Pékin condamne les mesures européennes en matière de sécurité économique

Pékin condamne les mesures européennes en matière de sécurité économique

Suite à l’annonce par la Commission européenne le 24 janvier dernier de mesures visant à renforcer la protection du tissu économique européen, Pékin condamne « l’unilatéralisme protectionniste de l’UE »

Fin janvier les commissaires européens à la Concurrence et au Commerce, Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis ont annoncé la mise en œuvre des plans relatifs au renforcement de la sécurité économique de l’UE face à l’influence grandissante de la Chine dans les économies des Etats membres.

Parmi les mesures énumérées par les deux commissaires européens se trouve le renforcement des mécanismes de contrôle des investissements directs étrangers (IDE). Si l’Union ne dispose pas de compétence propre sur le filtrage des IDE, elle entend inciter les Etats-Membres à se doter d’un arsenal législatif en la matière.

Principal concerné par ces mesures, Pékin, par l’intermédiaire du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, a affirmé que « L’image de l’UE dans les secteurs de l’économie et du commerce international est en jeu ». Toujours selon le porte-parole, cité dans la Tribune[1], « La communauté internationale est très inquiète de l’unilatéralisme protectionniste de l’UE dans les secteurs économique et commercial, […] les tendances actuelles ne vont faire qu’intensifier ces inquiétudes. Nous espérons que l’UE respectera le libre-échange, la libre-concurrence et la coopération ouverte, qui sont des normes fondamentales de l’économie de marché ».  

Les annonces de Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis font écho aux préoccupations déjà affichées par certains parlementaires européens qui dénonçaient, dans un rapport publié en décembre 2023, l’influence croissante de la Chine sur un certain nombre d’infrastructures critiques au sein de l’Union (transports, ports, réseaux télécoms, métaux rares, câbles sous-marins…).

Références

[1] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/commerce-apres-l-annonce-de-nouvelles-mesures-de-protection-europeennes-la-chine-augmente-la-pression-sur-l-ue-988741.html

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La Chine interdit l’exportation des technologies relatives aux métaux stratégiques

La Chine interdit l’exportation des technologies relatives aux métaux stratégiques

Annoncée au début du mois de janvier 2024, l’interdiction de l’exportation de technologies d’extraction et de séparation des métaux stratégiques représente une nouvelle étape dans la guerre commerciale sino-américaine pour la suprématie économique.

Annoncée au début du mois de janvier 2024, l’interdiction de l’exportation de technologies d’extraction et de séparation des métaux stratégiques représente une nouvelle étape dans la guerre commerciale sino-américaine pour la suprématie économique.

Si l’administration Biden a considérablement durci les conditions d’accès des entreprises chinoises aux technologies américaines avancées, la Chine n’a pas tardé à lui répondre. Après avoir fortement conditionnée l’exportation de deux métaux stratégiques (gallium et germanium) à l’autorisation du pouvoir central, Pékin a franchi un cap supplémentaire dans la guerre commerciale qui l’oppose aux Etats-Unis en stoppant l’exportation de technologies permettant l’extraction et la séparation des terres rares.

Loin d’être anodines, ces deux annonces vont avoir des répercussions importantes sur le marché mondial. Le gallium (dont les ressources sont détenues à 94% par la Chine) est un élément indispensable pour le développement des technologies LED, des panneaux photovoltaïques et des circuits intégrés. Le germanium (dont 83% de la production mondiale est assurée par la Chine), est incontournable pour les fibres optiques et l’infrarouge. Quant aux technologies d’extraction et de séparation des terres rares, l’interdiction de leur exportation vise surtout à retarder le développement des Etats-Unis dans ce secteur.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande mondiale en technologies à faible émission carbone pourrait être multipliée par 7 d’ici 2040 en raison notamment de la croissance de la production de véhicules électriques et d’éoliennes offshore (soit 2 millions de tonnes par an contre 280 000 tonnes en 2022).

En signe de protestation, l’Union européenne envisage de mener des actions dans le cadre de l’OMC. Mais, selon Sylvain Bersinger du cabinet Astérès cité par la Tribune « l’OMC est une coquille vide car les Etats-Unis et la Chine prennent des décisions en dehors de cette institution depuis plusieurs années ». Les Etats-Unis, plus offensifs, préparent selon le Wall Street Journal la restriction de l’accès au cloud de Microsoft et Amazon aux entreprises chinoises.  

Les métaux stratégiques, nouvel enjeu de souveraineté

La haute intensité technologique de nos sociétés contemporaines (et leur transition vers des économies décarbonées) fait des métaux précieux et terres rares un enjeu de souveraineté à part entière. « Tous les pans les plus stratégiques des économies du futur, toutes les technologies qui décupleront nos capacités de calcul et moderniseront notre façon de consommer de l’énergie, le moindre de nos gestes quotidiens et même nos grands choix collectifs vont se révéler tributaires des métaux rares(1) ».

Deux difficultés apparaissent dans ce secteur : d’une part, la demande mondiale en métaux stratégiques ou critiques connaît une forte augmentation en raison de la croissance démographique et du développement économique des pays émergents (mais également du développement de nouvelles filières industrielles liées à la transition numérique et écologique). D’autre part, le marché, par les hasards de la géographie, est fortement oligopolistique. Afrique du Sud, Australie, Brésil, Canada, Chine, Etats-Unis, Kazakhstan, Russie, Chili et Pérou concentrent la majorité des ressources connues. La République démocratique du Congo dispose quant à elle de 50% des réserves de cobalt, 80% des réserves de coltan.

Mais au-delà des hasards de la géographie, la situation oligopolistique du marché des métaux stratégiques et critiques tient également à la stratégie bien rodée d’un acteur désormais incontournable : la Chine. A travers une diplomatie minière parfaitement structurée sur l’ensemble des continents depuis plus de vingt ans, des géants miniers et un marché intérieur en pleine croissance, l’empire du Milieu est pleinement hégémonique. Il détient 95% des opérations sur les terres rares, 60% pour le cobalt et le lithium, 40% pour le cuivre. « De ce fait, la Chine est en capacité de fixer les prix du marché sur les terres rares et de nombreux métaux : elle représente par exemple 58% de la production mondiale d’acier.(2)»

L’Union européenne et la France : le risque de décrochage technologique

En août 2022, Joe Biden signe le Chips and Science Act permettant le soutien de l’industrie américaine de la tech à hauteur de 280 milliards de dollars (52,7 milliards pour les semi-conducteurs). La réplique américaine à l’ascension chinoise en matière de nouvelles technologies est donc sans appel.

Pour ce qui est de l’Europe et de la France, le retard pris est important : « l’Union européenne investit cinq fois moins que les Etats-Unis dans la R&D privée, elle y consacre 40 milliards d’euros par an, contre 200 milliards outre-Atlantique et 64 milliards dans l’empire du Milieu où ce montant croît de 15% chaque année. Quant aux start-ups du Vieux Continent, elles ont attiré trois fois moins de financements que celles d’Amérique du Nord dans la période post-Covid ». Pas de « techno-puissance » pour l’Europe et un risque important de décrochage technologique qui acterait la dépendance à long terme du Vieux Continent aux deux géants.

Références

(1)Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La Face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, janvier 2018.

(2) Pascal Lorot, le choc des souverainetés, Débats publics, 2023

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Amnistie et privilèges : la gauche institutionnelle espagnole contre l’égalité

Avec le récent pacte d’investiture, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a confirmé la dérive qu’il suit depuis des années : l’abandon des principes du socialisme démocratique, de l’égalité et de la solidarité. Par El Jacobino.

Crédits photos : SUSANA VERA / REUTERS

Avec le récent pacte d’investiture, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a confirmé la dérive qu’il suit depuis des années : l’abandon des principes du socialisme démocratique, de l’égalité et de la solidarité. La prochaine législature en Espagne entraînera une rupture de l’idéal de citoyenneté commune, l’érosion de l’Etat de droit et l’augmentation des inégalités sociales et territoriales. Tout cela s’aggravera suite aux privilèges que le PSOE donnera aux territoires riches avec une forte présence nationaliste.

Le PSOE s’est mis d’accord avec le Mouvement Sumar, une coalition de quatorze partis régionalistes qui se soucient seulement de l’agenda identitaire de leur territoire. En outre, il a accepté d’augmenter les avantages fiscaux en faveur de la droite basque, brisant ainsi la caisse unique de la Sécurité sociale. Le Parti socialiste a aussi approfondi sa relation avec Bildu, le parti héritier impénitent du terrorisme nationaliste. Qui plus est, le PSOE a cédé aux demandes des forces nationalistes catalanes, qui deviennent de plus en plus minoritaires : ERC et Junts – ces partis étaient, respectivement, quatrième et cinquième aux dernières élections législatives. Ces demandes sont de caractère économique, ainsi que politique. De fait, le Parti socialiste accorde, en échange de leurs voix, l’impunité pour les responsables du coup d’État de 2017 et les insurrections de 2019, qui ont suspendu la Constitution en Catalogne depuis le gouvernement régional –qui contrôle une force de police avec près de 20000 effectifs—, menacé avec un conflit armé, harassé les fonctionnaires de l’État (notamment ceux de la justice), piétiné les droits de l’opposition au Parlement régional catalan, occupé l’aéroport de Barcelone (en 2019), et intimidé la population non-nationaliste catalane(1).

Cet accord de gouvernement aura des conséquences pour l’égalité entre les citoyens espagnols. Le nouveau gouvernement a inclus beaucoup d’avantages en faveur du gouvernement nationaliste catalan afin de satisfaire l’élite nationaliste et d’obtenir ainsi sept votes d’investiture pour la « majorité de progrès ». La dette de presque 15 milliards d’euros envers l’État sera effacée. Ce sera donc au reste des Espagnols de payer la dette contractée par le gouvernement séparatiste régional. En outre, le Parti socialiste a promis de donner à cette région plus de compétences fiscales, parmi elles, le transfert de l’administration en exclusivité de tous les impôts qu’elle va lever dorénavant. Une récompense incompréhensible pour l’une des régions les plus riches du pays. La dette régionale catalane s’est créée suite à la privatisation des services publics, tels que la santé et l’éducation, et à cause du détournement des fonds publics qui ont été utilisés pour promouvoir le projet séparatiste et identitaire. Les profits d’une région riche sont privatisés et sa dette est socialisée. Rien n’est plus contraire aux principes de la gauche.

Contrairement à une certaine mythologie, l’Espagne n’est pas un État centralisé depuis longtemps ; ce n’est même pas un État fédéral. En pratique, l’Espagne fonctionne aujourd’hui comme un système confédéral asymétrique où la décentralisation affecte les citoyens qui ne bénéficient pas équitablement des droits fondamentaux ni de l’accès aux services publics. La société civile commence à prendre conscience de cette pathologie du système politique, qui reste invisible dans le débat public. Les syndicats des chemins de fer ont appelé à des grèves de grande ampleur face au transfert complet du service de transport ferroviaire en faveur du gouvernement catalan (2).

L’accord sur une loi d’amnistie avec le fugitif Carles Puigdemont et son parti Junts est, particulièrement, grave pour la santé démocratique du pays. Puigdemont, qui a fui la justice espagnole dans le coffre d’une voiture après l’échec de la déclaration d’indépendance et qui se réfugie à Waterloo en raison de l’inaction surprenante de la justice européenne, va bénéficier de la loi d’amnistie accordée avec le PSOE. De fait, dans le cadre des négociations Puigdemont a saisi l’occasion pour humilier les institutions espagnoles, en particulier le pouvoir judiciaire, avec l’approbation du PSOE (3).

Cette amnistie négociée est non seulement inconstitutionnelle – l’article 62 de la Constitution interdit les grâces générales – mais aussi nuisible à la coexistence dans un pays polarisé par les attaques du nouvel exécutif à la séparation des pouvoirs et à l’État de droit.

Sans loi, il n’y a pas de démocratie. Les crimes de désobéissance, de détournement de fonds publics et même de terrorisme resteront impunis. Il ne s’agit pas seulement de pardonner, mais aussi de délégitimer l’action de l’État espagnol, qui était le garant de l’égalité et de la justice pendant le processus d’indépendance de la Catalogne. Les institutions de l’État espagnol qui ont garanti le droit commun face à un mouvement putschiste, corrompu et xénophobe, étaient des institutions parfaitement démocratiques et dotées de garanties.

L’amnistie est seulement admissible dans le contexte d’une transition d’un régime dictatorial à un gouvernement démocratique pour le rétablissement du vivre ensemble. C’était le cas en 1977 en Espagne : l’amnistie approuvée par le premier Parlement démocratique, qui a mis fin officiellement à la dictature, a consolidé la démocratie et a été soutenue par la presque unanimité des parlementaires et de la société civile. L’amnistie actuelle, soutenue in extremis par 51 % de la chambre, délégitime de manière déraisonnable l’État de droit espagnol uniquement pour permettre à une clique retranchée autour du président Sánchez de rester au pouvoir. De plus, cette décision sur l’amnistie polarise l’ensemble de la société espagnole à des niveaux extrêmes, comme nous l’avons vu dans les manifestations de masse de ces derniers jours, ce qui favorise la montée de l’ultradroite de Vox.

De même, il s’agit d’un choix entre deux maux. Junts, ERC, Bildu ou PNV et d’autres partenaires du gouvernement sont les équivalents espagnols de la Ligue du Nord ou des nationalistes flamands et leurs propositions sont prises en compte. Des partis qui ne se soucient pas de la solidarité, des services publics ou des valeurs européennes. Ils souhaitent imposer un agenda ethnolinguistique, empêcher la redistribution de la richesse avec les territoires les plus pauvres et dynamiter la coexistence, en limitant la citoyenneté à ceux qui ne sont pas d’accord avec leur délire nationaliste.

L’agenda social est incompatible avec l’agenda plurinational. Le traitement favorable des régions riches, à cause la pression exercée par leurs élites nationalistes d’extrême droite sur le gouvernement, va à l’encontre des valeurs de la gauche.

Arturo Fernández-Le Gal est directeur de la communication de la plateforme El Jacobino.

Références

(1)¿Qué es el FLA? Esta es la deuda de cada comunidad, que lidera Cataluña en España: https://www.elconfidencial.com/espana/2023-11-06/que-es-el-fla-deuda-comunidad-cataluna-espana_3768288/

(2)Los sindicatos de Renfe y Adif irán a la huelga cinco días en toda España y en el puente por el traspaso de Rodalies: https://www.eldiario.es/catalunya/sindicatos-renfe-convocan-cuatro-dias-huelga-traspaso-rodalies-puente-constitucion_1_10663531.html

(3)El jefe de la Oficina de Puigdemont: « La amnistía es una humillación pública del Congreso a los jueces »: https://www.elespanol.com/espana/politica/20231112/jefe-oficina-puigdemont-amnistia-humillacion-publica-congreso-jueces/809169194_0.html

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Milei ou le « Tronçonneur » de l’État : Voyage au bout du néolibéralisme autoritaire

Suite à l’élection à la tête de la présidence argentine de Javier Milei, cet article revient sur la situation qui a permise son élection, ainsi que sur ses engagements de campagne.

« Ce que propose le FMI [Fonds monétaire international] est minuscule au regard du plan d’austérité que je propose ». C’est en ces termes qu’en pleine campagne présidentielle argentine, Javier Milei, libertarien revendiqué fraichement élu le 20 novembre 2023 à la tête du pays, s’engage ni plus ni moins à amplifier dans des proportions considérables l’application d’un projet économique ayant plongé près de 40% de la population argentine sous le seuil de pauvreté. En effet, cette situation résulte notamment de la dette historique contractée par le président conservateur Mauricio Macri qui, en 2018, a obtenu un prêt de 50 milliards de dollars en provenance du FMI. Or, il se trouve que, de même que l’ensemble des prêts octroyés par cet organisme international, celui-ci est conditionné à une réduction drastique des dépenses publiques, ainsi qu’à une reconfiguration des fonctions de l’État au profit du secteur privé, conformément à l’idéologie néolibérale selon laquelle la puissance publique doit se désengager au maximum du marché afin de laisser libre cours à l’initiative individuelle qui est perçue comme la plus à même de permettre une gestion rationnelle de l’économie dans la mesure où elle cherche à maximiser son profit. Si cette théorie économique entre en adéquation avec les conceptions portées par Milei – en témoigne le fait qu’il ait baptisé l’un de ces cinq chiens en hommage à Milton Friedman, l’un des pères du néolibéralisme -, le nouveau dignitaire argentin estime cependant qu’il faut aller encore plus loin.

L’ « anarcho-capitalisme » : version paroxystique du néolibéralisme autoritaire

Se revendiquant de l’ « anarcho-capitalisme », il affirme en effet que : « Chaque fois que l’Etat intervient, c’est une action violente qui porte atteinte au droit à la propriété privée et, au final, limite notre liberté »(1). C’est là la différence fondamentale entre néolibéraux et anarcho-capitalistes. Là où les premiers estiment que l’Etat doit être présent en vue d’organiser son propre retrait du marché, les seconds considèrent que le marché est la seule institution à même d’organiser l’ensemble de la société. En d’autres termes, suivant cette conception, la totalité des activités humaines sans exception entrent dans les logiques de marché et aucune instance ne doit pouvoir entraver de quelque manière que ce soit la propriété privée, ce qui conduit Murray Rothbard, l’un des tenants de ce courant, à prôner un « marché libre des enfants », au nom du respect inconditionnel de la propriété des parents. La volonté de libéraliser la vente d’organes prônée par Milei s’inscrit ainsi pleinement dans ce courant qui pousse à son paroxysme l’idéologie néolibérale, ce qui conduit Mark Weisbrot, co-directeur du Centre pour la Recherche Politique et Économique (CEPR), à affirmer que : « Jamais quelqu’un d’aussi extrémiste en matière économique n’a été élu président d’un pays sud-américain »(2). Dans un continent ayant servi de laboratoire à l’idéologie néolibérale, ce n’est pas une mince affaire.

