Mariage dès 9 ans en Irak : Quand la loi de Dieu s’impose, les droits des femmes reculent

Mariage dès 9 ans en Irak : Quand la loi de Dieu s’impose, les droits des femmes reculent

Un vent de régression souffle sur l’Irak, et ce sont les droits des femmes qui risquent d’être emportés. Le Parlement irakien s’apprête à débattre d’un projet d’amendement qui, sous couvert de liberté religieuse, pourrait permettre aux autorités islamiques de régenter des pans entiers de la vie familiale. Adopté, cet amendement autoriserait le mariage des filles dès l’âge de neuf ans en vertu de la loi islamique.

Crédits photo : Ahmad Al-Rubaye – AFP

Oui, neuf ans. Comment ne pas voir dans ce projet un recul vertigineux ? En 1959, l’Irak adoptait la loi 188, considérée comme l’une des plus progressistes du Moyen-Orient. Elle garantissait des protections pour les femmes, établissait des règles d’héritage égalitaires et permettait aux femmes de divorcer. Ce texte était alors un phare de modernité. Aujourd’hui, ces acquis sont attaqués de toutes parts par des forces qui se drapent dans la religion pour mieux asseoir leur domination politique.

La coalisation chiite au pouvoir s’obstine à faire passer cet amendement depuis de nombreuses années, mais il semble selon les experts que cette fois, elle y parviendra, notamment grâce au soutien des autorités religieuses sunnites.

Les divisions religieuses, si elles ont provoqué au fil des siècles guerres et massacres, s’estompent dès lors qu’il est question de violer les droits des femmes. 

Avec cet amendement, les Irakiens auraient la possibilité de choisir entre les autorités religieuses et l’Etat pour légiférer sur des questions comme l’héritage, le divorce, la garde des enfants, mais aussi le mariage. Permettre de choisir entre loi civile et loi religieuse en matière familiale n’est pas une liberté. Sous la loi islamique, les droits des femmes s’effondrent : mariage dès 9 ans, interdiction de divorcer, inégalités flagrantes en matière d’héritage. Paré des atours de la liberté, ce « choix » n’est qu’une façade : dans une société patriarcale, les femmes subiront la pression sociale et familiale les pressant de se soumettre à la loi religieuse. Selon une formule bien connue d’Henri Lacordaire, député d’extrême-gauche de la Constituante[1] de 1848, « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur », et l’on pourrait ajouter entre l’homme et la femme, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi civile protège bien davantage que la loi des pairs et des pères.

En fragmentant la justice, en fragmentant le droit familial, cette mesure détruit l’égalité devant la loi et sacrifie les plus vulnérables. L’État abdique son rôle de garant des droits fondamentaux et laisse le patriarcat sanctifié dicter ses règles.

Les femmes adultes ne seraient, du reste, pas épargnées. Finie la possibilité de divorcer, adieu à la garde des enfants ou aux droits successoraux. Ce projet, porté par une coalition de partis chiites conservateurs, n’est rien de moins qu’une tentative de renvoyer les femmes irakiennes à l’époque où leur seul rôle social se limitait à servir leur mari et leur famille. Sous couvert de piété, c’est une entreprise méthodique de dépossession des droits élémentaires. Mais peut-être se risquerait-on à dire que la piété ne peut qu’entrainer, lorsqu’elle est politisée, qu’une entreprise méthodique de dépossession des droits élémentaires.

Cette mesure réactionnaire n’est que le prolongement d’une politique répressive et régressive des conservateurs chiites. En avril dernier, ont été criminalisées les relations homosexuelles et les interventions médicales pour les personnes transgenres, marquant une autre étape dans leur croisade (sans mauvais jeu de mot) contre les libertés individuelles. Leur stratégie est claire : utiliser la religion pour saper les droits, diviser la société et asseoir leur pouvoir.

Le danger est immense. Si cet amendement est finalement adopté, il enverra un message désastreux : celui qu’il est acceptable, au XXIe siècle, de sacrifier les femmes et les filles sur l’autel de la loi religieuse.

Références

[1] Et pourtant moine ! Dans un temps, celui de la révolution de 1848, où républicanisme et catholicisme n’étaient pas encore devenus des ennemis. 

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Situation au Soudan : Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux

Situation au Soudan : Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux

Depuis des années, le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aux conséquences dramatiques pour sa population. Un conflit dévastateur qui s’intensifie et frappe surtout les femmes et les enfants, où la famine et les viols sont utilisés comme de véritables armes de guerre. Face à cette catastrophe humanitaire, la communauté internationale et notre pays ne peuvent rester indifférents.

 Crédits photo : Amaury Falt-Brown – Khartoum Nord (AFP)

Depuis des années, le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aux conséquences dramatiques pour sa population. Un conflit dévastateur qui s’intensifie et frappe surtout les femmes et les enfants, où la famine et les viols sont utilisés comme de véritables armes de guerre. Dans un silence assourdissant de la communauté internationale, des populations entières sont prises au piège des violences et des exactions de groupes armés sans aucune limite; déplacées, tuées, et meurtries par un conflit profondément enraciné. Face à cette catastrophe humanitaire, la communauté internationale et notre pays ne peuvent rester indifférents.

Les populations sont en première ligne de ce conflit. Depuis le 15 avril 2023, l’armée soudanaise et les Forces de Soutien Rapide (RSF) se disputent à travers une guerre civile sans pitié le contrôle du Soudan. Selon les derniers chiffres de l’ONU publié le 4 novembre 2024, 3 millions de personnes ont quitté le pays, 11,4 ont été déplacées, laissant tout derrière eux, et 14 millions d’enfants ont besoin d’assistance. Les infrastructures vitales sont détruites. Les hôpitaux sont débordés ou saccagés et 80% d’entre eux ne fonctionnent plus. L’aide humanitaire internationale peine à atteindre les zones les plus durement touchées. En toute impunité, des violences sexuelles et des massacres ont lieu, Le recrutement d’enfants-soldats se multiplie dans un contexte de terreur pour les populations. Au cœur de ce drame, une fois encore, ce sont les civils qui sont les premières victimes, particulièrement les femmes et les enfants. Des familles entières sont contraintes à un exode dangereux, sans garantie de pouvoir se nourrir ou se protéger. Il y a urgence à agir dans une situation où des millions de vies sont en jeu.

La communauté internationale doit sortir de sa léthargie. Alors que des millions de Soudanais sombrent dans la misère, aucune réponse internationale n’est à la hauteur des besoins et ce malgré plusieurs initiatives prises par l’ONU. Pire, cette crise semble passer au second plan de l’agenda international, éclipsée par d’autres conflits et des considérations géopolitiques. Ce silence est inadmissible. Nous ne pouvons plus nous contenter de déclarations d’indignation. Un soutien humanitaire massif est indispensable, en facilitant l’accès des organisations aux zones de conflit et par l’instauration de corridors humanitaires. Nous devons aller plus loin et réfléchir à des politiques d’accueil pour les Soudanais.

Une transition démocratique est impérative alliée à une exigence de justice. Après 2019 et la chute d’Omar el-Béchir – chef d’État autoritaire du Soudan,  à la suite de son coup d’État en 1989, le peuple soudanais avait entamé une transition vers une gouvernance civile. Ce processus, bien que fragile, portait en lui les graines d’un Soudan plus libre et plus juste. Aujourd’hui, ces aspirations sont anéanties par ce conflit sanglant. Notre rôle, aux côtés de la société civile soudanaise, doit être de soutenir toutes les initiatives qui permettront un retour à un dialogue inclusif, pour ramener la paix et aboutir à un véritable changement de régime. Les responsables de crimes de guerre doivent être traduits en justice, et la Cour pénale internationale (CPI) doit poursuivre sans relâche les auteurs de massacres et de violences. Cette démarche est essentielle pour restaurer la confiance populaire  et dissuader d’éventuelles nouvelles atrocités.

Le peuple soudanais a le droit de vivre en paix, en sécurité et dans la dignité. Je refuse que cette crise soit réduite au silence. Car au-delà de la question géopolitique, il s’agit de défendre des droits humains fondamentaux. C’est une question de justice. C’est une question de solidarité. Nous ne pouvons pas continuer à baisser les yeux.

