L’esthétique du « truc » ou le pied de nez artistique aux logiques de productivité

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L’art des scoubidous, source de divertissement transgénérationnelle et inutile, serait né selon la légende, à la fin d’un concert de Sacha Distel à la fin des années 60. Un groupe de fans se serait introduit dans la loge de l’artiste et lui aurait offert un drôle d’objet composé de nœuds de vieux fils électriques. Le chanteur aurait instinctivement baptisé la chose “scoubidou” et aurait célébré cet objet pop et quelque peu disgracieux dans sa chanson Scoubidou (des pommes…, des poires…). Ce hobby est également évoqué dans les souvenirs de Georges Perec dans son ouvrage listé, Je me souviens : “Je me souviens des scoubidous”(1). Rien d’autre n’est ajouté. Le scoubidou n’est ni intelligible, ni intelligent. Il ne requiert pas de technique complexe. Peu cher, petit, hyper-démocratisé, il détient en soi la suprême-accessibilité.

On s’amuse beaucoup en nouant des scoubidous. Pourtant, il est quasiment impossible d’envisager une carrière professionnelle sérieuse et respectable autour de cette passion populaire -malheureusement. Dans l’imaginaire collectif, le scoubidou reste un jeu pour enfants ou adolescents. En faire lors d’une pause déjeuner à votre travail pourrait vous donner une très mauvaise image auprès de vos collègues et de vos supérieurs. Le temps du repas méridien doit au moins être celui d’une détente productive, efficace, sérieuse. Et au mieux, celui d’une production gratuite motivée par l’ennui. Faire des scoubidous à l’âge adulte serait comme employer un temps sérieux (car le temps est devenu quelque chose de sérieux) qui aurait pu servir la production de choses sérieuses, à réaliser un truc insignifiant, et même pas vraiment esthétique ou beau, donc superflu : un plaisir coupable mais de quoi exactement ?

Le temps libre semble avoir été lui aussi empoisonné par l’idéal de productivité. Même dans des conseils avisés de coach en bien-être, on peut voir surgir une pensée unique quant à l’organisation bien-pensante et bien pensée de nos heures vides. »

Nombreux sont les livres de développement personnel qui sortent chaque année, détenant pour seule finalité celle de nous apprendre à prendre notre temps. Faire “pause”, méditer, profiter de l’instant présent (est-ce même possible ?) nous permettrait de hiérarchiser les tâches à produire afin de les effectuer plus efficacement. Mais comment prendre ce temps alors qu’il manque déjà ? Le temps libre semble avoir été lui aussi empoisonné par l’idéal de productivité. Même dans des conseils avisés de coach en bien-être, on peut voir surgir une pensée unique quant à l’organisation bien-pensante et bien pensée de nos heures vides. Il s’agirait de la seule réellement “bonne pour vous”, unique donc totalitaire, permettant donc, par une idéologie pseudo-individualiste, un contrôle du temps libre.

On nous propose de nous ennuyer pour améliorer telle ou telle qualité, de méditer pour améliorer tel ou tel atout, de jeûner pour nettoyer tel ou tel organe mais toujours pour s’adapter à quelque chose, dans un but précis. La gratuité d’une action, même pour soi, n’est désormais envisageable qu’au sein d’un calcul de rentabilité. Tout acte doit être efficace. Dès lors, on nous donne à penser que la temporalité de la société hyperindustrielle serait définitive et la nôtre, malléable. C’est à nous de nous changer, de nous adapter, de prendre sur notre temps libre pour affûter nos capacités cognitives et physiques de travailleurs. Ça va trop vite et ça va trop utile, ça va trop payant. Assiste-t-on à une prolongation programmée de l’efficacité capitaliste dans l’idée du temps-libre ?

Le “truc”, terme nonchalant et fumiste par excellence, a un effet lexical monstrueux. Il est signe de déni et d’imprécision. Il agit sur l’idéologie industrielle comme une désapprobation de sa logique. »