Cependant, de même que son maître à penser qui défend par ailleurs la mise en place d’un « État policier libertaire » dans lequel les forces de l’ordre, là encore débarrassées de toute contrainte institutionnelle, seraient « autorisées à appliquer des punitions instantanées », la défense inconditionnelle des libertés de la part de Milei semble s’arrêter aux frontières de l’économie. En effet, le volet sécuritaire de son projet inclut notamment des propositions telles que l’abaissement de la majorité pénale ou encore, la création d’un système national de surveillance ayant recours à la reconnaissance faciale. Milei affirme ainsi vouloir prévenir l’émergence de toute opposition interne susceptible d’être violente, à l’égard de laquelle il s’est empressé d’affirmer, à peine élu, qu’il serait implacable. Une logique qui n’est pas sans rappeler les propos tenus par Victoria Villarruel, candidate à la vice-présidence à ses côtés, qui a ouvertement affirmé à de nombreuses reprises que les crimes commis par le régime militaire au pouvoir entre 1976 et 1983 s’expliquaient avant tout par la déstabilisation interne provoquée par les mouvements d’opposition à cette dictature, reprenant ainsi en tous points les propos tenus par les responsables de ces exactions à l’occasion de leur procès. Si Milei s’est malgré tout engagé, lors de son discours d’investiture, à respecter toute mobilisation s’exprimant dans le cadre de la loi, une telle conception des oppositions internes ne peut que susciter des inquiétudes du côté des différentes organisations sociales et syndicales argentines. Et ce, d’autant plus que le nouveau dirigeant s’affirme par ailleurs ouvertement favorable à la remise en cause de certains droits sociaux tels que l’IVG, légalisée en 2020 au terme d’un large mouvement social ayant poussé l’Argentine à rejoindre le cercle très réduit des États du continent reconnaissant ce droit de manière inconditionnelle, aux côtés de l’Uruguay, de la Colombie, de Cuba et du Mexique.

Alors comment expliquer l’irruption d’une telle force politique venant mettre un coup d’arrêt à cette vague progressiste qui s’était également caractérisée par un rejet du modèle néolibéral défendu par Macri à l’occasion de la précédente élection présidentielle remportée par Alberto Fernandez, candidat du péronisme en 2019 ?

Entre dégradation de la justice et des termes de l’échange

Tout d’abord, nous pouvons constater que cette large victoire de Milei – qui l’emporte avec plus de 10 points d’avance sur Sergio Massa, ministre de l’Économie sortant – traduit avant tout un rejet massif du péronisme. Ce courant est notamment assimilé, au sein d’une grande partie de l’opinion publique, à des pratiques de corruption depuis la condamnation de la vice-présidente sortante Cristina Kirchner, le 6 décembre 2022, à une peine de 6 ans de prison après avoir été accusée d’avoir eu recours à des pratiques d’ « administration frauduleuse » en vue de l’octroi de parts de marché dans la province de Santa Cruz qu’elle a représenté en tant que sénatrice entre 2001 et 2005. Il n’est pas inutile de préciser ici, comme nous le rappelions alors dans ces colonnes(3), que Diego Luciani et Rodrigo Giménez Uriburu, respectivement procureur de l’affaire et président du tribunal, étaient réunis moins de 4 mois avant ce verdict pour un match de football au sein d’une ferme appartenant à Mauricio Macri. Cette proximité avec l’un des principaux opposants au péronisme, combinée à la faiblesse manifeste de l’accusation – Kirchner se voyant condamnée sur la base de simples suspicions de complicité avec son mari dont l’implication dans l’affaire semble plus avérée -, dénote une évidente volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Si cela conduit à discréditer le principal parti de gauche argentin, c’est plus globalement l’ensemble de la classe politique traditionnelle qui en pâtit. C’est ainsi que, pris à son propre piège, le parti Juntos por el Cambio, représenté par Patricia Bullrich soutenue par Macri lors de cette élection, termine aux portes du second tour avec 23,83% des suffrages, loin derrière les 29,98% des voix obtenues par Javier Milei.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’exempter le gouvernement sortant de toute responsabilité dans ce résultat. En effet, il se trouve que, dans un contexte dans lequel l’inflation atteint 143%, cette campagne s’est quasi exclusivement centrée autour de la question économique. Le fait que Milei se trouve confronté, au second tour de ce scrutin, au ministre de l’Économie sortant     considéré comme comptable de cette situation n’a pu que jouer en sa faveur. Et ce, d’autant plus que, si Massa est issu d’un gouvernement initialement élu sur la base d’un projet de rupture avec le néolibéralisme, celui-ci a finalement tenu à respecter les engagements fixés par le FMI. Cela s’explique notamment par le fait qu’outre l’épidémie de Covid-19 qui survient trois mois à peine après l’arrivée au pouvoir de Fernandez, celui-ci doit également faire face à une sécheresse qui vient porter atteinte à la production agricole, l’une des plus grandes sources de revenus d’un pays qui occupe le 5e rang des producteurs internationaux de soja, de maïs ou encore, de tournesol. Dans un tel contexte, l’obtention de devises en dollars par le biais des exportations se réduit de manière significative. Par conséquent, les réserves de dollars se raréfient à l’échelle nationale. Or, ce type d’économie reposant principalement sur l’exportation de matières premières doit nécessairement disposer de suffisamment de dollars en vue d’importer l’ensemble des biens manufacturés qui ne sont pas produits sur son territoire. Dans un tel contexte, la demande de dollars ne suivant pas la chute de l’entrée de devises, il faut donc plus de pesos – la monnaie nationale argentine – pour obtenir un dollar. Le peso se déprécie alors par rapport au dollar, ce qui signifie que tous les prix en pesos augmentent. Le seul moyen de faire face à l’inflation qui s’ensuit est alors de contracter des prêts auprès d’organismes financiers susceptibles de pallier cette pénurie de dollars. C’est la dégradation des termes de l’échange dont sont victimes la plupart des pays latino-américains dépendants de l’exploitation et exportation de matières premières dont les prix dépendent des fluctuations de la demande internationale. Dans ce contexte, difficile pour le gouvernement péroniste d’engager une rupture frontale avec le FMI.

Un candidat « anti-caste » au service de l’ordre établi

C’est ce scénario qui conduit à l’émergence du projet de dollarisation de l’économie argentine porté par Milei. S’il est vrai que l’adoption du dollar pourrait être à même de réduire cette inflation générée par la dégradation des termes de l’échange, la contrepartie n’est pas négligeable. En effet, elle conduirait à limiter de manière significative les marges de manœuvre monétaires du gouvernement argentin, comme en témoigne l’économie équatorienne, dollarisée en 2000. Dans la mesure où l’ensemble des devises en circulation sur le territoire équatorien sont directement émises par la FED – la Banque Centrale des Etats-Unis -, l’État équatorien n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie en cas de crise. C’est ainsi que le choc des commodities, qui se traduit en 2015 par une chute subite du prix de la quasi-totalité des matières premières à l’échelle internationale, est d’autant plus dur à encaisser pour l’Équateur qu’il ne peut faire face à la concurrence imposée par ses voisins qui dévaluent leur monnaie de sorte à rendre leurs ressources plus accessibles. Par ailleurs, le fait que l’équilibre des devises en circulation sur le territoire d’un État dépend directement de la FED vient nécessairement limiter sa capacité à prôner un modèle économique alternatif à celui défendu par le gouvernement étasunien, sous peine de se voir privé de liquidités suffisantes.

C’est donc pour faire face à ce double mécanisme de dégradation des termes de l’échange et de dépendance généré par l’hégémonie du dollar dans les échanges commerciaux régionaux qu’un certain nombre de gouvernements de gauche récemment arrivés au pouvoir au sein du continent prônent, sous l’impulsion de Lula, la mise en place d’une monnaie régionale à taux flottants avec les devises nationales. Or, la défaite du parti péroniste qui représentait, aux côtés du président brésilien, l’un des principaux tenants de ce projet, ainsi que l’émergence, au sein de la troisième économie du continent, d’un partisan acharné d’un renforcement des relations diplomatiques et commerciales avec les Etats-Unis, pourrait venir mettre un coup d’arrêt à cette dynamique de constitution d’une nouvelle forme d’intégration régionale.

Seule ombre au tableau pour Milei : avec 37 députés sur 257, il ne dispose d’aucune majorité parlementaire et sera donc contraint de composer avec les 93 élus dont dispose Juntos por el Cambio. Ce rapport de force au parlement peut expliquer la raison pour laquelle Bullrich s’est empressée d’apporter son soutien au candidat libertarien à l’issue du premier tour. En effet, discréditée depuis la fin de la présidence de Macri, la droite traditionnelle a trouvé en ce candidat anti-système un moyen de reprendre le pouvoir sous couvert de rupture avec l’ordre établi. La majorité de Milei dépendra finalement de l’establishment qu’il a tant voué aux gémonies. 

Références

(1)Entrevista de Tucker Carlson a Javier Milei, 14 de septiembre de 2023 ; https://twitter.com/TuckerCarlson/status/1702442099814342725?t=Ojd1lv5MidxV-vCfTmWgHQ&s=19

(2)https://cepr.net/press-release/elecciones-en-argentina-nunca-alguien-tan-extremista-en-materia-economica-ha-sido-elegido-presidente-de-un-pais-sudamericano-dice-mark-weisbrot-codirector-del-cepr/ 

(3)https://letempsdesruptures.fr/index.php/2022/12/15/les-gauches-argentine-et-peruvienne-face-au-lawfare-et-au-neoliberalisme-par-surprise/

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L’action de la France doit rester ce qu’elle a toujours été, universelle

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L’action de la France doit rester ce qu’elle a toujours été, universelle

Le conflit israélo-palestinien résonne particulièrement dans une société française qui compte les deux plus grandes communautés juives et musulmanes d’Europe. Ce conflit met aussi en lumière les errements et les fautes historiques de notre pays. Face à l’horreur, l’action politique doit maintenant être à la hauteur, sous peine de laisser s’approfondir les replis communautaires qui minent la concorde civile dans notre pays.

Si c’est à Paris que Yasser Arafat proclama le 2 mai 1989 « c’est caduc » en parlant de la charte de l’OLP, c’est parce que la France a toujours su porter une voix singulière dans sa diplomatie, en particulier au Proche-Orient.

La diplomatie française, c’est partout la défense absolue des civils et des innocents. Et devant les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre dernier, à la dimension antisémite immonde, la condamnation doit être sans ambiguïté et la libération des otages exigée.

Les Israéliens ont le droit de se défendre et de vouloir démanteler un mouvement terroriste qui ne veut ni la sécurité pour Israël, ni la paix et le développement pour la Palestine.

Ce droit à la défense n’est pas un droit à la vengeance. C’est pourquoi, face aux bombardements aveugles sur Gaza, la France doit exiger le cessez-le-feu immédiat et la trêve humanitaire.

La diplomatie française, c’est aussi la défense des opprimés. « Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres. » proclamait le 20 octobre 1981 le président Mitterrand lors du sommet Nord-Sud, dans son discours dit de Cancun. Quelle voix peut contester sérieusement que cette phrase ne s’applique pas au peuple palestinien aujourd’hui ? Quelle voix peut contester sérieusement que nombre des résolutions de l’ONU sur le conflit israélo-palestinien sont restées lettre morte ?

Devant le tragique d’une situation décrite comme inextricable, en France, nous ne pouvons rester simples spectateurs. Entre enfants palestiniens bombardés et enfants juifs massacrés, ce serait œil pour œil, dent pour dent ? Le politique ne peut jamais se satisfaire de la loi du Talion et les démocraties encore moins.

La « profonde inquiétude » d’Emmanuel Macron n’y suffira pas.

En voulant interdire les manifestations de soutien au peuple palestinien, le gouvernement français renvoie de fait, indistinctement, les défenseurs de la cause palestinienne à un antisémitisme intemporel et universel. Il n’aide pas à trouver une position équilibrée qui permettrait d’apaiser plutôt que d’attiser.

Ceux qui craignent l’importation du conflit ont raison de le faire. Le conflit israélo-palestinien ramène la France aux heures les plus sombres de son histoire : l’antisémitisme et le passé colonial. Ce conflit est un miroir qui nous révèle des plaies qui n’ont jamais été totalement pansées.

L’antisémitisme a miné la société française pendant des décennies et se répand à nouveau. Il doit être sans cesse combattu car jamais complètement vaincu. La haine du Juif est avant tout la haine de l’autre, de la différence que l’on ne sait pas nommer. Elle a provoqué le plus grand génocide de l’Histoire. Aucune cause, aucune raison ne justifie de la minimiser.

Il y aujourd’hui en Israël et en Palestine des colons et des colonisés. La plupart des médias et des politiques, sous le coup de l’émotion légitime, l’oublient aujourd’hui. Depuis 20 ans, l’extrême-droite israélienne et Benjamin Netanyahu s’attachent méthodiquement à détruire la perspective de deux Etats vivant, en paix, côte-à-côte. Il invita même ses partisans à financer le Hamas pour empêcher la création d’un Etat palestinien. Le 7 octobre, la majorité des forces israéliennes défendaient les colons en Cisjordanie occupée.

La France, aveugle sur son passé colonial et surtout sur ses conséquences, ne peut pas fermer les yeux sur d’autres situations coloniales.

N’effaçons pas une plaie mémorielle au profit d’une autre.

N’abandonnons pas la défense des opprimés car nous n’arrivons pas à être lucides sur nous-mêmes. Depuis des décennies, cet aveuglement nous est reproché. Par les pays des Suds et par leurs populations d’abord, qui dénoncent un « deux poids, deux mesures » occidental, selon lequel la vie vaudrait plus cher sous notre regard qu’ailleurs. Les Ukrainiens, les Israéliens, les Arméniens sont dans notre lumière. Pas les Yéménites, les Syriens ou les Afghans.

Cette dénonciation monte aussi du cœur de notre société, comme un cri de révolte et de colère. Les Français aux origines mêlées, pour certains venus de ces pays des Suds aux passés coloniaux, connaissent dans leur chair la réalité des fautes et des contradictions françaises.

Il faut écouter les manifestations de cette colère.

Il faut défendre l’universalisme français, les droits de l’Homme et donc ceux aussi des opprimés. 

Nous ne pouvons renvoyer systématiquement ces colères à de l’antisémitisme, à de la solidarité communautaire voire à l’expression cachée d’un islamisme rampant.

Le président de la République a tenté de défendre une position diplomatique équilibrée en se rendant à la fois à Tel-Aviv et à Ramallah, au Caire et à Amman. Rentré en France, il devrait déployer toute son énergie à refuser que les identités singulières de notre pays soient instrumentalisées pour mettre à mal la cohésion nationale.

Assurer la cohésion nationale, ce n’est pas laisser stigmatiser Karim Benzema.

Assurer la cohésion nationale, c’est laisser s’exprimer les manifestations de soutien au peuple palestinien tout en y faisant respecter l’ordre républicain.

Assurer la cohésion nationale, ce n’est pas exclure de l’Ecole de la République des enfants endoctrinés.

Assurer la cohésion nationale, c’est faire condamner toutes les expressions racistes et antisémites qui se multiplient dans le champ médiatique et sur les réseaux sociaux.

Face aux partisans de la guerre et aux faiseurs de haine, la paix doit avoir ses combattants là-bas, et la concorde civile ses artisans ici.

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« Nous voulons que la gauche porte un projet national d’unité et qu’elle cesse de suivre les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires »

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« Nous voulons que la gauche porte un projet national d’unité et qu’elle cesse de suivre les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires »

Entretien avec le parti espagnol El Jacobino
Le Temps des Ruptures a rencontré El Jacobino, parti de gauche républicaine espagnol créé en 2020, pour évoquer son positionnement sur l’échiquier politique, son rapport aux idées régionalismes espagnoles ou encore sa ligne programmatique. Pour en savoir plus : https://www.eljacobino.es/

Photo : Guillermo Del Valle, El Jacobino. Par Pablo M. Alconada

Le Temps des Ruptures : pourriez-vous nous présenter El Jacobino et votre ligne programmatique ? quel est l’état de la gauche en Espagne ?
El Jacobino :

El Jacobino est un parti qui est né en 2020, nous existons donc depuis 3 ans et demi. Nous souhaitons offrir une alternative à l’intérieur de la gauche espagnole et mettre en avant les valeurs républicaines, comme l’universalisme, la laïcité, le social. Une des particularités en Espagne, est que les partis de gauche tolèrent certains discours que l’on peut désigner comme « identitaires ». Ce que l’on propose, c’est de réconcilier la gauche avec les valeurs de la Révolution française, les valeurs portées par la République.

Quelles sont les valeurs des républicains espagnols ? En France, le concept de République est très clair : c’est la citoyenneté, la loi commune et indivisible. Ce sont cela les valeurs que nous portons au sein d’El Jacobino.