Dieynaba Diop, députée des Yvelines, membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale

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Elections américaines 2024 : La guerre culturelle n’a pas eu lieu

Elections américaines 2024 : La guerre culturelle n’a pas eu lieu

Contrairement à ce que beaucoup de commentateurs français mal renseignés prétendent, la guerre culturelle n’est pas le facteur principal de la victoire de Trump. La grande différence par rapport à 2020 et même 2016, c’est la bascule des indécis et des indépendants. Ils avaient largement plébiscité Joe Biden il y a 4 ans, Donald Trump y est fortement majoritaire cette année. Explications.

Deux Amériques qui s’affrontent, ne se parlent plus, se haïssent viscéralement, considèrent la victoire de l’autre comme un péril démocratique, et se livrent à une guerre civique tous les deux ans, voilà la base de toute analyse politique digne de ce nom pour expliquer la situation électorale américaine.

Difficile de le nier, entre l’Amérique blanche, rurale, évangélique, masculine et non diplômée, et l’Amérique colored, urbaine, peu croyante, féminine et diplômée, le dialogue est rompu. La première vote systématiquement pour le parti républicain et ses candidats, la seconde pour les démocrates.

Peut-on cependant imputer le résultat de chaque élection, depuis maintenant dix ans que Donald Trump a chamboulé le paysage politique américain, à une simple fluctuation de participation électorale de ces deux Amériques ? Le triomphe trumpiste, indéniable et sans appel, du 5 novembre 2024, invite à plus de prudence.

A l’heure actuelle, Donald Trump réalise un score historique. Il dépasserait le parti démocrate au suffrage direct, une première en 20 ans, et pour la seconde fois seulement en 32 ans. Il accroît son nombre de voix par rapport à 2020, qui était déjà un record. Sous réserve des résultats définitifs au Nevada, il gagnerait cet Etat et ferait donc mieux qu’en 2016, quand il l’avait perdu de peu. Les républicains reprennent également le contrôle du Sénat, en défaisant au moins 2 sénateurs démocrates sortants, et potentiellement encore deux autres d’ici la fin du décompte. Le résultat à la Chambre des Représentants n’est pas encore net, mais les tendances actuelles donnent les républicains gagnants, accroissant peut-être leur majorité de 2022.

Comment expliquer cette déroute démocrate, alors que Donald Trump et son colistier JD Vance sont, selon les enquêtes d’opinion, largement plus impopulaires que Kamala Harris et Tim Walz ? Alors que les mensonges et le coup d’Etat manqué de janvier 2021 ont marqué profondément les Américains, pas seulement démocrates. Alors les démocrates ont réussi leur stratégie de conquête des banlieues huppées ?

La réponse est toute trouvée pour les partisans de la théorie de la guerre culturelle. Pour la droite culturelle, les minorités auraient compris que le « wokisme » serait une impasse, la preuve, Trump progresse chez les afro-américains et talonne les démocrates chez les latinos, malgré (ou grâce, selon les plus radicaux) les multiples propos racistes tenus à l’égard d’à peu près toutes les minorités. Pour la gauche culturelle, Gaza et le soutien à Israël seraient la cause unique de la défaite démocrate, qui aurait démobilisé les jeunes et les minorités, la preuve, la ville jadis démocrate de Dearborn au Michigan, majoritairement musulmane, a voté pour Trump, et les villes étudiantes du Michigan sont dans la même situation.

Ces données électorales sont vraies, elles sont aussi anecdotiques. La grande différence par rapport à 2020 et même 2016, c’est la bascule des indécis et des indépendants. Ils avaient largement plébiscité Joe Biden il y a 4 ans, Donald Trump y est fortement majoritaire cette année.

L’électeur indécis et indépendant moyen américain est favorable à l’avortement mais opposé à l’immigration. Partant de ce fait, à chaque élection, les démocrates tentent d’orienter le débat sur l’avortement, et les républicains sur l’immigration. Las, ces sujets n’étaient que les troisième et quatrième priorités des électeurs d’après les sondages de sortie d’urne. Le ciblage communautaire est également un échec pour les deux campagnes : les démocrates misaient grandement sur le basculement de l’électorat blanc et féminin, il n’a que peu bougé, et c’est en faveur des républicains. Les républicains misaient sur une participation renforcée des hommes blancs, ce fut le cas, mais les démocrates y ont légèrement comblé leur retard abyssal.

La première préoccupation des électeurs, l’avenir de la démocratie aux Etats-Unis, est un sujet partagé chez les bases démocrate, effrayée des annonces autoritaristes de Donald Trump, et républicaine, toujours persuadée d’un grand complot du Parti Démocrate ayant dérobé l’élection de 2020.

Finalement, le sujet qui a déterminé les indécis et les indépendants, c’est l’état de l’économie, et l’inflation considérable qui touche les Etats-Unis depuis 2021. Si cette préoccupation arrive en seconde position nationalement, elle est la première dans les Swing States et chez les électeurs qui se sont décidés dans la dernière semaine avant le vote.

C’est d’abord et avant tout la mise en avant de ce sujet qui explique la victoire de Donald Trump. Il a réussi à tenir sa coalition, les évangéliques et la classe ouvrière blanche, en y agrégeant les indécis et les indépendants. En se faisant discret sur l’avortement et en martelant sur l’immigration. Les démocrates, en se faisant discret sur l’immigration et en martelant sur l’avortement, ont aussi maintenu leur coalition des diplômés, des minorités, des femmes et des urbains, même si elle est légèrement en retrait.

Ce qui semble manquer à la plupart des analyses, c’est qu’au-delà de la guerre culturelle, bien réelle, en cours au Etats-Unis, il y a une crise économique persistante, et que c’est celle-ci qui a déterminé les électeurs pas ou peu politisés, pour qui les appels du pied identitaire, d’un camp ou de l’autre, n’ont pas fonctionné.

Donald Trump, en parlant plus d’économie et en s’associant avec des hommes d’affaires tout au long de la campagne, est apparu plus crédible sur le sujet. Il gagne largement dans des Etats où des référendums sur l’avortement ont été perdus par les républicains. La guerre culturelle n’a pas été déterminante la nuit dernière, les républicains comme les démocrates devraient s’en souvenir s’ils veulent engranger de futures victoires.

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Les Etats-Unis au bord de la guerre civile ? Entretien avec Mathieu Gallard

Les Etats-Unis au bord de la guerre civile ? Entretien avec Mathieu Gallard

Alors que l’élection présidentielle américaine arrive à grands pas, Mathieu Gallard, directeur d’études chez Ipsos publie Les États-Unis au bord de la guerre civile ? (Éditions de l’Aube). Il revient pour Le Temps des Ruptures sur les enjeux du scrutin et la polarisation idéologique et affective qui touche la scène politique américaine.
  • La thèse centrale de votre ouvrage consiste à montrer comment les électeurs américains, ainsi que leurs représentants, se sont progressivement polarisés pour aujourd’hui déboucher sur deux camps qui se font face. D’un pays faiblement politisé où le vote se faisait sur un attachement affectif à un parti, les États-Unis voient désormais des taux de participation record et des électeurs plus idéologiques que jamais. Quels facteurs expliquent cette lente homogénéisation sociale et idéologique des démocrates et des républicains ?

Effectivement, le paysage politique américain de l’après Seconde Guerre mondiale était l’exact opposé de ce qu’il est aujourd’hui : des partis politiques à la fois très modérés et composé d’élus très hétérogènes idéologiquement, et des électeurs mus par un attachement affectif aux partis souvent hérité de leur socialisation familiale, mais très peu par un attachement idéologique.

 

Tout change dans les années 1960, quand l’aile progressiste du parti démocrate menée par le Président Lyndon Johnson prend suffisamment de poids pour imposer à son aile conservatrice le vote de lois sur les droits civiques qui imposent la fin de la ségrégation raciale dans le Sud du pays. Conséquence, l’électorat conservateur – en fait, raciste et réactionnaire – du parti l’abandonne pour rallier le parti républicain, dont les électeurs progressistes font alors défection en sens inverse, en faveur des démocrates. En quelques années, les deux partis deviennent relativement cohérents idéologiquement, avec un parti démocrate qui se situe désormais assez clairement au centre-gauche et un parti républicain au centre-droit.