Dans un tel contexte, “faire un truc” devient l’équivalent d’un acte politico-poétique de résistance. Pourquoi ? “Faire un truc” est souvent employé pour signifier que nous ne faisons rien, sinon rien de bien concret, productif ou intéressant. Le “truc”, terme nonchalant et fumiste par excellence, a un effet lexical monstrueux. Il est signe de déni et d’imprécision. Il agit sur l’idéologie industrielle comme une désapprobation de sa logique. Le truc est une tentative, un tic de langage, un mot passe-partout. Il est employé pour essayer d’éclairer des situations indémêlables. “Le truc c’est que …”, le truc c’est toujours un essai imparfait d’énonciation de quelque chose, il manifeste l’envie de tenter de saisir les tenants et les aboutissants mais les effleure seulement. Il est l’anti-rentabilité par excellence. Gratuit, grotesque, inutile et pourtant, il montre et prouve l’envie de nommer ce que l’on ne peut nommer, juste l’envie, pas de but, d’effet-miracle, d’organisation efficace. Faire un truc, parler d’un truc, manger un truc : pied de nez à l’infection fordiste de nos vies ? Quel est le truc du truc sinon libérer le temps libre ?

La Factory d’Andy Warhol, ouverte en 1964, était une véritable usine au sein de laquelle, la production d’œuvres d’art était calquée sur le modèle industriel de production d’objets manufacturés. C’était dans ce même lieu qu’il permettait au groupe The Velvet Underground de se produire, hybridant ainsi l’usine de production et la salle de soirées pour VIP new-yorkais dans le même espace d’atelier. Bien conscient du fonctionnement du star-system et de la production de masse, Andy Warhol a mimétiquement produit son œuvre artistique et son image de célébrité, donnant à voir de manière littérale l’état du monde américain post-moderne et capitaliste : une conception d’un art “neutre” comme symptôme ou état de la société à l’instant t, bien ancré au cœur du système.

Au même moment, Robert Filliou, artiste américain proche du mouvement Fluxus, prône la théorie de la Création Permanente, avec sa devise, “l’Art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art”. Il revendique l’inspiration continue auprès d’anonymes aussi appelés les “génies de bistrots”. Il ne crée pas, il bidouille, il bricole, on peut même dire qu’il fait des trucs : gribouiller des poésies à trous sur des bouts de papiers, mettre un coup de pinceaux sur les canons du Western Front de Vancouver, inventer une exposition qui tient dans son chapeau et la congeler, fabriquer des pendules avec des outils trouvés dans des décharges. Ne vous y méprenez pas, si cela ressemble fortement au quotidien d’une jeune étudiante en art fauchée, il s’agit effectivement d’une des plus brillante carrière artistique du XXème siècle.

Après quelques pintes au bar, on rentre chez soi, on met du scotch sur des objets donnés et on réfléchit aux blagues qu’ont racontées nos amis dans la soirée, quelques coups de pinceaux sur une toile par-ci, quelques ombres sur tel dessin, l’alcool aidant. Or, ce que nous apprend l’œuvre de Robert Filliou, certes plus engageante qu’engagée, c’est que ce n’est pas parce qu’une production est désintéressée qu’elle n’est pas intéressante. Employer un registre léger et immature de création artistique, qui n’est que jeu, est plutôt cohérent. Si ces différents motifs, dans leur ensemble, forment une raison, celle-ci n’égale pas quantitativement le plaisir jubilatoire de proposer des travaux plastiques vains et idiots, de se voir demander par un spectateur curieux après un long exposé des recherches inhérentes à une proposition : « Mais, à quoi sert donc tout cela ? » et d’y répondre, avec une amabilité toute forcenée : « À rien, ce sont juste des trucs »

Références

(1) PEREC Georges, Je me souviens [1978] Editions Hachette, Paris, 2015

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Vers Un grand récit écologiste

Qu’est-ce qu’un grand récit ? Un discours, un vocabulaire, une stratégie, une philosophie politique, une vision historique ? Sûrement un peu de tous ces éléments à la fois. La force d’un grand récit est d’abord et avant tout sa capacité d’entrainement par la production de sens. Ce ne peut pas être un discours prêt-à-penser, au contraire un grand récit doit permettre une certaine souplesse intellectuelle pour que des courants, des tendances se dessinent et se développent. C’est enfin une capacité à replacer l’action politique le long d’un arc temporel qui s’étend d’un passé plus ou moins lointain marqué par des évènements fondateurs jusqu’à un avenir esquissé à la manière d’un horizon. La révolution de 1789 a été à ce titre le mythe fondateur d’un grand récit républicain en France, tout comme le marxisme a été le creuset d’un grand récit populaire.

