Au Venezuela, Maduro contre le chavisme

Au Venezuela, Maduro contre le chavisme

Alors que le Venezuela est entré dans une nouvelle crise électorale et politique qui effraie l’Amérique du Sud, Vincent Arpoulet, spécialiste de l’Amérique latine, décrypte la situation politique et présente les enjeux et les intérêts qui s’affrontent.

Le Parti populaire européen a décidé de construire un accord sur le Venezuela avec Orban, Meloni et Le Pen ». C’est en ces termes que le groupe social-démocrate (S&D) du Parlement européen dénonce l’adoption, le 19 septembre dernier, d’un texte visant à reconnaître Edmundo Gonzalez – principal opposant au président vénézuélien sortant Nicolas Maduro à l’occasion du dernier scrutin controversé -, comme dirigeant légitime du pays latino-américain. 

Un vote inédit car, si cette résolution a été conjointement présentée par les groupes des Conservateurs et réformistes européens (CRE), ainsi que des Patriotes pour l’Europe – au sein desquels siègent respectivement Mario Maréchal Le Pen et Jordan Bardella -, la droite européenne traditionnelle l’a sans réserve soutenu dans l’hémicycle, assumant par là-même ouvertement de briser tout cordon sanitaire la séparant de l’extrême droite. 

Si le groupe S&D tient ainsi à marquer ses distances vis-à-vis d’une telle entreprise de normalisation de partis nationalistes, cela ne l’empêche pas par ailleurs de qualifier l’actuel gouvernement vénézuélien d’autoritaire, une position confirmée par l’octroi, par les autorités espagnoles, de l’asile politique à l’opposant en exil. Une décision ayant suscité le renvoi de l’Ambassadeur d’Espagne à Caracas, le gouvernement maduriste arguant à son tour du caractère profondément putschiste de l’opposition dominante. 

Face à cette crise politique exacerbée, face à cet empressement des puissances internationales à reconnaître la légitimité de l’un ou l’autre, comment tirer le vrai du faux entre deux représentants autoproclamés de la souveraineté du peuple vénézuélien ?

« Le principe fondamental de la souveraineté populaire doit être respecté par le biais de la vérification impartiale des résultats ». Voilà l’objectif prioritaire établi au sein du communiqué publié par les diplomaties brésilienne, colombienne et mexicaine en vue de trouver une issue pacifique à la crise politique qui fracture actuellement le Venezuela.

Si celle-ci ne cesse de s’aggraver depuis que Nicolas Maduro a succédé, en 2013, à Hugo Chavez à la tête de l’État vénézuélien, elle a récemment été exacerbée par les auto-proclamations successives, au soir du dernier scrutin présidentiel qui s’est tenu le 28 juillet, de Maduro ainsi que de son principal opposant de droite Edmundo Gonzalez, avant même la publication des procès-verbaux de l’intégralité des bureaux de vote par le Conseil National Électoral (CNE). Ce dernier prétend avoir été victime d’un piratage informatique l’empêchant, jusqu’à ce jour, de rendre publics l’ensemble des votes qui sont, au Venezuela, réalisés par voie électronique. 

Or, cette publication est particulièrement attendue en raison du fossé béant qui sépare les résultats nationaux proclamés par le CNE (selon lesquels le président sortant aurait été réélu dès le premier tour avec 52% des voix) et les premiers sondages de sortie des urnes qui plaçaient l’opposition largement en tête. 

C’est pourquoi, face à la difficulté de tirer le vrai du faux dans un tel contexte, les différents gouvernements de gauche latino-américains mettent l’accent sur la nécessité d’assurer une médiation entre les différentes forces en présence en vue d’aboutir à un audit public des votes, seule manière à leurs yeux de garantir la souveraineté du peuple vénézuélien. Et au vu de l’empressement d’un certain nombre de grandes puissances à reconnaître la victoire du camp le plus susceptible de sécuriser leurs intérêts stratégiques au sein de cet État pétrolier (à l’image de la Chine et de la Russie favorables à Maduro, mais également des États-Unis partisans de Gonzalez), difficile de leur donner tort.

Ces gouvernements prennent ainsi ouvertement leurs distances vis-à-vis d’un certain nombre de dirigeants conservateurs de la région qui, alignés diplomatiquement sur Washington, ont rapidement apporté leur soutien à Edmundo Gonzalez. C’est notamment le cas du président équatorien Daniel Noboa ou de son homologue argentin Javier Milei, qui ne sont par ailleurs pas particulièrement réputés pour leurs préoccupations démocratiques. Cependant, le Brésil, la Colombie et le Mexique s’éloignent tout autant du président vénézuélien sortant – fait particulièrement notable au vu de la proximité entre les rhétoriques anti-impérialistes de figures telles que le président brésilien Lula et celle du gouvernement maduriste.

Cette prise de position peut notamment s’expliquer par le fait qu’au-delà des suspicions de fraude lors du dépouillement, ce scrutin a été biaisé dès le départ par l’invalidation, sur la base de motifs plus ou moins fondés, de plusieurs candidatures d’opposition. Le cas le plus médiatisé est celui de Maria Corina Machado, figure conservatrice ayant largement remporté les primaires organisées au mois d’octobre 2023 par la Table de l’unité démocratique, principale coalition d’opposition au madurisme. 

Or, celle-ci est déclarée inéligible par la justice vénézuélienne pour avoir appuyé et tiré profit du gel d’un certain nombre d’actifs nationaux placés dans les institutions bancaires de plusieurs États reconnaissant la légitimité de Juan Guaido, l’un des fers de lance de l’opposition qui s’est autoproclamé président du pays entre 2019 et 2023. Si l’utilisation de ces actifs par un dirigeant dont la légitimité démocratique est plus que contestable s’inscrit effectivement dans une forme d’ingérence n’ayant fait qu’aggraver le délitement de l’économie, ainsi que de la société vénézuélienne, il ne s’agit que d’un argument parmi d’autres utilisés pour marginaliser du scrutin un certain nombre d’autres partis d’opposition bien moins suspects d’être à la botte de velléités impérialistes. 

C’est le cas des oppositions de gauche au madurisme, comme le démontre notamment le reportage réalisé par la politiste Yoletty Bracho pour la revue de critique communiste Contretemps1. L’un des représentants de la gauche vénézuélienne lui confie notamment : « Il est impressionnant de voir que la droite a pu avoir son candidat, mais que c’est nous à gauche qui n’avons pas le droit d’avoir de candidat. Nous n’avons pas de représentation lors de ces élections »2. Sous-entendu, le madurisme s’est détourné de la gauche du paysage politique. Un virage à droite confirmé par le fait que le Parti Communiste Vénézuélien (PCV) est récemment entré dans l’opposition, dénonçant la crise d’un « modèle de capitalisme dépendant (…) en contradiction avec les intérêts des travailleurs »3.

Alors qu’on présente une confrontation entre Madurisme et extrême droite, c’est la gauche vénézuélienne qui est en réalité écartée du débat politique et des solutions

Ce modèle de capitalisme dépendant repose quasi exclusivement, depuis le début du XXe siècle, sur les revenus générés par les abondantes réserves pétrolières dont dispose le pays. Les données publiées par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) mettent en lumière le quasi-monopole occupé par les ressources pétrolières dans les exportations vénézuéliennes dans la mesure où elles représentent environ 85% des produits vendus par le pays sur la scène internationale4. Si cette structure économique n’est pas fondamentalement remise en cause par l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez en 1999, celui-ci modifie en revanche radicalement les modalités d’allocation de ces ressources. 

En réaffirmant la prédominance de la puissance publique dans la gestion de l’intégralité du processus d’exploitation et de commercialisation des ressources pétrolières, il redirige une majorité des revenus issus de ces activités vers l’État qui est alors en mesure de développer un certain nombre de programmes de redistribution sociale. Cela conduit notamment à une diminution significative de l’extrême-pauvreté qui passe de 22,6% à 8,2% de la population entre 2002 et 2012. 

Cependant, le fait que ce modèle social repose quasi exclusivement sur les revenus générés par les exportations pétrolières le rend particulièrement dépendant aux variations du prix du baril à l’échelle internationale. Et s’il augmente globalement de manière continue au cours des années 2010, il chute subitement de 100 à 80€ entre 2013 et 2014, ce qui expose l’économie vénézuélienne à une dégradation des termes de l’échange. En effet, si la hausse considérable des exportations de ressources pétrolières provoque un afflux massif de devises en dollars, celles-ci doivent être converties en bolivar, la monnaie nationale vénézuélienne. 

Or, la contrepartie de la spécialisation dans la production pétrolière est que le Venezuela doit importer de nombreux biens manufacturés nécessaires à la satisfaction de la demande interne, de même que l’ensemble des équipements nécessaires à son industrialisation qui ne sont pas produits sur place. 

Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. Lorsque les importations deviennent plus importantes que les exportations, la demande de dollars sur le marché des changes devient plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. 

C’est pour faire face à cette hémorragie de devises que, tout en conservant officiellement une rhétorique radicalement anti-impérialiste, le gouvernement vénézuélien laisse libre cours à la dollarisation officieuse de son économie. Or, la manière dont s’opère cette dollarisation ne fait qu’accroître la précarisation d’une part significative de la population. 

En effet, si la plupart des emplois restent rémunérés en bolivar – c’est notamment le cas de l’intégralité des travailleurs de la fonction publique –, la majorité des prix se calent désormais sur le cours du dollar. C’est ainsi que le prix moyen d’un déjeuner classique oscille autour de 10 dollars dans un pays dans lequel le salaire minimum équivaut à peine à 50 dollars par mois à l’heure actuelle.

Mettre l’accent sur la part de responsabilité du gouvernement dans cette crise économique ne doit pas pour autant conduire à occulter le poids tout aussi important des différentes sanctions internationales imposées depuis 2013, en particulier par les États-Unis. 

A titre d’exemple, le gel du paiement des ressources exportées aux États-Unis par l’entreprise pétrolière publique PDVSA en 2019 la prive de 7 milliards de dollars, ce qui ne fait qu’aggraver l’hémorragie de devises qui frappe le pays sud-américain. 

Ces sanctions ont récemment été allégées à la faveur du conflit russo-ukrainien – un certain nombre de pays étant désireux de diversifier leurs sources d’approvisionnement en ressources pétrolières en vue de faire face à l’arrêt des importations de pétrole russe – mais comme en Iran, comme à Cuba, elles produisent toujours les mêmes effets : elles ne frappent que les populations civiles, tout en renforçant le virage autoritaire du gouvernement (justifié officiellement par la nécessité de lutter contre un impérialisme étasunien dont on peut, tout en condamnant les dérives du madurisme, difficilement nier l’existence).

La mise en scène d’une confrontation entre des protagonistes incompétents qui se détournent des intérêts populaires, à leur profit et celui des États-Unis d’Amérique,
de la Chine et de la Russie

Un impérialisme étasunien par ailleurs ouvertement plébiscité par une opposition officielle qui semble tout autant incapable de répondre aux aspirations démocratiques exprimées par les mobilisations en cours. Sachant que les oppositions de gauche et/ou centristes au madurisme ont été marginalisées en amont du scrutin, le président sortant faisait en effet face à la frange la plus conservatrice lors de ce scrutin. 

Si Gonzalez semble relativement mesuré sur certains sujets tels que l’éducation publique qu’il affirme vouloir préserver, celui-ci ne cesse de s’afficher en compagnie de Maria Corina Machado qui incarne un courant politique dont l’objectif est de revenir purement et simplement au néolibéralisme radical en vigueur avant l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez. 

Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine, met notamment l’accent sur le fort dogmatisme libéral de Machado qui se traduit par sa volonté affichée, et répétée à de nombreuses reprises, de privatiser PDVSA5

Dans un pays dans lequel cette société est vue comme un joyau de l’État, une telle proposition est particulièrement iconoclaste, y compris au sein de l’opposition au madurisme. Preuve que l’opposition semble à l’heure actuelle noyautée par sa frange la plus radicale. Et ce, d’autant plus que Machado a par ailleurs ouvertement fait appel à de nombreuses reprises à une intervention armée des États-Unis en vue de renverser le chavisme.

En somme, le drame de la situation vénézuélienne, c’est que ni Maduro, ni l’opposition majoritaire ultra conservatrice ne semblent à même de préserver les premiers acquis sociaux du chavisme « première génération » – qui se distingue du madurisme en de nombreux points. 

Si Chavez inaugure en effet sa première présidence par l’adoption d’une nouvelle Constitution destinée à démocratiser la société vénézuélienne, parallèlement à la réaffirmation de la prédominance du pouvoir politique sur l’armée – le défilé militaire accompagnant traditionnellement la mise en place d’une nouvelle Assemblée constituante n’ayant exceptionnellement pas eu lieu à cette occasion -, son successeur semble à l’inverse assumer de plus en plus ouvertement ses similarités avec les militaires ayant dirigé à plusieurs reprises le pays. En témoigne l’ouverture de centres pénitentiaires de haute sécurité dans lesquels les opposants seront soumis au travail forcé « comme à l’époque »6

Vincent Arpoulet

Références

1 BRACHO Yoletty, «  « Tout le monde sait ce qu’il s’est passé. » Pour une approche de gauche des élections vénézuéliennes », Contretemps. Revue de critique communiste, 6 août 2024 ; https://www.contretemps.eu/gauche-internationaliste-elections-venezuela/

2 Ibid

3 BENOIT Cyril, « Venezuela : les communistes pour une alternative populaire à la crise », PCF, Secteur International https://www.pcf.fr/venezuela_les_communistes_pour_une_alternative_populaire_la_crise

4 https://statistics.cepal.org/portal/cepalstat/national-profile.html?theme=2&country=ven&lang=en

5 POSADO Thomas, « Venezuela : Maria Corina Machado, nouvelle figure du radicalisme de droite », France Culture, 26 octobre 2023 ; https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/venezuela-maria-corina-machado-nouvelle-figure-du-radicalisme-de-droite-7868137

6 BRACHO Yoletty, « « Tout le monde …, op. cit.

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Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Kracauer, penseur oublié de la propagande de masse

Proche de Walter Benjamin, à distance raisonnable de l’Ecole de Francfort, Siegfried Kracauer est essentiellement connu pour ses écrits sur le cinéma. Ses réflexions ne s’arrêtent pourtant pas là. Dès les années 1930-1940, l’auteur de L’Ornement de la masse offre une théorie des médias et de la propagande particulièrement subtile et moins systématique que celle de ses contemporains Adorno et Horkeimer.

Kracauer, critique du quotidien moderne

Dans un article brillant[1] sur l’œuvre de Kracauer, Thomas Schmidt-Lux et Barbara Thériault demandent au lecteur de se prêter à un exercice original : entrer dans une librairie, qu’importe que celle-ci se trouve à Montréal, Berlin ou Paris, et demander où se trouvent les ouvrages de Siegfried Kracauer. Quasi-systématiquement c’est vers les rayons de la section cinéma qu’on le dirigera. Parmi les centaines d’articles rédigés par ce philosophe juif allemand quelque peu oublié ce sont bien ses analyses de ce médium qui ont le plus retenu l’attention.

Un lecteur à la curiosité plus aiguisée, ou à l’entêtement plus caractérisé, pourra en revanche découvrir avec plaisir des ouvrages trop longtemps passés sous silence tel que Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle ou encore L’Ornement de la masse, Essai sur la modernité weimarienne.  Dans l’un et l’autre essais, quoique selon des styles et des sujets différents, Kracauer développe une critique acerbe de la modernité et de l’un de ses symboles : la grande ville industrielle.

Le feuilleton des Employés, découpé en 12 parties et d’abord publié sous forme d’articles en 1929, est l’occasion pour Kracauer de fournir une analyse du quotidien d’anonymes dans le Berlin de l’entre-deux guerres. Adepte d’une grande proximité avec les sujets de son étude, le sociologue suit les femmes et les hommes qu’il rencontre dans les bureaux d’entreprises, les grandes magasins, les halles et les accompagne jusque dans leurs échanges avec leurs supérieurs et leurs familles.

Loin de ramener ces employés à leurs catégories socio-professionnelles, ou plus prosaïquement à leurs classes, Kracauer les définit avant tout par le souci existentiel qui les anime : « un désir d’ascension sociale combiné avec la peur de sombrer dans le prolétariat qu’ils méprisent »[2]. Un souci que le sociologue conçoit comme une conséquence logique de l’appauvrissement spirituel de la vie moderne. « Dans la société moderne, les individus tentent de combler ce vide en formant des groupes dont l’unité est purement mécanique, motivée par la recherche du bien-être individuel et la consommation matérielle. »

C’est en tout cas l’un des sujets qui revient également dans le second feuilleton, celui de L’Ornement de la masse (publié tout au long des années 1920-1930). Etudiant les revues populaires des Tillers girls, Kracauer croit y déceler une analogie du monde moderne, des employés qui le peuplent et de l’anonymisation qui y règne. « Bras, cuisses et autres sections de corps » n’apparaissent que pour former une grande figure ornementale, à la manière des mains des ouvriers lors du travail à la chaîne ou, plus tard, des bras levés des soldats dans le film de propagande nazi Le triomphe de la volonté.

C’est ici que se fait la jonction avec les écrits que Kracauer consacre à la propagande publicitaire d’abord, politique ensuite. Son analyse de la communication de masse est fondamentalement reliée à ses réflexions sur la culture du divertissement.

 

Les écrits sur la propagande : la période française

Si les écrits de Siegfried Kracauer sur la propagande ont été passés sous silence c’est aussi en raison de leur manque d’accessibilité. Avant 2012, date de publication du volume 2 de ses œuvres complètes, la majeure partie de ces textes n’existait que sous forme manuscrite ou tapuscrite dans les archives de Marbach. Son traité sur la propagande nazie de 1937-1938 est d’ailleurs considéré comme perdu (dans sa version dactylographiée). Seul un manuscrit peu lisible subsiste.

Loin de marquer une rupture, les écrits sur la propagande forment un trait d’union entre les feuilletons des années 1920 et les écrits américains plus résolument tournés vers le cinéma : From Caligari to Hitler (1947), Theory of film (1960), History the last things before the last (1969). Si l’on suit les analyses d’Olivier Agard, deux moments existent néanmoins dans la réflexion de Kracauer : la période française (avant 1941) et la période américaine (après 1941).  

La période française de l’auteur de L’Ornement de la masse affiche un moindre souci du détails et du contenu de la propagande. Comme beaucoup de juifs allemands des années 1930, Kracauer dans sa condition d’exilé à Paris puis Marseille est fortement dépendant des commandes d’articles qu’on lui passe. N’ayant pas accès aux matériaux bruts de la propagande nazie, sa connaissance des différentes productions culturelles reste parcellaire. Reste que ces écrits « malgré leurs lacunes évidentes, contiennent des intuitions qui restent stimulantes »[3].

Fruit d’une rencontre entre Adorno et Kracauer en octobre 1936, La Propagande totalitaire est un ouvrage qui ne trouve pourtant pas grâce aux yeux du premier : certaines des thèses les plus structurantes de l’école de Francfort y sont, à demi-mots, remises en cause. A l’instar de la continuité évidente qui existerait entre capitalisme et fascisme, comme le pensent Horkheimer et Marcuse. L’arrivée au pouvoir d’Hitler ne relève, selon Kracauer, d’aucune fatalité mais bien d’alliances de circonstances entre la bourgeoisie allemande et le NSDAP afin de maintenir un statu quo et endiguer la menace communiste.

Délaissant, peut-être un peu trop, le contenu de l’idéologie national-socialiste (l’historien Johann Chapoutot démontrera plus tard que le nazisme est certes une esthétique mais également une éthique, et qu’à ce titre il dispose d’une idéologie qui lui est propre) Kracauer interprète le NSDAP uniquement comme une volonté de pouvoir débridée ne disposant d’aucune consistance. La force du parti, comme de l’ensemble des forces fascisantes de l’époque, tient à son talent indéniable pour produire, à travers une multitude de discours, films, rassemblements, émissions radiophoniques, une « pseudo-réalité » : celle d’une communauté du peuple (Volksgemeinschaft) dépassant les antagonismes sociaux.

Il y n’y aurait par conséquent aucune rupture nette entre la culture du divertissement propre au marketing, à la publicité et films promotionnels et la propagande nazie. L’une et l’autre tentent par tous les moyens de dissimuler les antagonismes sociaux et de combattre l’ennui, résultat du vide moderne dont nous parlions plus haut. Seul le contexte change, la grande crise économique de 1929, et l’immense paupérisation qui en découle, réduisent à néant l’effet anesthésiant de cette culture du divertissement. Laissant le champ libre à une propagande national-socialiste plus dangereuse et transformant « les nouvelles masses [celles-là même que les productions publicitaires formaient peu à peu] en masse totalitaire[4].