 

Ensuite, à partir des années 1980-1990, les deux partis s’éloignent de plus en plus. Ce phénomène a des causes très diverses. Tout d’abord, le phénomène de mise en cohérence idéologique des deux partis est évidemment lent : les flux d’électeurs et d’élus démocrates conservateurs vers le parti républicain (et vice-versa) s’étalent sur des décennies, ce qui renforce progressivement la radicalisation des partis. Il y a aussi des aspects liés au fonctionnement du système politique américain : le système des primaires, où la base électorale de chaque parti se mobilise fortement, ce qui favorise les candidats radicaux par rapport aux modérés ; le charcutage des circonscriptions électorales qui crée des districts très sûrs et dispense de plus en plus d’élus de faire campagne en direction de l’électorat modéré ; le système de financement de la vie politique, qui pousse les candidats à satisfaire les intérêts souvent radicaux des grandes entreprises, des riches donateurs ou des lobbys ; la montée dans les années 1990 des chaînes de télévision partisanes (Fox News à droite, MSNBC à gauche), suivies des réseaux sociaux dans les années 2010, qui créent des phénomènes de « bulles de filtres » enfermant les bases électorales politisées des deux partis dans des représentations du monde de plus en plus opposées…

 

 

  • Dans le sens inverse, l’on pourrait dire qu’au fossé politique se superpose dorénavant un fossé affectif entre électeurs. Aujourd’hui, à quel point les relations sociales entre électeurs démocrates et électeurs républicains sont-elles dans un déplorable état ?

Depuis une quinzaine d’année, on parle effectivement de plus en plus d’un phénomène de polarisation « affective » qui s’ajoute à la polarisation idéologique. Non seulement, les électeurs d’un parti sont de plus en plus éloignés de ceux de l’autre parti du point de vue idéologique, mais ils ont effectivement une perception de plus en plus dégradée de ces derniers : avant, ils étaient des adversaires, désormais ils deviennent des ennemis. De fait, le pourcentage de démocrates qui perçoivent les républicains comme malintentionnés, stupides ou malhonnêtes – et vice-versa – est désormais nettement majoritaire.

 

Cela a des conséquences sociales bien concrètes, avec des pans entiers de la population qui ont du mal à parler non seulement de politique, mais aussi de tous les enjeux qui ont trait de près ou de loin à leurs valeurs avec des personnes de l’autre bord, quand bien même il s’agit d’amis ou de membres de sa famille. On constate ainsi que seuls 9% des couples américains sont constitués d’un(e) démocrate et d’un(e) républicain(e) – un véritable effondrement au cours des dernières décennies.

 

 

  • Dans votre ouvrage, vous mettez en avant l’importance croissante des « guerres culturelles » dans le débat politique américain. Par quel(s) processus celles-ci ont supplanté les questions socio-économiques ? Et dans quelle mesure les questions économiques restent-elles prégnantes ?

Je ne sais pas si on peut vraiment résumer l’histoire politique américaine à une lente montée en puissance des enjeux culturels au détriment des enjeux socio-économiques. Après tout, des sujets éminemment culturels comme l’esclavage dans les années 1850-1860, la prohibition dans les années 1920-1930 ou les droits civiques dans les années 1950-1960 ont exercé une influence électorale majeure. Et a contrario, actuellement, les enjeux socio-économiques restent très importants aussi bien pour les candidats que pour les électeurs.

 

Il est néanmoins vrai que les débats sur l’accès à l’IVG, les droits des personnes LGBT ou des minorités raciales et l’acceptation de l’immigration sont très mis en avant par les candidats et jouent un rôle croissant dans les choix électoraux des Américains. Les mécanismes qui expliquent cette montée des enjeux culturels sont assez simples : ils sont plus propices à la polarisation, car il peut très facilement y avoir un rapport direct entre l’identité des citoyens et le positionnement des candidats. C’est moins le cas pour les enjeux socio-économiques, qui sont souvent plus complexes et nécessitent pour être décryptés un minimum d’intérêt et de connaissances. Pour un candidat qui, dans un contexte de polarisation, souhaite chauffer à blanc sa base électorale, les enjeux culturels sont bien plus porteurs que les enjeux économiques et sociaux.

 

 

  • La politique économique interventionniste d’un Joe Biden, notamment son plan de relance de 1 900 milliards de dollars en 2021, a-t-elle malgré tout des effets électoraux ?

C’est très difficile de démontrer clairement qu’une politique publique a des effets électoraux, et en tout cas qu’elle peut contribuer à modifier l’opinion et le vote des individus à grande échelle. J’aurais tendance à dire que non, tant la perception de la réalité par les électeurs est désormais totalement décidée à travers leurs a priori partisans. C’est particulièrement vrai sur le plan économique : les sondages sur le moral des ménages de l’université du Michigan indiquent que ce qui détermine le plus le sentiment des Américains vis-à-vis de la situation économique du pays, c’est leur proximité à un parti. Les républicains jugeaient très majoritairement que la situation économique était bonne sous le mandat de Donald Trump, avant que ce sentiment ne s’effondre au moment de l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. Et pour les démocrates, le mouvement a été inverse. Dans ce contexte, les politiques publiques telles que le plan de relance de 2021 n’ont probablement pas convaincu beaucoup d’électeurs républicains de changer de camp, de même que les baisses d’impôts massives votées sous le mandat de Trump n’ont pas eu d’impact sur les électeurs démocrates.

 

 

  • L’on craint souvent, à tort ou à raison, que ce qui se déroule aux États-Unis arrive en France avec quelques années de décalage. De plus en plus, en France aussi, c’est notamment une des thèses du dernier livre de Vincent TIberj, les questions socio-économiques laissent place aux questions identitaires, culturelles, dans le débat public. S’achemine-t-on donc dans notre pays vers la même forme de polarisation politique ?

Certains des facteurs qui alimentent le processus de polarisation idéologique et affective aux Etats-Unis, comme le charcutage électoral des circonscriptions le système de primaires, l’utilisation massive de publicités politiques ou le financement privé quasi-illimité des campagnes électorales n’existent pas en France, ou en tous cas pas à la même échelle. En conséquence, nous n’en sommes clairement pas au même degré de polarisation dans notre pays

 

Mais clairement, la tendance à la polarisation des élus est à l’œuvre ici : la réforme des retraites, la loi sur l’immigration ou les débats actuels sur le budget sont l’occasion d’une hostilité virulente entre les députés, et les gouvernements utilisent toutes les ressources du « parlementarisme rationnalisé » face à des oppositions qui sont tentées par une obstruction farouche.

 

Mais est-ce qu’il y a, parallèlement à cette polarisation des élus, une polarisation des électorats ? C’est moins évident. Il me semble que les électorats de nos trois blocs sont à ce stade beaucoup moins homogènes socialement et idéologiquement que ceux des deux partis américains. Il reste des électeurs qui passent d’un bloc à l’autre – comme les électeurs de la liste Glucksmann aux européennes qui sont revenus vers le camp macroniste aux législatives, ce qui devient rarissime aux Etats-Unis. Enfin, le simple fait que nous sommes actuellement dans un contexte de tripartition est sans doute moins propice à un affrontement très fort dans les électorats qu’une situation binaire qui favorise la rhétorique du « eux contre nous ». Mais la dynamique en cours n’en reste pas moins à surveiller.

 

 

  • Vers la fin de votre livre, vous nuancez votre propos sur l’extrême polarisation américaine en démontrant que deux tiers de la population restent modérés. Quels seraient, selon vous, les leviers pour que ces modérés puissent reprendre une place centrale dans le débat politique ? Pensez-vous que la dépolarisation passe nécessairement par une refonte des institutions, des médias ou de l’éducation politique des citoyens ?

Effectivement, un point à garder en tête c’est qu’une part importante des Américains se qualifient encore de modérés malgré le contexte de polarisation. Mais déjà, cela ne veut pas forcément dire qu’ils le sont effectivement dans leurs valeurs et leurs idées. De plus, la très grande majorité de ces modérés s’identifient néanmoins, à des degrés plus ou moins fort, à un des deux partis : les vrais « indépendants », qui n’acceptent aucune proximité avec les deux partis, sont désormais très rares ; et les républicains « modérés » comme les démocrates « modérés » votent au final autant que les républicains « conservateurs » et les démocrates « libéraux » pour les candidats de leur parti.

 

Quand on regarde ce que proposent les experts et les universitaires pour ralentir voire affaiblir la dynamique de polarisation, cela passe souvent par redonner à ces modérés un poids plus important dans la vie politique. Tout d’abord, en renforçant leur participation électorale – car ils ont tendance à moins voter que les autres – en simplifiant les procédures (par exemple, vote le week-end ou un jour férié). Ensuite, en favorisant les moments d’échanges et de discussion entre des électeurs modérés des deux camps, qui se rendraient compte qu’ils sont en fait proches sur de nombreux sujets et pourraient influer sur leur parti. Enfin, en renforçant les procédures visant au compromis et aux projets bipartisans au Congrès pour redonner du poids aux élus modérés.