En Espagne, ceux qui se considèrent comme républicains, sont ceux qui portent des valeurs de différence, qui pensent l’identité comme génératrice de droits particuliers, c’est-à-dire pour nous de privilèges, dans une logique de séparatisme, de communautarisme et d’exaltation d’une identité qui sépare. Cela nous semble contraire aux idées portées par la Révolution française. Donc le positionnement des « républicains » français et espagnol est très différent.

Le Temps des Ruptures : vous dites que la gauche espagnole est trop tolérante avec certaines formes de « nationalismes », qu’entendez-vous par là ? dans quel cadre (national, régional) est réalisé cette « différenciation » portée à gauche ?
El Jacobino :

L’Espagne faisait figure d’exception en Europe, elle n’avait pas de parti d’extrême droite puissant pendant des années. Maintenant, nous avons Vox : c’est un parti racisme, séparatiste, anti-immigré, qui ressemble à ce que propose le RN ou encore le parti de Giorgia Meloni. Vox fait la « promotion » des bons Espagnols contre les migrants, mais d’autres partis, parfois de gauche, font la même chose. C’est le cas par exemple de ceux qui opposent les Catalans aux non-Catalans, à ceux qui sont Basques ou ne le sont pas, etc. Ils parlent même de différences biologiques ! Ces partis-là existent depuis longtemps. On sépare les citoyens, c’est une forme de racisme déguisée. Ces partis portent également des idées néolibérales.

Pour vous donner un exemple concret de la situation à gauche, et de qu’induit les valeurs de communautarisme qui sont revendiquées : un parti de gauche en Catalogne (Esquerra Republicana de Catalunya) se plaint car les Catalans payent trop d’impôts par rapport aux autres régions espagnoles. Et pour cause, cela s’explique car la Catalogne est une des régions les plus riches d’Espagne. Cela nous semble étonnant, c’est un discours digne de Donald Trump. L’autre est toujours en faute : le migrant, le Catalan, l’Andalou, etc. C’est pour cela que nous avons créé El Jacobino : pour porter des idées nouvelles, en rupture avec cela. Il n’y a pas de possibilité de penser un projet de gauche « transformateur » dans ces conditions.

Le Temps des Ruptures : pensez-vous que les identités régionalismes en Espagne se sont nourries du franquisme ? Pensez-vous qu’on puisse réconcilier un projet progressiste avec cette part de l’histoire espagnole ?
El Jacobino :

Le franquisme a duré 40 ans, cela a été atroce et a fortement marqué la population. La répression après la guerre a fait un million de victimes. L’Espagne n’est pas le seul pays qui a subi un régime aussi dur (c’est aussi le cas au Chili, en Grèce, au Portugal, etc.). La gauche, même dans ces régimes, elle n’a jamais cessé de porter un projet émancipateur pour le pays. Une dictature, ne signifie pas que la gauche ne peut pas définir un projet et continuer à penser l’avenir. La question est plutôt quelle est l’essence du projet qu’on veut défendre aujourd’hui, en prenant en compte cette partie de l’histoire ?

La Catalogne et le Pays-basque sont des régions riches aussi du fait des politiques d’investissement de la dictature. Il y avait une certaine complicité entre les élites économiques de ces régions et l’ancien régime. Elles ont politiquement soutenu le régime. Le franquisme a effectivement participé à la différenciation de ce point de vue.  Hormis la richesse financière de ces régions, on peut dire qu’il y a d’autres différences, comme les langues, mais d’un point de vue sociologique (au travers de l’analyse du nom des familles par exemple) on se rend compte que la Catalogne n’est pas très différente des autres régions : il y a beaucoup de mouvements des populations. Et la langue majoritaire en Catalogne reste l’espagnol. Après il y a des différences d’identité dans ces régions effectivement. Les villes espagnoles se ressemblent plus sociologiquement par rapport aux zones rurales.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une continuité entre les élites qui aujourd’hui sont nationalistes et qui hier étaient franquistes. Quand on regarde les arbres généalogiques on retrouve des chefs de la dictature franquiste, ou des hauts dirigeants. On change simplement de discours, mais on reste au pouvoir. La contradiction est celle qui existe entre l’élite et les classes travailleuses. Ces dernières gênent les élites. Sinon pour nous, les différences revendiquées ne sont pas si déterminantes.

Le Temps des Ruptures : vous souhaitez un projet pluraliste pour l’Espagne. Dans les négociations en cours, Pedro Sánchez, allié aux nationalistes, a autorisé l’utilisation des langues régionales au Parlement. Qu’en pensez-vous ?
El Jacobino :

En Espagne, il y a plusieurs langues, mais tous les Espagnols comprennent et parlent l’Espagne. Ce qui fait que la situation est différente par exemple en Belgique ou il n’y a pas de langue commune. Pour nous, le problème est plutôt la forme : Pedro Sánchez autorise cela car il a besoin de voix.

Les questions linguistiques en Espagne sont compliquées. Constitutionnellement les langues régionales sont « co-officielles ». Mais aujourd’hui l’usage des langues régionales permet de séparer les gens, entre des « bons » et des « mauvais » citoyens. C’est le cas en Catalogne, ça prend de l’ampleur dans le Pays-basque. Une différence identitaire est créée sur cette base : c’est ça qui fondamentalement nous pose problème.

Au sujet du Parlement maintenant : un Parlement, originellement, c’est une place ou on vient parler. Pour parler il faut une langue commune. Cela ne sert à rien de parler une langue que mes interlocuteurs ne comprennent pas, surtout si on dispose d’une langue en commun. A ce moment-là, le Parlement n’est plus un lieu où on échange. Le débat en Espagne est peu vif au Parlement. Les députés sont élus dans une liste, ce qui empêche le débat encore davantage qu’en France.

Si le gouvernement espagnol prenait cette mesure au sérieux, pourquoi pas, c’est ce qui se passe au Parlement européen. Mais Pedro Sanchez a eu cinq ans pour le faire : il ne pensait pas que c’était une bonne idée. Il le fait maintenant car il a besoin de voix. C’est de l’opportunisme politique. C’est une mascarade, qui fait aussi perdre de l’argent. On ne parle que de ça, plutôt que de parler de fond.

Ce que nous nous souhaitons, c’est que la gauche puisse porter un projet national en matière de social, de réindustrialisation, d’égalité, de solidarité, d’émancipation, etc. Et qu’on ne suive pas les priorités programmatiques dictées par les revendications identitaires. 

Le Temps des Ruptures : quelle est votre position sur l’Union européenne ? est-ce qu’elle est différente par rapport aux autres partis à gauche en Espagne ?
El Jacobino :

La question européenne est assez absente du débat en Espagne. Historiquement, on a une position de « suivisme », d’européisme un peu béat. Nous sommes favorables à l’Union européenne, nous ne souhaitons pas en sortir, mais nous sommes critiques d’abord par rapport à la dérive néolibérale, inscrite dans les traités. Cela force les Etats à suivre des règles que nous considérons comme de nature néolibérale. L’Europe est néolibérale et nous ne sommes pas d’accord avec cela. Être européen c’est aussi discuter de ce qu’on fait en Europe : ces traités, empêchent la discussion.

On est proche d’un économiste qui historiquement vient de la gauche unie espagnole, Izquierda Unida, et qui a été très critique à l’époque du traité de Maastricht. L’Union européenne ne peut pas être construire sur la liberté de circulation, des capitaux, des personnes, sans avoir une union fiscale, une union politique pour intégrer les enjeux autour des inégalités.

Nous souhaitons avancer vers une union plus étroite, d’un point de vue social et sur la redistribution. Nous souhaitons aussi que l’Union parle de désindustrialisation : les pays du sud de l’Europe sont particulièrement touchés. Il y a un vrai problème sur la politique industrielle, que l’Union a contribué à empirer. Nous souhaitons un rééquilibrage entre les pays qu’on nomme du Nord et du Sud de l’Europe.

Le Temps des Ruptures : quelles sont les perspectives d’El Jacobino, vous souhaitez rester autonome, ou vous alliez avec d’autres partis à gauche pour faire infléchir leur ligne ?
El Jacobino :

Nous sommes ouverts à la discussion mais sans trahir nos valeurs : celles de l’universalisme, la laïcité, le socialisme, etc. Nous ne voulons pas faire de la politique politicienne.

Par rapport aux acteurs sur la scène politique espagnole, notamment Izquierda Unida, le projet est flou pour nous. Ce qui est paradoxal car un des principaux leaders (Julio Anguita, chef historique de IU, avec sa fameuse phrase « programa, programa, programa ») mentionne que le programme est la clé de voute pour avancer. Mais ce programme, il a disparu selon nous.

Une partie de la gauche est avec Podemos, proche de la ligne de la France Insoumise en France, qui est selon nous complaisante avec les dérives autour de la laïcité. Donc nous ne voyons pas comment accorder notre programme en l’état avec eux.

A court terme, nous souhaitons participer aux élections européennes en 2024. A long terme, nous souhaitons construire un nouvel espace à gauche en Espagne, large, avec ceux qui sont contre les dérives néolibérales. D’abord nous construirons cet espace et nous pourrons l’élargir dans un second temps, tout en gardant en tête les valeurs républicaines qui nous définissent.  

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L’autre 11 septembre, 50 ans du coup d’État militaire au Chili

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L’autre 11 septembre, 50 ans du coup d’État militaire au Chili

Le 11 septembre 1973, dans la capitale chilienne Santiago du Chili, les forces armées du Général Augusto Pinochet bombardent le Palais présidentiel “La Moneda” dans lequel est retranché le président socialiste Salvador Allende avec sa garde rapprochée. Plus tôt dans la nuit, les putschistes se sont emparés de Valparaiso, ville côtière située à une centaine de kilomètres de la capitale. Alors que l’armée menée par le Général Pinochet propose au président l’exil en assurant sa protection et celle de sa famille, Salvador Allende refuse. Il décide alors de transmettre un message radiophonique au peuple chilien et met fin à ses jours à l’aide d’un fusil dans un salon du Palais présidentiel.

Le 11 septembre 1973, dans la capitale chilienne Santiago du Chili, les forces armées du Général Augusto Pinochet bombardent le Palais présidentiel “La Moneda” dans lequel est retranché le président socialiste Salvador Allende avec sa garde rapprochée. Plus tôt dans la nuit, les putschistes se sont emparés de Valparaiso, ville côtière située à une centaine de kilomètres de la capitale. Alors que l’armée menée par le Général Pinochet propose au président l’exil en assurant sa protection et celle de sa famille, Salvador Allende refuse. Il décide alors de transmettre un message radiophonique au peuple chilien et met fin à ses jours à l’aide d’un fusil dans un salon du Palais présidentiel.

“Travailleurs : j’ai confiance au Chili et à son destin. D’autres hommes espèrent plutôt le moment gris et amer où la trahison s’imposerait. Allez de l’avant sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues où passera l’homme libre pour construire une société meilleure. Vive le Chili, vive le peuple, vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu’au moins ce sera une punition morale pour la lâcheté et la trahison.”

 Si de multiples théories sur  les causes de sa mort se sont vite répandues, la Cour de cassation chilienne a confirmé la thèse du suicide dans une décision rendue le 6 janvier 2014, soit plus de quarante ans après le coup d’État militaire.(1)

Ce 11 septembre 1973, en début d’après-midi, l’armée a pris le pouvoir par la force, le Chili bascule dans une dictature sanglante qui dura près de 17 années jusqu’en 1990.

Issu d’un milieu bourgeois et descendant d’une famille basque, Salvador Allende s’engage très vite en politique et participe en 1933 à l’âge de 25 ans à la création du Parti socialiste chilien dont il deviendra le secrétaire général. Brillant parlementaire, président du Sénat et ministre, il est élu à la présidence de la République chilienne le 24 septembre 1970 après plusieurs tentatives en 1958 et 1964. Les idées marxistes arrivent pour la première fois dans le monde au pouvoir dans un cadre démocratique. La classe ouvrière, les paysans et la jeunesse voient l’espoir de réels changements pour une société plus juste et solidaire. Salvador Allende instaure le gouvernement d’Unité populaire avec lequel il ambitionne d’endiguer la crise économique et sociale que traverse le pays. Très rapidement et sous l’impulsion d’une action viscéralement du côté des plus précaires, le Chili engage de grandes réformes économiques en nationalisant plusieurs secteurs stratégiques dont celui des mines de cuivre. Le pays en est le 4ème producteur mondial avec 685 000 tonnes extraites en 1970 et deuxième exportateur.(2) Par un amendement constitutionnel (Ley 17450)(3) voté à l’unanimité le 11 juillet 1971, le Chili consacre le droit inaliénable de l’État à disposer des ressources naturelles. Cette nationalisation, entrée en vigueur dès le lundi 12 juillet 1971, a fortement aggravé les relations déjà tendues avec les États-Unis puisque ce dernier contrôlait plusieurs mines de cuivre. S’ensuit alors un long combat judiciaire entre l’État chilien et les États-Unis sur l’indemnisation qui accentuera la défiance, déjà forte, des Américains envers le gouvernement socialiste. D’autres réformes visant à améliorer les conditions de vie des travailleuses et des travailleurs ont été adoptées notamment grâce au développement d’une véritable politique de syndicalisation afin de créer de véritables droits sociaux face au pouvoir économique. C’est ainsi que les Chiliens voient leurs salaires augmentés, les prix gelés et la retraite à 60 ans instaurée. Dans le domaine de la santé, plusieurs actes médicaux sont rendus gratuits dont les accouchements.(4)

Malgré toutes ces initiatives, la crise économique et financière que traverse le Chili n’est pas enrayée par les réformes structurelles portées par le gouvernement socialiste. Les États-Unis, qui voient leurs intérêts directement menacés, ont soutenu ce mouvement d’opposition et encouragé la prise du pouvoir par le Général Pinochet. À l’aube du coup d’État militaire, la gauche chilienne se divise entre ceux qui souhaitent freiner les réformes et discuter avec l’opposition et ceux qui prônent un approfondissement des réformes économiques et sociales engagées depuis 1970. Néanmoins, les difficultés économiques subies par le Chili lors des 3 années de la présidence d’Allende ne peuvent faire oublier les avancées sociales permises par le gouvernement d’Unité populaire, au premier rang desquelles l’enracinement des principes démocratiques et le respect des libertés publiques. C’est ainsi qu’aucune violation des droits humains ne sera connue au Chili jusqu’au coup d’État.(5)

Ce 11 septembre 1973, au matin, le Chili tombe aux mains des putschistes et sombre dans une dictature sanguinaire. Les forces armées, pourtant réputées légalistes(6) dans ce pays, installent une junte militaire dirigée par quatre officiers avec à leur tête Augusto Pinochet, nommé quelques mois plus tôt commandant en chef de l’armée par le président Salvador Allende dont ce dernier avait toute la confiance pour assurer la sécurité du Chili. Dès lors, une terrible répression des opposants politiques est mise en place : le stade de Santiago est réquisitionné pour servir de prison pour 40 000 hommes et les arrestations se multiplient à travers tout le pays. Le  Rapport de la commission nationale sur l’emprisonnement et la torture publié en novembre 2004, dit Rapport Valech, indique que plus de 33 000 personnes ont été arrêtées arbitrairement dont 27 255 d’entre-elles pour des raisons politiques durant le coup d’État. Ce sont près de 3 200 personnes qui seront tuées ou portées disparues. Les chiffres divergent selon les sources : entre 250 000 et 1 million de chiliens s’exileront entre 1973 et 1989. Le régime dictatorial met en place un système de torture des plus cruels : utilisation des rats, de l’électricité, de l’eau, violences physiques – dont des viols, et sévices sur les familles des prisonniers.(7)

Installée au pouvoir, la junte militaire mène une politique néolibérale, inspirée des Chicago Boys(8) et toujours soutenue par les États-Unis. Dans deux documents déclassifiés par l’État américain en août 2023, on y apprend que Agustín Edwards Eastman, probablement l’homme le plus riche du Chili et propriétaire du journal conservateur El Mercurio aurait rencontré le président des États-Unis Richard Nixon(9) quelques jours après l’élection de Salvador Allende après quoi le chef d’État américain aurait demandé à bloquer l’économie chilienne. C’est ainsi que plusieurs entreprises publiques sont privatisées et que le régime instaure la retraite par capitalisation.(10) Dans le même temps, les budgets de l’éducation et des affaires sociales sont considérablement baissés. Grâce à ce tournant économique, le régime de Pinochet a véritablement créé une économie de rente où un petit nombre d’entreprises s’enrichit grâce à l’exploitation des ressources naturelles du pays et ce système perdure encore aujourd’hui. 1% des Chiliens s’approprient 33 % des revenus du pays.(11)

En 1978, après de multiples condamnations internationales, notamment émanant de l’Organisation des Nations unies (ONU), le régime dictatorial organise un plébiscite dans des conditions obscures et fait adopter plusieurs lois d’amnistie afin de protéger les auteurs des crimes perpétrés lors du coup d’État. Le gouvernement chilien libère alors quelques prisonniers politiques dont le secrétaire général du Parti communiste chilien et sénateur Luis Corvalan. Dans un contexte de crise économique dans une société où les droits humains sont encore bafoués, l’espoir renaît peu à peu lorsqu’en novembre 1988 est organisé un référendum afin de prolonger jusqu’en 1997 le dictateur Pinochet au poste de président de la République. Après une campagne où les oppositions se sont organisées et rassemblées, le résultat est sans appel : 3 967 569 (55,99%) chiliens votent non. Le dictateur Pinochet quitte alors la présidence du Chili mais reste commandant en chef des forces armées jusqu’en 1998 et obtient un siège de sénateur à vie dont l’immunité le protégera. Le Chili enclenche alors une longue transition démocratique qui se traduit par l’organisation d’une élection présidentielle en 1989 durant laquelle Patricio Aylwin est élu président de la République. Son mandat est marqué par une forte croissance économique – de l’ordre de 10% par an, et le retour aux principes démocratiques d’un État de droit.

