La gauche équatorienne face à la gestion des ressources naturelles

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La gauche équatorienne face à la gestion des ressources naturelles

Par Vincent Arpoulet L’arrivée de Rafael Correa à la tête de l’Equateur en 2006 s’inscrit dans une rupture par rapport aux gouvernements précédemment élus et leurs mesures néolibérales. Cela s’est traduit notamment par une réforme constitutionnelle qui a renationalisé une importante partie du secteur pétrolier dans le but d’utiliser les revenus de cette activité pour financer la lutte contre les inégalités. Pour autant, ce sujet divise au sein de la gauche équatorienne : les corréistes sont favorables à un « état fort et centralisé » utilisant les revenus extractifs pour mener des réformes, quand une autre partie de la gauche voit en l’extractivisme le « cheval de Troie » du capitalisme, favorisant l’accumulation des richesses pour un petit nombre.
« Alors que les avatars du marxisme ont perdu le souffle originaire de la pensée marxienne, alors que la théologie de la libération s’est épuisée, nous retrouvons unis, dans les textes de la constitution correanne, la source retrouvée des deux messages de fraternité humaine »(1). C’est en ces termes très élogieux que le philosophe Edgar Morin fait référence à la Constitution adoptée par référendum en 2008 en Equateur, suite à l’élection de Rafael Correa à la Présidence de la République équatorienne au mois d’octobre 2006. Il considère ainsi que la réforme constitutionnelle impulsée par ce dernier s’appuie à la fois sur des grilles d’analyse marxistes et sur une conception inspirée de la théologie de la libération, imprégnée de l’idée qu’il faut en permanence lutter contre les inégalités économiques et sociales pour améliorer les conditions de vie de la population. En ce sens, l’élection en 2006 du gouvernement de la Révolution Citoyenne, avec à sa tête Rafael Correa, représente la première tentative d’institutionnalisation d’un mouvement d’opposition au néolibéralisme en Equateur. Il estalors intéressant de se pencher sur les modalités d’application des conceptions portées par les acteurs de la Révolution Citoyenne afin de dresser un bilan exhaustif de ce processus politique.
L’arrivée au pouvoir de Rafael Correa et la volonté de “renationalisation” des activités extractives
L’élection de Rafael Correa s’inscrit dans la foulée d’importantes mobilisations sociales qui se tiennent à partir de 2005 pour dénoncer les conséquences économiques et sociales des mesures de privatisation des principaux secteurs économiques progressivement adoptées par les gouvernements qui se sont succédés à partir du début des années 1980, en particulier au cours de la présidence du conservateur Sixto Duran Ballén (1992-1996). Un rapport du Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur, publié en 2008 déclare que dans la population équatorienne, les 20% les plus pauvres touchent en moyenne 2,4% du revenu global en 2004, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 19902. Dans ce contexte, à la suite de son élection, Rafael Correa s’engage à réguler les ressources économiques afin qu’elles permettent de financer d’importants programmes de redistribution sociale, en s’appuyant notamment sur les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières. En effet, comme le mentionne explicitement la réforme de la Loi des Hydrocarbures de 1971 adoptée en 2010 : “les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien”(3). Les activités d’exploitation des ressources pétrolières se sont renforcées avec l’arrivée au pouvoir du général Guillermo Rodriguez Lara en 1972. Suite à la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures au sein de l’Amazonie équatorienne, ce dernier décide de s’appuyer sur l’exploitation de ces ressources pour financer l’industrialisation du pays. Les gouvernements successifs vont faire le choix de renforcer l’exploitation de ces ressources, pour que l’Equateur se démarque sur la scène internationale comme un pays producteur et exportateur de pétrole. Selon Henry Llanes, spécialiste des politiques pétrolières équatoriennes, au cours de la période s’étendant de 1972 à 2002, les revenus issus de l’extraction pétrolière ont représenté en moyenne 35,7% du budget général de l’État(4). C’est pour cela que Rafael Correa considère qu’il est nécessaire de s’appuyer sur une réorientation des revenus pétroliers vers l’État pour mettre en place des programmes de redistribution destinés à réduire la pauvreté. Il déclare à ce titre : “Le principal objectif d’un pays tel que l’Equateur est d’éliminer la pauvreté. Et pour cela, nous avons besoin de nos ressources naturelles”(5). Pour autant, au sein des mobilisations qui se tiennent en 2005, plusieurs mouvements tels que la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE) dénoncent les conséquences sociales et environnementales des activités extractives. La gestion des ressources pétrolières est alors au coeur des controverses traversant la gauche équatorienne. Dans l’ouvrage intitulé : Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Matthieu Le Quang et Tamia Vercoutere, respectivement politologue et sociologue, expliquent que le courant qualifié d’“éco-marxiste”(6), majoritaire au sein du gouvernement formé par Rafael Correa, ne suscite pas l’unanimité au sein du mouvement Alianza Pais qui a pourtant soutenu sa candidature à l’occasion de l’élection présidentielle de 2006. Ce courant envisage l’État comme un outil permettant de redistribuer les moyens de production et de rompre ainsi radicalement avec le modèle capitaliste. Dans cette perspective, les corréistes considèrent que le principal problème de l’économie équatorienne n’est pas l’extractivisme en lui-même, mais le fait que la part principale des revenus de cette activité revienne au secteur privé et non à l’État. Selon la géographe Marie-France Prévôt-Schapira, à l’image de nombreux pays latino-américains, l’Equateur s’engage, à partir des années 1980, dans un processus de “reprimarisation extractive”(7) défini comme “un nouveau cycle d’exploitation et d’exportation de leurs ressources naturelles” fondé sur une reconfiguration de la participation de l’État au profit du développement de l’initiative privée dans la gestion des ressources pétrolières. Cette dynamique s’opère en parallèle (et est potentiellement encouragée) par la diffusion au sein du continent latino-américain du Consensus de Washington. Il s’agit d’un programme de stabilisation économique et d’ajustement structurel, qui s’inspire des théories économiques de l’Ecole de Chicago, une école de pensée néolibérale, promouvant l’idée selon laquelle l’État doit se désengager du marché économique au profit de l’initiative individuelle. Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, déclare à ce titre : « nous supposerons que l’individu qui prend ces décisions agit comme s’il poursuivait et tentait de maximiser un seul but »(8). Le Consensus de Washington encourage ainsi la libéralisation des économies latino-américaines, la privatisation de leurs principaux secteurs économiques et l’abaissement des barrières aux Investissements Directs Étrangers (IDE). C’est donc en réaction aux politiques économiques néolibérales du Consensus de Washington que va se construire la pensée économique des principaux acteurs de la Révolution Citoyenne. En effet, aux yeux de Rafael Correa, la libéralisation des économies est le pilier du capitalisme : c’est donc au néolibéralisme qu’il faut s’opposer afin d’élaborer une politique de rupture avec l’économie capitaliste. C’est parce que le Consensus de Washington encourage la privatisation des principales activités économiques des pays latino-américains que la “reprimarisation extractive” va encourager l’installation de grandes entreprises privées en Equateur. Le néolibéralisme apparaît donc comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant de la majorité des profits issus de l’activité extractive. Ce qui est critiqué est moins l’importance de l’activité extractive dans l’économie équatorienne que sa dimension capitaliste. Le principal objectif affiché par Rafael Correa lorsqu’il arrive au pouvoir est donc de construire un État fort et centralisé, capable de contrôler ses activités et de développer efficacement son marché économique. Cela se traduit notamment par l’adoption, le 27 juillet 2010, d’une réforme de la Loi des Hydrocarbures adoptée en 1971, qui engendre une importante étatisation du secteur pétrolier par le biais de la création de deux organismes : le Secrétariat aux Hydrocarbures, chargé de renégocier les contrats de participation octroyés aux entreprises privées et de l’Agence de Contrôle des Hydrocarbures, qui veille au respect de l’application des clauses contenues dans les contrats renégociés, ainsi qu’à l’application des sanctions à l’égard des entreprises cherchant à contourner la loi.
Le néolibéralisme apparaît comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant des revenus de l’activité extractive.
La construction d’un État fort et centralisé : instrument de l’institutionnalisation d’un anti-néolibéralisme équatorien
Le pendant politique de cette étatisation économique est la volonté d’unifier le peuple équatorien autour du concept de nation. En effet, les corréistes considèrent que les faiblesses de l’État équatorien sont dues au poids de différentes corporations qui défendent les intérêts d’un secteur de la société, au détriment des autres. Or, ces corporations jouent selon eux un rôle prépondérant dans la détermination des politiques économiques en faisant pression sur les gouvernements. C’est pour cette raison que, selon Rafael Correa, la construction d’un État fort et centralisé doit reposer sur une “décorporisation”. Il envisage ainsi l’État comme un outil permettant d’unifier les différents secteurs de la société autour d’une vision et d’objectifs communs sur lesquels doit reposer la nation politique. L’étatisation sur le plan économique, est donc fortement corrélée à la centralisation politique. Il défend l’idée que le gouvernement est le seul à défendre les intérêts de l’ensemble de la nation, alors que les corporations et les différents corps intermédiaires mettent en avant uniquement les intérêts de certains groupes. C’est pourquoi, le gouvernement de la Révolution Citoyenne a fait de la lutte contre la “corporisation” de l’État une priorité. La volonté affichée de gouverner en se passant des corps intermédiaires peut conduire à rapprocher cette politique du populisme. Le populisme est défini par Ernesto Laclau(9) non pas comme un régime politique en soi, mais plutôt comme un moyen d’exercer le pouvoir au sein d’un régime politique. Il distingue la “totalisation démocratique” de la “totalisation populiste”. La première s’appuie sur la logique de la différence, en distinguant clairement les demandes de chaque groupe social ou secteur de la société. Chaque demande nécessite donc des réponses spécifiques. Cette totalisation démocratique annihile toute forme d’antagonistes puisqu’elle considère qu’il n’existe pas des demandes opposées, mais seulement des demandes différentes. Rafael Correa s’oppose à cette totalisation démocratique puisqu’elle encourage le développement de la “corporisation”. A l’inverse, sa conception de l’État s’appuie plutôt sur la “totalisation populiste”, consistant à unifier les différentes demandes autour d’un intérêt commun. Le populisme cherche, selon Ernesto Laclau, à unifier tous les exclus et dominés en leur montrant que leurs problèmes ont une source commune, le néolibéralisme. De ce point de vue, le gouvernement de Rafael Correa, tout comme les théoriciens marxiste, a pour objectif de convaincre toutes les catégories sociales en difficulté que leurs problèmes ont la même source et qu’elles doivent donc se soulever pour renverser le système de domination qui les maintient dans cette situation. Si, dans les deux cas, l’ennemi désigné est le capitalisme, il n’est pas appréhendé de la même façon : en effet Rafael Correa considère que la transition vers une sortie du système capitaliste doit passer par une rupture avec les logiques néolibérales. C’est pourquoi ce gouvernement équatorien a tenté d’y parvenir par le biais d’une institutionnalisation d’un mouvement anti-néolibéral, au travers de la constitution d’un État fort. Pour autant, ce gouvernement ne peut être qualifié d’anti-démocratique. S’il rejette la totalisation démocratique et répand des concepts habituellement attribués au populisme, il est fondamentalement démocratique. Ce gouvernement considère qu’il doit lutter contre les corporations afin de renforcer le lien direct entre lui et le peuple, qu’il estime être le seul représentant légitime des intérêts de l’ensemble de la société. Ce lien direct repose notamment sur le plébiscite, c’est-à-dire que les élections et référendums donnent une légitimité indispensable à la poursuite de la Révolution Citoyenne. La réforme constitutionnelle souhaitée par Rafael Correa dès son arrivée au pouvoir est ainsi adoptée par référendum. Cependant, cette conception de l’État est contestée par les deux autres principaux courants du mouvement Alianza Pais, qui sont qualifiés par Le Quang et Vercoutere d’ “écologistes” et de “culturalistes” – ou d’“indigénistes”.
Les écologistes équatoriens, entre anticapitalisme et anti-extractivisme