 

Tout ceci est très intéressant, mais il y a un écueil : dans le contexte actuel de polarisation massive, comment pousser les dirigeants de deux partis, qui sont très hostiles, à mettre en place des réformes institutionnelles et politiques qui les pousseront à travailler ensemble, alors que les bases électorales militantes ne le souhaitent pas ? A court-terme, ces pistes ne semble pas très opérationnelles, et il n’y a donc pas de solution évidente.

 

 

  • Le titre de votre ouvrage est plus radical que son contenu. Pensez-vous qu’une véritable guerre civile sourde à bas bruit outre-Atlantique ?

La conclusion, c’est effectivement qu’on n’en est sans doute pas rendu au point où une guerre civile stricto sensu pourrait se déclencher aux Etats-Unis, en tous cas à court et moyen-terme. Le poids de l’électorat modéré reste important dans les deux partis, et leur influence est donc forte. En tout état de cause Donald Trump ne dispose plus de ses pouvoirs présidentiels de 2020 et sa base la plus radicalisée a sans doute été refroidie par les peines très lourdes qui ont été infligées à certains des participants à l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021. Il sera donc plus difficile de rééditer un évènement de ce type.

 

On peut donc éventuellement parler de guerre « civique » entre deux électorats qui ne partagent désormais plus guère de valeurs et d’aspirations communes, mais le vocable de « guerre civile » paraît donc trop fort pour qualifier la situation actuelle. Mais si la dynamique de polarisation s’amplifie dans les années à venir, alors rien n’est impossible.

 

 

  • Quelles seraient les conséquences d’une victoire des démocrates aux prochaines élections sur la polarisation américaine ? Et d’une victoire des républicains ?

Je ne vois pas très bien comment la victoire d’un des deux camps pourrait conduire à une réduction de la dynamique de polarisation. Il n’en reste pas moins qu’une victoire de Donald Trump pourrait avoir des conséquences majeures sur le fonctionnement de la démocratie américaine. C’est vrai par les mesures qu’il pourrait prendre, mais c’est aussi et surtout vrai par le signal envoyé par un Président sans doute mieux préparé qu’en 2016 à sa base électorale. On sait que la montée de la polarisation conduit à une montée de l’autoritarisme : dans un contexte d’opposition viscérale entre deux camps, de plus en plus d’électeurs préfèrent troquer les principes démocratiques contre leurs intérêts partisans. Ainsi, depuis 2020, une majorité d’électeurs républicains s’obstine à penser que le scrutin présidentiel ayant conduit à la défaite de leur poulain a été truqué et à penser que les élus conservateurs au Congrès n’auraient pas dû en certifier les résultats. Après quatre années de radicalisation supplémentaire, je ne suis pas certain qu’ils pourraient supporter, le cas échéant, d’abandonner le pouvoir à un démocrate

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Et si la Chine avait déjà gagné la guerre (cognitive) ?

Et si la Chine avait déjà gagné la guerre (cognitive) ?

La croissance des usages militaires de l’IA pourrait bien signer la victoire de la Chine dans cette nouvelle guerre qui s’annonce : la guerre cognitive.

Ce qu’est la guerre cognitive

C’est devenu un lieu commun pour une certaine presse mainstream de dénoncer les campagnes de désinformation et l’ère des Fake news. Non pas qu’il faille s’en accommoder, mais, en-dehors des publications universitaires, rares sont les commentateurs qui prennent le temps de replacer cette nouvelle ère dans le contexte plus global de la bataille de l’information et de la propagande qui, elle, n’a rien de nouveau.

Ruse, manipulation, intox ont toujours existé et si certains régimes autoritaires, à l’image de la Russie, disposent au cours des XXe et XXIe siècles de stratégies particulièrement offensives en la matière (la maskirovka soviétique notamment), c’est souvent du côté des démocraties libérales qu’il faut se tourner pour trouver les recherches les plus innovantes en la matière.

Les pères de la propagande politique, mais également économique, telle que nous la connaissons ne sont pas nés du côté de l’Oural mais bien outre-Atlantique. Dès la fin de la Première Guerre Mondiale, les journalistes Edward Bernays et Walter Lippman et l’universitaire Harold Lasswell théorisent l’idée que la communication vise avant tout à lutter contre l’ignorance et la superstition des masses au nom des intérêts des élites technocratiques. « La tâche de maintenir l’ascendant d’une élite donnée exige l’utilisation coordonnée des symboles, des biens et de la violence. La propagande peut être consacrée à étendre et défendre l’idéologie qui préserve les méthodes existantes pour gagner la richesse et la distinction.[1]»

Pourtant nous n’avons pas commencé à aborder le thème de la guerre de l’information qu’une autre guerre plus rude encore se présente à nous : la guerre cognitive.

Elle se distingue de la guerre de l’information en ce qu’elle vise à modifier directement la cognition des individus et leur prise de décision et non simplement à contrôler les flux d’informations. Une guerre que le neuroscientifique Giordano résume parfaitement quand il annonce que « le cerveau humain est devenu le champ de bataille du XXIe siècle »[2].  

Concrètement, elle est le résultat de la fusion entre guerre de l’information et neurosciences et se matérialise par des attaques se situant en « amont de la fabrique de la désinformation ». Ce que l’OTAN confirme dans un rapport affirmant que l’objectif des offensives cognitives est bien « d’attaquer, d’exploiter, de détériorer voire de détruire les représentations, le tissu de la confiance mentale, celui de la croyance en des logiques établies nécessaires au fonctionnement sain d’un groupe, d’une société, voire d’une nation »[3].

En somme, et comme le résume parfaitement Asma Mhalla, il s’agit de nous rapprocher de notre état grégaire. « Plus nos technologies duales, intelligence artificielle en tête, seront capables de reproduire nos schémas neuronaux, plus nous risquons de perdre le contrôle de nous-mêmes »[4].

Bien que le concept même de guerre cognitive reste relativement récent et ne fasse pas encore l’objet d’une littérature abondante[5] certains acteurs semblent d’ores et déjà mieux armés que d’autres dans la guerre qui s’annonce. Parmi ces acteurs, le géant chinois fait figure de grand favori.

Une possible domination qui s’explique en raison d’une culture stratégique particulièrement favorable à ce nouveau type de conflictualité mais également des avancées chinoises en matière d’intelligence artificielle.

Les avantages de la culture stratégique chinoise

Par ses influences philosophiques (confucianisme et taoïme) et guerrières (Sun Tzu), la culture stratégique propre à la Chine serait, selon certains universitaires, mieux adaptée à la guerre cognitive qui s’annonce. Une culture marquée également par la rupture de Pékin avec la pensée stratégique de Mao Zedong mais également de Deng Xiaoping.

Si les premières décennies de la République populaire de Chine se caractérisent par une stricte séparation des domaines civil et militaire et par la concentration des moyens économiques sur le second (tout à la fois en raison de l’objectif de « survie » du régime et de l’influence de l’URSS dans la vision économico-militaire du PCC à ses débuts) un tournant s’opère au début des années 2000.

Le 10e plan quinquennal (2001-2005) autorise la participation des entreprises privées au secteur militaire. Une directive de 2007 leur permet même de travailler sur le développement de technologies duales. La même année, Hu Jintao (secrétaire général du PCC de 2002 à 2012), dans son rapport sur le XVIIe Congrès du PCC déclare que le trop grand cloisonnement de l’industrie de défense est un désavantage pour Pékin et empêche l’armée populaire de libération de bénéficier des développements technologiques civils. Apparaît alors le concept « d’intégration civilo-militaire » (ICM) qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

Il faut néanmoins attendre 2016 et l’application du 13e plan quinquennal (2016-2020) pour que soit mentionnés des objectifs clairs et chiffrés. D’après le Centre de recherche économique de l’Université de défense nationale, 40% des projets compris dans le plan concerne alors l’ICM.

Défense et développement économique deviennent les deux faces d’une même pièce. Dans les documents du Comité central du PCC et du Conseil d’Etat, les dirigeants chinois évoquent désormais le développement coordonné de l’économie et de la défense nationale.

