L’intelligence artificielle supplantera-t-elle les femmes au travail ?

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Les conséquences potentielles de l’intelligence artificielle sur l’emploi en général

Au cours de la prochaine décennie, l’impact de l’intelligence artificielle générative (ChatGPT…) sur l’emploi sera significatif et diversifié. Selon les dernières estimations de l’Organisation internationale du Travail (OIT), l’automatisation pourrait potentiellement affecter jusqu’à 50% des emplois existants dans certaines régions du monde. Cette automatisation touchera principalement les emplois impliquant des tâches routinières et répétitives, comme la saisie de données et certaines tâches de production. Toutefois, il est important de noter que l’IA ne se limite pas à la suppression d’emplois, car elle offrira également de nouvelles opportunités. L’OIT estime que d’ici 2030, l’IA pourrait créer jusqu’à 12 millions d’emplois supplémentaires dans les domaines de la gestion de données, de la cybersécurité, et de la maintenance des systèmes d’IA. Toujours selon l’OIT, les implications potentielles de l’IA générative sont toutefois susceptibles de varier considérablement entre les sexes, avec une probabilité de perturbation de l’emploi féminin plus de deux fois supérieure à celle des hommes. Un constat partagé par le cabinet de conseil en stratégie McKinsey qui indique dans une étude parue l’été dernier que, d’ici la fin des années 2020, un tiers des heures de travail aux États-Unis pourraient être automatisées, avec 1,5 fois plus de femmes que d’hommes exposées à l’impact de l’intelligence artificielle. Pour rester pertinents sur le marché du travail, les travailleurs devront s’adapter en acquérant des compétences en numératie(1), en informatique et en résolution de problèmes. Cependant, la manière dont ces changements affecteront les travailleurs dépendra également des politiques gouvernementales et des stratégies des entreprises pour gérer les transitions.

La vulnérabilité des emplois occupés par les femmes

Les emplois traditionnellement occupés par des femmes sont donc les plus exposés à l’automatisation et à l’IA, une réalité confirmée par les données en France et partout dans le monde occidental. Cette vulnérabilité résulte en grande partie de la concentration des femmes dans des secteurs historiquement moins rémunérés et plus susceptibles d’être automatisés. Par exemple, en France, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), près de 30 % des femmes occupaient des emplois à temps partiel en 2019, contre seulement 7 % des hommes. Cette disparité dans les types de contrats contribue souvent à la précarité financière des femmes, car les emplois à temps partiel sont généralement moins bien rémunérés et moins stables. De plus, les inégalités salariales persistent en France, avec un écart moyen de rémunération d’environ 25 % en 2020, selon Eurostat. Autrement dit, les femmes gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes pour un travail équivalent. Ces disparités salariales exacerbent la fragilité financière des femmes. De surcroît, les femmes sont davantage susceptibles d’occuper des emplois précaires en France, notamment des contrats à durée déterminée (CDD) ou des emplois temporaires. En 2020, l’INSEE a observé que 88 % des emplois à temps partiel étaient occupés par des femmes, et elles étaient plus nombreuses que les hommes à travailler en CDD. Les femmes sont également fréquemment concentrées dans des secteurs à faible rémunération, tels que les services à la personne et le commerce de détail. Selon l’Observatoire des Inégalités, 84 % des employés dans le secteur de la santé et de l’action sociale sont des femmes, avec des salaires moyens inférieurs à ceux des hommes dans ce domaine. Plusieurs universités renommées s’emploient activement à examiner les interactions entre le genre, l’IA et l’emploi. Par exemple, l’Université de Californie à Berkeley, par le biais de son Centre for Technology, Society & Policy, s’est penché sur l’intersection complexe entre l’IA, le genre et le marché du travail, utilisant des données empiriques pour identifier les écarts de participation et les déséquilibres de rémunération. Leurs recommandations politiques visent à favoriser une plus grande égalité entre les sexes.

L’obstacle des biais de genre dans les données d’entraînement

Un autre facteur crucial à considérer lorsqu’il s’agit de l’impact de l’IA sur l’emploi des femmes est le risque de biais de genre inhérent aux données d’entraînement des systèmes d’IA. Dans ce contexte, les biais font référence à des préjugés ou à des distorsions systématiques qui se manifestent dans les données en raison de discriminations passées ou de stéréotypes de genre. Si ces données contiennent des préjugés existants liés au genre, les systèmes d’IA peuvent perpétuer ces biais et renforcer les inégalités sur le lieu de travail. Les exemples de biais de genre dans les données ne manquent pas. En France, une étude réalisée par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a révélé que les femmes étaient sous-représentées dans les médias, avec seulement 38 % des expert·es interviewé·es dans les émissions d’information en 2018. Cette sous-représentation se traduit par une absence de voix féminines dans la production d’informations et peut influencer la manière dont les systèmes d’IA comprennent et interprètent le rôle des femmes dans la société. Cathy O’Neil, mathématicienne et auteure de « Algorithmes, la bombe à retardement » met en garde contre les conséquences des biais de genre dans les systèmes d’IA. Pour elle, « dans le monde de l’IA, les biais sont comme des miroirs réfléchissant les inégalités profondément enracinées de notre société. Les algorithmes renforcent souvent les préjugés existants au lieu de les atténuer, ce qui peut avoir un impact disproportionné sur les groupes déjà marginalisés. » Autrement dit, lorsque des données historiques sont utilisées pour former des algorithmes de prise de décision, les discriminations passées peuvent être perpétuées, ce qui peut avoir un impact disproportionné sur les femmes et les minorités. Prenons l’exemple d’un algorithme de recrutement qui se base sur des données historiques où les femmes ont été sous-représentées dans certaines professions. Cet algorithme pourrait continuer à favoriser les hommes pour ces emplois, même si les femmes sont tout aussi qualifiées. Non seulement cela perpétue les inégalités existantes sur le marché du travail, mais cela renforce également les stéréotypes de genre qui limitent les opportunités professionnelles des femmes. Il est donc impératif de mettre en place des mécanismes de correction des biais dans le développement des systèmes d’IA. Il est essentiel de veiller à ce que les données utilisées pour l’entraînement soient plus représentatives de la diversité de la main-d’œuvre. Cette approche contribuera à créer des systèmes d’IA plus équitables et à atténuer les inégalités de genre dans le monde du travail.

Le manque de compétences techniques et de formation des femmes

Une autre raison majeure pour laquelle l’emploi des femmes est plus vulnérable à l’IA réside dans le déséquilibre des compétences techniques. On l’a vu, les emplois qui résisteront le mieux à l’automatisation exigent souvent des compétences avancées en informatique, en programmation, en analyse de données et en intelligence artificielle. Malheureusement, les femmes sont encore sous-représentées dans ces domaines, ce qui limite leurs opportunités d’emploi dans des postes liés à l’IA. En France, par exemple, selon le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, les femmes étaient largement sous-représentées dans les filières dites STEM(2) en 2020, ne représentant que 27 % des étudiant·es en informatique et 36 % en mathématiques. Cette disparité dans l’accès à l’éducation et à la formation dans des domaines techniques a un impact direct sur la capacité des femmes à accéder à des emplois liés à l’IA, qui requièrent souvent des compétences spécialisées. Pourtant, encourager davantage de femmes à poursuivre des carrières en STEM est essentiel pour réduire cette disparité. L’exemple de la France avec ses initiatives telles que « Elles codent » montre comment des programmes visant à encourager les femmes à s’engager dans les domaines scientifiques et technologiques peuvent avoir un impact positif. Ces initiatives offrent des bourses, des mentorats et des opportunités de formation aux femmes pour les aider à acquérir les compétences nécessaires et à s’épanouir dans ces carrières.

L’influence des normes sociales et culturelles sur les inégalités de genre

Les inégalités de genre dans le domaine de l’intelligence artificielle et de l’emploi résultent aussi des normes sociales et culturelles qui façonnent les attentes et les choix des individus en fonction de leur genre, influençant ainsi les carrières et les opportunités professionnelles. Pendant longtemps, la société a eu des attentes traditionnelles concernant les rôles de genre. Les femmes étaient souvent associées à des responsabilités domestiques, de soins et de soutien, tandis que les hommes étaient considérés comme les principaux pourvoyeurs financiers de la famille. Une étude réalisée par le Pew Research Center a révélé que 50% des Américains estiment que les femmes sont moins bien adaptées aux emplois en technologie. Ces stéréotypes ont influencé les choix de carrière et les aspirations professionnelles des individus. Par exemple, les filles étaient souvent encouragées à poursuivre des emplois dans des secteurs axés sur les soins, tels que l’enseignement, les soins de santé ou le travail social, tandis que les garçons étaient orientés vers des domaines tels que l’ingénierie, la technologie ou les affaires. Ces attentes traditionnelles ont eu un impact significatif sur les choix de carrière et de formation des femmes. Les carrières liées à l’IA et à la technologie sont souvent perçues comme masculines, ce qui peut décourager les femmes de s’engager dans ces domaines. Les données actuelles montrent que les femmes occupent moins de 20% des postes de cadres supérieurs dans les entreprises de technologie aux États-Unis et qu’elles occupent seulement 15% des postes de chercheurs en IA à l’université.

Quelles solutions pertinentes mettre en place ?

L’éducation et la sensibilisation jouent un rôle crucial dans la lutte contre les inégalités de genre dans le domaine de l’IA. Il est impératif de sensibiliser les femmes dès leur plus jeune âge aux opportunités offertes par cette technologie. Les programmes éducatifs, les ateliers et les initiatives de mentorat jouent un rôle central dans cet effort, nécessitant une collaboration entre les écoles, les universités et les entreprises pour encourager davantage de femmes à étudier des domaines liés à l’IA. Cela peut être accompli en mettant en place des programmes de bourses et en fournissant un soutien financier. La lutte contre les biais de genre dans les systèmes d’IA requiert des actions réglementaires volontaristes. Les gouvernements et les institutions doivent élaborer des politiques exigeant la transparence et l’équité tout au long du cycle de vie de l’IA. Cela implique la collecte de données démographiques pour identifier les biais, la création de comités de révision indépendants pour évaluer les systèmes d’IA, et l’établissement de sanctions pour les entreprises ne respectant pas ces normes. Les politiques visant à promouvoir la diversité et l’inclusion au sein des entreprises technologiques doivent également être encouragées et renforcées. Pour atténuer l’impact de l’IA sur l’emploi des femmes, il est essentiel de diversifier les opportunités professionnelles dans le domaine technologique. Cela signifie encourager les femmes à poursuivre des carrières en tant que développeuses de logiciels ou d’algorithmes, mais aussi en tant que leaders, chercheuses, éducatrices et créatrices. Les entreprises peuvent mettre en œuvre des politiques de promotion interne favorisant la diversité aux postes de direction, tandis que les établissements d’enseignement supérieur peuvent développer des programmes encourageant les femmes à explorer divers domaines technologiques. En outre, les employeurs et les gouvernements devraient investir dans des programmes de formation continue pour aider les femmes à acquérir des compétences techniques tout au long de leur carrière. Cela pourrait inclure des programmes de reconversion pour celles qui souhaitent se diriger vers des emplois liés à l’IA, ainsi que des cours de formation en ligne accessibles à tous. Enfin, pour réduire les inégalités, il est crucial de remettre en question les normes sociales et culturelles qui limitent les choix en fonction du genre. Il est essentiel de mettre en avant des modèles de rôle féminins positifs et d’assurer une visibilité accrue des femmes dans ces domaines pour démontrer que les opportunités professionnelles liées à l’IA sont accessibles à tous, indépendamment du genre.

En conclusion, l’essor de l’intelligence artificielle comporte des défis importants pour l’emploi des femmes. Les emplois traditionnellement féminins sont souvent plus vulnérables à l’automatisation, et les femmes sont sous-représentées dans les domaines techniques cruciaux pour l’IA. Les biais de genre dans les données d’entraînement des IA peuvent également perpétuer les inégalités. Pour atténuer ces problèmes, il est essentiel de promouvoir l’éducation et la sensibilisation, d’exiger la transparence et l’équité dans l’utilisation de l’IA, et de renforcer la diversification des carrières technologiques pour les femmes. Les politiques de promotion de la diversité et de l’inclusion sont également cruciales. En résumé, une action coordonnée est nécessaire pour garantir que l’IA bénéficie à tous, quel que soit le genre, et pour créer un avenir professionnel équitable et stable pour les femmes.

Références

(1)Numératie : capacité à utiliser, appliquer, interpréter et communiquer des informations et des idées mathématiques.

(2)STEM est un acronyme en anglais qui désigne les disciplines liées à la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques. Ces domaines englobent un large éventail de matières et de professions qui sont liées à la résolution de problèmes, à la création de technologies, à l’innovation et à la compréhension des phénomènes scientifiques et mathématiques. Encourager plus de femmes à poursuivre des carrières dans les domaines STEM est important pour favoriser la diversité et l’égalité des sexes dans ces secteurs.

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En vers et contre tous : la gauche suicidaire

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 La crise existentielle que traverse la NUPES a fait sombrer la gauche dans une culture de l’invective qui dessert son discours et ses causes. Il est urgent de s’en éloigner et de redonner de la hauteur au débat.

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Les cadres de la gauche se sont retrouvés pour la traditionnelle fête de l’Huma, un an après la signature de l’accord de la NUPES, en oubliant faire-part et politesses dans le coffre de la camionnette. La distribution d’anathèmes a donné à voir un triste spectacle fait de provocations et d’incidents nombreux sur les réseaux sociaux. Médias et détracteurs s’en sont donné à cœur joie. Une fois de plus, la gauche n’en finit pas de solder ses comptes, animée par l’approche des prochaines échéances électorales, notamment européennes. Difficile de comprendre ce goût morbide et immodéré pour la polémique outrancière qui fait maintenant office de marque de fabrique. Avant d’en venir aux faits, rappelons qu’il faut toujours savoir être dur avec ceux qu’on aime, d’autant plus lorsqu’ils aspirent à l’honneur suprême de gouverner.

Les passions tristes

La gauche se complait dans le spectacle, c’est un symptôme qui a pris les traits d’une pathologie. Il ne s’agit pas des effets de communication qu’elle maitrise parfaitement mais des luttes d’influences intestines qu’elle s’inflige. Chacun fait gonfler sa bulle en cherchant le courant le plus ascendant, renonçant à construire tout cadre de travail pérenne et collectif. Comment le camp du goût des autres peut-il tomber si bas dans la haine d’autrui ? Les déclarations sur le steak, les merguez vegan, la « kiffrance » et les chants anti-Roussel sont les signes sévères d’une impuissance structurelle, d’un délitement des liens et d’un dialogue qui s’opère sous le seul angle du rapport de force. Mais si la gauche est tant accro aux projecteurs, c’est parce qu’elle a été privée de la grande scène depuis longtemps. En sombrant toujours plus dans les luttes fratricides, elle montre à l’heure actuelle qu’elle est tout au plus un pouvoir de nuisance pour les puissants qui gouvernent. De fait, la gauche passe son temps à écoper son propre navire, cherchant à endiguer les tsunamis anti-sociaux et libéraux du camp d’en face. Lorsqu’elle cherche à proposer, elle souffle sans vent des mesures peu crédibles, loin du courage de la nuance.

Pourtant, lorsque la politique a émergé sur les réseaux sociaux, elle a cru y voir une chance d’y redorer son blason et de s’inscrire dans le quotidien de madame et monsieur tout le monde. Il n’en fut rien. Mais, il serait trop sévère d’engager l’unique responsabilité de la gauche tant ce phénomène reste complexe à expliquer. Par la suite, la politique a ancré puis nourri une culture du clash et de la violence qui parvenait à être relativement contenue à la télévision. Le mirage de la démocratisation n’a été qu’un masque agité par les géants du numérique pour gagner les marchés nationaux.

Il est maintenant temps de faire preuve de clarté : faire de la politique en 280 caractères, c’est renoncer à tout idéal de débat sain ; c’est lâcher les chiens de la vindicte sans aucune retenue ; c’est agir par mimétisme et opportunisme, autrement dit sous les hospices des pires défauts que la politique peut offrir. Pire, y prendre goût sonne comme une sentence. Ceux qui s’y prêtent entrent dans la case des influenceurs tranquilles, des as du clavier, dans la petite cour de récréation où de toute évidence, le vrai pouvoir n’est pas. Car les ouailles du commentariat (Nicolas Truong, La société du commentaire, Editions de l’Aube, 2022) ne sont que les aliénés d’un système économique qu’ils prétendent combattre, pendant que leurs adversaires empochent les profits qu’ils leur fournissent. Il n’en a pas toujours été ainsi. François Mitterrand (quoiqu’on pense de l’homme) savait contrôler sa parole et la manier avec habileté car il était convaincu de son destin et tenu par sa responsabilité de leader de la gauche. A juste titre, il disait que « la dictature des micros est aussi celle des idiots. » Si aujourd’hui la gauche n’en fait rien, c’est surement parce qu’elle se sait trop éloignée de l’exercice du pouvoir, et que l’inconséquence semble être une stratégie payante dans un soucis du moindre mal. Pour autant, nos dirigeants ne se rendent pas compte que ce système médiatique qu’ils croient les servir les broie un à un et finit toujours par se retourner contre eux.

Plus la route sera longue, plus la victoire sera grande

La gauche est dans une position frustrante, persuadée d’une force qu’elle ne possède pas encore. Du haut de ses défaites au pouvoir et dans l’opposition, elle doit reconstruire lentement. L’espoir ne pourra renaître que par un travail agile et sérieux de pénitence sur le terrain. La gauche ne soldera sa dette auprès des électeurs que par de longues années de travail silencieux, loin de ses addictions et de ses tares. Un sevrage salvateur qui doit pousser les prochaines générations à ne rien faire comme ses aînés. Il faudra s’assurer d’un contrôle minutieux de la communication, d’une parole réfléchie qui cherche les mots permettant au débat de s’élever toujours plus haut, d’un goût de l’engagement local à toute épreuve. Bref, réinventer la façon de faire de la politique. Il faudra fuir les vents réactionnaires et l’ultra-moralisme, dévaloriser les commentaires à chaud et donner toute leur importance aux faits. En somme, aller à contre-courant de l’engrenage médiatique.

Dans la société du spectacle, la palabre est plus visible que l’action car elle est le gagne-pain des paresseux. Dès lors, la mise en place d’un cordon sanitaire prônant la qualité au détriment de la quantité pourrait sembler payant. Redoublons d’effort pour agir plus et parler moins, voilà un vrai défi et une lutte de haut lieu à mener. La gauche doit décider de concert de ne plus jouer le jeu médiatique auquel elle prétend s’opposer. Elle peut imposer son propre tempo, boycotter les plateaux, revendiquer le débat sain et montrer l’exemple à ses adversaires.

Le mal à la racine

Un tel diagnostic cache en réalité un mal plus profond. Si la communication n’est plus un moyen de parvenir à un consensus démocratique et de mener un débat contradictoire serein, c’est tout simplement parce que le peuple français en a été privé depuis 1958. La société du commentaire n’est pas une mauvaise herbe qui a poussé en un jour. Son poids en France est renforcé par un régime politique qui n’a pas su évoluer en même temps que la société. Les instruments constitutionnels dont dispose l’exécutif permettent à ce dernier de gouverner contre la volonté générale, la bataille des retraites en est dorénavant un cas d’école.

De ce fait, la seule mesure de gauche qui vaille pour l’avenir est celle de la réforme des institutions. Il n’est pas envisageable de mettre en œuvre un programme à marche forcée sans le soutien du peuple. Nombreux sont ceux qui ignorent que le Parlement français, avant d’être puni et muselé par la Constitution du 4 octobre, fut l’élément central de la IIIe et de la IV Républiques. Dès lors, sans arène politique digne de ce nom, chacun frappe de toute ses forces dans la caisse de résonnance médiatique, cherchant le mot qui lui permettra d’exister. Si les médias sont coupables, c’est le système politique qui est responsable, à nous de le changer. Penser une révision constitutionnelle précise et sérieuse, voilà une piste qui pourrait enfin permettre d’élever le niveau.

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« La gauche doit renouer avec les classes populaires »

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Entretien avec Philippe Brun, député de la 4ème circonscription de l'Eure

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LTR : Sur les cinq circonscriptions de l’Eure, on compte quatre députés RN, contre zéro lors des élections législatives de 2017. Comment expliquez-vous cela ?
Philippe Brun :

L’Eure est un territoire à la fois rural et périurbain qui vit tous les symptômes de la France contemporaine. D’abord il y a eu une forte désindustrialisation dans les années 1980. Dans ma circonscription, à Louviers, Bernard Tapie est venu fermer la dernière usine de piles Wonder qui salariait 2000 personnes, l’entreprise Philipps aussi est partie, beaucoup d’autres ont fait de même. Dans le même temps, l’Eure connaît tous les stigmates de ce qu’on appelle la « France périphérique ». Je pense par exemple à la désertification des services publics. Dans ma circonscription, on a fermé sept centres des finances publiques en cinq ans, une quinzaine de classes d’écoles dans le département, plus d’une dizaine de bureaux de poste, etc. On a aussi une désertification médicale très marquée, nous sommes le premier désert médical de France métropolitaine avec 63 médecins pour 100 000 habitants, on a perdu 50 médecins généralistes sur les cinq dernières années et on en perd 8 dans ma circonscription seulement en 2023.

Donc désert de services publics, désert médical, et enfin désert de sociabilité. Le développement urbain de l’Eure est caractérisé par l’explosion du nombre de lotissements et la périurbanisation croissante qui amène son lot de destructions d’infrastructures collectives. On assiste à un affaiblissement des référentiels collectifs, et cela amène à avoir des villages où il n’y a plus rien : ni café, ni bistrot. C’est statistique, le Rassemblement national fait ses meilleurs scores dans les villages où il n’y a plus de café.

LTR : Comment est perçu le lien entre gauche et classes populaires dans votre circonscription ?
Philippe Brun :

Le très mauvais bilan de François Hollande est toujours pointé, mais pas seulement. Il y a un problème esthétique, la gauche doit retrouver une esthétique populaire. Dans les slogans, les couleurs, les choix des mots, nous nous sommes éloignés des classes populaires. Et depuis quelques années la gauche a tendance à s’intéresser à des sujets périphériques, je ne parle pas forcément des sujets « sociétaux », mais plutôt des polémiques sur le Tour de France, la viande, les sports automobiles, etc. Il y a également certains slogans qui sont repoussoirs ; dire que la police tue, alors que dans mon département c’est le dernier service public qui tient encore à peu près debout, ce n’est pas possible.

Retrouver cette esthétique populaire, c’est ce que j’ai fait pendant ma campagne : on a tracté sur les foires à tout, sur les ronds-points. Nous avons également créé la « fête populaire » qui, avant d’être politique, est une véritable fête ! On a des manèges, des trampolines, des auto-tamponneuses, et au milieu de tout ça : un atelier sur le féminisme, ou l’écologie, ou le travail, et un discours à la fin. Ça a été un vrai succès l’année dernière, on a eu plus de 500 participants alors que je n’étais absolument personne et qu’il n’y avait pas de personnalité nationale à cet évènement. Voilà ce qu’il est possible de créer.

LTR : A l’automne 2022, avec plusieurs autres parlementaires socialistes, vous publiez une tribune intitulée « une ligne populaire pour sauver la gauche ». Pouvez-vous nous présenter votre démarche ?
Philippe Brun :

Avec l’éruption de la NUPES, chaque parti politique de gauche est creusé par le débat suivant : faut-il continuer à parler, ou non, avec la France insoumise. De mon point de vue ce débat est suranné, il faut utiliser la NUPES comme un levier pour faire passer nos idées. Avec cette tribune on voulait montrer aux dirigeants du parti socialiste qu’on passait à côté du vrai débat : l’expansion du Rassemblement national et la fin prochaine de la Macronie. Les 150 députés obtenus sont une belle réussite, mais il y a un effet d’optique : on ne progresse pas en nombre de voix par rapport à il y a cinq ans. Le RN a gagné 2 millions de voix en 5 ans, la gauche seulement 10 000.

On a un problème de discours sur le fond, on perd des électeurs chez les ouvriers et les employés. L’idée de la « ligne populaire » c’est d’appliquer à chacune de nos réflexions, à chacune de nos positions, un principe simple : nous devons servir les intérêts des classes moyennes et des classes populaires. La ligne populaire est un nouveau cadre d’analyse qui nous permet de mettre en avant ce que nous voulons défendre.

LTR : Dans le paysage politique on a tendance à opposer les campagnes et les quartiers populaires. Comment pensez-vous l’articulation entre les deux ?
Philippe Brun :

Je ne crois pas à cette divergence, je pense qu’il y a une erreur d’analyse liée à la circonstance suivante : les quartiers populaires ne votent pas pour Marine Le Pen parce qu’elle est raciste, et qu’ils sont composés majoritairement de populations d’origine étrangère. Mais le discours de la gauche ne convainc pas les quartiers, en réalité très peu de gens vont voter. L’ouvrier de quartier n’est pas davantage convaincu par la gauche que l’ouvrier rural, la différence c’est que l’ouvrier de quartier il est peut-être d’origine étrangère et donc il considère que le RN est dangereux pour lui, à l’inverse de l’ouvrier rural qui lui n’a pas peur du RN. C’est pour cela qu’au Parti socialiste, on m’a chargé de m’occuper de la convention « retrouver le peuple ». L’objectif n’est pas de retrouver uniquement le peuple rural, mais le peuple dans toutes ses composantes.