Plus de 30 ans après le retour à la démocratie, le Chili porte toujours aujourd’hui les stigmates de cette période où les libertés publiques ont été bafouées et des crimes infâmes commis. Depuis 2021 et l’élection de Gabriel Boric, ancien syndicaliste étudiant, le pays renoue avec un récit social où la défense des classes populaires prime sur les intérêts économiques d’une minorité. Néanmoins, l’échec de la proposition de nouvelle constitution progressiste lors d’un référendum en septembre 2022 avec plus de 61% de votes contre, le Chili se heurte aux fantômes de son passé. Cette proposition de constitution visait notamment à rompre avec celle héritée de l’ère Pinochet et portait l’ambition d’un nouveau souffle démocratique en renforçant la liberté d’expression. Il s’agissait d’un texte composé de 387 articles répartis en 11 chapitres, ce qui en aurait fait la plus longue constitution au monde.

Face au rejet massif, le président Boric s’est engagé à construire un nouveau processus constitutionnel en appelant toutes les forces politiques à y contribuer. Le fantôme d’Augusto Pinochet règne encore sur la  société chilienne où les conservatismes sont encore très puissants. Les constituants devront donc réconcilier un peuple fracturé qui n’a pas encore tourné la page d’une période dont la transparence n’a vraisemblablement pas été totalement établie.

Pour aller plus loin :

“Chili, par la raison ou par la force” réalisé par Lucie Pastor et Paul Le Grouyer, (Fr., 2022, 90 min) : https://www.arte.tv/fr/videos/112851-000-A/chili-par-la-raison-ou-par-la-force/

“Allende, c’est une idée qu’on assassine”, écrit pas Thomas Huchon, 2010.

“Des femmes contre Pinochet – Odile Loubet et les résistantes de l’ombre (Chili 1973-1990)” écrit pas Samuel Laurent Xu avec la collaboration de Gaspard Marcacci Thiéry, 2023.

 

 

Références

(1)Le Monde avec AFP, « Chili : la Cour suprême conclut au suicide de Salvador Allende », Le Monde, 7/01/2014.

(2)KALFON Pierre, « Après la nationalisation du cuivre : les négociations avec les États-Unis seront difficiles », Le Monde Archives, 14/07/1971.

(3) Ley 17450, Reforma de la Constitution politica del Estado, Ministerio de Minería, Biblioteca del Congreso Nacional de Chile, Promulgación:15/07/1971.

(4) Radio Canada, “Il y a 50 ans, Salvador Allende devenait président du Chili”, 2/11/1970.

(5) PALIERAKI Eugenia, « Crise et fin de la démocratie », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, 29/09/22.

(6) COMPAGNON Olivier. « Chili, 11 septembre 1973. Un tournant du xxe siècle latino-américain, un événement-monde », Revue internationale et stratégique, vol. 91, no. 3, 2013, pp. 97-105.

(7) FERNANDEZ Marc et RAMPAL Jean-Christophe, Pinochet : un dictateur modèle, Paris, Hachette, 2003, 279 p.

(8) Il s’agit d’un groupe d’économistes chiliens formé aux États-Unis dans les années 60, opposé au président Salvador Allende et soutien actif de la dictature d’Augusto Pinochet.

(9) Sankari Lina, “Le Chili exige la vérité sur le rôle des États-Unis dans le coup d’État de 1973”, L’Humanité, 29/08/2023.

(10) THOMAS Gérard, “Pinochet, seize ans de dictature”, Libération Archives, 14/11/1998.

(11) Programa de las Naciones Unidas para el Desarrollo, « Desiguales. Orígenes, cambios y desafíos de la brecha social en Chile », 9/05/2018.

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Entretien avec Jean-Numa DUCANGE, auteur de "La République Ensanglantée"
Le 30 janvier 1933, lorsque Adolf Hitler accède au pouvoir en Allemagne, un de ses objectifs est de mettre fin à l’esprit révolutionnaire et républicain né à la fin de la Grande Guerre. Quinze ans plus tôt à Berlin, Vienne, Budapest, Munich, la révolution était à l’ordre du jour dans tout l’espace de la Mitteleuropa. Les républiques proclamées comme les expériences de démocratie « par en bas » se multiplient. A travers son ouvrage, la République ensanglantée, l’historien Jean-Numa Ducange, revient sur ce moment charnière de l’histoire du mouvement ouvrier européen, plein de promesses et de conquêtes sociales, que rien ne destinait à finir tragiquement en 1933.
Photo : Karl-Marx-Hof | Karl Ehn architecte | 1929
L’état d’esprit socialiste à l’aube du XXe siècle
LTR : Il y a selon vous un point fondamental à garder en tête pour comprendre l’état d’esprit des socialistes sur l’ensemble du continent européen (et même en Asie où le Japon voit se former un premier parti socialiste) : de 1871 à 1900 aucun pays n’a connu d’expérience révolutionnaire. Pas de barricade, pas de bouleversement majeur… Et sans aube révolutionnaire, de plus en plus de socialistes se rapprochent d’opinions réformistes.
Jean-Numa Ducange :

Oui, une des grandes discussions autour de 1900 parmi les socialistes c’est l’actualité – ou non – du changement social et politique et de savoir si la révolution reste nécessaire pour cela. Derrière le mot « révolution » il existe alors de multiples interprétations. On ne peut pas projeter les débats d’après 1917 sur ce moment historique : il n’existe pas une rupture claire et nette entre des réformistes modérés et hostiles à toute perspectives révolutionnaires et des radicaux voulant renverser la table, prônant l’insurrection, et refusant toute perspective de réforme immédiate.

Ces deux options contradictoires existent mais finalement l’une comme l’autre constituent plutôt des marges « extrêmes » au sein des mouvements ouvriers. On pense souvent à l’exemple de Jean Jaurès en France, qui prône une sorte de réformisme radical, un « réformisme révolutionnaire » (selon l’expression de Jean-Paul Scot) qui défend des réformes de structures dans le cadre républicain, tout en conservant l’esprit transformateur de la révolution. Cet esprit est aussi partagé par des socialistes dans toute l’Europe. Jaurès est de ce point de vue plutôt au « centre » avec une droite qui abandonne explicitement toute volonté de transformation radicale et une gauche qui ne mise que sur le renversement du système capitaliste. Mais la « révolution » reste bien un enjeu et une question en débat.

LTR : Il y a par la suite un changement d’état d’esprit profond dès 1900 : « Le socialisme évolue dans cet horizon d’attente où de nombreux acteurs ont la sensation d’être à la veille de changements majeurs » écrivez-vous. Voilà ce que pensent donc les représentants du mouvement ouvrier de ce début de XXe siècle dans la Mittleuropa et plus largement en Europe ?
Jean-Numa Ducange :

Oui, c’est la grande différence avec d’autres époques, ils ont l’impression de vivre un grand moment historique, plein de promesses d’avenir. Les réalités sociales et politiques sont encore sombres, mais nombre d’acteurs croient dans le progrès et un avenir meilleur. Les plus âgés en Allemagne ont vu passer leur pays d’un état d’arriération relatif à celui de grande puissance industrielle. Si c’est dans le cadre du capitalisme qu’un tel progrès s’est effectué, il n’en demeure pas moins que l’histoire est en marche, rien ne peut arrêter un certain sens de l’histoire.

D’où leur confiance dans le socialisme, par-delà les divergences politiques. Cette idéologie leur paraît être la réponse adaptée à la nouvelle époque. Il faut bien avoir à l’esprit que le socialisme est en discussion partout, y compris parmi les élites universitaires et bourgeoises libérales et/ou conservatrices, car il y a un sentiment partagé que l’on est à la veille de grands changements et que le socialisme va jouer dans ce contexte un rôle grandissant.

LTR : L’horizon d’attente (et son pendant : le champ d’expérience) sont des concepts de l’historien allemand Reinhart Koselleck qui reviennent souvent dans votre ouvrage. Bien sûr l’usage est ici scientifique mais n’ont-ils pas une dimension fondamentalement politique dans la mesure où chaque mobilisation s’inscrit toujours dans l’expérience des luttes passées et projette un discours sur l’avenir (que ce discours prédise un avenir radieux ou un effondrement proche) ?
Jean-Numa Ducange :

Ce qui est très marquant à la fin du XIXème siècle c’est que les partis du mouvement ouvrier ont en effet un discours très construit sur le passé et l’expérience du passé. Cela fait une dizaine d’années que j’essaye d’insister sur cet aspect, qui me semble absolument essentiel pour comprendre la force propulsive du socialisme – puis du communisme – à partir des années 1880 et au moins jusqu’aux années 1980.

A la différence des utopies et utopistes qui avaient cours jusque-là (années 1820-1860) et qui concernaient des groupes relativement restreints d’individus et/ou de militants ouvriers très éduqués (souvent autodidactes), les organisations sociales-démocrates, notamment dans la Mitteleuropa (tout particulièrement en Allemagne et en Autriche) encadrent progressivement un nombre très important de personnes, les obligeant à se positionner tout à fait autrement.

Les multiples facettes de cet encadrement sont bien connues désormais (politique, syndical, coopératif, jusqu’à des activités plus culturelles et ludiques). Un véritable « mini » système bureaucratique les accompagne, suscitant dès l’époque de vives critiques des appareils politiques, que ce soit à l’intérieur (par exemple Rosa Luxembourg en Pologne/Empire russe et en Allemagne) ou l’extérieur du parti (Robert Michels, qui a écrit son célèbre classique sur les partis politiques à partir de là(1)). Mais je trouve plutôt étroite cette critique, qui ne tient pas compte de plusieurs facteurs, et notamment cette extraordinaire expérience historique que fut l’instruction et la formation de milieux populaires à partir des organisations, expérience qui a eu justement pour conséquence de doter des franges non négligeables de la population d’une culture historique à visée politique.

Les révolutions et révoltes populaires passées servaient à nourrir l’horizon présent. Résumé ainsi, cela peut paraître banal mais en réalité c’est ce qui a constitué un élément clef permettant d’entretenir et de construire une conscience et une mémoire collective, sans lesquelles l’action concrète (qu’elle soit réformiste/modérée ou radicale/révolutionnaire) n’aurait pas la même portée ni la même dimension. La critique unilatérale des « grands récits » à partir des années 1980 a eu des effets très négatifs en ce sens, car jetant aux oubliettes cette dimension essentielle des batailles collectives du vingtième siècle.

1919, l’année de tous les possibles dans la Mittleuropa :
LTR : La défaite des Empires centraux est interprétée par nombre de militants sociaux-démocrates comme une nouvelle étape de la révolution bourgeoise, une continuité de 1789 en quelques sorte.
Jean-Numa Ducange :

Otto Bauer et quelques autres voient en effet 1918 comme une occasion historique. Ils sous-estiment incontestablement le ressentiment nationaliste qui naît de la défaite militaire. Mais comme celle-ci permet la naissance de nouvelles républiques, ils cherchent à théoriser en quelque sorte, pour reprendre les mots d’Ernst Bloch, l’idée d’une « défaite devenue victoire ».

La grande interrogation du mouvement ouvrier allemand portait déjà, nous l’avons dit, avant 1914, sur la pertinence ou non de faire la révolution. L’échec de 1848 (la plus importante révolution avant 1918 dans le monde germanophone) avait eu des conséquences paradoxales. Pour certains cet échec avait montré l’incapacité de la bourgeoisie allemande à mener à bien une révolution démocratique ; seule le prolétariat et les forces du mouvement ouvrier pouvaient donc faire la prochaine révolution. Pour d’autres socialistes, tout en considérant que c’était bien au prolétariat de jouer, l’échec de la révolution montrait qu’il fallait passer à autre chose. C’est-à-dire à une démarche graduelle et se situer dans la continuité de 1789 permet cela : on évoque souvent 1789, le début de la révolution et on évite plutôt de se référer à sa phase radicale (Robespierre et 1793 par exemple). Bref, en 1918, l’histoire recommence avec la terrible parenthèse guerrière, et il faut concrétiser désormais les objectifs politiques d’avant 1914. Le problème – nous allons y revenir – c’est que ceux qui se réclament des mêmes idéaux sont très divisés sur les moyens d’exercer le pouvoir. Ils divergent diamétralement par exemple sur la question de la nature de la révolution bolchévique, qui a eu lieu il y un an lorsque la guerre se termine.

LTR : Il y a selon vous une difficulté que doivent affronter les révolutionnaires en 1919 : comment convaincre les populations des anciens empires de la Mittleuropa de la nécessité d’un changement social et politique à l’heure de l’effondrement militaire.
Jean-Numa Ducange :

Tout l’enjeu est là en effet. Ce qui s’est joué en 1918-1919 dans le rapport qu’avaient les socialistes à la nation a déterminé fortement leur attitude pour la décennie à venir. En ce sens la révolution de 1918-1919 est bien indissociable de la forte montée du nationalisme, et notamment de sa frange la plus radicale les « nationaux-socialistes », c’est-à-dire les nazis d’A. Hitler.

Il est compliqué de restituer toutes les « options » politiques possibles pendant cette période troublée, mais je crois qu’il faut essayer de faire cet effort – ce que j’ai essayé de faire dans mon livre – pour comprendre l’articulation entre une période terrible mais remplie d’espoirs progressistes et la séquence qui suit quinze ans plus tard, où l’on va assister à une dynamique politique favorable au nationalisme revanchard.

Le spectacle de l’effondrement de l’Empire allemand et de l’Empire austro-hongrois offre à la fois un spectacle de fin du monde et de désolation mais aussi, pour une frange de la population sensibilisées de longue date à l’idée d’un changement social, de grands espoirs. Les plus à gauche et les plus radicaux rêvent alors d’une « Mitteleuropa rouge », en quelque sorte d’une Union soviétique d’Europe centrale qui permettrait de réunir sous un même étendard un vaste ensemble de pays sous l’étendard du drapeau rouge.

A l’heure où les Républiques sont proclamées un peu partout, d’aucuns pensent même pouvoir se passer de parlementarisme et espèrent la mise en place d’une démocratie directe via les conseils ouvriers. Ces minorités pensent sincèrement que le nationalisme sera balayé grâce à la révolution. Ces espérances sont suffisamment portées aux quatre coins de l’Europe pour avoir un minimum de crédibilité mais sont en décalage avec une large partie de la population en Allemagne par exemple, qui va extrêmement mal vivre les conditions du traité de Versailles.

A l’inverse les sociaux-démocrates vont totalement jouer le jeu des institutions de la jeune République, minimisant le ressentiment à son égard. Il faudrait développer plus longuement pour rendre compte de tout cela mais pour ma part je crois important de réhabiliter ce que nous pourrions désigner comme une « troisième voie » qui a eu son moment au début des années 1920. Celle-ci a été portée par l’USPD en Allemagne et une partie de la direction de la social-démocratie autrichienne (plus à gauche que son équivalent en Allemagne). Bien sûr elle a échoué, mais elle portait en elle des alternatives possibles et lucides sur les impasses de la social-démocratie et une bolchévisation en phase de stalinisation…

LTR : Il y a par ailleurs un point de crispation dont découlera l’ensemble des décisions stratégiques des partis sociaux-démocrates et communistes de l’Europe centrale : l’attitude vis-à-vis de la prise de pouvoir bolchévique en Russie. Soutien, condamnation de la méthode, soutien mais affirmation de l’impossibilité de reproduire la même chose en Autriche et en Allemagne…
Jean-Numa Ducange :

Fondamentalement, avant la reprise en main par Moscou de tous les PC, très peu pensent pouvoir reproduire à l’identique octobre 1917 tellement les situations diffèrent, en effet. On a exhumé des textes et correspondances privées par exemple de Karl Liebknecht – habituellement présenté comme « pro-russe » – montrant qu’il existait au départ des appréhensions, même parmi les soutiens des bolcheviks.

Tout ce qui est dit et pensé à gauche pendant ces années est en effet largement dépendant de la situation russe. La révolution a bouleversé non seulement le cours de la guerre, l’équilibre européen voire mondiale, mais aussi proposé un nouveau modèle de socialisme sous une forme qu’au fond personne n’avait vraiment pensé jusqu’ici.

Encore une fois il me semble que ceux qui se positionnaient entre les deux positions les plus connues et classiques (communistes pro-soviétiques et sociaux-démocrates anti bolcheviks primaires) autour de l’USPD et des Autrichiens développaient à l’époque des intuitions fortes et qui auraient pu, si elles avaient réussi à avoir un écho plus important, éviter (au moins temporairement) des catastrophes politiques. En effet, nombre de sociaux-démocrates autrichiens reconnaissaient par exemple la particularité de la voie russe en essayant de comprendre les raisons de son existence et de ses succès malgré un coût humain absolument terrible. Ils trouvaient absurde le fait de vouloir mimer le succès des bolcheviks à Vienne ou à Berlin – avec le recul historique, il me semble difficile de leur donner tort… Mais en même temps une condamnation unilatérale et sans mesure du communisme bolchevik ne permet pas de comprendre les ressorts profonds de cette expérience historique et son exceptionnalité.