Dans le cadre de la stratégie de « développement national basée sur l’innovation » des mesures visant à renforcer l’ICM sont mises en valeur : (1) créer un mécanisme de coordination et de planification générale, (2) accroitre « l’innovation collaborative », (3) accroitre l’intégration des capacités S&T du secteur civil et du secteur militaire, (4) et promouvoir les transferts de technologies dans les deux sens.  « L’objectif à terme n’est donc pas seulement une plus grande coordination entre les bases industrielles et technologiques de défense et civile, mais la création d’une base industrielle et technologique nationale unifiée et d’un système d’innovation national unifié.[6] »

Le continuum entre monde civil et militaire ne se matérialise pas uniquement dans l’ICM et la stratégie d’innovation de Pékin mais également dans sa façon de penser la chose militaire. A la fin des années 1990, deux colonels de l’armée populaire de libération élaborent le concept « d’Unrestricted warfare ». A contrario de la logique binaire occidentale de la guerre et de la paix, le PCC ne conçoit aucune différence de nature entre les deux termes, plutôt une différence d’intensité dans le conflit.

C’est dans ce contexte que voit également le jour l’idée de « Sanzhàn », les « Trois Guerres : la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre juridique.

La guerre de l’opinion publique vise l’utilisation des médias et réseaux sociaux afin de diffuser des informations (y compris des fake news) auprès d’une cible précise. La guerre psychologique cherche à influencer les comportements et façons de penser de l’adversaire, à renforcer le soutien des alliés et partenaires et à maintenir la neutralité des indécis. La guerre juridique quant à elle est un outil de condamnation juridique de l’adversaire voire d’imposition de ses propres lois (l’extra-territorialité du droit n’est plus une prérogative proprement américaine, la Chine avance peu à peu sur ce sujet).

Chacune de ces guerres est complémentaire des deux autres. Mieux, elles se renforcent mutuellement. « La propagation du discours comprend le récit stratégique visant à convaincre les populations nationales et étrangères par les vecteurs de transmission (« guerre d’opinion «) en créant un environnement mental favorable (guerre psychologique) qui rend le message conforme aux idées reçues, tout en se protégeant derrière la logique de la souveraineté cybernétique, que la Chine tente d’imposer juridiquement au niveau international (« guerre juridique ») »[7].

Avec ces trois guerres s’estompent l’idée d’une stricte séparation entre militaires et populations civiles. Les secondes deviennent également des cibles de choix et des « technologies de l’esprit », à l’image de Tik Tok, leurs sont spécialement consacrées.


TIK TOk, incarnation de la stratégie chinoise de guerre cognitive

Peut-on parler de Tik Tok comme d’une plateforme numérique comme les autres ? A cette question, le rapport de la Commission d’enquête menée par les sénateurs Claude Malhuret et Mickaël Vallet répond par la négative[8]. Deux aspects essentiels la différencient : son algorithme hyper addictif et ses liens avec les autorités chinoises.

Si l’opacité qui entoure l’algorithme de Tik Tok persiste, ses effets sur ses utilisateurs sont de mieux en mieux documentés. Captation extrême de l’attention, sédentarité excessive et dépression, notamment chez les plus jeunes, les risques liés à son usage sont nombreux.

Dans leur rapport, Claude Malhuret et Mickaël Vallet mentionnent même des psychologues pour qui Tik Tok ne doit plus être évalué sous le prisme de l’addiction mais bien de « l’abrutissement ». Un constat partagé par le congrès américain selon qui Tik Tok représenterait un instrument d’ingérence et une arme biotechnologique dont l’objectif serait d’altérer durablement les capacités cognitives des populations occidentales.

La plateforme chinoise est marquée également par son inefficacité (volontaire ?) en matière de lutte contre la désinformation. Selon NewsGuard et la commission d’enquête sénatoriale, 40 minutes d’utilisation suffisent pour que soit proposées des vidéos contenant de fausses informations. Le Global Witness va dans le même sens : 90% des contenus de désinformation créés dans le cadre de leur étude ont été approuvés par Tik Tok (contre 20% pour Facebook).

Au-delà du contenu, ce sont également les liens qui existent avec les autorités chinoises qui posent problème. A l’instar d’autres entreprises de l’économie numérique, le Parti communiste chinois pratique un contrôle étroit sur la plateforme à travers notamment la société ByteDance. Une situation qui pousse les sénateurs Claude Malhuret et Mickaël Vallet à parler explicitement de stratégie de guerre cognitive à propos de Tik Tok.

Une stratégie dont l’objectif n’est plus de soumettre « l’Occident » sur le champ de bataille mais bien d’affaiblir suffisamment les démocraties libérales pour qu’elles ne soient plus capables ou désireuses de répondre à une agression. Ce que note dès 2012 un rapport de l’INSERM sur l’influence chinoise : « l’enjeu n’est pas tant de savoir quelle force armée va gagner mais quel récit, quelle version des faits va l’emporter auprès de l’opinion publique. Concrètement, la guerre de l’opinion publique telle que pensée par les Chinois consiste à faire de l’ « orientation cognitive » des masses, d’exciter leurs émotions et de « contraindre leur comportement »[9].

Cela étant, comme le rappelle à juste titre Asma Mhalla, les démocraties libérales ne sont pas toujours exemplaires en matière de manipulation de l’information et d’offensives cognitives, y compris vis-à-vis de leurs propres populations. Le scandale de Cambridge Analytica et la campagne américaine de 2016 en sont des preuves suffisantes.

Reste que le développement de l’intelligence artificielle et des neurosciences bouleverse les moyens de la manipulation de masse et donne un nouveau souffle au techno-nationalisme chinois.


Le techno-nationalisme : L’IA au cœur de la stratégie militaire chinoise

Avec le développement de technologies comme la robotique, les nanotechnologies, la biotechnologie, la technologie quantique, l’intelligence artificielle, la modernisation de l’armée chinoise s’effectue à un rythme suffisamment intense pour que soit sanctuarisé dans un livre blanc le passage de la guerre informatisée à la guerre « intelligentized ».

Dans cette guerre, l’intelligence artificielle occupe une position centrale : elle relie les domaines terrestre, maritime, aérien, spatial, électromagnétique, cybernétique et cognitif (conçu désormais par l’Armée Populaire de Libération comme un domaine à part).

Une nouvelle donne confirmée, selon les universitaires Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer[10], par la création par le gouvernement chinois d’une Force de soutien pour l’information de l’Armée populaire de libération le 19 avril 2024.

La cérémonie d’inauguration de cette force a d’ailleurs été l’occasion pour Xi Jinping d’affirmer qu’il était « nécessaire de soutenir efficacement les opérations, d’adhérer à la victoire conjointe basée sur l’information, de fluidifier les liens d’information, d’intégrer les ressources d’information, de renforcer la protection de l’information, de s’intégrer profondément dans le système d’opérations militaires conjointes, de mettre en œuvre de manière précise et efficace le soutien à l’information, et de servir à soutenir les luttes militaires dans toutes les directions et dans tous les domaines.[11]»

D’où l’importance donnée par Pékin aux avancées en matière d’outils neurologiques dont l’objectif est double : permettre à l’armée et à la population chinoises d’atteindre la « supériorité cognitive » via le développement des interfaces cerveau-ordinateur (BCI : brain-computer inferfaces) ; développer des armes neurologiques visant à affaiblir les fonctions cognitives des adversaires.

Loin d’être anodines, les interfaces cerveaux-ordinateurs sont d’ores et déjà identifiées parmi les industriels de défense et les différentes armées nationales comme des technologies aux conséquences importantes sur la tenue d’un conflit. « Cette technologie fera progresser la vitesse de calcul, la prise de décision cognitive, l’échange d’informations et l’amélioration de la puissance de calcul, ce qui améliorera considérablement les performances humaines ».[12]

Ce sont d’ailleurs les Etats-Unis qui avancent les premiers sur ce chantier. En 2013 est lancé la Brain initiative par la Defense Advenced Research Projects Agency (DARPA) sous l’administration Obama afin de déterminer les potentielles applications des neurosciences dans les domaines médical et militaire. Concomitamment, la IARPA (agence gouvernementale de recherche dédiée aux agences de renseignement fédérales américaines) inaugure d’autres projets visant à augmenter les capacités cognitives des soldats. En 2023 l’agence amorce un nouveau projet (Rescind) dont l’intention est de déceler les failles cognitives des adversaires afin d’améliorer la neutralisation des cyberattaquants.