L’un des principaux représentants du courant écologiste est Alberto Acosta, Ministre de l’Energie et des Mines au début de la présidence de Rafael Correa. S’il se montre rapidement critique à l’égard du gouvernement, c’est car il n’appréhende pas l’extractivisme de la même manière. Oui, la dimension capitaliste de l’extractivisme a engendré des inégalités, mais il va plus loin et pense que l’extractivisme est, par essence, capitaliste. Selon lui : « l’extractivisme est une modalité d’accumulation qui commença à se forger il y a 500 ans. (…) Cette modalité d’accumulation extractive fut alors déterminée par les demandes des centres métropolitains naissants ». Il explique ainsi que le développement des activités extractives est corrélé au développement des logiques d’accumulation des ressources. L’extractivisme est ainsi l’une des conditions du développement du capitalisme, au niveau national comme au niveau international. Selon lui, l’importance de la pauvreté dans un pays est souvent corrélée à la présence de ressources naturelles. Cela montrerait que l’extractivisme est fondamentalement capitaliste puisqu’à l’échelle nationale, il favorise l’accumulation du capital entre les mains d’un petit nombre d’individus détenant les entreprises qui exploitent les ressources naturelles. A l’image d’Alberto Acosta, les écologistes dénoncent ainsi le fait qu’à l’échelle internationale, le développement des activités extractives renforce le système capitaliste puisqu’il assigne chaque pays à une place précise dans la hiérarchie internationale en fonction de son activité économique. En d’autres termes, l’extractivisme favorise selon eux la logique de la division internationale du travail telle que théorisée par l’économiste libéral David Ricardo. Les écologistes considèrent donc que la priorité est de mettre fin à l’extraction des ressources naturelles.
Le Sumak Kawsay face à l’État-nation
Cette priorité est partagée par les “culturalistes”, qui défendent les volontés de souveraineté territoriale et d’autosuffisance économique des communautés indigènes qui vivent notamment au sein des territoires impactés par le développement des activités extractives. Ces revendications sont notamment portées par plusieurs organisations, comme la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE). Les “culturalistes” s’appuient sur le concept indigène de Sumak Kawsay, qui affirme : la priorité de “faire” sur “avoir”, l’adaptation des activités humaines à l’environnement, la valorisation des traditions et savoirs ancestraux et la volonté d’autogestion communautaire, reposant sur le développement d’initiatives locales. Ainsi, on retrouve dans le concept de Sumak Kawsay ceux de la défense du territoire, des identités locales et l’idée d’une relation harmonieuse entre l’Homme et la nature. Les tenants de cette conception considèrent l’être-humain comme faisant partie de l’environnement qui l’entoure et non comme un individu qui entretiendrait un rapport de domination et de prédation avec lui. L’extraction pétrolière entre en contradiction avec les traditions indigènes. Il est ainsi intéressant de constater que les débats relatifs à l’extraction des ressources naturelles sous-tendent deux conceptions bien distinctes de la société. En effet, la défense par le gouvernement de Rafael Correa d’un État fort et centralisé comme le contrepied de l’organisation néolibérale de la société se confronte à la revendication d’un État plurinational, défendu par un certain nombre de communautés indigènes et la CONAIE. Ces derniers défendent ainsi la mise en place d’un État reconnaissant l’existence de différentes nationalités et veillant au respect et à la protection de leurs traditions. Dans cette perspective, plusieurs communautés indigènes ont fait preuve d’une certaine réticence à l’égard de la volonté affichée par le gouvernement d’utiliser les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières dans la construction d’établissements éducatifs. En effet, si le développement d’écoles sur l’ensemble du territoire est perçu comme une condition de l’amélioration de l’accès à l’éducation par les corréistes, cela est ressenti par les peuples indigènes comme une stratégie d’assimilation à un autre modèle de société. Ils perçoivent le développement de ce type d’infrastructures comme une menace pour la préservation de leurs traditions et de leurs savoirs. Le témoignage de plusieurs membres de la communauté Kichwa de Pañacocha est significatif : “Ils sont en train de construire les écoles du millénaire qui cherchent à réunir tous les étudiants de la paroisse de Pañacocha et des communautés aux alentours. Un internat sera créé pour le cycle secondaire pour éviter des dépenses aux étudiants. Mais nous ne savons pas si l’éducation interculturelle bilingue disparaîtra car toutes les écoles seront remplacées par cette école et collège du millénaire, ils ne se rendent pas compte qu’il y a des enfants indigènes et colons”(10). Nous pouvons constater que les divisions autour de la gestion des ressources naturelles ainsi que de la conception de l’État sont structurantes au sein de la gauche équatorienne. Ces lignes de fracture permettent notamment de comprendre la victoire du conservateur Guillermo Lasso face au corréiste Andrés Arauz à l’occasion de l’élection présidentielle qui s’est tenue le 11 avril 2021. En effet, un certain nombre de représentants indigènes ont refusé de se positionner en faveur de Andrés Arauz en raison de leur hostilité affichée à l’égard des corréistes, à qui ils reprochent de défendre un modèle économique portant atteinte à l’environnement ainsi qu’à leur identité. Cependant, il serait malgré tout inexact de considérer qu’il existe un mouvement indigène unifié qui serait inconciliable avec la gauche attachée au concept d’État-nation. En effet, à l’occasion du premier tour de ce scrutin, un certain nombre de communautés indigènes telles que les Shuars ont préféré soutenir Andrés Arauz plutôt que Yaku Pérez, candidat du parti indigène Pachakutik, soutenu par la CONAIE, en affirmant qu’ils accordent la priorité à la lutte contre les politiques économiques d’orientation néolibérale. D’autre part, malgré les importantes lignes de fracture entre les corréistes et la CONAIE, Jaime Vargas, dirigeant de cette organisation, a choisi d’appuyer officiellement Andrés Arauz face à Guillermo Lasso à l’occasion du second tour de ce scrutin. Aussi, une recomposition de la gauche équatorienne sur la base d’un rapprochement entre les tenants des conceptions de la Révolution Citoyenne et une partie des communautés indigènes autour de la construction d’un projet post-néolibéral commun n’est pas à exclure. Références (1)MORIN Edgar, « Préface », juillet 2013 in CORREA Rafael, De la République bananière à la Non République, Les Editions Utopia, novembre 2013, traduction française de l’ouvrage original : CORREA Rafael, Ecuador : de Banana Republic a la No Republica, Debate, décembre 2009 (2)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008. (3)Asamblea Nacional, Ley Reformatoria a la Ley de Hidrocarburos y a la Ley Orgánica de Régimen Tributario Interno, Registro Oficial n°244, 27 de Julio del 2010 (4)LLANES Henry, Estado y Política Petrolera en el Ecuador, Quito, Ecuador, 2004. (5)CORREA Rafael, « Interview », New Left Review, 77 (5), 2012 : p89-107. (6)LE QUANG Matthieu et VERCOUTERE Tamia, Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Quito, IAEN, 2013. (7)BOS Vincent, VELUT Sébastien, « Introduction », L’extraction minière entre greffe et rejet, Cahiers des Amériques latines, Editions de l’IHEAL, n°82/2016. (8)FRIEDMAN Milton, Price Theory : A Provisional Text, Chicago, Aldine, 1966. (9)LACLAU Ernesto, La raison populiste, FCE, Buenos Aires, 2005. (10)MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador. www.amazoniaporlavida.org ; Consulté le 05/05/2021.