Soit dit en passant, cette analyse que l’on pourrait qualifier de « sociale-démocrate de gauche, républicaine et marxiste » est bien plus équilibrée et conséquente que d’autres analyses ultérieures. Je pense par exemple aux critiques émanant de l’Eurocommunisme à la fin des années 1970 qui ont produit une critique radicale de l’expérience soviétique pour aboutir progressivement à une analyse sociale-démocrate mais progressivement détachée de toute culture républicaine et marxiste. L’enjeu de revenir sur cette période, c’est donc aussi de redécouvrir des positionnements méconnus et riches quant à leur contenu.

LTR : Les soldats des empires centraux prisonniers en Russie jouent par ailleurs un grand rôle dans la diffusion de l’idéologie bolchévique.
Jean-Numa Ducange :

C’est en effet un des arguments favoris des nationalistes : vous êtes à la solde des Russes. En effet certains dirigeants du communisme hongrois et autrichien arrivent de Russie où ils étaient emprisonnés, ils ont acquis la conviction que l’avenir appartenait au communisme russe depuis leur captivité. Certains s’en sont détournés, d’autres sont restés fidèles. Mais assurément cela a joué sur les représentations ultérieures et beaucoup de communistes vont devenir russophiles… et nombre de contre-révolutionnaires « russophobes ».

LTR : La question russe est tellement présente dans les esprits qu’un nouveau clivage semble voir le jour dans les sociétés d’Europe centrale : russophiles/ russophobes.
Jean-Numa Ducange :

Ce n’est pas un nouveau clivage, il existait déjà au XIXème siècle, et même avant, il est évidemment très présent pendant la Première Guerre mondiale. Marx a longtemps pensé, avant d’évoluer à la fin de son existence, que la Russie était une puissance réactionnaire à abattre. Son ami Heine a eu des mots très durs contre la Russie également. Moscou apparaît comme la puissance barbare, par excellence, à abattre. Dans les années 1920, avec la stabilisation de l’URSS les instances soviétiques et l’Internationale communiste vont chercher à inverser cette tendance, sans y arriver véritablement. Evidemment aujourd’hui le mot « russophobie » est suspect depuis la guerre en Ukraine de 2022 mais il faut bien voir que si l’on veut comprendre l’hostilité au communisme à partir de 1917 aux quatre coins de l’Europe, on ne peut faire abstraction de cela.

La place des partis politiques et des conseils
LTR : La question du rôle des partis politiques dans la défense des intérêts ouvriers occupe une grande place dans votre livre. Vous décrivez parfaitement l’évolution du SPD : appareil d’abord humble à l’implantation limitée, celui-ci voit augmenter considérablement le nombre de ses adhérents, son organisation s’améliore et devient plus efficace. Jusqu’à ce qu’il soit pris d’une sorte de « fétichisme de l’organisation » qui le conduit à ne plus accepter de risques tactiques ou stratégiques au nom de la survie même de l’organisation.
Jean-Numa Ducange :

C’est en effet le grand moment de l’histoire du SPD, et en même temps toutes ses limites apparaissent très vite. On connaît le fameux livre de Robert Michels sur les partis politiques qui est réalité avant tout une sorte de monographie sur l’évolution du SPD, un exemple à partir duquel il tire des considérations générales. Il est de bon ton de le citer pour stigmatiser la bureaucratie politique jusqu’à nos jours. C’est assurément un ouvrage riche et utile, mais qui a aussi ses limites. Il ne voit le développement et la croissance des organisations que comme une gigantesque tentacule étouffant la spontanéité ouvrière. Rien n’est dit ou presque sur l’œuvre de formation de la social-démocratie, la construction positive en termes de conscience de classes, le fait même que des bureaucraties existent implique donc des rapports de forces, donc des avantages sociaux pour les ouvriers, etc. C’est un excellent manuel de critique, mais qui n’a guère de portée historique et stratégique.

LTR : Le SPD connaît certes une victoire électorale éclatante en 1919 et l’élection d’un social-démocrate (Friedrich Ebert) comme premier président de la République de Weimar, mais le parti ne porte plus alors que de timides espoirs de réformes. Pire Friedrich Ebert s’associe avec les corps francs, réprime dans le sang la révolte spartakiste menée par Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht (tous deux assassinés) et la République des conseils de Bavière.
Jean-Numa Ducange :

Oui le pari de Ebert était que l’on devait impérativement, par tous les moyens, se débarrasser de l’aile gauche insurrectionnelle très minoritaire qui mettait en péril la première expérience républicaine allemande. Cette peur panique de son aile gauche et de la révolution guide largement sa conduite politique, faisant l’impasse notamment sur les modèles alternatifs de démocratie en germe alors, qu’il méprise totalement.

En revanche, on a tort d’assimiler Ebert à la « contre-révolution » pure et dure comme le fait la propagande communiste de l’époque. Bien sûr, dans le contexte, avec le sang qui coule et la répression violente, c’est parfaitement compréhensible. Mais Ebert reste issu du mouvement ouvrier, avec ce que cela implique en termes d’avantages sociaux acquis en 1918-1919.

LTR : L’usage révolutionnaire de la violence est une question qui se pose de nombreuses fois dans l’immédiat après-guerre. Face aux différentes tentatives de coup d’Etat et de déstabilisation de militaires factieux et de l’extrême droite, les sociaux-démocrates, communistes et communistes de gauche sont sommés d’agir. Pour preuve le rôle prépondérant de l’armée rouge de la Ruhr en 1920 dans l’écrasement du putsch de l’extrême droite en Allemagne. Les sociétés européennes semblent fondamentalement violentes au sortir de la guerre.
Jean-Numa Ducange :

La violence est évidemment une condition essentielle pour saisir la période. On est évidemment parfois gêné de l’évoquer car dans nos vies politiques occidentales du début du XXIème siècle la violence est bien moindre, et incomparable. Mais si l’on veut comprendre ce que « révolution » veut dire dans ce contexte alors oui la violence politique, militaire, impliquant des décès brutaux, des mutilations nombreuses, des pertes parfois très importantes de proches : tout cela compte beaucoup et énormément.

Les historiens ont beaucoup écrit sur les « violences de guerre » et la « brutalisation » parfois en ne parlant d’ailleurs presque plus que de cette dimension, mettant les décisions politiques en second plan, ce qui est une erreur. Pour moi il faut tenir les deux bouts : les débats politico-stratégiques sont essentiels – et certains nous parlent encore – mais il faut les saisir dans un contexte de violence de guerre et de guerre civile qui déterminent pour une large part les secousses de la vie politiques de ces années.

LTR : L’éclosion un peu partout de conseils ouvriers (prônant pour certain une démocratie directe et jouant pour d’autres un rôle purement pratique d’organisation alimentaire, sanitaire, sociale de quartiers et de villes) divisent également les sociaux-démocrates, les communistes et les partisans desdits conseils.
Jean-Numa Ducange :

Les conseils ouvriers, c’est en effet un point essentiel, l’effondrement de l’État laisse place à des formes de démocratie diverses très intéressantes. La grande variété que vous évoquez, il faut l’avoir en tête, mais au-delà des apparences de désordre et de chaos ce qui ressort aussi de 1918-1922 ce sont des tentatives tout à fait intéressantes de contrôle démocratique / ouvrier au travail et des alternatives (ou compléments) à la démocratie parlementaire.

LTR : Si les sociaux-démocrates, et au premier abord le SPD, réduisent à peau de chagrin le rôle de ces conseils pourtant prometteurs, d’autres partis, à l’image du KAPD, idéalisent selon vous ces conseils. C’est d’ailleurs les représentants du KAPD qui sont visés par Lénine dans son ouvrage La maladie infantile du communisme : le gauchisme.
Jean-Numa Ducange :

Oui, ce sont eux les vrais « gauchistes », du moins c’est de là que vient le mot ! Mais il y a une grosse différence avec la quasi-totalité des vagues gauchistes qui ont suivi depuis lors : celle de 1918-1922 est une vague que l’on pourrait qualifier de « gauchisme de masse » avec même une brève période où le PC allemand officiel est sévèrement concurrencé par ces « conseillistes ».

Ils se trompent à mon avis en voulant abolir partis, parlements et syndicats. Ils minimisent totalement l’effet contre-productif de leur maximalisme. Mais ils montrent aussi comment lesdites organisations et institutions peuvent se montrer abandonnées et/ou dépassées lorsque les attentes populaires ne sont pas satisfaites. Leurs critiques de la démocratie représentatives sont assurément excessives, mais leurs intuitions n’ont rien d’absurde et méritaient je trouve une restitution historique tant la plupart des gens aujourd’hui n’en n’ont jamais entendu parler ! J’ai essayé de faire un petit résumé de cela, au passage, dans le numéro du Monde Diplomatique de mai 2022 (« Au temps du conseillisme »)(2).

LTR : Dans la seconde moitié du XXe siècle, certains intellectuels reprendront à nouveaux frais la question des conseils pour en faire un outil antibureaucratique face au socialisme réel : je pense notamment à Cornélius Castoriadis (qui ne s’illusionnait pas pour autant sur ce sujet et considérait les partis politiques comme un élément essentiel du mouvement ouvrier).
Jean-Numa Ducange :

Castoriadis cherche en effet à penser les médiations politiques et il est très fortement marqué parce qu’il croit être – c’est en réalité plus compliqué que cela – la résurgence des conseils ouvriers à Budapest en 1956, comme si le fil historique interrompu au début des années 1920 reprenait. Ce qui est certain c’est qu’à l’heure où l’on critique les insuffisances de la démocratie parlementaire, revenir sur ces expériences de conseils a un véritable intérêt – d’une certaine manière bien plus encore qu’à l’époque de Castoriadis.

La question des nationalités
LTR : Impossible de faire l’impasse sur la question des nationalités pour les partis de gauche (sociaux-démocrates et communistes confondus). D’abord parce que les empires centraux contiennent en leur sein plusieurs dizaines de nationalités et ethnies différentes. Ensuite parce que les partis de gauche caressent le doux rêve (qui est à cette époque du domaine du possible) de l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche au sein d’une grande Allemagne rouge.
Jean-Numa Ducange :

Là-dessus je me permets de vous renvoyer à un entretien publié par l’hebdomadaire Marianne le mois dernier(3) ainsi qu’à un débat avec Etienne Balibar à paraître dans Actuel Marx en septembre 2023.

Mon idée est en effet que l’échec de la Grande Allemagne « de gauche » et de « l’Anschluss rouge » – des perspectives devenues tabous après le nazisme, pour des raisons évidentes liées à l’horreur de celui-ci – a été une tragédie non seulement pour le peuple « allemand » (disons les germanophones) mais pour le mouvement ouvrier en général qui a subi dans de nombreux pays l’écrasement total dans les années 1930. Tous avaient parié en gros sur une vaste République de langue allemande où pourraient cohabiter différents peuples. Était-ce possible ? Cela se discute, d’autant qu’il y avait chez certains de forts sentiments nationalistes. Toujours est-il que désarmé sur la question des nationalités et de la nation allemande pour une série de raisons, le mouvement ouvrier a subi une lourde défaite aussi par son incapacité à répondre à de telles exigences.

LTR : La France révolutionnaire de 1789, et plus encore de 1793, avec son Etat unitaire, son assemblée unique, est une référence forte pour les partisans de l’unification de l’Allemagne et de l’Autriche.
Jean-Numa Ducange :

En dépit d’un contexte nationaliste très défavorable pendant toute la séquence – faut-il rappeler que la France est une nation « ennemie » pour beaucoup – nombre de sociaux-démocrates puis de communistes conservent toujours, au moins partiellement, une image positive de la France car c’est le pays de la « Grande Révolution ». A une époque où les rivalités chauvines l’emportaient très largement, c’est probablement dans ce camp politique que s’est véritablement structurée une première amitié franco-allemande ; on l’oublie trop souvent… Dans un tout autre contexte, plus récemment, les effets négatifs de la construction européenne et du couple franco-allemand ont eu tendance à générer une germanophobie, or il faut chercher à penser une solidarité entre les deux peuples qui puisent ses sources justement dans cette histoire.

La question coloniale
LTR : Comme en France également, les mouvements ouvriers et socialistes de la Mittleuropa sont fondamentalement divisés sur la question coloniale et ont du mal à se défaire de cette idée d’une « mission civilisatrice ». Pour beaucoup, l’œuvre colonisatrice est une étape nécessaire sur le chemin de la civilisation et de la réalisation du socialisme.
Jean-Numa Ducange :

Très clairement, une large frange du socialisme a longtemps été coloniale. Certains socialistes sont, un temps, plus colonialistes que les libéraux ou les courants confessionnels. Ce n’est pas systématique, mais c’est une tendance et il faut regarder de très près avant de pouvoir affirmer « socialisme = anticolonialisme ». C’est objectivement tout à fait faux dans un certain nombre de configuration.

Une des grandes forces du bolchevisme selon moi – quoique l’on pense de sa politique concrète – a été de comprendre tôt qu’un des grands enjeux du XXème siècle sera la lutte anticoloniale. Ils sont apparus comme les plus résolus et les plus concrets, au moins dans un premier temps, sur ce point, qui a beaucoup aidé à leur rayonnement international. A noter aussi que les choses ne sont pas statiques, mais évolutives : Jaurès était un chaud partisan des colonies avant de devenir très critiques des politiques coloniales de son temps ; je renvoie là à un chapitre à paraître du gros volume au Seuil, septembre 2023, sous la direction de Pierre Singaravélou, Colonisations. Notre histoire où j’ai fait une mise au point.

Le retour sur des traditions politiques et des personnages oubliés
LTR : Votre ouvrage permet également de renouer avec des traditions politiques pratiquement oubliées de nos jours malgré la richesse intellectuelle qui les caractérisait. Je pense surtout à l’austro-marxisme. Courant de pensée dont la pertinence égale au moins les cahiers de Prison d’Antonio Gramsci et qui comptait dans ses rangs des figures majeures comme celle d’Otto Bauer, éphémère ministre des Affaires étrangères de l’Autriche en 1919 et président de la commission de socialisation de l’Assemblée nationale d’Autriche.
Jean-Numa Ducange :

L’austromarxisme est d’une grande richesse. Beaucoup de textes sont conjoncturels et datés, et de ce fait difficilement accessible à un public français d’aujourd’hui. Mais en les resituant, je crois en effet que leurs intuitions sont au moins aussi intelligentes et pertinentes – et parfois plus clairement développées – que celles d’Antonio Gramsci. J’ai essayé avec mon livre d’en donner quelques exemples concrets, c’est un fil conducteur important pour continuer à penser le monde avec une référence au marxisme à mon avis.

LTR : Otto Bauer est d’ailleurs l’auteur d’un petit ouvrage malheureusement trop peu lu : La marche au socialisme. Il y développe une théorie de la révolution lente (mélangeant épisodes réformistes et révolutionnaires) et une vision de l’histoire humaine dénuée de tout gradualisme. Vous qui publierez prochainement une biographie de Jean Jaurès, qu’est ce qui oppose cette théorie d’Otto Bauer à l’évolutionnisme révolutionnaire du fondateur de l’Humanité ?
Jean-Numa Ducange :

Nous sommes mutatis mutandis, dans des démarches qui sont en effet relativement proches et similaires. Bien sûr Jaurès n’a pas connu l’expérience bolchévique donc il est difficile de le raccrocher à une hypothétique « troisième voie » incarnée par les Autrichiens qui, au bout du compte, n’a pas eu la longévité espérée. Mais je crois en effet que la démarche politico-stratégique et intellectuelle de Jaurès a été de combiner une forme de radicalité issu du mouvement révolutionnaire et syndicale avec la tradition parlementaire et républicaine. Le gros défaut de son approche – et sur ce point Bauer est plus concret et détaillé mais à partir d’exemples très datés – est de n’avoir finalement jamais écrit un petit (ou gros !) traité politique détaillant sa démarche. Cela tient au fait – je le montrerai dans la biographie de Jaurès à paraître en 2024 – qu’il a beaucoup hésité sur la question des alliances et qu’il n’a jamais vraiment théorisé de manière précise sa démarche. Du coup beaucoup d’interrogations demeurent, et on continue à en parler aujourd’hui…

Mais, oui, je confirme, pour moi il y a eu une intuition commune. Et encore une fois, beaucoup plus vive intellectuellement et politiquement que les propos plutôt lénifiants des courants eurocommunistes à partir des années 1970 qui ressemblaient finalement à une social-démocratie plutôt classique, et totalement aveugle sur les aspects potentiellement négatifs que peuvent avoir certaines structures supranationales comme la CEE puis l’UE.

LTR : Les femmes, bien que dans des proportions très minimales, sont plus nombreuses au sein des partis socialistes de la Mittleuropa (au premier rang desquels le SPD) qu’au sein de la SFIO. Vous dressez le portrait de certaines d’entre elles : Clara Zetkin, Adelheid Popp, Therese Schlesinger.
Jean-Numa Ducange :

Bien plus, pour une série de raisons, qu’en France en effet. Et ces femmes ont parfois joué des rôles importants dans ces organisations malgré les multiples difficultés qu’elles rencontraient sur leur chemin dans un monde encore largement masculin. Elles ont réussi à imposer un certain nombre de questions et de points clefs, certains textes sont datés mais ce furent les premières à avancer sur plusieurs thématiques qui relèvent de l’évidence pour nous aujourd’hui mais qui à l’époque étaient souvent méprisées.

