication des actes rapportant le plus, indépendamment de leur intérêt médical.

Comme l’écrit André Grimaldi : « Le pouvoir des gestionnaires l’a emporté sur celui des soignants. Le business plan est passé devant le projet médical. La T2A s’est imposée non pas comme une technique adaptée à certains actes (la pose d’un pacemaker, une séance de dialyse…) mais comme un outil politique permettant de transformer l’hôpital en entreprise concurrentielle. Il ne fallait plus répondre à des besoins médicaux, mais gagner des parts de marché. Un contresens total(7) ».

Résultat : au moment où la menace de la Covid-19 commence à être perçue en France depuis mars 2019, les manifestations de personnels soignants se succèdent, la moitié des urgences sont en grève et 1600 médecins et chefs de services hospitaliers annoncent qu’ils démissionnent de leurs responsabilités administratives(8).

Si la faiblesse endémique des salaires des personnels soignants(9) et la réforme des retraites annoncée n’arrangent pas les choses, c’est d’abord la transformation de l’hôpital en entreprise, en machine à cash, et le mode de gestion qu’elle appelle qui expliquent ce malaise profond. Nier toute dimension morale et affective au fait de soigner autrui – par des des rémunérations âprement discutées par exemple – manifeste le peu de considération sociale dans laquelle le pouvoir tient ces soignants. Il n’est pas de meilleur moyen de fragiliser une institution. Tout ce que le gouvernement trouvera pour réponse à ce malaise : la création de « bed managers » dans certains hôpitaux(10) !

Dans ce climat, faute des moyens de diagnostic et de soins nécessaires pour traiter toutes les personnes infectées par le virus, les pouvoirs publics soucieux de l’effet calamiteux qu’aurait l’allongement des files d’attente aux portes des hôpitaux, n’ont pas trouvé d’autre solution que d’en contingenter l’accès ! Il s’agissait très officiellement d’éviter l’embolie des services de réanimation par l’afflux de patients, comme si soigner pour éviter l’épreuve de la réanimation ne devait pas passer avant !

Si, comme on l’a vu, la technique du confinement général a transformé la question sanitaire en problème de police administrative et pénale, le filtrage de l’accès aux hôpitaux l’a changée en question de logistique.

Il est quand même peu banal qu’en cas de symptômes de contamination, la première recommandation des autorités sanitaires n’ait pas été de consulter un médecin à son cabinet, encore moins de se rendre aux urgences de l’hôpital, mais de rester à domicile en prenant du Doliprane. C’est seulement si les symptômes s’aggravaient, avec des difficultés respiratoires, des signes d’étouffement ou de malaise qu’il convenait d’appeler le « 15 » ! Quant au traitement réservé aux pensionnaires malades des maisons de retraite, les témoignages de refus purs et simples de les accueillir ne manquent pas(11). Quant aux témoignages d’une sélection par l’âge et l’état de santé dans l’attribution des postes de réanimation disponibles, s’ils sont plus discrets, ils n’en existent pas moins.

La croissance des hospitalisations et des morts en mars/avril – mention spéciale pour les EPHAD – montre que les consignes ont été parfaitement exécutées.

L’origine de ce choix peu banal du « non-traitement des personnes en phase précoce de contamination » puis du confinement généralisé de 67 millions de français est donc double : le manque de moyens effectifs de dépistage et le manque de moyens de réanimation dans la phase paroxystique de la maladie. Tout simplement parce que le système sanitaire et hospitalier français au terme de 30 ans de libéralisme n’est plus en capacité de répondre à une demande autre que de routine. Ce qui n’est pas immédiatement nécessaire devient une dépense indue que tout bon gestionnaire se doit de supprimer.

Pour un gouvernement fidèle aux principes libéraux, gouverner ce n’est plus prévoir, ce n’est même plus gouverner au sens ancien du terme, mais permettre au marché d’exprimer ce qu’est la bonne allocation des moyens à chaque instant. C’est ce que signifie le principe central du new management : remplacer une logique de moyens par une logique de résultats, l’alpha et l’oméga de la bonne gestion publique aujourd’hui.

Comme les résultats à court terme sont les premiers connus, ils seront préférés à des résultats à long terme, plus aléatoires et qu’on ne prendra même pas le temps d’attendre. En outre, le plus facilement évaluable étant les coûts, ils deviendront l’unique critère d’évaluation de la gestion publique.

L’horizon du nouveau monde, celui des marchés, c’est le court terme, celui du « bon gouvernement » de l’ancien monde, le long terme. Gouverner ce n’est plus prévoir mais réagir, d’où la paralysie des nouveau « managers » quand la catastrophe ne permet plus au système de fonctionner par inertie.

Références

(1)A noter que la pénurie de médicament n’est pas spécifique à la crise sanitaire actuelle, c’est une constante et une tendance lourde. Ainsi, selon la Société des Ingénieurs et scientifiques de France, 868 signalements de rupture d’approvisionnement de médicaments -certains d’urgence vitale- ont été fait en2018 soit 20 fois plus qu’en 2008.

(2) « Ce dont on manque le plus, ce sont de respirateurs, de produits de sédations pour endormir les patients avant de les intuber, de produits pour ne pas avoir à utiliser de vieilles drogues ou de produits vétérinaires, Xavier Lescure chef de service Hôpital Bichat, Le magazine de la santé, France 5, 2 avril 2020.

(3) Le détournement d’une cargaison de masques chinois destinée à l’Italie, par la douane tchèque est un révélateur caricatural de l’état de l’UE.

(4) Entre 2003 et 2017 près de 69 000 lits ont été supprimés, années après années, encore 4200 en 2018. Résultat : en 2015, la Corée du Sud disposait globalement de 11,5 lits d’hospitalisation pour 1000 habitants, l’Allemagne de 8,1 et la France de 6. Selon le ministère de la santé, le 25 avril 2020, 7575 patients seraient en réanimation soit 50% de plus que la capacité d’accueil initiale.

(5) La « tarification à l’acte » ou T2A, sur le modèle du « new public management » britannique, remplace le financement budgétaire des établissements. En patois des bureaux, une logique de résultats se substitue à une logique de moyens.

(6) Créées en juillet 2009, les ARS étaient censées corriger deux défauts majeurs du système de santé français, la multiplication des services et d’organismes de décision au niveau régional, une extrême centralisation.

(7) Le Professeur André Grimaldi est ancien chef de service de diabétologie à l’hôpital Pitié-Salpêtrière Paris. Citation extraite d’un article publié dans Libération (3 juillet 2018) « Le business plan est passé devant le médical ».

(8) Ce qui signifie que les établissements qui ne peuvent plus facturer les actes réalisés n’ont plus de recettes.

(9)Ainsi, les salaires des infirmiers français se placent au 28ème rang des pays de l’OCDE, inférieurs de 5% au salaire moyen alors que ceux des infirmiers allemands lui sont supérieur de 13% et ceux des Espagnols de 28%.

(10)AFP 09/09/2019

(11)Voir Marianne le 15/05/2020

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La démocratie libérale française face à la pandémie de Covid-19

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Partie 1 - supplément l'histoire n'attendra pas

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Ce qui caractérise la forme française de la « démocratie libérale », comme nous l’avons vu, c’est :

  • La concentration du pouvoir politique à l’Elysée et un Parlement pour la forme, autrement dit un régime consulaire électif. C’est ce qui passe pour « un régime fort ».
  • Un « régime fort » qui s’est lui-même désarmé en se libéralisant et en se soumettant aux règles de l’Union Européenne, tout spécialement à celles de la zone euro. Au final donc un régime fort en trompe l’œil puisqu’il a perdu l’essentiel des moyens d’actions de tout Etat indépendant.
  • Un régime qui s’est bureaucratisé et qui, pour pouvoir agir, s’est appuyé sur sa bureaucratie et les acteurs privés. La frontière entre Public et Privé disparaissant, progressivement s’est ainsi installé un système collusif où intérêt général et intérêts particuliers se confondent.
  • Un système où le pouvoir d’influence, informel mais omniprésent sur le cœur du pouvoir a remplacé le débat et la décision démocratique. L’essentiel de ce pouvoir d’influence appartient aux décideurs financiers et économiques, aux médias et aux lobbys corporatistes.

A en juger par ses résultats économiques, sociaux et sociétaux au quotidien, et par le mécontentement, exprimé ou sourd, qui le ronge, c’est un système en panne, incapable de se réformer et d’affronter la tempête qui vient.

L’épidémie de Covid-19 du premier semestre 2020 a représenté une sorte de stress test grandeur nature permettant de juger des capacités d’un tel système à résister à une crise majeure. Agissant comme un révélateur des contradictions qui l’empêchent de réagir de façon réfléchie et coordonnée, de se réformer en profondeur, cette épreuve montre qu’il ne suffira pas de changer quelques pièces de la machine libérale – comme l’imaginent les concurrents du jeu de chaises musicales qui tient lieu aujourd’hui en France de politique – pour empêcher la catastrophe.

La stratégie chaotique de lutte contre la pandémie et ses piètres résultats renvoient certes aux inconséquences et aux erreurs de ce gouvernement mais on aurait tort d’en exonérer tous ceux qui ont contribué au désarmement de l’Etat et à la paralysie de la démocratie en France.

Macron s’en va en guerre

Les Français qui, le 15 mars 2020, s’étaient rendus aux urnes pour le premier tour des élections municipales, sans autre précaution que quelques règles de sécurité élémentaires, se sont retrouvés, le lendemain 16 mars à 20h, « en guerre » « contre un ennemi invisible et qui progresse », dixit le chef des armées, Emmanuel Macron depuis l’Elysée(1).

Pour que les choses soient bien claires, neuf jours plus tard, il se rend à Mulhouse, particulièrement éprouvé par la Covid-19, à l’hôpital de campagne installé par l’armé et annonce le début d’une « opération résilience » de transport sanitaire dont on perdra rapidement la trace. Sa capacité initiale de réanimation de trente lits sera assez rapidement réduite, les transferts militaires des malades vers d’autres régions devenant suffisants.

Une guerre de position sans offensive préalable, se limitant au confinement généralisé des Français, sans perspective de traitement spécifique du nouveau virus, avec des moyens de détection (tests) et de protection – même pour les soignants (masques, gel, vêtements pour les soignants) – qui ne seraient pas arrivés sans l’intervention des collectivités locales.

Quatre semaines plus tard, changement d’ordre du jour. Aussi brusquement que la déclaration de guerre, le 13 avril, avant même l’avis d’un conseil scientifique censé être la boussole du gouvernement95, Emmanuel Macron annonce la fin du confinement pour le 11 mai, à charge pour le Premier ministre d’en organiser les modalités.

Si, comme prévu, le conseil scientifique ne se prononce pas formellement contre l’arrêt du confinement – comprenant les raisons politiques de l’Elysée – du point de vue médical, il est contre :

« Le CS aurait souhaité le maintien du confinement mais comprend les implications économiques et psycho-sociales que le maintien de ce dernier implique(2) ».

Il aurait notamment souhaité le voir se poursuivre pour les personnes vulnérables et que les établissements scolaires ne réouvrent qu’en septembre. Suit une liste de recommandations, pour certaines irréalistes, notamment en matière scolaire et de transport, ou contradictoires comme la nécessité d’équiper l’intégralité de la population en masque et gel tout en reconnaissant que ce ne sera possible qu’après le 11 mai.

La pandémie ayant eu le bon goût d’évoluer comme beaucoup d’autres épidémies grippales, ce qu’avait depuis longtemps fait remarquer le Professeur Didier Raoult, la feuille de route a pu, jusque à ce jour, se dérouler comme prévu.

Ce bref rappel montre que depuis le déclenchement, en novembre 2019, de la pandémie partie de Chine pour toucher la France dès février 202097, Emmanuel Macron et son gouvernement ont fait exactement ce qu’ils voulaient, se contentant de consultations de pure forme, d’un Parlement acceptant comme une fatalité l’extension des pouvoirs de l’exécutif avec la création d’un « état d’urgence sanitaire(3) » . L’exécutif a décidé seul « d’attendre et voir », durant plusieurs mois avant d’agir, décidé seul, le 17 mars 2020, entre les deux tours des élections municipales, du confinement général et uniforme de la France entière, décidé seul que celui-ci cesserait (sur le papier) le 11 mai 2020(4).

Si durant toute la période le Parlement n’a pas cessé d’examiner l’avalanche de projets de lois liés au confinement et au report du second tour des élections municipales, c’est dans des conditions défiant l’entendement(5).

Certes, le « plan de déconfinement » fut soumis au Parlement, fin avril/début mai – l’Assemblée nationale votant « pour » et le Sénat « contre ». Mais ce fut selon une procédure

  • l’article 51-1 de la constitution – n’engageant pas la responsabilité du gouvernement. Une scène classique de « démocratie bouffe » du grand théâtre parlementaire(6).

Il semble malgré tout qu’une Assemblée nationale introuvable, un Sénat sans capacité de sanction, un conseil scientifique consultatif nommé, ce soit laisser encore trop de champ à la critique. Emmanuel Macron, en effet, vient d’annoncer la création d’une commission indépendante, composée de « personnalités scientifiques de différents pays et de la cour des comptes » pour évaluer sa gestion de la crise sanitaire, pratique jusque-là réservée aux pays non démocratiques en quête d’honorabilité. Dans une démocratie, le contrôle de l’action des exécutifs est l’apanage des Parlements !

La domination politique de l’exécutif – la marque du système politique français, comme nous l’avons vu précédemment- s’est donc vue affermie durant la crise sanitaire.

Pour des résultats très médiocres, en tous cas, pas à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre d’un pays comme la France.

Des résultats globalement très médiocres

Dresser un bilan statistique global précis de l’épidémie et des résultats de la stratégie mise en œuvre pour la combattre n’est pas simple, sinon impossible. Impossible parce que rares sont les données de base qui ne peuvent être contestées(7). D’où des débats médiatiques sans fin et des émissions de « désintoxication » et de rectification des fake news, en charge de ce qu’il convient de penser. Ceci dit, si les biais méthodologiques toujours possibles incitent à la prudence, il n’en demeure pas moins que les écarts, assez importants pour être significatifs, entre les résultats des pays, des départements, des établissements hospitaliers donnent à penser que toutes les stratégies ne se valent pas.

Et puis à quoi attribuer un décès en cas de comorbidité ? Difficulté encore plus grande pour la détermination du taux de létalité (nombre de cas recensés/ nombre de décès), le nombre de cas recensés n’étant pas totalement indépendant de la qualité du dépistage, notamment du nombre de tests réalisés, donc comptabilisés.

Des réserves qui ne s’appliquent évidemment pas aux comparaisons entre établissements hospitaliers régis par des règles identiques.

Taux de mortalité pour covid-19 (par million d’habitants) au 31 mai 2020(9) : voir schéma en référence.

En termes de mortalité : 

France : 29 021 victimes (18 671 à l’hôpital et 10 350 en EMS) auxquelles il faut ajouter de l’ordre de 9000 décès à domicile non comptabilisés, soit plus de 38 000 au total.

Si on s’en tient à l’Europe et aux morts officiels, le taux de mortalité par habitant en France au 31 mai est inférieur à ceux de la Belgique, de l’Espagne, du Royaume-Uni et de l’Italie ; mais très supérieur à celui du Portugal (3 fois plus), et de l’Allemagne (plus de 4 fois plus). Deux fois et demie plus élevé qu’en Suisse ou au Canada, sans parler de la Corée du Sud (entre 83 et 109 fois plus selon que l’on tient compte ou non des décès à domicile).

Si on intègre les décès à domicile, la France qui fait jeu égal avec l’Espagne ne fait mieux que de la seule Belgique.

Question dans la question : quid de l’hécatombe des pensionnaires des EPHAD provoquée par la pandémie ? On peut s’étonner des variations des chiffres publiés par Santé Publique France et surtout de leur importance. Ainsi, début mai 2020, sur les quelque 26 000 morts alors comptabilisés, plus de 13 000 auraient été hébergés en maison de retraite(10). Selon Santé Publique France, entre le 1er mars et le 2 juin 2020, sur 28 940 décès comptabilisés, 10 350 seraient des pensionnaires d’institutions de retraite, un chiffre impressionnant

On aura remarqué aussi le silence officiel et médiatique sur ces chiffres embarrassants.

En termes d’efficacité des traitements

Le « case fatality rate » (CFR) désigne le ratio : nombre de décès/nombre de cas confirmés. C’est l’indicateur d’efficacité des traitements administrés aux patient contaminés par une maladie infectieuse, le moins traficable.

Au 12 juin 2020, selon les chiffres de l’European centre for disease prevention and control, agence européenne implantée à Stockholm, le CFR est de 18,9% en France, le plus mauvais du monde ; de 4,7% en Allemagne, de 11,2% en Espagne, de 14,5% en Italie, de 14,1% au Royaume uni, de 12,5% aux Pays-Bas, de 16,1% en Belgique, de 4,2% au Portugal, et de 5,5% en Chine, premier pays à subir l’épidémie, donc sans pouvoir s’y préparer comme ce fut le cas de la France.

L’observation au 31 mai du CFR selon les établissements hospitaliers français montre de forts écarts entre eux : « l’étalement de la distribution est considérable. D’un minimum de 0,7 % (Réunion) à un maximum de 28,3 % (Indre). Un quart des départements ont un taux de mortalité à l’hôpital inférieur à 12 % alors qu’à l’opposé, un autre quart a une mortalité supérieure à 20 % et en moyenne double des premiers ». Des écarts de mortalité qui ne renvoient ni au le hasard, ni au taux d’hospitalisation, ni à la prévalence locale du virus, ni à l’afflux aux urgences en période critique : « l’intensité du pic ne peut pas expliquer les différences de mortalité entre départements ».

Les établissements des Bouches du Rhône ont une mortalité inférieure de 38% à ceux de Paris, et même de 30% si l’on tient compte du fait que le pic épidémique y a été moins fort qu’à Paris, deux fois moindre que celui de l’Oise.

Au sein même de l’Ile de France, il y a des différences significatives entre les départements.

Voir schéma en référence.