L’analyse faite de la « pseudo-intégration des masses artistiquement préparées par la propagande » au sein d’une communauté du peuple fictive est à cet égard particulièrement proche des écrits de Walter Benjamin sur l’esthétisation de la politique et sera par la suite confirmée par les historiens spécialistes du totalitarisme que sont Peter Reichel (La fascination du nazisme) et Didier Musiedlak (L’Espace totalitaire d’Adolf Hitler)

Pas de rupture nette donc entre la culture du divertissement qui s’épanouit sous Weimar et la culture national-socialiste mais deux différences qui restent fondamentales pour Kracauer. Certes, la première cherche elle-aussi à mettre sous le tapis les antagonismes sociaux, à créer une pseudo-réalité, mais elle n’y arrive jamais totalement. « Les démocraties de masse ont recours à la propagande mais cette propagande ne leur est pas consubstantielle : leur existence ne dépend pas de la production de cette apparence.[5] » Par ailleurs, le divertissement et les technologies modernes de l’image (photographie, cinéma…) sont fondamentalement ambivalentes et peuvent se retourner contre le bonne morale bourgeoise, devenir des instruments de la critique.

Un brin plus optimiste que Walter Benjamin, résolument plus qu’Adorno et Horkheimer, Kracauer considère que les productions culturelles qui accompagnent la modernité permettent une « expérience subjective réelle au monde ». Loin de lui l’idée de rejeter les formes modernes de la musique comme le font Adorno et Horkheimer à propos du jazz.

Son rejet des constructions théoriques fondamentalement rigides d’Adorno est explicite : « Chez toi le fascisme apparaît comme une chose achevée, qu’on peut à 100% ranger dans des catégories »[6].

C’est en revanche dans sa période américaine que ses réflexions, notamment sur la place du cinéma dans l’appareil de propagande ou dans ses fonctions « libératrices », prennent toute leur ampleur.

 

Les écrits sur la propagande : la période américaine

Comme de nombreux émigrés allemands aux Etats-Unis, Kracauer participe dès son arrivée en 1941 aux divers projets de recherches financés par la fondation Rockefeller et la New School for Social Research. L’objectif de ces travaux est de décrypter les mécanismes de la propagande nazie et d’établir les fondements de ce que serait une communication démocratique de masse.

Ces projets de recherche marquent d’ailleurs un tournant dans l’étude de la propagande : face aux théories relativement abstraites d’un Gustave Le Bon (Le viol des foules) ou d’un Ortega y Gasset est affirmé le primat d’une approche empirique reposant sur l’analyse des matériaux de la propagande. Un homme joue un rôle fondamental dans l’avènement de cette nouvelle ère de la communication et de son étude : Harold Lasswell. A tel point que David Colon (Propagande, La manipulation dans le monde contemporain[7]) verra en lui l’un des trois pionniers de la communication de masse[8].

Un pionner dont on enseigne encore les travaux partout dans le monde et qui, avec Edouard Bernays et Walter Lippman, théorise l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction »[9].

C’est donc sous le signe de cette ambiguïté idéologique que Kracauer, critique du marxisme orthodoxe certes mais critique du capitalisme tout de même, commence ses travaux pour Harold Lasswell. C’est sur une commande de ce dernier qu’il rédige notamment The Conquest of Europe on the screen. The Nazi Newsreel 1939-1940.

Disposant désormais d’un accès direct aux matériaux de la propagande nazie, Kracauer se plonge dans l’analyse des films hitlériens tout en conservant les idées forces qu’il avait déjà énoncées lors de sa période française : la communication, qu’elle soit totalitaire ou démocratique, repose toujours selon lui sur la construction d’une « pseudo-réalité » à travers son esthétisation.

Une esthétisation qui, dans les actualités cinématographiques, se manifeste par le sentiment de maîtrise du temps et de l’espace que créent la mobilité de la caméra et la succession de plans panoramiques. Et si, contrairement à de nombreux théoriciens du 7e art, il ne considère pas le montage comme l’élément principiel de la production cinématographique, il conçoit en revanche tout le potentiel de manipulation qu’abrite cette technique.

Comme l’énonce Olivier Agard : « Chez les nazis, le montage est mis au service de l’ellipse qui contribue à l’effacement de la réalité »[10]. L’annonce d’opérations militaires sur le grand écran est aussitôt suivie d’images victorieuses, effaçant toute trace de la résistance face au nazisme.

Bien que conscient de l’instrumentalisation réelle du cinéma à des fins de manipulation, Kracauer n’en démord pas : le cinéma est aussi un médium qui permet un accès plus direct à la réalité.

Aussi soigné que puisse être un montage, l’image ou le film de propagande n’est jamais parfait. « Il y a toujours quelque chose qui échappe au contrôle et à l’intention esthétique »[11]. Kracauer prend l’exemple des images de la visite d’Hitler à Paris le 23 juin 1940. Le dictateur évolue dans une ville dont le vide absolu est censé représenté le contrôle total du Führer sur la capitale française. Pourtant c’est la mort et le néant qui accompagnent l’idéologie nazie qui frappent le spectateur : « La vision touchante de cette cité fantôme désertée qui autrefois vibrait de vie fiévreuse reflète le vide du propre noyau du système nazi. La propagande nazie avait construit une pseudo-réalité rayonnante de mille couleurs, mais en même temps, elle vidait Paris, sanctuaire de la civilisation »[12].

D’autre part, en « émoussant » la conscience du spectateur un film peut également le rendre plus perméable à des expériences de pensée[13]. La photographie comme le cinéma deviennent alors des outils pertinents pour le sociologue ou l’historien en rendant visible ce qui auparavant ne l’était pas.

Chez un historien comme Jacques Revel, les techniques et procédés narratifs du cinéma (cadrage, gros plan, etc…) favorisent les jeux d’échelle, la multiplicité des points de vue. Dans sa préface de Jeux d’échelle. La Micro-analyse à l’expérience, Revel prend l’exemple du film Blow up de Mickelangelo Antonioni où c’est bien l’attention à des détails auparavant invisibles qui participe à la découverte d’histoires inattendues. Le cinéma rend alors toute sa complexité au réel.

Loin des analyses parfois monolithiques des membres de l’école de Francfort, les écrits de Kracauer, tant sur le quotidien sous Weimar que sur la propagande et le cinéma, méritent toute notre attention. Sans sombrer dans des parallèles grossiers, peut-être éclaireraient-ils également d’un jour nouveau les débats actuels, et parfois un peu trop simplistes, sur la société de la désinformation et l’ère des Fake news.

 

Références

[1] Schmidt-Lux, Thomas et Barbara Thériault. « Siegfried Kracauer, sociologue de la culture. » Sociologie et sociétés, volume 49, numéro 1, printemps 2017, p. 275–281.

[2] Ibid.

[3] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[4] Baumann, Stephanie. « Des nouvelles masses à l’ornement totalitaire ». Théorie critique de la propagande, édité par Pierre-François Noppen et Gérard Raulet, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020

[5] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande Éditions de l’Éclat, Paris, 2019

[6] Siegfried Kracauer, Lettre à Adorno du 20.8.1938.

[7] David Colon, Propagande, La manipulation de masse dans le monde contemporain, Champs histoire, Flamarion, 2019

[8] Les deux autres étant Edouard Bernays et Walter Lippman.

[9] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628

[10] Olivier Agard, Les écrits de Kracauer sur la propagande, p.48

[11] Ibid, p.55

[12] Siegfried Kracauer, La propagande et le film de guerre nazi, p.351-352

[13] Pour reprendre l’expression de Nathalie Zemon Davis, Slave on Scree. Film and Historical Vision. Cambridge, Harvard University Press, 2000, p.14.

 

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La riposte féministe italienne s’organise pour lutter contre l’extrême-droite

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Le sublime film féministe C’è ancora domani, « il reste encore demain » en français, qui a fait 5 millions d’entrée en Italie, et qui est resté de nombreuses semaines à l’affiche en France, met en scène le début du vote national des femmes en Italie. Le 2 juin 1946, les Italien.nes ont choisi par voie de referendum la République, abolissant la monarchie ; c’est également à cette date que les Italiennes ont voté pour la première fois. A 7 jours d’écart, 78 ans plus tard, nous sommes appelé.es aux urnes pour élire nos représentant.es européens. En France comme en Italie, l’enjeu de lutte contre le populisme et l’extrême droite est de taille. Chronique de lutte féministe transalpine contre l’extrême droite.

Photo : Marisa (Emanuela Fanelli) et Delia (Paola Cortellesi) dans « Il reste encore demain », de Paola Cortellesi. 

 

Retour sur l’histoire du féminisme italien et ses liens avec les partis politiques

Les mouvements féministes italiens post-Seconde Guerre mondiale se sont construits avec les partis politiques. Le Parti Communiste italien (PCI), alors à la tête de l’Italie, abritait en son sein l’Unione delle donne italiane, premier mouvement féministe de masse. Ce mouvement réussit à déplacer des foules et à mobiliser les femmes dans les années 1950, qui prennent conscience des inégalités et revendiquent leur droit : Rome et Naples voient des millions de femmes défiler dans leurs rues. Alors que l’Union delle donne Italiane et le PCI se fracturent sur la question du divorce, le Parti radical lance un autre mouvement féministe de masse : il Movimento di liberazione della donna, et prend la tête des cortèges. Autre grande conquête, la liberté d’avoir une contraception et d’avorter : en 1972 la France est en plein débat sur l’avortement, incarné dans le procès de Bobigny et Gisèle Halimi, la même situation anime l’Italie avec le procès de Gigliola Pierobon, à Padoue. L’avortement est finalement légalisé en 1978 en Italie, alors que Gisèle Halimi effectue une tournée italienne nationale pour parler du débat français et de l’association Choisir.

Les liens entre féministes italiens et français se sont accélérés dans les années 70’ avec la création de différents courants de pensée. D’un côté, Elvira Banotti, Carla Accardi et Carla Lonzi forment le mouvement Rivolta Femminile et écrivent le manifeste de la pensée différentialiste, refusant les prises de position féministes des partis politiques : « La femme ne doit pas être définie par rapport à l’homme. C’est sur cette prise de conscience que reposent notre lutte et notre liberté. L’homme n’est pas le modèle dont la femme doit s’inspirer dans son processus de découverte de soi », elles fustigent la dialectique du maître et de l’esclave d’Hegel et dénonce la trahison du Parti communiste au sujet de l’abolition du patriarcat : « Le prolétariat est révolutionnaire par rapport au capitalisme, mais réformiste par rapport au système patriarcal. ». Ce courant italien connaît de forts échos par le mouvement français PsychéPo animé par Antoinette Fouque, à l’intérieur du Mouvement de Libération des Femmes (MLF). PsychéPo plébiscite la technique de militantisme politique de l’auto-conscience : « partire da sé », un mantra toujours respecté dans les luttes féministes italiennes actuelles : partir de soi pour ensuite mener le combat. De l’autre côté, opposé au courant différentialiste, le féminisme français est davantage universaliste et matérialiste. Au sein du MLF, Monique Wittig s’oppose à Antoinette Fouque. La première dénonce ainsi le mythe de « la femme », qui, pour elle, n’a de sens que dans un système de pensée patriarcal. Elle soutient une position universaliste forte, en militant pour l’avènement du sujet individuel, la libération du désir, l’abolition des catégories de sexe. Les deux pays se sont fortement influencés, tout en gardant des lignes majoritaires différentes : quand la France préfère l’universalisme, l’Italie revendique les différences.

 

Les débats féministes en recul

Alors que l’Italie a connu un mouvement de mobilisation de masse féministe des années 1950 aux années 1980, les générations suivantes ont vécu des avancées paradoxales : les droits ont été acquis en théorie, mais peinent à être appliqués en réalité. Pour Laura Pisano, universitaire italienne et militante féministe, la transmission de la lutte n’a pas eu lieu : « Il n’y a plus de revendications aussi fortes que dans les années 1970. » Les luttes féministes ne sont plus prioritaires, l’auto-conscience n’est plus pratiquée.

Le passage féministe d’une génération à l’autre est difficile, les jeunes filles grandissent avec le sentiment que tout est acquis, qu’il n’y a plus besoin de se battre. Les effets de la télévision misogyne berlusconienne qui se met en place à ce moment-là continuent du reste de retentir aujourd’hui. La banalisation et la vulgarisation du corps des femmes ont été fortes. Silvio Berlusconi n’a pas inventé ces codes sexistes, il a repris des stéréotypes déjà présents dans la société italienne et les a adaptés au néolibéralisme. On peut encore en voir les effets en regardant la télévision italienne, les présentatrices reprennent des codes de féminité extrêmement poussés. Alors même que le mouvement #MeToo débute dans le monde entier notamment grâce à l’actrice italienne Asia Argento, l’Italie ne connaîtra la vague de libération de la parole qu’au début de l’année 2023.

De même, la question des violences faites aux femmes, situation que dénoncent les associations depuis des années, retentit seulement réellement depuis le meurtre de l’étudiante Giulia Cecchettin, en novembre 2023. Sa famille est parvenue à ouvrir un débat sur les causes systémiques des féminicides. Pour la première fois dans la société italienne, il est reconnu que ce meurtre n’est pas un cas isolé, qu’il aurait pu être empêché et qu’il procède d’un système de domination. La sœur de Giulia a ainsi écrit dans une tribune nationale « que le tueur n’est pas malade, mais est un fils sain du patriarcat »[1]. Les militantes sentent un véritable air de changement, alors que le film C’è ancora domani a été un succès aux millions d’entrées, reconnectant les générations actuelles avec les luttes féministes.

Enfin, autre problème de taille, le taux d’emploi des femmes est encore faible et disparate selon les régions. Il est de 49% en moyenne en Italie, contre une moyenne européenne de 63%. En Sicile, ce taux s’élève à 29%. C’est un enjeu à la fois féministe, politique et économique pour l’Italie.

 

 

Jusqu’au leurre féministe : Giorgia Meloni

La désertion de la gauche italienne de l’avant-garde des débats féministes et le manque de reconnaissance des jeunes et des femmes dans les partis politiques actuels ont fait exploser le taux d’abstention. Alors, la riposte face à l’accession du pouvoir par l’extrême-droite s’organise autrement. A la suite de la victoire de la présidente du Conseil des ministres, Giorgia Meloni (en septembre 2022), des rassemblements se sont tenus partout dans le pays. Les manifestants se sont réunis aux cris de « siamo furiosa » et étaient organisés par l’association très populaire Non Una di Meno. Pour les militantes féministes, ces rassemblements constituent des espaces « indispensables de participation politique de masse à travers lesquels peut s’exprimer une critique radicale de l’existant »[2].

L’accession d’une femme à la tête du Conseil des ministres constituent une première en Italie. Alors que Giorgia Meloni a réussi à fracturer le plafond de verre, mais cette victoire est loin d’être féministe. Sur vingt-quatre ministres, seuls six sont des femmes, tandis que sa coalition a moins de femmes parlementaires que n’importe quel autre groupe. De même, dans son programme politique, les femmes n’existent qu’en relation avec la famille ou la reproduction. Pour Giorgia Meloni, la femme ne cherche pas la maternité par choix personnel mais pour la nation ou la patrie, pour assurer la reproduction d’un peuple. Être mère devient un devoir, et non plus un choix. En effet, elle adopte une rhétorique dans lequel le vieillissement démographique auquel est confronté l’Italie depuis de nombreuses années est présenté comme une urgence identitaire, comme « le plus grand problème que l’Occident doit affronter ».

La famille dite « traditionnelle » est le modèle prôné, et vu comme l’un des piliers de la société italienne, aux côtés de Dieu et de la patrie. Ainsi, la coalition d’extrême droite (Fratelli d’Italia, Lega, Forza Italia) s’est opposée à une loi proposant de dispenser des cours d’éducation sexuelle à l’école, et a ordonné aux municipalités de retirer de l’acte de naissance le nom de la mère dite « intentionnelle » dans un couple lesbien, diabolisant un « lobby LGBT » qui viendrait bouleverser l’identité de la société italienne. Giorgia Meloni valorise ainsi de façon symbolique les femmes, en les enfermant dans des rôles de mère, qui reproduisent la nation.

 

Comment la riposte féministe s’organise

En écoutant les mouvements féministes actuels, on comprend que ce qui est peut-être le plus effrayant est le consensus et l’absence de débat politique face aux propositions rétrogrades pour les droits des femmes et des personnes LGBTQ+. La déception des militantes face à l’absence de la gauche italienne et de grandes figures politiques est palpable. Le Partito Democratico fait entendre de faibles voix, à l’instar de la sénatrice Monica Cirinna qui rappelle que « dans les vingt dernières années, le parti de Meloni et ses alliés se sont constamment élevés contre toutes les lois qui concernent les droits des femmes, comme celles sur l’égalité salariale ou le congé parental ». Pourtant, on peut penser à une grande femme politique italienne comme Laura Boldrini, issue de la gauche et maintenant au Partito Democratico, première femme Présidente de la Chambre des députés – que l’on pourrait comparer à Laurence Rossignol en France par sa stature. En 2013, alors nouvelle à son poste, elle manifeste à la Gay Pride de Palerme, et subit une campagne de cyber-harcèlement, orchestrée par des hommes politiques de droite et d’extrême droite.            

Face à la menace sur les libertés et les droits des femmes, la riposte associative s’organise mieux que celle politique. La liberté d’avorter est remise en cause par des propositions de loi régulières sur l’enterrement de force des fœtus contre l’avis de leurs géniteurs, ou l’écoute du cœur avant l’avortement. Plus encore, la Lega, qui gouverne la région de la Lombardie, finance des planning familiaux privés catholiques. Et installe des « salles d’écoute » pour « aider les femmes à surmonter les raisons qui pourraient les pousser à avorter ». Au niveau national, Giorgia Meloni aimerait créer « un fonds pour supprimer les causes économiques et sociales qui peuvent pousser les femmes à ne pas terminer leur grossesse ». Pour contrer ces graves reculs, le réseau Più di 194 voci, rassemblant 52 associations et mouvements féministes et LGBTQI+, ainsi que des associations culturelles de la ville, garde un œil attentif sur les mesures prises et se mobilise pour contacter les journalistes, organiser des manifestations et attirer l’attention de la population sur les conséquences de ces actions conservatrices.

Enfin, des lieux emblématiques comme La Casa Internazionale delle donne à Rome, ou encore le lieu associatif contre les violences faites aux femmes Lucia y Siesta, ou encore La libreria delle donne de Milan, lieu hautement emblématique du féminisme italien, s’organisent et constituent des lieux de résistance qu’il faut préserver, et desquels la gauche italienne doit s’inspirer.

****

Face à la montée de l’extrême-droite et des puissances conservatrices et fascistes en Europe, les milieux féministes italiens comme français nous montrent le recul de nos droits et de nos libertés. Cet article avait pour but d’éclairer un thème parfois oublié des politiques, et grande absente de nos débats européens, en France comme en Italie. A quelques jours du vote, renouons avec ces débats, dénonçons les gouvernements conservateurs.

 

Références

[1] Giulia Cecchettin, le féminicide qui dessille l’Italie (lemonde.fr)

[2] L’Actu des Oublié.e.s : en Italie, les féministes fers de lance de la résistance à Meloni – Rapports de Force

 

 

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Une certaine idée de l’Europe

Une certaine idée de l’Europe

Si la construction européenne ne « démarre » véritablement qu’après la Seconde Guerre Mondiale il faut pourtant revenir à ce qui se joue sur le Continent dans les années 1920-1930. C’est à ce moment précis que l’ensemble de la problématique européenne est exposé et qu’émerge un courant de pensée à l’influence grandissante tout au long du XXe siècle : l’européisme. A bien des égards, l’histoire de la construction européenne, loin de résumer le projet européen, est avant tout l’histoire de la victoire implacable de cette certaine idée de l’Europe.

Lorsqu’il m’a été demandé d’écrire un article sur la construction européenne, j’ai d’abord pensé à son histoire la plus immédiate, c’est-à-dire l’histoire de sa construction juridique et institutionnelle, faites de traités en directives. Mais procéder de la sorte n’aurait aucunement permis de prendre la mesure de ce qu’est véritablement l’Union européenne.

Si sa construction ne « démarre » véritablement qu’après la Seconde Guerre Mondiale il faut pourtant revenir à ce qui se joue sur le Continent dans les années 1920-1930. C’est à ce moment précis que l’ensemble de la problématique européenne est exposé, que les grandes idées se dessinent et que les positions s’arrêtent. Pour paraphraser un géant du cinéma français (Jean Gabin dans le film d’Henri Verneuil le Président), dès les Années Folles tout le monde parle de l’Europe, mais c’est dans la manière de la faire que l’on ne s’entend plus.

Le traumatisme provoqué par la Premier conflit mondial sert alors de terreau à la naissance d’un nouveau mouvement composé tout autant d’élites intellectuelles que de patrons d’industries. Ce mouvement, qui prend peu à peu le nom « d’européisme » rassemble alors écrivains, philosophes et financiers autour d’une idée bien précise : faire l’Europe passe par la dissolution progressive des Etats-nations dans un grand ensemble fédéral, couvrant l’ensemble du continent, à même de rivaliser avec la puissante Amérique et l’inquiétante Union soviétique.