LTR : L’une d’entre elle dispose encore de nos jours d’une grande popularité qui dépasse largement les frontières de l’Allemagne : Rosa Luxemburg.
Jean-Numa Ducange :

Oui c’est un cas particulier. Morte assassinée le 15 janvier 1919 elle a une postérité immense comme militante et théoricienne. Dans le monde entier on traduit et publie ses œuvres. En France le collectif Smolny fait un travail remarquable d’édition thématique et chronologique de ses textes. Elle a aussi ses limites – elle prône par exemple un internationalisme radical qui me semble être décalé par rapport à un certain nombre de réalités – mais assurément c’est une théoricienne importante et elle incarne aussi à merveille ce moment historique des année 1880-1920. Mon collègue et ami Cédric Michon m’a demandé récemment de faire une brève mise au point sur sa vie pour ceux qui ne la connaissent pas, à paraître aux éditions Calpye en septembre 2023.

Des expériences oubliées : Vienne la rouge
LTR : Enfin, au-delà des traditions de pensées oubliées il y a également des périodes (marquées par des avancées sociales majeures) de l’histoire de la Mittleuropa qui nous sont désormais inconnues comme c’est le cas pour Vienne la Rouge. Pouvez-vous revenir sur ce moment si particulier de la capitale autrichienne ?  
Jean-Numa Ducange :

Les sociaux-démocrates autrichiens gouvernent la capitale de 1919 à 1934. Après 1945, avec moins d’audace ils sont de nouveau aux commandes. Assurément c’est une expérience marquante, emblématique de la troisième voie que nous évoquions tout à l’heure. Ils sont, en gros, les inventeurs du logement social moderne et ont beaucoup contribué à proposer des solutions pour les formations, l’éducation, l’hygiène, etc. pour les classes populaires. Ajoutons à cela un bouillonnement intellectuel exceptionnel dont les symboles les plus forts sont Freud et Wittgenstein, parmi bien d’autres.

Nous pourrions en parler longtemps, signalons simplement que les socialistes français étaient assez admiratifs à l’époque et beaucoup d’entre eux venaient visiter la ville pour essayer de trouver ici une source d’inspiration. Bien sûr il y avait des limites et impasses, et les austro-fascistes les ont terrassés en 1934. Mais c’est précisément parce qu’ils étaient audacieux et qu’ils commençaient à essaimer comme modèle dans plusieurs pays que l’extrême-droite nationaliste a tout mis en œuvre pour les éliminer. Les responsabilités des uns et des autres font encore débat. Mais assurément, là encore, dans une ville qui avait connu de nombreux conseils ouvriers en 1918-1919 les traces d’aspirations à une démocratie plus concrètes ont demeuré pendant longtemps, fût-ce de manière détournée et institutionnalisée.

Méconnue désormais en France, on gagne je crois à redécouvrir l’expérience qui a façonné un modèle social méritant intérêt, au moins celui qui était à l’œuvre jusqu’au milieu des années 1930.

Références

(1)Lorem

[1] Robert Michels. Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties. Traduit par le Dr S. Jankélévitch. Préface de René Rémond. Paris, Flammarion, 1971

(2) https://www.monde-diplomatique.fr/2023/05/DUCANGE/65769

(3) https://www.marianne.net/agora/humeurs/contre-le-clericalisme-de-la-droite-et-la-mefiance-de-la-gauche-la-laicite-offensive-selon-jaures

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« Le football est un jeu très simple. Vingt-deux hommes courent après un ballon pendant quatre-vingt-dix minutes, et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne. » Cette phrase de l’attaquant britannique Gary Lineker pourrait, dans un registre bien moins léger, s’appliquer à la politique turque. Trois candidats à la présidentielle, quatre coalitions législatives, une vingtaine de partis et soixante millions d’électeurs débattent, s’agitent et courent après le pouvoir pendant cinq ans, et à la fin, c’est Recep Tayyip Erdogan qui gagne.
crédits image : Bulent Kilic / AFP

Et pourtant, cette fois, on a voulu y croire et on y a cru. On a rêvé d’écrire un article modérément optimiste sur le retour au pouvoir d’une opposition qui avait passé sous la table ses désaccords idéologiques pour se présenter sous la seule bannière du retour au parlementarisme. On aurait voulu écrire que la victoire de l’opposition ne résolvait pas les conflits qui structurent la Turquie, entre des laïques toujours plus faibles et des islamistes toujours plus vifs, entre des nationalistes turcs toujours plus expansionnistes et une minorité kurde toujours prête à défendre son peuple privé de nation. Entre une gauche divisée sur la question nationale et une droite divisée sur la question laïque. Enfin bref, que la victoire de l’opposition n’allait pas tout résoudre, mais qu’au moins Erdogan était parti, et que ces débats durs, clivants, pour lesquels nous, la gauche laïque et républicaine, ne pouvons que prendre parti pour les Kurdes et les laïques, se feraient dans le cadre de la démocratie parlementaire retrouvée plutôt que dans le maintien au pouvoir d’un président concentrant toujours plus de pouvoir à mesure que son impopularité augmente, faute d’institutions permettant l’émergence de l’alternance.

Si l’impopularité d’Erdogan est réelle, sa base électorale n’en est pas moins solide. Il peut s’appuyer sur un parti islamo-conservateur qui a de puissants relais dans la Turquie profonde et dans la diaspora, l’AKP, et sur son allié indéfectible, le MHP, ultra-nationaliste. Les deux partis couvrent un spectre électoral complémentaire. L’AKP met l’accent sur la religion, les valeurs islamiques traditionnelles, le MHP insiste sur l’exaltation du peuple turc et appelle à l’unification de tous les turcophones, d’Anatolie, d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale. Les Arméniens et les Kurdes n’ayant qu’à bien se tenir.

Qu’elle soit celle de l’Islam politique ou de ce vaste peuple turc fantasmé, la gloire du régime erdoganien s’est cognée sur le réel de l’inflation, des multiples crises économiques et sanitaires, des catastrophes naturelles bien mal gérées et l’afflux de réfugiés syriens.  Erdogan doit affronter la résistance d’un pays aux institutions démocratiques et laïques assurément solides.

Il y a d’abord la vieille garde kémaliste. Progressiste, laïque, de centre-gauche, réunie autour d’un parti, le CHP, qui tient fermement les régions côtières et a reconquis de haute lutte les mairies d’Ankara et d’Istanbul avec des leaders jeunes et charismatiques qui ont dépoussiéré le parti d’Atatürk. Et puis il y a cet allié insolite du CHP, la droite laïque de l’IYI. Scission des laïques du MHP qui reprochaient à Erdogan son entrain islamiste, elle trouve donc ses origines à l’extrême-droite nationaliste. Ralliée au néolibéralisme, elle a également attiré à elle l’aile droite du CHP, qui n’était pas suffisamment Bad godesbergisée à son goût.

Alliance insolite mais pas incohérente au regard de l’histoire ambivalente du kémalisme. Si nous avons souvent, en France, loué l’Atatürk moderne, laïque, qui faisait voter les femmes turques avant les Françaises et avait appliqué une séparation stricte du fait religieux et de l’Etat, nous avons également trop souvent oublié l’Atatürk au nationalisme ethnique tout à la fois anti-arménien, anti-kurde, anti-grec, anti-assyrien.

Les Arméniens ont subi un génocide dont la négation est commune à l’AKP et au CHP (malgré de timides évolutions ces dernières années pour les seconds). Les Grecs, majoritaires sur la côte anatolienne jusqu’aux années 1920, ont été chassés, ceux qui ont voulu rester ont abandonné leur langue et leur religion pour embrasser la langue turque et un islam de façade (le poids démographique de ces descendants de convertis peu dévots expliquant la faiblesse des islamistes dans les régions côtières). En 2018, le candidat du CHP n’hésitait pas à agiter la menace d’une reconquête par les Grecs d’Istanbul.

Si les descendants des Grecs turcisés se sont ralliés au kémalisme par adhésion à la laïcité, il n’en fut pas de même pour les Kurdes. Jadis bastion de l’AKP, le Kurdistan préférait les islamistes, qui les incluaient dans une société nationale définie par l’Islam sunnite, plutôt que le CHP au sombre passé ethno-nationaliste. Mais là encore, le réel fut douloureux pour les Kurdes, tant Erdogan s’est comporté en conquérant à leur égard, tant à l’intérieur des limites territoriales turques qu’en Syrie, en particulier à Afrin. La gauche kurde, non-kémaliste quoique toujours résolument laïque, a progressé avant d’atteindre un plafond de verre, amalgamée par le régime à des terroristes, ennemis de l’intérieur, dissous et criminalisés à tout va.

Cette-fois pourtant, les tensions avaient été levées. Le CHP avait choisi pour candidat un homme consensuel, peu suspect d’ultra-nationalisme, car appartenant à la minorité religieuse alévie, Kemal Kiliçdaroglu. La gauche kurde était prête à faire la paix avec la gauche kémaliste pour en finir avec Erdogan. Ils n’ont pas présenté de candidat, et malgré quelques dissensions, la droite laïque, qui aurait préféré comme candidat pour l’opposition une figure plus dynamique comme le maire d’Istanbul ou celui d’Ankara, s’est rallié. Battre Erdogan, restaurer le parlement, voilà le seul motif de campagne. Evitant de trop jouer la carte laïque, proposant d’autoriser le port de symboles religieux à l’université, vieux cheval de bataille des islamistes turcs, étant ferme sur la question des réfugiés syriens et ne reniant pas vraiment l’expansionnisme et les opérations militaires récentes, il n’a pas cherché le conflit, et a voulu faire de cette élection un nouveau référendum constitutionnel.

Erdogan, acculé, menacé, impopulaire, a alors eu recours à toute la diatribe islamo-conservatrice et ultra-nationaliste possible. Désignant à la vindicte un complot LGBT aussi irréel qu’efficace, tenant des propos de haine à l’égard des alévis, balayant toute possibilité d’alternance démocratique, traitant ses opposants de putschistes, d’alliés de terroristes voire directement de terroristes. Mobilisant toutes les ressources de l’Etat, désormais inséparable du gouvernement, réussissant à jeter un froid entre l’armée et le CHP, d’habitude en excellent terme, par le chiffon rouge kurde, il a, semble-t-il, sauvé son mandat. Il frôle la réélection au premier tour avec plus de 49% des voix, Kiliçdaroglu n’atteignant pas les 45%. La mise en ballotage provient d’un troisième candidat, Sinan Ogan, positionné à l’extrême-droite d’Erdogan, qui atteint les 5%. Les réserves de voix ne penchent donc pas pour l’opposition.

Au parlement, malgré un recul d’une trentaine de sièges et de 8%, la coalition d’Erdogan sauve sa majorité absolue avec 322 sièges et 49,5% des voix – pour les islamo-conservateurs, 267 députés et 35,5%, pour les ultra-nationalistes, 50 députés et 10%, pour un improbable nouveau parti kémaliste pro-Erdogan, 5 députés et 3%. L’opposition, divisée aux législatives, ne progresse pas suffisamment. Les kémalistes du CHP progressent faiblement, avec 25% des voix et 169 députés. La gauche kurde obtient 10,5% des voix et 65 députés, en léger recul par rapport à 2018. La droite nationaliste laïque de l’IYI passe sous les 10 % et obtient 44 députés. La coalition législative des ultra-ultra-nationaliste de Ogan rate l’entrée au parlement.

Quel bilan tirer de ces élections ?

Partout où le présidentialisme règne, le maintien au pouvoir d’un régime impopulaire est assuré dès lors que l’opposition ne présente pas d’alternative idéologique cohérente. La France, la Turquie et les Etats-Unis, trois démocraties anciennes, sont enfermées dans un régime où le pouvoir d’un seul prime sur des contre-pouvoirs toujours plus impotents.

N’exagérons pas tout de même, la France n’est pas aux prises d’un mégalomane qui cherche à renverser les urnes par un putsch grotesque de marginaux armés jusqu’aux dents, ni avec un autocrate qui criminalise l’opposition, mène une guerre d’expansion territoriale et exclut à renfort de discours de la communauté nationale minorités sexuelles comme religieuses. Surtout, le pouvoir d’un seul n’est pas exercé par un allié des fondamentalistes, islamistes ou chrétiens évangéliques, qui inscrit dans la loi les préceptes les plus rétrogrades de courants obscurantistes d’un monothéisme radicalisé où les directives fantasmées du dieu unique s’appliquent à tous et surtout à toutes contre leur gré. Notre crise de présidentialisme, si elle est de moindre intensité, est de même nature. C’est le pouvoir contesté d’un seul qui utilise les verrous constitutionnels pour appliquer un programme idéologique minoritaire mais dont l’opposition est traversée par des lignes de failles plus ou moins irréconciliables.

Aux Etats-Unis, la cohorte démocrate, qui rassemble élites et classes populaires côtières, minorités ethniques et sexuelles et une majorité de femmes, tient encore contre Donald Trump, au suffrage universel du moins. En Turquie, sauf miracle profane, la cohorte de Kiliçdaroglu, qui rassemble également les élites et classes populaires côtières et les minorités ethniques et sexuelles mais une majorité peut-être moins nette de femmes, ne semble pas en mesure de rassembler la majorité fatidique. Les contradictions idéologiques étaient-elles trop fortes entre Kurdes et nationalistes, même laïques ? C’est probable, de même que l’on constate, sauf rare exception comme Joseph Biden battant Donald Trump ou même, toujours dans une nature semblable de plus faible intensité, comme François Hollande battant Nicolas Sarkozy, qu’il est rare de gagner une élection présidentielle « contre » un adversaire. Le régime présidentiel, plus que tout autre, tant les pouvoirs confiés sont importants, impose de créer un récit majoritaire et pas seulement d’opposition.

Il faut donc au plus vite limiter les dégâts d’un idéologue, nationaliste, raciste et obscurantiste ou d’un ultra-libéral acharné arrivé à la tête d’un régime concentrant les pouvoirs. Le drame de ces régimes est justement qu’on ne peut pas en sortir simplement pas la dénonciation du mode de scrutin. Il faut conquérir une majorité cohérente. Ce sera long, difficile, mais ce sera nécessaire. Erdogan le mirifique va sûrement être réélu, Donald Trump pourrait retrouver son fauteuil présidentiel en 2024, Emmanuel Macron nous impose sa réforme des retraites impopulaire et gouverne sans majorité populaire ni parlementaire. Les effets de l’hydrocéphalie présidentielle varient en gravité, d’un régime malade à l’autre, mais le mal est semblable. La nécessité, à gauche, de retrouver le chemin majoritaire n’en est que plus urgente.

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C’est en constatant la nette victoire de la néofasciste Giorgia Meloni, désormais nouvelle femme forte de la coalition de « centre-droit », que l’Italie s’est réveillée le lundi 26 septembre 2022. Bien que cette victoire fût présagée plusieurs semaines auparavant, elle n’en constitue pas moins un fait politique inédit. Cet article en 2 parties revient sur les racines de cette victoire et évoque les perspectives de la gauche italienne.

Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti Communiste italien, et Aldo Moro, Président de la Démocratie Chrétienne, artisans du « Compromis historique » © Crédits photos

Chronique et perspectives de la gauche italienne
Années de rêves et années de plomb : l’impossible conquête du pouvoir de la gauche

La question de la prise du pouvoir par la gauche et du gouvernement qu’elle devait mener s’est posée dès la Libération. Dans un contexte d’affirmation et d’hégémonie de la Démocratie chrétienne sur la politique italienne, le rapport que devait entretenir la gauche au grand parti centriste après la fin de la coopération sous le gouvernement provisoire s’est avéré être le principal enjeu de stratégie et de débats au sein de la gauche italienne.

Le PSDI a scissionné du PSIUP précisément pour s’éloigner du PCI et pour soutenir les démocrates-chrétiens. Le PSIUP, redevenu PSI après la scission de son aile droite pour former le PSDI, maintient dans un premier temps sa proximité avec le PCI et fait donc le choix de rester dans l’opposition. Compte tenu de la division du camp réformiste entre un PSDI social-démocrate et un PSI réformiste se revendiquant toujours du marxisme, le PCI s’affirme comme le grand parti de la gauche italienne de l’après-guerre.

L’affirmation de l’aile conservatrice de la DC en lieu et place de la politique centriste et timidement réformiste que De Gasperi avait tenté de promouvoir a quant à elle pour corolaire une montée du cléricalisme dans la société italienne, que De Gasperi avait à l’inverse précisément essayé de freiner. Ainsi se développe une censure affectant les spectacles et publications intellectuelles jugés « contraires aux bonnes mœurs », frappant également le cinéma italien. C’est ainsi que le jeune Secrétaire d’État Giuilo Andreotti, dirigeant l’Office central pour le cinéma, contrôle les œuvres cinématographiques contre les « erreurs dogmatiques » ou la nudité. En 1949, Andreotti est promoteur d’une loi censée ralentir la pénétration du cinéma américain en Italie en établissement des quotas sur les écrans de cinéma italiens et en octroyant des prêts spéciaux pour les sociétés de production italiennes. Néanmoins, pour pouvoir souscrire à un de ces prêts, il est nécessaire de soumettre le scénario du film en production à un comité dépendant du gouvernement, qui doit ensuite l’approuver pour autoriser le prêt. Le but de ce comité est de favoriser les films apolitiques et donc de freiner le mouvement cinématographique du néoréalisme, alors en pleine émergence et politiquement engagé à gauche. Cette politique n’est pas sans soulever de résistances, y compris au sein de la DC du côté de l’aile gauche.