Classement des principaux départements métropolitains en fonction du taux d’hospitalisation au moment du pic de l’épidémie (pour 10 000 habitants) et du taux final de mortalité à l’hôpital (en pourcentage du total des hospitalisés) (10).

« Il est donc impossible d’affirmer que les hôpitaux français ont tous traité de la même manière les malades, ce qui pose quelques questions dérangeantes.

Comment expliquer que les malades hospitalisés pour Covid-19 sont morts 2,5 fois plus à Paris qu’à Toulouse ou qu’en outre-mer ? Pourquoi est-on mort deux fois plus dans les hôpitaux mosellans, ou de Meurthe-et-Moselle, que dans ceux du Var ou des Bouches-du-Rhône ? Ou encore 1,6 fois plus dans la région parisienne que dans les Bouches-du-Rhône ? Pourquoi une différence de près de 50 % de mortalité entre des départements voisins comme le Var et les Alpes-Maritimes ? Voire de 1 à 3 entre la Haute-Corse et la Corse-du-Sud ? Pourquoi la mortalité à Paris est-elle significativement plus élevée que dans le reste de l’Ile-de-France et dans la plupart des départements de province, alors que les hôpitaux parisiens sont richement dotés et que les plus grands spécialistes y travaillent(11) ? »

Quel responsable sanitaire s’est préoccupé (sauf pour interdire le protocole de soins de l’IHU Méditerranée infection) des traitements mis en œuvre dans les hôpitaux, des modalités de ceux-ci et de rapprocher ces données du CFR de l’hôpital ?(12)

Des résultats d’autant plus étonnants que depuis 1948, on note 7 épisodes de surmortalité supérieurs à celle observée en mai-juin 2020. Ils ne peuvent donc être imputés à une violence particulière de la dernière pandémie.

La stratégie du crabe au fil de l’eau

« En réalité ce qui fait que la grippe s’arrête au printemps … c’est pas la chaleur, c’est qu’en fait au printemps on ouvre les fenêtres, les portes, on n’est plus confiné dans des lieux, on va dehors. C’est le confinement qui provoque la circulation du virus… » Olivier Véran BFMTV 9 mars 2020.

Face à la pandémie, la stratégie qui s’est montrée, partout dans le monde, la plus efficace, fut celle de pays comme la Chine, la Corée du Sud ou l’Allemagne qui se résume ainsi : prendre le risque au sérieux, dépister les porteurs potentiels du virus (par des relevés de température mais surtout des tests), les soigner dès la contagion avérée sans attendre qu’ils aient besoin de soins de réanimation, isoler les foyers viraux repérés ou potentiels, réserver le confinement généralisé aux seules zones particulièrement atteintes.

Il n’est pas sérieux de laisser croire, comme a tenté une nouvelle fois de le faire le Premier ministre devant le Sénat, « qu’avec la France, c’est près de la moitié de l’humanité qui [au moment où il parle] est confinée(13) ». Entendant par-là que, face à la pandémie, sa stratégie a été la même que la plupart des autres pays. « Confinement » en effet signifie tout aussi bien la mise en quarantaine de sujets contagieux ou supposés tels parce qu’ils ont séjourné ou fréquenté des personnes elles même atteintes ; que la relégation générale de sujets dont on ignore s’ils sont sains ou contagieux, avec les risques que cela suppose. Par ailleurs les durées de relégation et les libertés de mouvement admises ont été variables selon les pays. Ainsi, l’Allemagne – dont la population est pourtant plus âgée qu’en France – et le Portugal ont-ils pratiqué un confinement plus sélectif, moins strict et moins long qu’en France, avec de bien meilleurs résultats(14).

Le choix du confinement général « à la française », comme l’inaction qui l’a précédé, ne sont pas le fruit d’une stratégie, mais la conséquence d’une totale absence d’anticipation.

Plutôt que de s’inspirer des stratégies des pays (Chine, Corée du Sud) confrontés précocement à la pandémie, plutôt que de diligenter une « recherche-action » qui aurait permis de détecter les traitements qui empiriquement donnaient des résultats positifs selon les praticiens (hospitaliers et médecins de ville) au contact des malades, sous-prétexte de ne pas « faire violence au temps de la science, de l’expérimentation et de la preuve, [qui] demande de la rigueur et de la patience(15) » ; plutôt que de s’appuyer sur le réseau des médecins généralistes, les pouvoirs publics ont dissuadé les malades de consulter dès leur premier soupçon de contamination. Ils sont même allés en avril, quand la querelle de la chloroquine fera rage, jusqu’à les interdire de prescription. Ils ont fait l’autruche avant de décréter un confinement général à l’efficacité douteuse et aux effets secondaires économiques et psychologiques calamiteux.

Jusqu’au 17 mars 2020, soit trois mois et demi après que fut connue en Occident l’existence d’une épidémie dans la province chinoise de Hubei – particulièrement dans la ville de Wuhan(16) -, en cas de symptôme de Covid-19, la première recommandation n’était pas de consulter un médecin à son cabinet, encore moins de se rendre aux urgences de l’hôpital mais de rester chez-soi. Le « 15 » répondait seulement aux syndromes d’aggravation : toux persistante, fièvre, difficultés respiratoires, malaises, etc. !

Toute la communication gouvernementale et médiatique mainstream était à la dédramatisation comme le montre l’abondant bêtisier Covid 19 du premier trimestre 2020. Ainsi, pour Agnès Buzyn, ministre de la santé, lors d’une conférence de presse datée du 20 janvier 2020 : « le risque d’importation de cas (covid-19) depuis Wuhan est modéré. Il est maintenant pratiquement nul. Les risques de propagation du virus dans la population sont très faibles ».

Ce qui ne l’empêchera pas de se contredire en déclarant au Monde deux mois plus tard en pleine campagne électorale pour la mairie de Paris, qu’elle était au courant du problème chinois depuis le 20 décembre 2019, qu’elle en avait averti le directeur général de la santé et le président dès le 11 janvier 2020, prévenant le premier ministre le 30 janvier « que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir ». « Je rongeais mon frein, ajoute-t-elle » … Avec modération semble-t-il car l’attentisme continua de régner.

Le 4 mars, Sibeth Ndiaye, porte-parole du Gouvernement, assure sur France Inter : « On ne va pas fermer toutes les écoles de France (…) quand il y a une épidémie de grippe on ne ferme pas toutes les écoles de France ».

Signe fort qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter, le 6 mars 2020, le président Emmanuel Macron, sortant du théâtre déclarait encore : « La vie continue. Il n’y a aucune raison de modifier nos habitudes de sortie ».

Le 15 mars, encore, sur décision du gouvernement, le premier tour des élections municipales a lieu, simplement encadré par quelques règles sanitaires, sans poser de problème… jusqu’au lendemain où la France se retrouve en guerre.

Ce qui change alors, ce ne sont pas les moyens nouveaux ou classiques de soigner et de se protéger, oubliés en réserve ou en transit, mais l’ambiance générale du pays qui passe du détachement, voire de l’insouciance, à une inquiétude rampante soigneusement entretenue par la communication officielle et les médias. S’installe l’idée que le salut de tous dépend exclusivement du respect de consignes de sécurité dont on n’ignore l’efficacité réelle : « gestes barrière », respect du confinement et de sa règlementation. Le contrevenant devient coresponsable de la situation, autrement dit coupable du malheur collectif.

Comme dira l’ineffable préfet de police de Paris, Didier Lallemand, lors d’une opération de contrôle des autorisations de déplacement : « Pas besoin d’être sanctionné pour comprendre que ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, qu’on trouve dans les réanimations, sont ceux qui au début du confinement ne l’ont pas respecté. Il y a une corrélation très simple(18) ».

Sans que grand monde ne s’en inquiète, de médical la lutte contre la pandémie devient un problème de police exclusivement, avec ici ou là et par bouffées, les inévitables dérives qui vont avec(19).

Puis viendra, fin juin, le moment du déconfinement avec son avalanche de préconisations dont l’application sera une fois encore déléguée aux élus locaux et, le moment venu une vague de dispositions permettant de le prolonger par des dispositions spécifiques(20).

Nouvel exemple de la démarche en crabe habituelle au gouvernement, aucun pas en avant qui ne soit en même temps de côté.

Pour résumer : disons qu’ayant laissé sombrer l’urgence à favoriser la diffusion des soins empiriquement curatifs dans des querelles médiatico-bureaucratiques, et les moyens en tests et protection des soignants comme de la population arrivant au rythme des porte-containers ; les autorités sanitaires françaises ont d’abord choisi de minimiser le risque, négligeant ainsi le dépistage systématique des foyers de contagion potentiels, laissant l’épidémie se propager avant, in fine, de « confiner » la totalité de la population selon des règles identiques tout en laissant perdurer des vecteurs de contamination.

Remettre en cause l’action gouvernementale, en temps de guerre, s’apparentant pour les esprits candides à une trahison, il faudra beaucoup de temps avant que n’émergent les deux questions essentielles posées par la stratégie gouvernementale anti Covid-19 : celle des soins que nous verrons plus loin et celle du confinement général comme moyen de lutte.

S’agissant du confinement il est déjà certain que cette mesure de panique – en l’absence d’anticipation de la crise, de moyens de traiter les malades, les médecins généralistes ayant été mis sur la touche – s’est imposée comme un pis-aller. Comme le seul moyen de limiter les files d’attente trop voyantes devant les hôpitaux et la thrombose des urgences(21).

De plus en plus évident aussi que la progression de la contagion a d’abord répondu à une dynamique propre, la réglementation ne la perturbant que secondairement.

La carte du degré de contamination par département montre, en effet, que la diffusion de l’épidémie s’est faite par « contiguïté », en suivant les principales lignes de communication selon un schéma et un rythme propre avec des cas de vecteurs spécifiques (grands rassemblements, essaimage à partir d’un foyer etc.).

« Les départements qui ont subi la plus forte prévalence sont situés sur les principaux axes de communication du pays et les zones d’échanges les plus intenses (ce qui est classique pour toutes les épidémies). Ce constat, rapproché des dates de pic, suggère que le confinement général de la population et le fort ralentissement de l’activité économique n’ont guère influé sur l’expansion de l’épidémie et que le virus s’est propagé selon une dynamique propre(22) ».

Il est d’ailleurs probable qu’un confinement différencié selon les situations locales aurait été plus efficace, psychologiquement et économiquement moins destructeur, que celui qui a été imposé. Comme le déclare William Dab : « Il ne s’agit pas d’une guerre généralisée. C’est une guérilla, avec un ennemi qui attaque dès qu’il en a l’occasion, en profitant de chacune de nos faiblesses. Par conséquent, les mesures décidées au niveau national doivent être déclinées et adaptées aux réalités locales avec une grande réactivité(23) ».

Et puis ce confinement n’en est pas tout à fait un dans la mesure où il ne supprime ni les risques de contamination intra-familiale ou intra-communautaire(24), ni les mouvements des soignants entre zones contaminées et celles que l’on est censée protéger, tout particulièrement les EPHAD.

En croisant les chiffres des associations sectorielles de personnels soignants, des syndicats et de Santé publique France(25), il apparaît qu’entre le 1er mars et le 15 mai, 65 000 personnels des établissements de soins ou d’accueil ont été contaminés par la Covid-19, dont 25 337 des établissements sanitaires publics et privés et 40 503 du secteur médico-social, les infirmiers ayant été les plus touchés.

Ici est mis en question le manque de masques et de vêtements de protection pendant de longs mois, en contradiction avec les annonces officielles, évidemment. Que les personnels de réanimation, mieux protégés, aient été moins contaminés que ceux opérant dans des secteurs moins exposés le confirme.

Un autre facteur non négligeable de diffusion du virus – en l’absence de tests systématiques dans les secteurs les plus exposés – fut l’absence de prise en charge rapide des malades potentiels par les généralistes, mis sur la touche, comme on l’a vu. Cette absence de sélection a permis la circulation de personnes qui aurait dû être tenues à l’écart et rapidement soignées.

Références

(1)Le passage de la déclaration exacte est « Nous sommes en guerre en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. »

(2) Il se prononcera une semaine plus tard, le 20 avril.

(3)Ce qui laisse rêveur sur la nature de ce type d’organisme, théoriquement « indépendant » et gouverné par une logique non politique – ici, en principe scientifique -, mais jouant le rôle de paravent de l’exécutif. « En toute transparence », est même devenue la formule magique du premier ministre pour convaincre les parlementaires du bien- fondé des restrictions aux libertés imposées au nom de la sécurité sanitaire. L’équivalent de : « il n’y a pas d’autre alternative ».

(4) Si les 2/3 des pics épidémiques se situent mi-avril, dans certains départements c’est dès le mois de mars, ce qui signifie que le virus y était présent dès février (Lozère, Pyrénées Atlantiques et Orientales, Hautes Alpes).

(5)C’est devenu une habitude en France, de réduire les libertés par l’extension du champ d’application de l’état d’urgence tel que prévu par la loi du 3 avril 1955. A l’état d’urgence initial « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » s’ajouteront, les cas de terrorisme et sanitaire, ce qui est pourtant l’exemple même de la calamité publique. A chaque fois, c’est l’occasion d’imposer de nouvelles contraintes.

(6)Pourquoi cette date ? Mystère.

(7)En particulier la réduction des effectifs en séance publique (84 sur 348 au sénat par exemple) et plus encore en commission. Ce qui, malgré les liens par visioconférence, réduit le débat à peu de chose, avec des ordres du jour et des versions de textes changeants et connus parfois quelques heures avant seulement.

(8)Le ministre de la santé peut bien mettre au défit les sénateurs de lui « donner le nom d’un autre pays que la France qui a mis au vote au sein de son Parlement un plan de déconfinement », ce vote n’engagera pas le gouvernement !

(9)Ainsi, le nombre de décès varie si on tient compte ou non des décès à domicile et hors institutions. Et puis à quoi attribuer un décès en cas de comorbidité ? Difficulté encore plus grande pour la détermination du taux de létalité (nombre de cas recensés/ nombre de décès), le nombre de cas recensés n’étant pas totalement indépendant de la qualité du dépistage, notamment du nombre de tests réalisés, donc comptabilisés. Des réserves qui ne s’appliquent évidemment pas aux comparaisons entre établissements hospitaliers régis par des règles identiques.

(10)Chiffres et tableau issus de l’article « Les chiffres de la mortalité liée au covid 19 : un premier bilan », Dominique ANDOLFATTO (professeur de science politique, Credespo, Université de Bourgogne Franche-Comté) et de Dominique LABBÉ (chercheur associé en science politique, Pacte-CNRS, Université de Grenoble-Alpes).

(11)Le Monde 08/05/2020

(12) 6 juin 2020 – Blog de Laurent Mucchielli, Médiapart. Nombre de données et de nos conclusions reprennent celles de cet article très fouillé.

(13)Interrogeant le délégué de l’ARS pour le var, sur les traitements réellement administrés aux personnes atteinte de la covid19, je n’ai pu obtenir d’autre réponse que la liste des produits autorisés, d’où ma conclusion : « Dois-je comprendre que le rôle de l’ARS est seulement de rappeler la réglementation sans se préoccuper des résultats des traitements appliqués, notamment si certains se sont montrés plus efficaces que d’autres ? » Ma question est demeurée sans réponse.

(14)Présentation de la stratégie nationale de déconfinement au Sénat (06/05/2020)

(15)Voir Dominique ANDOLFATTO (professeur de science politique, Credespo, Université de Bourgogne Franche- Comté) et Dominique LABBÉ (chercheur associé en science politique, Pacte-CNRS, Université de Grenoble-Alpes). Blog de Laurent Mucchielli Médiapart

(16)Discours du Premier ministre au Sénat.

(17)A noter que la France avait participé à la création dans cette ville d’un laboratoire de recherche sur les maladies infectieuses. La coopération d’abord active entre la France et la Chine était au point mort.

(18)Paris le 3 avril 2020 : Devant les manifestations d’indignation il a rapidement présenté ses excuses, aux malades… pas pour avoir ridiculisé sa fonction.

(19)A noter quelques arrêtés municipaux mettant en place des couvre-feux ou restreignant excessivement les déplacements et un zèle verbalisateur de la police, de la gendarmerie et des polices municipales inhabituel, surtout au début du confinement. Comme si un vent de panique soufflait sur le pays. D’une manière générale, cependant, le bon sens l’a emporté.

(20)Ce sera l’objet du projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire , autrement dit la poursuite de l’état d’urgence sanitaire sous un autre nom.

(21) Le gouvernement d’ailleurs n’a jamais caché que le confinement visait d’abord à empêcher les éventuelles thromboses des urgences ce qui aurait rendu un peu voyante la pénurie de lits de réanimation. De la régulation de l’accès aux services hospitaliers au ralentissement de la propagation de l’épidémie, comme ce fut dit, il y a une marge : retarder l’accès aux hôpitaux n’est pas soigner. Avouons cependant que transformer en justification son imprévoyance est quand même une performance !

(22)6 juin 2020 – Blog de Laurent Mucchielli, Médiapart. Nombre de données et de nos conclusions reprennent celles de cet article très fouillé.

(23)William Dab, Entretien Le Monde, 13 juin 2020.

(24) « Nous savons maintenant que les regroupements de cas, surtout quand ils surviennent dans des espaces clos, créent des situations de superpropagation … » William Dab Entretien Le Monde, 13juin 2020.

(25)La spécialité de cette agence étant de brouiller les pistes sous un flot d’informations d’inégal intérêt et fragmentaires.

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L’instrumentalisation de l’histoire de France et la mémoire par le politique

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Entretien avec Nicolas Offenstadt

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LTR : Quelle est la différence entre mémoire et histoire ? Car ces deux concepts sont beaucoup utilisés aujourd’hui, et notamment dans cette campagne présidentielle par des personnalités politiques faisant souvent l’amalgame entre les deux…
N. Offenstadt :

Il y a, disons, une distinction « idéal-typique », générale, puis il y a les nuances. La distinction générale définit l’Histoire comme l’écriture du passé à dimension universaliste et générale, plutôt faite par des professionnels dans un but de connaissance – une dimension universelle, généraliste, distanciée, et qui est a priori fondée sur un travail critique. La mémoire, c’est autre chose : on pourrait même plutôt dire les mémoires. C’est la manière dont une société – c’est-à-dire les individus, les groupes, les groupes mémoriaux, les communautés, … – transmet le passé. Donc évidemment, la différence est qu’elle est subjective, beaucoup plus émotionnelle et personnelle, et n’a donc pas la même logique ni la même fonction.