Pour bien des raisons que nous n’analyserons pas ici, l’époque contemporaine – à gros traits la postmodernité – se caractérise notamment par la désuétude de ces grands récits. Or un champ politique sans récits antagonistes pour le structurer est comme un spectacle sans histoire, une scène sur laquelle des acteurs errent sans but pour distraire des spectateurs amorphes. Les visions étriquées et démagogues ou bien la tactique électorale à la petite semaine masquent mal une incapacité à produire du sens par l’action politique, réduisant les élus au rôle de simples gestionnaires d’un Léviathan administratif en pilotage automatique.

La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique. »

Pourtant, ce constat ne saurait occulter l’affirmation , ces dernières années, d’un discours qui convainc de plus en plus de citoyens et d’électeurs : l’écologie politique. Mais qu’est-ce que l’écologie politique ? Son inconsistance lui assure aujourd’hui une certaine prospérité. Derrière ce signifiant (un peu) vide se cachent pourtant des dizaines d’auteurs, de pensées différentes et bien souvent divergentes mais qui ont en commun une qualité essentielle de tous les grands récits : elles proposent une vision du monde totalisante. L’écologie politique désigne en premier lieu un ensemble de thèses et de doctrines hétérogènes qui pointent toutes vers une même finalité : faire de la préservation de notre environnement l’enjeu politique fondamental. La série d’articles que nous inaugurons ici a pour projet d’explorer les grands courants qui structurent ce qui pourrait justement être l’un des grands récits de notre siècle : l’écologie politique.

1. Le champ éthique, l’environnement et la notion de valeur

L’éthique comme champ philosophique correspond à la « science des mœurs ». Le terme est un emprunt au latin ethica, lui-même repris du grec ethikon, « relatif aux mœurs et à la morale ». L’éthique se caractérise par sa dimension pratique, c’est-à-dire qu’elle se propose de servir de guide, de boussole pour l’action. Deux grandes écoles éthiques ont émergé à la faveur de la modernité philosophique. La première est le conséquentialisme qui évalue la moralité d’une action en fonction des conséquences qu’elle aura. Sa plus célèbre version est l’utilitarisme – transposition à l’éthique des grands principes libéraux – qui transforme la philosophie pratique en une succession de calculs d’utilité, chaque individu faisant ainsi des choix guidés par son intérêt propre. L’école déontologique constitue la seconde grande école éthique, qui évalue non pas les conséquences des actes de l’individu mais prioritairement la visée poursuivie par celui-ci, c’est-à-dire son intention initiale.

Sans entrer dans le détail des développements et des limites d’une opposition statique entre écoles – la première représentée classiquement par Bentham et Mill, la seconde par Kant – remarquons que ces deux approches supposent que l’on place au fondement de l’évaluation – soit de la visée, soit des conséquences – une valeur cardinale à l’aune de laquelle l’action recevra sa qualification éthique, bonne ou mauvaise : le plus souvent le bien-être ou le bonheur de l’individu, tant que cela ne nuit pas à la communauté. L’éthique est toujours une tentative rationnelle de réconciliation entre les désirs individuels et l’intérêt collectif par la prescription de règles de conduite qui sont autant de limites à l’action individuelle. C’est pour cela notamment que la constitution de la communauté éthique est suspendue à la reconnaissance préalable entre semblables, entre égaux, c’est-à-dire entre personnes qui se reconnaissent mutuellement comme agents éthiques et acceptent de limiter leur puissance d’agir tant que les autres membres de la communauté en font autant.

quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ? »

Après ce bref rappel, posons-nous donc la question centrale : quelle valeur éthique accorder à l’environnement dans une perspective éthique traditionnelle ? Pour le dire autrement, peut-on faire de la préservation de l’environnement une fin en soi ?

L’homme du XXIe siècle qui comprend les enjeux du réchauffement climatique et la menace qui pèse sur la biodiversité voudra répondre « oui » sans hésiter. Mais est-ce que derrière la pseudo-évidence ne se cacherait pas une difficulté ? En effet, l’utilitariste comme le déontologue de bonne foi peuvent tout à fait reconnaître que la défense de l’environnement constitue une fin, certes, mais celle-ci n’est pas une fin en soi. Elle est une fin pour l’être humain, ou pour la communauté humaine, car celle-ci a besoin de préserver son environnement pour assurer sa propre survie. La valeur que nous reconnaissons à l’environnement dans cette perspective est instrumentale et non intrinsèque. Le fondement profondément humaniste de l’éthique condamne cette dernière à ne reconnaître de valeur intrinsèque qu’à l’homme qui peut seul être considéré comme fin en soi. On retrouve ici l’impératif pratique kantien énoncé dans la Critique de la raison pratique : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » L’octroi d’une valeur intrinsèque à un être autre que l’homme est une quasi-impossibilité logique pour les éthiques modernes qui se prescrivent des limites strictes dès lors qu’elles font de la reconnaissance entre égaux le préalable à la constitution de la communauté morale. L’éthique moderne nous « condamne » donc en un sens à l’anthropocentrisme.