Dans ce contexte, le PSI, fragilisé par son alliance avec le PCI compte tenu du début de la guerre froide, prend progressivement ses distances avec celui-ci pour se rapprocher de l’aile gauche de la DC. Cela se caractérise notamment par la présentation d’une liste PSI autonome menée par son secrétaire général Pietro Nenni aux élections générales de 1953, alors que le PSIUP et le PCI avaient auparavant mené une liste commune en 1948. Cette main tendue du PSI est favorablement accueillie par l’aile gauche de la DC, qui souhaite un recentrage du régime italien vers la gauche. Cette tendance progressiste de la DC est notamment incarnée par Amintore Fanfani et Aldo Moro, le premier étant un universitaire spécialiste d’Histoire économique et partisan d’un rôle interventionniste de l’État dans l’économie. Les entreprises d’État mènent au même moment une offensive politique par crainte de se voir privatisées par le gouvernement. Ce climat général aboutit à une victoire de l’aile gauche de la DC lors de son congrès de Naples en 1954, Fanfani prenant dès lors la direction du parti.

La mort du pape Pie XII en 1958 et l’élection de son successeur Jean XXIII, plus ouvert que son prédécesseur et disposant d’une fibre sociale marquée compte tenu de ses origines modestes, accélère le processus du glissement vers la gauche de la DC. Ainsi Jean XXIII publie en 1961 une encyclique intitulée Mater et Magistra, critique vis-à-vis du libéralisme et favorable à des mesures sociales dans le sillage de la doctrine sociale de l’Église. La gauche gagne quant à elle du terrain dans les territoires au début des années 1960. Se constituent à cette époque des juntes municipales dans de grandes villes industrielles comme Milan, Gênes ou Florence, dirigées par des coalitions menées par les partis de gauche.

En 1962, Fanfani, alors Président du Conseil, nomme un gouvernement excluant les libéraux du Parti Libéral Italien (PLI) et l’aile droite de la DC. Le PSI accueille favorablement ce signal et le manifeste par une abstention lors du vote de confiance au parlement en lieu et place d’un vote d’opposition. Les socialistes valident en effet le programme présenté par Fanfani, incluant notamment la création de gouvernements régionaux – mesure prévue dans la Constitution se voulant décentralisatrice mais ayant dans la pratique continuellement été repoussée aux calendes grecques –, le développement et la démocratisation de l’école, la nationalisation des industries électriques et une planification économique. Les élections générales de 1963 sanctionnent toutefois cette évolution vers la gauche : le DC subit un net recul tandis que le PLI double son score. C’est vers ce dernier que s’est reportée une partie des traditionnels électeurs de droite de la DC, ainsi que vers le MSI. Fanfani, prenant acte de cet échec électoral, décide de démissionner. Après une brève période de transition, il est remplacé par Aldo Moro, qui décide d’associer le PSI au gouvernement. Pietro Nenni se voit ainsi attribuer la vice-présidence du Conseil.

Le gouvernement Moro dure quatre ans et demi, ce qui constitue à l’époque un record de longévité. Il réalise une bonne partie du programme qui avait été présenté par Fanfani : l’électricité est nationalisée, un plan quinquennal est lancé en 1966 à la demande de Nenni, le métayage est aboli (il n’est désormais plus possible pour les patrons agricoles de retenir prisonniers leurs salariés en renouvelant leurs contrats de facto) tandis que la censure est supprimée. Une vaste opération anti-mafia est également menée, laquelle abouti à l’arrestation de plusieurs parrains. La participation du PSI au gouvernement de la DC suscite néanmoins des remous au sein de son aile gauche. Une scission a ainsi lieu en 1964, une partie de l’aile gauche décidant de quitter le parti pour fonder un nouveau PSIUP, lequel sera toutefois voué à la marginalité politique. De même, l’aile droite de la DC s’agace de ce basculement du grand parti centriste vers la gauche et les partisans de Scelba et Pella ne votent la confiance au gouvernement Moro qu’après avoir exprimé de fortes réticences et sous la menace de sanctions disciplinaires. Malgré des dissensions entre démocrates-chrétiens et socialistes dans le domaine confessionnel – notamment concernant le statut des écoles catholiques privées –, la coalition tient et est même relativement soutenue par l’Église. Ce n’est qu’à partir de 1965 et sous l’influence du nouveau pape Paul VI, plus conservateur que Jean XXIII, que le clergé prend ses distances avec le gouvernement pour renouer avec la frange conservatrice de la DC, notamment suite au projet de loi concernant le divorce.

Si le PSDI puis le PSI s’engagent dans la voie de la coopération avec la frange progressiste de la DC, le PCI fait à l’inverse le choix de l’opposition. Le contexte économique de l’après-guerre et de la reconstruction est en effet très dur sur le plan social, particulièrement dans le sud du pays. L’absence de travail conduit des centaines de milliers d’Italiens à émigrer vers l’étranger ou à venir travailler dans le nord de la péninsule. Un certain nombre d’Italiens du sud montent ainsi dans le nord pour se faire embaucher dans les usines des grandes villes industrielles, notamment à Turin. Ces ouvriers sont soumis à une très forte précarité et sont souvent sans logements, s’entassant dans les gares pour dormir. Outre leur précarité, ils sont également soumis à une ségrégation de la part des Italiens du nord, les propriétaires immobiliers refusant souvent de louer des chambres à des Italiens méridionaux et n’hésitant pas à l’inscrire sur leurs pancartes de location. Cette précarité débouche logiquement sur une forte agitation sociale et sur une montée en puissance progressive du PCI, qui augmente constamment ses scores aux élections générales.

Ces contestations se voient naturellement attisées par l’agitation sociale de 1968. Le mouvement de 1968 a commencé en février en Italie. S’il ne s’est pas caractérisé par un mois de blocage complet de la péninsule comme cela a pu être le cas en France, il s’est en revanche structurée de façon plus éparse mais plus longue pour culminer en 1969. On parle ainsi en Italie de « mai rampant », par analogie avec le mai français, de façon à désigner un phénomène s’étant structuré de façon plus longue mais dont la durée et l’intensité ont été bien plus importantes. De grandes grèves ont ainsi lieu à l’automne 1969 et sont soutenues par le monde étudiant. Contrairement à la France, où les mobilisations étudiantes et ouvrières s’étaient effectuées de façon séparée en mai 68, l’Italie voit une jonction s’effectuer entre les deux mondes. La radicalité de ces contestations est également stimulée par l’université de Trente et ses travaux en sciences sociales, considérés comme une matrice de la radicalisation du mouvement ouvrier. Cette radicalité se fait sentir dans les usines Fiat et Siemens, dont l’occupation est très longue et dont les ouvriers contestent leurs syndicats, les considérant trop enclins au dialogue avec le patronat et n’étant pas assez portés sur l’action concrète. Le PCI reste prudent vis-à-vis de ces mouvements, du fait d’un fossé générationnel entre ses cadres et les ouvriers en grève souvent plus jeunes.

Le 12 décembre 1969 a lieu dans le centre de Milan un attentat à la bombe, dans le hall de la Banque Nationale de l’Agriculture sur la Piazza Fontana. Si cet attentat porte, par son exécution à l’aveugle et par la bombe, les marques du terrorisme néofasciste, il est attribué par le pouvoir démocrate-chrétien à la gauche compte tenu de l’agitation sociale. Plusieurs responsables syndicaux sont ainsi arrêtés. Cet attentat est suivi de divers autres à partir de 1970. C’est dans ce contexte que naissent en octobre 1970 les Brigades rouges, groupe terroriste d’extrême-gauche ayant pris acte du fait qu’une force ennemie s’opposait à l’agitation sociale et souhaitant ainsi répondre à ces attentats effectués par l’extrême-droite. La philosophie d’action des Brigades rouges conçoit en fait celle-ci comme un prolongement des mouvements de sabotages effectués dans les usines lors des grèves, transposé dans le cadre d’une lutte armée contre le pouvoir en place. L’idée s’est développée chez cette frange de la gauche que le vote ne payait pas, comme en attestait alors le gouvernement continu des démocrates-chrétiens depuis la Libération malgré les élections et malgré les mouvements sociaux. Il faut selon eux dès lors prendre le fusil et renverser ce faisant le sens de l’autorité. Ce ne doit plus être à l’ouvrier de craindre le patron ou le contre-maître, mais au contre-maître et au patron de craindre l’ouvrier si celui-ci n’est pas correctement traité. Les Brigades rouges se font connaître par des opérations de séquestrations dans les usines, se mettant en scène en prenant en photo le patron séquestré avec un fusil pointé sur la tempe et tenu par un ouvrier.

Le coup d’État du général Augusto Pinochet au Chili le 11 septembre 1973 acte la séparation entre le PCI et les groupes terroristes d’extrême-gauche. Le PCI arrive en effet à la conclusion qu’une prise de pouvoir démocratique par la gauche est impossible, puisque même si celle-ci gagnait les élections elle se verrait écrasée par l’armée comme ce fut le cas au Chili. La seule possibilité pour la gauche de parvenir à transformer la condition des plus démunis est dès lors de coopérer avec le pouvoir en place, comme l’avaient précédemment fait le PSDI puis le PSI. Ce revirement stratégique du PCI est lancé par son secrétaire d’alors Enrico Berlinguer. C’est le début de la période dite du « compromis historique » entre le PCI et la DC, jusqu’alors adversaires jurés.

L’extrême-gauche terroriste tire toutefois précisément les conclusions inverses du coup d’État chilien : si la démocratie est un combat vain pour la gauche puisque celle-ci se voit écrasée quand bien même elle remporte les élections, il faut au contraire intensifier la lutte armée pour faire tomber le régime en place et réaliser ainsi la révolution. Les terroristes sont effarés par le revirement stratégique du PCI, percevant leur projet d’alliance avec la DC comme contre-nature et vaine entre patronat et ouvriers. Leur séparation du PCI devient définitive lorsque celui-ci, dans l’optique de son recentrage, accepte la trêve syndicale demandée par Agnelli, le patron de Fiat, pour pouvoir restructurer ses usines. Cette restructuration se solde par une vague de licenciements, confortant les groupes terroristes dans l’idée que le revirement stratégique du PCI est édifiant. Les Brigades rouges identifient 3 cibles à abattre : le pouvoir politique (incarné par la toute-puissante Démocratie chrétienne), le pouvoir économique (incarné par le patronat et par le monde de la finance) et le pouvoir militaire (comprenant naturellement l’armée, mais également les forces de police et la justice).

S’ouvre dès lors une décennie de terreur, caractérisée par des enlèvements, des demandes de rançons, des meurtres, tandis que les néofascistes, dans le sillage de l’attentat de Piazza Fontana, mènent de leur côté leur propre campagne de terreur et d’attentats à la bombe pour brouiller les pistes et faire endosser la responsabilité de leurs exactions aux groupes d’extrême-gauche. Ce sont les « Années de Plomb ». Les mouvements néofascistes sont pour partie instrumentalisés par l’État italien pour servir celui-ci et les intérêts américains. Les États-Unis de Richard Nixon et Henry Kissinger ne veulent pas d’un PCI au pouvoir dans un pays clé sur le plan géostratégique – l’Italie étant frontalière de la Yougoslavie et proche de l’Albanie, toutes deux communistes – et voient de ce fait d’un très mauvais œil la poussée électorale continue du PCI depuis la Libération. Les services secrets alimentent ainsi une « stratégie de la tension », visant à semer le trouble par les attentats pour en faire endosser la responsabilité à l’extrême-gauche, mais également pour favoriser une réponse politique de type autoritaire voire un coup d’État, dans le but d’éradiquer l’opposition de gauche. Une officine secrète du nom de Gladio, créée dans les années 1950 par la CIA et par les services secrets italiens, est à cette fin utilisée. Il s’agit d’un groupe paramilitaire secret animé par des généraux italiens et financé par les États-Unis. Ces généraux sont des stay behind chargés de maintenir au besoin l’ordre social et de prévenir une tentative de coup d’État communiste ou une prise de pouvoir du PCI en ripostant immédiatement sur le plan militaire. Les services italiens et américains font également appel à d’anciens cadres du parti fasciste. C’est notamment le cas du Prince Noir Junio Valerio Borghese, associé par Gladio à un projet de coup d’État du même type que celui des colonels en Grèce. Celui-ci est prévu dans la nuit du 7 au 8 décembre 1970 mais est subitement annulé par Borghese lui-même cette nuit alors qu’il est déjà à un stade d’exécution avancé. Les raisons de ce contrordre n’ont jamais été élucidées, même si l’une des hypothèses est que Borghese se serait rendu compte in extremis que ce projet auquel on l’avait associé était un piège : immédiatement réprimé par les forces de l’ordre informées du projet, le coup d’État aurait eu vocation à être fictif et à servir de prétexte, une fois maté, pour promulguer des lois spéciales et asseoir encore davantage le pouvoir de la DC. Parmi les attentats néofascistes à la bombe, on peut notamment citer l’attentat de la piazza della Loggia du 28 mai 1974 à Brescia, ayant fait 8 morts et 103 blessés suite à l’explosion d’une bombe cachée dans une poubelle en pleine manifestation syndicale ; l’attentat du train de nuit Italicus du 4 août 1974, ayant fait 12 morts et 48 blessés suite à l’explosion à 1h23 du matin d’une bombe préalablement déposée dans la cinquième voiture, ou encore l’attentat de la gare de Bologne en 1980, ayant fait 85 morts et 200 blessés.

Le PCI, mené par Berlinguer, amorce quant à lui un rapprochement progressif avec la DC. Il se sépare ainsi de l’URSS pour adopter aux côtés du PCE espagnol et du PCF la stratégie dite de l’eurocommunisme, consistant à proposer une offre politique de transformation du capitalisme distincte du communisme soviétique. Une rencontre a ainsi lieu à Madrid en 1977 entre Enrico Berlinguer, l’Espagnol Santiago Carillo et le Français Georges Marchais. Cette stratégie s’avère payante, le PCI poursuivant sa poussée électorale et atteignant plus de 34% des suffrages aux élections générales de 1976, tandis que le PSI s’écroule à moins de 10% des voix. La DC demeure quant à elle en tête à 38% mais est alors en perte d’influence et son score constitue un recul, payant notamment l’échec de son référendum sur l’abrogation du divorce, contre lequel les Italiens se sont massivement prononcés. Dans ce contexte, Aldo Moro, alors secrétaire général de la DC, se montre partisan d’une entrée progressive des communistes au gouvernement, tout comme il l’avait précédemment été avec le PSI dans les années 1960. Les communistes, de leur côté, accueillent le nouveau gouvernement, mené par le démocrate-chrétien conservateur Giulio Andreotti, par une abstention favorable lors du vote d’investiture. C’est la première étape du compromis historique tel que pensé par Moro.

Mais le 16 mars 1978, Moro est enlevé alors qu’il est en route pour la Chambre des Députés, au sein de laquelle doit se tenir le vote de confiance du nouveau gouvernement Andreotti, devant pour la première fois bénéficier du soutien des communistes en vue de leur intégration du gouvernement. Un commando des Brigades rouges attaque la voiture de Moro au niveau de la rue Mario Fani de Rome et assassine froidement les cinq gardes du corps pour s’emparer ensuite du secrétaire général de la DC. Les Brigades rouges séquestrent Moro et proposent de l’épargner en échange de la libération de plusieurs de leurs camarades alors emprisonnés. L’État italien, ainsi que le pape Paul VI, refusent de négocier, demandant une libération de Moro sans conditions, tandis que le PCI doit se résoudre à voter la confiance au gouvernement Andreotti dans une optique d’unité nationale face à ce drame, sans entrer au gouvernement. Moro écrit pendant cette période plusieurs lettres aux principaux dirigeants de la DC ainsi qu’au pape pour les sommer de satisfaire les revendications de ses geôliers, sans que cela ne fasse changer d’avis le pouvoir quant à l’attitude à adopter face aux Brigades rouges. Le corps de Moro est finalement retrouvé sans vie et criblé de 12 balles dans la poitrine dans le coffre d’une 4L stationnée via Caetani, à l’issue de 55 jours de détention.  Il est aujourd’hui établi que le gouvernement italien, conseillé par des fonctionnaires américains, a délibérément fait échouer les négociations, comme cela fut notamment confirmé par Steve Pieczenik, psychiatre américain nommé par le Département d’État des États-Unis auprès du ministre italien de l’Intérieur Francesco Cossiga pour court-circuiter les négociations afin de maintenir la stabilité politique en Italie, avec comme recours éventuel de sacrifier Moro pour s’assurer que les communistes n’intègrent pas le gouvernement.

Le PCI se voit dès lors condamné à soutenir le gouvernement conservateur d’Andreotti sans pouvoir l’intégrer et sans qu’aucune réforme sociale concrète ne puisse avoir lieu, ce qui lui coûte de retomber à 30% aux élections générales de 1979, puis à un peu plus de 29% à celles de 1983.