D’abord minoritaire dans l’entre-deux guerres, l’idée fait son chemin dès la Seconde Guerre Mondiale, jusqu’à ce que, ayant suffisamment imprégnée les cercles de pouvoir des capitales ouest-européennes, elle trouve des hommes d’influence et des hauts-fonctionnaires prêts à pousser l’Europe sur cette voie étroite.

A bien des égards, l’histoire de la construction européenne, loin de résumer le projet européen, est avant tout l’histoire de la victoire implacable de cette certaine idée de l’Europe[1].   

Les années folles : le cheminement intellectuel de l’européisme

L’européisme figure pour la première fois sous la plume de l’écrivain Jules Romains en 1915. La conscience soudainement prise de la fragilité de la civilisation européenne et l’émergence sur la scène internationale de nouvelles grandes puissances poussent alors une partie des élites européennes à imaginer le dépassement des souverainetés nationales dans une union économique et politique. S’Unir ou mourir est d’ailleurs le titre de l’ouvrage publié par Gaston Riou, figure intellectuelle de l’européisme, en 1929.

Loin d’être structuré, ce « premier âge d’or de l’engagement européen » se caractérise par une profusion de textes, d’initiatives et d’organisations aux ambitions diverses. Si, à l’instar du député radical Emile Borel et de son Comité français de coopération européenne, certains imaginent « faire l’Europe » par une simple coopération économique entre Etats, d’autres voient plus grand. C’est le cas du comte autrichien Richard Coudenhove-Kalergi et du mouvement qu’il fonde en 1923 : Paneuropa. Coudenhove défend l’idée d’une Europe politique et économique rassemblant tous les pays du continent, à l’exclusion de la Grande-Bretagne et devant faire face au péril communiste[2].

Si nombre d’écrivains et de philosophes font profession « d’avant-gardisme » sur le sujet dans l’entre-deux guerre, ce sont bien les industriels qui sont à l’origine des programmes les plus aboutis d’union entre Etats européens. Il en va ainsi de Louis Loucheur (plusieurs fois ministres sous la IIIe République et industriel de l’armement) et du sidérurgiste luxembourgeois Emile Mayrisch, partisans d’accords de cartels et d’unification des marchés européens sur de nombreux secteurs. C’est sous leur impulsion que voit le jour en 1926 l’Entente internationale de l’acier qui fixe des quotas de production pour les sidérurgies allemande, française, belge, luxembourgeoise et sarroise. Se trouve ainsi préfigurée la future Communautés européennes du Charbon et de l’Acier (CECA) dès les années vingt.

Bien sûr quelques grands noms font figure de chefs de file de ce tout jeune courant de pensée, à l’image d’Aristide Briand, l’un des monstres sacrés de la IIIe République[3]. Celui qui fut chef du gouvernement de 1915 à 1917 se fait le porte-parole de la cause européiste à la tribune de la Société des nations (SDN) d’où il prononce, le 5 septembre 1929, l’un des grands discours du fédéralisme européen. Il y plaide alors en faveur de l’union des « peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe »[4]. Mais c’est l’éclectisme des partisans de l’européisme qui frappe au premier abord : se trouvent mélangés pêle-mêle des anarchistes, des socialistes, des conservateurs, des libéraux, des monarchistes, des chrétiens radicaux. « L’européisme a vocation à accueillir en son sein tous les « hommes de bonne volonté », dès qu’ils se montrent capables de dépasser leurs partis pris et de comprendre la justesse de cette cause supérieure »[5].

Malgré cette situation pour le moins éclectique sur le plan intellectuel, quelques traits communs se dessinent. D’ordre idéologique d’abord : une fascination pour le modèle d’organisation des Etats-Unis, une commune détestation du parlementarisme (jugé tour à tour trop faible ou trop corrompu). Une apologie de la technique et des techniciens, censés remplacer des politiques impotents. La peur du communisme. La volonté de dissoudre les Etats-nations, entités selon eux passéistes, dans un ensemble fédéral. L’intime conviction que l’économie (et notamment la création d’un marché unique européen reposant sur une union douanière et monétaire du continent) est amenée à jouer un rôle important dans la construction européenne et, enfin, la défense du pacifisme.

D’ordre social ensuite : l’européisme est avant tout une affaire d’élites intellectuelles, industrielles et financières qui se reconnaissent comme telles et qui n’ont que peu de relais parmi les classes populaires et moyennes des sociétés européennes.

Fils de leur époque, les partisans de l’européisme croient, comme les marxistes les plus orthodoxes et les libéraux, que le vent de l’Histoire souffle dans leurs dos. La naissance d’un grand Etat fédéral rassemblant les peuples européens constitue selon eux une loi naturelle, si ce n’est divine, de l’évolution des sociétés. Et le projet politique se transforme en mystique. Il en va ainsi de la profession de foi de Julien Benda. Dans son Discours à la nation européenne publié en 1933, il annonce, tel un messie, que « l’Europe sera éminemment un acte moral […] une idée religieuse : celle de la certitude d’un lendemain meilleur, d’une nouvelle parousie […] l’Europe est une idée. Elle se fera par des dévots de l’Idée, non par des hommes qui ont un foyer. Les hommes qui ont fait l’Eglise n’avaient pas d’oreiller pour reposer leur tête.[6] »

Mais survient une chose à laquelle les européistes ne s’attendaient pas : la crise de 1929 et l’échec de la Société des Nations. Sur fond de désastre économique et de déboires diplomatiques, les idéologies concurrentes, trop tôt enterrées par les européistes, refont surface : le fascisme en Italie, le communisme à l’Est, puis le nazisme en 1933, fatal coup d’arrêt à une Destinée pourtant annoncée avec ferveur et empressement.

Vient alors une période trouble pour l’européisme : l’obsession du dépassement des souverainetés nationales conduit nombre de ses partisans à faire volte-face. Aveuglés par leur mystique, ces derniers entrevoient la guerre qui menace l’Europe comme un moyen, certes non conventionnel, de faire advenir l’union fédérale tant attendue. L’ambiguïté traverse d’abord les « non-conformistes », ces intellectuels rassemblés autour d’Emmanuel Mounier et des revues Esprits et Ordre nouveau en France. Parmi ses membres se trouvent quelques militants résolument antifascistes, mais une complaisance si ce n’est une fascination pour les dictateurs italien et allemand commencent à poindre chez beaucoup d’entre eux.

La « drôle de guerre » qui se déroule de septembre 1939 à juin 1940 est alors le théâtre d’une campagne politique et intellectuelle d’une rare intensité en faveur de l’avènement d’une fédération européenne. Pire, le nazisme est considéré par quelques-uns de ces intellectuels comme une nécessité historique permettant, comme l’indique le titre de l’ouvrage de Bertrand de Jouvenel, le « réveil de l’Europe »[7].

Lorsque la défaite française est consumée et que l’Allemagne nazie triomphe, nombre de ces intellectuels  « crurent discerner dans l’entreprise hitlérienne l’accomplissement de leur ambition « Europe nouvelle […] Et cela d’autant que la propagande nazie usa et abusa de ce thème auprès de certaines élites des pays occupés qui, aveuglés par leur engagement en faveur du fédéralisme, finirent par voir dans le nazisme « l’accoucheur brutal mais salutaire d’une nouvelle étape de l’histoire du continent. L’idée que Hitler remplit un rôle « progressiste » en réalisant par les armes un espace plus large que l’Etat-nation traditionnel, a joué à fond chez des hommes portés par un espoir pan-européen. [8]»

Bien que régulièrement passé sous silence, l’activisme du régime de Vichy en faveur du fédéralisme européen est pourtant une réalité. L’idée de « Communauté européenne » est en partie le fruit des réflexions menées par des intellectuels pétainistes lors des journées d’études communautaires, du 10 au 14 avril 1943 : « L’Europe est un ensemble de nations qui pourraient réaliser une communauté. Nous voulons lui donner ses institutions et ses moyens d’existence […]. Aussi, les institutions dont il s’agit ne sont-elles viables que si les Etats constituant la communauté délèguent volontairement une part de leur souveraineté – non pas à un Etat qui exercerait une hégémonie – mais au profit d’un ordre communautaire concrétisé par des institutions fédérales »[9].

C’est cette même idée de « communauté européenne » que l’on retrouve, quelques années plus tard en 1948, lors du rassemblement des fédéralistes européens au congrès de la Haye et qui se retrouvera jusque dans la dénomination des premières institutions européennes (Communauté européenne du charbon et de l’acier, Communauté européenne de défense, Communauté économique européenne, etc…).

Loin de pouvoir uniquement se résumer à une défense effrénée de la paix comme ses partisans voudraient nous le faire croire, l’idéologie européiste est traversée, dans l’entre-deux guerres, d’ambiguïtés nombreuses si ce n’est d’erreurs manifestes et de collaborations avérées. Elle est avant tout une réponse à une question lancinante : quelle place peut désormais occuper la vieille et fragile Europe, face aux géants américain et soviétique, dans une mondialisation qui ne lui appartient plus ? Et la réponse trouvée par les européistes dans ces années 1920-1930 est toujours la même aujourd’hui : les Etats-nations doivent s’effacer au profit d’une entité fédérale (aux contours bien vagues), seule à même de rivaliser avec le puissant allié américain et l’inquiétante Russie. Qu’importe si les nations résistent, qu’importe si les peuples n’adhèrent pas aux desseins de ces élites intellectuelles et financières. Qu’importe même si ces élites se trompent et se compromettent avec l’un des pires criminels de l’histoire du XXe siècle. Il faut que l’Europe fédérale advienne, irréversiblement.          

 

Rome 1957 : la consécration d’une méthode au service du projet européiste

Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale il n’est plus temps pour l’européisme de penser l’Europe fédérale, il s’agit de la faire. Par l’économie et par le droit plutôt que par la culture. Le marchand et le juriste prennent le pas sur l’intellectuel. Un homme incarne tout particulièrement l’esprit européiste après 1945 : Jean Monnet. Ce fédéraliste convaincu a d’ailleurs une stratégie redoutable pour dissoudre peu à peu les souverainetés nationales dans le projet européiste : la stratégie de l’engrenage.

Face à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) et de la Communauté politique européenne en 1954, Jean Monnet comprend qu’on ne peut venir à bout des nations et des Etats aussi facilement. Il faut donc les contourner, créer des « solidarités de faits » comme l’invite l’esprit de la déclaration Schuman de 1950 ; les rendre dépendantes économiquement et finalement déguiser les grandes orientations politiques en de banales décisions techniques. La Communauté européenne du charbon et de l’Acier (CECA) et Euratom en sont les fruits.

C’est cette même méthode « Monnet » qui est utilisée pour qu’advienne la ratification, le 25 mars 1957, du traité de Rome instituant une Communauté économique européenne (CEE) entre la République fédérale d’Allemagne (RFA), la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et le Luxembourg. L’article 2 dudit traité indique qu’il s’agit « par l’établissement d’un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats-membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté… ». La mise en commun concerne également la politique agricole (la fameuse PAC), la politique des transports, la politique commerciale et les tarifs douaniers.

Au-delà des fins poursuivis, le traité de Rome est considéré comme « fondateur » car il fait naître les institutions qui, encore de nos jours, ont la responsabilité de la mise en œuvre des politiques européennes : un Parlement représentant les peuples à travers leurs élus, un Conseil composé des exécutifs des Etats-membres, une Commission « d’experts » censée représenter les intérêts communs de la CEE et une Cour de justice des communautés européennes (CJCE).

La principale originalité de ce traité est d’ailleurs de concentrer l’initiative législative dans les mains d’une Commission européenne qui ne tire sa légitimité d’aucune élection démocratique. Pourtant c’est bien elle qui élabore de son propre chef des directives (que le Conseil doit adopter et que les Etats doivent retranscrire dans leur droit national) et des règlements (qui s’appliquent directement dans le droit des Etats-membres).

Mais dès la fin des années 1950 le tournant pris par cette construction européenne est loin de faire l’unanimité. Sur la scène politique française deux figures politiques de premier plan s’opposent très tôt à cet européisme qui avance masqué : Pierre Mendès France et le général de Gaulle.

Lors des débats parlementaires sur le traité de Rome, Mendès-France prononce un discours prophétique à l’Assemblée nationale sur les dangers que recèle le projet de marché commun. « Mes chers collègues, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Sur ce point, je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter […] L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique »[10].

Deux ans plus tard, en 1959, le général de Gaulle, revenu à la tête de l’Etat, s’oppose aux velléités de transfert de pans entiers de souveraineté vers la Communauté économique européenne. A l’été 1960, il s’entretient avec ses homologues européens et obtient la création en 1961 d’une commission (la commission Fouchet, du nom du gaulliste qui la préside, Christian Fouchet) en charge de renforcer l’union politique des six états signataires du traité de Rome. Mais les divergences entre les Etats-membres sont trop nombreuses et les négociations se soldent par un échec.

A la tête de la Commission européenne, le chrétien-démocrate allemand Walter Hallstein est contraint d’imaginer de nouvelles voies pour l’idéal européiste. Puisque les Etats-nations résistent et que l’union politique ne se fera pas de sitôt c’est désormais par l’union juridique que le fédéralisme passera. Porté à la tête de la Commission par le chancelier Conrad Adenauer et son conseiller économique Wilhem Röpke, Walter Hallstein est un juriste de formation, radicalement anti-communiste et fondamentalement convaincu que l’ordre juridique européen doit avoir la primauté sur les ordres nationaux. En d’autres termes que la loi, pourtant reconnue en France par l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789 comme l’expression de la volonté générale doit désormais se soumettre aux pouvoirs des juges européen[11].  

Afin de défendre cette idée pour le moins discutable du point de vue de la démocratie, la Commission européenne s’active dès octobre 1961 afin de soutenir financièrement la naissance de la Fédération internationale pour le droit européen (FIDE). Cette fédération a vocation à réunir les juristes les plus influents des différents Etats-membres afin de faire la promotion du fédéralisme juridique défendu par Walter Hallstein. « Au sein de la FIDE, une position de principe se construit rapidement et se diffuse de réunion en colloque : non seulement le droit communautaire doit primer, mais n’importe quel citoyen, association ou entreprise doit pouvoir saisir la Cour compétente pour faire appliquer cette primauté »[12].

Loin d’être un vœu pieux, la possibilité pour tout ressortissant de la CEE de saisir la Cour de justice des communauté européennes (future CJUE) pour statuer sur l’application de disposition du Traité de Rome devient réalité dès 1963. Dans son arrêt Van Gend Loos, la CJCE estime effectivement que « la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains »[13]. Au-delà de la possibilité de saisine par les ressortissants, l’arrêt reconnaît officiellement que le libre-échange inscrit à l’article 12 du traité de Rome s’impose à chaque Etat-membre.

Si la décision de la Cour concerne uniquement cet article, la FIDE et la Commission européenne exagèrent à dessein la portée de l’arrêt Van Gend Loos et communiquent massivement autour de l’idée que désormais le droit européen prime sur le droit national.

A peine un an plus tard, la CJCE est de nouveau saisie. Cette fois-ci l’affaire concerne un citoyen italien, actionnaire d’une compagnie privée d’électricité, qui conteste le projet de nationalisation du secteur. Si la CJCE ne se prononce pas quant au bienfondé de la politique énergétique menée par le gouvernement italien elle précise en revanche  qu’« à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats-membres » et que « le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire ». L’arrêt Costa contre Enel marque un tournant, celui de la limitation définitive, aux yeux des juges européens, des droits souverains des Etats-membres qui, désormais, ne peuvent plus se prévaloir d’un acte unilatéral postérieur pour y déroger.   

Rassérénés par leurs succès juridiques, les européiste tentent une nouvelle fois de forcer la main aux Etats-membres et d’orienter définitivement la construction européenne dans un sens fédéraliste. Est proposée l’extension de la PAC et, surtout, la fin du vote à l’unanimité au sein du Conseil européen au profit d’un vote à la majorité. En total désaccord avec ces deux mesures, le général de Gaulle pratique dès juin 1965 la politique de la « chaise vide ». Politique dont l’efficacité s’avère redoutable : pendant plusieurs mois le fonctionnement de la communauté européenne est bloqué. Une issue à la crise est trouvée en janvier 1966 avec le « compromis de Luxembourg ». Le processus de décision à l’unanimité des Etats-membres est maintenu pour « les votes importants » ; renvoyant du même coup les européistes à leurs chimères.

Reste que la mise en garde de Pierre-Mendès France n’a pas été écoutée. La délégation des pouvoirs démocratiques « à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique » devient peu à peu une réalité. Le projet européiste se fond quant à lui dans le moule de la mondialisation financière.

Acte unique, Maastricht, TCE : le projet européiste au service de la mondialisation financière

              Vingt ans plus tard, la stratégie de l’engrenage revient, trouvant en la personne de Jacques Delors une incarnation plus que parfaite. Héritier revendiqué de Jean Monnet, ce « socialiste », séduit par le libéralisme économique anglo-saxon, et proche de François Mitterrand, prépare dès 1985 la signature (qui se fera un an plus tard) de l’Acte unique.

Unique, cet acte l’est autant par la symbolique qu’il revêt que par les conséquences qui seront les siennes. Loin de représenter une victoire politique pour la gauche désormais au pouvoir il incarne le renoncement de ceux qui souhaitaient, cinq ans auparavant, changer la vie. Dans ce « nouveau traité fondateur », la règle de l’unanimité au Conseil européen est abolie au profit du vote à la majorité qualifiée et le néolibéralisme est inscrit dans la chaire de la construction européenne : 300 directives sont prises afin de libéraliser les économies européennes ; la liberté de circulation des biens, des services, des personnes et, surtout, des capitaux est sanctuarisée pour que s’épanouisse enfin le grand marché européen[14].  

Entre la construction d’une société socialiste et la conversion au néolibéralisme au nom de l’idéal européiste, François Mitterrand a choisi. Loin d’avoir été contraint, comme une certaine mythologie voudrait nous le faire croire, le « paris pascalien » du Sphinx est un choix souverain.  L’expérience socialiste de 1981-1983, stoppée nette, est tout de suite remplacée par la mise en œuvre de la « voie française » de la mondialisation financière.

Car si les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou encore le Japon ont commencé à libéraliser leurs marchés de capitaux dès le début des années 1980, la mondialisation financière doit, selon eux, se réaliser au « coup par coup ». Une conception que les Français Jacques Delors (à la tête de la Commission européenne dès janvier 1985), Henri Chavranski (président du comité de l’OCDE chargé de surveiller l’application du Code de libéralisation des mouvements de capitaux de 1982 à 1994) et Michel Camdessus (directeur général du FMI de 1987 à 2000) ne partagent pas. Si mondialisation financière il y a, celle-ci doit prendre la forme d’un « grand saut libéral ».

Tous s’appliquent alors dans leurs institutions respectives à réécrire les textes qui permettaient autrefois aux Etats de contrôler les capitaux. Et si la proposition d’amendement des Statuts du FMI échoue au milieu des années 1990, la libéralisation au sein de la Communauté européenne et l’OCDE (70% à 80% des transactions de capitaux concernent à l’époque les pays membres de ces deux institutions) est si importante que la mondialisation financière peut se poursuivre sans heurt[15].

La parfaite mobilité des capitaux à l’intérieur et à l’extérieur du marché européen est en effet l’une des conditions posées par le chancelier Helmut Kohl pour qu’advienne l’union monétaire tant voulue par François Mitterrand. Un marchandage qu’Aquilino Morelle résume par une formule limpide « le libéralisme financier contre l’euro ». De sorte que ce n’est pas un prétendu consensus de Washington qui est à l’origine de la mondialisation financière telle qu’on la connaît actuellement mais bien le « consensus de Paris ». Et ce ne sont pas l’Américain Ronald Reagan et la Britannique Margareth Tatcher qui en sont les principaux acteurs, mais bien les Français Jacques Delors, Henri Chavranski et Michel Camdessus. François Mitterrand jouant le rôle de metteur en scène génial.

Il reste néanmoins au président de la République française un dernier acte à mettre en scène pour que la pièce soit parfaite et que la France n’ait plus la possibilité de retenter l’expérience socialiste : soumettre définitive-ment l’ordre juridique national à l’ordre communautaire. Au piège économique s’ajoute donc le piège du droit. Et c’est le traité de Maastricht qui en sera l’instrument.

Il faut néanmoins avouer que les juges français ont grandement facilité la tâche à François Mitterrand. En 1989, une « révolution juridique » a lieu au conseil d’Etat. D’abord en février, avec la décision Alitalia, puis en octobre avec la décision Nicolo. Lors du premier jugement, le Conseil d’Etat estime qu’il revient à l’administration de « ne pas appliquer et d’abroger les actes réglementaires contraires aux objectifs d’une directive ». Lors du second, le juge administratif s’octroie la possibilité de contrôler la compatibilité d’une loi nationale avec les traités européens, y compris quand la loi leur est postérieure. Il reconnaît dès lors, à l’instar du juge européen, la primauté du droit communautaire sur le droit national – en d’autres termes, sa soumission.[16]. Le rêve de l’ancien commissaire allemand Walter Hallstein devient réalité.