LTR : Pendant l’épisode de la réforme des retraites, c’est clairement la gauche et la NUPES qui ont été sur le devant de la scène. Pourtant, lorsqu’on observe les sondages, on constate qu’en ne faisant rien, le RN a davantage marqué de points que la gauche. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Philippe Brun :

La gauche a montré à la fois sa persévérance dans le combat mais aussi son incapacité à lutter efficacement contre la réforme des retraites. La France insoumise a fait de l’obstruction parlementaire pour empêcher l’Assemblée nationale de voter le fameux article 7 [Ndlr, qui repoussait l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans]. Les gens ont bien compris que la gauche a joué l’outrance avant l’efficacité. J’étais dans l’hémicycle, le dernier vendredi de discussion de ce texte, et je peux vous assurer que nous étions majoritaires dans l’opposition à cet article 7 : nous aurions dû aller au vote. Ce vote a été empêché par Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin, responsable de la France insoumise pour ce texte, avait décidé de retirer tous ses amendements, comme ce que les socialistes, communistes et écologistes ont fait, afin de pouvoir aller au vote de cet article 7. Jean-Luc Mélenchon a forcé son groupe à ne pas le faire, il porte une responsabilité dans cet échec.

Les gens dans ma circonscription me le disent : on en a marre du bazar de la NUPES à l’Assemblée nationale. Il faut une équipe B pour remplacer celle de Macron. Or aujourd’hui, pour les Français, l’équipe B de Marine Le Pen apparaît comme plus sérieuse que la nôtre. Notre équipe paraît outrancière et inefficace. Nous devrions montrer l’image d’une gauche prête à gouverner.

LTR : Depuis votre élection, vous êtes beaucoup sur le terrain en circonscription. Est-ce qu’avec les gens que vous côtoyez et que vous essayez de convaincre dans l’Eure, vous sentez une sensibilité retrouvée à la gauche ? Arrivez-vous à faire changer d’avis d’anciens électeurs RN ?
Philippe Brun :

J’étais justement tout à l’heure en discussion avec Virginie : elle était sympathisante du RN et aujourd’hui elle réfléchit à nous rejoindre. La politique c’est du travail de terrain, de persuasion individuelle. Les gens ne se politisent pas qu’à travers la télévision mais aussi par des discussions. Et dans ma circonscription ça fonctionne, je fais 7 événements par jour le week-end dans l’Eure : chaque semaine, cela représente des centaines de personnes que j’essaye – et que souvent j’arrive – à convaincre. Ma proposition de loi pour nationaliser EDF et créer un bouclier énergétique tarifaire pour les artisans m’a attiré la sympathie de tous les boulangers de ma circonscription. Un boulanger qui penche à gauche c’est quand même rarissime. Une gauche de la protection face au désordre néolibéral, ça parle aux gens.

J’aimerais toutefois relativiser. La relation interpersonnelle fonctionne, mais elle ne permet pas de gagner en millions de voix à l’échelle nationale : on ne gagne pas une élection en faisant du porte à porte – même s’il faut en faire ! Après le choc de sincérité de l’accord NUPES de 2022, il faut un choc de crédibilité.

LTR : N’y a-t-il pas un effet cliquet avec le vote RN ? Peut-on véritablement voter à nouveau à gauche une fois qu’on a été déçue par celle-ci et qu’on a choisi de voter pour l’extrême droite ?
Philippe Brun :

Il n’y a plus une dynamique de « plus jamais ça » tout simplement parce que la gauche n’est pas au pouvoir. En revanche il faut avoir en tête que les électeurs sont moins fidèles qu’avant, la volatilité électorale est très forte. Il n’y a aucune certitude de l’arrivée de Le Pen au pouvoir dans quatre ans, la gauche peut gagner. Tout porte à croire, quand on regarde la Macronie et qu’on écoute les discours du président, qu’Emmanuel Macron veut faire de Marine Le Pen son Medvedev. Une fois arrivée au pouvoir, compte tenu de son incompétence, elle ne pourra pas tenir cinq ans et il pourra revenir au pouvoir.

LTR : Comment la gauche peut-elle travailler son sérieux et sa crédibilité ? Ne risque-t-on pas de devenir invisibles si on est trop calmes et modérés ?
Philippe Brun :

La France insoumise parle à ce sujet de « crétinisme parlementaire ». Cela désigne les gens comme moi qui sont sérieux, qui posent des amendements et essayent de faire adopter des propositions de loi. Néanmoins je remarque que dans le dernier tract de la France insoumise, qui présente toutes les victoires de la NUPES à l’Assemblée nationale, n’est mentionnée qu’une seule grande victoire législative : ma proposition de loi visant à nationaliser EDF. Ça prouve bien qu’avec le travail législatif on peut changer la vie des gens, même dans l’opposition. Il faut qu’on ramène des victoires à la maison.

LTR : La gauche est assez taciturne sur les sujets régaliens (sécurité, immigration). Pour gagner en crédibilité, et être capable de gouverner demain, comment doit-elle se positionner sur ces enjeux classés traditionnellement « à droite » ?
Philippe Brun :

On ne va pas dénaturer notre gauche, nous n’allons pas nous aligner sur la politique danoise en matière migratoire par exemple. D’une part ce serait une faute morale, d’autre part ce serait une faute politique car elle est impraticable en France. Nous ne sommes pas un pays de 6 millions d’habitants, et accueillir des immigrés du monde entier participe de notre grandeur mondiale. La politique d’immigration est aussi une politique d’influence.

Maintenant il faut prendre au sérieux les interrogations populaires sur les questions migratoires. Chaque semaine dans les communes de ma circonscription je leur demande ce qu’ils pensent à ce sujet. Ils sont favorables a priori à un arrêt de l’immigration. Mais ensuite, quand je leur demande pourquoi, ils m’expliquent que c’est parce que plus personne ne se respecte. Si les gens sont opposés à l’immigration, c’est parce qu’ils trouvent que la société est désordonnée. Ce n’est donc pas du racisme, mais un besoin d’ordre, de justice, de repères. On a le désordre économique, avec notamment le marché européen de l’électricité qui fait exploser les prix de l’énergie en France alors qu’on a le nucléaire ; on a l’insécurité sociale de manière générale avec les divorces, la fin des structures familiales, la fin des structures territoriales (associations, partis, syndicats, etc) ; on a aussi l’insécurité tout court avec la montée massive des incivilités. La gauche doit porter un vrai discours sur l’ordre, sur la civilité, il faut cesser d’individualiser toujours plus notre discours. Elle doit être promesse de collectif, d’un « nous » fondé sur des repères collectifs. C’est ce que Ségolène Royal appelait « l’ordre juste ».

LTR : Pour renforcer cette ligne populaire, vous avez lancé différents projets, notamment l’école de l’engagement. Pensez-vous que la politique doive aujourd’hui se faire en dehors des partis ?
Philippe Brun :

Les appareils sont des outils de désenchantement pour les militants, un chemin de possibles doit être tracé. La gauche se recréera par des initiatives en dehors des partis, même si ceux-ci restent toujours nécessaires pour sélectionner les candidats et organiser les élections.

L’école de l’engagement est la première école de formation politique destinée aux classes populaires en France. Sans l’aide d’aucun parti, et un financement participatif, nous avons monté une équipe très efficace qui produit un programme de formation de huit mois. Nous en sommes à notre deuxième promotion et nous allons bientôt recruter la troisième ! Plusieurs de nos élèves se préparent pour les municipales. J’aimerais que l’un d’entre eux soit en position éligible aux européennes.

LTR : Dans la stratégie de Ruffin, n’y a-t-il pas une aporie entre la reconquête des classes populaires passées au RN et la tentative de séduction du centre-gauche pour les futures échéances électorales ?
Philippe Brun :

La politique se meurt de voir les Français comme des parts de marché électoral bien définies. L’opinion, ça se travaille, les gens suivent le mouvement s’il est attirant. Pense-t-on vraiment qu’en 1981, quand Mitterrand gagne l’élection présidentielle, une majorité de Français est favorable à l’autogestion ou au passage du capitalisme au socialisme ? En vérité les gens suivent, regardent, écoutent. C’est la victoire culturelle qui emporte ensuite la victoire politique.

Si je pense que les classes populaires doivent être prioritaires pour la gauche, ce n’est pas qu’une question stratégique. C’est avant tout un enjeu moral, c’est ce que nous devons être. On ne peut pas imaginer que la gauche cesse de défense ceux pour qui elle existe. Ensuite, pour aller chercher l’électorat modéré, celui des déçus de la Macronie, c’est un autre sujet. Les études montrent que les électeurs macronistes de gauche ne votent pas en fonction du programme, mais de la capacité à gagner. Le vote utile, c’est eux ! S’il y a une gauche unie, apaisée, crédible, elle réussira à convaincre les électeurs dits modérés qui chercheront avant tout une victoire.

LTR : Comment voyez-vous l’avenir de la NUPES ?
Philippe Brun :

Nous sommes de facto associés, mais mal représentés. Il y a à l’Assemblée nationale un groupe qui fait objectivement la pluie et le beau temps, c’est la France insoumise, sans que nous soyons associés et consultés sur sa stratégie. Soit on arrête l’union, et on repart avec des gauches divisées et minoritaires, soit on continue, et nous serons forcés de nous intégrer davantage. Il faudrait presque faire un parti NUPES, NUPES is the new PS ! Si demain on a le fonctionnement démocratique interne du PS avec un programme de transformation ambitieuse, celui de la NUPES, cela formerait un beau mélange. Je ne crois pas qu’il y ait de salut hors de l’union.

Bon, maintenant, je suis bien conscient que cette solution ne sera jamais acceptée. Le vrai chemin aura lieu en 2027, avec je l’espère une primaire de la gauche. Nous devons tout faire pour qu’il y ait une primaire : cela permettra au peuple de gauche de trancher entre différentes options. S’il y a deux ou trois millions de Français qui votent à cette primaire, on aura réussi notre pari, et la gauche pourra battre Marine Le Pen.

Invités de l’évènement : Nicolas Mayer Rossignol, Arthur Delaporte, Alexis Corbière, Cyrielle Chatelain,  etc. 

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Faut-il nationaliser nos données personnelles pour les protéger ?

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Trois modèles différents de société numérique basés sur l’exploitation des données personnelles

Une nouvelle société digitale, construite sur un modèle économique et social inédit, émerge actuellement. Elle trouve son origine dans l’accélération de la digitalisation de l’économie entamée avec l’arrivée d’internet dans les années 90. Tous les secteurs de l’économie et de la société sont désormais concernés par cette révolution, caractérisée par une montée en puissance des plateformes de services, qui utilisent nos données personnelles, et l’intelligence artificielle pour s’enrichir. En trente ans seulement d’existence, trois modèles différents de société numérique sont apparus.

Le premier est américain. Pour s’imposer, il a besoin d’utiliser les capacités d’innovation des entreprises, mais aussi d’exploiter la puissance de l’imaginaire et du récit entourant leurs créateurs. Le second modèle est chinois. Il mise tout sur le capitalisme de surveillance (crédit social, reconnaissance faciale…) pour assurer la stabilité de son parti/Etat. Enfin, le troisième modèle est européen. Depuis trois décennies, le vieux Continent subit une « colonisation » technologique. Il réagit principalement en protégeant ses citoyens avec des mesures comme le désormais célèbre Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), faisant de la souveraineté numérique une question majeure du débat en Europe et plus particulièrement en France ; bien plus qu’aux USA ou en Chine.

La stratégie européenne s’explique par les nombreux scandales liés à l’utilisation licite des données personnelles des utilisateurs des plateformes, à l’international mais aussi en France. Depuis 2013 et les révélations d’Edward Snowden, il est de notoriété publique que l’Agence Nationale de Sécurité américaine, la NSA, a massivement collecté et détenu des données personnelles de citoyens américains et étrangers. En 2016, de sérieux doutes ont plané sur l’ingérence du pouvoir russe dans la victoire de Donald Trump après que des manipulations pour influencer les résultats du vote ont été mises en évidence sur Facebook. Tout comme des doutes subsistent encore sur la victoire du camp du « Leave » lors du référendum pour ou contre le Brexit.

Le scandale de « Cambridge Analytica » a mis en lumière le rôle de cette entreprise spécialisée dans l’exploitation des données dans le résultat final du référendum, avec l’utilisation illégale de plus d’un million de comptes Facebook et la diffusion de publicités politiques utilisant la peur pour manipuler les utilisateurs. Au total, ce sont plus de 87 millions de données qui ont été utilisées à des fins électorales par l’entreprise londonienne. Dans une interview(1) à L’ADN, le lanceur d’alerte Christopher Wylie, à l’origine de la révélation du scandale, expliquait en septembre 2020 que “tout est en germe pour une nouvelle affaire Cambridge Analytica.

En France, d’autres scandales ont fait la Une des médias. Le premier concerne la plateforme « Health Data Hub » recensant les données médicales des Français, d’une ampleur inédite et officialisée par la loi santé du 24 juillet 2019. Toutes les informations liées aux actes remboursés par l’assurance-maladie, mais aussi celles des hôpitaux, des centres spécialisés ainsi que celles du dossier spécialisé partagé des patients y sont stockées. L’hébergement de cette mégabase, ouverte aux chercheurs et aux informaticiens, a  été confiée sans appel d’offres à Microsoft, un acteur américain, laissant de nombreuses interrogations quant aux lacunes de la France en matière de souveraineté numérique. Une situation d’autant problématique que l’accès aux informations aurait pu être autorisé à des acteurs privés alors que ces dernières étaient stockées à différents endroits sur le globe (Pays-Bas notamment).

Alertée par la situation, une quinzaine d’associations a saisi le Conseil d’Etat. En 2022, l’Etat a retiré auprès de la CNIL sa demande d’autorisation qui était pourtant une condition indispensable pour que le Health Data Hub fonctionne de manière opérationnelle. Encore plus récemment, l’application StopCovid a également été dénoncée par de nombreuses associations. Parmi les critiques formulées, il y avait notamment celle de la collecte des données personnelles de ses utilisateurs. Le 15 juin 2020, dans un article publié par Mediapart, le chercheur en cryptologie de l’Inria, Gaëtan Leurent, indiquait que les données collectées étaient plus nombreuses que ce qui était prévu initialement ; bien plus que la version de l’application validée par la CNIL.

Les données personnelles sont devenues une denrée stratégique et indispensable pour de nombreux secteurs de l’économie comme la banque ou encore les télécommunications. A tel point qu’un retour en arrière semble impossible et provoquerait même un choc sans précédent sur notre économie. Le marché de la data était estimé en 2020 à plus de 1000 milliards d’euros rien qu’en Europe, alors qu’en parallèle le vol de données est en passe de devenir la nouvelle criminalité de masse du XXIème siècle. Entre 2021 et 2022, le nombre de rançongiciels a augmenté de plus de 300 % pour atteindre un montant de 456,8 millions de dollars, touchant aussi bien les hôpitaux, les petites comme les grandes entreprises.

Toujours en 2022, la CNIL a prononcé 21 sanctions pour un montant total de 101,2 millions d’euros. Depuis l’entrée en vigueur du RGPD, plus de 2,5 milliards d’euros d’amendes ont été versés à l’Union européenne. A la première place des plus fortes amendes infligées on retrouve Google pour un montant de 250 millions d’euros, loin devant les autres géants technologiques que sont Méta et Microsoft qui ont écopé chacun d’une amende de 60 millions d’euros.

Cette situation inédite est pourtant prise en compte par le législateur depuis 2016 et la première loi dite « Lemaire » qui prévoyait une protection accrue pour les données personnelles des internautes. Mais c’est la loi relative à la protection des données personnelles de 2018 qui marquera une montée en puissance dans la protection des citoyens. Elle adapte la loi « Informatique et libertés » du 6 janvier 1978 au « paquet européen de protection des données » qui comprendra le désormais célèbre Règlement général sur la protection des données (RGPD), directement applicable dans tous les pays européens au 25 mai 2018.

Pour mieux protéger les données utilisés, des solutions innovantes sont explorées par certains pays. La première d’entre elles consisterait à imposer aux services de cloud, comme ceux utilisés par les GAFAM, d’être stockés dans des datas centers situés dans le pays d’émission des données. En 2018, afin de se conformer à la loi chinoise sur la cybersécurité, Apple s’est vu imposer le transfert de toutes les données des utilisateurs de l’iCloud chinois à un partenaire local.

Selon l’association professionnelle « The Information Technology Industry Council », une douzaine de pays s’est engagée comme la Chine à la géolocalisation des données de leurs concitoyens. C’est la voie empruntée par l’application chinoise TikTok, alors que les menaces d’interdiction pèsent de plus en plus sur elle. Ses dirigeants viennent de décider le stockage des données de ses 150 millions d’utilisateurs européens dans trois data centers situés en Irlande et en Norvège. Dans une communication en date du 8 mars dernier (2), Théo Bertram, vice-président de l’application, précisait les contours du projet « Clover » censé rassurer les autorités américaines et européennes. « Nous commencerons à stocker localement les données des utilisateurs européens de TikTok cette année, et la migration se poursuivra jusquen 2024 (…) Une fois achevé, ces trois centres seront le lieu de stockage par défaut des données des utilisateurs européens de TikTok. Ils représentent un investissement annuel total de 1,2 milliard d’euros ».

Ce stockage sur les terres européennes sera intégralement vérifié par un prestataire européen tiers de confiance. TikTok s’est également engagé à pseudonymiser les données personnelles ; une technique qui consiste à remplacer les données directement identifiantes (nom, prénom…) par des données indirectement identifiantes (alias…).

Au-delà du débat fondamental sur la protection des données, celui-ci s’est déplacé ces derniers mois sur leur valorisation financière qui échappe totalement au politique et à la société toute entière, accélérant les inégalités de richesse.

Vers une nationalisation des données, synonyme de revenu universel ?

Le 3 novembre 2020, les Américains n’ont pas seulement voté pour élire leur nouveau Président Joe Biden. Ils ont également participé à de nombreux scrutins locaux organisés dans les 3141 comtés des Etats-Unis. L’un des scrutins organisés en Californie portait sur l’opportunité de créer une CNIL locale ou encore de rémunérer les internautes pour l’exploitation de leurs données. 56% des électeurs ayant voté en faveur du texte soumis à référendum, il entrera en vigueur en 2023.

Depuis plusieurs mois, un débat de fond s’installe dans la société américaine quant à la juste rémunération de ce nouveau pétrole que représentent nos données personnelles. En 2019, le gouverneur californien Gavin Newsom proposait déjà le versement d’un dividende digital. « Les consommateurs californiens devraient également pouvoir partager la richesse créée à partir de leurs données », déclara-t-il lors d’une interview (3). Deux ans plus tôt, en 2017, l’État du Minnesota présentait un projet de loi qui obligeait les fournisseurs de services de télécommunications et d’internet à payer les consommateurs pour l’utilisation de leurs informations.

Enfin, lors des primaires démocrates de 2020, le candidat Andrew Yang, créateur du « Data Dividend Project », promettait de rendre à chaque citoyen l’équivalent de 1000 dollars par mois. Après tout, les entreprises de la Silicon Valley ne se gênent pas pour s’enrichir grâce à nos données, alors pourquoi ne partageraient-elles pas le fruit de cette richesse avec nous ?

Cette vision de la monétisation des données est portée en France par le think tank de Gaspard Koenig, Génération Libre. Dans le rapport « Mes data sont à moi » publié en 2018 (4), le think tank propose ainsi l’instauration d’un droit de propriété sur nos données personnelles. « Inspiré par le raisonnement déployé par le chercheur américain Jaron Lanier, lobjectif est de rendre lindividu juridiquement propriétaire de ses données personnelles. Chacun pourrait ainsi vendre ses données aux plateformes, ou au contraire payer pour le service rendu et conserver ses données privées », peut-on lire en introduction du rapport. Vendre ses données. Le mot est lâché ! Sachant que les limites juridiques à cette solution existent et qu’elle n’a été mise en place dans aucun pays dans le monde… Sauf chez Amazon qui a proposé à certains clients du service Prime de les rémunérer pour avoir accès à leurs données de navigation. Les volontaires se voient ainsi verser la somme de 2 dollars par mois. Une paille !

Pourtant, une autre stratégie est possible. Elle est même évoquée dans le rapport de Génération Libre. Elle repose sur une nationalisation des données à laquelle s’ajouterait la création d’une « agence nationale (…), rassemblant, mutualisant et chiffrant lensemble des données de la population, pour les mettre ensuite à disposition, sous certaines conditions, des entreprises les mieux à même de les utiliser ». Une stratégie que le think tank ne préconise pas. « Une telle mainmise de lEtat sur nos données créerait une bureaucratie diamétralement opposée à la culture de lInternet, et donnerait au pouvoir central des moyens de contrôle extravagants ».

Peut-être. Mais à la question de l’exploitation et la rémunération de nos données, il existe donc une réponse qui s’inscrit dans une logique plus égalitaire que celle proposée par les libéraux ; une solution qui n’accentuerait pas les inégalités, avec d’un côté les plus riches qui auraient les moyens de protéger leurs données, et de l’autre côté les plus pauvres incités à vendre leurs données pour obtenir un gain financier.

Cette solution permettrait une meilleure répartition de la richesse créée par nos données, sachant que leur production infinie ne fait pas baisser leur valeur, au contraire elle l’augmente. Un constat partagé par Badr Boussabat, économiste, auteur et expert en intelligence artificielle (5) : « chaque jour, nous créons des données dont le volume et la valeur augmentent continuellement. Ces deux augmentations ne démontrant aucune corrélation négative, contrairement au constat avec la monnaie. »

De leur côté, les trois auteurs du livre Data démocratie, être un citoyen libre à l’ère du numérique  (6) proposent de créer une Haute Autorité à la donnée chargée de centraliser tous les sujets liés à la donnée en France, mais aussi d’instaurer une redevance nationale de la donnée payée par les sociétés du digital, « à l’image d’une SACEM de la data ». Un rôle que pourrait assurer la CNIL avec pour objectif principal de rassembler et de chiffrer l’ensemble des données.

Pour de nombreux observateurs, cette nouvelle ressource financière permettrait, par exemple, de doter d’un capital de départ tous les Français à leur majorité ou la mise en place d’un revenu universel de base équivalent au seuil de pauvreté mensuel, soit 1102 euros. Cette nouvelle ressource pour l’Etat pourrait également financer de nouveaux programmes en faveur de l’environnement ou de la santé. Un optimisme que ne partage pas tous les économistes. Au vu des ordres de grandeurs, il est très improbable selon eux qu’on puisse tirer un revenu universel significatif à partir de la monétisation de nos données, comme l’avance par exemple Andrew Yang. Pour eux, une imposition des GAFAM dans les règles apporteraient un complément de revenu fiscal significatif, estimé environ à 1 milliard d’euros, mais qui reste limité en comparaison du budget général de l’État.

La nécessité d’une stratégie européenne

Se poser la question de la protection et la valorisation de nos données, c’est aussi s’interroger sur la puissance des entreprises technologiques qui les utilisent et du modèle de société digitale qu’elles imposent, dans un contexte de compétition internationale.

Si la législation européenne s’est améliorée, l’exploitation de nos données personnelles représente de nouvelles menaces qui seront autant de défis pour l’Europe dans les prochaines années. Parmi ceux-ci, le Cloud Act américain, adopté en 2018 et qui permet aux États-Unis d’exploiter librement des données personnelles n’appartenant pas à des citoyens américains, rentre en conflit direct avec le RGPD européen.

Max Schrems, activiste et fondateur de l’organisation à but non lucratif « None of your business », réagissait en octobre dernier (7) sur le nouveau cadre fixé pour le transfert des données personnelles de l’Union européenne vers les Etats-Unis : « nous allons vraisemblablement attaquer le texte en justice ». Une menace prise très au sérieux puisque Max Schrems a déjà réussi à casser deux accords passés en 2015 et 2020 entre les Etats-Unis et l’Europe. Ces derniers visaient notamment à simplifier les échanges de données personnelles entre les deux continents. « La surveillance de masse va continuer (…) A la fin, lopinion de la Cour de justice de lUnion Européenne lemportera et tuera une nouvelle fois cet accord », prédit-il, optimiste.

Pour se prémunir des tentatives de domination sur le marché stratégique de l’hébergement des données en ligne, le couple franco-allemand a lancé en 2020 un embryon de cloud européen prénommé Gaia-X. Si ce dernier permet de réelles avancées, comme l’imposition aux hébergeurs de l’interopérabilité et la portabilité des données, il n’est toutefois pas de taille pour rivaliser avec les GAFAM.

Dans ce contexte, comment la France et l’Europe peuvent concurrencer les géants américains et chinois ? Tout d’abord, la culture européenne du numérique pourrait être celle qui instaure l’utilisation de systèmes d’exploitation et de logiciels libres, comme Linux, et promeut un Internet de l’entraide et du partage. Elle pourrait également voter des lois anti-trust plus restrictives qui limiteraient les monopoles, comme le font les États-Unis, en limitant le niveau de certains marchés à 70%, voire moins, pour une seule entreprise. L’Europe pourrait aussi stimuler la création de plateformes collectives, semblables à celles que l’on connaît, dont les services seraient offerts en tant que service public, et sans exploiter les données personnelles à des fins commerciales. L’Europe pourrait enfin promouvoir le concept « d’Etat-plateforme » pour faciliter la relation du citoyen à l’administration d’une part, puis constituer une réponse au capitalisme de plateforme d’autre part. Son but serait de créer un nouveau modèle de société qui faciliterait les échanges ainsi que la production de biens et de services, tout en stimulant les partenariats avec le secteur privé. Là aussi l’Europe pourrait constituer une aide précieuse. Elle pourrait, par exemple, doter les entreprises de l’argent nécessaire à la recherche et au développement de nouvelles technologies en mutualisant entre les pays membres les sommes nécessaires pour concurrencer les États-Unis et la Chine dans les domaines clés du futur que sont l’intelligence artificielle, les superordinateurs, les nanotechnologies et l’informatique quantique.