Ceci serait la distinction « idéal-typique », entre d’un côté un récit savant et universel, et de l’autre un rapport au passé émotionnel, subjectif et limité, à vocation beaucoup plus intérieure. Mais dans la réalité, la distinction se brouille : les historiens eux-mêmes ne sont pas des gens détachés des mémoires personnelles ou de l’engagement. En outre, il y a des historiens qui essayent de mettre de la distance avec les mémoires, de les objectiver, de donner une dimension savante à la transmission du passé même si elle est motivée par l’émotion. Donc il y a du brouillage entre les frontières, mais cet idéal-type permet de réfléchir à des manières d’établir un rapport au passé. D’ailleurs, la même personne peut avoir un rapport mémoriel au passé tout en en discutant de manière savante.

Ce qui est important, c’est d’être clair sur ce que l’on fait : donner le résultat savant d’un travail distancié, ou porter les mémoires que l’on souhaite défendre.

LTR : sur ce souci de clarté, justement, nous pouvons nous interroger sur la politique mémorielle d’Emmanuel Macron sur ces cinq dernières années. Quel est votre regard sur cette politique ? Nous l’avons vu faire des déclarations et prendre des positions – notamment sur la guerre d’Algérie. Cependant, on l’a aussi vu tenter de concilier ensemble plusieurs mémoires. Sont-elles de vraies tentatives de compromis, ou simplement des appels à certains groupes en fonction du contexte politique ?
N. Offenstadt :

Je pense qu’il a fait dans ce domaine ce qu’il fait dans tous les autres. Dans le fond, il n’a pas une ligne idéologique très forte. S’il en a une, il essaye toujours de faire des compromis, et son « en même temps » marche assez bien dans le cadre des politiques mémorielles – car en effet, on constate qu’il a un discours assez classique de président. Un discours « roman national » plutôt ouvert (c’est-à-dire qui n’exclut pas), qui valorise les Grands Hommes et les Grandes Femmes de l’Histoire de France : il a mis en avant la figure de Jeanne d’Arc, celle de Napoléon, même celle du Pétain de 14-18, ce qui a fait un scandale. C’est classique, ni révolutionnaire ni scandaleux. C’est une politique assez rétrograde car elle n’ouvre pas sur de nouvelles modernités, mais elle n’est pas non plus très clivante.

En revanche, je pense qu’il a une politique très affirmée et constante sur la guerre d’Algérie. Il est allé sur ce terrain qui est quand même extrêmement trouble dans la mémoire nationale – où en tout cas, dans les discours publics – et il a reconnu des éléments très clivants pour la droite conservatrice. Il y a quand même eu 4 ou 5 prises de position, donc il y a une vraie continuité, un traitement véritablement ouvert sur cette question historique. Par exemple, sur la question de la reconnaissance de l’assassinat de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel par l’armée française : tout le monde le savait, ça n’était un secret pour personne. Mais c’était quand même un élément qui n’avait jamais été dit comme il l’a fait, et la reconnaissance d’un crime commis par l’armée est quand même une preuve indéniable d’une politique de vérité et d’ouverture. C’est aussi le cas pour la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme un crime : certains auraient voulu qu’il aille plus loin, mais il est président de la République, et est donc tenu par un ensemble de contraintes. D’ailleurs, il a aussi rendu hommage aux victimes du massacre de Charonne (1962) pour les 60 ans de cet événement, alors qu’on sait pertinemment que ce sont des victimes de la police. Emmanuel Macron va donc à l’encontre de deux institutions de l’État. Il y a une vraie volonté d’affrontement avec le passé concernant la guerre d’Algérie, dans un sens qu’on peut considérer comme vertueux. Évidemment, c’est un homme politique et il n’est pas là pour peser les thèses et les mots comme un historien : on peut toujours mieux faire. Mais je pense quand même qu’en termes de politique mémorielle il a tranché avec ce qui se passait, en prenant des positions extrêmement fermes contre des institutions d’État sur des violences coloniales. Je ne partage pas l’opinion des maximalistes et le « il aurait dû… » : oui il aurait dû, mais il fait aussi avec un espace public et avec des contraintes, et il n’est pas le porte-parole des historiens. Il a quand même mis sur la place publique des thèmes qui restent controversés dans toute une partie de la droite et des institutions les plus conservatrices.

Cela n’empêche pas par ailleurs le discours « roman national », « en même temps » ! …

LTR : le « en même temps » mémoriel, on peut effectivement le voir avec Napoléon, Hubert Germain, son parcours mémoriel de 14-18, et à la fois on a une reconnaissance des erreurs du passé…
N.Offenstadt :

En tant qu’historien, je ne m’exprimerais pas tant en termes d’erreurs ou non. Je dis simplement qu’il faut rendre explicite les événements du passé et leur donner une consistance dans l’espace public. C’est ça le plus important : ne pas cacher, ne pas faire semblant de ne pas savoir qui a fait quoi. Ça je trouve ça assez courageux, c’est un vrai choix.

Sur 14-18 j’y ai participé, et ça reste effectivement classique comme politique. J’ai même été un peu déçu lorsque, à la cérémonie à la fin de la commémoration du centenaire où tous les chefs d’États belligérants étaient invités (novembre 2018), il a fait un long discours assez classique, moins ouvert, alors que nous lui avions donné les outils pour faire quelque chose de plus international, plus à jour. Il y a toujours cette balance entre récit classique et des vrais choix tranchés sur les questions coloniales, entre autres.

LTR : Donc vous défendez plutôt l’idée qu’en tant que président de la République, il a été obligé de mettre en balance des intérêts divergents ?
N. Offenstadt :

Exactement. On ne peut pas ne pas tenir compte de la situation où sont les acteurs : un président de la République ne peut pas parler aussi librement de l’Histoire car il doit tenir compte de différentes sensibilités. Et je trouve qu’il a quand même tranché sur des sujets assez lourds, donc on ne peut pas lui reprocher d’avoir instrumentalisé l’histoire nationale au profit d’une identité nationale mythique – comme l’ont fait certains, notamment Nicolas Sarkozy -, ou d’avoir été passif. Il a mis des coups dans le vieux récit conservateur nostalgique de l’Algérie française qui sont assez irréversibles, et qui vont vers la vérité historique (car l’on parle ici d’évidences, du point de vue historique).

LTR : Oui, on le voit également avec le rapport de Benjamin Stora, l’ouverture des archives… 
N. Offenstadt :

Tout à fait.

LTR : Sur l’histoire algérienne, on peut cependant avoir l’impression d’un glissement. Pendant sa campagne de 2017, Emmanuel Macron qualifiait la colonisation de crime contre l’humanité. Aujourd’hui, il n’en parle plus, et il a eu une altercation avec le gouvernement algérien à l’automne 2021 suite à sa déclaration sur la « rente mémorielle » qu’utiliserait le gouvernement algérien et sur le fait qu’il ne souhaitait pas trancher sur l’existence ou non d’une nation algérienne avant la colonisation. L’épisode de la non-panthéonisation de Gisèle Halimi a également fait débat.
N. Offenstadt :

Il n’est bien sûr pas incontestable. Je juge aussi par rapports aux politiques mémorielles que j’ai pu voir, et on voit quand même quelque chose d’assez tranché. Hollande avait aussi reconnu le 17 octobre 1961, mais c’était sous une forme plus édulcorée. On pourrait discuter de beaucoup de ses discours historiques, pour leur aspect « roman national » ou sur des questions de fond, mais il faut aussi voir l’ensemble. Et c’est cet ensemble-là qui restera, à mon avis.

LTR : vous avez participé à la rédaction d’un ouvrage collectif, Zemmour contre l’Histoire (éditions tracts, Gallimard). De quelle manière les politiques, et notamment chez un candidat d’extrême-droite et en partie révisionniste comme Eric Zemmour, instrumentalisent-ils l’Histoire ? Car on peut voir quelque chose d’ambivalent, dans les références sollicitées par ce candidat.
N. Offenstadt :
Je ne dirais pas qu’il est ambivalent car je vois deux choses se dégager très nettement. Premièrement – et c’est pour ça que nous avons réagi dans ce « tract » et que la question mérite de se poser -, c’est qu’il met l’Histoire au cœur de son processus politique. Les autres candidats de droite, extrême ou conservatrice (Le Pen, Pécresse etc.) en parlaient et en parlent encore, mais l’Histoire est un argument central au cœur de son idéologie. Pourquoi et comment ? Je pense qu’il y a deux matrices. Une assez générale, mais dont il force le trait, est celle où l’ont dit qu’en gros, dans un monde de plus en plus multipolaire et complexe où les citoyens se perdent dans les échelles, beaucoup de candidats vendent de la nostalgie de « la France d’antan ». Eric Zemmour a mis cela au cœur de sa démarche : on peut le voir avec l’ambiance créée dans des clips de campagne. Ça reste une Histoire des Grands Hommes : sa conception-même de l’Histoire est extraordinairement vieillie, démodée.

LTR : c’est là justement où on peut voir une ambivalence : d’un côté il y a cette matrice, mais de l’autre Eric Zemmour peut citer Fernand Braudel…

N. Offenstadt :

Ça, c’est du saupoudrage : dans le fond, c’est une Histoire « roman national » classique – et surtout, nostalgique : il y aurait tout un ensemble de valeurs que l’on aurait perdues, et ces valeurs sont historiques. Ça ne relève pas seulement d’un tableau décoloré de la IIIe République : ça va plus loin et touche au statut de l’Homme. Autrefois, nous étions dans un monde où la domination masculine était beaucoup plus considérée comme allant de soi. Donc tout ce monde que l’on a perdu et qu’il s’agit de récupérer dans tous les domaines, dans le domaine de l’autorité dont il parle sans cesse mais aussi de la domination masculine, des rapports femmes-hommes « à l’ancienne » où l’on peut tout se permettre à partir du moment où c’est la « galanterie française » … Il y a tout un schéma mental de projection de valeurs aujourd’hui perdues, et qui manquent faces aux voyous, aux racailles, etc. Il y a quand même une opposition entre le monde d’hier, avec ses valeurs, et le monde d’aujourd’hui, dégradé, avec ses multinationales, où les femmes ont pris une position qu’elles n’auraient jamais dû prendre, … Tout ceci est au cœur du mécanisme d’ Eric Zemmour.

Sur les autres éléments que vous mentionniez, je pense que ces discours ne sont pas ambivalents, mais complémentaires. C’est l’idée de raconter une autre Histoire de France, ultra-nationaliste, militaire, guerrière et violente pour valoriser une alliance objective entre la droite et l’extrême-droite. C’est un aspect beaucoup plus politique et stratégique d’unir les droites autour de valeurs guerrières, et ce discours historique va servir à revaloriser des figures de droite extrêmes qui étaient plutôt marginales en politique jusque-là et qu’il remet au centre. C’est le cas avec le Pétain de Vichy. Il y a ainsi un aspect électoral avec le discours sur les valeurs, et un aspect stratégique où la droite que souhaite Eric Zemmour passe par une nouvelle synthèse historique – car qu’est-ce qui empêche notamment les droites d’être unies aujourd’hui ? Des clivages anciens touchant à la collaboration, la résistance, le refus de l’antisémitisme et de ses théoriciens, … Réintégrer progressivement les figures « bannies » de l’espace public pourrait réunir et durcir ces droites en leur donnant les valeurs les plus proches du fascisme.

C’est aussi pour cela que l’histoire d’un « eux et nous » est centrale : il n’y a pas que « les musulmans et les Français », toute l’Histoire de France qu’il raconte se construit avec des ennemis intérieurs (qui participent au déclin du pays, les « pacifistes ») ou extérieurs qui ne sont pas « nous ». Vous avez là un schéma politique (plus offensif) qui marche en parallèle avec le schéma nostalgique (plus œcuménique), les deux pouvant évidemment se combiner très bien mais n’ayant pas exactement la même fonction.

LTR : Mais de quoi est-ce donc le nom ? Pourquoi un discours comme celui d’Eric Zemmour prend de l’ampleur aujourd’hui ? Est-ce un épiphénomène ou est-ce symptomatique de quelque chose de plus profond ? De l’état du débat public en France, de la confusion entre Histoire et mémoire, d’un malaise des Français avec leur Histoire… ?
N. Offenstadt :

D’une certaine manière, ce qui est très inquiétant, c’est la diffusion de son discours historique dans ses parties les plus folles où il raconte des choses en dehors de toute raison, de tout argumentaire historique – le pire étant de mettre en cause l’innocence de Dreyfus. Il y a toujours eu des gens qui ont remis en cause Dreyfus : le problème est effectivement que ce discours n’est plus marginal, limité à des cercles d’ultra-droite. Ce qui est fou, c’est que le type de discours qu’il tient a réussi à infuser même à droite : même Valérie Pécresse a parlé du « grand remplacement » dans son meeting, de cette obsession sans-queue-ni-tête pour une horde d’immigrés qui vient des milieux d’ultra-droite. Donc effectivement, vous avez raison de me poser cette question.

L’extrême-droite a toute une dimension réactionnaire, de retour à un temps envers lequel on considère que le monde actuel n’est plus redevable. C’est l’idée de déclin, celle d’un pays qui avaient des Grands Hommes et de la gloire guerrière et qui s’est abaissé pour toutes sortes de facteurs. Il y a un élément objectif dans ces discours : vous n’êtes plus gouvernés dans les mêmes échelles qu’à l’époque de Charles De Gaulle. La construction européenne était beaucoup moins avancée, le monde était bipolaire : des échelles très faciles à comprendre. Mais dans le monde d’aujourd’hui qui est beaucoup plus éclaté, vous avez une perte de repères importante, et la force de la droite extrême a été de répondre par le plus petit dénominateur commun : « la base est toujours là, mais on vous l’a abîmée, masquée ». Ce qui marche, en quelque sorte, c’est de rabattre les gens sur le repère le plus évident quand ils ont l’impression que les autres sont évanescents. Et comme, en plus, il y a eu instrumentalisation de l’ennemi objectif qu’est le terrorisme islamiste, cela pouvait donner l’impression de valider tous les discours de danger, et une situation objective est ainsi démultipliée.

Il y a donc le montage entre, sur le temps long, cette dégradation apparente des points de repères, et en même temps une violence objective qui peut donner raison à ceux qui construisent les problèmes de manière extrêmement facile comme un « eux et nous ». C’est un peu cette congruence entre deux temporalités qui explique le succès de la droite extrême : nous pourrions en discuter longtemps, mais je pense qu’il y a aussi une responsabilité de la gauche car elle n’a plus été de gauche. Autant la force de la droite a été depuis vingt ans, de mener clairement une politique de droite, assumée, autant la gauche a, pour plusieurs raisons, décidé que mener une politique de gauche était trop devenue trop clivant. On a affaire à ce panorama politique totalement dissymétrique : à partir des années 2000 où la droite a commencé à mener une politique assumée de droite, soutenue par un discours identitaire, il n’y avait personne en face pour affirmer clairement les positions de gauche et construire l’épine dorsale d’un contre-récit. La seule fois où François Hollande a voulu montrer une position claire, même si elle était instrumentale, c’était sa phrase sur le monde de la finance – et ça a marché ! On exagère peut-être l’impact de ce moment mais cela paraissait un vrai discours de gauche qui aurait pu correspondre à une vraie politique. Je pense donc qu’il y a un récit qui s’est très profondément structuré autour de ces valeurs classiques de la droite, mais qu’en face, la gauche n’a pas été capable de maintenir son identité première, ni dans les politiques menées, ni même dans les discours au-delà de coups d’éclat.

LTR : Donc le problème serait plus celui d’une mémoire alternative plutôt que de la conception de l’Histoire ? On donne à Eric Zemmour un crédit historique, mais l’Histoire est aussi une démarche de remise en question, de nuance. Est-ce que le problème n’est pas tant de donner une « culture historique », mais plutôt de forger un récit, une mémoire avec des faits établis ? Et si la question est plus de diffuser une culture historique, quel serait le rôle de l’historien dans le débat public ?
N.Offenstadt :

J’ai une position très influencée par Gérard Noiriel : je pense que le rôle de l’historien n’est jamais de donner un récit. Même authentifié, même argumenté, il ne s’agit pas de dire « voilà l’Histoire telle qu’on doit l’adopter ». Cela vaut aussi lorsque nous conseillons les politiques ou pour l’Histoire nationale, car il y a plusieurs Histoires nationales et elles sont différentes selon d’où vous venez, la temporalité dans laquelle vous vous inscrivez, etc. Mais – et cela m’est arrivé très souvent -, sur certains points de spécialité, on nous demande ce qu’il faut faire. Je ne réponds jamais à cette question car j’estime que la mémoire, c’est le rôle du politique. Lorsqu’on est confronté à une politique de mémoire, notre rôle d’historien est de donner l’état du savoir. Après, ce dernier n’est pas neutre : toutes les interprétations ne se valent pas, et toutes les politiques mémorielles non plus. On ne peut pas mettre sur le même plan bourreaux et victimes, même si on l’explique historiquement, et il y a des choix à faire sur qui mettre en avant. Donc le rôle de l’historien est de donner, que ça soit à l’État ou aux petites associations mémorielles, l’état du savoir, mais aussi de prévenir sur ce qu’impliquent les politiques mémorielles en fonction du contexte présent ou passé. Des violences du passé (comme la peine de mort ou les exécutions publiques) pouvaient être considérées à l’époque comme légitimes, donc ce qui était normal avant peut poser souci aujourd’hui. Cela n’empêche pas de dire que l’on veut faire une autre politique mémorielle aujourd’hui, mais il faut faire savoir que des contemporains à une période donnée pouvaient avoir d’autres valeurs.