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Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

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Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?

Par Brayen Sooranna Considéré par certains comme émanant d’une logique coloniale de la part de l’Etat pour ‘assassiner les populations antillaises » et par d’autres comme une « accident de parcours » ce scandale écologique et sanitaire n’aura fini de défrayer la chronique. Pour son deuxième numéro, le Temps des Ruptures a souhaité traiter ce sujet – qui symbolise la nécessité pour l’humanité de repenser la manière dont elle perçoit la nature afin de mettre en lumière les causes, les implications, les conséquences et les moyens pour réparer ce mal qui a été fait aux Antilles.
LTR : Qu’est-ce que la pollution à la chlordécone aux Antilles ?
La pollution des Antilles par l’utilisation du chlordécone est un exemple, aujourd’hui classique, de la manière dont les excès du productivisme et du libéralisme détruisent la nature et détériorent les conditions de vie humaines. L’histoire commence il y a plus de soixante ans. Après la Deuxième Guerre Mondiale, les Etats fonctionnent dans une logique de reconstruction et de relance économique avec ce que cela comprend en termes d’avancées scientifiques notamment sur les méthodes et les leviers de production. C’est dans ce contexte qu’est inventé : le chlordécone. Découvert dans les années 50, il est connu dans le milieu agricole comme un pesticide qui permet d’augmenter les rendements. Ses résultats sont démontrés et sa production devient exponentielle notamment aux Etats-Unis. Cependant, dix ans après son lancement, des premiers travaux prouvent qu’il est hautement toxique pour l’homme et pour la faune. Les mises en garde n’empêcheront pas Jacques Chirac – alors ministre de l’Agriculture et de l’Aménagement rural – de délivrer une Autorisation de Mise sur le Marché provisoire sous le label Képone. Paradoxalement, le chlordécone fait déjà l’objet d’interdictions aux Etats-Unis au même moment. Ainsi, un gouverneur ira jusqu’à fermer l’accès d’une rivière au public car polluée, au-delà des doses acceptables, par le pesticide. A la même époque, en France et pendant plus de 20 ans, le chlordécone est largement utilisé aux Antilles. Comme certains pays d’Afrique, où il existe une culture intensive de la banane, l’objectif est d’arrêter le développement d’un parasite, le charançon du bananier, et d’accroitre les rendements des producteurs locaux. La question de son interdiction ne se pose à aucun moment car les quelques travaux de recherche qui existent sur le sujet démontrent que le chlordécone ne se développent qu’au niveau des racines et non au niveau des fruits suspendus. Ouf ! il n’y a donc aucun risque pour les populations qui consomment activement de la banane venant des Antilles. Circulez, il n’y a rien à voir. Quant aux agriculteurs des territoires concernés, ils ne s’en plaignent pas. Du moins pour le moment. Au fur à mesure des épandages, la Martinique et la Guadeloupe se retrouvent avec plus 300 tonnes de chlordécone pulvérisés sur plus de 20 ans, jus- qu’en 1993 où son usage sera interdit. Bilan, on estime aujourd’hui que 16% des sols, des rivières, des nappes phréatiques, du littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans selon les rapports les plus optimistes. Le plus inquiétant est qu’il s’agit là de chiffres officiels et que des recherches approfondies pourraient apporter des informations plus alarmantes. Les études menées prouvent que la catastrophe touche non seulement la nature et la biodiversité mais aussi l’être humain. Ces faits sont rapportés dans les mises en garde de l’Institut National de la Recherche Agronomique ou encore des enquêtes comme « Kannari », de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, qui indique que 92% des personnes testées en Martinique ont du chlordécone dans le corps et que 19% des enfants testés dépassent la dose toxique.
LTR : Quelles sont les implications de la pollution à la chlordécone aux Antilles ?
Les effets pour l’homme sont de plusieurs natures : sanitaires, environnementaux, économiques, démographiques et sociaux. Aujourd’hui considéré comme un perturbateur endocrinien, l’utilisation du chlordécone est à l’origine de nombreux cancers de la prostate. Sur l’ensemble des personnes interrogées, on constate qu’elles ont eu à manipuler ce produit depuis leur plus jeune âge, et ensuite sur plusieurs années, sans protection dans les bananerais des Antilles. Cela représente en moyenne 600 nouveaux cas chaque année faisant de la Martinique et la Guadeloupe des territoires détenteurs d’un triste record : celui des plus forts taux de cancers par habitants au monde. Les naissances prématurées (accouchements à 37 semaines de grossesse), les handicaps lourds, les malformations et les effets sur le cerveau chez les enfants, nés de parents détenant un taux de chlordécone supérieur à la moyenne non létale, sont les autres séquelles de cette pollution. Pour reprendre les mots de Josette Manin, Députée de la Martinique, « les agriculteurs qui ont manipulé ce poison pendant ces longues années de tolérance agonisent lentement ». Les impacts économiques, en dehors de l’accroissement du niveau de rendement de la banane sur quelques années, sont aujourd’hui très importants. La filière de la banane est touchée de plein fouet soit par la mauvaise publicité dont souffre aujourd’hui la banane antillaise soit par la concurrence directe qui est imposée par les producteurs de pays du bassin caribéen. Par ailleurs, les produits de la mer et les filières viandes sont concernées du fait de la pollution directe des cours d’eaux, des nappes phréatiques, des rivières, du littoral et des sols. Les animaux sauvages, le bétail domestique ainsi que les poissons qui fraient auprès des côtes et sont consommés par les populations ne sont pas des exceptions. Pour des populations qui produisent des biens d’autoconsommation en circuits dits « informels » (jardins créoles, plantations sur des petites parcelles de terre, etc.) – afin de pallier la cherté des produits de circuits formels (supermarchés, hypermarchés, etc.) ou par pure tradition – les risques de contamination restent très forts. Les difficultés induites pour le secteur de la pêche traditionnelle sont terribles car les ressources halieutiques sont aussi affectées par la chlordécone. Cela les oblige à s’éloigner du littoral avec toutes les difficultés qui y sont liées : les équipements sont rarement adaptés pour la pêche en haute-mer. D’ailleurs, il serait intéressant de connaitre le nombre de disparitions de pécheurs traditionnels dans ces conditions. Pour couronner le tout, ils souffrent d’une forte concurrence d’armateurs mieux équipés.
16% des sols, les rivières, les nappes phréatiques, le littoral de la Martinique et de la Guadeloupe sont pollués au chlordécone pour au moins 600 ans.