La nationalisation des données personnelles pour mieux les protéger n’est plus un tabou aujourd’hui, alors que leur valorisation financière interroge de plus en plus au sein de la société. Qui profite réellement de leur monétisation automatisée par l’intelligence artificielle ? Les législations françaises et européennes sont-elles suffisantes pour apporter les réponses nécessaires aux préoccupations des citoyens ? Les différents scandales observés ces dernières années sont de nature à faire de la protection de nos données un sujet majeur du débat politique à l’avenir, alors qu’un vrai clivage entre la gauche et la droite se met actuellement en place sur ce sujet.

Références

(1)https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/christopher-wylie-cambridge-analytica-menaces-democraties/

(2)https://www.larevuedudigital.com/tiktok-veut-rassurer-leurope-en-hebergeant-localement-ses-donnees/

(3)https://www.lopinion.fr/economie/la-californie-envisage-daccorder-un-dividende-aux-internautes-sur-leurs-donnees-personnelles

(4)https://www.generationlibre.eu/wp-content/uploads/2018/01/2018-01-generationlibre-patrimonialite-des-donnees.pdf

(5)https://www.journaldunet.com/management/direction-generale/1497101-revenu-universel-par-la-donnee-10-raisons-pour-un-espoir-social/

(6)Thomas Jamet, Florian Freyssenet et Lionel Dos Santos De Sousa. « Data démocratie, être un citoyen libre à l’ère du numérique ». Editions Diateino (2022).

(7)https://www.solutions-numeriques.com/donnees-ue-usa-max-schrems-juge-tres-probable-une-nouvelle-action-en-justice/

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Crédits photo : Raphaël Schneider

LTR : Vous êtes l’autrice de l’ouvrage, «La norme gynécologique, ce que la médecine fait au corps des femmes » publié en 2022 aux Editions Amsterdam. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes menées sur le terrain entre 2015 et 2018. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire sur ce sujet ? Pourriez-vous nous expliquer brièvement la démarche conduite lors de ces enquêtes ?
Aurore Koechlin : 

Au départ de ma réflexion se trouvait un étonnement face à ce qui semblait pourtant si naturel, l’injonction qui est faite aux femmes, et seulement aux femmes, de consulter une fois l’an une gynécologue. Cette injonction, je l’ai progressivement conceptualisée comme la « norme gynécologique », qui est le titre de l’ouvrage. Pour répondre à la question qui me taraudait, celle de comprendre comment cette norme s’était imposée en France, et comment elle était produite et reproduite au quotidien, j’ai décidé de mener un travail de recherche dans le cadre d’une thèse de sociologie. D’un côté, j’ai mené une enquête socio-historique autour d’une profession centrale dans le développement de cette norme, la gynécologie médicale. De l’autre, j’ai mené un travail ethnographique, à partir d’observations à Paris et en Seine-Saint-Denis, dans des cabinets et dans des services hospitaliers. J’ai également mené des entretiens avec des professionnel·le·s de santé et des patientes. Mon livre reprend ce travail ethnographique.

LTR : La gynécologie est une des rares spécialités où on consulte pour « prévenir » plutôt que pour « guérir ». Lorsque quelqu’un se rend chez le médecin généraliste, c’est souvent pour traiter un problème déjà présent. Ce n’est pas le cas pour la gynécologie : les femmes s’y rendent pour effectuer un suivi, prévenir les risques et les éventuels problèmes. Pouvez-vous revenir sur cette distinction entre prévenir et guérir qui marque profondément la médecine gynécologique ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, trois aspects m’interrogeaient dans le suivi gynécologique. Premièrement, le fait qu’il soit genré : l’équivalent pour les hommes, soit l’andrologie, n’existe pas dans les mêmes proportions. Deuxièmement, le fait qu’il consiste en une médicalisation du corps sain : il s’agit d’une prise en charge sans motifs apparents. Enfin, le fait qu’il implique une temporalité spécifique, soit un suivi idéalement annuel et tout au long de la vie. On retrouve certains aspects dans d’autres spécialités : par exemple, il peut y avoir un suivi qui ne vise pas à guérir en dermatologie ou en médecine bucco-dentaire. Mais il n’est pas aussi resserré, avec cet idéal de consulter une fois l’an, et surtout il n’est pas genré. Ce n’est pas donc seulement la médecine de prévention qui est interrogée ici, mais son intersection avec une médecine reproductive et genrée. C’est la conjonction de tous ces éléments qui fait selon moi la configuration si spécifique de la gynécologie en France.

LTR : Les femmes des classes supérieures abordent différemment le suivi gynécologique par rapport aux femmes des classes populaires : bien que pour la majorité, la socialisation à la norme soit réussie, leurs comportements sont différents. Quelles sont ces différences ? Avez-vous observé des différences de traitement ? Comment les expliquez-vous ?
Aurore KOECHLIN : 

La sociologie de la santé a montré que les caractéristiques sociales de la patientèle influaient sur la prise en charge médicale, d’abord parce que les patient·e·s ne se comportent pas de la même façon, ensuite parce que les médecins ne les perçoivent pas de la même façon. Malgré l’idéal de neutralité affiché par les médecins, ces derniers passent en fait leur temps à catégoriser leur patientèle, faisant preuve par là d’une forme de sociologie spontanée, comme le dit Camille Foubert, dans une visée qui est essentiellement opératoire. Il s’agit de catégoriser la patientèle pour anticiper son comportement ou ses facteurs de risque, voire sa réaction face aux traitements. La gynécologie ne fait pas exception. D’un côté dans le rapport de force que constitue l’échange, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent être mieux armées : elles savent mieux s’imposer en consultation, parlent beaucoup, et ont davantage anticipé leurs attentes et leurs choix. De l’autre, les médecins se plaignent beaucoup en entretiens du manque de communication avec leur patientèle de classes populaires et/ou racisées, qu’ils et elles mettent soit sur le compte de la langue, soit sur le compte de différences culturelles. Mais cette perception tient beaucoup de la prophétie auto-réalisatrice : en anticipant une difficulté de compréhension des patientes, ils et elles peuvent en venir à simplifier l’échange, et à provoquer un désinvestissement de ces dernières dans la consultation. Mais ce que j’ai essayé de montrer dans la volonté qui a été la mienne de ne pas faire une sociologie déterministe, c’est que dans un cas comme dans l’autre, ce qui peut être un atout ou inversement une difficulté peut se retourner en son contraire. En effet, par leur implication, les patientes de classes supérieures et/ou blanches peuvent avoir tendance à davantage suivre, voire devancer, les prescriptions médicales, et à s’y conformer parfois de façon excessive. Inversement, le désinvestissement peut être une arme pour ré-imposer ses choix : le refus net de telle ou telle prescription ou de tel ou tel examen laisse peu de prises, contrairement au fait de rentrer dans le raisonnement médical, où on peut se laisser convaincre.

LTR : Une de vos thèses principales est que le suivi gynécologique est socialement construit et entretenu (par les pairs, le corps médical, etc.). Quels sont les facteurs qui permettent cette construction ?
Aurore KOECHLIN : 

En fait, cette construction repose centralement sur les femmes – femmes de l’entourage, femmes médecins. Ce sont elles qui socialisent avec succès à la norme gynécologique. Mais entre toutes ces femmes, celles qui jouent le rôle principal, avant même les gynécologues, sont bien les mères. Cela est dû à plusieurs facteurs. Geneviève Cresson a montré que les femmes sont au centre du travail qui produit la santé, en particulier pour la famille. Cela se rejoue au niveau gynécologique : elles poussent à consulter une gynécologue, elles conseillent la leur, voir elles y accompagnent leurs filles. Les paires (soeurs, amies, etc) jouent également un rôle de soutien, quand la mère n’a pas joué son rôle, ou en complément. Enfin, il ne faut pas minimiser le rôle socialisateur qu’a le monde médical lui-même. Pour les gynécologues, parvenir à suivre et obtenir que les patientes acceptent d’être suivies est un des objectifs clés de la consultation. Lors d’une première consultation, il s’agit de rassurer, notamment sur le déroulé de l’examen ou sur les instruments gynécologiques. Par la suite, il peut s’agir aussi de faire valoir son monopole de prescription pour garantir le retour des patientes en consultation. C’est que j’ai appelé, en reprenant les termes d’une enquêtée, la stratégie du « bâton » et de la « carotte ». Refuser de prescrire ou repousser la prescription à un prochain rendez-vous constitue ainsi une arme du professionnel·le de santé pour maintenir le suivi. Pour ce faire, la contraception est centrale, car c’est souvent autour de l’ordonnance de pilule que cette question se joue. Enfin, il faut voir que l’hôpital est une instance de forte socialisation au suivi gynécologique, en particulier avec la grossesse, qui est un moment où non seulement les examens médicaux se font plus nombreux, mais où ils sont plus resserrés. Dans ce cadre, l’examen gynécologique devient presque mensuel, et par là habituel. C’est dans une moindre mesure le cas des urgences gynécologiques, des IVG ou des consultations post-natales. À chaque fois, il s’agit de moments de rattrapage : les professionnel·le·s de santé (re)convainquent les patientes de la norme gynécologique.

LTR : La prise d’une contraception et le suivi gynécologique régulier entraînent une charge mentale importante pour les femmes. Les hommes ne sont pas du tout socialisés de la même façon sur ces thématiques : très peu d’hommes prennent une contraception régulière, les rendez-vous chez l’urologue(1) sont beaucoup moins réguliers. Comment vous expliquer cette différence de socialisation et de traitement ?
Aurore KOECHLIN : 

Derrière cette question se trouve en fait celle de savoir pourquoi la norme gynécologique est genrée, et pourquoi l’andrologie n’est pas autant développée que la gynécologie. Tout d’abord, cela est dû à une persistance d’une vision pathologique du corps des femmes qui en fait une population perçue comme plus à risque. Cette conception remonte à l’Antiquité et à ce qu’on appelait alors les « maladies des femmes », du nom du traité d’Hippocrate, dans une conception du corps féminin comme un corps essentiellement affaibli et malade du fait de l’utérus. Dans ce cadre, l’hystérie est alors la maladie des femmes par excellence, directement causée par l’utérus. Bien sûr, les conceptions médicales ont évolué depuis, mais le développement important des spécialités centrées sur la prise en charge des femmes peut se comprendre comme un héritage maintenu sous une autre forme de ce passé. Une autre raison mise à jour par Nelly Oudshoorn quand elle étudie l’émergence des hormones sexuelles est que le processus de médicalisation tend à se renforcer dans le temps. La médicalisation ancienne du corps des femmes entraîne ainsi une nouvelle médicalisation. Nelly Oudshoorn montre par exemple que si la recherche s’est davantage intéressée dès les années 1930 aux hormones sexuelles dites féminines, c’est parce que la médicalisation antérieure de la grossesse rendait non seulement accessibles les urines de femmes enceintes nécessaires à la synthétisation des hormones, mais aussi parce qu’on disposait de patientes disponibles pour réaliser les tests cliniques. Ainsi, chaque innovation technique va tendre à venir renforcer une médicalisation antérieure. La contraception est confiée aux femmes parce qu’elles sont déjà suivies médicalement. La prévention (frottis, palpation des seins) se développe en lien avec la contraception, car on connaît au départ encore mal ses effets sur le long terme. Par la suite, si on veut être amené à dépister d’autres questions (les violences, l’endométriose, …), on disposera toujours de la consultation gynécologique pour le faire. Mais en retour, cela viendra d’autant plus renforcer la norme gynécologique, et surtout, l’inégale répartition des tâches reproductives entre les hommes et les femmes.

LTR : Quelles sont selon vous les facteurs qui rendent propices l’émergence de violences gynécologiques ? au-delà du comportement du médecin, vous mentionnez également dans une scène assez marquante de l’ouvrage (la prise en charge d’une patiente par une interne aux urgences), les conditions de travail parfois désastreuses (notamment aux urgences).
Aurore KOECHLIN : 

Les conditions de travail sont effectivement un facteur central des violences gynécologiques. En effet, les consultations gynécologiques sont marquées par une certaine répétitivité (l’examen, le frottis, et la prescription de contraception). Cela entraîne la mise en place par les professionnel·le·s de santé d’un certain nombre d’automatismes, notamment pour garantir la systématicité du dépistage. Les conditions de travail peuvent ainsi pousser les professionnelles de santé à accroître l’exercice de leur profession par automatisme, plus que par adaptation à la situation donnée, par exemple lorsque la cadence augmente. C’est le cas notamment aux urgences gynécologiques. Le nombre de patientes est très important, et la répétition y atteint son maximum, puisqu’il s’agit pratiquement toujours des mêmes cas, des douleurs pelviennes et/ou des saignements, que la patiente soit enceinte ou non. Enfin, il existe une obligation médico-légale aux urgences de réaliser un examen et une échographie. Or, c’est précisément dans ce contexte de travail que j’ai pu observer des violences gynécologiques. À chaque fois, les circonstances sont les mêmes : la patiente n’est clairement pas consentante à l’acte médical, mais ne le dit pas directement, notamment parce que le ou la professionnel·le de santé ne pose pas la question. La réalisation de l’acte médical provoque alors des cris et des pleurs de la patiente, et est le plus souvent interrompu. Outre les conditions de travail, un autre point est important dans les observations que j’ai faites : il s’agissait d’étudiants en médecine. Ils manquaient de fait de formations et d’expériences pour réagir adéquatement. Face à une même situation de refus de l’examen non verbal par une patiente dans une de ses consultations, une cheffe de service adopte une attitude opposée : elle montre d’abord le spéculum à la patiente, la rassure sur le fait que ça ne fait pas mal, sollicite son accord pour l’examen, lui demande trois fois l’autorisation avant d’insérer le spéculum, essaye de parler d’autre chose pour détendre la situation, puis renonce après un premier essai infructueux. Malgré le consentement cette fois-ci explicite de la patiente, la cheffe de service écoute les signes corporels du refus d’examen. On peut faire l’hypothèse que c’est l’expérience qui lui a permis d’ajuster ses pratiques sur ce point. Attention : cela ne veut pas dire que tou·te·s les étudiant·e·s en médecine se font les vecteurs de violences gynécologiques, mais que c’est souvent l’expérience, ou une sensibilité personnelle, qui viennent pallier le manque de formation unifiée. Ainsi, les conditions de travail, que ce soient les modalités concrètes de l’organisation du travail, ou en amont la formation au travail, jouent profondément dans la production ou non de violences gynécologiques.

LTR : Lors de vos enquêtes, de nombreuses femmes ont évoqué préférer une gynécologue plutôt qu’un gynécologue, les femmes médecins faisant preuve de plus de douceur et d’attention etc. : des qualités historiquement considérées comme « féminines ». Si la profession peut parfois alimenter certains stéréotypes de genre, peut-on dire que c’est également le cas du côté des patientes ?    
Aurore KOECHLIN : 

Au départ, c’est effectivement ainsi que je l’ai lu, comme une forme d’essentialisation genrée des compétences féminines. Mais à force de creuser, je me suis rendue compte que le genre était d’autant plus plébiscité que dans le cadre de la norme gynécologique, c’était un des derniers espaces du choix des patientes. C’est parce que ce choix rejoint la rhétorique professionnelle des professionnelles qu’il est en quelque sorte accepté et rendu possible. Mais il traduit surtout qu’aux yeux des patientes le caractère genré, et potentiellement sexualisé, de la consultation gynécologique ne peut totalement être évacué : les organes qui sont en son centre ne sont pas n’importe quels organes, ils sont construits socialement comme relevant du domaine du genre, de la sexualité et de l’intime. Ils ont un vécu, potentiellement fait de violences. Toutes ces dimensions ne peuvent pas être effacées – même si bien sûr il ne faut pas en faire un indépassable.  

LTR : Une des critiques soulevées dans votre livre, et qui selon vous, participe à perpétrer les violences gynécologiques est la normalisation de la douleur par les gynécologues : la normalisation des douleurs liées aux règles, liées aux contrôles réalisés pendant la consultation, etc. On voit émerger ces dernières années, des prises de paroles de nombreuses femmes sur les réseaux sociaux et médias qui contestent cette normalisation. Je pense notamment à toutes les prises de parole autour de l’endométriose, qui provoque des douleurs qui n’ont rien de « normales ». Pensez-vous que les femmes commencent à prendre conscience de cette normalisation et à la dénoncer ?
Aurore KOECHLIN : 

Je pense que le mouvement Me too a véritablement visibilisé la question des violences dans tous les espaces de la société. Cela a également touché le domaine gynécologique, avec l’émergence de la notion de violences obstétricales et gynécologiques. Cela a poussé à interroger les pratiques de la gynécologie, mais aussi certains points aveugles, comme la question de la douleur. Les associations de patientes y sont également pour beaucoup, notamment dans le cas de l’endométriose. Je pense donc effectivement que cela va contribuer à faire évoluer les pratiques et les représentations, à la fois dans le milieu médical, et plus globalement dans la société.

LTR : Dans l’ouvrage, vous soulevez un point assez paradoxal. Le « culturalisme féministe(2)», conduit à reproduire des discriminations. A l’inverse, l’universalisme médical, ne serait pas non plus la solution : les femmes seraient perçues par le corps médical comme des simples « bénéficiaires des soins ». Que faire selon vous pour arriver à trouver un juste milieu ?
Aurore KOECHLIN : 

Ce n’est pas une question simple, car elle dépasse très largement la question de la médecine. L’universalisme est à mon sens une mauvaise solution, dans une société qui est en réalité traversée de part en part par les rapports sociaux de domination. Dans l’autre sens, prendre en compte les particularités sociales risquent de les réifier, de les essentialiser, et en définitive, de les reproduire. Il me semble qu’un garde-fou à ce risque serait de proposer, à la place de la sociologie spontanée qui est celle des médecins (et qui n’est pas leur propre : nous avons tous et toutes une forme de sociologie spontanée) un accès à une véritable sociologie informée. Ils et elles pourraient y être formé·e dès leurs études de médecine, et des formations continues tout au cours de leur carrière pourraient également leur être proposées.

LTR : Finalement, quelles sont les solutions permettant aux femmes de s’affranchir de cette norme gynécologique, ou du moins, de reprendre le contrôle ?
Aurore KOECHLIN : 

Mon livre ne vise pas à prendre position sur la norme gynécologique en tant que telle, mais plutôt à montrer qu’elle est un choix et un construit social, et qu’elle a des effets – certains positifs, d’autres qui n’ont pas été anticipés. Pour moi, l’essentiel est de redonner accès aux savoirs et aux techniques sur les corps indépendamment du simple cadre médical : en proposant des formations à la médecine dès le lycée, en rendant l’accès à la contraception, et plus globalement aux hormones, plus simple. Mais cela ne veut pas dire laisser de côté la médecine. Pour améliorer la qualité des soins, elle doit avant tout être davantage financée. En outre, dans le contexte de la loi de 2002 relative aux droits des malades, la question du consentement avant tout acte doit systématiquement être posée. La gynécologie pourrait ainsi constituée la pointe avancée d’une évolution plus globale de la médecine dans son entièreté.

Références

(1)Médecin spécialisé dans les pathologies de l’appareil urinaire et génital masculin.

(2) L’autrice définit le culturalisme féministe comme la volonté d’adapter la prise en charge des patientes à leurs spécificités.

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La réforme des retraites démontre l’impuissance économique d’Emmanuel Macron

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Crédits photo : LP/ Jean-Baptiste Quentin

Des déficits… et 86,5 milliards de cadeaux fiscaux

Que représente le montant des retraites versé chaque année ? 332 milliards d’euros en 2020 d’après la DRESS. Autrement dit, les 13,5 milliards d’euros de déficit ne représentent que 4% du volume total des prestations versées. Mais ce chiffre lui-même est contestable, car on ne peut comparer le déficit de 2030 avec les recettes de 2020. Si l’on tient compte de l’inflation et de la croissance, les salaires en 2030 seront en réalité très certainement plus élevés qu’en 2020. C’est la raison pour laquelle le COR ne calcule pas les déficits en milliards d’euros mais en pourcentage du PIB. Avec ce mode de présentation, les déficits dont il est question devraient représenter environ 0,4% du PIB de 2030.

Autrement dit, la crise politique majeure que nous traversons a pour objet de résoudre un déficit potentiel en 2030 équivalent à 1/12ème du déficit actuel des comptes publics (4,7% en 2022). Tout ça pour ça !

Le pire, c’est qu’au même moment le gouvernement, conformément à ses engagements en faveur de la diminution de la fiscalité des entreprises, décidait de supprimer la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), ce qui représente un coût net de 8 milliards d’euros annuel pour les finances publiques. Il poursuit en cela la politique engagée par François Hollande qui avait introduit un crédit d’impôt pour les entreprises – le fameux CICE – qui a coûté près de 20 milliards, avant que le gouvernement Valls n’augmente le paquet cadeau de 21 milliards avec le mal nommé « pacte de responsabilité et de solidarité ».

Ajoutons à ces sommes la transformation de l’impôt sur la fortune en impôt sur la fortune immobilière (coût net pour les finances publiques : 3,5 milliards d’euros) décidée en 2017, la suppression de la taxe d’habitation pour la résidence principale (14 milliards d’euros) et la baisse de l’impôt sur les sociétés qui est passé en quelques années de 33% à 25% (il était de 50% jusqu’au milieu des années 1980) et qui représente un manque à gagner d’environ 20 milliards d’euros en 2022. Si on fait le cumul de ces dépenses fiscales, on parvient à une perte annuelle pour les finances publiques de plus 86,5 milliards d’euros, soit environ 3,3% du PIB, dont l’immense majorité au profit des entreprises. Sans parler des subventions directes à ces mêmes entreprises qui se sont multipliées avant même la crise pandémique.

Financer la politique de l’offre

Il faut le dire et le répéter. Le déficit public actuel n’est en rien lié à la hausse des dépenses sociales, et encore moins au coût des services publics. Il résulte, au contraire, d’un choix politique mené avec constance, démarré par François Hollande et poursuivi par Emmanuel Macron : celui d’assécher systématiquement les ressources fiscales au nom de la compétitivité des entreprises.

Car c’est bien cela qui est en jeu. Pour poursuivre les cadeaux fiscaux aux entreprises tout en limitant ses déficits, l’État est contraint de trouver de nouvelles ressources ou d’alléger certaines dépenses. Trouver des ressources, ce fut la stratégie initialement employée avec la hausse de certaines taxes sur le tabac, l’alcool ou les carburants, ce qui revient à mettre à contribution les « gars qui fument des clopes et roulent au diesel » selon la formule de l’ancien porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux. Mais le mouvement des Gilets jaunes, fin 2018, mis fin brutalement cette option. À partir de cette date, l’État a donc mis en œuvre une autre stratégie, fondée sur des économies à réaliser sur les dépenses sociales. C’est ainsi que la réforme des retraites est revenue dans l’actualité, avant d’être interrompue par la pandémie du Covid. Souvenez-vous, à l’issue du premier Conseil de défense consacré à la pandémie, le gouvernement annonçait, à la surprise générale, l’utilisation du 49.3 pour faire passer en force une réforme dites « structurelle » des retraites. Une réforme qui, en réalité, avait bien pour but de dégager des économies.

Cette même année, le gouvernement avait annoncé des mesures d’économie sur l’assurance chômage pénalisant les saisonniers et les contrats courts. Puis, à la fin de l’année 2022, il engagea une nouvelle loi d’économie consistant à réduire la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi lorsque le taux de chômage diminue. C’est ainsi que les chômeurs furent mis à contribution des politiques d’aide aux entreprises.

L’échec patent de l’attractivité fiscale

Si l’on s’en tenait à cette analyse, on pourrait résumer ainsi la logique fondamentale de la réforme des retraites de 2023 : Diminuer les dépenses sociales pour financer les politiques de compétitivité menées depuis dix ans visant à augmenter le taux de marge des entreprises. Sur ce plan, il faut bien reconnaître que la stratégie fut un succès. Jamais les bénéfices réalisés par les entreprises n’ont été aussi élevés. Ainsi, les sociétés du CAC 40 ont dégagé 152 milliards d’euros de profit l’année dernière, un montant « sans précédent », note le journal Le Monde.

Le problème est que ces milliards ne « ruissellent » pas sur l’économie française. C’est là que se situe l’impuissance de Macron et de sa stratégie. Persuadé que, pour relancer l’activité et l’emploi, il suffit d’attirer les entreprises, Macron – et Hollande avant lui – ont engagé la France dans la course à l’attractivité fiscale. Pourtant, non seulement le taux de croissance de l’économie française est faiblard depuis 2012, mais en plus les entreprises industrielles continuent de fermer et de délocaliser. Le résultat, c’est que la balance commerciale française a connu en 2022 un déficit record de 164 milliards d’euros, le pire de son histoire, soulignait Les Echos. En somme, la stratégie de relocalisation défendue au nom de la « souveraineté économique » est un échec. En témoigne l’état de notre industrie pharmaceutique qui n’a cessé de décliner depuis 2008. Et si on constate dernièrement quelques projets de relocalisation d’usines produisant des médicaments, c’est essentiellement grâce à des aides sectorielles, c’est-à-dire à de nouvelles dépenses publiques, et non du fait de la politique fiscale.

L’impuissance économique de Macron

Pourquoi les entreprises industrielles continuent-elles de fuir la France malgré la multiplication des cadeaux fiscaux ? Voici la question que devraient enfin se poser le gouvernement et les députés Renaissance. La réponse est pourtant simple et tient en deux éléments. Le premier est que ces aides fiscales ne sont jamais conditionnées à des contreparties ni concentrées sur des secteurs particuliers. En arrosant très large, on donne en fait très peu à chacun, ce qui coûte cher aux finances publiques tout en produisant un effet pratiquement nul pour chaque entreprise prise individuellement. C’est ainsi que le CICE a davantage profité aux grandes surfaces qui sont protégées de la concurrence internationale qu’aux entreprises industrielles qui doivent l’affronter.