Le caractère éminemment politique de la décision du conseil d’Etat en octobre 1989 n’échappe d’ailleurs à personne. Marceau Long vice-Président de l’institution, dont les idéaux européistes sont connus, reçoit une lettre du Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, reconnaissant « l’importance pour l’Europe de votre décision historique, symbole le plus tangible de l’engagement de la France dans la construction de l’Europe, sentiments amicalement dévoués »[17].

François Mitterrand dispose alors de toute latitude pour entériner la soumission à l’ordre juridique communautaire dans le texte suprême du droit national. Le traité de Maastricht est signé le 7 février 1992. Le 25 juin de la même année, la loi constitutionnelle n° 92-554 ajoute à la Constitution de la Ve République un nouveau titre « Des communautés européennes et de l’Union européenne »[18]. Désormais, les choix démocratiques, notamment en matière économiques, ne sont valables que dans la mesure où ils respectent le cadre fixé par les commissaires et les juges européens.

Comme en 1957 quelques voix s’élèvent pour dénoncer le rapt de la souveraineté nationale et populaire. A gauche Jean-Pierre Chevènement affirme que « désormais ce n’est plus tout à fait le système républicain » qui prévaut en France. Mais c’est de la droite que viendra la manifestation la plus éclatante du caractère fondamentalement anti-démocratique et anti-populaire du Traité de Maastricht. 

Dans la nuit du 5 mai 1992, au moment du vote sur la révision constitutionnelle nécessaire à la mise en œuvre du traité, le député RPR des Vosges, et ancien ministre des Affaires sociales et de l’emploi, Philippe Seguin prononce un discours qui fera date. Dans la droite ligne de Pierre Mendès-France et du général de Gaulle, le tribun s’oppose à la volonté gouvernementale non seulement sur le fond mais également sur la forme : une révision constitutionnelle aux conséquences aussi importantes ne peut pas avoir lieu sans consultation du peuple. Un référendum est nécessaire. L’idéal européiste qui sous-tend par ailleurs le traité, et qui remet entre les mains des experts et des juges l’ensemble des instruments de la politique économique du pays, est contraire à l’histoire républicaine de la France, est contraire à la conception de la nation qui prévaut depuis 1789.

« Voilà trente-cinq ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires, de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences. […] que l’on ne s’y trompe pas la logique du processus de l’engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d’un fédéralisme au rabais fondamentalement anti-démocratique, faussement libéral et résolument technocratique, L’Europe qu’on nous propose n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution : 1992 est littéralement l’anti-1789. […] Quand, du fait de l’application des accords de Maastricht, notamment en ce qui concerne la monnaie unique, le coût de la dénonciation sera devenu exorbitant, le piège sera refermé et, demain, aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui aura été fait.[19] »

Dans son vibrant plaidoyer, le député RPR souligne à juste titre tout ce que le traité de Maastricht implique en matière de choix économique. Est sanctuarisée dans le texte une approche résolument « monétariste » des économies européennes, synonyme de « taux d’intérêts réels élevés, donc de frein à l’investissement et à l’emploi et d’austérité salariale ».

Après un discours magistral de plus de deux heures, Philippe Seguin apparaît dans la salle des Quatre-Colonnes du Palais-Bourbon, triomphant : 101 députés ont voté l’exception d’irrecevabilité. Parmi eux la moitié du groupe RPR, l’ensemble des communistes trois UDF et cinq socialistes dont Jean-Pierre Chevènement. Il faudra alors tout le poids politique de François Mitterrand pour que le peuple français ratifie le traité de justesse (51,04% des voix), le 20 septembre 1992.  

A la suite de Maastricht, l’européisme et ses partisans bénéficient encore d’une vingtaine d’années de conquêtes politiques et économiques. Obsédés par l’idée de couvrir l’ensemble du continent, ils militent activement pour l’intégration des pays d’Europe de l’Est. En 2004, l’Union européenne s’élargit encore et compte 25 membres.

Un an plus tard, « le grand saut fédéral » est tenté : la constitutionnalisation de l’Union à travers le Traité constitutionnel européen (TCE). Essayant tant bien que mal de cacher les conséquences politiques du traité sous des considérations techniques, les partisans du « Oui » au référendum répètent à longueur de journaux télévisés qu’il s’agit uniquement de « simplifier » le fonctionnement administratif et politique de l’Union européenne. Les enjeux sont bien évidemment beaucoup plus importants. Sont inscrits dans le texte : l’interdiction de toute restriction de mouvements de capitaux, l’indépendance de la Banque centrale, le refus de l’harmonisation sociale. « Inédite hiérarchie des normes, en effet, que celle d’un texte qui place la concurrence, l’économie et la finance au poste de commandement, alors que la Constitution française, dans son article premier, dispose que la République « est indivisible, laïque, démocratique et sociale »[20].

L’intense campagne menée par les opposants au traité s’avère néanmoins payante : le TCE est rejeté par les Français le 29 mai 2005 à 54,67%. Deux jours plus tard, ce sont les Néerlandais qui le rejettent également par référendum (62%). Pourtant, le 8 mars 2008, le président de la République française nouvellement élu, Nicolas Sarkozy, bafoue ouvertement la souveraineté populaire et fait ratifier par le Parlement un traité de Lisbonne qui reprend la majorité des éléments du TCE.

A la faveur de la crise financière de 2007-2008, une nouvelle « gouvernance économique » est mise en place, confirmant une nouvelle fois les orientations économiques orthodoxes de l’Union. En 2012, l’Union européenne met en place le Mécanisme européen de stabilité (MES), sorte de « fonds monétaire » visant à protéger les banques du risque de défauts des Etats-membres et impose un Traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) entérinant le tournant austéritaire de l’UE. François Hollande candidat à la présidence de la République, fait alors la promesse de renégocier le traité. François Hollande, président de la République, n’en bouge pas une ligne.

Depuis 2008, les illusions perdues de l’européisme : le décrochage européen et le choc des souverainetés

Mais la machine européiste semble se gripper peu à peu. L’illusion démocratique a fait long feu. Le « Non » au TCE exprimé en 2005 et son non-respect a cristallisé dans la mémoire de nombreux Français l’image d’une construction européenne exclusivement technocratique. Le sort réservé à la Grèce marque quant à lui durablement les esprits. Sa soumission dès 2010 à une « purge sociale » dans le seul but de préserver des intérêts financiers « qui avaient pourtant eux-mêmes déclenché la crise[21] », s’est doublée d’une humiliation démocratique par la Commission européenne et la BCE : Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission, proclame solennellement « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques en dehors des traités européens ». A l’été 2015, la coalition de gauche Syriza nouvellement élue est obligée de plier face à la pression bancaire exercée par la Banque centrale européenne. Un an plus tard, les Britanniques votent en faveur de la sortie de l’Union européenne. Depuis lors, l’Union européenne est loin de connaître la ferveur populaire.

L’illusion économique et monétaire s’est également dissipée. La BCE reconnaît officiellement en décembre 2017 qu’au bout de dix-huit ans (1999-2016) la convergence économique entre les onze pays fondateurs de l’euro est particulièrement faible. Elle admet également que la mise en œuvre d’une monnaie unique a creusé les écarts de richesse existants pour des pays comme l’Espagne, la Grèce ou encore l’Italie (seuls les pays de l’Est en ont quelque peu profité). Mieux, elle convient que les Etats-membres ayant refusé l’euro (Suède, Bulgarie, Hongrie, Tchéquie, Croatie, Pologne, Roumanie, Danemark) enregistrent de meilleures performances économiques que les Etats l’ayant adopté.

On aurait pu croire d’ailleurs que la crise du Covid-19 aurait définitivement raison de l’orthodoxie des traités européens. Suite à un accord franco-allemand, le 21 juillet 2020, le Conseil européen adopte un plan de relance qualifié « d’historique » de 750 milliards d’euros, baptisée Next Generation EU. La BCE lance un programme massif de rachats de dette et les ministres des finances des Etats-membres décident de suspendre les règles budgétaires en vigueur (les fameux 3% de déficit et 60% de dettes publiques) pour permettre la mise en œuvre de plans de relance nationaux.

C’était sans compter l’obstination de la Commission européenne qui annonce dans ses orientations budgétaires 2024 un retour de la rigueur et engagent les Etats-membres à réduire rapidement leurs déficits. Dans la foulée sont annoncées des réductions de budgets en France et en Allemagne (respectivement de 10 et 17 milliards d’euros) et un plan de privatisation en Italie (de 20 milliards d’euros). Par ces orientations économiques qui confinent à l’absurde est entériné ce qui semble bien être le décrochage économique et technologique du Vieux Continent face à la Chine et aux Etats-Unis

Alors que l’UE s’enferme dans son orthodoxie, Joe Biden annonce quant à lui des plans de soutien massif à l’industrie américaine (l’Inflation Reduction Act) et aux entreprises de la tech (Chips and Science Act). Le second, à hauteur de 280 milliards de dollars (52,7 milliards pour les semi-conducteurs) vise notamment à répondre à l’ascension chinoise en matière de nouvelles technologies et technologies critiques. Washington a pris la mesure du leadership de l’empire du milieu dans un certains nombres de technologies utilisées dans des secteurs comme la 5G, les batteries, les missiles hypersoniques, l’énergie solaire et éolienne.

Rien de tel du côté européen. La dépendance de pays de l’UE vis-à-vis de la Chine sur certaines infrastructures est, à bien des égards, alarmante : 100 % du réseau RAN 5G de Chypre est composé d’équipements chinois, le chiffre est de 59 % pour l’Allemagne. Tout au plus la Commission européenne a timidement élaboré en janvier 2024 un plan de renforcement de la sécurité économique de l’UE face à l’influence grandissante de la Chine dans les économies des Etats membres.

Malgré les déclarations de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, qui entendait être à la tête d’une « Commission géopolitique » l’illusion s’est, dans ce domaine, heurtée plus d’une fois au mur de la force brut et des divergences d’intérêts entre Etats-membres. La dépendance militaire de l’UE vis-à-vis de l’OTAN, et énergétique vis-à-vis de la Russie, se sont révélées dès les premiers jours de l’agression de l’Ukraine par Poutine. Et l’unité européenne contre le Kremlin cache de multiples divergences quant à la forme et à l’intensité du soutien à apporter à Kiev. Pour preuve l’opposition de nombreux dirigeants européens (dont le chancelier allemand) à la possibilité envisagée par Emmanuel Macron d’envoyer des troupes en Ukraine.

Les équilibres géopolitiques au sein de l’Union demeurent par ailleurs instables. La Pologne, autrefois sous le coup de sanctions financières pour ses manquements à l’Etat de droit, est désormais considérée comme l’un des fers de lance du soutien militaire à l’Ukraine. L’Allemagne, quant à elle, première économie du continent, auparavant si réticente à l’idée même de puissance, redevient un acteur géopolitique de premier plan : « 100 milliards d’euros sur la table destinés à bâtir la première armée conventionnelle du continent, à prendre la tête du pilier européen de l’OTAN  […] et à déployer une stratégie qui fait basculer le centre de gravité de l’Europe vers l’est. Sur le plan économique comme sur le plan militaire, l’Allemagne met tout en œuvre pour créer une zone d’influence pangermanique qui marginalise, voire exclut, la péninsule européenne (France, Espagne, Portugal, Italie du Sud »[22]. Loin d’avoir été abandonné outre-Rhin, le principe de la souveraineté du peuple allemand y compris sur la politique économique (et l’absence de « peuple européen » et de « souveraineté européenne ») est d’ailleurs régulièrement rappelé par les juges de la Cour de Karlsruhe (l’équivalent de notre Conseil constitutionnel en France).

            Un dicton « populaire » voudrait que « l’Europe avance dans les crises ». Pour le moment force est de constater qu’elle n’avance pas, elle s’obstine. Les arguments économiques et politiques proférées par les dirigeants de cette union sont les mêmes que ceux utilisés dans les années 1920-1930, l’audace intellectuelle en moins. L’européisme, qui se voulait une façon de répondre à la perte d’hégémonie des nations européennes face aux géants américain et russe (et désormais chinois) en proposant une « troisième voie » semble avoir échoué et s’être coulée dans le moule de la mondialisation financière. Pire, la voilà technologiquement dépendante de la Chine, militairement des Etats-Unis et énergétiquement de la Russie.

Pour qui ne souhaite pas que l’Europe, et les nations qui la composent sortent définitivement de « l’Histoire », rompre avec l’européisme, et par conséquent l’illusion fédéraliste, est une nécessité.

Car loin de résumer l’ambition de coopération entre les peuples européens, l’européisme n’est qu’une façon parmi tant d’autres de concevoir l’histoire et le destin de notre continent. Aux politiques revient la responsabilité de démontrer que l’Europe n’est pas morte et qu’elle peut prendre d’autres chemins afin de répondre aux enjeux, à bien des égards terribles, du XXIe siècle.

Références

[1] Une certaine idée de l’Europe est également le nom d’un petit essai de Georges Steiner reprenant les principaux éléments d’une conférence donnée à l’Institut Nexus.

[2] Paneuropa connaît un succès certain et son premier congrès en 1926 rassemble une partie importante des élites intellectuelles, politiques et industrielles du Continent.

[3] Aristide Briand initie, dès 1924 une politiquement d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne à travers le plan Dawes et signe un an plus tard avec le ministre des Affaires étrangères d’outre-Rhin Gustav Stresmann, les accords de Loccarno.

[4] Aristide Briand initie, dès 1924 une politiquement d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne à travers le plan Dawes et signe un an plus tard avec le ministre des Affaires étrangères d’outre-Rhin Gustav Stresmann, les accords de Loccarno. Néanmoins, certains s’interrogent sur les convictions réelles de Briand. Sous couvert de promotion de l’européisme, l’ancien chef du gouvernement ne chercherait qu’à pérenniser les frontières orientales de l’Allemagne. Briand précise d’ailleurs à la fin de son discours que l’association ainsi créée ne touchera en rien à la souveraineté des nations.

[5] Aquilino Morelle, L’Opium des élites, éditions Grasset, 2021, p.200

[6] Cité par Aquilino Morelle dans l’Opium des élites, p.199

[7] On voit donc qu’en matière de slogan de campagne certains auraient pu se tourner vers des formules historiquement moins marquées.

[8] Aquilino Morelle, L’Opium des élites, éditions Grasset, 2021, p.202

[9] Cité par Aquilino Morelle dans l’Opium des élites, p.210

[10] https://blogs.mediapart.fr/danyves/blog/250317/discours-de-pierre-mendes-france-contre-le-traite-de-rome-le-18-janvier-1957

[11] Dans un texte pour la fondation Res publica, Jean-Eric Shoettl parle de « souveraineté juridiquement mutilée » :  « en raison de la dépossession sérieuse et continue des pouvoirs appartenant au législateur, pourtant seul dépositaire selon la Constitution de l’exercice du pouvoir législatif. Une Commission Européenne, un Conseil Européen et cinq Cours suprêmes (Conseil Constitutionnel, Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cour de Justice de l’Union Européenne, Conseil d’État, Cour de Cassation) fabriquent à jet continu des décisions rivalisant de zèle pour écarter nos lois, relativiser leur application, interdire tout ou partie de leur contenu et inventer toutes sortes de règles afin de les rendre caduques. Écrire la loi et par conséquent prendre des décisions en toute indépendance est devenu un travail de slalomeur serré entre les bâtons hérissés d’interdits illisibles, imperfectibles, instables et parfaitement illégitimes. » https://fondation-res-publica.org/2024/04/04/europe-et-souverainete-nationale-ou-en-est-on-que-faudrait-il-faire/

[12] La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Collectif « Chapitre 2 », 2019, p.35

[13] Arrêt Van Gend Loos, 5 février 1963

[14] La directive entérinant la liberté de circulation des capitaux est signée en juin 1988.

[15] Voir à ce sujet l’article de Rawi Abdelal, Le consensus de Paris : la France et les règles de la finance mondiale (Critique internationale, no. 28 (juillet/septembre 2005)

[16] La primauté des règlements européens sur la loi nationale est quant à elle actée en septembre 1990 CE, 24 septembre 1990, M.X. n°58 657

[17]  https://fondation-res-publica.org/2024/04/04/europe-et-souverainete-nationale-ou-en-est-on-que-faudrait-il-faire/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_source_platform=mailpoet&utm_campaign=colloque-sur-la-formation-des-elites-organise-par-la-fondation-res-publica-le-mardi-20-juin-de-18h-a-21h-a-la-maison-de-la-chimie-3

[18] L’article 88-1 dispose que « La République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». L’article 88-2 dispose que « Sous réserve de réciprocité, et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, la France consent aux transferts de compétences nécessaires à l’établissement de l’union économique et monétaire européenne ainsi qu’à la détermination des règles relatives au franchissement des frontières extérieures des Etats membres de la Communauté européenne ».

[19] […] Enfin, et je souhaite insister sur ce point, la normalisation de la politique économique française implique à très court terme la révision à la baisse de notre système de protection sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire, tant pour l’harmonisation que pour la fameuse « convergence » des économies. Que la crise de notre État providence appelle de profondes réformes, je serai le dernier à le contester. Que cette modernisation, faute de courage politique, soit imposée par les institutions communautaires, voilà qui me semble à la fois inquiétant et riche de désillusions pour notre pays. Il suffit d’ailleurs de penser à cette « Europe sociale » qu’on nous promet et dont le Président de la République, lui-même, inquiet, semble-t-il, des conséquences de la monnaie unique, cherchait à nous convaincre, à l’aurore de ce 1er mai 1992, qu’elle aurait un contenu, qu’elle nous assurerait un monde meilleur. Hélas, quand on lit les accords de Maastricht, on ne voit pas très bien où est le progrès social ! »

[20] https://www.monde-diplomatique.fr/2005/05/CASSEN/12227

[21] La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Collectif « Chapitre 2 », 2019, p.83

[22] Pascal Lorot, Le choc des souverainetés, Débats publics, 2023, p.155.

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Huit ans après le référendum, le Royaume-Uni et l’Europe à l’aube des élections 2024

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Quelle plateforme plus appropriée que Le Temps des Ruptures pour parler de la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ? Le négociateur en chef du Brexit pour l’UE, Michel Barnier, parmi d’autres, en parlait comme d’un divorce. A l’approche des élections européennes, nous parlerons donc ici de « rétrécissement », plutôt que d’élargissement.

Le passé, le futur et le présent

2024, c’est l’année anniversaire de plusieurs dates significatives pour le Royaume-Uni et ses voisins continentaux. Rien que du point de vue français, 2024 marque les 120 ans de l’Entente cordiale qui réglait, en 1904, certains différends plusieurs fois centenaires ; les 80 ans du Débarquement ; ou encore les 30 ans du tunnel sous la Manche.

2024, c’est aussi l’année des premières élections européennes depuis le départ officiel du Royaume-Uni, puisque celui-ci n’a pris effet que le 31 janvier 2020, soit environ huit mois après les élections qui ont formé le Parlement européen que nous nous apprêtons à renouveler. Quatre ans après cette sortie, et près de huit ans après la tenue du référendum qui l’a déclenchée (le 23 juin 2016), à l’aube d’élections déterminantes pour l’avenir de l’UE, où en est la relation de celle-ci avec son ex ? Car c’est bien connu, pour aller de l’avant, il faut savoir prendre du recul.

Beaucoup de chercheurs (voir, par exemple, les travaux de UK in a Changing Europe), journalistes, politiciens ou commentateurs s’attachent depuis un certain temps à prédire l’avenir de cette relation. Il faut souligner que ces prédictions reposent en partie sur des sables mouvants, dans la mesure où les élections générales qui doivent avoir lieu au Royaume-Uni d’ici janvier 2025 n’ont toujours pas, à l’heure actuelle, été convoquées. Chacun s’accordant sur une victoire plus ou moins triomphante du parti travailliste, après une quinzaine d’années de domination conservatrice, il s’agit donc d’un périlleux exercice reposant notamment sur les propos du potentiel prochain ministre des Affaires étrangères, le travailliste David Lammy.

Non seulement il est difficile de fonder ces projections sur des faits, mais aussi faut-il rappeler que le Brexit n’est pas un événement daté. C’est un processus, encore inachevé. Par conséquent, le futur de la relation dépend aussi du bon déroulement des procédures de divorce. Avant de décortiquer bille en tête un hypothétique futur pacte de sécurité britannico-européen – la relation de défense n’ayant de toute façon que peu souffert du Brexit, ne serait-ce que parce qu’elle ne faisait pas partie du « package » à négocier –, rappelons que les institutions européennes veillent toujours au grain s’agissant du respect des deux accords négociés et adoptés par l’UE et le Royaume-Uni : l’Accord de retrait (les termes du « divorce ») conclu fin 2019, et l’Accord de commerce et de coopération (les bases juridiques de la nouvelle relation – aussi connu sous le nom de « TCA »), conclu in extremis fin 2020.