La concurrence est donc plus rude entre les produits autoconsommés et les produits industriels qui bénéficient, souvent à tort, d’une image d’alimentation « zéro chlordécone ». Cela condamne une grande partie des agriculteurs et prive les populations de leurs jardins créoles sur lesquels reposent souvent une partie de l’équilibre alimentaire et économique des familles. Par ailleurs, cela accentue aussi la dépendance aux produits de consommations issues des im- portations. Il serait intéressant de se pencher sur les taux d’émissions de gaz à effets de serre du fait de l’accentuation des achats de produits importés provenant des Amériques ou d’Europe. Dommage que des amendements qui allaient dans ce sens aient été déclarés en « cavaliers législatifs » et n’ont donc pas été discutés lors des travaux sur la loi climat et résilience à l’Assemblée Nationale. Tout cela vient affecter l’économie de la santé dans les Antilles. Alors qu’existent des difficultés structurelles au niveau sanitaire (manques de budgets, de matériels et d’équipements, de personnels pour accueillir convenablement les patients, la vétusté et l’état de délabrement dont souffrent certains sites hospitaliers) l’empoisonnement au chlordécone alimente constamment les obligations de soins existants et aujourd’hui la pandémie accentue les obstacles existants. Il est difficile d’imaginer le sort des patients atteints de cancers et qui ont subis des déprogrammations dans le cadre de la lutte contre la Covid 19. Enfin au niveau social, les rebondissements en lien avec ce drame n’ont cessé depuis l’an dernier avec l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis et plus récemment la prescription dans l’affaire chlordécone. Ainsi une forme de convergence des luttes s’est créée et à donner lieu, en partie, aux destructions de statues à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre rouvrant ainsi des douleurs centenaires. Aujourd’hui, le manque d’action de l’Etat sur ce dossier comme sur d’autres dans ces territoires vient alimenter l’idée que l’Etat français pollue et ne participe nullement au développement des Antilles par pure volonté. En effet, quand on voit les difficultés qui freinent entre autres le développement économique et social des Antilles, mais aussi des territoires comme la Guyane et Mayotte, et la lenteur systémique de l’Etat pour y apporter des réponses, l’on peut com- prendre que de telles revendications puissent voir le jour. Par ailleurs, ces difficultés amplifient les problématiques structurelles existantes aux Antilles, du fait de l’éloignement géographique avec l’Hexagone, l’insularité et du climat propre à cette partie de France alors que leur démographie est en nette chute depuis 30 ans. Les implications de la pollution au chlordécone n’arrangent rien à ce phénomène. Loin de là. Voilà, de manière non exhaustive, les fléaux qu’implique la pollution des Antilles par le chlordécone. Malheureusement, tout n’est pas encore connu à ce sujet. Un des points les plus saillants reste l’inaction de l’Etat français face à ce face à ce problème et son incapacité à écouter les plaintes remontant de nos compatriotes antillais.
LTR : Comment enfin réparer ce drame ?
Il aura fallu des cris d’alarme, des larmes, des rapports et des morts avant que l’Etat ne décide de s’impliquer, du moins politiquement, dans ce drame. N’oublions pas que la reconnaissance officielle pleine et entière de cette tragédie ne commence qu’à partir du 27 septembre 2018. Cette date est historique car c’est la première fois qu’un Président de la République parle d’aller « vers les chemins de la réparation » sur ce dossier. Cependant, depuis cette date, les avancées se sont faites à très petits pas, et ce malgré la littérature, les mises en garde et les travaux par- lementaires sur le sujet. Du côté de ces derniers on dénombre : 1 – Une proposition de loi visant la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique, complètement vidée de sa substance par la majorité en place à l’Assemblée Nationale ; 2 – Une commission d’enquête parlementaire qui a permis de com- prendre et de découvrir les raisons et les responsabilités liées à l’utilisation de ce poison et qui a proposé 42 propositions pour enfin réparer les préjudices causés. Or, malgré les annonces présidentielles, la République En Marche refuse de mettre en place des leviers financiers et matériels importants pour dépolluer les Antilles. Certes, l’excuse reste la mise en place d’un Plan Chlordécone, le quatrième depuis 10 ans, pour apporter des réponses et apaiser les populations. Mais les moyens alloués à la réussite de ce plan sont bien en deçà des attentes des populations au niveau sanitaire, économique et social. La réalité est que, par-dessus tout, l’affaire chlordécone pose la question de la place des Outre-mer au sein de la République. Elle démontre comment des citoyens de la République sont discriminés du fait de décisions prises à plus de 8000 kilomètres des Antilles. La pollution à la chlordécone et ses suites politiques et judiciaires font étrangement penser aux essais nucléaires sur l’atoll de Mururoa. A l’inverse, les réseaux sociaux ont permis de mettre ces tragédies sur le devant de la scène. Les Outre-mer font notre rayonnement dans le monde – n’oublions pas que la France est la République sur laquelle le soleil ne se couche jamais – et participe largement à faire de notre pays la puissance mondiale qu’elle est. N’oublions pas qu’ils donnent à la France plus de 90 % de sa richesse en matière de biodiversité marine, plus de 90 % de sa richesse en termes de terri- toire maritime, plus de 90 % de son rayonnement à l’international hors de l’Union Européenne en étant tournées vers l’Afrique, le Pacifique et les Amériques. Notre République étant une et indivisible tout en reconnaissant les populations d’Outre-mer au sein du peuple français. Cependant dans les faits, ces territoires sont trop souvent considérés comme une ligne budgétaire qu’il s’agirait d’alléger. Par ailleurs, la création du crime d’écocide aurait permis d’apporter de la justice sociale dans cette affaire, qui est aujourd’hui sous le coup d’une prescription – de quoi alimenter l’imaginaire sur le dossier et les rétropédalages du gouvernement, au profit des lobbies. Aimé Césaire, poète et parlementaire antillais, bien connu en France disait : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ». Dans cette affaire, l’Etat français a rusé avec les principes de notre République à de multiples reprises. In fine, le dossier chlordécone est l’histoire du traitement de l’Homme par l’Homme et de la nature par l’Homme. N’oublions pas que c’est au nom de la recherche d’une production et d’une profitabilité maximale que les plantations de bananes ont été aspergées de chlordécone et sans prise en compte des effets secondaires. Plus que jamais, cette catastrophe doit nous faire réfléchir sur nos modes de production et de consommation plutôt que de continuer à adhérer au libéralisme économique mortifère et brutal qui est la cause première de nos maux. Nous devons rétablir le lien entre la nature et l’homme tout en acceptant qu’il y ait un tribut à payer à la nature. Ce que le simple critère de rentabilité ne permet pas de concevoir aussi bien au niveau de l’écologie, de la solidarité et de la fraternité. Penser le « monde de demain » avec les anciens systèmes et les anciennes méthodes, nous condamne certainement à vivre de nouvelles « affaires chlordécone » dans l’avenir.
Il aura fallu des cris d’alarme, des larmes, des rapports et des morts avant que l’Etat ne décide de s’impliquer, du moins politiquement dans ce drame.