La deuxième raison est que, tous les pays menant la même politique d’attractivité, les cadeaux des uns annulent bien évidemment les effets de ceux des autres. Si la France dépense 20 milliards pour attirer les emplois sur son sol et que l’Allemagne dépense 40 milliards pour faire la même chose, alors la politique d’attractivité française sera annihilée par celle de l’Allemagne et le coût pour les finances publiques jamais compensé par des gains d’emploi. J’avais prédit à l’époque l’échec de cette guerre économique que se mènent les pays européens entre eux et on ne peut pas dire que les faits, depuis, m’aient donné tort.

L’impuissance de Macron, en fin de compte, c’est celle qui consiste à tenter d’infléchir la dynamique de la mondialisation et de la concurrence intra-européenne en faisant payer aux Français d’abord les coûts directs de la désindustrialisation et de la perte des emplois, puis en leur faisant payer une seconde fois ces mêmes coûts en tentant vainement d’atténuer leurs effets par la politique fiscale et les mesures d’austérité.

Cette stratégie est d’autant plus vouée à l’échec que les seules politiques de réindustrialisation qui ont prouvé leur efficacité dans l’histoire sont celles, justement, que Macron ne peut pas employer : une politique commerciale protectionniste, à l’image de l’Inflation reduction act (IRA) mis en œuvre cet automne par Biden aux États-Unis ; une politique industrielle active qui viserait par exemple à faire baisser le coût de l’énergie et des matières premières ou à réserver une partie de la commande publique à des entreprises nationales ; une politique de change et une politique monétaire adaptées aux besoins de nos entreprises industrielles.

Hélas, dans ces trois domaines la France n’est plus souveraine. Elle ne peut plus rétablir le contrôle des prix de l’énergie et des matières premières du fait des politiques de libéralisation ; elle est impuissante à corriger les dysfonctionnements pourtant flagrants du marché européen de l’électricité ; elle ne peut, au nom du respect de la concurrence, réserver une partie de sa commande publique à ses entreprises nationales ; elle ne décide plus de sa politique commerciale, déléguée de manière exclusive à la Commission européenne, laquelle multiplie les accords de libre-échange ; enfin, elle ne maîtrise plus sa monnaie et sa politique monétaire.

Ainsi, confronté à sa propre impuissance économique, il ne reste plus à Emmanuel Macron que des « solutions » qui n’en sont pas : continuer de faire payer aux Français une stratégie inepte incapable d’engendrer les effets escomptés. Et on peut malheureusement s’attendre à ce que cette politique soit poursuivie jusqu’à ce que le déclin économique et industriel de la France ne devienne irrattrapable.

David Cayla

Références

(1) https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2022-12/RA_COR2022%20def.pdf

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LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé ?

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Note publiée initialement par les Economistes attérés. A retrouver ici.

« La conception du rôle de l’État a évolué dans la plupart des pays. L’État producteur est devenu État régulateur. Sous la pression des parties prenantes et faisant face à une contrainte budgétaire lâche (les déficits d’une entreprise allant gonfler le budget global ou la dette publique), les entreprises contrôlées par la puissance publique, à quelques exceptions près, ne produisent pas à des coûts bas des services de qualité. Autrefois juge et partie, l’État s’est donc souvent recentré sur son rôle de juge, par exemple sous la forme d’autorités sectorielles, sous le contrôle d’autorités de la concurrence, toutes deux autorités indépendantes. »

Jean Tirole, Références économiques, n°30, 2015. Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.

La météo des prochaines semaines pourrait réserver quelques surprises. En cas de grand froid, pour faire face à une éventuelle surcharge du réseau électrique, le gouvernement a prévu la possibilité d’organiser des délestages tournants de 2 heures. Ces coupures pourraient s’avérer indispensables pour éviter un black-out, une panne générale d’électricité. La dernière fois que la France fut confrontée à un tel évènement, c’était le 19 décembre 1978. Au petit matin, la défaillance d’un câble haute tension à un moment où le réseau était très sollicité avait déclenché une coupure de près de quatre heures sur les trois quarts du territoire.

1978, c’est aussi une période charnière pour la stratégie électrique nationale. Le plan Messmer de nucléarisation, lancé en 1974, n’avait pas encore produit ses effets et la centrale de Fessenheim (dont la construction avait été lancée dès 1970) venait à peine d’entrer en service. L’essentiel de l’électricité française était donc majoritairement produit au fioul et au charbon alors que les investissements allaient prioritairement dans le nucléaire.

Depuis cette date, beaucoup de choses ont changé. Tout d’abord, la production électrique s’est diversifiée. Le nucléaire, qui est devenu la technologie dominante, représentait en 2019 70,6% de la production. Les autres modes de production d’électricité se partageaient de la manière suivante : l’hydraulique (11,2%), les centrales thermiques à combustion d’énergie fossile – très majoritairement du gaz – (7,9%), l’éolien (6,3%) et le solaire (2,2%)(1). Mais le principal changement est celui qui lui a succédé : la construction du marché européen de l’électricité. Ce dernier repose sur deux grands piliers : le développement des interconnexions entre les pays limitrophes qui permet de décloisonner les marchés nationaux et l’instauration de régimes de concurrence pour la production et la fourniture d’électricité. Pourtant, la libéralisation n’a pas rendu notre système électrique plus résilient et moins coûteux. C’est même le contraire qui nous saute aux yeux aujourd’hui : une forte hausse des prix (notamment pour les entreprises) et la menace de coupures. Il est nécessaire de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Pourquoi le marché de l’électricité a-t-il été libéralisé ?

La libéralisation du marché de l’électricité est le fruit d’un long processus d’harmonisation européen lancé en 1986 avec la signature de l’Acte unique, porté par Jacques Delors. Dans les années qui suivirent, la Commission européenne s’engagea dans la mise au point d’une vaste série de directives chargées de construire le marché unique européen sur le modèle d’un système de marchés en concurrence. Les services publics de nombreux pays qui fonctionnaient sur le principe du monopole public furent progressivement démantelés. Après la libéralisation du transport aérien (1987), des télécommunications (1998), de la livraison de colis (1999), de la recherche d’emploi (2003), des renseignements téléphoniques (2005) … et avant celle du courrier (2011) et du transport ferroviaire de voyageurs (2020), il y eut donc la libéralisation du marché de l’énergie (gaz et électricité). Celle-ci fut réalisée en trois temps. Pour les entreprises très consommatrices d’énergie, l’ouverture à la concurrence de la fourniture d’électricité fut réalisée dès 1999, puis le marché fut libéralisé pour l’ensemble des professionnels en 2004, et enfin ce fut le tour des particuliers en 2007.

Pourquoi l’Union européenne a-t-elle choisi de démanteler le régime des monopoles publics ? En premier lieu, pour une raison politique. Dès l’instauration de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, la construction européenne a cherché à développer des interdépendances économiques entre les pays membres. L’idée était de dépasser les frontières nationales en instaurant une entité supranationale plus vaste. Or, les monopoles nationaux segmentaient le grand marché européen que l’Acte unique entendait créer.

Mais organiser un vaste marché concurrentiel ne relevait pas seulement d’une question d’unité européenne ; elle reposait aussi sur une véritable doctrine inspirée de la pensée économique dominante. À quoi sert le marché ? Pour la plupart d’entre nous, c’est un lieu d’échanges et de négociations fondé sur l’autonomie des individus. Pour un économiste contemporain, le marché a un tout autre rôle, celui d’évaluer les besoins et la rareté et de donner un prix à nos ressources. Ainsi, créer un grand marché concurrentiel de l’électricité n’avait pas pour seul but de faire disparaître les frontières nationales mais visait surtout à faire disparaître le contrôle politique des prix de l’énergie au profit d’un système fondé sur les prix de marché.

C’est qu’il existe une véritable mythologie des prix de marché pour les économistes. Lancé dans les années 1920 par l’économiste autrichien Ludwig Von Mises, le débat sur le calcul économique est à la base de la pensée néolibérale contemporaine. Qu’est-ce qu’un calcul économique ? C’est une manière de trancher rationnellement un certain nombre de questions. Doit-on construire cette usine ? Établir des droits de douane ? Investir dans tel ou tel pays ? Afin de trouver une réponse à ces questions il faut quantifier les coûts et les bénéfices attendus puis arbitrer en conséquence. Le problème est que cette quantification dépend des prix. Or, si le prix de l’électricité, ou d’autres produits, est décidé par un gouvernement ou un monopole public, alors tout le raisonnement économique est biaisé. Pour imposer son choix, ou pour influencer les acteurs privés, un gouvernement peut faire varier certains prix qu’il contrôle dans un sens ou dans l’autre.

L’instauration d’un système de prix de marché en concurrence est une manière de diminuer l’usage qu’une autorité politique peut faire de son pouvoir discrétionnaire. Pour les néolibéraux, les prix de concurrence relèvent d’une forme de démocratie participative qui s’incarne dans les rapports de force entre offreurs et demandeurs. Ils sont d’autant plus pertinents qu’ils intègrent l’information cachée que détiennent les agents puisque toute transaction privée a une influence sur les mécanismes de formation des prix. En somme, les marchés fonctionneraient comme de gigantesques algorithmes, générant des prix sur la base de décisions prises de manière décentralisée. Les néolibéraux en déduisent qu’organiser une partie de la production à partir de monopoles publics prive le pilotage de l’économie d’un système de prix pertinents représentant les coûts réels des ressources et entraine l’impossibilité de faire des calculs économiques optimaux.(2) 

Les principes de fonctionnement du marché européen de l’électricité

Il est important de comprendre que l’idée de créer un marché concurrentiel de l’électricité n’est pas un acte volontaire de sabotage de l’industrie européenne conçu par un personnel politique incompétent. Cela procède avant tout d’une volonté de rationaliser l’organisation de l’économie. Pourtant, cette décision apparait, pour nombre des acteurs du secteur, comme idéologique et inefficace. C’est notamment le cas du physicien Yves Brechet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique. Le 29 novembre 2022, il était entendu par la commission d’enquête parlementaire sur la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Conspuant l’idéologie « ultra-libérale » selon lui qui a prévalu dans la construction du marché européen de l’électricité, il déclara que « c’est une erreur fondamentale de s’imaginer qu’on peut faire un marché d’un truc non stockable […]. On a fabriqué un truc qui est un outil de spéculation pure. On a fait gagner de l’argent à des gens qui n’ont pas produit un électron. »

L’existence de deux visions incompatibles, celle de l’ingénieur qui s’occupe de faire fonctionner des centrales nucléaires, et celle de l’économiste qui conçoit un marché efficace mérite d’être étudiée. Il faut aussi se demander pourquoi il est si difficile de mettre en place un marché concurrentiel dans le secteur de l’électricité. La raison en est la contradiction entre la logique abstraite des économistes et la logique industrielle qu’il y a derrière la production d’une centrale électrique.

Techniquement, la fourniture d’électricité relève pour partie de ce que les économistes appellent un « monopole naturel ». Ce terme a longtemps été utilisé pour caractériser les industries de réseau. Un réseau est en effet une production particulière qui est fondée sur une infrastructure très coûteuse dont l’utilisation n’a presque aucun coût. D’un point de vue économique, un monopole naturel présente une structure de coûts caractérisée par des coûts fixes élevés et des coûts marginaux très faibles. Par exemple, le réseau électrique repose sur la construction et l’entretien des lignes et la fourniture des compteurs électriques, tandis que le coût marginal, qui représente le coût d’utilisation de l’infrastructure pour l’acheminement de 1 kWh d’électricité supplémentaire est lui, pratiquement nul. Avec une telle structure de coûts, la concurrence est impossible, admet-on. Construire un réseau concurrent à celui d’EDF représenterait un énorme gaspillage de ressources et serait très inefficace : c’est donc un « monopole naturel ».

Ce problème étant connu, la logique proposée par les économistes néolibéraux pour introduire de la concurrence a été de diviser le marché de l’électricité en trois sous-secteurs.

  • La gestion et l’entretien du réseau resteraient sous la responsabilité d’un monopole public national. Deux filiales d’EDF ont été constituées à cette occasion. Le Réseau de transport d’électricité (RTE) qui s’occupe des lignes à haute tension et de la gestion du transport de l’électricité sur de longues distances, et Enedis, qui s’occupe de la distribution de l’électricité aux particuliers et des compteurs électriques.
  • La production d’électricité proprement dite. C’est ici qu’intervient une première forme de concurrence. En France, l’électricité est très majoritairement produite par EDF (79% en 2021) qui détient l’ensemble du parc nucléaire et exploite la grande majorité de la production hydroélectrique. Le deuxième acteur est Engie (environ 15% de la production nationale), anciennement GDF ; puis viennent d’autres acteurs privés dont TotalEnergies. La production d’électricité est donc concentrée et largement dominée par le producteur historique.
  • Les fournisseurs. Ces derniers achètent de l’électricité aux producteurs essentiellement grâce à des contrats de long terme et ponctuellement sur le marché « spot », c’est-à-dire au jour le jour. Ils fournissent et tarifient l’électricité à leurs clients. Alors que le réseau est un monopole et que la production est très concentrée, les fournisseurs d’électricité sont très nombreux. On en compte plus d’une quarantaine qui proposent des offres commerciales les plus variées. La part de marché des fournisseurs alternatifs (hors EDF et entreprises locales de distribution) est d’environ 37% d’après le ministère de l’Écologie(3).   

Cette rapide présentation explique comment la concurrence fut introduite au sein du marché de l’électricité. Il fut décidé de séparer la partie « monopole naturel », à savoir la gestion de l’acheminement et du réseau, des parties qui sont réputées pouvoir être ouvertes à la concurrence, la production et la commercialisation de l’électricité. Mais est-il vrai que la concurrence fonctionne sur les parties production et distribution comme le modèle le prétend ? Comment fonctionne-t-elle concrètement ?

Figure 1 : représentation schématique du fonctionnement du marché européen de l’électricité

Une concurrence artificielle

Pour bien comprendre les limites de ce modèle, commençons par une remarque : cette organisation du marché de l’électricité ressemble beaucoup aux marchés agricoles qui ont servi de modèle pour ce « market design »(4). Le marché de l’électricité repose en effet sur une commercialisation à deux niveaux. Le marché « de gros » organise les relations commerciales entre fournisseurs et producteurs, tandis qu’un commerce « au détail » relie les fournisseurs et les consommateurs.

Trois différences fondamentales distinguent néanmoins les marchés agricoles du marché de l’électricité. La première est que, sur le marché de l’électricité, les fournisseurs ne gèrent pas eux-mêmes la logistique et l’approvisionnement des consommateurs puisque c’est RTE et Enedis qui s’en chargent. Ils se limitent à tarifer à leurs clients l’électricité achetée en gros. La deuxième est que, sur un marché classique, l’agriculteur qui produit des fruits et des légumes n’a en général pas accès direct au client et ne peut vendre lui-même qu’une part marginale de sa production. À l’inverse, un producteur d’électricité peut être son propre fournisseur. La troisième différence, sans doute la plus fondamentale, est que l’électricité ne se stocke pratiquement pas et qu’à tout moment il faut que l’offre s’ajuste à la demande afin d’éviter un black-out. C’est RTE qui s’occupe d’organiser ces ajustements. Si les producteurs sont des entreprises privées, cette régulation passe par des variations de prix, seul moyen de convaincre les producteurs de relancer ou d’arrêter la production d’une centrale.

Ces différences amènent trois remarques. La première c’est qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’avoir des fournisseurs non producteurs puisqu’ils n’apportent aucune valeur ajoutée au produit qu’ils vendent, contrairement au marchand de fruits et légumes sans lesquels les agriculteurs ne pourraient pas vendre. La deuxième est qu’un marché fondé sur une production d’électricité privée implique inévitablement que le prix de l’électricité varie à tout moment afin d’ajuster l’offre, d’éteindre ou de rallumer une centrale. Ainsi, poussé par les variations de prix, un gestionnaire de centrale électrique doit sans cesse arbitrer entre produire ou non. Ces centrales utilisées lors des pointes de consommation sont nécessairement des centrales thermiques ou hydroélectriques, car le solaire et l’éolien ne sont pas pilotables, tandis que les centrales nucléaires mettent trop de temps pour être mises en route et s’arrêter pour pouvoir s’ajuster aux fluctuations infra-journalières. Enfin, la menace du black-out pèse lourdement sur les choix du régulateur. L’électricité étant un bien essentiel dont la privation est inacceptable et le black-out s’avérant très coûteux, il existe un risque de capture de la part des producteurs qui peuvent facilement exiger un prix très élevé de la part du régulateur en période de forte tension. On retrouve, sur le marché de l’électricité, une asymétrie similaire à celle qui existe avec les grandes banques en cas de risque systémique.

Observons enfin que le marché de l’électricité se distingue de celui des fruits et légumes du fait d’une production d’électricité extrêmement concentrée, au contraire de la production agricole. La raison en est une structure de coûts qui tend à favoriser les producteurs les plus gros. En effet, la production d’énergie hydraulique ou nucléaire nécessite des investissements considérables alors que le coût marginal de production est relativement faible. Cette concentration nuit à l’organisation concurrentielle du marché de la production d’électricité et tend à favoriser l’opérateur historique. Afin de corriger ce déséquilibre, la Commission a demandé à la France de compenser cet avantage. Avec la loi Nome de 2010, le gouvernement français a donc imposé à EDF de vendre une partie de sa production d’électricité d’origine nucléaire à un prix relativement faible et prévisible ; c’est le mécanisme de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Les fournisseurs alternatifs peuvent ainsi acheter 100 TWh par an d’électricité produite par EDF (un peu moins du quart de sa production annuelle) au prix de 42€ le MWh. En 2022, pour répondre à l’explosion du prix de l’électricité, ce mécanisme a été étendu dans l’urgence et 20TWh supplémentaires d’ARENH ont été accordés aux fournisseurs à un prix de 46,2€ de MWh. Cette extension s’est accompagnée de l’obligation de revendre à EDF les mêmes quantités d’électricité au prix de… 256,98 € le MWh. Ainsi, le gouvernement a « contraint » les fournisseurs alternatifs à faire une marge de 4,216 milliards d’euros au détriment d’EDF(5). Notons également que le code de l’énergie contraint EDF à racheter à un tarif supérieur au prix de marché l’électricité éolienne et solaire produite par des acteurs privés, notamment les ménages.

C’est qu’il en faut des régulations et des tarifs administrés pour soutenir artificiellement la concurrence ! Le plus étrange est qu’avec l’ARENH les autorités se soient surtout concentrées sur la concurrence des fournisseurs et non celle des producteurs. Elles ont accordé des avantages à des opérateurs qui ne produisent aucune valeur ajoutée sans parvenir vraiment à diversifier la production. De fait, malgré l’ouverture totale à la concurrence du marché, 95% de l’électricité produite l’est par les deux énergéticiens historiques (EDF et Engie, ex GDF). Ainsi, la concurrence sur le marché de l’électricité repose sur la survie artificielle de fournisseurs qu’on a cherché à soutenir au moment où ils étaient sur le point de faire faillite, incapables d’acheter aux tarifs du marché. Le pire est sans doute que cette subvention déguisée a été financée par EDF qui produit à elle seule près de 80% de l’électricité française.

Pour comprendre l’absurdité de ce résultat, il faut poser une autre question. Pourquoi est-il si difficile d’organiser une véritable concurrence chez les producteurs d’électricité ? Pour le comprendre il faut plonger dans les modèles économiques et dans les raisons pour lesquels ces derniers ne parviennent pas à rendre compte correctement de la logique industrielle sur laquelle repose le fonctionnement des centrales.

La complicité des économistes « mainstream »

Si vous demandez à un économiste quel est le prix « efficient » (optimal) d’un marché, il vous répondra sans hésiter que c’est celui qui s’établit au niveau du coût marginal, c’est-à-dire au coût de la dernière unité produite, indépendamment du coût fixe. Il ajoutera bien sûr que, dans les faits, il est rare qu’un prix de marché s’établisse vraiment à ce niveau car les marchés sont rarement en situation de concurrence parfaite et qu’il existe des coûts de transaction. Mais, dans l’idéal affirment-ils, un marché est efficient s’il tend vers ce prix.

Ce réflexe quasi pavlovien, « marché efficient signifie prix de marché égal au coût marginal » a été acquis dès les années de première et de terminale pour ceux qui ont suivi des cours de SES. Le matraquage s’est poursuivi en licence et en master avec des cours de microéconomie, puis ceux d’économie industrielle plus avancés dans lesquels la pensée de Jean Tirole est convoquée avec toute la déférence qu’elle mérite. Ainsi donc professe-t-on, l’efficience d’un marché est maximale lorsque le prix est égal au coût marginal de production.

L’un des exemples les plus symptomatique de cette manière de voir nous est donné par un récent article paru dans The Conversation(6). Deux économistes, Thomas Michael Mueller et Raphaël Fèvre racontent comment, après la seconde guerre mondiale, la constitution de monopoles publics dans le ferroviaire et l’énergie avait conduit les économistes à conseiller aux autorités d’instaurer des prix réglementés au niveau du coût marginal. « Un prix, c’est aussi de l’information, écrivent les auteurs de l’article. La tarification marginale évite le gaspillage de temps en ‘‘informant’’ les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient ».

Le sous-texte de ce raisonnement est que, qu’il soit organisé sous la forme d’un monopole public ou via un marché en concurrence, le résultat optimal est toujours le même. Le prix le plus pertinent est celui qui incite le consommateur à adopter le comportement qui fait le meilleur usage des ressources. Autrement dit, que la production soit le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence, cela ne change pas le résultat et le prix idéal sera de toute façon le même. Pour le démontrer, les auteurs de l’article expliquent que, lorsqu’en 1945 il fut décidé de gérer les services publics sous la forme de monopole, des économistes tels que Maurice Allais pour la SNCF ou Marcel Boiteux pour EDF ont alors conseillé de pratiquer la tarification marginale. « Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant », écrivent les auteurs(7). Ils expliquent ainsi que c’est ce « concept », qui expliquerait la hausse très forte du prix de l’énergie en Europe. Le coût marginal ayant augmenté, les prix ont logiquement dû suivre.

Le problème est que ce raisonnement est triplement faux. Premièrement, il est faux de dire que le marché européen de l’électricité établit le prix au niveau du coût marginal de production de l’électricité ; deuxièmement, il est inexact d’affirmer que le prix optimal correspond toujours au coût marginal, en particulier sur le marché de l’électricité ; troisièmement, il n’est pas vrai que le prix optimal de l’électricité sera le même lorsque la production d’électricité est le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence parfaite. Ce sont ces trois erreurs que colportent les économistes néolibéraux qu’il nous faut à présent étudier.

Pourquoi le prix du marché de l’électricité ne se situe pas au niveau du coût marginal ?

Lorsqu’il a fallu construire le marché européen de l’électricité, les autorités ont tenu à imposer le principe de la tarification au coût marginal, suivant en cela les recommandations des économistes. Rappelons que le marché de l’électricité est bien une construction artificielle, caractéristique de la doctrine néolibérale.

En ce qui concerne le marché de l’électricité européen, la question était de savoir comment le « forcer » à proposer un prix qui soit le plus proche du coût marginal de production. L’un des problèmes qu’il a fallu résoudre est que l’électricité est produite à partir de techniques très différentes. Comment peut-on avoir un prix unique égal au coût marginal alors que les coûts marginaux sont très différents d’une filière à l’autre ? Dans un ouvrage de référence paru en 2014(8), les principes fondamentaux de l’efficience d’un marché de l’électricité libéralisé sont discutés en détail. Pour les auteurs, la solution consiste à organiser le marché sur le principe du « merit order » ou « préséance économique ». L’idée est d’utiliser le prix pour mettre à contribution de manière prioritaire les modes de production dont les coûts marginaux sont les plus faibles puis, en fonction de la demande, de monter progressivement le prix pour inclure des centrales dont le coût marginal de production est de plus en plus élevé(9).

Rappelons que le prix réel de l’électricité que paie un fournisseur n’est pas le simple prix de marché puisque la majeure partie de l’électricité a été négociée au préalable dans le cadre de contrats à long terme passés avec les producteurs. Mais une partie de la demande d’électricité ne peut être anticipée parfaitement. Du fait de la nécessité d’ajuster l’offre à la demande, on a donc mis en place un marché « spot », c’est-à-dire au comptant, qui permet aux acteurs d’acheter ou de vendre l’électricité à l’instant t en fonction de leur situation. C’est sur ce marché spot que le prix est censé s’établir au niveau du coût marginal des producteurs.

Voici comment ce marché fonctionne. À tout moment, le problème du régulateur est de savoir s’il faut ou non appeler une nouvelle centrale à produire. Pour savoir laquelle appeler, on propose un certain prix. Les producteurs dont le coût marginal de production est supérieur à ce prix ne peuvent évidemment pas produire, car sinon ils produiraient à perte. Or, ce sont les centrales qui produisent à partir d’énergie fossile qui ont les coûts marginaux les plus élevés. Non seulement le gaz ou le charbon qu’elles utilisent comme combustible est coûteux, mais leurs gestionnaires doivent en plus payer un droit d’émission en achetant des quotas carbone. À l’inverse, les producteurs d’énergie renouvelable produisent à coût marginal nul puisque l’éolien et le solaire n’ont pas besoin de carburant pour fonctionner. L’hydroélectricité n’a pas besoin de carburant non plus, mais fonctionne avec un stock limité d’eau dans les barrages. Elle doit donc intégrer un coût d’opportunité. Enfin, dans l’industrie nucléaire, les coûts d’exploitation et de carburant sont très faibles et cette production n’émet pas de CO2. La filière nucléaire produit donc à des coûts marginaux inférieurs aux centrales à énergie fossile.