 

Où en est le Brexit ? Le cas de l’Irlande du Nord

 

 ©Carte : FranceInfo

Tout n’est en effet pas réglé : prenons le cas précis de l’Irlande du Nord. Dans le but de préserver la paix sur l’île d’Irlande, l’Irlande du Nord étant une nation constituante du Royaume-Uni – dont le gouvernement souhaitait sortir du marché européen –, et la République d’Irlande faisant partie de l’Union européenne, l’Accord de retrait conclu contenait un Protocole spécifique maintenant de fait l’Irlande du Nord dans le marché unique, afin d’éviter le retour d’une frontière physique entre les deux Irlande tout en protégeant le sacro-saint marché européen.

Sauf que ce Protocole n’était pas du goût de tous au Royaume-Uni, et en particulier pas de celui des « unionistes » nord-irlandais. Ceux-ci sont attachés à ce que l’Irlande du Nord soit traitée exactement pareil que le reste du Royaume-Uni, et ils bloquaient par conséquent le fonctionnement politique et administratif de l’Irlande du Nord, conduisant le gouvernement britannique à prendre toute une série de mesures ne respectant pas l’Accord de retrait.

Au bout d’une longue période de blocage diplomatique, l’UE et le gouvernement britannique se sont finalement entendus en février 2023 sur le « Cadre de Windsor », prévoyant des mesures courant jusqu’en 2025 pour enfin mettre en œuvre le Protocole dans son entièreté.

 

Les rêves de 2016 et les cauchemars de 2024

La veille du vote, le bon vieux Telegraph publiait un long éditorial détaillant en vingt points, tout à fait sérieusement, pourquoi le Royaume-Uni devrait sortir de l’Union européenne (inutile de rappeler qu’à ce stade, les termes du « Brexit », et surtout ses conséquences, n’étaient pas définis). Certains de ces arguments paraissent lunaires (allez jeter un œil !). Et l’on peut difficilement faire porter le blâme à l’évolution des mentalités par rapport à l’environnement, par exemple.

Huit ans plus tard, il est aisé de démontrer combien les trois premières affirmations du Telegraph étaient mensongères (sans parler du reste) :

  1. « Nous récupérerions notre argent» (comme le réclamait Margaret Thatcher plus de quarante ans plus tôt)

© Getty

2. « Nous pourrions décider de qui peut entrer dans notre pays»

3. « Nous pourrions à nouveau décider de nos propres lois »

Premièrement, les économistes estiment de manière consensuelle que le Brexit est la cause de la baisse de 2 à 3 points du PIB britannique (pour ne prendre que cet indicateur).

Deuxièmement, le nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile est au plus haut (le Royaume-Uni ne fait plus partie du règlement Dublin), tout comme l’immigration illégale (les small boats, ça vous parle ?), tandis que nombre d’entreprises britanniques (dans la restauration ou l’agriculture par exemple) ont le plus grand mal à recruter.

Troisièmement, en matière de législation, sur les milliers de textes de loi issus du droit européen transposés au Royaume-Uni dont le gouvernement conservateur se vantait de se débarrasser complètement, seuls 700 environ (dont beaucoup de textes obsolètes) ont réellement été amendés ou abrogés.

Les universitaires et les spécialistes s’accordent assez largement sur le rôle majeur qu’a joué le sentiment anti-immigration dans le vote anti-UE lors du référendum. Les dirigeants britanniques qui ont mis en œuvre le résultat du vote l’ont interprété comme l’expression d’une volonté de mettre fin à la liberté de circulation des personnes, ce qui, cela va sans dire, a entraîné la fin des trois autres libertés de circulation européennes (biens, services, capitaux).

Si les Travaillistes semblent donc mieux disposés à l’égard de l’UE, il n’en demeure pas moins qu’ils ont (en tout cas à ce stade) exclu de réintégrer l’Union ou son marché unique, et qu’ils hériteront – s’ils gagnent en effet les élections – d’un état de fait difficile à renverser.

Mais puisqu’il s’agit d’aller de l’avant, pas la peine d’égrener ici la longue liste des maux qui accablent le Royaume-Uni depuis qu’il a rompu avec le club des 27, mais revenons sur ce que 2024 lui réserve. Car 2024, c’est aussi l’année d’entrée en vigueur (entre autres) de nouveaux contrôles britanniques sur les importations, tout comme de l’EES européen. De quoi s’agit-il ?

Lors de la sortie définitive du Royaume-Uni en janvier 2021 (à la fin de la « période de transition »), l’UE a tout de suite mis en place de nouveaux contrôles à l’importation sur les marchandises en provenance de son voisin. Celui-ci, en revanche, a maintes fois reporté l’introduction de nouveaux contrôles sur les importations – notamment alimentaires – en provenance du continent, ce qui va à l’encontre des règles du commerce mondial. Ce nouveau système de contrôle, au doux nom de Border Target Operating Model (BTOM), est finalement entré en vigueur fin janvier 2024. Les contrôles physiques des cargaisons n’ont commencé que le 30 avril, et le système est loin d’être au point, ce qui pourrait détourner du marché nombre de fournisseurs et créer des pénuries bien pires que celles jusqu’ici reportées : en effet, le Royaume-Uni importe jusqu’à 70% (en hiver) de ses produits frais depuis l’UE, et l’accumulation des événements climatiques qui menacent ses récoltes n’aidera certainement pas à réduire sa dépendance.

Dans la même veine, le nouveau système européen d’entrée et de sortie – le (peu) fameux « EES », lui aussi reporté mais qui devrait entrer en vigueur à l’automne 2024 – freinera davantage encore la circulation entre le Royaume-Uni et l’Union, cette fois des personnes. Tous les citoyens extra-communautaires (plus précisément, tous les citoyens de pays tiers à l’UE ou à l’espace Schengen – à l’exception de ceux bénéficiant du statut de résidant) seront tenus de s’enregistrer (avec notamment prise d’empreintes) à chaque entrée et sortie du territoire européen, même pour de très courts séjours. Oui, et ? me direz-vous. Eh bien, pour les Britanniques, cela rajoute encore un obstacle pour se rendre facilement dans l’UE, rien qu’en raison de l’allongement des délais que cela provoquera. Prenons le terminal international de la Gare Saint-Pancras à Londres, d’où partent les trains Eurostar à destination du continent : il compte bien peu d’espace disponible pour installer toutes les bornes d’enregistrement qui seraient nécessaires pour assurer la fluidité du trafic…

Si dans l’esprit de beaucoup d’Européens (comprendre, citoyens de l’UE) comme de Britanniques, le Brexit appartient au passé, maints exemples démontrent qu’il n’en est rien – ses conséquences sont loin d’être résorbées pour les citoyens concernés.

Aujourd’hui, la majorité des Britanniques regrettent le Brexit, et si le Royaume-Uni n’est pas coulé, il est bien touché. Alors, puisque nous, citoyens de l’UE, sommes appelés aux urnes, informons-nous correctement avant de voter, sans nous laisser influencer par les slogans bien tournés mais vides de sens. Et gardons en tête qu’avec le retour de la rhétorique des « grandes puissances » et le changement climatique, l’enjeu n’est pas de savoir si votre première ou prochaine voiture sera française ou allemande, mais si la batterie de votre vélo est européenne ou chinoise.

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La Moldavie et le projet européen

La Moldavie et le projet européen

Le 3 mars 2022, quelques jours après le déclenchement de la guerre en Ukraine, la Moldavie dépose sa candidature d’adhésion à l’Union européenne. Quelques mois plus tard, le statut de candidat leur est officiellement accordé. Ce petit État, enclavé entre la Roumanie et l’Ukraine, compte 2,6 millions d’habitants qui, face à la menace russe, voient de plus en plus l’adhésion à l’UE comme une protection tant économique que sécuritaire. L’ambassadeur de France en Moldavie, Paul Graham, a accepté de répondre à nos questions.

Le Temps des Ruptures : Historiquement, quelles relations entretient la Moldavie avec le reste du continent européen ? Dans quel(s) espace(s) géographiques s’est-elle constituée au fil des siècles ?

Paul Graham : La République de Moldavie, partie orientale de la principauté médiévale de Moldavie, a une histoire particulièrement tourmentée, celle d’une région disputée, aux marches des Empires ottoman, russe mais aussi autrichien. Son appartenance à l’aire linguistique et culturelle roumanophone, qui en fait la singularité, atteste de l’empreinte laissée par la civilisation romaine dans cette partie de l’Europe.

L’époque contemporaine est essentiellement marquée par la domination de l’Empire russe puis soviétique avec une parenthèse roumaine entre les deux guerres mondiales. En 1812, le Traité de Bucarest partage en deux la principauté historique de Moldavie vassale de l’Empire Ottoman, dont la partie orientale est rattachée à l’Empire russe sous le nom de Bessarabie. Ce territoire est un siècle plus tard intégré à la « grande Roumanie » entre 1918 et 1940. Attribuée à l’Union soviétique sur la base des accords Molotov-Ribbentrop, la Bessarabie, dont les frontières ont été modifiées par Staline, devient, après la Seconde Guerre Mondiale, la République Socialiste Soviétique Moldave qui comprend également la Transnistrie, ancienne République Socialiste Soviétique Autonome Moldave, créée ex nihilo par les Soviétiques en 1924 sur la rive gauche du Dniestr. Indépendante depuis 1991, la République de Moldavie a vu son développement entravé par sa dépendance économique à l’égard de la Russie, le conflit avec l’entité séparatiste de Transnistrie appuyée par Moscou, ainsi que des problèmes de corruption et de gouvernance dans un contexte géopolitique compliqué.

LTR : Le XXème siècle a-t-il contribué à renforcer le sentiment européen des Moldaves ? Ou au contraire la domination russe a-t-elle introduit une appartenance “slave” ?

Paul Graham : Les Moldaves sont des Européens tant sur les plans historique et géographique que culturel et linguistique. Cela étant, ballotés par l’histoire, ils ont développé une identité composite où, pour ne prendre que l’exemple des langues, le Roumain, langue officielle et majoritaire du pays, cohabite avec le Russe, l’Ukrainien, le Bulgare et le Gagaouze, langue turcique. Il faut également se souvenir que, avant la Seconde Guerre Mondiale, la Bessarabie accueillait également une importante communauté juive parlant yiddish qui représentait jusqu’à 40 % de la population de certaines villes moldaves au début du XXème siècle. Si on ne peut pas parler de sentiment d’appartenance à un quelconque espace slave, la soviétisation s’est néanmoins accompagnée d’une forme de « russification », le russe bénéficiant du statut privilégié de langue interethnique et l’alphabet cyrillique étant imposé au détriment de la graphie latine pour l’écriture du roumain. Il faudra attendre la grande manifestation populaire du 31 août 1989 pour que le Roumain soit proclamé langue de l’Etat et sa graphie en cyrillique abandonnée.

LTR : Depuis l’indépendance de 1991, le sentiment d’appartenance européenne s’est-il renforcé ?

Paul Graham : Le sentiment d’appartenance européenne a évolué. Dans les années 1990, il était sans doute principalement orienté vers l’unification avec la Roumanie voisine qui apparaissait comme le chemin le plus court pour régler les nombreux problèmes auxquels la jeune République de Moldavie était confrontée. Depuis, ce sentiment d’appartenance s’est plutôt structuré autour de l’Union européenne, principal partenaire commercial et soutien au développement du pays, où de nombreux moldaves voyagent, étudient, et travaillent. A partir de 2014, l’accord d’association et celui sur la dispense de visa de court séjour ont permis de renforcer encore davantage les échanges tandis que l’agression russe de l’Ukraine a confirmé la nécessité d’un fort ancrage européen du pays en réponse aux menaces de Moscou. Aujourd’hui, les sondages indiquent que plus de 60 % de la population est en faveur de l’adhésion à l’Union européenne, dont le drapeau flotte fièrement devant et à l’intérieur de la plupart des édifices publics.

LTR : Comment s’envisage “l’européanité” de la Moldavie et des Moldaves ? Politique, culturelle, religieuse ?

Paul Graham : L’européanité de la République de Moldavie et des Moldaves est multidimensionnelle : historique, géographique, culturelle, linguistique, religieuse. Quand vous visitez la capitale Chisinau, vous vous sentez en Europe, l’aménagement urbain est européen, la gastronomie est européenne, les musées, salles de théâtres et de spectacles sont européens, l’art de vivre y est européen. J’ajouterai qu’il faut également prendre en compte le rôle de l’importante diaspora moldave, dont les représentants vivent majoritairement dans les pays de l’Union européenne. Dans presque chaque famille moldave, vous avez un ou plusieurs membres travaillant en Italie, en Roumanie, en Espagne, en Allemagne ou en France.

LTR : Quel est l’état actuel des rapports diplomatiques entre la Moldavie et l’Union européenne ? Et quel est-il concernant la Russie ? 

Paul Graham : Depuis le 23 juin 2022, la République de Moldavie bénéficie du statut de candidat à l’Union européenne. Elle est déjà bien avancée sur le chemin de l’intégration grâce à un accord d’association appliqué depuis 2014 qui prévoit une zone de libre-échange approfondi et complet, à un accord de dispense de visa de court séjour et à l’appartenance au partenariat oriental qui offre un accès privilégié à d’importants financements. L’Union européenne apporte son soutien dans tous les secteurs de l’appui aux médias indépendants à la cybersécurité en passant par l’énergie et les transports. Entre octobre 2021 et juin 2022, ce sont 1,2 milliard € qui ont été mis à la disposition de la République de Moldavie par l’UE, la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) et la BEI (Banque européenne d’investissement).

En revanche, les rapports diplomatiques avec Moscou se sont considérablement dégradés depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022. Les autorités moldaves ont condamné avec force l’agression des forces russes et participent à l’isolement diplomatique de la Russie. Sans s’associer formellement aux sanctions européennes, elles veillent à en éviter le contournement. Différentes mesures ont été prises pour réduire les relations de dépendance de la République de Moldavie envers la Russie, notamment dans le domaine énergétique. La République de Moldavie, qui estime être la cible d’une « guerre hybride » visant à déstabiliser le pays et à entraver le bon fonctionnement de ses institutions démocratiques, accueille, depuis juin dernier, une mission civile de l’UE notamment chargée de l’aider à faire face aux menaces hybrides russes.

LTR : Quelles sont les principales motivations de l’adhésion à l’Union européenne ? A quel horizon la Moldavie peut-elle espérer rejoindre l’UE ?

Paul Graham : La Présidente Sandu présente l’adhésion à l’Union européenne comme un enjeu existentiel, comme une question de survie pour la République de Moldavie qui, en raison de son positionnement géopolitique, est particulièrement vulnérable. Il s’agit également de relever un défi mobilisateur, susceptible de transcender les divisions du pays et de donner du sens aux indispensables réformes structurelles nécessaires (notamment la consolidation de l’Etat de droit) pour assurer son développement économique et social mais également sa sécurité. Pour la République de Moldavie, qui a connu un parcours chaotique depuis l’indépendance, le processus d’adhésion est aujourd’hui une véritable « boussole » qui indique la direction à suivre.

Tout en se voulant réalistes, les autorités moldaves déclarent vouloir tout mettre en œuvre pour que le pays soit prêt à adhérer à l’Union européenne en 2030. On verra si ce pari volontariste pourra être tenu. En tout cas, la volonté est forte de progresser aussi rapidement que possible sur le chemin de l’intégration européenne.

LTR : Le 1er juin 2023, 47 pays européens se sont réunis à Bulboaca, en Moldavie, pour le deuxième sommet de la Communauté politique européenne (CPE). À quoi peut-on s’attendre au-delà de la lutte contre la menace russe ? Le Sommet de Chisinau a-t-il joué comme accélérateur ou frein à l’adhésion de la Moldavie à l’Union européenne ?

Paul Graham : La tenue du Sommet de la CPE à Bulboaca, au plus près du front ukrainien, a été un symbole fort qui a apporté la démonstration de l’utilité et de l’importance de ce cadre politique de discussions au plus haut niveau, entre égaux, avec comme principal objectif de relever collectivement les défis qui se posent à l’ensemble du continent européen sur les plans de la sécurité, de la connectivité, de l’énergie ou du climat

Pour la République de Moldavie, au-delà du défi organisationnel, le Sommet de la CPE a été avant tout une manifestation internationale de soutien avec l’annonce du déploiement d’une mission PESD civile pour lutter contre les menaces hybrides, l’adoption d’un régime européen de sanctions contre ceux qui cherchent à la déstabiliser, l’association au mécanisme pour l’interconnexion en Europe, et la réduction volontaire des frais d’itinérance.

Ce Sommet a également servi de caisse de résonance à l’ambition européenne de la République de Moldavie qui a été amplement relayée et médiatisée. A titre d’exemple, le Président de la République a notamment déclaré publiquement que « l’adhésion de la République de Moldavie n’est pas seulement réaliste, elle est un fait qui doit être accompli » en exprimant sa « grande confiance dans sa capacité d’avancer rapidement dans son parcours d’adhésion à l’UE ».

Pour répondre à votre question, le pari réussi de l’accueil du Sommet de la CPE par la République de Moldavie ne peut que jouer en faveur de ce pays dans le contexte des discussions sur l’élargissement de l’Union européenne.

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Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?

Que signifierait une victoire de la Russie sur l’Ukraine ?

Depuis deux ans, le conflit entre la Russie et l’Ukraine fait rage, semant le chaos et provoquant des conséquences désastreuses pour la région et au-delà. Alors que la contre-offensive menée depuis cet été par l’Ukraine est considérée comme un échec, une question se pose de manière de plus en plus prégnante : quelles seraient les conséquences d’une victoire russe dans ce conflit ? Réponse courte en partenariat avec Yann Paris, créateur de Cartes du Monde.

Conséquences immédiates pour l’Ukraine

L’occupation russe de l’Ukraine engendrerait une série de conséquences humanitaires d’importance. Tout d’abord, elle plongerait la population ukrainienne dans un climat de terreur et de répression. Les récits de témoins oculaires et les rapports des organisations de défense des droits de l’homme décrivent déjà les atrocités commises dans les régions occupées. Des actes de torture, de violences sexuelles et d’abus systématiques des droits de l’Homme sont monnaie courante sous le régime d’occupation russe. Dans un récent rapport, Human Rights Watch souligne que « les atrocités commises par les forces d’occupation russes en Ukraine sont inacceptables et doivent être condamnées par la communauté internationale. » L’objectif principal de cette répression serait d’étouffer toute forme de résistance et de dissidence au sein de la population. Les Ukrainiens qui oseraient s’opposer à l’occupant russe seraient confrontés à des représailles brutales, allant de l’emprisonnement arbitraire à l’exécution sommaire. Outre la terreur imposée à la population, l’occupation russe aurait également un impact économique désastreux sur l’Ukraine. Selon les estimations de la Banque mondiale, l’économie ukrainienne pourrait subir une contraction de 10% dans les premières années suivant une occupation russe. En effet, la Russie chercherait à exploiter les ressources naturelles et industrielles du pays à son propre avantage, au détriment du développement économique et de la souveraineté de l’Ukraine. Les richesses agricoles, minières et énergétiques de l’Ukraine constitueraient une manne précieuse pour l’économie russe, alimentant ainsi son expansion économique et son pouvoir politique. Enfin, l’occupation russe compromettrait l’intégrité territoriale de l’Ukraine, avec le risque de voir certaines régions annexées ou transformées en entités semi-autonomes contrôlées par le Kremlin. Cette fragmentation du territoire ukrainien affaiblirait davantage le gouvernement central et renforcerait la mainmise russe sur le pays.

 

Répercussions pour l’Europe et l’Union Européenne

Une victoire russe aggraverait les clivages au sein de l’Union européenne (UE), en particulier entre les pays membres de l’Est et de l’Ouest. Les nations de l’Est de l’Europe, ayant vécu sous l’ombre de l’empire soviétique, percevraient cette victoire comme une menace directe pour leur sécurité et leur souveraineté. Comme l’a souligné l’ancien Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, « Une Ukraine sous contrôle russe serait une menace existentielle pour la Pologne et toute l’Europe de l’Est« . En réaction, ces pays se tourneraient vers une politique de réarmement, cherchant à renforcer leurs capacités militaires pour faire face à la menace russe. Selon les estimations de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), les dépenses militaires dans la région pourraient augmenter de 20% dans les années suivant une victoire russe. Cette militarisation croissante de la région risque d’aggraver les tensions et de créer des dissensions au sein de l’Union européenne. Bien que les États membres de l’Union européenne aient initialement, et unanimement, condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des désaccords stratégiques ont rapidement émergé concernant les sanctions à imposer à la Russie. Les récentes déclarations du président français sur l’Ukraine, suggérant que « rien ne doit être exclu » quant à un éventuel envoi de troupes en Ukraine, ont exacerbé ces désaccords, même si Emmanuel Macron a justifié en privé ses prises de position par une nécessaire « ambiguïté stratégique ». Cette stratégie risquée s’inspire de la « stratégie du fou », popularisée par Richard Nixon, qui consiste à adopter un comportement imprévisible pour déstabiliser l’adversaire.