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Fin de l’histoire pour le souverainisme québécois ?

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Fin de l’histoire pour le souverainisme québécois ?

Le 24 juillet 1967 à Montréal. En déplacement au Canada, Charles de Gaulle se présente au balcon de l’hôtel de ville. En conclusion d’un discours sur l’amitié entre la France et le Canada français, il se fend d’une phrase qui fait désormais partie de l’histoire : « Vive le Québec libre! ». Cette saillie intervient à un moment charnière de l’histoire des francophones d’Amérique du Nord : le basculement vers le souverainisme.

Dans les années 1960, le souhait d’émancipation politique de la génération du baby-boom provoque une période d’ébullition politique mondiale : le Printemps de Prague, l’accélération de la décolonisation, les révoltes estudiantines, la diffusion du pacifisme, du féminisme et de l’antiracisme en sont les principales manifestations … La lutte des classes, en Europe, n’apparaît plus comme l’unique moteur de l’histoire, l’autorité de l’Église catholique vacille, et les peuples du tiers monde infligent à l’impérialisme américain sa première défaite.

Dans ce contexte politique de rupture, un peuple, celui des Canadiens français, entre en pleine métamorphose. Depuis leur abandon par la France au XVIIIème siècle, ils vivent comme une société distincte et minoritaire. Leur histoire mouvementée commence par la déportation du peuple Acadien. Après la victoire britannique lors de la Guerre de Sept Ans et la cession des colonies françaises d’Amérique du Nord, les francophones d’Acadie ont été déportés en France ou en Louisiane par les Britanniques. Au XIXème siècle, une révolte française menée par le mouvement des patriotes s’est achevée par leur pendaison. Coupée de ses liens avec la métropole, la société canadienne-française s’était repliée sur elle-même, autour d’une Eglise catholique rendue toute puissante. Cependant, l’emprise politique et culturelle du cléricalisme décline à partir des années 1960, avant de disparaitre. La période de « grande noirceur », caractérisée par la domination politique du premier ministre québécois conservateur et clérical Maurice Duplessis, laisse place à partir de 1960, date de la victoire du libéral Jean Lesage, à la révolution tranquille, une période de rupture où la société québécoise se modernise à grande vitesse, avec l’édification de son Etat-Providence.

La naissance d’une conscience nationale

La société évolue, sans pour autant que la domination des Canadiens britannique ne disparaisse. Si le clivage entre anglophones protestants et francophones catholiques s’évanouit avec la sécularisation de la société, la bourgeoisie reste anglophone et le prolétariat francophone. Dans ce terreau fertile, le marxisme-léninisme, farouchement combattu par l’Église, parvient à déployer ses thèses, notamment avec l’arrivée de la littérature anticolonialiste au Québec. Les Canadiens français prennent conscience de leur statut de peuple inféodé. Le nationalisme, la fierté d’être une Nation culturellement distincte, ne peut plus suffire, au moment où le peuple québécois exige la reprise en main de son destin.

Par l’émancipation, le peuple québécois entend non seulement sortir de la tutelle cléricale et se libérer du risque social, mais aussi devenir souverain, être maître d’un « chez lui » qui reste à définir…La société canadienne française ne se construit pas territorialement, mais linguistiquement et culturellement : alors que les francophones sont présents partout au Canada, le mouvement souverainiste cherche à définir un « chez nous », qui sera le Québec, province majoritairement francophone, dotée d’un gouvernement, d’une administration, d’un éventail large de compétences pour se diriger vers la souveraineté. Désormais, le terme de « Québécois » remplace celui de « Canadien français » : les francophones, minoritaires au Canada, deviennent majoritaires dans la province québécoise.

Au moment où Charles de Gaulle prononce son fameux discours, cette réflexion reste confinée aux cercles souverainistes encore minoritaires. Paradoxalement, les protestations du gouver- nement canadien et le scandale diplomatique qui s’en suit donne une existence mondiale au nom de « Québec ». Jusqu’en Chine, des idéogrammes sont associés pour écrire ce mot nouveau.

Dans la foulée de ce choc politique, le mouvement souverainiste s’agrandit, l’idée d’une nation québécoise progresse. Un an après, en 1968, les souverainistes de différentes obédiences, nationalistes ou anciennement libérales, s’unissent dans le Parti Québécois (PQ). La même année, un essai paraît, Nègres blancs d’Amérique, dans lequel Pierre Vallières, journaliste et écrivain souverainiste, dénonce la domination économique des conglomérats anglo-saxons sur les francophones, auxquels a été interdit l’accès aux postes de direction. Aux élections québécoises de 1970, le Parti Québécois arrive deuxième en nombre de votes. Les plus radicaux, acquis aux thèses anticolonialistes, avaient fondé en 1963 le Front de Libération du Québec (FLQ). S’inspirant des mouvements anticolonialistes d’Afrique, d’Algérie en particulier, ils souhaitent qu’une insurrection populaire balaye l’administration canadienne-britannique, considérée comme colonisatrice. Combattus comme organisation terroriste par le Canada, ils passent à l’action violente en octobre 1970.