De quoi pousser Pékin à lancer en 2016 le China Brain Project. Lors de la programmation quinquennal 2016-2020, le projet aurait reçu l’équivalent de 3,1 milliards de yuans (un peu plus de 400 millions d’euros). S’il sert également au financement de traitements médicaux (et notamment des troubles cérébraux) et implique aussi bien des organes de recherches militaires, des universités et des entreprises privées, le China Brain project est majoritairement tourné vers les usages militaires potentiels de l’intelligence artificielle. Un projet en matière d’IA qui sert le techno-nationalisme de Pékin et incarne parfaitement la stratégie d’intégration civilo-militaire chinoise.

Au-delà de l’usage de médias sociaux comme Tik Tok ou d’interfaces cerveaux-ordinateurs, la guerre cognitive telle que la conçoit Pékin (mais pas uniquement) dispose également d’un versant neurologique. Il s’agit alors d’infliger des lésions neurocognitives permanentes par l’utilisation de technologies de radiofréquence, d’acoustique, d’électromagnétisme ou encore de nanotechnologies.

L’individu ciblé est alors rendu à son état grégaire par des attaques visant directement son cerveau. Autant dire que nous touchons-là à des enjeux qui ne peuvent faire l’économie de discussions éthiques, politiques mais également juridiques.

De quoi s’interroger sur les capacités de résistance des démocraties libérales face à de telles offensives cognitives.


La mort culturelle des démocraties libérales ?

En 2023, le ministère français des Armées et l’université Paris Sciences et Lettres se sont associés afin de lancer un projet de prospection novateur : la Red Team. Composé d’analystes et de chercheurs, l’objectif de ce groupe est de réfléchir aux nouvelles formes de la guerre à l’horizon 2030-2060.

Dans une de leurs publications, Chronique d’une mort culturelle annoncée, les auteurs imaginent une Europe incapable de développer ses propres géants numériques, la rendant totalement dépendante des technologies étrangères (principalement américaines et chinoises) et soumise à des cyberattaques à répétition. A un point tel qu’il devient impossible pour les Etats européens d’assurer le fonctionnement des services publics mais également l’intégrité cognitive de leurs populations.

Si bien que les citoyens finissent par se regrouper dans des sphères de réalité alternative (des « safe spheres ») par affinité religieuse, classe sociale, quartiers. Un mouvement largement aidé par des puissances étrangères désireuses de fracturer définitivement les nations européennes.

Dans ce scénario où le séparatisme devient également territorial la seule issue est l’intervention de l’armée pour couper les infrastructures numériques à l’origine des « safe spheres » et « désintoxiquer » des pans entiers de la population.

Si nous n’en sommes pas encore là, les signes annonciateurs ne manquent pas : montée des populismes, défiance grandissante des populations vis-à-vis des institutions, affaiblissement du rôle de l’Etat notamment dans la sphère économique, polarisation des opinions. Autant de points d’appui pour des stratégies de déstabilisation de la part d’acteurs étrangers et contre-élites nationales.

Rien ne nous dit en revanche que les régimes autoritaires, celui de Pékin comme celui de Moscou, résisteraient mieux à l’émergence de conflits cognitifs dopés à l’intelligence artificielle. Dans le scénario de la Red Team l’un des premiers pays à s’effondrer n’est autre que….la Chine.


Références

[1] H.D Lasswell, « The Study and Practice of Propaganda” in H.D. Lasswell, Ralph D. Casey, Bruce Lannes Smith, Propaganda and Promotional Activities. An annoted Bibliography, University of Minnesota Press, 1935, p.1628

[2] GIORDANO J., WURZMAN R., “Neurotechnologies as weapons in national intelligence and defense – An

overview”, Synesis, pp.T:55-T:71, 2011.

[3] Cité par Asma Mhalla,Technopolitique, comment la technologie fait de nous des soldats, Seuil, 2024, p.123

[4] Idem, p.127

[5] Du moins dans le champ civil, les publications des organismes de recherches militaires étant beaucoup plus nombreuses.

[6] https://www.frstrategie.org/publications/recherches-et-documents/tournant-integration-civilo-militaire-chine-2017

[7] La guerre cognitive au cœur de la stratégie chinoise de socialisation, Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer

[8] https://www.senat.fr/salle-de-presse/dernieres-conferences-de-presse/page-de-detail/commission-denquete-influence-tiktok-1268.html

[9] https://www.inserm.fr/rapport.html

[10] La guerre cognitive au cœur de la stratégie chinoise de socialisation, Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer

[11] Cité par Tanguy Struye de Swielande, Kimberly Orinx et Simon Peiffer

[12] MOORE B., “The Brain Computer Interface Future: Time for a Strategy”, Semantic Scholar, Air War College Air University Maxwell AFB United States, 2013.

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Élections moldaves : avertissement pour nos démocraties

Élections moldaves : avertissement pour nos démocraties

Malgré des actions de déstabilisations d’une ampleur inédite, la présidente sortante pro-européenne Maia Sandu (42%) est arrivée en tête de l’élection présidentielle, alors que le « Oui » au référendum constitutionnel a timidement (50,3%) consacré l’orientation du pays vers l’Union européenne (UE).

Le double scrutin promettait de clarifier la destinée géopolitique de la Moldavie. Enchâssée entre la Roumanie et l’Ukraine, la petite république de 2,6 millions d’habitants est constamment soumise à des ingérences russes. Malgré des actions de déstabilisations d’une ampleur inédite, la présidente sortante pro-européenne Maia Sandu (42%) est arrivé en tête de l’élection présidentielle, alors que le « Oui » au référendum constitutionnel a timidement (50,3%) consacré l’orientation du pays vers l’Union européenne (UE). La séquence moldave devrait avoir la valeur d’un avertissement pour notre classe politique, face à la montée d’un péril géopolitique que la France et l’Europe n’a pas connu depuis la fin de la Guerre froide.

La nuit électorale fût haletante, les résultats préliminaires du référendum indiquaient une victoire à l’arraché du « Non », et donc de l’opposition anti-européenne et prorusse. L’équilibre du scrutin reflétait les divisions d’une société moldave, entre urbains libéraux, éduqués et ouverts à l’Ouest de la capitale, Chisinau, et un arrière-pays pauvre, dépeuplé et marqué par la présence de minorités sensibles aux accents soviético-nostalgiques et grands-russes de l’opposition. Ce sont les bulletins des électeurs de la capitale et de la diaspora, décomptés au petit matin, qui ont permis au « Oui » de l’emporter avec 6 000 voix d’écart.

Le résultat du scrutin a été fortement influencé par le déploiement d’une campagne hybride d’une intensité inédite par la Russie : saturation de l’espace médiatique par des contenus prorusses et de désinformation, mise en place d’un système d’achat de votes de près de 15 millions d’euros visant jusqu’à un quart des Moldaves. Tard dans la nuit, la présidente a assuré avoir recueilli assez de preuves pour attester de l’achat de près de 300 000 votes en amont du scrutin. Au-delà, la Russie s’est appuyée sur de solides relais d’influences dans les partis d’opposition, à l’image du Parti socialiste moldave, dont le candidat Alexandr Stoianoglo (26,1%) disputera le second tour face à Maia Sandu (Parti action et solidarité). Certains territoires ont massivement voté « Non », à l’image de la Transnistrie russophone hors du contrôle du gouvernement, et où stationne la 14e armée de la garde russe, ou encore la Gagaouzie, sous la coupe de l’oligarque fugitif Ilan Shor, exilé à Moscou d’où il a mené campagne.  

Dans un contexte de confrontation géopolitique avec l’Union européenne et les démocraties libérales, la Russie a cherché à entraver le droit des Moldaves à choisir leur destin. On ne peut donc que souligner la performance électorale et la résilience démocratique qui a permis la victoire à l’arraché du « Oui » et le succès électoral de la présidente sortante ultra-favorite Maia Sandu. Ou comme elle l’a indiqué :  la Moldavie « a gagné honnêtement un combat injuste ».

Ces évènements mettent en exergue le mépris de Moscou pour les aspirations libérales et démocratiques des peuples des anciennes républiques soviétiques, et au-delà, le choix des urnes et de la délibération démocratique. L’élection moldave sonne comme un avertissement pour l’ensemble du continent, tout autant que chez nous en France. Ce n’est qu’un rappel de la manière dont Moscou s’est ingéré dans plusieurs de nos scrutins, en faveur des forces politiques réactionnaires et rétrogrades.