La Russie pourrait également exploiter la crise migratoire comme un outil de déstabilisation de l’Europe. En facilitant ou en encourageant les flux migratoires en provenance de régions instables ou en conflit, Moscou chercherait à créer des tensions sociales et politiques au sein des pays européens. Selon un rapport de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), une victoire russe en Ukraine pourrait entraîner un afflux massif de réfugiés et de migrants vers l’Europe, mettant ainsi à rude épreuve les capacités d’accueil et d’intégration des États membres. De plus, la Russie pourrait utiliser l’arme migratoire comme moyen de pression politique, menaçant de déclencher des vagues migratoires incontrôlées si l’UE adoptait des mesures contraires à ses intérêts.

 

Conséquences mondiales

La consolidation du pouvoir de Poutine en Russie serait le résultat direct d’une victoire sur l’Ukraine. Pour le politologue russe Andrei Kolesnikov, « une victoire en Ukraine serait un succès majeur pour Poutine et consoliderait sa position en tant que leader incontesté de la Russie. » Cette réussite militaire renforcerait la popularité et la légitimité de Poutine sur la scène politique russe, consolidant ainsi son autorité et son contrôle sur le pays. En renforçant son pouvoir intérieur, Poutine serait en mesure d’étendre son influence à l’extérieur, utilisant la victoire en Ukraine comme un levier pour accroître l’hégémonie russe dans la région et au-delà. De plus, une victoire russe pourrait entraîner un effet domino géopolitique, incitant d’autres acteurs régionaux à adopter une approche plus agressive en matière d’expansion territoriale. Comme l’a souligné le professeur britannique de relations internationales Richard Sakwa, « une victoire en Ukraine pourrait encourager d’autres puissances à suivre l’exemple russe et à remettre en question l’ordre mondial établi. » La Chine, en particulier, pourrait être encouragée à intensifier ses revendications territoriales en mer de Chine méridionale et à l’encontre de Taïwan. Une telle escalade des tensions aurait des répercussions majeures sur la stabilité régionale en Asie et pourrait déclencher une nouvelle course aux armements dans la région. Enfin, une victoire russe affaiblirait encore davantage la Pax Americana, le système d’alliances et de leadership mondial établi par les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La perception d’une réduction de l’influence et de la fiabilité des États-Unis pourrait inciter d’autres acteurs régionaux à remettre en question l’alliance américaine et à rechercher de nouvelles alliances ou à adopter une politique étrangère plus autonome. En outre, en cas de conflit dans le détroit de Taïwan, une zone cruciale pour le commerce mondial, les répercussions économiques seraient significatives. Une perturbation des flux commerciaux dans cette région aurait des répercussions importantes sur les chaînes d’approvisionnement mondiales

En conclusion, une victoire de la Russie sur l’Ukraine serait bien plus qu’une simple défaite militaire pour ce pays. Elle représenterait un nouveau facteur de déstabilisation des relations internationales, affaiblissant une nouvelle fois l’influence mondiale des Etats-Unis. Les conséquences d’une telle issue toucheraient tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. Outre la répression de la population ukrainienne et l’intensification des tensions en Europe, une telle victoire renforcerait également l’autoritarisme de Poutine en Russie et pourrait encourager d’autres actions territoriales de la part d’acteurs régionaux tels que la Chine.

Retrouvez le thread diffusé par le compte @CartesDuMonde sur X (anciennement Twitter), à l’origine de cet article, grâce au lien suivant : https://x.com/CartesDuMonde/status/1768998180366991569?s=20

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Adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne : une fausse bonne idée

Adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne : une fausse bonne idée

Depuis le déclenchement de la guerre, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré. Pourtant, alors que nous faisons déjà face à une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine aurait des effets désastreux pour plusieurs filières.

Depuis le déclenchement de la guerre provoquée par l’invasion russe, le processus d’adhésion de l’Ukraine s’est accéléré sous l’impulsion de nombreux chefs d’État et de gouvernement européens. Le 28 février 2022, le président Volodymyr Zelensky a officialisé la volonté de son pays d’entrer dans l’Union européenne. Cette initiative, très largement soutenue par l’opinion publique, marque un lent et long processus qui pourrait s’étaler sur les quinze prochaines années avant que soit actée cette éventuelle adhésion.

Alors que notre pays est frappé par une crise agricole, l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne aujourd’hui aurait des effets désastreux pour certaines filières. Il va de soi que les coûts de production de nos modèles agricoles ne sont pas égaux et que la mise en concurrence de ceux-ci avec les exportations ukrainiennes fragiliserait inexorablement les agriculteurs français – déjà mis à mal par la mondialisation à laquelle ils doivent faire face depuis des années. Avant l’invasion russe, l’Ukraine était le 4ème pays agricole mondial, 1er exportateur d’huile de tournesol, 4ème de maïs et d’orge et se plaçait 5ème dans l’exportation de blé.(1)

Le destin des agriculteurs est intrinsèquement lié à la politique agricole commune (PAC) pilotée par l’Union européenne. Si ce dispositif fait débat et est amené à évoluer, en l’état actuel de son fonctionnement, plus l’on a de surface agricole, plus on reçoit de fonds. L’argent perçu bénéficie donc aux plus grandes surfaces, dont l’Ukraine ferait partie si elle venait à entrer dans l’Union européenne. Les dix plus grandes entreprises agricoles ukrainiennes contrôlent 70% du marché national.(2) Cela affecterait la compétitivité de certaines exploitations agricoles des Etats membres : le budget de la PAC exploserait au bénéfice de ces grands groupes, qui alimenteraient le marché européen de produits agricoles à bas coûts. Les Etats européens devront donc faire face à cette mise en concurrence qui pourrait être fatale à de nombreux pans de l’agriculture française.

Par ailleurs, il paraît difficile d’harmoniser les normes environnementales européennes avec celles en vigueur en Ukraine. Une adhésion aurait ainsi plutôt tendance à tirer ces normes vers le bas, ce qui serait désastreux pour la biodiversité et pour la santé des consommateurs. En effet, les obligations européennes en matière d’usage des pesticides sont très éloignées de celles mises en place par l’Ukraine sur sa production.

Les exportations agricoles ukrainiennes actuelles vers l’UE ont déjà fragilisé notre économie : entre 2021 et 2023, elles ont bondi de près de 176%. Selon les Echos, les importations de volaille ont augmenté de 50 % en 2023 par rapport à 2022. Le prix du poulet produit en Ukraine, au kilo, est de 3€ en moyenne. Il est de 7€ en France. Voilà à quoi doivent aujourd’hui faire face les agriculteurs français.

À l’heure où la France doit concentrer tous ses efforts à retrouver le chemin d’une souveraineté agricole et alimentaire, l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne peut donc apparaître comme une fausse bonne idée.

Références

(1)Benjamin Laurent, “Mobilisation des agriculteurs : les produits ukrainiens sont-ils une « concurrence déloyale » à l’agriculture européenne ?”, Géo, 2 février 2024.

(2) Stefan Lehne, « A Reluctant Magnet: Navigating the EU’s Absorption Capacity », 21 septembre 2023.

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2024, année géopolitique périlleuse pour la France et les Européens

2024, année géopolitique périlleuse pour la France et les Européens

Cet article revient sur les défis géopolitiques qui attendent la France et l’Union européenne en 2024.

Source photo : Gavriil Grigorov / Pool Photo

Article finalisé le 02/03/2024

Dans moins de trois mois et demi, les électeurs européens seront appelés aux urnes… et ils le feront dans un contexte géopolitique qui n’a jamais été aussi tendu depuis la fin des années 1990. Au-delà des processus internes des vies politiques nationales, cette ambiance anxiogène n’est pas sans influence sur la campagne électorale qui commence.

Et alors qu’Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne sortante (recyclée dans ce poste par Angela Merkel qui tentait de se débarrasser de sa ministre de la défense empêtrée dans des accusations de conflits d’intérêts et de favoritisme sur des millions de contrats de consultants d’incompétence) vient d’annoncer qu’elle était candidate au renouvellement de son mandat – le président de la Commission européenne est élu pour un mandat de cinq ans par le Parlement européen sur proposition (à la majorité qualifiée) du Conseil européen –, il est bon de se souvenir qu’elle avait appelé dès 2020 à l’émergence d’une Europe « plus géopolitique ». Une affirmation plutôt cocasse pour une dirigeante politique qui sur l’économique, le numérique et le géostratégique a toujours fait preuve d’un alignement total sur les États-Unis d’Amérique. Sur les questions énergétiques, elle s’est alignée soit sur la Russie soit sur d’autres dictatures tout aussi impérialistes, comme l’Azerbaïdjan.

Une naïveté stratégique et idéologique qui pourrait bien s’avérer devenir un aveuglement coupable : Vladimir Poutine a organisé sa capacité à maintenir le conflit ukrainien dans la durée, au moment où le soutien matériel et financier des Occidentaux à l’Ukraine commence lui-même à faiblir. C’est l’une des explications des revers récents des troupes ukrainiennes dans la guerre de position qui les opposent à l’armée du Kremlin. Le jusqu’au-boutisme d’une partie des parlementaires républicains au Congrès américain joue également dans cette pénurie de matériel et de munitions que subissent les Ukrainiens et donne un avant-goût de ce qui pourrait advenir de l’alliance américaine après l’élection présidentielle de novembre prochain, que Trump soit à nouveau élu … ou pas.

Le paysage politique européen va-t-il être bouleversé ?

Si l’on s’en tient à l’état des sondages dans les différents États membres de l’Union européenne, les équilibres politiques au sein du Parlement européen vont évoluer, mais sans chambardement spectaculaire. En réalité, l’Union européenne a d’ores-et-déjà glissé vers la droite et les élections européennes ne seront qu’une confirmation de cette situation politique.

À l’extrême-droite, la somme des groupes European Conservatives and Reformists – qui rassemble les ultra-conservateurs polonais du PiS, Fratelli d’Italia de Georgia Meloni, Reconquête, Vox ou l’extrême droite suédoise – et Identité & Démocratie – c’est le groupe initié par le Rassemblement national de Marine Le Pen avec le PVV de Geert Wilders, la Lega de Matteo Salvini, le FPÖ autrichien et Alternativ für Deustchland (AfD) – devrait passer de 18 à un peu plus de 24%… on s’attend dans les rapports de force entre ses deux groupes à un rééquilibrage entre les deux extrêmes droites italiennes au profit du parti néofasciste de la première ministre, mais surtout à un doublement du score de l’AfD – dont les orientations l’alignent de plus en plus sur une ligne néo-nazie – passant de 11 à 22/23%. Vox pour ECR et Chega (Portugal) pour ID devraient également progresser, alors que le Rassemblement national pourrait passer de 23% (score de 2019) à 27 voire 30% (Reconquête étant testé à 7-8%). À ces deux groupes parlementaires, il faut ajouter le parti de l’insubmersible premier ministre hongrois Viktor Orban qui a quitté les conservateurs du PPE en 2021, qui devrait conserver leur douzaine d’eurodéputés sans que l’on sache où ils atterriront. Enfin, parmi les députés non inscrits, on compte aussi des membres de l’extrême droite (parfois de la pire obédience comme les néonazis grecs d’Aube dorée) qui devraient encore représenter autour de 3% du parlement européen.

Les conservateurs du PPE (démocrates chrétiens allemands, néerlandais et autrichiens, LR en France, conservateurs espagnols et grecs, centre droit portugais, centristes et berlusconistes italiens, libéraux polonais et irlandais) devraient se maintenir autour de 25%. Renew Europe (libéraux européens, macronistes et conservateurs irlandais) passeraient de 14 à 11,5%.

À gauche, rien de réjouissant, le groupe social-démocrate (S&D) passerait sous la barre des 20%, le groupe des écologistes pourrait perdre au moins un tiers de ses députés. Par ailleurs, il s’agit du groupe qui est le moins cohérent politiquement du parlement européen, 1/3 de ses membres ne sont pas écologistes. Quant à la gauche radicale, elle se maintiendrait autour de 6% sans garantie à ce stade que le nouveau parti de Sahra Wagenknecht en Allemagne décide de siéger dans le même groupe parlementaire que ses « frères ennemis » de Die Linke.

La plupart des observateurs européens s’accordent pour le moment sur le fait que la triade PPE-S&D-Renew – la Grande Coalition européenne – disposerait toujours d’une majorité, mais une nouvelle croissance des ECR et de l’I&D pourrait “tenter” le PPE de se tourner vers la droite : en effet, PPE, ECR, I&D et un certain nombre de non-inscrits disposeraient théoriquement de la majorité au parlement européen. Cependant, il faut noter que l’extrême droite européenne ne constitue pas un bloc – si elle défend dans chacun des pays dont elle est issue des agendas ultra-conservateurs et réactionnaires (parfois mâtiné de « populisme social »), les partis qui la composent n’ont vis-à-vis des institutions européennes, de la monnaie unique ou de la politique extérieure pas les mêmes orientations et parfois au sein du même groupe : Georgia Meloni fait partie des dirigeantes européennes qui soutiennent le plus fortement (en discours) l’Ukraine, quand le dernier mois du gouvernement du PiS en Pologne a été marqué par un lâchage militaire complet de l’allié ukrainien.

Mais s’il est possible d’envisager que le PPE abandonne sa stratégie traditionnelle d’une coalition centriste, c’est que la porosité programmatique entre ses membres et les partis d’extrême droite n’a jamais été aussi forte. Certains partis membres du PPE débattent aujourd’hui plus ou moins ouvertement d’un rapprochement national avec leurs homologues d’extrême droite. En l’occurrence, dans certains États membres de l’Union européenne, l’extrême droite est au pouvoir avec le soutien de la droite (PPE) et inversement.

Sans parler du cas particulier du Fidesz hongrois, qui n’a pas besoin d’alliés pour gouverner depuis 2010, Georgia Meloni dirige le gouvernement italien depuis fin 2022 avec le soutien de la droite et du centre. D’ici quelques mois, le PVV néerlandais pourraient diriger un gouvernement avec le soutien d’un nouveau parti de droite affilié au PPE, des libéraux et des « agrariens ».

Le parti des « Vrais Finlandais », membre de I&D, participe au gouvernement de droite ; le gouvernement minoritaire de droite dirige la Suède depuis octobre 2022 avec le soutien sans participation des Démocrates (extrême droite suédoise, ECR), qui sont en même temps le premier parti de la coalition.

C’est aujourd’hui vers l’Allemagne et l’Espagne que se tourne les regards. Le patron de la CDU Friedrich Merz développe des considérations assez nébuleuses sur les relations que les Unions Chrétiennes devraient entretenir avec l’AfD, au point de faire passer le patron de la très conservatrice CSU bavaroise pour la meilleure pièce du cordon sanitaire (avec des lignes rouges sur l’OTAN et la construction européenne – c’était avant de connaître le projet de « remigration » et de déchéance massive de nationalité échafaudé par l’AfD). En Espagne, le socialiste Pedro Sanchez (après son pari très risqué d’élections législatives anticipées fin juillet) a péniblement rassemblé une majorité aux Cortès autour de sa coalition avec Sumar (PGE). Mais cet attelage est fragile et les concessions faites aux nationalistes catalans de Junts (si formelles et peu inédites soient-elles) ont terriblement tendu le débat politique ibérique. Le Parti Populaire espagnol sait qu’il ne peut reprendre le pouvoir qu’avec le soutien de Vox (ECR), solution qui peut avoir un effet repoussoir, mais semble mieux acceptée qu’un éventuel soutien au Portugal de Chega ! (I&D) à une coalition de droite en cas de victoire « relative » de celle-ci aux élections législatives anticipées portugaises qui se tiendront le dimanche 10 mars 2024.

Dans tous les cas, au Parlement européen comme au Conseil européen, les débats sur les enjeux géopolitiques risquent d’être bien plus serrés et agités qu’ils ne le sont aujourd’hui : le Conseil européen compte déjà deux gouvernements ouvertement conciliant avec le Kremlin, la Hongrie et la Slovaquie ; le gouvernement de droite chypriote est régulièrement accusé de ne pas appliquer les sanctions contre les oligarques russes ; ils seront sans doute rejoints par Geert Wilders dans quelques semaines. Et avec une droite et des sociaux-démocrates dans un état de sidération face aux enjeux géostratégiques, Vladimir Poutine ne manquera pas d’instrumentaliser les peurs et d’encourager les abandons pour favoriser les partis membres du groupe I&D, aux élections européennes comme aux élections nationales, qui semblent lui être plus favorables que toutes les autres familles politiques de l’Union.

Poutine plein d’assurance

La Russie s’est organisée en adoptant une économie de guerre et des programmations budgétaires pluriannuelles pour renforcer son effort militaire en Ukraine et son contrôle politique et policier sur les territoires qu’elle a de fait arrachés à l’Ukraine en 2014 puis en 2022. Les Européens et les Américains avaient averti pendant des semaines en 2021 et 2022. Si la Russie envoyait ses soldats en Ukraine, elle verrait s’abattre, selon Joe Biden, « des sanctions jamais vues ». Le pays est bien devenu en quelques mois le plus sanctionné de la planète. Mais en deux ans, Moscou s’est adapté en cherchant toujours de nouveaux moyens pour contourner les rétorsions.

La lenteur, la progressivité et la portée limitée des premières sanctions contre le Kremlin (même après le début de l’invasion) ont permis à la Russie de réorienter ses circuits commerciaux vers la Turquie, l’Asie centrale et la Chine. Ainsi, les exportations vers l’Asie sont passées de 129 milliards de dollars entre janvier et octobre 2021 à 227 entre janvier et octobre 2023, tandis que celles destinées à l’Europe dégringolaient, elles, de 170 à 65 milliards de dollars sur les mêmes périodes. La tendance est similaire pour ce qui concerne les importations russes. L’autre immense voisin de la Russie, l’Inde, a quant à lui quintuplé ses importations de pétrole russe entre 2021 et 2022. Bien que dans une moindre mesure, la hausse s’est poursuivie en 2023. L’Inde est désormais le deuxième consommateur au monde du brut russe, derrière la Chine. Notons que le commerce avec la Turquie, pourtant membre de l‘OTAN, est l’une des portes d’entrée pour maintenir aussi des importations de matériels européens. 

Le Kremlin exploite un autre angle mort des sanctions en se tournant vers les produits qui y échappent. C’est le cas par exemple du gaz qui, contrairement au pétrole, ne fait pas l’objet de sanctions. Si les principaux oléoducs qui reliaient l’Union européenne à la Russie se sont quasiment taris suite aux coupures décidées par Moscou au début de la guerre, le gaz naturel liquéfié (GNL) russe, dont le transport se fait par la mer via des navires méthaniers, continue d’inonder le Vieux Continent. Les Vingt-Sept ont quasiment multiplié par deux leurs importations entre début 2021 et début 2023. C’est d’ailleurs l’une des causes des conflits entre le chancelier allemand Scholz et le président français Macron, l’un voulant maintenir ces 13 milliards de revenus pour la Russie, l’autre fermer aussi ce robinet pour faire avancer son dossier nucléaire. 

Enfin, certaines entreprises occidentales continuent à faire du commerce en Russie sous les radars, flirtant avec l’illégalité. Leur nombre reste inconnu à ce jour, mais une enquête du média Disclose a par exemple accusé Decathlon d’avoir mis en place un « système opaque » pour poursuivre ses activités en Russie alors que l’entreprise française avait officialisé son départ en octobre 2023.

Par ailleurs, en février 2022, l’Union a adopté un embargo sur l’exportation vers la Russie de « biens à double usage » (1). Mais cette interdiction est assortie d’exceptions qui la rendent inopérantes : les industriels peuvent continuer à exécuter des contrats mis en place avant l’embargo – certains défendent encore cette « clause du grand-père » nous expliquant que s’y jouerait la crédibilité et la fiabilité de nos industriels vis-à-vis de nos clients internationaux… quand on tue des dizaines de milliers d’Ukrainiens et que notre crédibilité diplomatique et politique est en jeu, le « grand-père » a bon dos ! Les dérogations portent notamment dans le domaine des télécommunications, du spatial et du nucléaire civil.

Mais la mise en œuvre des sanctions et les poursuites en cas de contravention sont laissées à la charge des États membres de l’UE. En France, aucune poursuite récente n’a pour l’instant été mise en œuvre pour contravention aux mesures de sanctions économiques, en tout cas rien qui n’ait été rendu public. L’augmentation des sanctions économiques est un phénomène récent et les autorités de poursuite au sein des États de l’UE y étaient peu préparées. Mais en réalité, si les sanctions n’ont pas un effet aussi fort qu’escompté, cela résulte avant tout de choix politiques et de l’hypocrisie des dirigeants européens : les intérêts économiques priment, les Européens ferment les yeux sur la provenance du pétrole acheté en Inde, parce qu’ils considèrent que ce pétrole est indispensable pour nos économies, avec l’idée que nos sociétés ne pourraient le supporter, ce qui est sujet à caution puisqu’il reste largement possible de se fournir en pétrole sans acheter des barils russes camouflés.