Le monopole de la DC du pouvoir politique s’atténue toutefois avec l’accession à la Présidence de la République du socialiste et ancien résistant Sandro Pertini en 1978. Conscient du blocage politique auquel la République italienne se trouve soumise depuis ses débuts compte tenu du monopole du pouvoir de la DC en dépit de ses basculements de coalition tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, Pertini cherche à favoriser une accession au pouvoir d’autres forces politiques. Ainsi nomme-t-il à la Présidence du Conseil en 1981 à l’issue d’une importante crise ministérielle Giovanni Spadolini, ancien directeur du Corriere della Sera devenu secrétaire général du Parti Républicain Italien (PRI). Spadolini devient ainsi le premier homme politique extérieur à la DC à occuper le poste de chef du gouvernement, son gouvernement durera un an et demi. Si cette rupture est relative compte tenu de la persistance du statut de première force électorale et parlementaire de la DC, elle permet tout de même un renouveau à la tête de l’exécutif. Est dès lors inaugurée une nouvelle forme de coalition, intitulée « pentapartisme » et consistant en une alliance centriste de cinq partis différents : DC, PRI, PLI, PSDI et PSI. Le PCI retourne quant à lui dans l’opposition.

Une seconde expérience de ce type a lieu de 1983 à 1987, lorsque le socialiste Bettino Craxi, dans un contexte au sein duquel la DC est toujours majoritaire, obtient à son tour la Présidence du Conseil, devenant ainsi le deuxième chef du gouvernement non démocrate-chrétien après Spadolini. Si le premier gouvernement de Craxi, d’une durée de 5 ans, établit à l’époque un record de longévité, la période Craxiste se traduit par une politique plutôt libérale. Outre le fait que le PSI constitue une force minoritaire au sein de la coalition du pentapartisme dominée par la DC, Craxi a amorcé en 1976 en tant que secrétaire général du PSI une révision de la doctrine de son parti pour l’orienter vers la social-démocratie, voire vers le social-libéralisme.

Retourné dans l’opposition, le PCI perd brusquement Enrico Berlinguer en 1984 lorsque celui-ci décède d’une hémorragie cérébrale survenue au cours d’une réunion publique pour la campagne des élections européennes. Son enterrement réunit une immense foule de 2 millions de personnes et le leader communiste décédé est salué par l’ensemble de la classe politique italienne pour sa politique de prise de distance vis-à-vis de l’URSS et pour son intégrité notamment au moment des Années de Plomb lors de la séquestration d’Aldo Moro, ce dont témoigne le documentaire L’Addio a Berlinguer réalisé par Bernardo Bertolucci. Six jours après le décès de son premier secrétaire, le PCI réalise une performance historique aux élections européennes en arrivant, avec un score de 33,3%, en tête du scrutin devant la DC, qui se voit devancée d’une courte tête en effectuant un score de 33%. Il s’agit de la seule fois sous la première république qu’un parti autre que la DC arrive en tête d’élections nationales.

Si la gauche a donc ponctuellement pu être associée au pouvoir sous la première république, elle n’a en revanche jamais pu conquérir celui-ci au cours de cette période, dans un contexte d’accaparement du pouvoir par la Démocratie chrétienne et de « stratégie de la tension » dans le contexte de guerre froide. La révolution de la scène politique provoquée au début des années 90 par le séisme du scandale Tangentopoli et de l’opération Mains Propres va bouger les lignes.

Quelle gauche de gouvernement depuis 1990 ?

Le début des années 1990 est, nous l’avons vu, le théâtre d’une révolution de la scène politique italienne. Le scandale Tangentopoli, suivi de l’opération Mains Propres, aboutit à la dislocation des partis traditionnels italiens de gouvernement, ne résistant pas au cyclone judiciaire dans lequel ils sont pris. Cette révolution signe la fin du paradigme dit de la première république, caractérisé par une hégémonie politique de la Démocratie chrétienne, et l’entrée dans celui de la deuxième république, qui se caractérisera quant à lui par un système bipartisan d’alternances au pouvoir entre la gauche réformiste des héritiers du PCI et la droite libérale de Silvio Berlusconi.

Bien que le PCI ait historiquement été, tout comme ses homologues européens, le parti italien de la gauche communiste et pro-soviétique, il a par la suite su amorcerune évolution critique vis-à-vis de l’URSS et un tournant de coopération avec les autres forces politiques de l’échiquier italien sous l’impulsion d’Enrico Berlinguer. Sans pour autant renoncer à sa radicalité politique, le PCI s’est dès lors tourné vers une conception réformiste de la prise du pouvoir et de l’exercice de celui-ci. La disparition de Berlinguer laisse néanmoins un vide à la fois politique et idéologique au sein du PCI et plus largement dans la gauche italienne. Berlinguer avait suenclencher une véritable dynamique politique pour le PCI et pour la gauche dans le contexte pourtant compliqué des Années de Plomb, hissant le PCI à des scores dépassant les 30%, ce qui en avait non seulement fait le premier parti communiste du monde occidental mais avait également posé la question de sa participation au gouvernement, comme nous l’avons vu avec l’affaire de l’assassinat d’Aldo Moro.

Les successeurs de Berlinguer, tout en s’inspirant de sa politique et désireux de poursuivre la mutation réformiste du PCI, vont en fait engager celui-ci et ses héritiers sur des terrains idéologiquement dangereux. Tout commence à la fin des années 1980, lorsque le nouveau secrétaire général Achille Occhetto ponctue son discours au Congrès de Rome de mars 1989 d’étranges louanges à l’économie de marché et ce alors que le Mur de Berlin n’est même pas encore tombé. Peu après la chute de ce dernier en novembre 1989, Occhetto lance le processus du « Tournant de Bologne » : en vue du Congrès de Bologne, devant se tenir au mois de mars 1990, le secrétaire général annonce la dilution de l’identité communiste au sein d’un nouveau parti de gauche. Si une majorité du parti, désormais acquise à la ligne réformiste et donc partisane de la transformation du PCI en un parti de gauche de gouvernement, suit Occhetto dans ce processus qui aboutira à la création en 1991 du Parti Démocrate de la Gauche (PDS), ancêtre direct de l’actuel Parti Démocrate, une minorité conservatrice et orthodoxe fonde le Parti de la Refondation Communiste (PRC), maintenant l’idéologie communiste et la faucille et le marteau mais se trouvant rapidement voué à la marginalité politique. Dans le contexte du délitement politique résultant de l’opération Mains Propres, le PDS est bientôt rejoint par un certain nombre d‘anciens militants et cadres du PSI et s’impose ainsi comme le nouveau grand parti de la gauche italienne.

Au même moment se structure le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi en vue des élections générales de 1994. Pour dissimuler l’intégration dans sa coalition de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi et des postfascistes d’Alliance Nationale et de Gianfranco Fini, Berlusconi mène une campagne véhémente contre la gauche désormais menée par le PDS en identifiant celle-ci au péril communiste. Son empire médiatique relaie dès lors une intense propagande pointant ce péril et l’assimilant également à l’antifascisme. L’un des tabous entourant le MSI et son successeur Alliance Nationale tombe de cette façon à ce moment-là, sa chute se voyant facilitée par le fait que la gauche ne se revendique dès lors plus de l’antifascisme, trop assimilé au communisme par amalgame depuis cette période. Berlusconi remporte les élections en réalisant un score de 21% avec Forza Italia et de presque 43% pour l’ensemble de sa coalition, tandis que la coalition de gauche totalise 34% des voix, dont 20,6% pour le PDS, 6,05% pour le PRC et un plancher historiquement bas de 2,19% pour le PSI, en plein effondrement au vu des affaires de corruption dans lesquelles il se trouve inculpé avec l’opération Mains Propres. Berlusconi n’aura par la suite de cesse d’ériger tout au long de sa carrière politique son succès fondateur de 1994 en se construisant une légende d’homme providentiel arrivé en politique au bon moment pour sauver l’Italie d’un péril rouge dans un contexte de désintégration des partis traditionnels.

La coalition Berlusconienne tournant toutefois court dès 1995, le PDS se restructure et envisage une nouvelle coalition. Il s’allie ainsi aux Socialistes Italiens (éphémère petit parti réformiste fondé sur les décombres du PSI tout juste dissous), à la Fédération des Verts mais également au Parti Populaire Italien (PPI), héritier de l’aile gauche de la Démocratie chrétienne. Se retrouvant ainsi alliés pour la première fois, les postcommunistes et les post-démocrates chrétiens réalisent d’une certaine façon le compromis historique entre Berlinguer et Moro. La nouvelle coalition prend le nom d’Ulivo (« L’Olivier ») et désigne comme tête de liste Romani Prodi, ex-membre de la DC ayant rejoint le PPI suite à la dislocation de celle-ci et principal architecte de ce rassemblement. L’Ulivo remporte les élections en réalisant plus de 43% des voix, dont plus de 21% pour le PDS et un peu moins de 7% pour le PPI. Prodi est nommé Président du Conseil.

Si la gauche réussit enfin à conquérir et à exercer le pouvoir, la question de son action de gouvernement se pose néanmoins dans le double contexte de la révolution de la scène politique italienne depuis l’opération Mains Propres d’une part et du triomphe de l’idéologie capitaliste libérale à l’échelle mondiale suite à la dislocation du bloc soviétique d’autre part. L’heure est en effet à la conversion néolibérale d’une partie de la gauche européenne, poussée dans ce sens par Tony Blair au Royaume-Uni ou Gerhard Schröder en Allemagne. La coalition de L’Olivier doit de surcroît composer avec des forces n’étant pas toutes acquises à l’interventionnisme de l’État, y compris au sein de ses propres effectifs. Le gouvernement Prodi s’engage dès lors dans une politique centriste et libérale, ce qui vaut à Prodi de perdre la confiance du parlement en 1998 suite à un vote défavorable du PRC, entraînant à une voix près le renversement de son gouvernement. Prodi est remplacé par Massimo D’Alema, premier ex-communiste à devenir Président du Conseil. SI D’Alema intègre à L’Olivier le Parti des Communistes Italiens (PdCI), dissidence du PRC, dans une optique d’élargissement de sa majorité à gauche, il poursuit néanmoins la politique menée par Prodi et ne remet donc aucunement en question l’adhésion au consensus libéral de la nouvelle gauche italienne. D’Alema finit lui aussi par démissionner le 19 avril 2000, suite à la perte 3 jours plus tôt par la gauche de 4 régions aux élections régionales. Il est remplacé par Giuliano Amato, ancien ministre et responsable du PSI, qui achève la législature en tant que Président du Conseil avant que Silvio Berlusconi ne lui succède en 2001 à la faveur de la victoire de sa coalition « Maison des libertés » aux élections générales cette année. Le gouvernement de L’Olivier aura mené une politique libérale permettant la remise en question de l’État-providence et la privatisation de certains secteurs de l’économie italienne.

Plus que la question programmatique, le problème du PDS et de ses partis successeurs est identitaire : ayant rompu avec le marxisme, la gauche post-communiste a peiné à trouver une idéologie de substitution. Il était en effet hors-de-question de se réclamer dorénavant du socialisme compte tenu de l’association de ce terme aux déboires judiciaires Craxistes ayant entraîné la chute du PSI et il était compliqué de se référer à une social-démocratie de tradition nordique et donc étrangère à celle de la gauche italienne. L’idéologie et l’identité de cette nouvelle gauche sont dès lors restées en suspens, le symbole de la branche d’olivier ayant donné son nom à la coalition – et toujours présente aujourd’hui dans le logo de l’actuel PD – n’étant pas nécessairement un signifiant mobilisateur. Même si le compromis historique entre Moro et Berlinguer est souvent rappelé pour justifier l’alliance des postcommunistes et des héritiers de l’aile gauche de la DC, celui-ci constitue malgré la force de son symbole un référentiel maigre et d’autant plus faible que la dimension sociale du pacte entre Moro et Berlinguer s’est largement vue éconduite avec la politique appliquée en pratique par L’Olivier. Cette question idéologique et identitaire non tranchée, ni même précisément définie, s’est révélée tangible lors de la création du Parti Démocrate en 2007, grand parti de gauche dont le but était de fusionner l’ensemble des composantes de L’Olivier dans une seule et même structure unifiée. Le nouveau parti se veut progressiste mais se réfère davantage à la « grande tente » du Parti démocrate américain, auquel son nom fait explicitement référence, qu’à l’héritage de la gauche italienne. La notion de « gauche » a d’ailleurs souvent été remplacée depuis lors par celle de « progressisme » voire de « libéralisme » dans les qualificatifs ayant pu être employés pour caractériser le nouveau parti.

Si cette nouvelle gauche et ses composantes disparates a malgré tout tenu, soudée par l’épouvantail que constituait face à elle le Berlusconisme, et a fusionné au sein d’un seul et même parti en 2007, la question de sa pérennité idéologique comme politique s’est à nouveau posée à partir de 2013. La coalition « Italie. Bien commun » menée par le chef de file du PD Pier Luigi Bersani remporte en effet les élections, mais la composition compliquée du nouveau parlement aboutit à une politique en demi-teinte, d’abord menée par Enrico Letta, puis par Matteo Renzi. L’agenda ouvertement néolibéral adopté par ce dernier crée en effet des remous et finit par aboutir suite à l’échec du référendum constitutionnel sur la réforme du Sénat, à la scission d’une partie de l’aile gauche du PD, menée par Bersani lui-même alors qu’il avait conduit la coalition pour les élections 2013. Cette scission aboutit à la création d’Articolo Uno, parti se présentant aux élections de 2018 aux côtés de la Gauche italienne dans la coalition « Libres et Égaux ». En 2019, c’est au tour de Matteo Renzi, pourtant Président du Conseil emblématique du PD lors de la législature précédente, de scissionner en emmenant avec lui une partie de l’aile droite du parti pour fonder Italia Viva.

Chantiers et perspectives de la gauche italienne aujourd’hui

Le Parti Démocrate fait aujourd’hui face à une nécessité de réaffirmer une identité claire et de trancher sur son bagage idéologique. Est-il un parti post-communiste héritier du PCI ou fondamentalement centriste héritier des composantes progressistes de la DC ? Si sa dernière expérience du pouvoir, en association avec le populiste Mouvement Cinq Étoiles au sein du gouvernement Conte II entre 2019 et 2021, a pu être perçue comme contre-nature pour certains observateurs au vu d’une identité du M5S parfois perçue comme qualunquiste(1), elle lui a néanmoins permis de se réapproprier un certain nombre de thématiques sociales tombées aux mains des populistes faute de réinvestissement de celles-ci par la gauche postcommuniste. L’expérience du gouvernement Conte semble donc en l’état avoir permis au PD d’adopter une identité fondamentalement réformiste. Il en est de même pour la question écologique, traditionnellement tout aussi peu traitée par la gauche italienne et pareillement récupérée par le M5S, n’ayant pas hésité à passer des alliances ponctuelles avec les petits partis écologistes italiens.

La coalition droitière de Giorgia Meloni et les difficultés risquant de se présenter sur des thématiques aussi diverses que la question sociale, les relations internationales et le rapport à la crise ukrainienne ou encore à l’Union européenne au vu des fortes divergences de ses partis sur ces questions peut présenter une opportunité pour ressouder idéologiquement la gauche italienne, sous réserve que n’advienne pas une dérive « illibérale » de type hongroise.

Plus qu’un programme précis, le Parti Démocrate et ses partenaires doivent se réapproprier une identité de gauche, se référant à l’histoire et aux combats de celle-ci et ayant trop souvent été délaissée voire abandonnée lors de leur course effrénée vers le centre dans les années 1990 et 2000. Avec sa conversion libérale sur fond de crise identitaire et idéologique et de développement du Berlusconisme, la gauche italienne a expérimenté les leçons de Gramsci, mais à son propre détriment.

Étant remonté à 19% aux élections de septembre 2022 après son effondrement à 13% de 2018, le PD dispose désormais d’un effectif suffisamment significatif au parlement pour pouvoir fédérer autour de lui un bloc d’opposition de gauche unifié et cohérent, à condition d’en avoir la volonté. L’élection le 26 février 2023 de sa nouvelle secrétaire Elly Schlein, issue de l’aile gauche du parti, face au candidat plus centriste Stefano Bonaccini, peut constituer une première étape dans ce processus. Toutefois, si Schlein s’est engagée à repositionner le PD sur une ligne de gauche en se présentant comme un visage féminin à l’opposé de celui de Meloni, il faudra également qu’elle évite une nouvelle scission qui viendrait de l’aile centriste du parti, qui risquerait de porter un coup fatal à celui-ci compte tenu de son affaiblissement. Un travail reste par ailleurs à mener pour retrouver les classes populaires italiennes dont la gauche post-communiste s’est progressivement séparée et aujourd’hui acquises à l’extrême-droite et Mouvement 5 Étoiles. Gramsci écrivait quant à lui dans ses Lettres de Prison qu’il était « pessimiste par l’intelligence mais optimiste par la volonté » et ajoutait dans ses Cahiers de Prison que « la crise est le moment où l’ancien ordre du monde s’estompe et où le nouveau doit s’imposer en dépit de toutes les résistances et de toutes les contradictions. Cette phase de transition est justement marquée par de nombreuses erreurs et de nombreux tourments. » Une affaire à suivre…

Références

(1)Relatif au qualunquismo, terme péjoratif caractérisant les idées populistes et droitières du parti du Fronte dell’Uomo Qualunque, ayant existé de façon éphémère entre 1946 et 1949 mais demeurant associé dans le langage politique italien à une méfiance envers le système des partis et les institutions démocratiques parlementaires pour privilégier des options conservatrices et simplistes pour régler les problèmes de l’État et du gouvernement. Il s’agit donc fondamentalement d’un équivalent italien de la notion française de « poujadisme ».

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