La figure 2 ci-dessous résume le principe de classement du merit order. Pour un prix de marché P1 correspondant à une consommation faible d’électricité (Q1) seules les énergies renouvelables et le nucléaire sont rentables ; le prix P2 correspond à une consommation de pointe modérée (Q2). Dans cette situation toutes les centrales sont rentables à l’exception de celles de la filière charbon qui ne sont exploitées que lors des pics de consommation les plus importants. La logique du merit order a donc pour effet, nous dit-on, d’exploiter en premier les centrales les moins coûteuses et les moins émettrices de carbone et tendrait donc à faire converger le prix du marché vers le coût marginal de la production de la dernière centrale appelée (voir par exemple cet article pour une présentation synthétique du fonctionnement de ce système). Le coût moyen de long terme qui inclut les coûts fixes et marginaux de l’ensemble des producteurs est représenté par la droite en rouge.

Figure 2 : représentation schématique du principe du merit order sur le marché « spot » de l’électricité

Ce raisonnement, cependant, n’est pas tout à fait exact. En pratique, aucun industriel n’a intérêt à vendre son électricité au coût marginal de production comme le laisse supposer ce schéma.

Imaginons un producteur qui décide d’investir dans une centrale à charbon. Il doit, pour cela, financer un outil de production coûteux et s’approvisionner en charbon au prix de marché. Sa centrale étant en bout de chaine, elle ne sera mise en service qu’au moment des pics de consommation d’électricité, c’est-à-dire seulement certains jours de l’année et à certaines heures. Comment peut-il être rentable s’il ne vend son électricité que quelques jours par an au coût marginal, c’est-à-dire au prix où il achète le charbon ? La théorie économique suppose qu’il y est poussé par la concurrence. Mais justement, au moment des pics de consommation toutes les centrales sont allumées et il n’existe pas suffisamment de capacité de production en réserve pour le concurrencer. Il peut donc, il doit donc s’il est rationnel et s’il souhaite faire une marge suffisante pour couvrir ses coûts d’investissement, exiger un prix bien supérieur à son coût marginal de production.

La théorie qui dit que les centrales en bout de chaine du merit order vendent au coût marginal est absurde. Elle suppose que l’exploitant accepte de produire à perte parce qu’il ne pourra jamais amortir ses coûts fixes. Elle suppose qu’il existe une concurrence parfaite quel que soit le niveau de production d’électricité. Bien entendu, tout industriel qui exploite une centrale à charbon et qui sait que, s’il ne produit pas, le réseau électrique risque le black-out se trouve en réalité avec un pouvoir de marché considérable. Dans ce cas, il a l’assurance de pouvoir exiger du régulateur un prix bien supérieur à son coût marginal. C’est pour cette raison qu’il existe des industriels qui sont prêts à investir dans la construction de centrales à charbon. Ils savent qu’ils vendront leur électricité bien au-delà du coût marginal les quelques jours de l’année où elles seront appelées à produire. Mais ce raisonnement est vrai pour tous les producteurs d’électricité. Si un producteur exploite une centrale à gaz et sait que son concurrent qui produit de l’électricité au charbon vend au-dessus de son coût marginal, il va lui aussi exiger un prix nettement plus élevé que son coût marginal pour produire. Et cela fonctionne ainsi à tout endroit de la chaine du merit order, ce qui signifie que le prix de marché est toujours supérieur au coût marginal du dernier producteur appelé. Affirmer autre chose est contraire aux raisonnements même de la microéconomie la plus classique et de la théorie des jeux(10).

Pourquoi le coût marginal ne peut pas être pas le prix efficient sur le marché de l’électricité ?

La théorie économique standard raconte une fable. Elle explique d’une part que le prix de marché s’établit toujours au coût marginal et d’autre part que la concurrence va pousser les entreprises à produire au niveau où elles sont les plus efficaces. Pour concilier ces deux affirmations, la microéconomie standard suppose que les entreprises produisent avec une structure de coûts très particulière : des coûts fixes faibles et un coût marginal qui décroit, puis croît à mesure que les volumes de production augmentent. La figure 3 ci-dessous présente les courbes de coût moyen et marginal classiques d’une entreprise.

Figure 3 : représentation d’une structure de coûts classique en microéconomie

La fonction de coût moyen d’une entreprise classique en microéconomie est représentée par une courbe convexe de la forme d’un U. Dans un premier temps, lorsque les volumes de production sont faibles, le coût moyen décroit car le coût marginal est inférieur au coût moyen. L’entreprise produit à rendements d’échelle croissants. Dans un second temps, le coût marginal augmente et devient supérieur au coût moyen. À partir de ce moment-là, l’entreprise entre dans une zone de rendements d’échelle décroissants, c’est-à-dire qu’elle est de moins en moins efficace à mesure qu’elle augmente les quantités produites.

Si la structure de coûts de l’entreprise est celle-là, il est assez facile de démontrer que l’entreprise produit tant qu’elle fait du profit, c’est-à-dire tant que le prix de marché est supérieur au coût marginal. On en déduit que si le prix de marché s’établit à P1, alors elle produira une quantité Q3. De plus, en régime de concurrence, le modèle montre que l’arrivée de nouveaux producteurs pousse le prix de marché à la baisse, ce qui conduit l’entreprise à diminuer sa production et à se rapprocher du volume de production où elle est le plus efficace, c’est-à-dire au niveau Q2 où son coût moyen est le plus faible.

Les conclusions du modèle standard sont les suivantes :

  • L’entreprise produit toujours au niveau où son coût marginal est égal au prix de marché. Ainsi, le prix de marché est toujours égal au coût marginal de production.
  • La concurrence diminue le prix de marché et incite les producteurs à être plus efficaces par la diminution du volume de production.

Remarquons que, dans ce cas de figure, l’entreprise peut facilement devenir plus efficace car elle se situe toujours dans la zone qui correspond à des rendements d’échelle décroissants. Les rendements décroissants sont eux-mêmes la conséquence d’une hypothèse du modèle, à savoir que le coût marginal augmente au-delà d’un certain seuil (ici Q1), c’est-à-dire qu’il devient de plus en plus coûteux pour une entreprise de produire une unité supplémentaire. L’hypothèse de la hausse des coûts marginaux est absolument indispensable au modèle. C’est typiquement ce qu’on appelle une hypothèse ad hoc(11).

Quelle est la véritable structure de coûts d’une centrale électrique ? Toute centrale suppose de lourds investissements préalables, c’est-à-dire des coûts fixes élevés (plus élevés toutefois pour une centrale nucléaire ou hydroélectrique que pour une centrale thermique). De plus, comme on l’a vu plus haut, le coût marginal de production dépend de l’achat de combustible et du paiement des droits d’émission. Est-il raisonnable de penser que le prix du combustible augmente au fur et à mesure que la centrale augmente sa production ? Rien ne permet d’affirmer une telle chose. En réalité, il y tout lieu de croire que le coût marginal de production d’une centrale thermique est toujours inférieur au coût moyen, tant en raison de l’importance des coûts fixes que du fait qu’il est peu probable que le combustible acheté au cours mondial fluctue en fonction des quantités achetées par une seule centrale. Autrement dit, pour une centrale électrique, il n’existe pas de niveau de production Q2 au-delà duquel la centrale passe en régime de rendements d’échelle décroissants.

Figure 4 : représentation schématique de la structure de coût d’une centrale thermique

La structure de coût d’une centrale ressemble donc à la figure 4 ci-dessus : un coût marginal constant et une courbe de coût moyen décroissante du fait de coûts fixes élevés répartis sur un volume de production de plus en plus important. Pour une centrale nucléaire, le coût moyen peut être deux à trois fois plus élevé que le coût marginal, tandis que pour une centrale solaire ou pour une éolienne, le coût marginal est nul.

Ce qu’il faut retenir de ce schéma c’est qu’une centrale électrique a toujours intérêt à produire au maximum de sa capacité, parce que c’est là qu’elle est la plus efficace. De plus, comme elle amortit ses coûts fixes sur sa production annuelle, elle a aussi intérêt à produire le plus de jours possibles dans l’année. Ce n’est cependant pas possible. Du fait du merit order, les centrales thermiques produisent le plus souvent au moment des pics de consommation.

Du fait de cette structure de coûts, il n’est donc pas possible pour une centrale électrique, quelle que soit sa filière, de produire à un prix proposé égal au coût marginal, étant donné que ce prix sera toujours inférieur à son coût moyen. Autrement dit, les conclusions de la microéconomie standard ne sont pas adaptées à la production d’électricité et il est donc impossible d’affirmer que, sur le marché de l’électricité, le prix optimal est celui qui se situe au coût marginal de production. L’erreur des économistes spécialistes du marché de l’électricité est de supposer des coûts marginaux croissants pour retrouver une structure de coûts correspondants à la figure 3 (voir Biggar et Hesamzadeh 2014, figure 4.1, op. cit. p. 95).

Pourquoi seul un monopole peut-il permettre des prix faibles et stables ?

Nous disposons à présent de tous les éléments pour répondre à la question la plus importante, celle de l’organisation optimale du marché de l’électricité. Les économistes admettent que la gestion et l’entretien du réseau relèvent d’un monopole naturel mais ils prétendent que la fourniture et la production d’électricité peut être organisée plus efficacement dans le cadre d’un marché concurrentiel. Laissons de côté la question de la fourniture d’électricité. Contentons-nous de rappeler qu’une activité économique qui ne produit ni n’achemine d’électricité ne crée aucune véritable valeur ajoutée et ne mérite donc pas d’exister. La question à laquelle il faut répondre est de savoir si la production d’électricité peut se faire de manière pertinente dans un marché ouvert à la concurrence.

Une première approche pour répondre est de remarquer que la structure de coûts d’une centrale est la même que celle d’un monopole naturel : des coûts fixes élevés, des coûts marginaux constants (figure 4). Ainsi, une centrale électrique produit avec des rendements d’échelle croissants jusqu’à ses capacités maximales de production. Pour autant, le système productif dans sa globalité fonctionne grâce à de nombreuses centrales qui ont chacune une structure de coûts spécifique. Or, le mécanisme du merit order tend à organiser la filière selon une logique de coût marginal croissant (figure 2). Ainsi, si toutes les centrales étaient détenues par un seul producteur, la structure de coûts de ce producteur serait la même que celle d’une entreprise du modèle standard. Le problème est que cette situation correspond à un monopole. On parvient donc à la conclusion paradoxale suivante : pour que le marché de l’électricité fonctionne avec une structure de coûts qui corresponde au modèle présenté dans la figure 3, il faudrait que toutes les centrales soient détenues par un seul producteur, c’est-à-dire que la production d’électricité soit réalisée par un monopole. Dans un système fondé sur la concurrence, chaque centrale doit être rentable et doit vendre à un prix supérieur à son coût marginal. En revanche, dans un système où toute l’électricité est produite par un seul producteur, ce dernier peut vendre au coût moyen, en suivant un système de péréquation qui fait que les centrales les plus rentables financent la production de celles qui sont moins efficaces et qui doivent être utilisées en période de pointe.

Afin de bien comprendre la différence entre le modèle concurrentiel et le modèle monopolistique, intéressons-nous aux effets de la hausse du prix du gaz consécutive à la guerre en Ukraine. L’invasion russe du 24 février 2022 a eu pour effet de bouleverser le merit order. La production d’électricité des centrales à gaz, qui étaient privilégiées car elles polluent moins que les centrales à charbon, est soudainement devenue la plus coûteuse de toutes. Les centrales à gaz sont donc passées derrière les centrales à charbon dans le merit order. Comme le gaz dispose de capacités de production importantes, il n’était pas possible de s’en priver pour répondre aux pics de consommation. Ainsi, en période de pic de consommation, le prix de l’électricité a dû suivre la hausse du prix du gaz afin de satisfaire une demande d’électricité qui, pourtant, n’avait pas augmenté (figure 5). Le principe du merit order a donc engendré une multiplication par deux du prix de l’électricité, même en France, alors que le coût moyen de la production a peu bougé puisque la production de la filière gaz est très minoritaire dans le mix de production d’électricité français (tableau 1).

Figure 5 : le merit order du marché de l’électricité après l’invasion russe

Le prix de l’électricité P3 correspond au prix auquel les gestionnaires de centrales à gaz acceptent désormais de produire. Il apparaît deux fois plus élevé que l’ancien prix P2 qui permettait de ne pas exploiter les centrales à charbon pour une demande Q2 d’électricité inchangée.

Le tableau 1 ci-dessous indique les coûts de l’électricité produite en fonction des filières en 2019(12). Un rapide calcul permet d’établir que le coût moyen de l’électricité produite en France était approximativement de 50€ le MWh. Cette structure de la production française implique que si le prix du gaz est multiplié par deux, comme cette filière représente moins de 8% de la production d’électricité, cela ne fait augmenter le coût de production moyen que d’environ 4€. Mais, de par son fonctionnement, le marché de l’électricité impose d’établir un prix qui soit suffisant pour que le gestionnaire de la centrale la plus coûteuse accepte de produire. Ainsi, le doublement du prix du gaz entraine automatiquement le doublement du prix de l’électricité.

Tableau 1 : Coût de l’électricité par filière et coût moyen pondéré en 2019 en France (estimations)

Filière

Coût du MWh

Part dans la production

Nucléaire historique

48,5 €

70,6%

Hydraulique de forte puissance

34-43 €

11,2%

Centrale à gaz à cycle combiné

50-66 €

7,9%

Éolien terrestre

50-71 €

6,3%

Photovoltaïque au sol

45-81 €

2,2%

Coût moyen pondéré

49,2

 

Avec une telle hausse de prix, les fournisseurs qui devaient acheter au comptant une partie de l’électricité afin d’approvisionner leurs clients protégés par des contrats de moyen terme étaient pris à la gorge. C’est pour éviter leur faillite que le gouvernement a décidé, dans l’urgence, d’étendre le mécanisme de l’ARENH et de les faire bénéficier d’une plus-value de près de 4 milliards d’euros.

Pourtant, les vrais gagnants ne sont pas les fournisseurs mais les producteurs. En effet, ceux qui exploitent des centrales qui ne fonctionnent pas au gaz peuvent vendre deux fois plus cher une électricité dont le coût de production n’a guère changé. C’est là que se trouvent les « superprofits » que l’exécutif s’est résolu à taxer. Il s’agit, d’après le gouvernement de taxer la « rente infra-marginale », c’est-à-dire la rente que réalisent les producteurs d’électricité dont le coût marginal est nettement plus faible que le prix de marché. Grâce à cette taxe, le gouvernement s’attend à une hausse de recettes fiscales de 11 milliards d’euros, ce qui compense en partie le coût du bouclier tarifaire (de l’ordre de 30 milliards). 

Le fait même que cette taxe ait dû être mise en place témoigne du dysfonctionnement du marché de l’électricité. Car qui assume, en fin de compte, le prix de cette taxe ? Ce ne sont pas les producteurs d’électricité mais bien les consommateurs, en particulier les entreprises qui ne bénéficient ni des tarifs régulés ni du bouclier tarifaire. Ainsi, cette taxe pèse lourdement sur les industriels qui sont de gros consommateurs d’électricité. Lorsqu’ils le peuvent, ils la répercutent sur leurs prix, ce qui nourrit l’inflation… mais parfois, ils sont contraints de fermer des unités de production, voire de délocaliser dans une région du monde où le coût de l’énergie est plus faible.

La preuve est faite que le système actuel engendre des prix élevés, instables, et déconnectés des coûts moyens de production de l’électricité. Le fond du problème est que, dans un système concurrentiel, le prix de marché doit permettre à l’acteur le moins efficace d’être rentable, ce qui fait qu’il se situe toujours au-dessus du coût moyen. À l’inverse, si la production d’électricité était le fait d’un monopole public, celui-ci pourrait se permettre de vendre l’électricité au coût moyen en faisant fonctionner ses centrales thermiques à perte au moment des pics de consommation, ces pertes étant rattrapées par un prix plus élevé que le coût moyen des centrales les plus productives. En retournant au principe du monopole public, les prix de l’électricité seraient donc à la fois plus stables et plus faibles qu’avec le système actuel, et il ne serait pas nécessaire de taxer les superprofits des producteurs privés.

Conclusion : les causes du sous-investissement et les effets de la réforme du marché carbone

Plus de vingt ans après le début de la libéralisation de l’électricité, il peut sembler étonnant que si peu d’acteurs privés aient investi en France dans la construction de centrales électriques. EDF, entreprise publique, produit encore environ 80% de l’électricité française. Engie, ancienne entreprise publique, en produit environ 15%. Comment expliquer cette frilosité des investisseurs ? La réponse est simple. Jusqu’à très récemment, le système français de production électrique était perçu comme étant en surcapacité. Or, un producteur privé d’électricité n’a aucun intérêt à investir dans une centrale à gaz, ou même dans une éolienne, si le système productif est en surcapacité. Pour qu’il puisse vendre son électricité au prix fort, il a besoin que le système électrique soit au bord du black-out. Ce n’est qu’à cette condition qu’un industriel en bout de chaine du merit order peut bénéficier d’un pouvoir de marché. De même, quelqu’un qui souhaite investir dans un parc d’éoliennes s’attend à des profits plus élevés dans les pays où les centrales à gaz et à charbon sont nombreuses et où les capacités de production sont faibles. La France, avec son parc nucléaire important, n’était donc pas un pays prioritaire pour un producteur d’électricité par rapport à l’Allemagne ou d’autres pays.

Enfin, notons que l’accord européen du 18 décembre 2022 sur le marché carbone(13), qui prévoit la fin des droits d’émission gratuits pour les industries fortement émettrices de CO2, va nécessairement conduire à un renchérissement du coût marginal des centrales à charbon et à gaz. De ce fait, si le marché européen de l’électricité n’est pas réformé d’ici la mise en œuvre du nouveau marché carbone, le prix de l’électricité risque d’augmenter encore plus fortement, y compris dans un pays comme la France dont l’électricité émet très peu de CO2. Il est donc plus qu’urgent de mettre fin à ce système.

Références

(1) Source : RTE – Bilan électrique 2019.

(2) Cette vision du marchée a été développée dans les années 1920-1930 par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek dans le cadre du débat sur le calcul économique en régime socialiste. Elle a ensuite été intégrée à la pensée néoclassique, notamment à propos de l’hypothèse de l’efficience des marchés proposée par Eugene Fama en 1970. Voir D. Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, De Boeck Supérieur, 2022, pp. 81-88 et 159-160.

(3)« Commercialisation de l’électricité », Ministère de la Transition énergétique, 12/10/2022, en ligne.

(4)Le market design est une branche de l’économie qui entend définir et organiser un marché afin de tendre vers l’efficience.

(5) Commission de régulation de l’énergie, délibération n°2022-97 du 31 mars 2022, en ligne.

(6) T. M. Muller et R. Fèvre, « Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre », The Conversation, 24/11/2022.

(7) En réalité, Allais, ne propose pas une pure tarification au coût marginal mais un tarif au « coût marginal majoré d’une quote-part des frais généraux calculée au prorata du coût marginal », c’est-à-dire un tarif supérieur au coût marginal permettant de couvrir les coûts fixes. Voir Alain Bonnafous (2020), « L’apport de Maurice Allais à l’économie des transports et aux principes de tarification », Bulletin de la SABIX.

(8) D. R. Biggar et M. R. Hesamzadeh (2014), The Economics of Electricity Markets, IEEE Press et Wiley.

(9) Le vidéaste Gilles Mitteau qui gère la chaine YouTube Heu?reka a réalisé récemment une série de vidéos de très bonne qualité sur le fonctionnement du marché de l’électricité.

(10) La théorie des jeux est une branche de la pensée économique qui s’intéresse aux comportement stratégiques fondés sur l’anticipation des comportements des autres acteurs.

(11) De nombreux économistes ont bien sûr critiqué la pertinence de cette structure de coûts. Les critiques les plus célèbres sont celles de John Clapham (1922), « Of Empty Economic Boxes », The Economic Journal, Vol. 32, No 127 et de Piero Sraffa (1926), « The Laws of Returns under Competitive Conditions », The Economic Journal, Vol. 36, No. 144.

(12) Sources : Coût des énergies renouvelables et de récupération 2019, ADEME pour le gaz (CGCC), l’éolien et le photovoltaïque. Nucléaire : Commission de régulation de l’énergie (2020), cité par le journal Contexte, le 10/09/2020. Hydraulique de forte puissance : Analyse des coûts du système de production électrique en France, Cour des comptes, 15/09/2021.

(13) « Climat : l’Union européenne réforme en profondeur son marché carbone », Franceinfo, 18/12/2022, en ligne.

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« Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on ne l’imagine aux vains semblants de la liberté (…) On voudrait qu’il allât voter, là où l’on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection : il s’entête à s’abstenir. »
Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution

L’accélération de la désertion des urnes par les électeurs, ces cinq dernières années, me rappelle le désarroi de Saint-Just découvrant, au pire moment de la Révolution, la glaciation de l’élan populaire qui la portait. Aujourd’hui, c’est la démocratie née de cette Révolution, en 1793 et non 1789 comme on le croit souvent, qui semble glacée(1)

Glacée, parce que le peuple, détenteur de la souveraineté nationale mais privé du pouvoir de l’exercer par référendum depuis mai 2005 (2), refuse de plus en plus de désigner les représentants pouvant l’exercer à sa place. Ainsi, on se prend à douter du caractère démocratique de la République, telle qu’elle fonctionne en France, aujourd’hui.

Un régime où représentants et représentés se tournent le dos peut-il être une démocratie ? Qu’on en juge.

S’agissant de la « mère des batailles politiques » en France – l’élection présidentielle dont dépend indirectement les résultats des législatives – constatons que les votes, exprimés par rapport aux inscrits, ne cessent de baisser ; cela depuis 1981 où la mobilisation de la Droite et plus encore de la Gauche, autour de projets politiques radicalement opposés, fut maximale.

Quarante ans plus tard, au second tour des présidentielles, en 2017 puis en 2022, plus du tiers des électeurs inscrits ne s’exprimera pas (3) ; près du double par rapport à 1981. C’est le plus haut d’abstention dans la Vème République, exception faite des élections de 1969 où les électeurs de gauche refusèrent clairement le choix forcé qui leur restait (4)

S’agissant maintenant des scores des candidats élus, malgré un mode de scrutin autorisant seulement le maintien de deux candidats au second tour, aucun, à l’exception de Jacques Chirac dans des conditions très particulières (5), aucun n’a atteint 50% des inscrits. Même le Général de Gaulle, mis en ballotage au premier tour des élections de 1969, dû se contenter de 47,3% au second tour, malgré une participation élevée (6).

 La dernière élection présidentielle, elle, cumulera un taux inusité de non-participation (34,04%) et un score particulièrement faible pour le candidat élu (38,5%), le plus faible de la Vème République (exception de l’élection de 1969). Elle montre aussi que l’épouvantail de l’accession au pouvoir de l’extrême droite en France, faisant de moins en moins peur, ne suffit plus à garantir la réélection d’un candidat du « changement dans la continuité » (7) ; d’un des chevaux de tête de l’étrange attelage qui gouverne la France depuis quarante ans, d’accords sur l’essentiel – assurer la conservation du système en place -, en compétition pour le pouvoir. Entre les 4,570 millions de voix (11,5% des inscrits) au premier tour en 1995 et les 13,300 millions de voix qui se sont portées sur Marine Le Pen (28% des inscrits) en 2022, la progression est impressionnante (8).

Que l’assise populaire d’un président disposant de plus de pouvoirs que celui des USA (9) se limite à un gros tiers des électeurs inscrits (10) suffirait à faire douter du fonctionnement démocratique de la Vème République. Ce seul chiffre pourtant n’aurait qu’une importance relative si le dit pouvoir, était partagé entre plusieurs pouvoirs légitimes, l’équilibrant avec le Parlement représentant naturel de la diversité des opinions et contre-poids classique de l’exécutif. Cela aurait pu être envisageable, si au fil du temps des réformes constitutionnelles et des pratiques (comme la relégation au vestiaire de l’appel direct au peuple par le référendum ou la dissolution extraordinaire de l’assemblée (11)) le Président ne s’était pas imposé de fait comme le chef de la majorité parlementaire, en partie depuis 2002 avec la réforme Chirac-Jospin (12).

Quant à la fragile « indépendance » de « l’autorité judiciaire », elle est suspendue au courage et à l’abnégation des seuls magistrats dont l’éthique personnelle passe avant la carrière, ce qui ne va pas de soi. Quant au pouvoir administratif, il peut servir aussi bien à l’enfermement, par mesure de sécurité de suspects jugés dangereux aux « doigts mouillés », qu’à la couverture abusive par le secret défense de la gestion d’une épidémie..

Dire qu’il n’y a aucune division des pouvoirs en France n’est donc pas exagérée et pourrait expliquer, en grande partie l’augmentation irrésistiblement depuis 1981 du refus de participation (abstention et votes blancs et nuls) aux élections. Durant les deux septennats de François Mitterrand, au second tour, ce refus de participation reste de l’ordre de 25% ; la barre des 30% est franchie durant les années 1990, celle des 40% en 2002 (42%), avant de franchir la barre symbolique des 50% sous les deux quinquennats d’Emmanuel Macron : 62,3% en 2017 et 57,3 % en 2022. Soit plus qu’un doublement en 50 ans.