Autre leçon, l’impact des ingérences russes est nourri par la déception des populations délaissées par leur gouvernement, dans l’un des pays les plus pauvres et corrompus du continent, et secoué par les conséquences de la guerre en Ukraine : flots de réfugiés, inflation qui étouffe les classes populaires. La misère socio-économique devient un redoutable levier pour les candidats prorusses et soviético-nostalgiques, qui se nourrissent du vote protestataire. Un parallèle avec le déclassement vécu par une partie de la population française, qui nourrit le vote d’une extrême-droite historiquement séduite et soutenue par Moscou ne saurait être ignoré.

En conclusion, on peut espérer que les évènements dans cette région confirmeront le « pivot à l’Est » engagé durant les gouvernements macronistes. L’approfondissement de la coopération politique et militaire avec les peuples d’Europe centrale et orientale devra être accompagné par l’union des forces progressistes.

Il faut comprendre l’aspect existentiel de ce conflit pour notre démocratie, nos sociétés, nos modèles sociaux, afin d’éviter une guerre généralisée, qui devient de plus en plus probable sur le « flan Est ». La séquence moldave nous montre que Moscou sait que les Européens, les Français en premier lieu, n’ont pas pris conscience des ambitions d’une Russie engagée dans une fuite en avant belliqueuse contre l’épouvantail qu’est devenu l’Occident.

Il n’y a qu’à lire les rapports de Viginum, le nouveau service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques du gouvernement, pour comprendre que notre pays est d’ores et déjà en permanence visé par des actions de déstabilisations croissantes de la Russie. Et qu’il pourrait s’agir des prémices d’actions de plus grandes ampleurs.

Pour aller plus loin

Romain LE QUINIOU [@rlequiniou]. (2024, 20 octobre). Jour de vote important en République de Moldavie: premier tour de l’élection présidentielle et référendum constitutionnel sur l’adhésion à l’UE [Tweet]. Twitter. https://x.com/rlequiniou/status/1847988734148407319

Cyrille Amoursky [AmourskyCyrille]. (2024, 20 octobre). Maia Sandu a tenu un bref point de presse. Voici les déclarations faites : Maia Sandu : « Chers citoyens, la Moldavie a été confrontée aujourd’hui [Tweet]. Twitter. https://x.com/AmourskyCyrille/status/1848092958198759537

Arthur Kenigsberg [KenigsArthur]. (2024, 21 octobre). Voilà, Maia Sandu a trouvé la meilleure formule pour caractériser cette victoire du OUI au référendum européen, dans une campagne complètement déstabilisé [Tweet]. Twitter. https://x.com/KenigsbArthur/status/1848334330948460880

Gavin, G. (2024, 21 octobre). Moldova votes yes to joining EU by tiny margin Politicohttps://www.politico.eu/article/moldova-votes-yes-join-european-union/

Gavin, G. (2024, 21 octobre). Moldova’s EU dream hangs in balance as referendum result narrows Politicohttps://www.politico.eu/article/moldovas-eu-referendum-electoral-commission-voters-eastern-europe-nation-ballot/

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Au Venezuela, Maduro contre le chavisme

Au Venezuela, Maduro contre le chavisme

Le drame de la situation vénézuélienne, c’est que ni Nicolas Maduro – actuel dirigeant du pays dont la récente réélection est particulièrement contestée -, ni l’opposition officielle dominée par une frange ultra conservatrice favorable au renforcement des sanctions économiques, ne semblent à même de préserver les acquis sociaux du chavisme « première génération », ainsi que de répondre aux aspirations démocratiques de la population.

« Le Parti populaire européen a décidé de construire un accord sur le Venezuela avec Orban, Meloni et Le Pen ». C’est en ces termes que le groupe social-démocrate (S&D) du Parlement européen dénonce l’adoption, le 19 septembre dernier, d’un texte visant à reconnaître Edmundo Gonzalez – principal opposant au président vénézuélien sortant Nicolas Maduro à l’occasion du dernier scrutin controversé -, comme dirigeant légitime du pays latino-américain. Un vote inédit car, si cette résolution a été conjointement présentée par les groupes des Conservateurs et réformistes européens (CRE), ainsi que des Patriotes pour l’Europe – au sein desquels siègent respectivement Mario Maréchal Le Pen et Jordan Bardella -, la droite européenne traditionnelle l’a sans réserve soutenu dans l’hémicycle, assumant par là-même ouvertement de briser tout cordon sanitaire la séparant de l’extrême droite. Si le groupe S&D tient ainsi à marquer ses distances vis-à-vis d’une telle entreprise de normalisation de partis nationalistes, cela ne l’empêche pas par ailleurs de qualifier l’actuel gouvernement vénézuélien d’autoritaire, une position confirmée par l’octroi, par les autorités espagnoles, de l’asile politique à l’opposant en exil. Une décision ayant suscité le renvoi de l’Ambassadeur d’Espagne à Caracas, le gouvernement maduriste arguant à son tour du caractère profondément putschiste de l’opposition dominante. Face à cette crise politique exacerbée, face à cet empressement des puissances internationales à reconnaître la légitimité de l’un ou l’autre, comment tirer le vrai du faux entre deux représentants autoproclamés de la souveraineté du peuple vénézuélien ?

 

Défendre la souveraineté populaire face aux ingérences

« Le principe fondamental de la souveraineté populaire doit être respecté par le biais de la vérification impartiale des résultats ». Voilà l’objectif prioritaire établi au sein du communiqué publié le 1er août dernier par les diplomaties brésilienne, colombienne et mexicaine en vue de trouver une issue pacifique à la crise politique qui fracture le Venezuela. Si celle-ci ne cesse de s’aggraver depuis que Nicolas Maduro a succédé, en 2013, à Hugo Chavez à la tête de l’État vénézuélien, elle a récemment été exacerbée par les auto-proclamations successives, au soir du dernier scrutin présidentiel qui s’est tenu le 28 juillet, de Maduro ainsi que de son principal opposant Edmundo Gonzalez, avant même la publication des procès-verbaux de l’intégralité des bureaux de vote par le Conseil National Électoral (CNE).

 Ce dernier prétend avoir été victime d’un piratage informatique l’empêchant, jusqu’à ce jour, de rendre publics l’ensemble des votes qui sont, au Venezuela, réalisés par voie électronique. Or, cette publication est particulièrement attendue en raison du fossé béant qui sépare les premiers sondages de sortie des urnes – qui plaçaient l’opposition largement en tête – des résultats nationaux proclamés par le CNE selon lesquels le président sortant aurait été réélu dès le premier tour avec 52% des voix. 

Un score définitivement validé le 22 août par le Tribunal suprême de justice (TSJ) qui ne vient pas pour autant apaiser les tensions, de nombreuses voix s’élevant – y compris en provenance de secteurs de la gauche vénézuélienne – en vue de dénoncer le manque de transparence de cette décision. Et ce, d’autant plus que cette instance est notamment dirigée depuis le mois de janvier par Caryslia Rodriguez, une avocate issue du Parti Socialiste Unifié du Venezuela (PSUV) au pouvoir. 

Si le manque d’indépendance politique du TSJ questionne le bon fonctionnement des institutions démocratiques vénézuéliennes, il serait incorrect de percevoir l’ensemble de l’opposition comme une simple victime passive d’un système façonné par un chavisme tout puissant dans la mesure où sa frange la plus radicale – encore prédominante au sein de la principale coalition d’opposition au gouvernement – a elle-même pesé de manière décisive sur l’orientation prise par cette cour suprême au cours de ces dernières années. 

En effet, les membres du TSJ sont désignés par l’Assemblée nationale vénézuélienne, aujourd’hui largement dominée par les partisans de Maduro à la suite du boycott, par une part significative de l’opposition, des dernières élections législatives qui se sont tenues en 2020. Alors divisée et créditée d’à peine 20% des suffrages au terme d’un processus électoral notamment avalisé – à la différence du dernier scrutin présidentiel – par la mission d’experts internationaux de l’ONU, l’opposition s’est ainsi privée de l’un des principaux leviers sur lesquels elle pourrait aujourd’hui s’appuyer en vue d’espérer reprendre en mains les institutions du pays. 