L’attaché commercial du gouvernement britannique, puis le ministre du travail du Québec sont enlevés. Le FLQ envoie un manifeste à tous les médias, et réclame qu’il soit diffusé à la radio et dans la presse, ainsi que la levée d’un impôt révolutionnaire volontaire et l’autorisation de quitter le Canada pour Cuba. Les médias obtempèrent, et le manifeste est diffusé. Le gouvernement du Canada, mené par Pierre-Eliott Trudeau profite de cet évènement pour s’attaquer non pas seulement aux éléments radicaux du FLQ mais à tout le mouvement souverainiste y compris l’immense majorité pacifiste.

En 1968, les souverainistes de différentes obédiences, nationalistes ou anciennement libérales, s’unissent dans le Parti Québécois (PQ).

Une loi de guerre est votée, qui permet à l’armée canadienne de se déployer dans tout le Québec, deux ans après que le gouvernement canadien avait déclaré que le Québec n’était pas sous occupation.

Les locaux du Parti Québécois sont perquisitionnés, ses militants fichés, certains sont même arrêtés malgré leur absence de lien avec le FLQ. Se sentant considérée comme un ennemi de l’intérieur, une partie du peuple québécois se soulève, faisant éclater des émeutes. L’affaire tourne au drame quand le ministre du travail est retrouvé mort, dans le coffre d’une voiture, entrainant l’arrestation rapide des « felquistes » (membres du FLQ). Si les actions du FLQ sont unanimement condamnées, la mémoire retient surtout la surréaction canadienne, l’occupation militaire et le fichage d’opposants politiques pacifiques. Encore aujourd’hui, les souverainistes québécois déplorent que le gouvernement canadien ne se soit jamais repenti, bien que l’excuse mémorielle soit une activité récurrente du Canada dirigé par Justin Trudeau, le fils de Pierre-Eliott Trudeau.

Loin d’affaiblir le mouvement souverainiste, les événements d’octobre confirment ce qu’il professe depuis une dizaine d’années : le gouvernement du Canada méprise le Québec. Les élections québécoises de 1976 donnent la vic- toire au Parti Québécois de René Lévesque, notamment grâce à l’adhésion de la classe ouvrière au souverainisme : les syndicats soutiennent largement le Parti Québécois, dont la puissante Fédération des Travailleurs du Québec, qui avait été victime du fichage politique consécutif à octobre 70. Le Mouvement social et le mouvement souverainiste se confondent dans leur lutte contre la domination du capitalisme anglo-saxon. Cette première mandature souverainiste est l’occasion de lois emblématiques, comme la loi 101, qui fait du français la seule langue officielle du Québec. Les administrations et entreprises du Québec sont désormais obligées de communiquer exclusivement en français, d’adopter un nom français, et d’adopter des campagnes publicitaires en français. La reconquête de l’espace public par le peuple québecois, à travers la langue de Molière, est à l’œuvre, après une période de recul du français, isolé, comme assiégé par tout un continent anglophone. Mais ce projet de souveraineté butte, en 1980, sur l’échec d’un premier référendum d’indépendance. Le gouvernement de René Lévesque avait proposé que le Québec adopte le principe de souveraineté-association, où le pouvoir politique serait rapatrié d’Ottawa, tout en conservant un régime d’association économique et de monnaie unique. La campagne du PQ ne parviendra pas à convaincre les Québécois, qui re- jettent par 60% des voix le projet de Lévesque.

Déclin du souverainisme, retour du nationalisme de droite

Ainsi, le mouvement souverainiste, foncièrement social-démocrate, est pris dans les mêmes impasses que la social-démocratie européenne. Arrivé au pouvoir, il participe à la progression néolibérale des années 1980-1990, du fait de la domination du PQ par son aile droite, attachée à l’indépendance mais économiquement libérale.

La question économique est évacuée, la question linguistique et identitaire prend définitivement le pas sur la question sociale, et les débats se cristallisent autour de la constitution canadienne. En 1981, le gouvernement canadien souhaite donner au Canada une constitution écrite par les Canadiens, celle en vigueur ayant été écrite par les Britanniques. Les désaccords persistants entre les provinces, qui veulent un pouvoir fédéral décentralisé, et le gouvernement du Canada, plus centralisateur, sont réglés dans la nuit du 4 novembre 1981 par les neuf premiers ministres provinciaux anglophones et le premier ministre du Canada, Pierre-Eliott Trudeau. René Lévesque, exclu des négociations, refuse de signer l’accord, indique le rejet du Québec, entériné malgré le refus de la signature du Québec.

Deux projets de réforme de la constitution pour inclure le Québec échouent. Le premier échoue en 1987, les premiers ministres provinciaux n’arrivant pas à s’entendre. Pour essayer de dépasser les désaccords entre premiers ministres, le gouvernement du Canada passe directement au référendum en 1992. Celui-ci propose de reconnaître le Québec comme une société distincte, sans étendre les pouvoirs des provinces. Il est rejeté au Québec mais aussi dans l’Ouest du Canada, traduisant l’impossibilité du Canada de reconnaître la spécificité de la société québécoise : les Québécois trouvaient que cet accord ne leur confiait pas suffisamment de latitude sur leur orientation politique, l’Ouest du Canada refusait quant à lui le concept de société distincte. La société francophone du Québec bascule durablement dans le souverainisme. Les indépendantistes remportent les élections 1994, et provoquent immédiatement un référendum.