Les sanctions ont-elles un effet sur les Russes et l’économie russe ? Les Moscovites soulignent volontiers qu’après le mouvement de panique et de spéculation des premières semaines, lorsque de vieux modèles d’ordinateurs portables se vendaient à prix d’or, et hormis la fermeture d’Ikea et de quelques autres enseignes, la vie n’a guère changé dans une capitale dont le maire a été largement réélu en septembre 2023, et qui ne cesse d’investir dans l’urbanisme ou de nouvelles infrastructures de transport.

Bien sûr, les 13 millions d’habitants de l’agglomération de Moscou ne sont pas toute la Russie, mais ce sont eux qui pourraient être les plus sensibles aux changements de mode de vie découlant des sanctions. Une partie de l’opposition russe en exil insiste sur une levée partielle des sanctions à l’égard de certains hommes d’affaires s’étant prononcés contre la guerre, et tente de persuader les dirigeants occidentaux que seule une division au sein des élites russes serait à même de miner de l’intérieur le régime de Vladimir Poutine et de mettre fin à la guerre en Ukraine. Mais comme pour les poissons volants, ce type d’oligarques n’est pas la majorité de l’espèce et de loin, on peut donc s’interroger sur la pertinence de cet argument. Le régime tient d’autant plus facilement que des dizaines, peut-être des centaines de milliers de Russes ont quitté le pays en février puis en septembre 2022 fuyant la mobilisation, l’atmosphère étouffante du patriotisme officiel ou le risque de marasme économique. Ils forment une émigration sans précédent depuis celle ayant suivi la révolution de 1917.

La société russe est baignée dans une propagande médiatique intensive depuis plus de 10 ans, la réécriture de l’histoire a créé une multitude de « zones grises » faites de renoncements progressifs, de consentements et de compromis qui, même pour celles et ceux qui ne sont pas indifférents, rendent très difficile l’expression de positions de rupture. Il y avait près de 500 000 prisonniers dans le système pénitentiaire russe avant le déclenchement de l’opération spéciale ; ce chiffre aurait baissé de moitié selon le vice-ministre de la Justice Vsevolod Vukolov. Selon le média indépendant Mediazona, le Service pénitentiaire fédéral russe a cessé de publier des statistiques mensuelles après avoir rapporté en janvier 2023 que le déclin de la population carcérale russe « avait pris fin ». Cette interruption est intervenue après que des données ont dévoilé que la population carcérale masculine avait baissé de 23 000 personnes en l’espace d’un mois. Or les forces russes en Ukraine dépendent fortement « des prisonniers arrachés » des centres pénitentiaires. Une pratique qui avait été lancée par « Wagner » et Evgeni Prigojine. Les prisonniers s’étaient rendus très utiles dans la conquête de la ville de Bakhmout. Dans ces conditions, ceux qui restent dans le système carcéral où Alexeï Navalny a trouvé la mort, sont soit inaptes pour le combat, soit si opposés au régime qu’il serait peu sûr de les envoyer au front même pour en faire de la chair à canon. D’autres sources indiquent par ailleurs que le système répressif s’est emballé au niveau qui régnait sous Brejnev : condamnés à de lourdes peines, de simples citoyens opposés à la guerre en Ukraine rejoignent par dizaines la liste des prisonniers politiques. Comme à l’époque soviétique, les tribunaux recourent aussi à la psychiatrie punitive. Si l’on a pu voir quelques milliers de personnes courageuses rendre hommage à l’opposant libéral-nationaliste, comment réellement exprimer une opposition en Russie ? Comment même obtenir des informations précises sur la réalité économique vécue par les Russes en dehors de Moscou et Saint-Pétersbourg ?

La contre-offensive n’a pas donné les résultats qu’espérait l’Ukraine et un certain nombre d’incertitudes politiques s’accroissent en Europe et aux États-Unis qui pourraient conduire à un affaiblissement du soutien occidental : à moyen et long termes, le temps joue militairement en faveur du Kremlin… Une défaite de l’Ukraine conduirait à un effondrement du droit international car elle couronnerait la loi du plus fort et le « droit de conquête » sur des territoires impliquant plusieurs dizaines de millions d’habitants ; elle provoquerait également des réactions de panique politique à l’Est de l’Europe, dont personne ne peut à ce stade mesurer les conséquences.

Aussi, Vladimir Poutine s’affiche plus que jamais décomplexé. Cela fait longtemps que la Russie n’a plus de démocratique que des attributs formels. Ainsi des élections, aussi peu compétitives dans leur déroulement que faussées dans leurs résultats. Elles continuent pourtant de rythmer la vie politique, y compris lorsque le pouvoir organise un scrutin local dans les territoires occupés d’Ukraine, qu’il est pourtant loin de contrôler entièrement. Comme dans tout régime autoritaire, ces rendez-vous électoraux sont d’abord destinés à tester la bonne marche des rouages administratifs et à s’assurer de la loyauté des fonctionnaires, tout autant qu’à confirmer des élus auprès de l’opinion ou de pays alliés. Ce sera de nouveau le cas lors du scrutin présidentiel programmé pour mars 2024 où le système se paie encore le luxe sous vernis institutionnel de refuser les candidatures légèrement contestataires qui pourraient recueillir un minimum d’écho.

La confiance du chef du Kremlin est telle que, le 9 février dernier, il a accordé un entretien exclusif à Tucker Carlson(2), ancien présentateur de Fox News qui anime désormais des émissions sur internet, dont le public s’identifie au cœur de l’électorat trumpiste. Il ne fait pas de doute que cette opération vise à exercer, comme en 2016 et en 2020, une influence sur l’élection présidentielle US de novembre prochain en consolidant dans l’électorat populaire républicain une lecture du monde qui encourage sa mobilisation et, surtout, aille dans le sens des intérêts de Vladimir Poutine. L’entretien recèle de quelques informations utiles pour comprendre le dictateur et son raisonnement (si ce n’est sa psychologie). Interrogé sur les causes de la guerre en cours, Poutine a catégoriquement rejeté l’idée que la « menace de l’OTAN » ait justifié son intervention : selon lui, la Russie n’a jamais été menacée par l’OTAN et il s’est permis de bâcher le journaliste en lui disant qu’il espérait des questions sérieuses. S’il dénonce le fait que l’OTAN n’aurait jamais respecté aucun accord et a refusé toute coopération avec la Russie et son entrée dans l’alliance, il insiste sur le fait que cela ne constituait pas une menace et n’est pas la cause de la guerre. Ceux qui, depuis deux ans, relayant les arguments pro-Kremlin, nous expliquent l’inverse vont devoir réviser leurs éléments de langage.

Qui donc serait responsable ? Visiblement il s’agit de l’Union européenne (n’oublions pas qu’il s’adresse à un public américain dont il recherche les bonnes grâces) : l’accord de commerce avec l’Europe ne pouvait que se traduire par une fermeture par la Russie des liens commerciaux et industriels avec l’Ukraine et donc la ruine des entreprises de ce pays (la Russie est vraiment trop généreuse de se préoccuper ainsi de la santé des entreprises ukrainiennes). L’accord aurait été imposé par le coup d’État américano-nazi (les Américains ne sont donc pas totalement blanchis) qui a déposé le Président Ianoukovitch alors que celui-ci prétendait organiser des élections. Rappelons les faits : c’est Ianoukovitch qui avait engagé dès 2010 les négociations commerciales avec les Européens, ces négociations butaient sur l’autoritarisme politique du président ukrainien qui avait une tendance avérée pour jeter en prison ses opposants ou les placer en résidence surveillée. L’Union européenne exigeait donc pour conclure l’accord la fin de ces mesures coercitives. La rupture des négociations (Ianoukovitch annonçant en parallèle une nouvelle volte-face pour se réaligner sur la Russie) et l’insatisfaction des Ukrainiens provoquèrent ce qu’on appela l’Euro Maïdan, la destitution de Ianoukovitch par un vote à 70% de la Rada en février 2014, la convocation de nouvelles élections où l’extrême droite ne fait que 5% des suffrages.

C’est là que le Kremlin organisa la sécession de morceaux des oblasts de Lougansk et du Donbass ; la volonté d’en reprendre le contrôle est aujourd’hui présenté par Poutine comme une attaque des Ukrainiens contre les Russes. L’intervention russe dès 2014 à l’Est de l’Ukraine, l’invasion de février 2022 et la guerre qui s’en suit depuis n’ont donc de l’aveu même de Poutine à ce journaliste américain qu’un seul but : protéger tous les Russes, car l’Ukraine n’existe pas. La première moitié de l’entretien, près d’une heure, est intégralement consacrée à ses divagations sur l’histoire de la Russie, qui doivent être prises au sérieux : Vladimir Poutine leur a consacré un essai dont la lecture est obligatoire dans les forces armées. Les différents dirigeants occidentaux se sont régulièrement étonnés que l’essentiel de leurs conversations avec Poutine dans les premières semaines de la guerre soient consacrées à ce sujet. La vision historique de Poutine équivaudrait à adopter pour la France celle d’Éric Zemmour : l’Italie du Nord aurait dû être française, le pouvoir de Charlemagne, François Ier et Napoléon Ier le démontre. Si ce dernier semble encore avoir bonne presse auprès des Milanais, on peut douter qu’ils rêvent d’être Français.

Pire, Poutine va alors faire référence à Hitler – j’ai régulièrement essuyé dans des discussions l’argument du Point Godwin quand j’expliquais que, d’un point de vue géostratégique, la démarche des deux dirigeants étaient apparentée pour ne pas être soufflé quand c’est Vladimir Poutine qui se dénonce lui-même. Selon lui, Hitler souhaitait seulement réunifier les terres allemandes et en refusant de les céder pacifiquement comme il le lui demandait poliment, la Pologne l’a obligé à l’attaquer et porte la responsabilité de la seconde guerre mondiale. Il s’agit évidemment d’un parallèle justifiant l’invasion de l’Ukraine pour récupérer des « territoires russes », ça n’en reste pas moins sidérant. Pour Poutine, il serait également légitime que la Hongrie retrouve ses territoires perdus au profit de l’Ukraine en 1945(3). Tucker Carlson aurait alors bien voulu interrompre le maître du Kremlin pour passer à un autre sujet : il s’interrogea alors à voix haute si la comparaison est bien pertinente. Pourtant cela n’a rien d’un dérapage : la proximité avec Hitler fait désormais partie du récit poutinien ; le pacte Molotov-Ribbentrop est d’ailleurs réhabilité face à un monde anglo-saxon déloyal et la seule faute d’Hitler est de l’avoir violé en envahissant la Russie.

Le Kremlin dirige une nation profondément pacifique : ainsi apprend-on qu’un accord de paix aurait été signé en mars 2022 à Istanbul, mais que Zelensky poussé par Biden et Boris Johnson aurait repris les hostilités. Tout est donc de la faute des Ukrainiens et des Occidentaux qui détestent la Russie orthodoxe par pur rationalisme économique : c’est la théorie du complot russe, le « milliard d’or », selon laquelle il existe un plan de l’Occident pour dominer le monde et attribuer à son milliard d’habitants l’ensemble des richesses de la planète. Néanmoins, n’oubliant pas qu’il s’adresse à un public particulier, le maître du Kremlin finit par expliquer aux peuples américains et allemands qu’ils n’ont rien à gagner à défendre l’Ukraine : que les uns se préoccupent plus de leur dette massive détenue par leur véritable ennemi stratégique, la Chine ; que les autres se rappellent qu’ils avaient accès à un gaz pas cher avec Schröder et Merkel…

Si l’objectif premier de cet entretien est de consolider l’électorat trumpiste dans sa conviction que seule l’élection de leur champion mettra fin au conflit en s’accordant avec lui, Poutine a clairement désigné les Européens comme les responsables du chaos qu’il a lui-même déclenché. Au-delà de la proximité géographique, il n’est pas étonnant dans ses conditions que la Finlande et la Suède ait cherché à rejoindre au plus vite une alliance militaire malgré une longue tradition de neutralité. Les espaces aériens et maritimes des pays européens riverains de la mer Baltique sont régulièrement violés par la Russie, par des sous-marins, des avions de chasse. Il y a un état d’hostilité et de friction. Relativisons quelque peu la révolution que cela représente : jusqu’en 2023, la Finlande et la Suède, pays voisins de la Russie, membres de l’Union européenne, étaient déjà des alliés des États-Unis par divers accords, même s’ils n’étaient pas membres de l’OTAN et avaient un statut de pays neutre. Avec l’entrée de la Suède, il n’y a plus de pays neutre autour de la mer Baltique. La ratification par le parlement hongrois le lundi 26 février de l’adhésion de la Suède va permettre à ce pays de rejoindre l’OTAN dans quelques jours, cela interviendra au moment où l’incertitude sur la solidité de l’alliance atlantique est maximale.

Schéma 1 : pays membres de l’OTAN et dates d’entrée (source : wikipédia)

Les États-Unis, maillon faible politique de leur propre dispositif

La Finlande et la Suède arrivent en effet dans l’OTAN en faisant le même pari géostratégique que le reste de l’Europe centrale et balkanique depuis 25 ans. L’ensemble des États à l’exception de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine ont rejoint le dispositif intégré de l’alliance atlantique car ils étaient convaincus que le parapluie nucléaire américain les protégerait de « l’ogre russe ». N’y voyez aucune stratégie construite des États-Unis cherchant à encercler la Russie exsangue, ils n’ont pas eu besoin de plan machiavélique : la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque avaient subi entre 1956 et 1968 une invasion soviétique (en 1983, le coup d’État de Jaruzelski visait à prévenir une nouvelle intervention militaire russe face à la « révolution » syndicale en cours) ; dans la série qui adhéra en 2004, qui peut nier que les États baltes n’ont pas quelques souvenirs cuisants de leur occupation, que la Slovaquie se souvient du sort de Dubček et que même la Roumanie et la Bulgarie ressentaient le besoin de se couvrir de quelques garanties. On peut toujours dire qu’il aurait fallu que les États-Unis fassent preuve de prudence et refusent ces adhésions : personne n’avait la capacité de dénier à ses États leur volonté souveraine de rejoindre l’alliance atlantique.

Et si le levier de l’adhésion à l’OTAN a été instrumentalisé par l’administration Bush Jr en 2003, c’était d’abord pour gêner la France et l’Allemagne qui s’opposaient à l’intervention en Irak – souvenez-vous des paroles délicates de Rumsfeld sur la « vieille Europe » – pas pour encercler la Russie dont tout le monde se souciait alors comme d’une guigne. Pour l’ensemble des anciens membres du Pacte du Varsovie, l’intégration européenne, le retour dans l’Occident, c’était d’abord et avant tout l’intégration dans l’OTAN, avant même l’adhésion à l’Union européenne.

Et qu’avaient à proposer les Européens de l’Ouest à leurs voisins libérés de l’Est ? Rien ! Entre 2001 et 2010, ils ont progressivement dissout l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), seule organisation européenne autonome sur la défense ; qui n’avait dans les faits qu’un rôle limité, tant les Européens de l’ouest donnaient la primauté à l’OTAN pour leur défense collective, mais, à partir de 1984 et surtout durant les années 1990, les États membres choisirent l’UEO comme support d’une politique européenne de défense. En juin 2004, les gouvernements et le parlement européen adoptaient le traité constitutionnel européen qui désignait l’OTAN comme le vecteur privilégié de la politique de sécurité des États non neutres de l’UE. Même la France, sous la présidence d’un soi-disant héritier du gaullisme, Nicolas Sarkozy, mettait fin à un espoir d’une défense européenne autour de notre pays en revenant dans le commandement intégré de l‘OTAN ! Pourquoi voulez-vous que l’Europe de l’Est ait recherché une autre option ?

Évidemment, le réveil géopolitique a été difficile : du mépris plus ou moins conscient vis-à-vis de la Russie à peine sortie de son effondrement au sentiment d’humiliation réécrit par Poutine, il n’y a qu’un pas. C’est aujourd’hui l’histoire qu’il raconte : les Américains ont refusé l’adhésion de la Russie à l’OTAN en 2007, les 10 et 11 février de la même année, il prononçait un discours glaçant qui annonçait l’ensemble de sa politique internationale à venir(4). Il n’y a même pas eu besoin que la Géorgie reçoive des gages sérieux à sa demande de rapprochement avec l’OTAN pour être mise au pas en 2008 et abandonnée par les Occidentaux. La même stratégie poutinienne d’instrumentalisation de potentats rebelles artificiellement créés allait commencer à être appliquée en Ukraine dès 2008 et surtout en 2014.

De 2008 à 2016, les USA s’étaient déjà détournés de l’Europe : Obama laissa Sarkozy être ridiculisé par Poutine sur la Géorgie, il lâcha Hollande en 2013 sur la Syrie y laissant le champ libre à la démonstration du retour du Kremlin comme acteur géopolitique mondial de premier plan, à la rescousse du régime de Bachar El Assad.

Finalement, la stratégie de Donald Trump était dans la continuité de la politique de Barack Obama, les yeux doux au régime autoritaire du Kremlin en plus (qui lui avait sans doute filé quelques coups de main informatiques dans la campagne de 2016). Que n’a-t-on dit (et espéré peut-être) en novembre 2019 quand Emmanuel Macron déclara à The Economist : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan. » « Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’Otan et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’Otan, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination », continuait-il, en référence à l’intervention militaire turque en Syrie contre nos alliés kurdes. La pandémie de COVID est passée par là, on est passé à autre chose.

On pouvait donc s’attendre à ce que l’ancien président républicain ultra-réactionnaire et démagogue revienne à la charge sur un ton provocateur mais dans le même mode que sa présidence. On n’a pas été déçu. Le 27 janvier 2024, il déclarait : « On paie pour l’OTAN et on n’en retire pas grand-chose. Je déteste devoir vous dire ça à propos de l’OTAN, mais si on avait besoin de leur aide, si on était attaqué, je ne crois pas qu’ils seraient là. (…) Mais je me suis occupé de l’OTAN. Je leur ai dit : “Vous devez payer vos factures, si vous ne payez pas vos factures, on ne sera pas là pour vous soutenir.” Le jour suivant, l’argent a coulé à flots vers l’OTAN. » Bien que mensongère, cette première déclaration géopolitique de campagne présentait surtout un regard dans le rétroviseur : Trump mettait en valeur son action présidentielle de défense des intérêts budgétaires américains, alors que Biden est accusé de dilapider les crédits pour l’Ukraine. Samedi 10 février, en Caroline du Sud, il est allé beaucoup plus loin : prétendant rapporter une conversation avec l’un des chefs d’État de l’OTAN, sans le nommer, il déclarait « Un des présidents d’un gros pays s’est levé et a dit : “Eh bien, monsieur, si on ne paie pas et qu’on est attaqué par la Russie, est-ce que vous nous protégerez?” […] Non, je ne vous protégerais pas. En fait, je les encouragerais à vous faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos dettes. »

Donald Trump rompt ainsi à la fois le principe de respect des engagements entre États membres de l’OTAN et ment. En effet, il met en cause directement l’un des articles essentiels du traité, l’article 5 qui stipule que si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué. Son premier mensonge c’est que les Européens ont en réalité répondu présents précédemment : la seule fois où l’article 5 a été invoqué à l’unanimité des membres fut au lendemain des attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre les États-Unis.

Quant aux engagements budgétaires, cette barre de 2% des dépenses des États membres, si souvent évoquée par Donald Trump, n’est qu’un indicateur parmi d’autres – comme les capacités militaires disponibles et la contribution aux opérations extérieures – de l’engagement des pays dans l’Alliance, il ne mérite aucun fétichisme ou aucune obsession. Mais surtout, la progression des dépenses militaires des États européens n’ont rien à voir avec l’intervention de l’ancien président américain alors qu’il était en fonction, mais c’est la conséquence directe de la pression russe, concrétisée par l’annexion de la Crimée (2014), puis par l’invasion déclenchée en Ukraine en février 2022. 11 membres de l’OTAN sur 31 ont déjà atteint l’objectif de 2% de leur produit intérieur brut consacrés à leur défense, alors qu’ils n’étaient que trois en 2014. Certains États ont doublé, voire triplé (et même plus) leurs dépenses militaires entre 2014 et 2023 – la palme revient avec +270% à la Lituanie (sans surprise) et à la Hongrie, dont le premier ministre prétend pourtant être un grand ami de la Russie(5).