Au second tour des élections législatives de 2017, le refus de participation atteindra 62,3 % des inscrits, du jamais vu pour une consultation de cette importance !

En clair cela signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits en 2017 et 42,7% en 2022 ont choisi leur candidat à l’Assemblée nationale, soit un score moyen de l’ordre de 20 % à 30% pour les heureux élus, selon l’année !

Merveilleux système qui transforme une poignée d’électeurs en majorité suffisante pour soutenir le président de la République en place, comme l’ont amplement confirmé les dernières élections législatives !

Ainsi malgré l’écrasante défaite en juin 2022 de la majorité sortante qui, avec 250 élus (43,3% des exprimés) perd la majorité absolue rituellement octroyée aux formations soutenant le président de la République, le parlement est resté à la main du pouvoir élyséen. Que la tâche des chargés de la maintenance du système en soit plus compliquée ne rend pas celui-ci plus démocratique.

Dès la session extraordinaire qui a suivi les élections, on a rapidement compris qu’aucun retour aux « errements » de la IVème République n’était en vue. Les lamentations des chiens de garde du système étaient prématurées. En son temps, de Gaulle avait expliqué à Alain Peyrefitte que, (13) « cette constitution a été faite pour gouverner sans majorité » plus exactement tant que n’existe pas une majorité de remplacement. Le bateau élyséen a donc pu poursuivre son cabotage, comme si de rien n’était.

Le rejet du projet de loi de règlement du budget et des comptes de 2021 mis à part, tous les textes inscrits à l’ordre du jour de la session extraordinaire de juillet 2022 ont donc été votés (14). Que le soutien de 16,8 % des électeurs inscrits (15) produisant 42,3% des sièges suffise au président de la République française pour gouverner est un vrai miracle de la multiplication des voix. Même en tenant compte des ralliés à la cause présidentielle, on peut comptabiliser 262 sièges – à 27 voix de la majorité absolue – pour un score de 17,3% des inscrits.

De plus, les résultats des dernières élections territoriales ne rassurent pas davantage sur l’état de la démocratie locale en France, même si les conditions abracadabrantesques (16) dans lesquelles elles se sont déroulées, particulièrement les municipales, invitent à la prudence dans l’interprétation des résultats.

La particularité de ces municipales fut évidemment le découplage du premier tour, à la date prévue du 15 mars 2020, et du second reporté au 20 juin pour cause d’épidémie de covid19.

Le refus de participation de 53,3% des inscrits au premier tour (+13,3% par rapport à 2014) grimpera à 58,4% en juin au second. A noter que la participation demeure sensiblement plus faible dans les grandes communes que dans les petites. Les 4827 communes assujetties à un second tour regroupent, en effet, ces grandes communes, alors que les 30143 autres ont élu leur conseil municipal dès le premier. Un résultat confirmant ceux des études antérieures, montrant toutes, que les taux d’inscription sur les listes électorales comme ceux de la participation aux élections, sont inversement proportionnels à la taille des communes.

A noter enfin que, contrairement aux élections présidentielles et législatives, la régression du score du RN (17), a été compensé par la confirmation de son ancrage là où il disposait déjà d’élus.

Cette tendance au désengagement des électeurs se confirmera brutalement aux régionales et départementales reportées au 20-27 juin 2021, la menace sanitaire se relâchant : un refus de participation de 69,4% et de 68,2% au second, soit + 16% par rapport à 2015 au premier tour et +15,6% au second !

Au soir des batailles.

Invariablement, au lendemain de chaque scrutin ressortent des tiroirs médiatiques et des officines spécialisées les mêmes explications de cette tendance au désengagement des électeurs. Les deux plus courantes sont : la complexité de la procédure de vote à commencer par l’inscription sur les listes électorales et l’inusable théorie des adversaires de la démocratie, le faible intérêt du peuple pour la chose publique ; jadis pour les raisons suivantes : garde d’enfants, obligation de travailler ou restauration de sa force de travail ; aujourd’hui pour consommer et se divertir. La société du loisir et du divertissement aurait remplacé celle du travail et de la lutte des classes. Explications dont aucune ne résiste à l’examen.  

Invoquer des difficultés d’inscription sur les listes électorales, c’est ignorer les simplifications de ces dernières années. Jamais il n’a été aussi facile de s’inscrire sur les listes électorales, jamais les taux d’inscription par rapport à la population pouvant voter n’ont été aussi hauts comme le montre la dernière publication de l’INSEE (18). Ainsi le corps électoral des élections présidentielles – 48 803 175 inscrits- a progressé de 856 000 personnes rien qu’entre mai 2021 et mars 2022. Par ailleurs, 4 millions de Français ont fait une démarche volontaire, notamment suite à un changement de domicile, s’ajoutant à l’inscription d’office des plus de 18 ans. Le déficit d’inscription par rapport à la population en âge de voter se limite désormais à 5%, contre 7% en 2017 et plus encore avant.

Quant au développement du vote à distance tout aussi rituellement invoqué pour faciliter le vote – vote par correspondance ou par internet -, il aurait plus d’inconvénients que d’avantages ; le principal de ces inconvénients étant de faire disparaître ce qui peut rester de cérémoniel dans l’acte de voter, unique marque de souveraineté pour l’écrasante majorité des citoyens (19). Le second inconvénient est la difficulté à s’assurer de l’identité du votant et de sa liberté réelle de vote auquel s’ajoute l’exigence de réseaux suffisant et de protection contre le piratage, voire les cyberattaques. Ces questions non résolues expliquent que la France ait supprimé le vote par correspondance en 1975 et que le vote par internet ne soit admis que pour les citoyens établis hors de France, du fait des distances. Si de nombreuses expériences de vote par internet ont eu lieu dans le monde, à ce jour, à l’exception de l’Estonie, aucun pays ne l’a généralisé.

Après les difficultés techniques et administratives, la deuxième explication de l’abstention avancée rituellement, est  la désinvolture des citoyens que la chose publique n’intéresse plus. Cela va de la simple dénonciation d’une faute morale (20) que l’on pense pouvoir combattre en rendant le vote obligatoire – tuant ainsi le citoyen libre – à des variations sur le thème du déficit de « l’offre politique » – comme si le marketing politique ne sévissait pas depuis longtemps ou inversement sur celui des exigences d’électeurs jamais satisfaits (21)

Le problème c’est que si le narcissisme et la frénésie consumériste des Français expliquaient, fondamentalement, la montée du désintérêt pour les urnes, on devrait s’attendre à ce que ce soit ceux qui ont le plus de moyen pour profiter des charmes de la société qui délaissent les urnes. Or, c’est l’inverse, c’est ceux dont les moyens sont limités, le peuple, qui déserte prioritairement les isoloirs. Toutes les estimations dont on dispose montrent, en effet, que l’abstention baisse quand le revenu disponible augmente (22).

Particulièrement significative est la région parisienne, où « la courbe de participation épouse celle des prix au mètre carré » (23). Dans les très huppés arrondissements du Vème, VIème et VIIème, la participation est exceptionnelle alors que c’est l’inverse dans les arrondissements plus populaires des XVIIIème, XIXème et XXème. En même temps, c’est dans ces arrondissements que l’on trouve le plus d’électeurs d’extrême droite. Ce sont aussi dans les communes bourgeoises qu’on vote le plus et inversement dans les plus populaires le moins.

En entrant dans les détails on constate, comme pour l’absentéisme, un lien inverse entre le niveau de revenu et la tendance à voter Marine Le Pen (24).

Le constat qui s’impose n’est donc pas, comme le dit le dicton, qu’on ne peut pas satisfaire tout le monde mais que désormais les politiques qui s’imposent visent d’abord à satisfaire les plus riches et subsidiairement seulement les autres. Autrement dit, l’abstention n’est ni le produit des défauts du système électoral, ni même l’effet induit de la société de consommation mais un acte volontaire, un acte politique : un refus de valider tacitement un jeu où ce sont toujours les mêmes qui gagnent.

Les raisons de la colère.

Ce rapide balayage des élections présidentielles depuis 1981 suffit, en effet, à donner une petite idée des raisons de cette désertion populaire des urnes, lente d’abord puis s’accélérant : la déception, le sentiment d’inutilité, voire d’escroquerie. Déception au constat répété de l’incapacité des candidats à appliquer leurs programmes, à l’absence d’alternative aux choix proposés ; absence de politiques alternatives remplacées par des slogans, des maximes, des promesses vagues, quand elles ne sont pas totalement  oubliées sans explication. Comme si candidats et électeurs vivaient sur des planètes différentes, dans des univers auxquels ne s’imposaient pas les mêmes lois et les mêmes urgences.

Le meilleur tête à queue et le plus difficile à imaginer, fut en 1983 quand François Mitterrand rompant avec le programme commun et de fait avec les communistes, ouvrit la « parenthèse » de la rigueur , toujours ouverte au PS (25) ; autrement dit lorsqu’il se glissa dans les pantoufles de Raymond Barre et de la droite française libérale la plus traditionnelle depuis le XIXème siècle, adoratrice de la trinité du gestionnaire bourgeois sérieux : franc fort, équilibre budgétaire, compression des revenus du travail.

« Nous nous trouvons dans une situation comparable à celle des derniers instants de la monarchie. De même que la Révolution de 1789 a créé le libre citoyen de la République politique, les socialistes veulent créer le citoyen responsable de la démocratie économique ».

Ainsi François Mitterrand conclut-il sa présentation du programme de gouvernement du parti socialiste : « Changer la vie. »

On connaît la suite ; pas vraiment une réussite ! Et elle laissa des traces indélébiles, non seulement dans l’orbe socialiste mais chez les sociaux-démocrates de toutes nuances.

L’intermittent du gaullisme, Jacques Chirac, succède  à François Mitterrand à l’Elysée, après une campagne sur le thème de la « fracture sociale » coupant le France en deux. Il désigna un Premier ministre (Alain Jupé) qui a élargi  cette fracture et lui a fait perdre les élections législatives qu’il avait imprudemment convoquées et se retrouve à cohabiter avec un chef du Gouvernement socialiste libéro compatible. Lequel continua si bien la politique libérale de ses prédécesseurs qu’il rata magistralement et contre toute attente son entrée à l’Elysée.

 Ainsi, le soir du second tour des présidentielles de 2002, Jacques Chirac, massivement réélu au second tour contre Jean-Marie Le Pen après un premier tour piteux, remercia-t-il les Français de leur confiance qui l’engageait : « J’ai entendu et j’ai compris votre appel, pour que la République vive, pour que la Nation se rassemble, pour que la politique change. (…).

Ce soir, je veux dire aussi mon émotion, et le sentiment que j’ai de la responsabilité qui m’incombe. Votre choix aujourd’hui est un choix fondateur, un choix qui renouvelle notre pacte républicain. Ce choix m’oblige, comme il oblige chaque responsable de notre pays (…)

La confiance que vous venez de me témoigner, je veux y répondre en m’engageant dans l’action avec détermination (…) Dans les prochains jours, je mettrai en place un gouvernement de mission, un gouvernement qui aura pour seule tâche de répondre à vos préoccupations et d’apporter des solutions à des problèmes qui ont été trop longtemps négligés… »

Un très beau discours, émouvant et probablement sincère sur le moment, mais évidemment sans suite.

Les priorités de son successeur, Nicolas Sarkozy, seront la sécurité et la lutte contre le chômage. Son slogan : « Travailler, plus pour gagner plus. », « Remettre le travail au centre de tout ». Preuve de son volontarisme : « La croissance, j’irai la chercher avec les dents. »

Résultats : augmentation d’un demi-million de chômeurs à temps plein durant le quinquennat et poursuite de la progression irrésistible du sous-emploi. Disons à sa décharge que la survenue du krach de 2008 et l’inertie de Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE ne l’ont pas aidé.

Quant à son action sécuritaire : la suppression de la police de proximité au motif que les policiers ne sont pas des éducateurs et une baisse sans précédent du budget de la police et de la gendarmerie ; un loupé que son successeur socialiste se fera un plaisir de corriger.

Son exploit, parmi d’autres aussi brillants que la guerre en Libye ou une réforme territoriale finalement avortée, fut incontestablement l’exercice de prestidigitation par lequel le « non » des Français au projet de traité constitutionnel européen fut changé en « oui » à la ratification du traité de Lisbonne qui en avait dispersé la substance, façon puzzle bruxellois, sous forme de révisions d’anciens traités.

Ce qui restera du « président normal » que se voulait François Hollande, sera surtout son envolée du stade du Bourget durant sa campagne électorale : « Mon véritable adversaire, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera jamais élu et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ».

Le match avait petitement commencé par la taxation des transactions financières, d’abord à 0,2% en 2012, à 0,3% en 2013, toutes les tentatives parlementaires d’augmentations nouvelles faisant long feu. Il ne fallait pas pénaliser la « Place de Paris » même si une partie importante des transactions – notamment les allers- retours dans la journée (trading haute fréquence) échappaient à le taxe.

Autre trompe l’œil, mais cette fois de grande portée : « La loi de séparation et de régulation des activités bancaires ». Concoctée par Pierre Moscovici, elle visait rien de moins qu’à « remettre la finance au service de l’économie réelle ». Elle n’en touchera finalement que 1% à 2%.

Avec l’affaire Dexia, la Banque des collectivités, on passe du trompe l’œil au traficotage légal du code de la consommation quand vinrent sur le devant de la scène et surtout devant les tribunaux les fameux « prêts toxiques », consentis à des collectivités qui ne pourront les rembourser quand leurs taux d’intérêts explosèrent. L’affaire traîna en longueur jusqu’à ce que plusieurs tribunaux annulent les contrats pour vice de forme. Craignant une épidémie de recours mettant en péril le montage financier bricolé pour assurer la succession de Dexia, l’Etat décida :

  1. De mettre en place un fonds d’aide aux collectivités leur permettant de faire face à leurs engagements envers les banques, sous condition de ne pas la poursuivre évidemment ;
  2. De faire voter par le Parlement une modification du code de la consommation neutralisant le moyen au titre duquel les contrats avaient été annulés ! Du grand art.

Encore une fois, l’Etat capitulait devant un système financier dont il s’était contraint lui-même de devenir partie-prenante, plutôt que de laisser les tribunaux faire leur travail.

La « gauche de gouvernement » ayant fini par lasser le peu d’électeurs qui lui restaient, la droite n’étant plus que conservatrice, au cœur de ces naufrages, le seul capitaine du radeau de la méduse du « changement dans la continuité » possible pour ses bénéficiaires, restait Emmanuel Macron. Son passé d’ancien énarque et inspecteur des finances, d’ancien banquier, de praticien aguerri des réseaux d’influence qui font les carrières, d’ancien ministre de l’Économie ayant prouvé qu’il n’était pas insensible aux intérêts américains (26) le prédisposait aux plus hautes fonctions. Sa jeunesse, sa capacité à briser, les faux tabous de sa caste pour en mieux protéger les coffres forts, lui permis de gagner  le soutien des fournisseurs d’opinions à ceux qui n’en ont pas.

Il connaissait parfaitement les obligations, contradictoires, de sa mission : assurer la maintenance du système en place, garant des intérêts de ses soutiens (27) et « en même temps », pour accéder au pouvoir et le conserver, faire croire qu’il le changerait. Y parvenir exigea de sa part un dédoublement, un « clivage » comme disent les psychanalystes :  côté pile, l’homme de pouvoir agissant dans le secret en s’appuyant sur des connaisseurs du système dévoués à la cause et sur des cabinets d’avocats et d’experts stipendiés, côté face l’acteur public qui s’autorise tout puisqu’on est au théâtre.

Ainsi peut-il intituler, « Révolution » son livre-manifeste de campagne en 2017, baptiser « renaissance » le groupe parlementaire qui le soutient en 2022, sans que personne n’éclate de rire ; dénoncer devant le Bureau International du Travail (BIT) la dérive rentière du capitalisme néolibéral et « en même temps » expliquer à Forbes qu’accorder des faveurs aux « investisseurs » est la meilleure politique de l’emploi possible ; reconnaître candidement que se préoccuper de l’âge du départ à la retraite n’a aucun sens tant que le chômage est aussi important et lancer une réforme reculant celui-ci à 62 ans. Ainsi va la « pensée complexe » du président Macron.

Sauf qu’il ne suffit pas de dramatiser à la télévision les dangers pour la France de l’épidémie de covid19 (28) pour compenser son impréparation (29), annuler les mois perdus à nier son existence, et supprimer les risques de l’improvisation qui en ont résulté ; ce qui fut le cas de pays comme la Corée du Sud ou l’Allemagne qui surent rapidement adopter une stratégie cohérente (30). La France soignante et administrative improvisait avec les moyens du bord et son président regardait l’horizon. Le 13 avril 2020 en plein confinement, il s’adresse aux Français : « : « Nous sommes à un moment de vérité qui impose plus d’ambition et plus d’audace. Un moment de refondation. (…) Ne cherchons pas tout de suite à y trouver la confirmation de ce en quoi nous avions toujours cru. Non. Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier. ». On se contenta de compter les morts puis de le oublier (31).

Prudente la « Mission indépendante (32) nationale sur l’évaluation de la gestion de la covid19 et sur l’anticipation des risques pandémiques » (33), après avoir limité son examen aux 33 pays sur 179 les plus affectés par la pandémie (plus de 1000 morts par habitant) –  éliminant donc ceux dont la faible mortalité aurait pu s’expliquer par l’efficacité de leur action – arrive à la conclusion que la France occupait une « position intermédiaire » ( ?) parmi les pays très affectés par la pandémie, mais avec ses 1 332 décès par million d’habitant «  nettement au- dessus de la moyenne européenne (1092 décès par million) ».  En clair, elle a fait mieux que si c’était pire !

Etonnamment lors des présidentielles, il ne fut question ni de la pandémie ni de sa gestion.

Pour assurer son pouvoir Emmanuel Macron applique, en la perfectionnant, la stratégie de Valery Giscard-d’Estaing : la dépolitisation de la politique remplacée par son simulacre, des consultations « citoyennes » sans avenir, faisant oublier qu’en démocratie les citoyens ne se contentent pas de donner leur avis, au final ils décident.

 « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous trouvons… », ainsi débute, en janvier 1789, la lettre de Louis XVI convoquant les Etats généraux. Ainsi fonctionne la monarchie républicaine française au début du XXIème siècle : le président gouverne, les actionnaires de la nation – lui donnent leurs avis, suggèrent, recommandent et éventuellement le renvoie s’il déçoit.

Sur la scène du théâtre de la politique lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron vont se succéder – les conférences (34), les consultations citoyennes (35), les débats plus ou moins grands, les conventions forcément citoyennes (36) – suivies dès le début du second quinquennat, d’un « conseil national de la refondation » réunissant les « forces politiques, économiques, sociales, associatives » du pays.

L’objectif de Valery Giscard-d ’Estaing était de rassembler deux français sur trois, renvoyant les autres aux ténèbres de l’ignorance ; celui d’Emmanuel Macron sera en plus, de leur laisser croire qu’il n’y a plus de différence entre gouvernants et gouvernés ni même d’institutions et de constitution, sauf quand ça arrange le pouvoir en place. La démocratie moderne ne saurait qu’être participative, même l’ultra gauche le sait.

Visiblement pas le reste des forces politiques qui, l’une après l’autre, déclinent l’invitation du chef de l’exécutif (37). L’aube d’une prise de conscience de ce qu’est réellement la « démocratie libérale » ? Trop tôt pour le dire, mais qui sait ?

De la plèbe romaine refusant de porter assistance aux patriciens parjures en se retirant sur l’Aventin, au dédain du peuple pour les simulacres de libertés locales octroyés par le pouvoir royal, au refus de vote de la gauche constitutionnelle exclue du second tour des élections présidentielles de 1969, les exemples historiques de révoltespopulaires froides en forme de refus de participation, ne manquent pas dans l’histoire.

Comme le laisse à penser José Saramago dans « La lucidité », roman qui prend de plus en plus des allures d’anticipation, tel est peut-être le dernier moyen de réveiller un système politique devenu incapable de sortir de l’impasse dans laquelle il s’est mis.

« Il était minuit passé lorsque le dépouillement du scrutin s’acheva. Le pourcentage des bulletins valides n’atteignait pas vingt-cinq pour cent, distribués entre le parti de droite avec treize pour cent, le parti du centre avec neuf pour cent, et le parti de gauche avec deux et demi pour cent. Très peu de bulletins nuls, très peu d’abstention. Tout le reste, plus de soixante-dix pour cent au total était constitué de bulletins blancs. »

Ainsi commence le roman de José Saramago, « La lucidité »? ça se termine très mal.

Références

(1)La formule de Saint-Just s’appliquait à la révolution synonyme alors de démocratie : « La révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis, il ne reste que des bonnets rouges portés par l’intrigue. » (3ème fragment). Aujourd’hui siles bonnets rouges ont laissé la place aux portefeuilles en cuir, ils sont toujours portés par l’intrigue.

(2)Référendum du 29 mai 2005 rejetant le projet constitutionnel européen. Article 3 de la constitution de 1958 : alinéa 1 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. »

(3)Abstention + blanc et nuls : 34% en 2017 et 34,04% en 2022

(4)Jacques Duclos avait clairement invité à s’abstenir de choisir entre « Blanc bonnet et bonnet blanc » autrement dit entre Georges Pompidou et Alain Poher. L’augmentation significative de l’abstention au deuxième tour dans les Bouches du Rhône, bastion de Gaston Deferre, candidat de la gauche non communiste laisse à penser que les électeurs socialistes du premier tour ont trainé des pieds pour voter une fois la messe dite pour eux.

(5)Pour la première fois la présence au second tour d’un candidat d’extrême droite (Jean Marie Le Pen), entraînera une forte mobilisation de la Gauche en faveur de Jacques Chirac.

(6)Le refus de vote (abstentions + blancs et nuls) se limitant à 18,4%.

(7)La formule est de Georges Pompidou.

(8)En 1995, au premier tour des présidentielles, Jean Marie le Pen recueille 4,570 millions de voix (11,5% des inscrits) et 5,666 millions de voix au second en 2002 (13,4% des inscrits). Après un fléchissement en 2007, la campagne sécuritaire de Nicolas Sarkozy lui ayant permis de capter une partie des voix d’extrême droite, la progression reprendra de manière ininterrompue avec Marine Le Pen : 6,421 million de voix (13,95% des inscrits) en 2012 au premier tour ; 10,638 millions de voix (22,4% des inscrits) au second tour en 2017 ; 13,300 millions de voix (27,38% des inscrits) au second tour.

(9)La divisions des pouvoirs étant le principe organisateur du système politique étasunien, le président doit composer avec la chambre des représentants et un sénat où de nombreuses décisions ne sont acquises qu’avec 60% des voix, avec les Etats de la Fédération souverains sauf exception, l’Etat bureaucratique profond passé maître dans l’art de neutraliser les décisions présidentielles qui lui déplaisent.

(10)Et encore, il n’est pas tenu compte de ceux qui, remplissant les conditions pour l’être ne sont inscrits sur aucune liste électorale. Les estimations variant entre 5% et 12%, 7% des électeurs potentiels semble un choix prudent.

(11)Comme de Gaulle en 1968 pour dénouer la crise qui paralysait le pays.

(12)Création du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral. Une opération en deux temps : 1- réduction du mandat présidentiel de 7 à 5 ans ( révision constitutionnelle du 2 octobre 2000 ) ; 2- allongement du mandat des députés de 2 mois, ce qui déplace les législatives après les présidentielles (loi du 24 avril 2001). L’apparence donnée par cette réforme Jospin/Chirac est celle d’une réduction des pouvoirs du président de la République dont le mandat est réduit et d’une augmentation de ceux de l’Assemblée nationale dont le mandat est augmenté. En réalité c’est l’inverse, éviter le peu de dissonance pouvant exister en l’Elysée et la palais Bourbon. La composition de l’Assemblée nationale étant largement dépendante des résultats des présidentielles, elle devient -ce qui était sa pente naturelle- franchement une chambre d’enregistrement des volontés présidentielles.  

(13)Alain Peyrefitte : « C’était de Gaulle. ».

(14)Notamment : le PJL de finances rectificatives pour 2022, mesures d’urgences pour la protection du pouvoir d’achat, accord pour l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN en violation des accords avec la Russie, mise fin au régime d’exception prises dans le cadre de la lutte anti-covid, remplacé par un « dispositif provisoire de veille et de sécurité ».

(15)C’est le score réalisé aux législatives par les trois partis se réclamant de la majorité présidentielle lors de la constitution des groupes à l’Assemblée nationale.

(16)Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’organisation de ces élections (comme d’ailleurs celle de de la défense contre la pandémie), fut improvisée. Encore le 9 mars 2020, Emmanuel Macron et son épouse, après avoir inauguré un coffee-shop solidaire, descendait les Champ Elysées pour bien montrer que s’il fallait être respectueux des consignes il n’y avait pas lieu de dramatiser.

Six jours plus tard, le 15 mars les Français se rendent aux urnes pour le premier tour des élections municipales, sans autre précaution que quelques règles de sécurité élémentaires… avant d’apprendre le lendemain, le 16 mars au JT de 20h, de la bouche du président-chef des armées, que la France était « en guerre » « contre un ennemi invisible et qui progresse ». Quelques jours plus tard les maires apprendront que le second tour des municipales est renvoyé à une date ultérieur.

(17)En 2014, le RN avait comptabilisé 1 438 sièges dans 463 communes. Six ans plus tard, il obtiennent seulement 840 sièges dans 258 communes.

(18)INSEE FOCUS No 264 Paru le : 24/03/2022.

(19)Rendre le vote obligatoire aurait le même inconvénient. Une souveraineté obligatoire est un non- sens.