L’intransigeance des plus radicaux opposants au madurisme a ainsi paradoxalement contribué à restreindre encore un peu plus leurs marges de manœuvre institutionnelles.    

Toujours est-il qu’en plus d’approfondir la crise politique interne, cette décision du TSJ génère plus largement des divergences au sein même du bloc progressiste latino-américain. En effet, tandis que le président chilien Gabriel Boric réitère son opposition – déjà manifestée à de nombreuses reprises depuis son arrivée au pouvoir – à ce qu’il qualifie de « dictature qui falsifie les élections »[1], son homologue mexicaine Claudia Sheinbaum – élue au mois de juin dernier avec l’objectif de consolider les orientations politiques de son prédécesseur, parmi lesquelles la promotion d’une forme de coopération régionale susceptible de représenter un contrepoids aux intérêts défendus par les Etats-Unis au sein du continent – finit par reconnaître la validité de ces résultats. 

Ce faisant, elle se distancie des gouvernements colombien et brésilien qui restent convaincus de la nécessité d’assurer une médiation entre les différentes forces en présence en vue d’aboutir à un audit public des votes, seule manière à leurs yeux de garantir la souveraineté du peuple vénézuélien. Et au vu de l’empressement d’un certain nombre de grandes puissances à reconnaître la victoire du camp le plus susceptible de sécuriser leurs intérêts stratégiques au sein de cet État pétrolier (à l’image de la Chine et de la Russie favorables à Maduro, mais également des Etats-Unis partisans de Gonzalez), difficile de leur donner tort.

Ces gouvernements prennent ainsi ouvertement leurs distances vis-à-vis d’un certain nombre de dirigeants conservateurs de la région qui, alignés diplomatiquement sur Washington, ont rapidement apporté leur soutien à Edmundo Gonzalez. 

C’est notamment le cas du président équatorien Daniel Noboa ou de son homologue argentin Javier Milei, qui ne sont par ailleurs pas particulièrement réputés pour leurs préoccupations démocratiques. Cependant, le Brésil et la Colombie s’éloignent tout autant du président vénézuélien, comme en témoigne la récente opposition de Lula à l’entrée du Venezuela dans les BRICS  – fait particulièrement notable au vu de la proximité entre les rhétoriques anti-impérialistes de figures telles que le président brésilien Lula et celle du gouvernement maduriste.

 

Le madurisme face aux limites du « capitalisme dépendant »

Cette prise de position peut notamment s’expliquer par le fait qu’au-delà des suspicions de fraude lors du dépouillement, ce scrutin a été biaisé dès le départ par l’invalidation, sur la base de motifs plus ou moins fondés, de plusieurs candidatures d’opposition. 

Le cas le plus médiatisé est celui de Maria Corina Machado, figure conservatrice ayant largement remporté les primaires organisées au mois d’octobre 2023 par la Table de l’unité démocratique, principale coalition d’opposition au madurisme. Or, celle-ci est déclarée inéligible par la justice vénézuélienne pour avoir appuyé et tiré profit du gel d’un certain nombre d’actifs nationaux placés dans les institutions bancaires de plusieurs États reconnaissant la légitimité de Juan Guaido, l’un des fers de lance de l’opposition qui s’est autoproclamé président du pays entre 2019 et 2023. 

Si l’utilisation de ces actifs par un dirigeant dont la légitimité démocratique est plus que contestable s’inscrit effectivement dans une forme d’ingérence n’ayant fait qu’aggraver le délitement de l’économie, ainsi que de la société vénézuélienne, il ne s’agit que d’un argument parmi d’autres utilisés pour marginaliser du scrutin un certain nombre d’autres partis d’opposition bien moins suspects d’être à la botte de velléités impérialistes. 

C’est le cas des oppositions de gauche au madurisme, comme le démontre notamment le reportage réalisé par la politiste Yoletty Bracho pour la revue de critique communiste Contretemps[2]. L’un des représentants de la gauche vénézuélienne lui confie notamment : « Il est impressionnant de voir que la droite a pu avoir son candidat, mais que c’est nous à gauche qui n’avons pas le droit d’avoir de candidat. Nous n’avons pas de représentation lors de ces élections »[3]. Sous-entendu, le madurisme s’est détourné de la gauche du paysage politique. Un virage à droite confirmé par le fait que le Parti Communiste Vénézuélien (PCV) est récemment entré dans l’opposition, dénonçant la crise d’un « modèle de capitalisme dépendant (…) en contradiction avec les intérêts des travailleurs »[4].

 Ce modèle de capitalisme dépendant repose quasi exclusivement, depuis le début du XXe siècle, sur les revenus générés par les abondantes réserves pétrolières dont dispose le pays. Les données publiées par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) mettent en lumière le quasi-monopole occupé par les ressources pétrolières dans les exportations vénézuéliennes dans la mesure où elles représentent environ 85% des produits vendus par le pays sur la scène internationale[5]

Si cette structure économique n’est pas fondamentalement remise en cause par l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chavez en 1999, celui-ci modifie en revanche radicalement les modalités d’allocation de ces ressources. En réaffirmant la prédominance de la puissance publique dans la gestion de l’intégralité du processus d’exploitation et de commercialisation des ressources pétrolières, il redirige une majorité des revenus issus de ces activités vers l’État qui est alors en mesure de développer un certain nombre de programmes de redistribution sociale. Cela conduit notamment à une diminution significative de l’extrême-pauvreté qui passe de 22,6% à 8,2% de la population entre 2002 et 2012.

Cependant, le fait que ce modèle social repose quasi exclusivement sur les revenus générés par les exportations pétrolières le rend particulièrement dépendant aux variations du prix du baril à l’échelle internationale. Et s’il augmente globalement de manière continue au cours des années 2010, il chute subitement de 100 à 80€ entre 2013 et 2014, ce qui expose l’économie vénézuélienne à une dégradation des termes de l’échange. 

En effet, si la hausse considérable des exportations de ressources pétrolières provoque un afflux massif de devises en dollars, celles-ci doivent être converties en bolivar, la monnaie nationale vénézuélienne. Or, la contrepartie de la spécialisation dans la production pétrolière est que le Venezuela doit importer de nombreux biens manufacturés nécessaires à la satisfaction de la demande interne, de même que l’ensemble des équipements nécessaires à son industrialisation qui ne sont pas produits sur place. Il se trouve que les importateurs doivent directement régler ces importations en dollars, et non en devises nationales. 

Lorsque les importations deviennent plus importantes que les exportations, la demande de dollars sur le marché des changes devient plus importante, ce qui déprécie le prix de la monnaie nationale en comparaison du dollar. Le prix de toutes les importations augmente alors puisqu’il faut plus de devises nationales pour se procurer un dollar. 

C’est pour faire face à cette hémorragie de devises que, tout en conservant officiellement une rhétorique radicalement anti-impérialiste, le gouvernement vénézuélien laisse libre cours à la dollarisation officieuse de son économie. Or, la manière dont s’opère cette dollarisation ne fait qu’accroître la précarisation d’une part significative de la population. En effet, si la plupart des emplois restent rémunérés en bolivar – c’est notamment le cas de l’intégralité des travailleurs de la fonction publique -, la majorité des prix se calent désormais sur le cours du dollar. C’est ainsi que le prix moyen d’un déjeuner classique oscille autour de 10 dollars dans un pays dans lequel le salaire minimum équivaut à peine à 50 dollars par mois à l’heure actuelle.

 

Entre « Thatcher vénézuélienne » et démocratie sanctionnée

Mettre l’accent sur la part de responsabilité du gouvernement dans cette crise économique ne doit pas pour autant conduire à occulter le poids tout aussi important des différentes sanctions internationales imposées depuis 2013, en particulier par les Etats-Unis. 

A titre d’exemple, le gel du paiement des ressources exportées aux Etats-Unis par l’entreprise pétrolière publique PDVSA en 2019 la prive de 7 milliards de dollars, ce qui ne fait qu’aggraver l’hémorragie de devises qui frappe le pays sud-américain. 

Plus globalement, les pertes générées, au sein de l’industrie pétrolière vénézuélienne, par l’ensemble des mesures visant à restreindre ses échanges en dollars – les acteurs ayant recours à cette monnaie étant soumis à l’extraterritorialité du droit étasunien et, par conséquent, à d’éventuelles sanctions en cas de non-respect des restrictions imposées par Washington au pays sud-américain – s’élèveraient à près de 232 milliards de dollars[6]. Ces sanc