On a donc, en simplifiant, trois degrés d’intervention : les faits, le contexte de l’époque, les enjeux des politiques mémorielles (donc ce que le lien entre le passé et le présent implique aujourd’hui). Ensuite -et c’est ma position-, c’est de dire aux gens de faire avec les premiers deux niveaux comme ils en ont envie. Je peux donner mon avis sur le choix de politique mémorielle, mais ça sera mon avis de citoyen.

Voilà pour le rôle de l’historien. J’ajouterais simplement que c’est un rôle à conduire de manière active : je ne suis pas pour l’historien dans sa tour d’ivoire. Certains disent qu’on ne sera jamais écoutés, que c’est inutile : moi, je pense qu’il faut occuper toutes les places possibles tant qu’elles ne sont pas dégradantes sur le plan intellectuel. Mais par exemple, je ne refuse pas de discuter avec des élus même s’ils ne sont pas les miens, car j’estime que c’est notre rôle et que je suis payé pour ça. C’est aussi pour cela que je pense que les historiens ont leur place dans l’ensemble des médias nationaux comme locaux. Simplement, il faut apprendre à les apprivoiser, en partant du principe qu’on ne doit pas donner l’impression de faire un cours. Il s’agit de donner des instruments aux gens pour qu’ils se fassent eux-mêmes leur avis.

LTR : il s’agit finalement, selon la formule de Gérard Noiriel, d’être un « intellectuel spécifique et collectif » !
N. Offenstadt :

Exactement ! Je pense que la parole historienne aura d’autant plus de poids dans l’espace public qu’elle sera fondée sur ses propres travaux. Car qu’est-ce qui fonde la parole historienne ? Ça n’est pas un génie créatif -ou alors dans ce cas, on intervient comme intellectuel, citoyen-, mais le savoir. Or, ce savoir n’est évidemment pas omniscient. Il s’agit donc d’intervenir, comme dit Gérard Noiriel comme intellectuel-historien spécifique : au nom de ma compétence, de ce que j’ai appris par beaucoup de travail, je peux vous dire telle chose. Et cette parole sera plus étayée que celle de mon voisin parce que moi, j’ai travaillé là-dessus, de la même manière qu’on préférera l’avis d’un menuiser si l’on veut construire un meuble. Nous, historiens, avons ce côté technicien, spécifique, et je pense qu’il est important de maintenir cela car c’est ce qui fait la richesse des interventions en tant qu’historien.

Et j’insiste de nouveau là-dessus : ces paroles d’historiens n’ont pas vocation à être professorales. Je ne vais pas dire à des citoyens que leur mémoire est « fausse » : je peux expliquer les implications et le contexte. Ça me rappelle un séminaire où un historien disait que la circulation était interdite durant l’occupation à un endroit précis, et quelqu’un a levé la main pour dire « ça n’est pas vrai, j’y étais ! » c’était son souvenir à lui, pas l’histoire. Donc, il faut prendre toutes les mémoires en considération, et je ne suis pas pour une opposition mémoire-histoire. Dans l’espace public, il faut pouvoir entendre des mémoires différentes. Ça ne veut pas dire que vous les endossez, mais cela fait partie du travail de l’historien d’écouter le rapport au passé des gens. On dit souvent que ces mémoires ne parlent que de leurs propres histoires « communautaires », et que si chacun demande sa place dans le récit national il n’y aurait plus de place. Mais c’est justement ça, faire de l’Histoire : c’est regarder comment agencer toutes ces mémoires, ce que certaines disent de plus profond que d’autres, voir à quoi elles correspondent, … C’est pour cela que je pense que leur singularité n’est pas un argument pour rejeter ces mémoires, même s’il faut les confronter à un récit plus global.

LTR : pour faire nation…
N. Offenstadt :

Ou pas ! Il y a des choses qu’on ne peut pas faire coïncider : on ne peut pas mettre ensemble bourreaux et victimes, et il n’y a pas de raison. Par exemple, si l’on fait un monument aux Alsaciens morts pendant la Seconde Guerre mondiale, ça se discute (et cela l’a été) : vous allez mettre ensemble les SS et les Juifs déportés sur le même mémorial ? Pourtant, ça fait l’Alsace. Donc non, on n’est pas obligé. Et peut-être même que ça ne fait pas Alsace, d’ailleurs, parce que les uns ont massacré des enfants et les autres ont été massacrés. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas écouter les mémoires, et on peut faire cela tout en leur donnant des outils pour se construire différemment. Mais ça aussi, c’est le travail de l’historien : écouter les voix du passé, les rendre audibles au présent. 

LTR : Justement, la question des mémoires au sein de la société se pose, notamment avec la question des déboulonnages de statues depuis quelques années ou encore de la cancel culture. Cela pose la question de qui on honore ou pas, qui retenons-nous de l’Histoire. Quels sont les principaux enjeux mémoriels aujourd’hui autour de cette question ? Quel est votre regard sur ces phénomènes ? Et quelles solutions ? Vous avez déjà évoqué dans les médias l’exemple des musées allemands, avec des plaques explicatives détaillées.
N. Offenstadt :

Je pense que le débat est très mal posé en France depuis longtemps : les gens pensent qu’en faisant tomber une statue ou en effaçant un nom de rue, on efface l’Histoire. Mais c’est complètement faux : c’est considérer que l’espace public actuel est l’Histoire. Or, il est le cumul de choix mémoriels de différentes générations. D’ailleurs, ça ne coïncide pas toujours : vous avez parfois tout et son contraire sur une place publique. Le problème posé, qui est souvent une attaque de la droite réactionnaire, est de dire qu’on efface l’Histoire comme s’il n’y avait qu’une seule Histoire qui se serait déployée tout naturellement, et que les places publiques ne transcriraient qu’un récit évident. Mais c’est totalement faux, et cela biaise d’emblée le débat. Les places publiques sont le cumul de mémoires différentes, parfois contradictoires, discutables à chaque époque. Et avec des rues débaptisées depuis longtemps et à chaque époque. On ne cesse de débaptiser des noms de rues lorsque des municipalités changent de majorité : regardez le nombre de rues dans les anciennes communes communistes débaptisées lorsque celles-ci sont passées à droite ! Le problème n’est donc pas du tout de changer la mémoire car, par définition, la mémoire change tout le temps : même les mémoires douloureuses n’ont pas un parcours uniforme. L’histoire, au sens évoquée, s’écrit ailleurs, plus sereinement souvent.

Donc le problème est mal posé : la vraie question est « quel choix voulons-nous faire dans le passé ? » Si je vote pour une statue, je ne vais pas voter comme historien, ça serait ridicule. Je voterai en tant que citoyen : je préférerais largement une place Jean Jaurès à une place Charles de Gaulle, mais ça n’est pas un avis d’historien -car, en tant qu’historien, Charles de Gaulle m’intéresse tout autant que Jean Jaurès. Mais en tant que citoyen, je fais des choix mémoriels en fonction de mes valeurs. Il faut que les citoyens sachent le mieux possible qui sont ces personnes pour faire leur choix, mais ça n’a rien à voir avec de l’Histoire, mais avec un choix mémoriel collectif des valeurs que nous voulons incarner.

Aussi, qu’est-ce que ça veut dire que de féminiser les noms de rue ou le Panthéon ? On ne se prononce pas sur l’Histoire des femmes, mais sur la manière dont l’on veut aujourd’hui, collectivement, faire parler le passé. C’est pour cela que c’est ridicule et malhonnête de dire qu’on veut effacer l’Histoire. C’est en fait une attaque politique conservatrice qui veut faire croire que l’Histoire est intangible, et que l’espace public se serait transmis de manière toute aussi intangible qui aurait été un média neutre d’une représentation de l’Histoire figée. Comme si l’Histoire avait été écrite une bonne fois pour toute, et que les gouvernements successifs depuis l’Ancien régime n’avaient fait que mettre en scène publiquement ce récit, et qu’attaquer les statues détruirait ainsi toute une Histoire naturelle. Rien en va ici : il n’y pas d’Histoire naturelle, et pas d’effacement de l’Histoire. Vous pouvez enlever toutes les statues de Napoléon, il sera toujours présent dans les archives, les bibliothèques, les expositions, les colloques de recherche, etc. Mais glorifier ou non certains aspects de Napoléon est un choix collectif, et il n’y a rien qui s’impose ! Il faut accepter que ces questions de statues et de noms de rue ne construisent, ni ne changent l’Histoire, même si l’on utilise des éléments historiques pour s’informer et que ça m’intéresse, en tant qu’historien, d’aller voir qui on célèbre et pourquoi. Il est urgent de revoir le débat tel qu’il est posé actuellement.

LTR : Il y a quand même des personnages de l’Histoire présents dans les archives, mais qui sont moins présents dans l’imaginaire et dont on va moins parler car justement, il n’y a pas cette représentation dans l’espace public. Je pense notamment à Maximilien Robespierre ou à la mémoire du Second Empire. D’autre part, sur le déboulonnage des statues : quand on pense à Jean-Baptiste Colbert, là où l’historien peut peut-être être utile, c’est pour remettre en contexte et éviter les anachronismes.
N. Offenstadt :

Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure : je pense que toutes ces décisions peuvent être prises, mais il faut un travail préalable d’information. Effectivement, il faut que toutes les formes de changement d’espace public puissent être informées, fondées sur une parole historienne visant à éclairer et non pas à surplomber la décision. Pour autant, je ne vois pas du tout pourquoi une société ne pourrait pas se dire « et pourquoi Colbert ? ». La question des jeunes générations sur les statues de Colbert est légitime. Je n’ai pas de réponse à apporter, mais je trouve cela assez insupportable de la part de la droite conservatrice de dire qu’on n’aurait jamais le droit de remettre en question. Même si cela peut être vu comme maladroit ou déplaisant, je considère comme légitime de se réinterroger – et heureusement, que les jeunes générations réfléchissent autrement sur l’écologie, les rapports femmes-hommes ou autre, car sinon ça serait catastrophique ! Il n’y a pas de raison pour qu’elles ne posent pas de questions sur le rapport au passé également, et qu’elles aient envie de nouveaux héros, de faire autrement, ou pas. Ça ne veut pas dire que je vais accepter les arguments donnés ou que je ne vais pas essayer de donner des éléments d’historien, mais poser dès le départ comme illégitime le fait de réinterroger l’espace public me paraît extraordinairement conservateur et figé sur le rapport au passé. Heureusement qu’émergent de nouveaux héros ! Pas seulement par la mémoire, d’ailleurs : les historiens aussi font émerger des gens que l’on ne connaissait pas, peu, ou différemment. On découvre ou redécouvre tout le temps des héros de la Résistance ou de la Commune, donc on se peut se poser la question de savoir s’ils ne sont pas aussi dignes de louanges ou de présence dans l’espace public que d’autres.

LTR : Est-ce que vous trouvez intéressant, par exemple, ce qu’a fait la mairie de Rouen avec la statue de Napoléon devant l’Hôtel de ville ? Cette statue avait été enlevée pour restauration, et un vote local a été organisé pour savoir quelle statue mettre à la place, et les Rouennais ont décidé de garder la statue de Napoléon…
 N. Offenstadt:

J’y ai participé. J’ai été invité à Rouen avec d’autres historiens : ils ont fait un travail remarquable qui était tout à fait dans l’esprit dans ce que je viens de dire. On a eu un podium, parmi d’autres tables-rondes, avec quelques autres historiens, et on nous a demandé d’avoir la discussion que nous sommes en train d’avoir ici. On a fait ça avec le maire de Rouen, et il y a eu d’ailleurs toute une série d’autres discussions : je suis intervenu sur les questions de mémoire, mais il y a aussi eu des collègues plutôt spécialistes de Napoléon. C’est un travail assez unique en France, à mon avis, car ça correspond exactement à l’idéal, d’éclairer par tout un ensemble de forums citoyens une question de mémoire dans l’espace public. C’était ouvert à tout le monde, nous avons parlé une heure et demie avec des collègues, des journalistes étaient présents, et chacun a pu donner arguments et contre-arguments. Les gens ont pris une décision mais ont eu dans la période pré-consultation tous les éléments pour faire un choix. J’ai trouvé le processus excellent : ce qu’ils ont fait est un modèle à suivre, et le fait que la mairie ait « perdu » -un projet alternatif était d’installer une statue de Gisèle Halimi – prouve, quelque part, que ça a été bien fait car la mairie n’a pas imposé ses arguments. Mais même si on aurait pu faire des améliorations, je pense qu’un Rouennais intéressé par le débat et sans idées pré-conçues a pu, avec le processus qui a eu lieu, faire un vrai choix.

LTR : Que pensez-vous de la manière d’enseigner l’Histoire dans l’éducation nationale aujourd’hui ? Est-ce un enseignement de l’Histoire ou une transmission de mémoire ?
N. Offenstadt :

On a la chance en France d’avoir beaucoup de liens entre la recherche et l’enseignement secondaire. Dans d’autres pays, les formations sont séparées : en Allemagne, si vous voulez être enseignant du secondaire, il faut aller en faculté de pédagogie, vous êtes moins en contact avec ceux qui deviendront professeurs d’université (en Histoire, en tout cas). Ici, je vois tout le temps des collègues du secondaires, avec des conférences, des réunions, des formations, etc. Donc l’idée de séparer l’université et le secondaire où on aurait une Histoire un peu plus figée, classique, ça ne marche pas en France. Chaque enseignant se tient plus ou moins au courant de l’actualité de la recherche, mais je pense qu’on a un enseignement secondaire très en prise avec les questions mémorielles et de recherche, et qu’il faut défendre et fortifier cet aspect du modèle français de transmission scolaire. Il n’est pas parfait, il n’y a notamment pas assez d’heures pour l’histoire-géographie, mais cette structure de coopération me paraît quand même très porteuse.

Références

L’histoire bling bling, Nicolas Offenstadt (2009)

L’histoire au présent, Nicolas Offenstadt (2014)

L’Historiographie, Nicolas Offenstadt (2017)

Zemmour contre l’histoire, Textes écrits par un collectif d’historiennes et d’historiens rassemblant : Alya Aglan – Florian Besson – Jean-Luc Chappey – Vincent Denis – Jérémie Foa – Claude Gauvard – Laurent Joly – Guillaume Lancereau – Mathilde Larrère – André Loez – Gérard Noiriel – Nicolas Offenstadt – Philippe Oriol – Catherine Rideau-Kikuchi – Virginie Sansico – Sylvie Thénault (2022). 

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Se préparer à l’effondrement du système financier et à ses conséquences économiques

Il s’agit d’augmenter autant que les forces contraires le permettent la résilience du système bancaire en réduisant ses liens avec les acteurs de la finance parallèle les plus spéculatifs et les moins contrôlables et en le recentrant sur sa mission historique et socialement utile : financer l’économie. Comme le montre excellemment Adair Turner : le mal n’est pas l’endettement mais l’endettement qui n’a pas pour contrepartie une création de richesse nouvelle, l’endettement spéculatif qui se traduit seulement par la hausse du prix des titres de propriété. Il n’est pas de moyen plus efficace de préparer le système bancaire à affronter la tempête et de le préserver de l’effondrement. Le traitement de la spéculation immobilière, vue son importance doit donc faire l’objet d’une attention toute particulière.

Se préparer au blocage du système financier global

Le blocage du système financier, quelles que soient les précautions prises, signifiant aussi celui de l’économie, un dispositif de financement relais deviendra nécessaire. Construire un tel dispositif par le recyclage de l’épargne des Français – très importante – sur le modèle existant avant la loi bancaire de 1984 et les vagues de privatisations qui suivirent est donc indispensable pour éviter l’aggravation de la stagnation économique et l’envolée du chômage qui ne manquerait pas de suivre un nouveau Krach et contourner les probables mesures de retardement du système financier, passé maître chanteur depuis longtemps.

Cette restructuration du système financier serait accompagnée d’une politique interventionniste et de relance par l’investissement à laquelle seront associées les collectivités territoriales, acteurs économiques majeurs malmenés sous les trois derniers quinquennats. Ainsi avec des dépenses d’investissement de 45,5 milliards d’euros en 2018, les collectivités territoriales sont-elles, de très loin, le premier investisseur public français. Quant à leurs dépenses de fonctionnement – 169 milliards d’euros en 2018 – elles sont le stimulant permanent de l’économie locale. Leur rôle économique, très difficilement repérable dans la comptabilité publique, est non seulement ignoré mais freiné par la politique budgétaire des gouvernements qui se succèdent depuis quinze ans. Outre les dépenses et les investissements classiquement pris en compte par les budgets, existent en effet, tout un ensemble de partenaires économiques qui ne sont pas recensés comme agissant pour le compte des collectivités territoriales : concessionnaires, entreprises publiques locales, sociétés d’économie mixte, offices divers etc.

A noter, vu l’importance dans les budgets des collectivités, des travaux publics et des services exécutés par des acteurs locaux que ces dépenses figurent parmi les moins génératrices d’importations.

Cette politique d’investissement serait accompagnée d’un soutien indirect à la consommation à travers le développement du service public, des aides aux dépenses contraintes qui pèsent le plus sur les classes populaire et une bonne partie des classes moyennes.

S’y ajouteraient des dispositions visant à combattre l’évasion fiscale, à inciter les multinationales à investir et créer des emplois en France, ce qu’elles ne font guère aujourd’hui à la différence des multinationales américaines, italiennes ou allemandes.

Redéployer la politique européenne

Il s’agit simplement de la rendre moins défavorable à la France qu’actuellement.

Outre le traitement des questions relatives à la politique de relance déjà évoquées, il importe de revoir le partenariat français « privilégié » avec l’Allemagne et de réviser les mécanismes plus ou moins conformes aux Traités qui, a l’usage, sont apparu très pénalisant pour la France. Cette dernière étant le second contributeur au budget européen derrière l’Allemagne – principal bénéficiaire, lui, du système – il serait logique de moduler sa contribution en fonction des progrès de la révision de cette situation inacceptable.

Débloquer les institutions politiques en les démocratisant

De son séjour aux USA, l’aristocrate Tocqueville avait tiré la conclusion que la supériorité de la démocratie américaine sur l’aristocratie était de permettre la correction des erreurs. « Le grand privilège des Américains, écrit-il, est de pouvoir faire des fautes réparables(1) ».