(20)Ainsi la fiche thématiques de « Vie publique », discrète publication gouvernementale, cite parmi les devoirs civiques du citoyen : « participer à la vie politique » car « par son vote, le citoyen assure le bon fonctionnement de la démocratie. En France, la carte d’électeur porte la mention « Voter est un droit, c’est aussi un devoir civique » » Elle ne dit pas que c’est un acte de souveraineté, probablement par honnêteté intellectuelle.

(21)« On ne peut pas être dans une société où dès que ce n’est pas exactement ce que je veux, ça devient n’importe quoi. La vie dans la société, c’est le fruit de compromis. Si ce n’est pas exactement comme je veux, que je ne participe plus, on ne peut plus vivre ensemble » Emmanuel Macron pendant sa dernière campagne (TMC 18/04/2022),

(22)Selon les sondages en sortie des urnes réalisés de IPSOS Steria, le niveau de l’abstention seule (hors blanc et nuls) se répartissaient ainsi au 2ème tour des présidentielles 2022 : Moins de 1250€ par mois de revenu mensuel disponible : 34% de la strate se sont abstenus ; entre 1250€ et 2000 : 29% ; entre 2000 et 3000€ : 25% ; plus de 3000€ : 23%. De même aux législatives, le niveau d’abstention est inversement proportionnel au revenu :

Législatives 2017 : Moins de 1250€ : 68% des électeurs de la strate se sont abstenus ; entre 1250€ et 2000 € : 60% ; entre 2000 et 3000 € :52% ; plus de 3000 : 50%.

Législatives 2022 : Moins de 1250€ : 61% ; entre 1250€ et 2000€ : 56% ; entre 2000 et 3000€ : 50% ; plus de 3000 : 47%.

(23)Céline Braconnier : « La démocratie de l’abstention » (Gallimard, 2007).

(24)Etude IPSOS steria 2ème tour des présidentielles 2022 : Moins de 1250€ par mois de revenu mensuel disponible : 56% de la strate ont voté Le Pen; entre 1250€ et 2000 : 47% ; entre 2000 et 3000€ : 44% ; plus de 3000€ : 35%.

(25)A moins qu’elle ne soit plus qu’entre-ouverte, on ne sait trop désormais.

(26)Voir l’affaire Alsthom.

(27)C’est même l’opinion du Guardian anglais pourtant libéral social :

« Macron est présenté comme une oasis de modération, un rempart contre les extrêmes. Mais il n’y a rien de ‘‘modéré’’ à couper à la serpe dans les impôts des riches, à attaquer les droits des travailleurs, ou à diaboliser les réfugiés. ». Article rapporté par Médiapart (21/04/2018)

C’est aussi ce qui ressort du bilan du premier quinquennat  montrant que le revenu et le patrimoine des plus riches, en valeur absolue, sont ceux qui ont le plus augmenté, ce que masque l’habituelle présentation de ces résultats en %. 10% de 1 c’est 0,1 alors que 2% de 100 c’est 2 !

(28)Le 16 mars 2020, « nous sommes en guerre », « contre un ennemie invisible, insaisissable et qui progresse ».

(29)La France était classée au premier rang mondial par l’OMS pour la qualité de son système sanitaire. Vingt ans de politique néolibérale ont fait le reste

(30)On peut la résumer ainsi : prendre le risque au sérieux, dépister les porteurs potentiels du virus (par des relevés de température mais surtout des tests), les soigner, fut-ce avec les moyens du bord, dès la contagion avérée sans attendre qu’ils aient besoin de soins de réanimation, isoler les foyers viraux repérés ou potentiels, réserver le confinement généralisé aux seules zones particulièrement atteintes. Faute de moyens de dépistage, voire au début de moyens de protection (masques et équipements pour les personnels les plus exposés), les autorités administratives ne trouvèrent rien d’autres que le confinement total au gré des pic épidémiques et des nécessités économiques. Le contraire d’une stratégie, un cabotage à vue.

(31)Du moins jusqu’à ce que les plaintes devant la cour de justice de la République fasse surface. Selon le procureur général Molins, en septembre 2021, « des milliers » étaient déjà déposées. (Le Parisien 05/09/2021)

(32)En France, une mission « indépendante » est nommée par le président de la République.

(33)Présidée par le professeur suisse Didier Pittet, les médecins praticiens brillent par leur absence !

(34)Débutant le quinquennat, la « Conférence nationale des territoires » visant à bâtir un « pacte de confiance » entre les pouvoirs locaux et l’État, sur la base d’une organisation souple et intelligente ». C’est une instance d’échange collectivités Etat, de concertation et de décision associant  en amont les collectivités locales à toute décision les concernant.

(35)Ainsi, conduite par Chantal Jouhanno, les « Consultations citoyennes sur l’Europe », « sorte de cahier de doléances formulées par des dizaines de milliers de citoyens européens. ».

On peut y ajouter les consultations citoyennes précédant les rapports sur des questions spécifiques comme la réforme des retraites qui fit couler beaucoup d’encre sans avoir abouti à ce jour.

(36)Contre-feu au mouvement des Gilets Jaunes qui révéla à nombre d’électeurs d’Emmanuel Macron qu’il existait en France de nombreux travailleurs tirant le diable par la queue, le Grand débat avec production de « cahiers de doléance », permit au résident de l’Elysée de faire trois découvertes : que régnaient en France « un profond sentiment d’injustice : injustice fiscale, injustice territoriale, injustice sociale (et) un sentiment de manque de considération » ainsi  qu’un ; « Sentiment d’abandon qui se nourrit du fait que de plus en plus de vies de nos concitoyens sont comme oubliées ou inadaptées à l’organisation du monde tel qu’il est, tel qu’il s’est fait. » conférence de presse 25/04/2019

Ce Grand débat sera suivi d’un autre avec les intellectuels ainsi que d’une Convention citoyenne sur le climat, le Président de la République s’engageant à ce que les propositions législatives et réglementaires soient soumises “sans filtre” soit à référendum, soit au vote du parlement, soit à application réglementaire directe.

On découvrit par la suite que miraculeusement seules seront reprises les propositions correspondant aux attentes du gouvernement.

(37)La réponse du président du Sénat montre bien que personne n’est dupe de la fonction réelle de cette opération de neutralisation de ce qui pourrait rester de résistance institutionnelle à la modernisation néolibérale en cours depuis quarante ans. « Vouloir réunir dans une même instance des parlementaires, seuls constitutionnellement habilités à voter la loi et contrôler l’exécutif, et des représentants de la société civile (…) ne peut aboutir qu’à une confusion des rôles » écrit Gérard Larcher dans sa réponse à Emmanuel Macron.

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L’émergence lors des derniers mois d’une alliance électorale regroupant LFI, EELV, le PCF, le PS et Génération.s, sous le nom de la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale, suscite de l’espoir chez nombre de sympathisants et électeurs de gauche. Qui aurait cru en effet qu’un tel effort d’unification aurait pu se produire en si peu de temps et après cinq années de guerre électorale entre ces différentes formations. Les résultats de ces élections législatives montrent d’ailleurs une dynamique certaine : les électeurs de gauche sont favorables à l’union et se sont mobilisés pour elle.

Mais au-delà de l’espoir, cette alliance pose un grand nombre de questions. D’abord des questions pratiques : cette alliance survivra-t-elle au-delà de l’année ? Aura-t-elle l’élan nécessaire pour concrétiser dans l’hémicycle le travail de rassemblement effectué ? Que restera-t-il de la « NUPES » au moment des élections européennes ?

Mais l’alliance pose également une autre question : qui représente-t-elle ? Nombre de responsables progressistes répondront « le peuple de gauche ». Et si on creuse encore un peu, les mieux formés d’entre eux répondront par la traditionnelle différence entre peuples de gauche et de droite : le premier est à la jonction entre le peuple politique (celui qui vote) et le peuple/plèbe (les classes populaires et moyennes) tandis que le second est la jonction du peuple politique (toujours celui qui vote) et du peuple ethnique (le français de tradition chrétienne).

Chacun de ces deux peuples a eu ses moments de gloire : les manifestions anti-coloniales dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mai 68, mai 81, les grandes grèves de 95 voire plus récemment les manifestations contre la loi travail ou la réforme des retraites, pour le peuple de gauche. Les manifestations gaullistes et désormais la Manif pour tous (qualifiée de « mai 68 conservateur » par le politiste Gaël Brustier) pour le peuple de droite.

Reste que le peuple de gauche semble de plus en plus flou. Cantonné depuis maintenant quelques années à une simple mobilisation les jours d’élection, orphelin des grands rassemblements festifs (hormis la fête de l’Humanité qui survit tant bien que mal), difficile désormais de dessiner ses contours. Et quand on y arrive, on remarque qu’il n’y a plus grand-chose de populaire tant les ouvriers et les employés en sont absents.  

Certains, à l’instar de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau(1), ont essayé de lui redonner voix au chapitre. Dessinant un peuple, certes divers et défendant des revendications parfois éloignées, mais uni derrière un chef charismatique dès lors que le rassemblement devient électoralement obligatoire pour changer durablement l’orientation politique d’un pays.

Hormis cette réflexion, le débat de ces dernières années reste quand même bien pauvre pour l’un des mots les plus utilisés politiquement depuis la révolution de 1789. Certaines pensées se sont heureusement « emparées du peuple ». L’une d’entre elles n’a encore que peu de place dans le paysage intellectuel français – elle fait plus facilement son chemin dans le monde anglo-saxon et dans une partie du monde francophone, Belgique et province du Québec en tête, mais mérite d’être connue. Il s’agit du peuple tel que le dessine Cornélius Castoriadis. 

Philosophe, psychanalyste, économiste, ce « titan de la pensée » selon les mots de son ami Edgar Morin, fait partie de cette galaxie de la gauche dite « conservatrice » (aux côtés de Jean-Claude Michea et Christopher Lasch) qui voit d’un œil douteux la montée des revendications « minoritaires ». Cela ne l’empêche pas toutefois d’être attentif aux différents messages qui émergent dès les années 1970-1980 et de proposer une conception du peuple qui frappe par sa subtilité et son actualité.

Cette conception qui, remaniée sous la plume de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle, prend le nom de « peuple instituant », est, au premier abord, surprenante. Elle rompt avec toute une tradition de pensée française qui a pour pères fondateurs Sieyès et, dans une moindre mesure, Rousseau.

A l’ombre de Sieyès

Lorsque l’auteur de Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? affirme que ce tiers est le tout, il accomplit une révolution philosophique, qui trouve son accomplissement politique quelques années plus tard. Lorsque le 21 juin 1789 les députés du Tiers-Etat, rejoints par quelques représentants du clergé, et débarrassés de la noblesse, prêtent le serment de ne jamais se séparer avant d’avoir doté la France d’une constitution. Seulement voilà, pour Castoriadis, Sieyès est coupable d’avoir restreint considérablement le rôle du peuple sur la place publique.

Certes, il en fait la source de tout nouvel ordre politique. En tant que peuple « constituant » il est « la source dont procède la constitution et […] consiste par conséquent en une volonté libre de toute règle, ou volonté absolue, qui s’anéantirait en acceptant de se soumettre à une norme qui préexisterait ou de se plier par avance à la norme qu’il fait exister en vertu de son propre exercice »(2)

Mais une fois la constitution adoptée le peuple n’existe plus. Il est tout entier compris dans le présent de l’acte constituant (qu’il s’agisse d’une révolution, d’une grève générale conduisant à la chute d’un régime autoritaire etc.) et ses seules représentations sont celles d’un peuple en armes : celui qui prend la Bastille en 1789, celui qui traverse la « Volga » gelée en Russie et court par devant le processus révolutionnaire en 1917. Plus récemment, celui qui se révolte lors du Printemps arabe. Une fois l’événement terminé, il rentre chez lui, avec parfois la bénédiction de ses propres représentants.

Qu’on ne se méprenne pas. Le pouvoir constituant, et avec lui l’image d’un peuple refondant de fond en comble l’ordre constitutionnel, a toujours de sérieux adeptes. Il connaît aussi ses dérives, notamment anarchisantes, chez Antonio Negri et Michael Hardt, qui tentent de renouveler son approche en amenant la notion plus que problématique, et emblématique d’une jonction malheureuse entre libéraux et libertaires, de « gouvernance constituante ». Connaissant parfaitement l’histoire du terme « gouvernance », qui renvoie aux structures de gestion des entreprises capitalistes et désormais de certains services publics rongés par le New Public Management, les deux auteurs considèrent que les stratégies de résistance qui leur sont classiquement opposées (grève, renforcement des services publics etc.) ne sont plus valables. Il s’agit selon eux de « subvertir le concept de l’intérieur », accepter la gouvernance comme un outil et un concept possiblement démocratique et révolutionnaire.

La figure du peuple de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau en est une autre forme dans laquelle le tribun fait office de trait d’union entre des revendications différentes. C’est d’ailleurs par le mot de « Constituante » que Jean-Luc Mélenchon désigne la formation d’une assemblée en charge de refonder constitutionnellement la France.

Mais revenons à Sieyès : au-delà de son aspect par trop éphémère, le peuple tel que le dessine l’auteur de Qu’est-ce que le Tiers-Etat?, n’a pas de visage, ni de langue. Simple communion d’individus rassemblés dans l’objectif de fonder un nouvel ordre constitutionnel, le peuple n’est jamais à ses yeux que le rassemblement du plus grand nombre. Fidèle à la philosophie libérale, l’individu qui compose le peuple de Sieyès n’a pas de culture, n’appartient à aucune famille, n’a de relation affective avec personne et ne s’inscrit par conséquent dans aucune histoire.

Tout cela serait sans grande importance si la pensée de Sieyès n’avait pas tant irrigué notre histoire politique nationale, et parfois même européenne. Car, ce défaut, loin d’avoir disparu, trouve des réminiscences tout au long de du XXe siècle. Il en va ainsi des discours qui émaillent la construction européenne, et notamment du projet de Jean Monnet qui, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, imaginait pouvoir fonder l’Europe sans les nations qui la composent, presque ex nihilo, par le simple bon vouloir des mécanismes de marché et du doux commerce. A l’inverse, dès Maastricht, les sceptiques de gauche comme de droite mettent en garde devant le caractère chimérique d’un peuple européen qui n’a pas de langue commune, pas d’événement fondateur suffisamment grandiose (hormis les expériences traumatiques que sont les deux guerres mondiales) et qui ne provoque pas de sentiment d’appartenance suffisamment puissant, excepté parmi les élites économiques et culturelles. Erreur d’une construction économique avant d’être culturelle et politique, sur les billets de 10,20,50,100,500 euros, ce ne sont pas de grands personnages européens qui sont dessinés ; mais de simples figures architecturales, parfois sans âme, en tout cas sans prise sur les sentiments des citoyens des vieilles nations de l’union(3).

C’est contre cette conception abstraite du peuple, qui est toujours présente dans nombre de discours de responsables de gauche, que Castoriadis prend la plume. A travers son œuvre, la plus philosophique (avec L’Institution imaginaire de la société) comme la plus « journalistique » (La montée de l’insignifiance), est dessiné une autre image du peuple, plus fine et plus complexe à la fois. En somme plus éclairante, où la culture et l’éducation occupent une place de choix.

A la recherche du peuple perdu (avec Castoriadis)

Fortement influencé par la démocratie athénienne, Castoriadis donne une autre conception du peuple qui n’a finalement que peu de points communs avec la vision de Sieyès. Certes, il définit lui aussi le peuple (que l’on retrouve plus souvent dans ces écrits sous l’appellation grecque « demos ») comme souverain car créateurs de ses propres normes et institutions. Jusque-là rien de très différent de la vision proprement moderne de Sieyès. Mais la définition qu’il donne du « nomos » (la norme) est extrajuridique. Légiférer ne consiste pas uniquement dans la création de normes juridiques garanties par l’Etat, mais à prendre en charge la totalité de l’activité sociale. Son champ d’action est donc bien plus vaste : il couvre l’ensemble des institutions, non pas seulement politiques, mais également les mœurs, les coutumes ; tout ce qui peut avoir une influence sur la liberté des citoyens et qui doit par conséquent être soumis au jugement démocratique.

La rigueur de Castoriadis va plus loin. Renversant le présupposé des Libéraux (exprimé vigoureusement par Benjamin Constant(4)) qui fait de la décision politique une activité pour ceux qui ont du temps à y consacrer – et par conséquent les moyens financiers nécessaires – il fait remarquer qu’une démocratie soucieuse de la participation de tous ne peut pas faire l’impasse sur la question sociale. Certes, la politique ne pourra jamais se résumer à une simple réduction des inégalités sociales et économiques, mais l’égalité dans la participation démocratique est soumise aux capacités financières des citoyens qui, s’ils veulent participer aux décisions collectives, ne doivent pas passer leur vie à « essayer de la gagner ».  

Contrairement à celui de Sieyès ; le peuple que dessine Castoriadis n’a rien d’abstrait. Certes, il ne parle quasiment jamais de la Nation, ni de « volonté générale ». Ça ne l’intéresse pas. Mais il est attentif à un détail qui a son importance : l’unité d’un peuple, quel qu’il soit, ne se réalise que par le partage d’une langue, de coutumes et traditions communes ; tout ce qui produit sur l’individu le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que lui. D’où l’importance qu’il accorde à la langue qui, par sa construction lexicale et syntaxique, par le mot posé sur le monde, forge une manière de le penser et de l’appréhender et finalement une communauté. Preuve suffisante, mais oh combien terrible, de cette importance fondamentale du langage dans la construction d’un peuple : la bataille engagée par les Ukrainiens pour se réapproprier leur langue et faire front, tant par les mots que par les armes, face au pouvoir du Kremlin.

Seulement voilà, Castoriadis accomplit une distinction entre ce qui serait un peuple uniquement « social » et un peuple politique. Est un peuple social toute communauté partageant effectivement des coutumes et une langue commune. A ce titre, chacun peut effectivement y prétendre : Chinois, Russes, etc. Dans notre monde moderne, le peuple se confond alors avec l’identité nationale, ou, dans un vocabulaire propre à l’auteur de L’institution imaginaire de la société, avec un « collectif anonyme ». Un peuple politique est, quant à lui, un peuple qui conçoit et fabrique ses propres normes au lieu de les accepter comme déjà dictées par une entité supérieure (la tradition, les ancêtres ou les dieux) et fait donc retour sur sa propre histoire. Ce peuple-là réinterroge tout ce qui par le passé prenait l’allure de certitudes, tout sens prédéfini et se confond ainsi avec l’activité démocratique.

Cette interrogation démocratique ne s’accomplit pas dans le vide, bien au contraire. Son champ d’action contient l’ensemble des institutions qui composent et construisent l’imaginaire du peuple. Et lorsque Castoriadis parle d’institution, le terme n’a rien à voir avec le conseil d’Etat ou encore la Commission européenne – bref avec les institutions uniquement politiques. Le sens qu’il lui donne est anthropologique : une institution est ce qui travaille et construit un imaginaire commun à l’ensemble des individus composant le peuple. Il en va ainsi de la tragédie athénienne, institution démocratique s’il en est aux yeux de Castoriadis, qui par la représentation du monde hellénistique qu’elle donne, par la transmission du goût de ce qui est juste et la condamnation de l’hubris (excès), règle la vie démocratique athénienne et véhicule l’image d’un citoyen participant à la vie de la cité – loin de toute exagération.

Le rôle du peuple dans l’exercice démocratique

Un peuple véritablement souverain, selon Castoriadis, doit avoir pour fonction de « trouver les institutions telles que leur intériorisation par les individus fabriqués par ces institutions les rende le plus possible autonomes, à savoir aussi le plus possible de critique envers ces mêmes institutions »(5).

Cette « recherche » des institutions démocratiques adéquates ne correspond pas, comme c’est le cas chez Sieyès, à l’attente d’un événement grandiose dans lequel le peuple prendrait toute sa place pour refonder de fond en comble l’ordre constitutionnel du pays puis retournerait chez lui ; laissant à ses représentants le soin de conserver à l’identique les institutions qui naîtraient de cet événement. Elle s’apparente bien plutôt au souci permanent de la participation de toutes et tous à l’activité politique – entendue non pas comme lutte et conflit pour la prise et la conservation du pouvoir, mais comme transformation consciente des normes et loi qui régissent la vie de la société.     

D’où la place prépondérante que prend l’éducation (la padeia) dans la pensée de Castoriadis. A tel point qu’elle se confond parfois avec l’activité politique. Selon ses propres dires, une société démocratique est finalement une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens. Elle ne peut d’ailleurs pas vivre sans cela dans la mesure où elle doit sans arrêt « faire appel à l’activité lucide et l’opinion éclairée de tous les citoyens »(6).

Soit exactement le contraire de ce qui se passe actuellement avec la prise de parole perpétuelle, si ce n’est le règne des « experts », sondages d’opinion et même d’une classe politique largement coupée du reste de la société. Mais cette éducation n’est pas conçue dans le sens qu’on lui donne d’habitude : c’est-à-dire dans le sens des cours dispensés par le ministère de l’Education Nationale. Elle a lieu partout et tout le temps. « Les murs de la ville, les livres, les spectacles, les événements éduquent – et, aujourd’hui, pour l’essentiel « méséduquent » – les citoyens »(7).

D’où également la grande différence de rythme qui anime le peuple tel que l’imagine Sieyès (et à sa suite nombre de responsables politiques encore aujourd’hui), qui ne vit que lors des grands événements (révolution, crise de régime) et toujours à travers des accélérations ; et le peuple tel que le conçoit Castoriadis. Le deuxième s’épanouit dans un exercice permanent de la politique qui englobe aussi bien les périodes de surchauffe dignes des grands bouleversements que dans celles plus froides de l’activité quotidienne (assemblées de quartier, assemblées d’usine, théâtre populaire, etc…).

Castoriadis, à l’instar de Gramsci, voit par exemple dans l’événement et l’expérience des conseils ouvriers (ceux de Budapest lors de la révolution Hongroise de 1956 pour le premier, ceux de Turin en 1919-1920 pour le second) un formidable moment d’éducation et d’auto-éducation. Les ouvriers prennent conscience, à travers les leçons tirées de l’occupation des usines et de la mise en place d’une nouvelle organisation du travail, de leur position dans l’économie et dans la société. Ils apprennent à se comporter en citoyens-producteurs. Peu à peu la spontanéité et le désordre du début laissent place à une activité coordonnée. Peu à peu les idées de sens commun qui les représentaient en individus passifs et soumis au bon vouloir du patron sont sapées par leur propre action. Selon le bon mot d’André Tosel, les conseils ont été « éducateurs à l’auto-éducation »(8). Ils ont anticipé, dans leur lutte pour une cité du travail, la formation d’un peuple véritablement acteur dans la cité.

Nul ne peut d’ailleurs présager de ce qui naîtra de l’activité du peuple : les créations historiques qui naissent de la friction entre « monde ancien » et « monde nouveau », ou dans le vocabulaire de Castoriadis, « l’institué » et « l’instituant » sont imprévisibles. Ce n’est d’ailleurs pas le propre de l’action politique. Toute création artistique, scientifique, littéraire n’est jamais réductible à ce qui lui préexiste. Elle réagence, reconfigure l’ancien mais l’excède toujours. Pour illustrer l’image de cette création, Castoriadis prend l’exemple de Miles Davis, jazzman pour qui il ne cache pas son admiration :  « Ex nihilo, le solo de miles Davis sur Autumn Leaves enregistré en mars 1958. Pourtant pas cum nihilo, puisque la grille harmonique du standard préexiste à sa création radicale. Invention perpétuelle du jazz »(9). La création est toujours un saut dans un nouveau monde que l’on ne peut pas connaître a priori. Mais à l’inverse des sociétés traditionnelles, qui se voilent la face quant à l’existence de la nouveauté, un peuple véritablement souverain est lucide face à cette activité créatrice et tente de l’exercer en pleine conscience.

La place à part entière de la culture et de l’art dans l’exercice démocratique

Il existe, aux yeux de Castoriadis, une preuve non réfutable de l’existence de moments historiques où des individus ont interrogé la légitimité de leurs institutions et commencé à se voir comme créateurs de leurs propres lois, de leur propre monde. Cette preuve c’est l’art et la culture qui la fournissent.  Si, dans les sociétés non-démocratiques et traditionnelles, les productions artistiques évoluent peu au cours des siècles et sont soumises aux cadres très stricts imposés par le pouvoir politique et ou religieux (« C’est ainsi et pas autrement que l’on peint sous les Tang ou que l’on sculpte ou bâtit sous la XXe dynastie pharaonique, et il faut être un spécialiste pour pouvoir distinguer ces œuvres de celles qui les précèdent ou les suivent de quelques siècles »(10)), il y a, à l’inverse, une formidable créativité artistique qui se déploie dans les sociétés démocratiques mais également un remodelage permanent des grandes œuvres afin de les re-découvrir, les ré-interpréter et ouvrir ainsi les significations qui les peuplent au plaisir de l’imagination.

Il en est ainsi des rapports qu’entretiennent démocratie et tragédie athéniennes. Et, parmi les œuvres qui nous sont parvenues, hormis les Perses d’Eschyle qui prend sa source dans un événement d’actualité, toutes puisent dans la tradition mythologique, remodèlent le cadre qui leur est fourni par la tradition, lui donnent une nouvelle signification. « Entre l’Electre de Sophocle et celle d’Euripide, il n’y a pour ainsi dire rien de commun, sauf le canevas de l’action. Il y a là une fantastique liberté nourrie d’un travail sur la tradition et créant des œuvres dont les rhapsodes récitant les mythes ou même Homère n’auraient pu rêver »(11). Parmi les cadres posés par la tradition, la religion, ou bien même l’autorité charismatique, aucun ne résiste à l’examen conscient que porte le jugement démocratique.