 

Schéma 2 : pays membres de l’OTAN ayant atteint l’objectif de 2% (source : Le Monde)

 

Schéma 3 : répartition des dépenses militaires de l’OTAN en 2023 entre les pays membres (source : Le Monde)

 

Schéma 4 : évolutions sur la période 2014-2023 des budgets nationaux consacrés à la défense des pays membres de l’OTAN (source : Le Monde)

Le 15 février dernier, Sébastien Lecornu ministre des armées s’est également empressé d’annoncer que la France atteindrait ce fameux seuil des 2 % en des termes lyriques. « La France est un allié fiable. Elle a rempli l’engagement pris en 2014 et consacre en 2024 plus de 2% du PIB à l’effort de défense. […] La vraie question maintenant, ce n’est pas tant d’obtenir ces 2%, […] mais c’est de faire en sorte qu’ils soient véritablement utiles sur le terrain militaire. Ce ne sont pas des chiffres […] qui vont dissuader la fédération de Russie […] de vouloir attenter à notre sécurité collective, c’est véritablement ce que nous en faisons. Donc au-delà des 2% du PIB, il faut regarder la part d’investissements réels dans les équipements. […] L’Otan donne aussi un indicateur à l’ensemble de ses membres […] c‘est le chiffre de 20%(6)La France est à 30%, c’est-à-dire 10 points au-dessus de cet indicateur en matière d’investissement militaire. Ce qui importe donc, c’est la capacité à réellement mettre à disposition de l’Alliance des moyens capacitaires, en nombre d’heures d’aviation de chasse disponibles par exemple sur des sujets de mobilité militaire. Sur la capacité à déployer, sur les espaces maritimes, différentes patrouilles qui permettent de sécuriser et de dissuader et bien sûr le déploiement de forces terrestres comme nous le faisons avec notre statut de nation-cadre en Roumanie ou avec un groupe interarmées en Estonie. » Les crédits militaires n’ont pas été touchés par le décret d’annulation du 21 février 2024.

Alors que le candidat républicain, qui a de bonne chance de concourir à nouveau contre Joe Biden (sauf accident judiciaire improbable), semble dire aux Russes qu’ils auront les mains libres en Europe et que le président Poutine considère que l’Europe est responsable du déclenchement de la guerre en Ukraine, on peut imaginer que la progression de ses dépenses militaires va s’accélérer. Les Européens sont dans un état de panique avancée, et c’est justifié. Ils doivent en tirer trois conclusions : Trump ne croit pas aux organisations multilatérales ; ensuite, il ne les protégera pas s’il est élu ; enfin, il encourage Poutine à les envahir, ce qui constitue une évolution par rapport à 2016. Ils doivent être en mesure de se défendre eux-mêmes et d’aborder sérieusement l’objectif d’une autonomie stratégique, c’est-à-dire la nécessité de construire des capacités et de diversifier le réseau des partenaires. Autonomie stratégique : ce terme provoquait jusqu’à aujourd’hui des crispations intenses aux USA et à l’Est de la ligne Oder-Neisse.

Or avant même l’entrée réelle en campagne électorale (nous n’en sommes qu’aux primaires), Trump sème la confusion sur la politique internationale des États-Unis : en témoigne l’imbroglio dominant les débats du Congrès sur l’aide militaire à l’Ukraine. Depuis octobre, les élus républicains à la Chambre continuent de bloquer l’adoption d’un nouveau paquet de 60 milliards de dollars, sous différents prétextes successifs. Or Trump a fait pression sur les élus républicains au Congrès pour enterrer un projet de loi prévoyant le versement d’une nouvelle aide à l’Ukraine ainsi qu’une réforme de la politique migratoire.

Or quel que soit le résultat de l’élection présidentielle de novembre 2024, la situation politique intérieure des États-Unis d’Amérique les détournera durablement de notre continent. Si Donald Trump l’emporte, il se détournera vraisemblablement des « questions européennes » et au mieux les considérera sous un angle purement transactionnel. S’il perd l’élection comme en 2020, il est probable que le souvenir de la tentative de prise du Capitole le 6 janvier 2021 nous apparaisse comme une petite échauffourée ; depuis 2021, les milices d’extrême droite, suprémacistes (et parfois ouvertement fascistes) armées et entraînées qui soutiennent Donald J. Trump se sont considérablement renforcées et atteignent plus de 30 000 paramilitaires : la contestation de sa défaite pourrait s’exprimer sur un mode bien différent avec pour conséquence une déstabilisation durable dont feront les frais de nombreux citoyens américains mais aussi le monde entier. Que vaudra « le bouclier américain », que vaudra « la protection » de l’OTAN dont aveuglément les gouvernements européens ne tarissaient pas d’éloge dans ces conditions ? Les conditions de la sécurité collective européenne doivent donc être totalement revisitées.

Il faut penser d’urgence « l’après OTAN »

Alors que la Russie s’est organisée en adoptant une économie de guerre et des programmations budgétaires pluriannuelles pour renforcer son effort militaire en Ukraine et son contrôle politique et policier sur les territoires qu’elle a de fait arrachés, la contre-offensive n’a pas donné les résultats qu’espérait l’Ukraine et un certain nombre d’incertitudes politiques s’accroissent en Europe et aux États-Unis qui pourraient conduire à un affaiblissement du soutien occidental : à moyen et long termes, le temps joue militairement en faveur du Kremlin… Une défaite de l’Ukraine conduirait à un effondrement du droit international car elle couronnerait la loi du plus fort et le « droit de conquête » sur des territoires impliquant plusieurs dizaines de millions d’habitants ; elle provoquerait également des réactions de panique politique à l’Est de l’Europe, dont personne ne peut à ce stade mesurer les conséquences.

Nous sommes entrés dans une période de renouveau ou de renaissance des impérialismes, dont la puissance nord-américaine n’est pas la seule expression. Si la République Populaire de Chine prétend donner l’image à l’échelle internationale d’une puissance qui a choisi le commerce et le soft power, elle n’a pas cessé d’être une dictature dont les dirigeants procèdent de manière totalitaire contre des pans entiers des peuples qu’ils conduisent ; ils ont également engagé une course à l’hégémonie mondiale contre les États-Unis et accroissent la pression militaire pour imposer la domination chinoise sur toute la région d’Asie orientale et sur l’espace indo-pacifique, devenant plus que jamais une source d’angoisse pour plusieurs États de la région (Corée, Japon, Viet Nâm, Thaïlande, Indonésie, Australie). Les difficultés économiques récentes que rencontrent la Chine renforcent d’ailleurs la rhétorique nationaliste de ses dirigeants, accroissent sa tendance à préférer régionalement une stratégie du bras de fer et la poussent à réclamer désormais une plus grande rentabilité des investissements et des prêts qu’elle a précédemment concédés à l’étranger. Dans ces conditions, l’Europe aurait tort de considérer que la Chine est un partenaire commercial comme un autre et que le « doux commerce » fera son œuvre.

À des échelles plus réduites, plusieurs puissances régionales ont elles-aussi adopté des postures impérialistes. C’est le cas des deux puissances rivales que sont l’Inde et le Pakistan, là aussi avec un risque de conflit nucléaire que l’instrumentalisation d’un côté de l’islam politique et d’un nationalisme religieux hindou rend de plus en plus dangereux (dont les musulmans indiens et les minorités pakistanaises sont les premières victimes). La démarche impérialiste russe n’est plus à démontrer, quels que soient les torts que l’on peut prêter aux Occidentaux. Enfin au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite et l’Iran sont également engagés dans des stratégies de domination régionale concurrentes et meurtrières (quelle que soit la mise en scène récente d’une baisse des tensions qui n’a pas fait cesser les conflits par proxies que les deux régimes islamistes ont déclenché), appuyées sur des projets politiques réactionnaires et patriarcaux. Observant ces deux adversaires, la Turquie d’Erdoğan attend de voir comment elle pourra profiter d’un instant de faiblesse pour asseoir son propre projet régional dont Kurdes et Arméniens font aujourd’hui les frais. Dans le développement de ce renouveau des impérialismes, on ne dira jamais assez à quel point la manipulation politique des passions religieuses (toute obédience confondue – hindoue, musulmane, orthodoxe, évangélique) et surtout de leurs versions les plus rétrogrades et misogynes rend la situation encore plus inflammable et incontrôlable.

Confrontés à la plus que probable défaillance américaine, à l’impérialisme chinois et à un régime poutinien qui les désigne comme étant responsable de la guerre en Ukraine, les Européens devraient comprendre qu’il y a urgence à changer de paradigme en matière géostratégique. Le 22 mars 2021, le Conseil Européen avait adopté une décision établissant la facilité européenne pour la paix (FEP) comme instrument extra-budgétaire visant à « améliorer la capacité de l’Union à prévenir les conflits, à consolider la paix et à renforcer la sécurité internationale, en permettant le financement d’actions opérationnelles relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense. » Un progrès, direz-vous ? Ça dépend comment on l’utilise…

Dans le cadre de la participation de l’Union européenne aux opérations en Ukraine, la FEP a déjà alloué plus de la moitié de son enveloppe pluriannuelle de 5,7 milliards d’euros au remboursement partiel des cessions de matériels militaires à l’armée ukrainienne de la part des États membres. Or il a été demandé en 2023 à la FEP de rembourser le soutien matériel militaire polonais en Ukraine au prix du renouvellement des matériels et non pas à celui, réel, des matériels existants. En conséquence, alors que la Pologne a livré – tout du moins en premier lieu – à l’armée ukrainienne du matériel et des blindés datant de l’époque soviétique et du Pacte de Varsovie, la FEP lui a versé des crédits pour du matériel neuf correspondant au prix d’achat d’avions de combat F35 américains, de chars K2 Black panther ou d’obusier K9 sud-coréens. La participation française à la FEP nous a coûté 500 millions d’euros en 2023. Autant qui ne sont pas allés à notre propre effort.

L’Allemagne se donne 5 à 8 ans pour être prêt à résister par ses seuls moyens à une nouvelle attaque russe(7). 5 à 8 ans, c’est le temps estimé pour que la Russie soit en capacité de s’investir à nouveau dans un conflit armé. Pour cela, il faudra bien plus que les 100 milliards d’euros du fonds spécial de transformation de la Bundeswehr ; 60% de cette somme a déjà été attribuée pour l’achat d’avions, de systèmes de défense aérienne, de matériels de transmission, d’hélicoptères lourds, d’équipements multiples pour la troupe, etc. Jamais le rythme de passation des commandes militaire n’a été aussi élevé. Le fonds spécial sera vidé avant 2027. Mais la Bundeswehr sera encore loin du compte. Les stratèges allemands veulent en effet doter leur armée de ce qu’ils appellent les forces « moyennes » ou « intermédiaires » (entre l’artillerie lourde, équipée de chenilles et lente à déplacer, et les groupes légers inadaptés à bloquer une attaque). La Bundeswehr manque également de soldats : quelques 180 000 militaires alors que l’objectif est de dépasser les 200 000 soldats dans 6 ans. Pour y remédier, le ministre de la Défense envisage désormais sérieusement de réintroduire le service militaire. Reste la question de l’équipement militaire, pour lequel il faut un budget conséquent et garanti à long terme, permettant le développement d’une industrie de défense capable de couvrir l’essentiel. Katarina Barley, tête de liste des sociaux-démocrates allemands aux élections européennes, a ainsi jugé inévitable l’ouverture d’un débat sur le déploiement d’un parapluie nucléaire autonome européen face à la Russie. Le ministre allemand des Finances et chef du FDP, Christian Lindner, propose lui de prendre enfin au sérieux les offres de coopération réitérées faites par Emmanuel Macron à l’Allemagne en matière de dissuasion nucléaire.

La France aussi est engagée dans un processus visant à rétablir sa crédibilité dans la durée avec l’entretien de la dissuasion nucléaire(8) et à transformer les armées dans un contexte géopolitique dégradé. Pour les 7 années couvertes par la Loi de Programmation Militaire (LPM, 2024-2030), un effort budgétaire de 413,3 milliards d’euros y sera consacré. 40 % de plus que la précédente LPM qui visait à « réparer » les armées. Le seuil des 2% devrait être atteint dès 2024 (initialement prévu entre 2027 et 2030) avec un budget porté 47,2 milliards d’euros, soit 3,3 milliards d’euros de plus qu’en 2023. Au regard des enjeux géostratégiques actuels, qui pourraient avec une once de crédibilité le contester. À gauche, rappelons-nous notre histoire : arrivant au pouvoir en juin 1936, Léon Blum, chef parlementaire d’une SFIO acquise au désarmement, engagea un plan quinquennal de réarmement au regard de l’état de délabrement dans lequel était l’armée française, après l’application des doctrines et conseils du Maréchal Pétain, et de la menace fasciste ; la validation de la stratégie de Front Populaire par le Komintern (l’Internationale communiste) visait d’ailleurs en partie à favoriser ce type de décisions budgétaires pour répondre à la remilitarisation de l’Allemagne par Hitler.

Et encore, aujourd’hui, l’armée française est sans doute celle qui se trouve en Europe dans l’état le moins piteux. On a vu celui de l’armée allemande, qui n’est pas aujourd’hui la menace géopolitique qu’elle était en 1936 (et dont on serait bien inspiré de ne pas contester la logique de rééquipement actuel). On voit encore les logiques absurdes de certains de nos plus petits partenaires au prétexte d’aider l’Ukraine ; car aider un pays agressé à se défendre légitimement n’oblige pas à être idiot ! Or c’est ainsi qu’il faut qualifier l’annonce le 18 février dernier faite par le Danemark d’envoyer l’intégralité de son stock de munitions à Kiev… Et même si la première ministre danoise le conteste, les Européens sont en train d’arriver au maximum de leurs capacités de production d’armement(9). Habitués depuis trop longtemps à dépendre du « bouclier américain », l’industrie de défense européenne s’est réduite à la portion congrue, reculant même en France. Ce n’est pas pour rien qu’Olaf Schloz inaugurait encore début février une nouvelle usine de poudre et d’obus… Le marché de la défense européen est avant tout un marché de l’armement US, (neuf et occasion). Pendant que l’armée française achète des fusils d’assaut allemands, nos partenaires européens (on l’a vu plus haut pour la Pologne) se fournissent tous auprès des États-Unis. Pendant que nous vendons nos avions Rafale à l’Inde, à l’Égypte et aux pays du golfe, dont la fiabilité comme alliés est toute relative, les Européens achètent des Lightning II. La France devra donc reprendre le contrôle des entreprises stratégiques en matière de défense qu’elle a laissées filer, y compris dans les mains des Américains, en « oubliant » de mettre en application le décret Montebourg.

La France est le seul pays à disposer d’une dissuasion nucléaire et d’une capacité de projection extérieure. C’est à elle de proposer un chemin à ses partenaires européens pour se passer de l’OTAN. Et ce chemin devra concerner tout à la fois la conception, la production, le marché et l’organisation des forces de défense. Mais on sait combien nos voisins sont sensibles à ce qu’ils perçoivent comme de l’arrogance ; les Américains, dans le but de défendre leurs intérêts commerciaux, n’hésiteront pas à insister dessus. Aussi, les rodomontades d’Emmanuel Macron le 26 février au soir sur la perspective d’envoi de troupes américaines et européennes en Ukraine nous ont ainsi sans doute fait perdre un an ou deux. D’autant que les motivations du président français sont loin d’être claires et aussi élevées que son camp de ne le prétend.

Les soutiens courtisans du président de la République expliqueront que ce dernier vise en réalité à réintroduire une « ambiguïté stratégique » qui avait disparu depuis longtemps de la diplomatie française, on aimerait les croire. La réalité est que c’est moins le Kremlin qui est visé – si la violence du discours de Vladimir Poutine qui a suivi ne peut plus surprendre personne, il indique néanmoins que le dictateur russe a perçu le changement de pied – que des effets politiques immédiats pour faire oublier sa propre ambiguïté face au Kremlin.

Le Spiegel donne la lecture suivante : Olaf Scholz avait rappelé peu de temps auparavant pourquoi il ne livrerait pas de missiles continentaux (Taurus) alors que d’autres (Grande Bretagne, France) l’ont fait. Il a de nouveau dit que l’Allemagne était après les USA le plus gros contributeur à l’aide militaire à l’Ukraine et que la France et d’autres ne faisaient pas assez en achats et livraison. Selon le magazine allemand, Macron aurait parlé d’engagement de troupes au sol pour se payer Scholz, ajoutant en substance « nous avons dès le début livré des canons alors que certains parlaient de livrer seulement des sacs de couchage et des casques »(10). Scholz a donc répliqué dans ce qui apparaît comme une guerre d’ego dans un « couple » dysfonctionnel. Voilà pour le conflit politique entre la Willy-Brandt-Straße et la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

En réalité, à 3 mois des élections européennes, Emmanuel Macron cherche à faire de l’Ukraine un symbole. Pourquoi et contre qui ? Contre le Rassemblement national, qu’il veut présenter comme le principal adversaire de sa minorité présidentielle dans ce scrutin. Le RN est l’ami de Vladimir Poutine. À l’Assemblée, Gabriel Attal s’est employé à le rappeler avec une pointe d’excès « Il y a lieu de se demander si les troupes de Vladimir Poutine ne sont pas déjà dans notre pays. Je parle de vous et de vos troupes, Mme Le Pen […] Vous défendiez une alliance militaire avec la Russie, il y a seulement deux ans. C’était dans votre programme pour l’élection présidentielle ». Oui, Marine Le Pen a bien défendu une « alliance militaire » avec la Russie, y compris en 2022, y compris après l’invasion de l’Ukraine, pendant la campagne pour l’élection présidentielle. Mais, à cette aune, Emmanuel Macron est à ranger dans le même sac : au début de la guerre, le chef de l’État refusait d’« humilier » la Russie. En 2019, trois ans avant la guerre, il allait plus loin défendant une « architecture de sécurité et de confiance » entre l’Europe et Moscou, déclarant la Russie est « européenne », alors même que Trump pactisait avec le Kremlin qui avait depuis une décennie déjà choisi une stratégie anti-européenne. Peut-on prétendre être Churchill en ayant été Chamberlain trop longtemps ? Si Emmanuel Macron et son camp veulent convoquer le passé sur la relation au Kremlin dans la campagne des élections européennes, le pari est glissant voire nauséabond. Il n’est surtout pas au niveau des enjeux.

Une chose est sûre, pour convaincre, la France va devoir s’y prendre autrement. Il faudrait d’ailleurs qu’Emmanuel Macron comprenne qu’il doit mettre fin à ces postures médiocres, car nous ne pourrons pas attendre 2027 pour engager le mouvement. Si l’on veut avancer, encore faut-il s’assurer d’être suivi, ce qui nécessite de travailler avec rationalité avec nos partenaires. Rationalité qui devrait également être remise au goût du jour à gauche ; il faut sortir de la binarité délétère entre un Glucksmann américanisé et un Mélenchon bolivarisé… Sortons aussi des mantras inutiles et inefficients sur le bellicisme américain et la défense de la Paix à tout prix : personne ici ne veut la guerre et envoyer nos jeunes gens à l’abattoir, les citoyens russes et ukrainiens ne le voulaient pas non plus. Organiser et muscler notre défense et nos renseignements sont sans doute le seul moyen de l’éviter. Notre faiblesse y conduira. Au moment où les amis de Poutine vont renforcer leurs rangs au Parlement européen derrière Marine Le Pen, et alors que la perspective de son arrivée au pouvoir en 2027 se précise, il serait temps de nous reprendre en main. Et pour les socialistes que nous sommes, se rappeler que l’histoire a donné raison à Léo Lagrange l’antifasciste et tort à Paul Faure le pacifiste à tout prix.

 

Frédéric Faravel

Références

(1)Les « biens à double usage » sont ceux destinés à des applications civiles mais qui peuvent être utilisés à des fins militaires.

(2) https://youtu.be/q_6g91QtXs0?si=N-1LdHgB3drOLV-q
https://youtu.be/A5lCewlZqMg?si=Pow4RhUS9VNfs_iH

(3)La Ruthénie subcarpathique lui avait été offerte par Hitler fin 1938 après le dépeçage de la Tchécoslovaquie.

(4)     https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2007/02/12/m-poutine-denonce-l-unilateralisme-americain_866329_3222.html

(5)Le chiffre de 1,3% affiché pour la Turquie, au regard de ses engagements militaires, en Syrie, en Libye et en soutien à l’Azerbaïdjan, ainsi que de son état de paix armée avec la Grèce, ne peut être que sujet à caution et doit être pris avec la plus grande prudence. Il doit inciter à la circonspection quant à la transparence des informations budgétaires transmises par l’État turc.

(6)Engagement pris par les membres de l’OTAN en 2014 de porter à 20% ou plus la part des dépenses de défense annuelles à l’acquisition de nouveaux équipements majeurs.

(7)Dans un message posé sur les réseaux sociaux le jour où Vladimir Poutine a envoyé ses chars à l’assaut de l’Ukraine, le commandant des forces terrestres, le général de corps d’armée Alfons Mais, a résumé en quelques mots l’état de l’armée allemande : la Bundeswehr est « plus ou moins vide ».

(8)Notamment avec la construction d’un deuxième porte-avions nucléaire complétant le Charles-de-Gaulle.

(9)Contrairement à ce que se racontent nos amis du Parti de la gauche européenne, l’Union Européenne est loin, très loin, de s’être réorganisée autour d’une économie de guerre… contrairement à la Russie.

(10)L’Allemagne avait fin février 2022 proposé 2000 casques à l’Ukraine.

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