La caractéristique de l’oligarchie technico-financière installée au cœur de l’Empire, c’est précisément, au nom de sa supériorité intellectuelle, de son incroyable réussite financière et politique d’avoir construit un système de domination non réparable dans le cadre institutionnel, s’assurant ainsi une assurance tous risques contre les égarements démocratiques. Et c’est l’efficacité même de cette défense qui la perd.

N’étant pas réparable, la « démocratie libérale occidentale » doit donc être remplacée. Par quoi, toute la question est là ?

Les expériences du socialisme non démocratique stalinien et plus encore du fascisme dans l’entre-deux-guerres, laissent à penser que laisser la « démocratie libérale » suivre sa pente c’est conduire la démocratie à sa perte.

Rappelons une fois encore Polanyi : « On peut décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques ».

Aujourd’hui, les mouvements populistes les plus nombreux, dans de nombreux pays déjà au pouvoir, n’ont rien d’anti libéraux, au contraire, ils reprochent plutôt à leurs adversaires de ne pas l’être assez. Beaucoup par contre se passeraient de la façade démocratique affichée par les néolibéraux aux affaires, vue comme une complication inutile. Ce sont, comme nous l’avons dit, avec des nuances qui tiennent aux situations et plus encore à leurs adversaires, des mercantilistes, plus ou moins agressifs à l’extérieur et autoritaires à l’intérieur.

Vu les difficultés de beaucoup de pays européens à dégager des majorités de gouvernements stables, le malaise et les bouillonnements sociaux entretenus par une crise qui n’en finit pas de finir, il est probable que les coalitions, libéraux de droite-populistes, prospèrent. La constitution consulaire de la France ne l’en protègera pas, ce pourrait même être son talon d’Achille. En effet, si l’élection d’une représentante du Mouvement National aux élections présidentielles est peu probable, celle du leader d’une coalition à laquelle participeraient l’extrême droite et d’autres forces encore non identifiées ne l’est pas du tout. Pour accéder au pouvoir, une majorité relative des inscrits au second tour suffit.

On prendra alors conscience de l’effet amplificateur du mode de scrutin majoritaire, même à deux tours. Le propre des modes de scrutin est d’avoir des effets contraires selon les situations dans lesquelles ils sont appliqués. On réalisera aussi les dérives qu’autorise une constitution consulaire, sans parler des lois sécuritaires votées ces quinze dernières années.

Si la démocratie néolibérale est la tentative de concilier légitimité démocratique et une légitimité mercantile qui s’imposerait à la démocratie, constatons que le projet a échoué par deux fois en un siècle et demi. Preuve, non seulement que démocratie et néolibéralisme sont incompatibles mais qu’on ne peut sortir du piège sans dégâts.

On en est revenu à la situation de l’entre-deux-guerres : la recherche d’une solution populiste autoritaire à la faillite du néolibéralisme. Autant dire reculer pour mieux sauter, car elle ne permettrait ni le déblocage économique, ni de stopper la dérive financière explosive actuelle. Encore moins de restaurer la confiance dans les institutions républicaine et la foi en l’avenir. Ce que seul, comme alors, un nouveau New Deal permettrait.

Le premier acte de renaissance populaire d’une social-démocratie crédible serait à gauche, de cesser les palinodies de la « troisième voie » et de hisser le drapeau de l’état providence interventionniste, délivré du carcan libéral de l’UE et des jeux de pouvoir de l’oligarchie.

Le drapeau de l’Etat en charge de l’avenir de la nation, de son indépendance dans les domaines essentiels : la défense certes, mais aussi en matière de nourriture, de recherche fondamentale et de développement, de prévention des calamités naturelles et des pandémies, charges aujourd’hui abandonnées aux emballements de marchés qui ont eu tort.

D’où la nécessité de redonner vie à la démocratie représentative et aux institutions parlementaires qui restent – malgré l’étendue de leur démission – le lieu le plus légitime d’expression de la souveraineté populaire. La nécessité aussi de rompre avec des institutions colonisées par les intérêts privés, de rétablir la division des pouvoirs et de sortir le Parlement du rôle de chambre d’enregistrement auquel il a été réduit avec sa complicité.

Tel est l’esprit de l’esquisse de programme de réforme qui suit. Un programme a minima, dans la mesure où un traitement au fond du malaise supposerait une révision constitutionnelle que l’état des forces politiques actuel rend très improbable. Un programme « d’avant naufrage » en quelque sorte, qui ne permettra pas de l’éviter mais qui pourraient en atténuer les effets les plus calamiteux et faciliter, le moment venu, la reconstruction démocratique d’une société de citoyens.

Esquisse de programme politique pour gros temps
  • Assurer la résilience du système bancaire
  • Réduire sa dépendance à la finance parallèle
  • Limiter strictement le financement bancaire aux opérations de fusion- acquisitions des grandes entreprises.
  • Limiter strictement le financement des « hedges funds », tous domiciliés dans les paradis fiscaux, en limitant le levier bancaire à 5 ou 6.
  • Publier obligatoirement dans une annexe au bilan des banques leurs interdépendances avec la finance parallèle, ainsi que la liste et les caractéristiques des « véhicules d’investissements spécialisés(2) ».
  • Interdire l’usage de véhicules de titrisation immobilière par les banques.
  • Adopter la solution britannique pour le séparation bancaire.
  • Réviser la liste officielle des paradis fiscaux et imposer aux établissements financiers qui y sont domiciliés la publication des moyens nécessaires à leur activité.
  • Imposer un ratio de levier de 10%(3) et moduler le montant autorisé des prêts en fonction de leur affectation à la création de richesses selon qu’elles sont nouvelles ou non(4).
  • Généraliser l’obligation de passage par une plateforme de compensation pour l’ensemble des produits dérivés(5).
  • Interdire les prêts immobiliers spéculatifs, dans les zones tendues, à partir d’un montant à définir par la loi.
Financement et pilotage de l’économie

Le but est de réorienter l’activité bancaire vers le financement de l’économie.

  • Par la réduction des activités à caractère spéculatif : Augmentation de la taxe existante sur les transactions financières, taxation du trading haute fréquence, interdiction de la titrisation immobilière sauf pour des opérations d’intérêt public.
  • Par l’obligation de consacrer 50% des prêts bancaires aux entreprises (avec un minimum pour les PME, très petites entreprises et start up).
  • Par la taxation des financements immobiliers à but spéculatif, le financement de plans publics de logement, le renforcement de l’aide personnalisée au logement.
  • Par le renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale en supprimant totalement le « verrou de Bercy » et en donnant un droit d’initiative à la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF).
  • En recréant un puissant circuit de collecte de l’épargne destinée au financement de l’économie et de l’immobilier nouveau non spéculatif, autour de la CDC, la BPI, la Banque Postale et éventuellement des banques partiellement ou totalement nationalisées.
  • En dynamisant le rôle économique des collectivités locales : suppression des restrictions de dépenses, augmentation significative de la DGE, remplacement du formalisme comptable de la cour des comptes et des chambres régionales par une expertise tenant compte des investissements.
  • En réduisant progressivement puis en supprimant les aides ou exonérations fiscales liées à la « politique de l’offre » qui ont montré leur inefficience et contrôler leur utilisation par les bénéficiaires.
  • Lancer un grand emprunt national destiné au financement d’un programme de grands travaux, réseau et moyens destinés aux transports en commun (ferroviaire particulièrement), les économies d’énergie et globalement de la transition écologique.
  • Lancer un programme de remise à niveau du système hospitalier tant en matière foncière que de moyens que d’équipement et d’effectifs.
  • Mettre en place un système d’aides au pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes par l’amélioration de services publics à la vie courante.
  • Moduler la fiscalité applicable aux Firmes Multi Nationales en fonction des investissements et emplois créés ou maintenus en France(7).
Politique européenne
  • Renoncer au mirage du « couple franco-allemand » et rechercher les convergences d’intérêts communs avec l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce.
  • Moduler le versement de la contribution financière de la France aux avancées en matière de :
  • 1. Remplacement du Système européen de stabilité financière par un financement direct de la BCE.
  • 2. Dumping fiscal entre partenaires européens. Une conférence des Chefs d’Etats annuelle, sur ce sujet sera tenue.
  • 3. De réduction des déficits et excédents en matière d’échanges de marchandises et de services intra européens(8).
  • 4. De réduction de l’excédent budgétaire allemand(9).
  • 5.De révision de la parité de l’euro, notamment par rapport aux autres monnaies(10). De création d’euros-bonds et de mise en œuvre du plan européen d’investissement.
  • De contrôle de la circulation des capitaux spéculatifs en Europe(11).
Débloquer les institutions politiques

Restaurer la démocratie délibérative suppose de :

  • Redonner du pouvoir au Parlement
  • 1. Par les élections
  • Faire précéder l’élection présidentielle des élections législatives.
  • Remplacer, pour les élections législatives, le scrutin majoritaire par une élection à la proportionnelle dans des circonscriptions infra départementales.
  • Revenir à l’égalité des temps de parole médiatiques (y compris les média privés) pour les candidats aux élections présidentielles.
  • 2. Restaurer le débat parlementaire
  • Redonner du temps de parole aux parlementaires et mieux répartir ce temps.
  • Renforcer les moyens d’expression des minorités(12).
  • 3. Autres mesures
  • Subordonner l’exercice du droit du gouvernent à limiter l’examen de ses projets de loi à la démonstration de l’urgence.
  • Réduire l’emprise du Conseil constitutionnel et de la haute bureaucratie sur le fonctionnement du Parlement.
  • Réformer totalement la loi LOLF dont l’organisation nuit à la compréhension des choix budgétaires du gouvernement et rend plus difficile une bonne allocation des crédits.
  • Réformer le mode de mise en œuvre de l’article 40 de la constitution en limitant son exercice au gouvernement et aux présidents des assemblées par des décisions écrites motivées, en réduisant l’extension de la notion de « charges publiques » à celles de l’Etat.
  • Supprimer la « règle de l’entonnoir » qui, pour gagner du temps, obsession des modernisateurs et des responsables des assemblées, revient à tourner la règle de la double
  • Dissoudre l’Etat collusif
  • Limiter les possibilités de pantouflage et les aller-retours entre haute fonction publique et emplois dans le privé.
  • Revoir le mode de nomination dans les grands corps en organisant la formation de ses membres en deux temps – ENA, puis après un temps d’expérience sur le terrain, Institut spécialisé – et en réduisant le nombre de nominations au tour extérieur.
  • Modifier le mode de nomination du gouverneur de la Banque de France de manière à assurer son indépendance par rapport au lobby bancaire.
  • Renforcer l’ingénierie publique de manière à réduire la dépendance de l’état à l’expertise privée.
POUR CONCLURE

 Le choix est donc clair ou attendre le naufrage en espérant qu’il ne viendra pas, ou s’y préparer, car il aura lieu vu l’incapacité des responsables politiques et financiers au pouvoir à y faire obstacle.

Quand aura-t-il lieu ? Sans préavis ou après avoir expérimenté une forme de néolibéralisme autoritaire de droite extrême ? Nul ne le sait mais là n’est pas l’essentiel.

Ce qui importe pour ceux qui n’entendent pas être lâchement surpris c’est d’œuvrer à la constitution du socle politique de la renaissance d’une gauche social-démocrate interventionniste, fermement anti-néolibérale et rejetant le carcan européiste. Sans cette refondation sociale-démocrate aucun changement substantiel ne sera possible.

Un socle qui devrait pouvoir s’élargir à ceux qui, à droite, continuant à se faire une certaine idée de la France supportent mal de la voir rétrogradée au rang de puissance subalterne contrôlé par d’autres intérêts que les siens.

L’Histoire n’attendra pas, ou le radeau du Titanic libéral naufragé trouvera son salut dans une alliance avec une forme de populisme autoritaire ou il sera remplacé par une social- démocratie capable de confiner la concurrence à la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter, une social-démocratie capable de porter un idéal collectif de liberté, d’égalité et de fraternité. Capable, en un mot, de donner corps à la République sociale à laquelle aspire une large majorité de Français.

Références

(1)Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

(2)« Le bilan social de l’accroissement de l’activité intra-financière est négatif. Un système plus complexe d’intermédiation de crédit a rendu le système financier plus instable et la crise plus probable, et, en facilitant la création de crédit, il a aggravé le poids du surendettement après la crise », Adair Turner.

(3) « Le discours des banquiers sur leurs pratiques est complétement délirant. Les banquiers pensent qu’il faut avoir le moins de fonds propres possible, pour avoir le plus haut rendement du capital, comme ça ils gagneront plus d’argent, Toute la littérature montre qu’ils ont tort (en réalité, plus les banques sont capitalisées, plus elles ont de valeur, plus elles font de profit, etc.…) Ils se font une image de leur activité qui est déformée. Ils vivent sur des représentations qui sont fausses. Et ces représentations se diffusent au management », Pierre Charles Pradier Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Co-directeur LabEx ReFi (Audition sénatoriale).

(4)– L’objectif ne peut être seulement de stabiliser le système, de régler la question des établissements systémiques mais « de gérer la quantité de crédit et d’influencer son allocation dans l’économie réelle », Adair Turner.

(5) « 7 % des produits dérivés servent l’économie. Donc 93 % de ces produits servent à spéculer ou faire des jeux qui ne servent à rien pour l’économie réelle. Taxer la production spéculative de dérivés ou forcer tous les produits dérivés à passer par des chambres de compensation : vous réduisez aussitôt tous les produits non liquides », Jean- Michel Naulot.

(6 et 7) La particularité des FMN françaises par rapport aux autres (notamment américaines) est d’investir et de créer des emplois à l’étranger en rapatriant les bénéfices. Selon le CPII, en effet, l’économie française se distingue par l’importance de l’implantation à l’international de ses entreprises. Elles employaient en 2014, six millions de personnes à l’étranger contre, par exemple 5 millions pour les entreprises allemandes dont le PIB est supérieur de 50 % à celui de la France, 1,8 million de personnes pour l’Italie. Une tendance qui s’est accentuée puisque de 2007 à 2014, le chiffre d’affaire et le nombre d’employés des multinationales françaises ont cru deux fois plus vite que dans les multinationales allemandes et italiennes.

(8) Il est significatif que le principal partenaire commercial pour les exportations de biens des pays de l’UE (2016) soit un autre membre de l’Union, à l’exception de l’Allemagne, de l’Irlande, du Royaume-Uni et de quelques très petits états, qui privilégient les États-Unis. Significatif aussi que les échanges de la France avec l’Allemagne soient structurellement déficitaires, que les balances commerciales avec les autres pays européens de l’Allemagne et les Pays bas soient excédentaires quand les autres sont déficitaires. Les écarts se creusent même pour l’Allemagne dont l’excédent commercial avec l’ensemble de ses partenaires européens était de 160,3 milliards d’euros en 2017.

(9) L’excédent allemand représente 9% de son PIB. S’il n’était que de 6%, cela permettrait d’injecter 90 milliards d’euros en plus dans la zone euro, par le biais d’une hausse des salaires ou en augmentant les dépenses publiques allemands. (Romaric Godin Audition sénatoriale)

(10) Le fait que l’euro soit légèrement sous-évalué compte-tenu de la structure de l’économie allemande lui a permis de booster ses exportations dans un contexte où les partenaires commerciaux allemands en Europe ne pouvaient pas dévaluer leur monnaie. La monnaie unique permet à l’Allemagne, non seulement de dégager des excédents beaucoup plus forts que ses voisins européens mais d’investir ensuite son épargne sans crainte dans le reste de l’Europe. Ainsi, dans son étude « External Sector Report » de 2017, le Fonds monétaire international calcule que l’euro était sous-évalué d’environ 18% pour l’Allemagne et surévalué de 6,8% pour la France. (Res Publica Note 20/08/2018).

(11)« Actuellement, le principe de libre circulation des capitaux coûte fiscalement à la France entre 60 et 80 milliards d’euros. On peut retrouver une base fiscale contrôlable, en disant aux gens : « Si vous voulez acheter une entreprise, vous pouvez faire circuler vos capitaux, mais si c’est pour spéculer, non », Jacques Sapir.

(12) La dynamisation du débat public passe par la suppression de la règle actuelle distribuant le temps de parole entre les groupes à proportion de leurs effectifs comme si, plus on est nombreux plus on a de choses intéressantes à dire, ce qui est loin d’être prouvé. Que la règle majoritaire soit privilégiée pour les prises de décision, qu’elle le soit à ce point – même en tant que majorité relative- dans les débats, une autre. Quand le gouvernement dispose du soutien de la majorité dans une assemblée, les projets de loi et les propositions qu’il soutient sont défendus par le ministre en séance, le rapporteur et le groupe majoritaire, ce qui a un effet plus soporifique que stimulant. Quand ce n’est pas le cas, le gouvernement qui dispose d’un temps de parole aussi important qu’il le souhaite pour présenter ses projets et répondre aux critiques, dispose du soutien des groupes de la majorité présidentielle. Autant dire que, dans ce cas non plus, l’expression de points de vue hétérodoxes n’en est pas facilitée. Il est donc souhaitable d’accorder forfaitairement un minimum décent de temps d’expression aux minorités ou de répartir le temps entre groupes pour partie à égalité, pour une autre proportionnellement à leurs effectifs.

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Un système financier en surfusion au bord de l’implosion, une stagnation économique structurelle aggravée par la pandémie de Covid-19 et dont on n’entrevoit pas la fin, une crise sociale se transformant progressivement en sécession civique, un système politique bloqué, totalement incapable d’apporter le début d’une réponse à cet ensemble de défis, telle est la situation française et de la plupart des pays de l’empire américain.

Faute de réponse politique il faut craindre, à moyen terme, une explosion aux effets incalculables déclenchée par un évènement imprévisible. Le système est si instable que tout est possible. Si la crise reste rampante, vu l’état de la Gauche de gouvernement, largement déconsidérée et sans projet crédible, le plus probable est le remplacement de la « démocratie néolibérale » centriste par des régimes mercantilistes plus ou moins nationalistes et agressifs à l’extérieur, portés par des régimes autoritaires, résultant de coalitions de libéraux et de populistes de droite plus ou moins extrême. Une solution instable aussi dans la mesure où l’action socialement dissolvante du néolibéralisme serait toujours là, avec en plus l’ombre d’un autoritarisme qu’on pensait disparu.