Bien sûr Castoriadis n’ignore pas les liens ténus qui existent pendant la plus grande partie de l’histoire des sociétés occidentales entre la philosophie, la recherche scientifique, le grand art d’un côté et la religion de l’autre. Souvent ils se conjuguent ou, à tout le moins, coexistent.  L’inverse reviendrait à nier toute qualité artistique à la grande majorité des œuvres qui peuplent pendant des siècles les terres du Vieux continent : le plafond de la chapelle Sixtine, les cathédrales romanes puis gothiques, etc. Mais déjà leurs rapports évoluent, se transforment, jusqu’à ce qu’apparaissent des œuvres « profanes » : chez Shakespeare, considéré par Castoriadis comme le plus grand écrivain de l’Europe moderne, aucune trace de religiosité. Chez Laplace et son système monde, aucune mention de l’hypothèse « Dieu », apparue alors comme inutile.

Au-delà des œuvres, ce sont aussi des formes d’art profanes qui s’épanouissent : à l’image du roman, qui pour Castoriadis, en accord avec Milan Kundera, a pour « fonction » de remettre en cause l’ordre établi, de mettre en lumière le quotidien de tout un chacun. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’interrogation qui traverse les œuvres des grands romanciers du début du XXe siècle, Kafka, Proust, Joyce, concerne la possibilité ou non d’accéder effectivement à un sens définitif ; ou s’il faut se contenter d’habiter l’incertitude, si ce n’est l’absurde.

Ce n’est pas non plus par hasard si de 1800 à 1950, alors même que se produisent les grandes révolutions démocratiques, l’Europe entre également dans une période grandiose de création artistique, scientifique, philosophique. Les grandes œuvres se constituent comme autant de miroirs tendus à la face de la société dans laquelle elles s’épanouissent. Avec l’éclatement des cadres traditionnels volent également en éclat les restrictions qui peuplaient auparavant le monde de l’art et des représentations artistiques. Voilà pourquoi, selon Castoriadis, ceux qui proclament, par mode, la « fin de l’art » proclament également, et sans le savoir, la fin de ces sociétés démocratiques et de l’activité politique du peuple, tant leurs épanouissements respectifs sont liés.

La fin de l’art populaire ou l’apathie démocratique

Pourtant une tendance similaire traverse les écrits de Castoriadis. Sans parler de fin de l’art ou de fin de la philosophie, le monde occidental traverse selon lui une crise qui débute vers 1950 (date arbitraire qui ne vient que pour fixer les idées) et qui se matérialise par le fait que l’Occident « cesse de se mettre vraiment en question »(12).

Cette pente critique n’arrive pas sans raison. La première d’entre elles est liée à la perte du lien étroit qui existait auparavant entre art et démocratie, et finalement entre art et couches populaires.  Alors même que, et à l’instar de la tragédie et de la démocratie athénienne, s’étaient développées de grandes œuvres accessibles au plus grand nombre – la tragédie élisabéthaine ou les Chorals de Bach sont des œuvres que le peuple de l’époque allait voir au théâtre du Globe ou chantait dans les églises – une scission s’accomplit au XIXe siècle entre culture populaire (rapidement détruite) et culture dominante (celle de la bourgeoisie).

Pour la première fois dans l’histoire des sociétés occidentales modernes apparaît le phénomène de l’avant-garde et de l’artiste nécessairement « incompris ». S’ensuit une réduction de l’artiste au dilemme suivant « être acheté par les bourgeois et la IIIe République, devenir un artiste officiel et pompier – ou suivre son génie et vendre, s’il y arrive, quelques tableaux pour cinq ou dix francs »(13). L’artiste se sépare peu à peu de l’artisan, désormais considéré comme inférieur. Séparation absurde qui atteindra son paroxysme dans les discours de « l’art pour l’art » et le mouvement du Parnasse qui, tout artistes géniaux qu’ils sont, ont pour paradoxe de rompre avec toute inspiration qui puiserait dans les sujets sociaux et politiques tout en revendiquant la similarité du travail de la langue et de celui de la terre (souvent le parnassien se représente en laboureur).

Bien sûr des mouvements de va et vient s’effectuent tout au long du XXe siècle : de nouvelles formes d’art populaire apparaissent. La révolution russe, pendant ses premières années, est le théâtre d’une formidable production artistique où rivalisent des artistes comme Malevitch, Tatline ou encore Kandinsky, avant que l’art ne devienne un instrument du pouvoir stalinien. Bertolt Brecht produit des œuvres qui s’adressent au plus grand nombre, à l’image de L’Opéra de quat’sous. L’invention du design, et l’avènement d’écoles architecturales et d’arts appliqués comme le Bauhaus, renouent les fils autrefois cassés entre production artistique et utilité sociale ; participent de la lutte pour l’intégration des femmes artistes dans le monde machiste de l’art et de l’architecture. Les photomontages dadaïstes scellent le retour du concret, du matériau face au lyrisme néoromantique. « Dada se bat aux côtés du prolétariat révolutionnaire » annonce, de manière grandiloquente, Wieland Herzfelde dans son introduction au catalogue de la « Grande foire Dada ».

Mais ces « artistes révolutionnaires », pour beaucoup, fréquentent peu les classes populaires ou s’en sont éloignés depuis longtemps en raison de la reconnaissance artistique autant que financière que leur vaut l’exposition de leurs œuvres dans les salles les plus réputées des capitales occidentales. Nombre de mouvements – voire de disciplines – perdent le talent qui les caractérisait dans la critique sociale. A l’instar du design, peu à peu gagné par le modèle économique dominant, converti aux lois du marché et de la publicité, et désormais simple instrument de distinction pour élites économiques ne sachant plus quoi faire de l’argent accumulé.  

Au-delà du seul champ artistique et littéraire, l’avant-garde se diffuse jusque dans les milieux politiques, devient même un mantra du marxisme-léninisme, et finit de dissocier les classes populaires, si ce n’est le mouvement ouvrier lui-même, de ses représentants. A l’Est, en 1947, au moment même où il donne naissance au Kominform, Andreï Jdanov, proche collaborateur de Staline et auteur de la doctrine du même nom, publie également son essai Sur la littérature, la philosophie et la musique. Il y définit les dogmes du réalisme socialiste et rejette d’un même geste toute autre forme d’art comme « bourgeoise » ; renvoyant ce qu’il restait d’artistes russes à la clandestinité.

Mais l’art des pays de l’Ouest ne se porte pas mieux. Jean Clair (pseudonyme de Gérard Reigner) donne d’ailleurs une image drôle autant qu’horrible, de la tenue d’une biennale à Venise dans les années 1980, où pavillon soviétique et pavillon américain se retrouvent l’un à côté de l’autre. Côte à côte par conséquent des peintures de la pure tradition du réalisme socialiste, fades, aux traits grossiers, presque caricaturaux – symbole d’une scène artistique censurée depuis trop longtemps – et des œuvres américaines dont la tiédeur fait pâlir le spectateur. Côte à côte et surtout renvoyées dos à dos, puisque ni l’art soviétique ni l’art américain – en tout cas celui présenté lors de cette biennale – ne sont plus capables de produire la moindre émotion chez le spectateur.

Symbole de cette crise, l’absurde saisit nombre « d’artistes » qui croyant faire entrer la vie quotidienne dans les musées, exposent une bouteille de coca-cola, un mégot de cigarette ; un objet qui pris pour lui-même ne vaut rien et qui prend le risque de passer inaperçu aux yeux d’un public profane sans toutes les procédures de plus en plus sophistiquées et la mise en scène à laquelle se livrent certains musées (éclairages agressifs, cartels aux textes autant complexes que vides de sens, etc.).

Le minimalisme et ses formes « pures » qui se propagent dans l’art occidental deviennent si obscures pour le commun des mortels que ses représentations peuvent s’afficher, sans jamais émouvoir, sur le devant des sièges des grandes entreprises multinationales « Aucun rappel gênant en elles de l’homme et de ses humeurs pour déranger la sérénité des opérations. L’œuvre d’art était enfin devenue, face à la rugosité du réel, une chose aussi abstraite que peuvent l’être un titre ou une cotation, comparés à la réalité du travail humain qui en constitue la substance.(14)»

A quelques exceptions près, « l’avant-garde » artistique et culturelle que nous offrent nos sociétés occidentales est parfaitement incarnée par cette artiste dont se moque le personnage de Jep Gambardella (incarné par Toni Servillo dans La Grande Bellezza), parlant d’elle à la troisième personne et exécutant des performances consistant à courir nue et à se projeter la tête la première sur le pilier d’un pont romain.

Bien sûr, le simple retour, en peinture, à la figuration, ne résoudra jamais la fracture qui existe entre classes populaires et monde artistique. Pas plus que la simple exposition d’œuvres d’art prêtées par les musées et exposées dans les usines et les entreprises. Le sort des Constructeurs, le plus connu des tableaux de Fernand Léger – peintre aux origines populaires et au compagnonnage longtemps assumé avec le Parti Communiste – représentant des ouvriers sur des poutrelles métalliques, en est un exemple bien triste. Exposé dans la cantine des usines Renault à Boulogne-Billancourt en 1953, l’œuvre ne fait l’objet que de ricanements. « Je savais qu’il était inutile de faire des expositions, des conférences, ils ne viendraient pas les gars, ça les rebute. Alors, je décidai que la meilleure chose à faire était de les faire vivre avec la peinture, raconte Fernand Léger, en 1954 à la critique Dora Vallier dans Cahiers d’art. A midi, les gars sont arrivés. En mangeant, ils regardaient les toiles. Il y en avait qui ricanaient : “Regarde-les, mais ils ne pourraient jamais travailler ces bonhommes avec des mains comme ça.” En somme, ils faisaient un jugement par comparaison. Mes toiles leur semblaient drôles, ils ne comprenaient rien. Moi, je les écoutais, et j’avalais tristement ma soupe… »

Sans faire dire à Castoriadis ce qu’il n’a jamais dit, peut-être pouvons-nous l’imaginer en accord avec l’idée selon laquelle la distance qui s’est créée entre production artistique et peuple a parfaitement été incarnée par une querelle qui, au premier abord, n’est qu’académique : celle qui oppose deux historiens de l’art, Aloïs Riegl et Gottfried Semper au début du XXe siècle.

Si Semper considère qu’une œuvre d’art est le produit de trois facteurs (son but utilitaire, son matériau, sa technique) et finalement le produit d’un savoir-faire ; Riegl lui oppose l’idée qu’elle n’est qu’un vouloir-faire artistique et ne la fait finalement reposer que sur l’intention de son auteur. Avec la victoire idéologique de Riegl sur Semper que consacre le XXe siècle, est également consacrée la domination d’un art qui ne se définit plus que par la volonté exprimée par l’artiste. Le spectateur peut désormais rentrer chez lui, n’ayant désormais plus de critères objectifs pour apprécier la qualité d’une œuvre (le savoir-faire technique de son auteur, l’usage de coloris exceptionnels, la création de décors de théâtres uniques, le travail de bois précieux dans le cas de l’ébénisterie ou de la marqueterie, etc.) et n’ayant pas non plus accès aux méandres psychologiques et multiples nœuds de cerveaux d’artistes auto-proclamés et autres « performeurs ».

Cette scission entre d’un côté le snobisme artistique qui caractérise actuellement nombre de responsables de gauche, si heureux de promouvoir artistes, œuvres et autres performances que personnes ne comprend, et les classes populaires, est malicieusement abordé dans le délicieux film de Pierre Salvadori En liberté ! Au détour d’une scène où les cambrioleurs d’une bijouterie sont déguisés en insectes géants, sous le regard ébahi de deux vigiles, l’un d’eux lâche cette phrase burlesque : « C’est sûrement une performance artistique, tu sais depuis que la mairie est passée à gauche… »

Bien sûr il ne s’agit pas ici d’aller crier avec les conservateurs de tous poils que « c’était mieux avant ». Tout art ayant vocation à parler au plus grand nombre n’est pas enfoui. Il est également inutile de désespérer de la pop-culture (même quand elle est fortement internationalisée, et tant qu’elle ne se confond pas avec la culture de masse, qui n’en n’est jamais qu’une forme rabougrie) qui peut parfois être une porte d’entrée vers des questions hautement politiques. Pour preuve les multiples débats engendrés partout dans le monde par la dernière saison de la série Game of Thrones : la fin justifie-t-elle les moyens (comme le laisse à penser la maison Lannister) ; le devoir doit-il guider l’action humaine (comme il guide la maison Starck) ; la filiation est-elle le critère ultime de la légitimité d’un souverain ? 

Reste que le peu de place accordée aux questions culturelles et artistiques dans le débat public en cette année d’élections présidentielles et législatives, y compris à gauche, est symptomatique d’une perte insoutenable qu’avait déjà dénoncée Castoriadis de son vivant : celle des liens intrinsèques qui existent entre démocratie et production artistique.

L’échec de la gauche et la perte du peuple

Au-delà des liens perdus entre art et couches populaires, Castoriadis avance une autre raison, plus profonde encore, de la perte du peuple et de l’apathie démocratique qui règne désormais dans nos sociétés occidentales contemporaines.

Selon lui, il y a toujours eu deux grandes significations constitutives du monde moderne qui, bien que tout à fait opposées, se contaminent l’une l’autre tout au long de l’histoire moderne : le projet d’autonomie individuelle et collective (et son corollaire politique : l’avènement de sociétés démocratiques) ; et le projet capitaliste de l’expansion des relations marchandes et d’une maîtrise pseudo-rationnelle de la vie humaine et terrestre.

Chacune de ces significations s’incarnent dans des moments historiques. C’est par exemple la volonté d’être autonome vis-à-vis de tout cadre hérité qui conduit, en France à travers la loi de 1905, et dans d’autres sociétés occidentales, à enfermer les religions monothéistes dans la sphère privée, loin de la place publique. C’est la volonté de décider souverainement de son destin qui conduit le peuple de Prague à se soulever en 1945, celui de Budapest en 1956, celui de Lisbonne en 1974 et finalement celui de Kiev en 2014.

A l’inverse, le capitalisme connaît lui aussi ses moments de gloire : au XIXe et XXe siècles, les guerres coloniales qui étendent peu à peu ce mode de production à l’ensemble de la planète ; les chantages à la libéralisation des derniers secteurs encadrés ou non marchands par les institutions financières mondiales que sont le FMI et la Banque Mondiale, etc.

Chacune s’appuie également sur des « types anthropologiques » pour perdurer. La démocratie ne peut pas s’épanouir sans le fonctionnaire intègre, sans le juge incorruptible, sans le médecin qui prête le serment d’Hippocrate, sans l’éducateur qui se consacre à sa vocation, etc. Le capitalisme lui, s’appuie également sur ces individus, mais en invente un autre : celui de l’entrepreneur, capable d’innover à la manière dont Schumpeter décrit le processus de destruction-création.

Mais peu à peu l’une (le capitalisme) prend le pas sur l’autre (l’autonomie collective) : les victoires démocratiques se font plus rares, celles de la logique marchande plus courantes. Le fonctionnaire et le juge sont dévalorisés dans l’échelle sociale. Le médecin est souvent privatisé. Même l’entrepreneur disparaît lentement, en raison du court-termisme qui règne en maître dans la sphère économique et contraint considérablement la recherche et l’innovation. Nous « vivons dans des sociétés où, ces valeurs sont, de notoriété publique, devenus dérisoires, où seuls comptent la quantité d’argent que vous avez empochée, peu importe comment, ou le nombre de fois où vous passez à la télévision. (15)»

Aucune pente inéluctable ici, ni sens de l’Histoire. Simplement la succession d’échecs de la majorité des expériences qui visait à étendre la liste des conquêtes sociales et démocratiques et l’abandon de toute véritable volonté de changement par ceux qui aurait dû en être le fer de lance : les partis politiques de gauche.

Eux qui, en France en 1981, puis en 2012 avaient tous les pouvoirs, n’ont finalement réalisé que peu d’avancées comparativement à ce qu’ils prétendaient faire – quand ils ne copiaient pas tout simplement le programme de la droite (déchéance de nationalité, loi travail, etc.). De ces échecs résultent la perte de confiance dans les partis politiques et leur affaiblissement, la bureaucratisation des syndicats, la réduction à peau de chagrin des luttes sociales (qui se manifeste notamment par le peu de journées de grève en France et leur caractère souvent corporatiste).

Se produit également un autre phénomène : orphelins des anciens cadres et lieux d’organisation collective, et souvent des lieux de socialisation tout court ; gagnés par l’idée libérale d’un bonheur uniquement privé, les citoyens se claquemurent chez eux. Tout autre endroit que la sphère privée est considéré comme hostile par l’individu qui s’enferme désormais dans une jouissance toute personnelle et relative, et ne se réalise plus que par son rôle de consommateur(16). La place publique est délaissée. Quant au peuple, le voilà désormais rendu au rang de chimère n’apparaissant plus que dans de rares moments électoraux.

Voilà pourquoi Castoriadis parle, à la fin de sa vie, d’éclipse du projet d’autonomie (qui équivaut au projet démocratique dans son œuvre). Le peuple, loin d’avoir pu élaborer des institutions permettant le plein exercice de sa souveraineté, a été dépossédé peu à peu de toute culture véritablement populaire et atomisé en un archipel d’individus.

Pourtant peu enclin au pessimisme, Castoriadis ne voit d’ailleurs aucune porte de sortie du côté des nouveaux mouvements sociaux qui se développent dans les années 1970-1980. Loin de répondre à la promesse démocratique, et de former un peuple souverain conscient des tâches politiques qui lui incombent, ces nouveaux mouvements finissent de légitimer le retrait de l’individu dans la sphère privée.

Le peuple et les nouveaux mouvements sociaux

Si Castoriadis, à l’inverse de nombre d’intellectuels et philosophes estampillés de gauche de l’époque (on pense notamment à Althusser) a été l’un des plus fervents soutiens de la révolte de mai 68, prenant d’ailleurs la plume pour défendre le mouvement estudiantin et sa convergence avec le mouvement ouvrier dans La Brèche, le regard qu’il porte en revanche sur ce qu’on a communément l’habitude d’appeler les « nouveaux mouvements sociaux » est loin d’être positif.

Certes, il publie La pensée 68 en réaction aux écrits conservateurs de Luc Ferry et Alain Renault afin de défendre les avancées permises par les nouvelles formes de lutte qui se développent dans les années 1960-1970 ; associant dans sa défense celle des mouvements féministes et des droits civiques américains. Mais s’accomplit selon lui une longue phase de régression dans les années 1980 et 1990 : ces mobilisations qui auraient pu prendre la place d’un mouvement ouvrier qui s’était peu à peu bureaucratisé sous le poids de ses propres organisations, se constituent finalement comme de simples organes de défense de droits subjectifs et d’intérêts bien compris. La forme caricaturale, si ce n’est dégénérative, de ces mouvements étant parfaitement matérialisée par la mode américaine et désormais européenne demandant à l’individu de « checker ses privilèges » sans jamais remettre en cause l’ordre institutionnel et social. L’entrée de couches de la société, auparavant exclues, au sein de l’espace public et leur participation citoyenne est moins comprise comme capacité de faire advenir de nouvelles institutions permettant l’autonomie collective que comme le simple « empowerment » d’individus considérés à tort ou à raison comme discriminés. La politique est de plus en plus assimilée à un simple « développement personnel » et l’ordre, quant à lui, reste intact.

Les débats qui aujourd’hui occupent beaucoup de lignes de journaux au sujet de la « déconstruction » préoccupaient déjà Castoriadis à la fin de sa vie – dans les années 1990 et jusqu’à sa mort en 1997. S’il considère que les adeptes de cette méthode, d’abord philosophique – qui ont pour maître à penser Heidegger puis Deleuze et Foucault – puis politique ont certes raison de critiquer le rationalisme et la pensée occidentale (toute pensée doit toujours être questionnée), rien n’indique que cette critique soit bien menée.

Ramener toute l’histoire de la pensée gréco-occidentale à la métaphysique rationaliste, et plus encore à « l’onto-théo-logo-(pallo)-centrisme » c’est « escamoter une foule de germes infiniment féconds que contient cette histoire ». Plus encore, la critique qui est incapable de poser d’autres principes que ceux qu’elle critique est condamnée à rester elle-même dans le cercle des objets critiqués. « C’est ainsi que finalement toute la critique du « rationalisme » menée aujourd’hui aboutit simplement à un irrationalisme qui n’en est que l’autre face et, au fond, une position philosophique aussi vieille que la métaphysique rationaliste elle-même »(17). Le chemin que construisent politiquement les déconstructionnistes n’est rien d’autre qu’une impasse.

Cette régression se manifeste, dans ses formes les plus extrêmes, jusque dans le domaine de l’art : en 2019 la représentation des Suppliantes d’Eschyle dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne est bloquée par des manifestants car dénoncée de manière saugrenue comme une pièce raciste. Un an auparavant, c’est Ariane Mnouchkine et Robert Lepage qui sont accusés d’appropriation culturelle, pour leur pièce Kanata. Peu à peu, et fortement poussé en ce sens par quelques mouvements et militants de gauche, l’art est gagné par l’idée qu’il n’a pas à réinterroger l’ordre et les identités, si fluctuantes et mouvantes soient-elles.

Coupable d’avoir mis l’accent sur l’autonomie de l’individu et d’avoir volontairement oublié que cette dernière ne pouvait s’obtenir que par l’autonomie du collectif – soit la remise en cause de tous les cadres hérités (religieux, culturels, sociaux, économiques, politiques), les nouveaux mouvements sociaux se sont d’eux-mêmes coupés des couches populaires et, avec elles, de toute perspective de transformation radicale de la société.

Le peuple retrouvé

Au prisme du regard, toujours pertinent, de Castoriadis, difficile de ne pas voir toute l’étendue du travail à réaliser à gauche pour qu’enfin celle-ci renoue avec les classes populaires et plus largement avec le peuple. Dans cette reconquête, l’art, la culture et l’éducation ne peuvent qu’être aux avant-postes. Théâtre populaire, assemblées de quartier, conseils ouvriers ont par le passé permis de desserrer un tant soit peu l’étau des nécessités économiques, politiques, familiales, etc. Mais loin de se suffire à elles-mêmes, Castoriadis inscrit toujours ces institutions dans un projet plus global : celui de l’émergence, sur fond de conflictualité démocratique, de nouvelles significations et d’un nouveau sens commun. Un peu à la manière des conseils ouvriers hongrois en 1956 qui permirent aux ouvriers de prendre conscience de leur position dans l’économie et dans la société, de détruire les idées dominantes qui les représentaient en individus passifs et misérables, et de se voir comme des acteurs de leurs propres vies, des acteurs politiques à part entière.

L’émergence de ce nouveau sens commun, toujours éphémère et à reconstruire, vient matérialiser l’idée sublime qui traverse l’histoire humaine (et notamment l’histoire occidentale) de Périclès jusqu’à nous selon laquelle il appartient à l’être humain de créer ses propres lois et d’être à lui-même son propre souverain(18). Aux yeux de l’auteur de L’Institution imaginaire de la société, ni le respect de la tradition, ni les religions (séculaires ou révélées), ni l’autorité charismatique ne pourront jamais constituer des arguments valables pour contraindre la libre pensée et le libre exercice de la politique par les citoyens.

Reste une dernière leçon de Castoriadis : « Il y a des moments dans l’histoire où tout ce qui est faisable dans l’immédiat est un lent et long travail de préparation. Personne ne peut savoir si nous traversons une brève phase de sommeil de la société, ou si nous sommes en train d’entrer dans une longue période de régression historique ».(19)

Références

(1)Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une radicalisation de la démocratie, Pluriel,1985

(2)Tranchant, Thibault, Le peuple instituant et les nouveaux mouvements sociaux : actualité de la théorie du sujet politique de Cornelius Castoriadis Politique et Sociétés, volume 40, numéro 2, 2021, p. 159–185.

(3)L’une des plus belles images de l’Europe n’a d’ailleurs pas été produite par des Commissaires européens ou des eurodéputés dans l’hémicycle de Strasbourg, mais bien par le regretté Georges Steiner qui fait des cafés de Lisbonne, d’Odessa, de Berlin et de Paris les véritables bornes kilométriques d’une géographie et d’un mode de vie européen. Voir Georges Steiner, Une certaine idée de l’Europe, Actes sud, 2005.

(4)Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes, conférence au cercle de l’Athénée, 1819.

(5)Tranchant, Thibault, Le peuple instituant et les nouveaux mouvements sociaux : actualité de la théorie du sujet politique de Cornelius Castoriadis, Politique et Sociétés, volume 40, numéro 2, 2021, p. 159–185.

(6)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.85

(7) Ibid.

(8)André Tosel, Etudier Gramsci, pour une critique continue de la révolution passive capitaliste, Editions Kimé, 2016

(9)Sophie, Klimis, Créer un eidos du social-historique selon Castoriadis. In Gély, R., & Van Eynde, L. (Eds.), Affectivité, imaginaire, création sociale. Presses de l’Université Saint-Louis. 2010

(10)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.239.

(11) Idem, p. p.90

(12)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.75

(13) Idem, p. p.89

(14)Jean Clair, Considérations sur l’Etat des Beaux-Arts, Critique de la modernité, Gallimard, Folio Essais, 1983, p.81

(15)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.79

(16) C’est ce que Castoriadis appelle la privatisation de l’individu.

(17)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p.91.

(18) Dans un vocabulaire plus « castoriadien » : la création de nouvelles institutions a pour fin et moyen l’effectivité du sens du projet d’autonomie. 

(19)Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les Carrefours du labyrinthe, tome 4, Editions du Seuil, 1996 p. 92

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