Le second référendum de 1995 se joue à un cheveu, avec une victoire du non à l’indépen- dance de seulement 1% d’avance sur le oui. Les manœuvres politiques du Canada destinée à renverser le référendum en faveur de l’union, en utilisant des moyens contestés et contestables, sont fructueuses : la campagne pour le non, surfinancée, organise d’immenses rassemblements aux frais du contribuable. Si 60% des francophones votent en faveur de la souveraineté, la totalité des anglophones et 80% des allophones (ceux dont la langue maternelle n’est ni l’anglais, ni le français) s’y opposent, entraînant son échec. La division du camp fédéraliste (opposé à la souveraineté), et l’union du camp souverainiste garantissent tout de même une majorité solide pour gouverner le Québec. Mais incapable d’incarner une alternative au néolibéralisme, les parties souverainistes échouent définitivement à fédérer le peuple québécois autour d’un nouveau projet politique et social. Cette défaite, puis l’incapacité à s’en relever affaiblissent durablement le mouvement souverainiste.

Ainsi, les années 2000 sont celles de la division du camp souverainiste. Reprochant au Parti Québécois son tournant néolibéral, et acquis au multiculturalisme, le parti de gauche radicale Québec Solidaire (QS) progresse. Ce parti, qui professe officiellement le souverainisme, attire en réalité des votes d’une population métropolitaine et multiculturelle nettement moins sensible à cette question.

De leur coté, les plus radicaux, en faveur de l’indépendance quittent le Parti Québécois à la fin de la décennie 2000 pour fonder un parti résolument indépendantiste, Option Nationale. Celui-ci a fusionné avec Québec Solidaire, mais son chef historique, Jean-Martin Aussant, est rapidement revenu au Parti Québécois… En ce qui concerne les élections fédérales cana- diennes, le Bloc Québécois, qui avait dominé la vie politique fédérale au Québec depuis 1994, s’effondre en 2011 lorsque les éléments plus à gauche du mouvement souverainiste, lassés par le centrisme économique du parti, votent massivement pour le parti multiculturel social-démocrate canadien, le Nouveau Parti Démocrate. Si au niveau provincial, le Parti Québécois retrouve le pouvoir en 2012, il le perd deux ans plus tard, en raison de son incapacité à faire adopter une loi sur la laïcité.

Cinquante ans après la fondation du Parti Québécois, le projet souverainiste a fait son temps et se retrouve enterré par un nationalisme ayant fait allégeance au libéralisme économique, avec l’arrivée au pouvoir de François Legault.

Avec une base électorale vieillissante, incapable de porter durablement un projet souverainiste, déserté par les jeunes, le Parti Québécois connait une déroute électorale en 2018. Ne conservant que ses bastions de l’est du Québec, il est désormais relégué à la quatrième place en nombre de sièges, derrière Québec Solidaire. La lassitude à l’égard du Parti Libéral profite à la formation nationaliste et droitière « Coalition Avenir Québec » (CAQ), dirigée par François Légault, homme d’affaires et ancien membre du Parti Québécois, élu lors des élections de 2018.

M. Legault a fait adopter une loi sur la laïcité, interdisant notamment le port de signes religieux par les fonctionnaires du gouvernement du Québec, dénoncée dans le reste du Canada, où domine une conception multiculturelle hostile à tout discours considérant la religion avec circonspection. Champion d’une société québécoise sécularisée, acquise au capitalisme mais globalement hostile à l’immigration, M. Legault réussit à capter toute la dimension identitaire du souverainisme.

Dès lors, l’avenir du mouvement souverainiste québécois, concurrencé à la fois par un nationalisme identitaire et par une gauche radicale multiculturelle semble peu prometteur.

Comment retrouver l’équilibre fondateur du Parti Québécois, être en accord avec les aspirations du peuple, qu’elles soient économiques, culturelles ou politiques ? Le mouvement souverainiste québécois semble intensément divisé : si certains soulignent la nécessité de renouer avec les travailleurs, les syndicats et les classes populaires, d’autres franges, au contraire, voient dans le souverainisme un moyen de construire un Québec plus compétitif et libéral. En outre, se pose la question de l’identité québécoise dans un monde globalisé et multiculturel, certains soulignant la nécessité de rompre avec la dimension ethnique du souverainisme québécois afin d’embrasser un projet plus inclusif.

Vers un nouveau souffle pour le souverainisme ?

Existe-t-il à nouveau, aujourd’hui, un contexte qui serait propice au déclenchement du processus souverainiste ? Le multiculturalisme anglo-saxon, de plus en plus opposé à l’universalisme francophone, semble être un terrain favorable. Tout comme la presse américaine s’oppose avec sentimentalisme et cris d’orfraie à la laïcité française, la presse canadienne n’hésite pas à qualifier les Québécois de racistes dès lors qu’ils votent une loi interdisant le port de signes religieux pour les fonctionnaires du gouvernement du Québec. Il est tout à fait possible qu’un désaccord éclate entre le gouvernement canadien et le Québec sur un sujet aussi central que la laïcité : Justin Trudeau pourrait parfaitement contester la loi québécoise devant les tribunaux. Dans cette situation, quelle serait la réaction de la société québécoise ? Il est possible qu’un affrontement entre les conceptions multiculturelle anglo- saxonne et universaliste franco québécoise fasse refleurir l’élan du souverainisme sur les rives du Saint-Laurent.

Pour autant, une telle stratégie ne saurait suffire, la droite nationaliste québécoise ayant d’ores et déjà démontré son habileté à instrumentaliser la défense de la culture québécoise. Plus que jamais, le lien avec la question sociale fait défaut au mouvement souverainiste, particulièrement dans sa pratique du pouvoir. La République laïque et sociale, résistant au capitalisme de marché en pratiquant la cogestion et l’Etat-providence, à l’emprise des clergés, est le projet politique abouti du souverainisme. En garantissant à tous de quoi vivre, elle permettrait l’émancipation collective par l’autonomisation du peuple des tutelles économiques et cléricales. Néanmoins, ce projet est en porte-à- faux avec le mantra classique des souverainistes, « la souveraineté ne se fait pas à gauche ni à droite, elle se fait devant », et des multi- culturalistes, qui voient dans la laïcité un facteur d’oppression contre les minorités. En fin de compte, le multiculturalisme et le souverainisme dominant semblent être empêtrés dans le consensus libéral mou. A l’inverse, une nouvelle étape du souverainisme consisterait, face à l’unanimisme ambiant, à incarner un bloc politique et social facilement identifiable autour d’un projet politique d’opposition au néolibéralisme. Face aux partisans de la fin de l’Histoire, il lui reste maintenant à réassumer un rapport de force politique et social.

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