Que faire ?

Vu de Sirius, la réponse est simple : le contraire de ce qui a été fait ces cinquante dernières années, autrement dit reconstruire ce que la Grande transformation néolibérale a détruit, qu’il s’agisse du système financier et de ses finalités, de l’équilibre social, de l’Etat providence interventionniste.

Le hic, c’est qu’un tel programme, même par étapes graduées n’a aucune chance de recevoir le moindre commencement d’application en l’absence d’une crise majeure.

A ce jour en effet, et pas plus dans un avenir proche, aucune majorité politique, aucun gouvernement libéral n’aura même l’idée de le faire. Quand bien même l’aurait-il dans un pays – à l’exception peut-être, des USA – les intérêts et les forces politiques sont trop imbriqués pour que le projet puisse prospérer. Le piège s’est refermé. L’oligopole financier mondial aux commandes contrôle par ses obligés nationaux des pans suffisamment importants de l’économie pour neutraliser toute tentative un peu sérieuse de réforme, comme il en fut de celles adoptées pourtant par le G20 après la crise de 2008. Il faut se rappeler aussi la manière dont Bruxelles et Francfort ont réduit la Grèce – berceau de la civilisation qui porte le nom d’une de ses princesses mythologiques – à la misère uniquement pour l’exemple et le salut des banques allemandes et françaises.

Le filet des engagements réciproques consignés dans des traités trompeurs, les intérêts croisés sont tels que la réussite de la plus petite réforme de rupture est devenue impossible. Alors les réformes substantielles !

Adam Tooze, au terme d’une analyse fouillée de la dernière décennie va plus loin. Pour lui les crises multiformes qui se succèdent depuis 2008 sont les multiples épisodes et facettes d’une seule et même crise : celle de l’empire américain. Pour être le plus voyant, le krach financier et ses suites ne sont que des pièces de ce vaste ensemble politique, économique et géostratégique. Il n’y a pas d’un côté le système financier dont on peut décortiquer la mécanique, les ratés responsables de la crise, suivies de réformes pour en éviter la répétition, et de l’autre la sphère économique, sociale et politique subissant un processus qui la domine. Il n’y a pas le krach financier, ses conséquences et comment faire pour qu’il ne se reproduise pas, mais des mécaniques financière, économique, géopolitique, sociale et politique qui, ensemble, font système. C’est à ce niveau qu’il faut penser l’évolution de la situation puisque, encore une fois, le système financier néolibéral et ses excès, la stagnation économique, le chômage de masse, l’explosion des inégalités sociales, la dérive oligarchique des organisations sociale et politique, la sécession des citoyens, qu’elle qu’en soit la forme – absentéisme électorale ou « populisme » – ne sont pas séparables. Penser pouvoir traiter un symptôme sans modifier la mécanique qui l’a produit est une illusion.

On aimerait donner raison au lucide Jean-Michel Naulot pour qui « La seule question valable ne consiste pas à se demander : que ferait-on en cas de nouvelle crise ? Mais bien comment l’anticiper pour la prévenir ? » Sauf que les forces politiques susceptibles de soutenir un tel programme, à ce jour, restent introuvables. Tant que la crise ne sera qu’une probabilité, même très forte, et tant qu’existera un espoir de sauver le nouveau Titanic néolibéral, parmi ses armateurs, ses assureurs, ses officiers, les passagers de première classe, sans parler de la masse des fatalistes, l’attentisme primera. L’urgence n’est pas de rédiger une illusoire ordonnance de prescriptions permettant de sortir du piège mais de réveiller et de rassembler les forces susceptibles de soutenir un tel programme.

Le problème n’est pas technique, il est politique.

« Les fondements du système monétaire moderne sont politiques, on ne peut y échapper, rappelle Adam Tooze (…) L’argent et le crédit tout comme la structure du secteur financier qui les chapeaute, sont créées par le pouvoir politique, des conventions sociales et les règles juridiques, contrairement aux chaussures de sport au Smartphone et au baril de pétrole. La monnaie fiduciaire est au sommet de la pyramide monétaire moderne. Créée et sanctionnée par les Etats, elle ne repose sur rien si ce n’est son cours légal ».

Le système bloqué actuellement en place n’est pas le produit du destin mais d’une politique. Les transformations permettant de le débloquer seront celles issues d’une autre politique. Qu’aucun programme de changement ne puisse aujourd’hui aboutir, faute de forces politiques suffisantes pour le soutenir, n’est pas une invitation à attendre passivement mais à se préparer au naufrage inéluctable. S’y préparer pour limiter les dégâts et ménager l’avenir.

Le mode de traitement calamiteux du krach de 2008 est une invitation à ne pas répéter l’erreur de croire que quelques bricolages du système financier dispenseraient d’une réforme complète du système néolibéral global.

Au niveau d’un pays comme la France, s’y préparer appelle à la fois la révision des modalités de fonctionnement du système financier et du financement de l’économie réelle ; une politique de relance économique et le déblocage des institutions politiques qui les conditionne ainsi que de faire face démocratiquement aux conséquences de la crise et conduire les révisions institutionnelles appelées par la situation.

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La tentation populiste

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La crise de la « démocratie libérale » n’est évidemment pas spécifique à la France. En Europe, en particulier depuis une quinzaine d’années, la chronique politique se nourrit des succès de l’extrême droite, parfois de la gauche antisystème et plus globalement de ce que la pensée mainstream appelle « populisme ».

Succès en termes de suffrages et, de plus en plus, de sièges : Rassemblement National en France (Présidentielles et dernières élections européennes où il arrive en tête devant tous les autres partis, y compris celui du président), Vox en Espagne, AfD en Allemagne qui marque des points début septembre puis en octobre 2019 aux élections régionales dans quatre Länder de l’ex RDA, Vrais Finlandais en Finlande, Aube dorée en Grèce, PDS Slovène, etc.

Des gains en termes de pouvoir dans des coalitions avec la droite comme en Autriche, avec le centre (Estonie), avec des formations de gauche antilibérales, comme la Ligue avec Cinq étoiles en Italie, etc.

Sans compter les partis de droite extrême déjà au pouvoir en Pologne, Hongrie ou, comme en Slovaquie, y participant au sein d’une coalition hétéroclite.

Le plus spectaculaire cependant est venu de là où on l’attendait le moins, des parrains du néolibéralisme mondialisé :  Royaume-Uni et USA.

Le Royaume-Uni du « Brexit » qui place, peu après, en tête des européennes l’UKYP de Nigel Farage.

Les USA avec l’élection de Donald Trump arrivé au pouvoir au nom d’America first et sous les quolibets des « auto-satisfaits du prêt-à-penser politique » pour parler comme Christopher Lasch, grâce au ralliement des électeurs, traditionnellement démocrates, des états industriels de la Rust Belt, en plein désarrois.(1)

Même la « Belle Province » canadienne a apporté sa contribution au « chamboule tout » avec la victoire aux élections provinciales, contre les appareils en place, de la Coalition avenir Québec (CAQ) et l’élection d’un Premier ministre – François Legault – « hors normes ».

S’il refuse l’étiquette de « populiste », constatons qu’il a d’abord été élu contre les appareils en place et sur un programme de renforcement des spécificités québécoises.

Une essence insaisissable

Si le « populisme » s’est installé partout, on ne sait pas pour autant quel produit politique cette étiquette désigne. Jusque-là aucune des nombreuses tentatives de définition de ce que pourrait-être son essence n’est convaincante. Aucune soi-disant spécificité du populisme ne se retrouve dans tous ses avatars réels, beaucoup n’étant qu’une variante libérale.

La marque du populisme serait la volonté de fonder sa légitimité sur le peuple. Sauf que c’est le cas de toute démocratie, qu’elle soit libérale ou interventionniste. Quelle force politique, à un moment ou un autre de son histoire n’a pas invoqué la voix du peuple contre ceux qu’elle aspire à remplacer, en un mot, n’a pas fonctionné sur le mode populiste ?

Ainsi, paradoxalement, la Ve République gaulliste, plébiscitaire, autrement dit « populiste » des premières années – ce qui lui fut vivement reproché par les Républicains historiques d’alors – malgré les apparences était nettement plus démocratique que la Ve République crépusculaire actuelle qui n’hésite pas à passer par pertes et profits un référendum dont les résultats pourtant sans appel, lui déplaisent.

La première se préoccupait de problèmes essentiels (décolonisation de l’Algérie, mode d’élection du président de la République, caractère bicaméral ou non du régime…), traités par referendums engageant la responsabilité du chef de l’État.

La seconde oublie soigneusement les questions essentielles, le chef de l’État devenant un as de l’esquive et n’ayant même pas à prendre le risque de dissoudre l’Assemblée nationale, comme le fit Charles de Gaulle, puisqu’il est devenu le chef de sa majorité.

Une sorte de « populisme chic » est même aujourd’hui de rigueur dans la « communication » des responsables politiques néolibéraux, comme celle de Silvio Berlusconi ou dans un genre très différent Emmanuel Macron.

Un résultat que Michael Moore, avait pronostiqué dès les élections des Gouverneurs un peu auparavant.

Le « peuple » des populistes, nous dit-on aussi ne serait, en réalité, qu’une partie du peuple. Pour les populistes « le peuple, ce n’est pas tout le monde mais Nous opposé à Eux(2) ». Ainsi, le Rassemblement National oppose-t-il « Français de souche » aux Français de plus fraîche date. Mais si le constat est valable pour nombre de populismes d’extrême droite, il ne vaut pas pour la plupart de ceux de gauche qui, au contraire militent pour l’égalité et contre la discrimination. En fait, à des degrés divers, la distinction entre « Eux » et « Nous », est une thématique de tous les conquérants politiques réputés populistes ou non : le « peuple de gauche » de François Mitterrand, « ceux qui se lèvent tôt » de Nicolas Sarkozy, « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » d’Emmanuel Macron ne sont-ils pas une manière de trier et de mobiliser ceux au nom desquels on agit ?

L’autre marque du populisme seraient d’être anti-élitiste et anti-pluraliste(3).

Curieux anti-élitisme que celui du fascisme et de tous « les populismes autoritaires » qui de tout temps ont fourni des occasions de carrières sociales fulgurantes. Le culte du chef, du leader, du guide est-il un antiélitisme ? Renouveler les élites n’est pas supprimer l’élitisme.

À contrario, à en juger sur le cas français, le libéralisme centriste a été et reste un terrain fertile pour les carrières et les enrichissements fulgurants. Et puis, à quoi reconnaît-on l’élite : à son portefeuille, sa notoriété médiatique, ses diplômes, ses découvertes scientifiques, sa place dans la hiérarchie publique ?

Quant à l’anti-pluralisme, la plupart des mouvements de gauche qualifiés de populistes y échappe. Leur drapeau est au contraire l’expression des opinions politiques individuelles.

Ainsi, pour Chantal Mouffe, soutien et théoricienne du « populisme de gauche », l’une de ces tâches essentielle est de fournir un cadre institutionnel réglé aux conflits qui sont l’essence même du politique, des conflits qui, pour elle, opposent non pas des ennemis mais « des adversaires entre lesquels existe un consensus conflictuel(4) ».

La première conclusion c’est que « populisme » est un « mot valise » susceptible de transporter n’importe quelle idéologie, n’importe quel projet, même pas un concept. C’est une arme politique, offensive ou défensive, selon les moments.

Une arme politique contre un système politique bloqué

L’appel au peuple des organisations dites populistes est d’abord fondamentalement une arme dans le combat pour le pouvoir, nullement un programme de gouvernement à vocation d’être appliqué tel quel, même si les programmes sont aussi d’indispensables armes politiques. Désigner l’ennemi dispense du programme précis de gouvernement qui permettrait de répondre aux attentes de son électorat.

Pas étonnant donc, comme le remarquait déjà Polanyi pour le fascisme, que les programmes et le discours populistes(5) évoluent en fonction des circonstances, des affects changeants des cibles populaires visées ou, pour les partis au pouvoir, des alliances.

Si on définit le « populisme » comme l’appel au peuple (imaginaire) pour forcer des systèmes politiques bloqués à régler les problèmes qu’ils ne veulent pas ou ne peuvent pas régler, il faut alors le voir comme un moment dans un processus de transformation des institutions, impossible sans changements profonds.

La seconde conclusion, c’est que – avec le risque d’anachronisme inerrant à ce genre d’exercice la grille d’analyse de Polanyi pour la crise de l’entre-deux-guerres s’applique largement à celle de la crise de la démocratie néolibérale finissante. Comme alors, la situation critique actuelle résulte de la contradiction entre la globalisation du marché, l’application de la concurrence à toutes les dimensions de l’existence humaine et le refus de toute régulation d’origine politique, le système étant réputé autorégulateur.

Dans l’entre-deux-guerres, les conséquences politiques des dysfonctionnements explosifs résultant de cette contradiction furent le mouvement socialiste puis le communisme, les fascismes en général avec l’hitlérisme en particulier puis in fine, la démocratie politiquement libérale mais économiquement et socialement interventionniste.

Le New Deal et ses variantes sociales-démocrates furent alors la seule solution ayant réussi à concilier une économie largement libérale et des institutions démocratiques alors que le fascisme, après avoir sauvé l’économie de marché dans sa phase d’installation, la transformait en économie de guerre dirigée, et surtout extirpait dans le sang et les larmes toutes les institutions démocratiques.

« Le fascisme, comme le socialisme, dit Polanyi, étaient enracinés dans une société de marché qui refusait de fonctionner(6) ».

Pour la faire fonctionner il aurait fallu des interventions de la puissance publique, contraires au credo libéral.

D’où la conclusion de Polanyi : « L’obstruction faite par les libéraux à toute réforme comportant planification, réglementation et dirigisme a rendu pratiquement inévitable la victoire du fascisme. »

Les néolibéraux au pouvoir refusent aujourd’hui encore les réformes qui permettraient réellement de mobiliser les ressources financières nécessaires à la relance économique dont dépend le niveau de chômage, préférant continuer à les engloutir dans une machine à laver spéculative transformée en bombe financière à retardement.

Ils refusent les réformes de la répartition de la richesse dont dépend la relance économique par la consommation et toute réduction des inégalités affectant l’oligarchie, comme ils refusent les réformes sociales qui redonneraient confiance en l’avenir.

Surtout, ils ne veulent pas entendre parler de la réforme qui conditionne toutes les autres : la réforme politique qui remplacerait la démocratie de figurants actuelle par une démocratie d’acteurs.

Une roue de secours pour le libéralisme ?

On peut donc douter, contrairement au pronostic de Fukuyama, que les régimes en place aujourd’hui y restent éternellement.

La fragilité de plus en plus grande des systèmes gouvernementaux les plus importants de l’Empire américain, à commencer par le principal, celui des USA, est chaque jour plus évidente. Beaucoup ont du mal à constituer des majorités de gouvernement durables non conflictuelles, partout les mouvements populistes se renforcent, parvenant même au pouvoir, en coalition ou seuls comme en Europe de l’Est.

La démocratie libérale n’assumant plus son rôle, la tentation sera donc forte pour ses actuels bénéficiaires de sauver leurs meubles par une alliance et un compromis avec des formations populistes « libéro-compatibles » qui ne demandent que cela.

Un régime mercantiliste plus ou moins nationaliste et agressif à l’extérieur, porté par un régime autoritaire à l’intérieur, coalisant des libéraux et des populistes de droite, ferait parfaitement l’affaire. D’ailleurs le capitalisme autoritaire, très loin d’être une nouveauté, ressemble fort à ce dont rêve la droite républicaine étasunienne.

En dépit des conflits actuels pour le leadership néolibéral, une partie des libéraux et la plupart des populistes de droite sont d’accord sur l’essentiel : pas question de réintroduire l’État et encore moins la démocratie dans le jeu économique.

Les partisans du Brexit sont loin d’être tous des anti-libéraux. De même que Donald Trump, l’ultra-droite des Républicains et bon nombre de formations qui entendent freiner le libre- échange et l’immigration et restaurer l’intérêt national.

Ils ne remettent pas en question le système, seulement ce qu’ils tiennent pour des excès, des déviances, des conséquences d’une gestion fautive, ou la moralité des dirigeants au pouvoir… Les anciens présidents, péruviens – Alberto Fujimori – ou argentins – Carlos Menem – étaient d’authentiques néolibéraux, comme l’actuel président du Brésil – Jair Bolsonaro -. Sous la houlette de Jean-Marie Le Pen, le FN était libéral et aucunement anti-européen, comme la Ligue du Nord qui gouverna d’abord avec Silvio Berlusconi, néolibéral populiste s’il en fut.

Matteo Salvini, son nouveau leader, malgré ses démêlés avec Bruxelles et son recentrage national n’est pas non plus un antilibéral. Néolibéral aussi le FPÖ autrichien et son leader.

Donald Trump qui refuse de freiner l’endettement, moteur de la croissance américaine, ne fait pas autre chose que la politique de Wall Street etc.

C’est pour sauver le système lui-même que la droite populiste condamne ses dérives.

Sarah Palin et les néoconservateurs du Tea Party américain restent des libéraux convaincus, condamnant seulement ce qu’ils tiennent pour des déviances du néolibéralisme – capitalisme de connivence, sauvetage des banques avec l’argent public, puissance de l’oligarchie financière – tout en prêchant le retour aux valeurs morales et religieuses, et le refus de l’impôt comme les Pères fondateurs rêvés des USA, ce que montre la référence à la « Boston Tea Party ».

Ils participent, par ailleurs, de la nébuleuse libertarienne qui professe, elle aussi, un individualisme radical, anti-état et antifiscal. Que l’institut qui a présidé à la naissance du Tea Party ait été financé par deux milliardaires – les frères Charles et David Koch – n’est pas un hasard non plus. De même que leur proximité avec les églises évangélistes.

L’hitlérisme, aujourd’hui épouvantail anti-populisme d’honneur, n’était pas non plus, à ses débuts, anticapitaliste, même si la logique de « l’État total » dont il rêvait l’y a conduit.

« Jamais ni nulle part, rappelle Polanyi, Hitler a promis à ses partisans d’abolir le système capitaliste. Le trait fondamental à son programme est bien plus sa croyance en un fonctionnement sain du système capitaliste dans l’État nationaliste ». D’où la facilité avec laquelle les intérêts industriels se sont ralliés à lui, les secteurs les plus retardataires (industries extractives et sidérurgie) et ceux qui profitaient de la politique de réarmement (chimie), les premiers.

Ensuite, progressivement, les autres, pourtant défavorables à l’interventionnisme économique de l’État, l’ont fait, pour des raisons politiques : faire barrage au communisme et au syndicalisme si nuisible aux affaires.

Dans ses attaques sporadiques, contre le capitalisme, de rigueur dans la phase de conquête pour se rallier les masses, Hitler n’en distingue pas moins soigneusement le « capitalisme prédateur juif » du « capitalisme créateur de richesse non juif ».

Le pouvoir conquis, les critiques disparaîtront même si, pour lui, fondamentalement, « il n’y a pas d’économie libre dans l’État total ».

Elles eussent d’ailleurs été inutiles, tous les capitaines d’industrie appréciant l’éradication brutale des partis de gauche et des syndicats.

Quant à l’économie dirigée, nécessaire à la guerre, elle était finalement un moindre mal – le mal étant la suppression de la propriété des moyens de production promise par le communisme – avec pour bon côté de fournir des débouchés aux entreprises et rapidement de la main d’œuvre servile quasiment gratuite.

Que tous les populismes ne soient pas anti-libéraux, tant s’en faut, signifie qu’une alternative libérale de droite – et/ou de droite extrême – au libéralisme centriste est tout à fait possible, sinon probable vu ce qui reste de la gauche non libérale sur le continent européen et aux USA.

« L’accession au pouvoir des populistes dans tous les pays d’Europe traduit la défiance des masses et l’épuisement d’un système aveugle à ces grandes remises en cause. En Europe, nous voyons donc l’arrivée concomitante au pouvoir des libéraux autoritaires (…) C’est la nouvelle expression du néolibéralisme(7) ».

Si une telle réorganisation des forces politiques ne réglera rien sur le fond – les raisons structurelles de l’échec du système étant toujours là – reculer pour mieux sauter n’en est pas moins gagner du temps et au moins provisoirement protéger, à moindres frais, les intérêts d’une oligarchie prête à accueillir ses sauveurs, comme elle en a l’habitude.

Comme nous l’avons dit, on ne peut pas ne pas trouver – avec les précautions qu’impose le court XXème siècle(8) qui les sépare – quelques ressemblances entre la situation actuelle et celle de l’entre-deux-guerres telle qu’elle ressort de l’analyse de la réforme fasciste de l’économie de marché par Polanyi.

« On peut, dit Polanyi, décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques ».

Le fascisme est pour lui « la solution catastrophe » à l’incapacité de la démocratie libérale de surmonter la contradiction entre liberté totale du marché et démocratie.

Il n’est en rien une réponse à des problèmes nationaux ou locaux mais une réponse à celui qui tourmente l’ensemble des sociétés libéralisées :

« Si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. En même temps, le caractère destructeur de la solution fasciste était évident. Elle proposait une manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue qui était pour l’essentiel, la même dans un grand nombre de pays, et pourtant, essayer ce remède, c’était répandre partout une maladie mortelle. Ainsi périssent les civilisations ».

Comme l’écrivait Mussolini « seul un État autoritaire peut affronter les contradictions inhérentes au capitalisme(9) ».

Pour Hitler aussi, la cause principale de la crise, c’est l’incompatibilité entre l’égalité démocratique et le principe de propriété privée des moyens de production(10).

Une thèse que l’on retrouve chez le très libéral Von Mises(11), pour qui l’interférence de la démocratie représentative avec le système des prix fait baisser la production, tout en maintenant le principe que seul le libéralisme total est compatible avec la liberté tout court. Reste à savoir de quelle liberté et de qui on parle.

Selon Von Mises « l’insoluble contradiction de la politique des partis de gauche en Angleterre, en France et aux États-Unis est qu’ils s’adonnent à l’économie dirigée, sans se rendre compte que, par-là, ils préparent les voies à la dictature et à la suppression des droits civiques. La confusion de toutes les notions est arrivée à ce point qu’ils se proposent de sauver la démocratie avec l’aide des soviets… Il faut s’en rendre compte : le monde a le choix entre la démocratie politique et le système économique basé sur la propriété privée, d’une part, et de l’autre, l’économie dirigée et la dictature. La démocratie et l’économie dirigée sont inconciliables(12) ».

Se trouve ainsi balayé, commente Michel Foucault, « dans une même critique, aussi bien ce qui se passe en Union soviétique que ce qui se passe aux USA, les camps de concentration nazis et les fiches de la sécurité sociale(13) ».

Il s’agit là d’un couplet pris parmi les nombreux qui se retrouveront sous la plume des ultras et néo libéraux qui monopoliseront progressivement la scène académique et médiatique.

Ce que ne dit pas Von Mises c’est que la dictature et un système économique basé sur la propriété privée sont parfaitement compatibles. L’Histoire a montré qu’en cas de difficultés c’était généralement le choix des propriétaires du système.

Au final, dans l’entre-deux-guerres, nombre de pays préfèreront le fascisme au nom de la sauvegarde de l’économie libérale, confondue avec la propriété privée totale des moyens de production. Entre la solution socialiste à la crise – l’extension de la démocratie à la sphère économique – et celle du fascisme – l’abolition de la sphère politique démocratique pour sauver l’économie libéralisée – ils ont choisi la seconde, explique Polanyi.

Dans la théorie fasciste, le capitalisme organisé en branches de l’industrie devient la seule réalité sociale, laquelle se réduira dans les faits à une économie de guerre administrée. Les êtres humains n’y sont considérés que comme des producteurs, ce qui est parfaitement compatible avec le néolibéralisme.

« Dans cet ordre structurel [fasciste], les êtres humains sont considérés comme des producteurs et seulement des producteurs. Les différentes branches de l’industrie sont reconnues légalement en tant que corporation et on leur accorde le privilège de prendre en charge les problèmes économiques, financiers, industriels et sociaux qui surviennent dans leur sphère. Elles se transforment en dépositaire de presque tous les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires qui relevaient auparavant de l’État politique. L’organisation effective de la vie sociale repose sur le fondement professionnel. La représentation est accordée à la fonction économique : elle devient alors technique et impersonnelle. Ni les idées ni les valeurs ni le nombre des êtres humains concernés ne trouve d’expression dans ce cadre » .

Les vieilles recettes étant immortelles, constatons que la tentation « corporatiste » existe toujours en France, comme le montrent les tentatives récurrentes de transformer le Sénat en CESE, ou les appels récurrents à l’expression et à la représentation de la « société civile » au nom du renouveau démocratique.

Avant de renoncer à la conception révolutionnaire de la représentation du citoyen en tant que citoyen, c’est-à-dire par-delà ses spécificités, pour la remplacer par une représentation des différences ; avant de remplacer la démocratie représentative – la seule qui ait réussi tant bien que mal à fonctionner – par une démocratie essentiellement consultative et participative, (voire par une démocratie directe dont on ignore qui en serait le maître réel), encore faudrait- il lui permettre de fonctionner correctement, ce qui, on l’a vu, n’est plus le cas aujourd’hui.

Il faut se rappeler ce que dit Sieyès : « Le droit de se faire représenter n’appartient aux citoyens qu’à cause des qualités qui leur sont communes, et non par celles qui les différencient. Les avantages par lesquels les citoyens diffèrent entre eux sont au-delà du caractère civil de citoyen(14) », ce qui signifie que le rôle du représentant est d’exprimer son intime conviction éclairée par le débat, pas de représenter des intérêts et encore moins ceux qui ont financé sa campagne ou le parti qui l’a investi.

Ce qui signifie qu’un système où de fait, et très généralement, les parlementaires s’expriment et votent au nom d’un groupe, d’un parti, ne correspond ni au principe révolutionnaire de la représentation, ni à l’article 27 de la Constitution de la Ve République, ce dont le Conseil constitutionnel, toujours prompt à censurer les élus du peuple, se moque éperdument.

Références

(1)Il est significatif dit James K. Galbraith, que Donald Trump ait « gagné son pari dans les États « oubliés » des États-Unis. (…) Les États qui ont voté pour Trump ont été ignorés par les démocrates depuis des années. D’autres, enfin, ont toujours été conservateurs. » (Audition au Sénat.) Un résultat que Michael Moore, avait pronostiqué dès les élections des Gouverneurs un peu auparavant.

(2)Jean-Yves Camus (Audition Sénat).

(3)Jan-Werner Müller dans Qu’est-ce que le populisme ? Gallimard.

(4)Chantal Mouffe Agonistique – Beaux-Arts Paris Edition.

(5)Ainsi pour le fondateur du FN accueillir quelques centaines de milliers d’Algériens musulmans en France est une calamité alors que pour le député Le Pen, en intégrer cinq ou six millions, comme il le défendit devant l’Assemblée nationale le 28 janvier 1958, est une chance pour la France : « Ce qu’il faut dire aux Algériens, ce n’est pas qu’ils ont besoin de la France, mais que la France a besoin d’eux. C’est qu’ils ne sont pas un fardeau ou que, s’ils le sont pour l’instant, ils seront au contraire la partie dynamique et le sang jeune d’une nation française dans laquelle nous les aurons intégrés. J’affirme que dans la religion musulmane rien ne s’oppose au point de vue moral à faire du croyant ou du pratiquant musulman un citoyen français complet… je ne crois pas qu’il existe plus de race algérienne que de race française […] ».

(6)La Grande Transformation, Editions Gallimard, collection Tel.

(7)Martine Orange (Audition sénatoriale)

(8)L’Age des extrêmes, histoire du court XXème siècle, Eric J.Hobsbawn, Ed.Complexe, 1999.

(9)La doctrine du fascisme, 1933

(10)Discours de Düsseldorf.

(11)Economiste libéral américain d’origine autrichienne (1861-1973).

(12)Von Mises, Économie dirigée et démocratie, Aujourd’hui N°10 octobre 1938.

(13)Biopolitique, Editions Gallimard.

(14)Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état, PUF.

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La « démocratie libérale » est ligotée parce que le pouvoir y a été confisqué par l’oligarchie qu’elle a laissé s’installer aux postes de commande. « L’Etat prédateur » étasunien, sorte de « République-entreprise » régulé par une coalition des lobbies de la finance, du numérique, de la communication et de ce qui reste de la grande industrie américaine, évoqué plus haut, en est un bon exemple. La boussole de ses politiques monétaire, fiscale, sociale, extérieure, c’est l’intérêt de groupes d’intérêts. Pas étonnant si les inégalités de revenus et de patrimoines ont explosé et si les services publics tombent en ruine.

Mais la « prédation » n’est pas le seul moyen pour l’oligarchie d’instrumentaliser le pouvoir politique à son profit, il suffit de le désarmer. C’est ce qui s’est passé en France où, au terme d’un demi-siècle d’évolution, un Etat fort selon les manuels de droit constitutionnel, mais désarmé et empêtré, domine un Parlement de figurants.

Si le pouvoir de décision appartient pour l’essentiel aux présidents de la République, les vagues de libéralisations qu’ils ont eux-mêmes orchestrés, les ont privés des moyens réels d’agir. Faute de pouvoir le faire directement ils ont dû faire appel à la sphère privée ; l’oligarchie administrative, un pied dedans un pied dehors, jouant le rôle de trait d’union. Au final s’est installé un système où la limite entre intérêt public et intérêts privés est devenue indiscernable, un système collusif où le Parlement, et a fortiori le bon peuple, occupent la place des spectateurs. Spectateurs sporadiquement grognons pour le premier et remuant pour le second, mais impuissants.

Un Etat politiquement fort

En cinquante ans, le « parlementarisme rationalisé », autrement dit le parlementarisme sous contrainte des débuts de la Vème République évoluera vers une forme de monarchie républicaine plébiscitaire puis, faute de monarque républicain crédible, à une forme originale de Consulat électif. L’élection du président de la République au suffrage universel direct (1962), le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral qui transforme le chef de l’Etat en chef réel de la majorité parlementaire (2000) et quelques autres réformes constitutionnelles mineures, comme le droit pour celui-ci de s’exprimer devant le Parlement réuni en congrès (2008), en marqueront les principales étapes.

Un Président que, jusqu’à présent, le mode de scrutin majoritaire à deux tours a mis à l’abri de la désaffection des électeurs.

Ainsi, comme on l’a vu, en 2017 Emmanuel Macron élu par seulement 43,6 % des électeurs inscrits au second tour peut-il disposer d’une majorité introuvable à l’Assemblée nationale dont la moyenne des députés n’a pas rassemblé plus de 20% des inscrits.

La monarchie plébiscitaire gaulliste qui permettait à un président de gouverner sans le Parlement en s’appuyant sur le peuple, s’est ainsi transformée en un système où, disposant d’une majorité parlementaire automatique, le Président peut gouverner, pendant cinq ans, sans le peuple et sans rendre de comptes à personne, pas même à la justice pour des délits de droit commun.

Cette concentration du pouvoir politique à l’Élysée ne pouvait que s’accompagner d’un double mouvement. Un mouvement de politisation des sommets de la haute fonction publique par le biais des nominations au tour extérieur dans les grands corps et par la sélection des membres des cabinets élyséen et ministériels devenus passages obligés pour les hautes responsabilités. Et un mouvement de bureaucratisation des sommets politiques de l’Etat.

À en croire une tribune de hauts fonctionnaires anonymes, publiée quelques mois après la formation du nouveau Gouvernement(1), une étape nouvelle aurait été franchie avec l’élection d’Emmanuel Macron. Du pouvoir d’influence de l’oligarchie administrative exercé à travers l’appartenance aux cabinets élyséen ou ministériels, on serait passé à une oligarchie administrative s’assumant comme politique par l’exercice direct du pouvoir. À une pratique marginale, aurait succédé une vague de fond significative de ministres choisis par le Président de la République et son Premier ministre parmi les directeurs et directrices de la haute administration.

Les chiffres laissent, en effet, rêveur : « Parmi les quatorze ministres ou secrétaires d’État qui pourraient être considérés comme venant de la « société civile », la plupart d’entre eux avaient auparavant exercé de très hautes responsabilités administratives, le plus souvent de direction d’administration centrale ». Ce n’est plus le ministre qui choisit les directeurs d’administration mais les directeurs d’administration qui deviennent ministres. La réversibilité entre les fonctions politique et administrative est devenue ainsi totale.

Paradoxalement le mouvement de libéralisation des appareils économiques et financiers du pays rendra indispensable cette bureaucratisation des sommets de l’Etat. C’est, en effet, l’oligarchie administrative qui fera le lien entre le pouvoir politique et un pouvoir économico- financier devenu énorme et indépendant. Un rôle d’autant plus naturel pour elle qu’au fil des privatisations une bonne partie des hauts fonctionnaires, pour beaucoup installés à la tête des grandes entreprises et des banques par les nationalisations des premières années Mitterrand, survivant aux vagues de privatisation, y étaient restés ! D’autant plus naturel que l’ordolibéralisme régnant appelait la mise en place d’Autorités administratives « indépendantes » (AAI) pour assurer le bon fonctionnement du marché. Les « grands corps » (Conseil d’Etat, Cour des comptes, Inspections générales des finances) seront le vivier des futurs responsables de ces AAI.

Le pli étant pris, on va voir se multiplier les conseils, les comités, agences de ceci ou de cela, nommés, dont la seule légitimité est censée être la compétence à moins que ce ne soit leur capacité à deviner, en toute indépendance, ce que souhaite l’exécutif et/ou les milieux dont ils doivent assurer la régulation. Ainsi, lors de la Covid-19, l’opinion publique se frottera les yeux en découvrant le corporatisme et les liens multiples de ces organismes publics avec les grands laboratoires et fabricants de médicaments.

Cette double évolution antidémocratique réduira le Parlement, sauf circonstances exceptionnelles, au rôle de chambre d’enregistrement. Le partenaire obligé de l’Exécutif, c’est désormais l’oligarchie administrative devenue un véritable pouvoir politique.

Un Etat qui s’est désarmé volontairement

La réduction significative du champ d’intervention de l’Etat, effet de la privatisation de l’appareil de production et du système financier public, est clairement la conséquence directe du choix libéral et européen.

En privatisant le système bancaire et en s’interdisant de le réglementer, la France s’était déjà privée de la maîtrise de sa monnaie scripturale et des possibilités de financement de son économie qui vont avec.

L’interdiction européenne des aides sectorielles aux entreprises au nom de l’équité concurrentielle, la prive en outre de toute possibilité de politique industrielle.

En intégrant la zone euro, la France perd, tout pouvoir en matière monétaire. Comme on l’a dit, elle ne peut plus « battre monnaie » donc financer ses déficits, sa dette et son économie par ce moyen, comme tous les pays souverains. Ce pouvoir appartient désormais aux marchés, autant dire aux spéculateurs sous le joug desquels elle s’est placée volontairement. Jusqu’au passage à l’euro, les autorités monétaires françaises étaient tétanisées par le taux de change Franc/Mark ; après, ce sera par le « spread » français(2), nouvelle forme de la suprématie allemande. On mesure le progrès !

S’agissant de la monnaie banque centrale, le pouvoir d’émission appartient évidemment à la BCE qui ne l’utilisera ni pour financer la dette publique, ni l’économie ni même ponctuellement une relance de l’économie réelle.

La France perd aussi toute possibilité de jouer sur le taux de change de sa monnaie. Condamnée à subir un euro trop fort pour la gamme de produits qu’elle exporte mais trop faible pour l’Allemagne, ainsi favorisé, elle doit supporter un déficit quasi permanent de sa balance extérieure.

Membre de la zone euro, après la crise de 2008 qui fera exploser la dette publique et la crise grecque, condamnée avec la plupart des pays de la zone, à une diète perpétuelle, la France sera de plus interdite des politiques budgétaires indispensables à la redynamisation de son économie et donc à toute lutte sérieuse contre la chômage.

L’Etat se rétractera toujours un peu plus, réduisant, budgets après budgets, les effectifs de la fonction publique non oligarchique, multipliant les AAI, les agences et autres démembrements de l’Etat, facilitant les départs des fonctionnaires qui le souhaitent vers le privé ; laissant fondre sa capacité d’expertise ; transférant aux collectivités locales la charge des services publics de proximité les plus coûteux et une bonne partie de l’aide sociale ; nouant des Partenariats Publics Privés (PPP), chargeant des opérateurs privés d’équiper le pays au frais des consommateurs (opérateurs du numérique ou de téléphonie mobile, gestionnaires d’autoroutes etc.) ou simplement réduisant les moyens ou les aides nécessaires au bon fonctionnement des services publics « non rentables » : hôpitaux, transports…

En attendant de pouvoir être complètement privatisés, les entreprises et les services publics marchands qui ne le sont pas encore, sont soumis aux règles de la concurrence et les services publics non marchands progressivement réorganisés selon les principes managériaux en l’honneur dans le privé.

Un Etat empêtré

Empêtré dans les jeux de pouvoir des hiérarques disposant de celui de retarder éternellement et même de faire capoter n’importe quelle réforme ou décision qui leur déplait. A moins que ce ne soient dans le faisceau des recommandations « désintéressées » des hauts fonctionnaires amateurs du revolving doors, autrement dit, du pantouflage et rétro- pantouflage.

Empêtré dans les opérations de séduction ou d’intimidation des puissances que sont devenues les grands « investisseurs » ou les multinationales. Si, seuls les investisseurs peuvent créer des emplois, comme dit Emmanuel Macron, on n’a pas d’autre choix que de leur donner satisfaction. Difficile aussi de ne pas courtiser les banques dont dépend le placement de la dette publique, de ne pas répondre à leurs cris d’orfraie dès que pointe à l’horizon le moindre projet de réglementation défavorable au business.

Empêtré, comme l’a bien montré la crise sanitaire actuelle dans le corporatisme des multiples acteurs en charge de la santé publique, dans les intérêts des laboratoires pharmaceutiques et de leurs obligés.

Empêtré dans les opérations de sous-traitance, de plus en plus sophistiquées, des actions qu’il n’a plus les moyens de réaliser lui-même : délégations, marchés, contrats, partenariats public- privé (PPP), autorisations d’exploitation du domaine publique comme celles accordées aux opérateurs téléphoniques privés, etc.

Empêtré dans les jeux d’influence de grands corps qui se targuent pourtant de n’avoir aucune action politique : Conseil d’Etat grâce à son réseau au sommet de l’Etat, Cour des comptes particulièrement. Les nominations successives de deux politiciens socialistes à la présidence de la Cour des comptes par un président de droite puis gauche-droite ne manquent pas de saveur(3).

Ainsi, l’apparition en majesté, sous les feux et les fleurs médiatiques du président de la Cour des comptes, par ailleurs président du haut conseil des finances(4), dénonçant rituellement le peu d’entrain à la rigueur budgétaire du gouvernement, n’aurait rien de politique. Pas plus que le ballet bien réglé des critiques de la Cour envers le gouvernement qui lui permettent de justifier à l’opinion publique le purgatoire budgétaire imposé à la Nation au nom des engagements français, ou celles du gaspillage permettant de justifier la suppression d’organismes aussi utiles que la MIVILUD ou l’Eprus(5).

La même démonstration pourrait être faite pour le conseil d’Etat dans l’exercice de son rôle de conseiller du gouvernement.

Empêtré enfin dans la jurisprudence ou l’avis des multiples AAI et API, Agences, conseils et hauts conseils, comités et hauts comités de ceci ou de cela(6).

Au final on ne sait plus qui est responsable de quoi. Si tel était le but du pouvoir, c’est réussi mais pas étonnant que l’opinion publique en reste perplexe.

Un Parlement pour la forme

Que, dans le système politique français le Parlement ne joue qu’un rôle de second plan est, évidement conforme à la logique du « parlementarisme rationalisé ». Une logique du « tout ou rien » où une décision du Gouvernement ne peut être empêchée tant qu’une nouvelle majorité parlementaire ne se décide pas à le renverser. D’où l’accumulation de dispositions nombreuses, minutieuses et complexes, sur le détail desquels il serait inutile de revenir ici. Pour l’essentiel : les mécanismes du vote bloqué – art.49, alinéa 3 de la Constitution, dit « 49- 3 » -, de la motion de censure, la maîtrise de l’ordre du jour des Assemblées par le Gouvernement(7), la liberté laissée à lui seul de réunir les commissions mixtes paritaires, la procédure des ordonnances, l’article 40 interdisant toute proposition parlementaire ayant un impact financier, la réduction du champ d’intervention du Parlement (séparation de la loi et du règlement), la possibilité pour le Gouvernement de déclarer « l’urgence » et donc de faire adopter ses projets de loi en une seule lecture (aujourd’hui le texte le plus insignifiant est devenu urgent), etc.

L’usage du référendum, pour de Gaulle permettait au chef de l’Etat de vérifier la légitimité démocratique des décisions ainsi imposées au Parlement. Après l’échec malheureux de 2005 plus aucun président ne risquera l’aventure. En régime de consulat électif, la légitimité du détenteur de l’essentiel des pouvoirs ne sera plus vérifiée que tous les cinq ans.

Si la logique des institutions poussait à cette évolution anti démocratique, elle n’aurait pu être aussi profonde sans la conversion au néolibéralisme des partis de gouvernement.

Toutes les coalitions politiques, de centre gauche, de centre droit ou d’extrême centre qui alterneront au pouvoir seront d’accord sur l’essentiel : préserver l’ordre libéral, la construction européenne qui lui donne une forme d’idéal, et les institutions de la Vème république crépusculaire qui lui conféraient une légitimité historique. Les divergences portaient seulement sur les moyens d’apaiser la sécession populaire qui menaçait l’ordre établi : carotte, bâton ou les deux mais selon quel dosage ?

Très logiquement la République se mettant en marche, l’interopérabilité du personnel politique s’imposa : le Premier ministre venu de la droite puis dans l’ordre des préséances, un ministre d’Etat, ministre de l’intérieur venu de la gauche, difficile de faire mieux.

Ainsi se mit ainsi en place une étrange machine législative : plus le Parlement s’affaiblissait politiquement, plus il légiférait et moins il débattait au fond des textes proposés. Il appartenait au gouvernement et à ses relais à l’Assemblée nationale, ainsi qu’au Sénat quand la majorité le soutenait, de fixer ce dont il était licite de parler. Etrange système où le Parlement peut débattre sans fin de questions subalternes relevant parfois clairement du règlement, donc du seul gouvernement, et se voir interdit de parole sur des questions essentielles, au nom de l’article 40 ou 4561 selon la mode du moment.

Jean-Louis Debré, peu soupçonnable de défiance envers la Constitution, alors président de l’Assemblée nationale, relevait lui-même l’inflation des textes et leur allongement au fil des années : le recueil des lois, dit-il « est passé de 380 pages en 1964 à 560 en 1978, 1020 en 1989, 1300 dix ans plus tard, 1600 en 2002 », à 2350 pages en 2004 ! Et d’ajouter « Depuis de nombreuses années, nous votons sous forme de loi bon nombre de dispositions de nature réglementaire : pas une loi, en particulier, sans qu’un ministre se voit gratifier d’un comité, d’une conférence, d’une commission… et je ne me prononce pas sur leur utilité ».

Inutile de préciser que le résultat de cette inflation ce sont des textes de plus en plus illisibles, inapplicables et la réduction du contrôle réel de l’activité gouvernementale.

Comme si l’activisme législatif était devenu pour le Gouvernement une manière de l’occuper, donc de le domestiquer. La méthode dont usa Louis XIV avec ses « Grands » adversaires avec le succès que l’on sait.

Si par hasard, avec l’accord du Gouvernement, était voté un texte froissant les intérêts privés, le Conseil Constitutionnel, une fois admis la prévalence sur la loi des règles(8), pouvait l’annuler s’il était saisi par voie de Question Prioritaire de Constitutionnalité(9) (QPC).

Ainsi, en novembre 2013, a-t-il censuré une disposition parlementaire prévoyant que les schémas d’optimisation fiscale, spécialité de certains cabinets d’avocats d’affaires, soient soumis à Bercy avant d’être mis à la disposition de leurs clients. Le 21 novembre 2016, c’est au tour d’un décret de Michel Sapin instituant un registre public des trusts dans les paradis fiscaux. Le 8 décembre 2016 c’est au tour de l’article 137 de la loi Sapin visant à réduire les avantages fiscaux tirés de l’installation de sièges sociaux fantômes dans les paradis fiscaux d’être censuré.

Le 29 décembre 2017, c’est la taxe dite « Google » votée avec la loi de finances 2017 qui passe à la trappe. Motif : non-respect du principe d’égalité des citoyens devant l’impôt ! Etc.

La QPC est devenue, selon l’expression de Xavier Dupré de Boulois, un « supermarché des droits fondamentaux(10) ».

Ainsi, explique-t-il «la configuration actuelle de la QPC a permis le développement d’une pratique des sociétés commerciales consistant à soulever des moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels dont elles ne sont pas titulaires pour obtenir du juge qu’il abroge une disposition législative qui nuit à leurs intérêts économiques. La catégorie des droits constitutionnels devient alors un vaste supermarché où les opérateurs économiques puisent des ressources argumentatives au gré de leurs besoins. Quitte pour cela à détourner ces droits de leurs finalités initiales. »

Le plus étonnant c’est que cette marginalisation politique du Parlement soit largement le produit de l’organisation interne des Chambres et de son consentement, comme si la volonté du Gouvernement étant assurée de prévaloir, on gagnait du temps à choisir d’emblée le moindre mal, sans autre combat que de forme.

L’organisation hiérarchisée des Chambres, répartissant les responsabilités et les moyens d’expression en fonction des effectifs partisans, permet, par ailleurs – au nom de l’équité – d’éviter tout risque de contagion des idées hétérodoxes.

La Constitution peut bien prévoir que « tout mandat impératif est nul » – article 27 alinéa 1 – signifiant par là qu’un parlementaire ne peut s’exprimer et n’agir qu’en son nom, la réalité – à laquelle le Conseil constitutionnel n’a jamais rien trouvé à redire – c’est que dans la discussion générale qui ouvre l’examen de tout texte soumis au parlement, les temps de parole étant attribués aux groupes a proportion de leur taille, il s’exprime essentiellement au nom de ceux- ci ou avec leur accord.

Ce qui signifie accessoirement que les débats n’ont pas lieu à armes égales et explique qu’ils soient remplacés par des discours parallèles largement répétitifs, sans intention même de convaincre. Si on continue à parler de « débats parlementaires », c’est par habitude.

Ainsi se trouvent justifiées les restrictions récurrentes – au nom de la modernisation des institutions parlementaires – des temps de parole consentis aux parlementaires et la transformation, trop souvent, du Parlement en chambre de muets ou de bavards.

Un règlement pointilleux, démocratiquement voté, sous surveillance du Conseil constitutionnel donne un semblant de légitimité à cette neutralisation du Parlement, l’administration omniprésente des chambres et plus encore la routine sécurisante faisant le reste.

L’origine de cet état de fait, c’est le caractère faussement démocratique du fonctionnement des groupes, qui dans les parlements en général et en France en particulier ont le pouvoir réel ainsi que des partis majoritaires dont ils sont l’émanation.

La maxime favorite de Jean-Claude Gaudin, longtemps Vice-président du sénat – « Vous pourrez me convaincre ; vous ne pourrez pas modifier mon vote » – est significative.

Significative aussi, cette explication de Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat lors de l’examen, a vitesse accélérée, des amendements au projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquence de l’épidémie covid-1965 : « Tout est dans l’ordre ! Les socialistes ne veulent pas de dérogation au code du travail ; la droite en veut. La commission des affaires sociales, dominée par la droite, va dans le même sens et, inspirés par la même philosophie, nous reprenons sa proposition ».

Tout cela n’est qu’affaire de routine, inutile de discuter sur le fond, on soutient le camp auquel on appartient !

Au final, à quelques exceptions près, quelles que soient leurs convictions, intimes ou exprimées, les membres des groupes majoritaires se plient à la discipline de groupe, sauf exception – examen de textes à portée éthique (IVG, fin de vie, PMA …) -, ceux de l’opposition devant se contenter de la fonction tribunicienne.

Le véritable interlocuteur, comme au théâtre n’est pas sur la scène mais à l’extérieur de l’hémicycle.

On ne débat plus, on communique.

On communique, parce que les média sont devenus l’une des scènes essentielles du théâtre politique, des scènes dont sont propriétaires une dizaine d’oligarques dont cinq font partie des dix premières fortunes françaises. Dix milliardaires dont la fortune est issue de l’industrie de l’armement, du commerce de luxe, du BTP, de la téléphonie et de la banque, détenant 90% de la diffusion de la presse écrite, contrôlant plus de 50 % de l’audience télévisuelle et 40 % de l’audience radiophonique.

Des médias qui n’ont rien du quatrième pouvoir indépendant nécessaire au bon fonctionnement de toute démocratie véritable comme le veut la légende urbaine, le type même du pouvoir d’influence.

Pour reprendre l’analyse de Blaise Magnin et Henri Maler, leur pouvoir se résume à sélectionner les problèmes méritant d’être débattus par l’opinion publique, à fixer les termes et les problématiques de ces débats, à valider les opinions acceptables en passant les autres sous silence, les caricaturant ou les déformant au besoin.

« Les médias ne fabriquent pas, à proprement parler, le consentement des peuples, mais ils sont parvenus, en quelques décennies, à réduire considérablement le périmètre du politiquement pensable, à reléguer en les disqualifiant les voix contestant l’ordre social et à imposer la centralité et la crédibilité des thèses et des solutions néolibérales. Ce faisant, ils ont construit jour après jour, par un unanimisme savamment organisé, un consensus qui tient pour évidentes et naturelles une doctrine sociale, une organisation économique et des options politiques qui protègent et favorisent les intérêts des dominants(11) ».

On est bien loin du journalisme idéal d’Albert Londres, ni faire plaisir, ni faire tort mais « porter la plume dans la plaie ».

Les média sont devenus la plaie et le couteau des sociétés contemporaines.

Leur fonction n’est pas tant de former des opinions que d’empêcher la diffusion de celles qui pourraient avoir un effet dissolvant sur le consensus dominant. Parmi les méthodes utilisées : perdre les curieux par l’accumulation d’informations et « d’avis autorisés » contradictoires, souder une majorité contre un ennemi désigné.

Si l’extrême droite a joué ce rôle dès qu’elle put apparaître comme un danger électoral, c’est aujourd’hui le « populisme » qui la remplace. Que personne ne sache exactement quel produit désigne cette étiquette importe peu, au contraire, un épouvantail aux habits flottants est encore plus inquiétant.

Pour les média et les ligues de vertu libérales, le populisme, clairement ou insidieusement est partout, se nichant là où on l’attendrait le moins. Tout esprit libre qui par malheur jouit d’une notoriété durable auprès du public est un populiste à neutraliser. Ainsi, le professeur Didier Raoult en désaccord public avec la manière dont les pouvoirs publics et leurs « dépendances- indépendantes » ont géré la crise sanitaire, s’est-il retrouvé récemment populiste d’honneur(12).

Mais c’est évidemment dans le combat pour le pouvoir que l’ennemie immonde est le plus utile, qu’il le soit ou non n’a pas à être démontré parce que c’est sans importance. Aujourd’hui se présenter en rempart du populisme, pour un candidat libéral à la présidence de la République, est un placement sûr. Le dernier élu en date n’y a pas échappé.

La démarche politique que j’ai initiée, confie Emmanuel Macron à Médiapart, deux jours avant le second tour des présidentielle, « a créé cette polarité réelle entre un parti d’extrême droite, réactionnaire, nationaliste, anti-européen, antirépublicain, et un parti progressiste, patriote, pro-européen, qui réconcilie la gauche de gouvernement, une partie de la droite sociale, pro- européenne, une partie d’ailleurs du gaullisme, et le centre(13).

On va voir que la recette est de moins en moins efficace.

Références

(1)Le Monde, 21 février 2018.

(2)Différence entre le taux accordé par les financiers à l’Allemagne présumée être le débiteur le plus sûr et celui consenti aux autres pays.

(3) Didier Migot par Nicolas Sarkozy et Pierre Moscovici par Emmanuel Macron.

(4) L’œil de Bruxelles.

(5)La MIVILUD est l’organisme interministériel qui était chargé de la lutte contre les dérives sectaires, l’Eprus, l’Etablissement public en charge de la constitution et de la gestion du stock national de médicament et du matériel permettant de faire face aux épidémies. Créé en 2007, progressivement privé de budget, aucune épidémie n’ayant affecté l’Europe, il sera supprimé en 2016. La pandémie de la Covid-19 montrera la limite de ce court-termisme comptable.

(6) Autorité administratives ou Autorité publique Indépendante, sans compter celles qui en font fonction sans en avoir le titre. Quant au nombre des Agences, il a explosé, passant de 103 en 2012 à quelque 1200 en 2019. La formule est censée permettre de dégager 10 Md€ d’économie, ce qui évidemment s’avéra faux.

(7) Ce qui explique qu’au moins 95% des textes examinés sont des projets de loi d’origine gouvernementale. A part ça, les parlementaires disposent du droit d’initiative !

(8)S’agissant de de l’article 40, la notion de « dépense publique » s’entend non seulement de celles de l’État mais de celles au sens de Maastricht – les traités prennent ainsi valeur constitutionnelle. L’article 45, dit de « l’entonnoir » limite le droit d’amendement en deuxième lecture d’un texte.

(9)Jurisprudence du 10 juin 2004

(10) Une grande avancée démocratique, selon Nicolas Sarkozy auquel on doit cette innovation constitutionnelle censée faire un bond en avant formidable aux libertés. (réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008).

(11)RDLF 2014, chron. n°2 Xavier Dupré de Boulois est professeur de droit publique à Paris I.

(12)20 mai 2020

(13)ACRIMED 19 mars 2018

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