On comprend bien mieux ainsi la dimension novatrice, pour ne pas dire subversive, d’un projet éthique rationnel visant à reconnaître à la nature une valeur intrinsèque, une valeur telle que sa préservation puisse être une fin en soi. Et à regarder de plus près les différentes tendances issues de ce que l’on appelle l’écologie profonde il n’est pas rare que, faute de trouver un soubassement rationnel à la valeur intrinsèque de la nature, on lui substitue une valeur spirituelle. La sacralisation, voire la divinisation de la nature tient ainsi lieu de fondement à une éthique environnementale. On retrouve d’ailleurs dans ces pensées une certaine inclination à l’immanentisme, d’inspiration Spinoziste – caractérisée par la célèbre formule « deus sive natura », c’est-à-dire que Dieu est identifié à la nature – qui contraste avec la philosophie d’un Descartes que l’on classe d’ordinaire volontiers parmi les héritiers des pensées de la transcendance.

2. L’éthique ratiocentriste, la nature et la valeur intrinsèque

Plusieurs philosophes, spécialistes d’éthique de l’environnement, ont tenté de frayer une voie pour sortir des apories de l’anthropocentrisme et inaugurer une éthique authentiquement biocentrique. C’est par exemple le cas de Baird Callicott, de Holston Rolmes ou encore de Paul Taylor(1) qui sont au cœur de notre étude.

En premier lieu, notons que chacun de ces auteurs assume un parti-pris théorique qui consiste à ne pas sortir du cadre de la philosophie moderne que l’on pourrait qualifier de philosophie du sujet et définie, à très (trop) gros traits par la bipartition cartésienne du sujet et de l’objet et fondée sur l’évidence du cogito(2), bien que Callicott soit celui qui tente le plus de s’en éloigner.

Pourquoi cela est-il important ? Parce qu’une telle bipartition suppose que le monde soit conçu comme un réseau infini de relations entre des sujets, seuls à même de porter des jugements, notamment des jugements de valeurs, et des objets qui sont de simples choses.

Mais si le monde n’est qu’un tissu de relations, se pose dès-lors la question de la possibilité même qu’existe quelque chose comme une valeur intrinsèque. Si le monde n’existe que pour des sujets, alors la valeur ne naît qu’à l’occasion des jugements portés par ces mêmes sujets sur leur monde alentour. Dit autrement et pour reprendre une formule célèbre de Jean Wahl « y aurait-il encore des étoiles dans le ciel sans personne pour les regarder ? » Or si l’on parle de valeur intrinsèque, celle-ci ne doit pas dépendre du jugement d’un sujet valorisant mais doit être absolue et exister même en l’absence de sujet formulant des jugements.

C’est dans ce cadre très contraint que l’éthique kantienne trouve sa place en détournant le problème. La reconnaissance des égaux se fait sur le fondement d’une reconnaissance mutuelle entre sujets : chaque sujet se représente son existence, accorde à sa vie une valeur propre, irréductible. Et c’est parce que j’identifie dans autrui un autre soi-même, un autre être rationnel, un autre ego cogito, que je peux inférer que, tout comme moi, lui aussi accorde à sa vie une valeur également irréductible. C’est donc la possession de la raison qui, ultimement, fonde la communauté morale. C’est une éthique non seulement anthropocentrique mais que l’on pourrait même qualifier de ratiocentrique ou logocentrique.

Quittons le terrain âpre des philosophies du sujet pour revenir à la valeur intrinsèque de la nature. Le principal obstacle à l’élargissement de la communauté éthique à la nature en général est la réciprocité qu’impose une éthique fondée sur la raison, c’est à dire une éthique ratiocentriste .

Mais pour Callicott, il existe au moins deux preuves de l’existence de la valeur intrinsèque et celles-ci n’ont rien à voir avec la raison. La première est la preuve téléologique, reprise d’Aristote, qui peut se résumer ainsi : si nous n’accordons qu’une valeur instrumentale aux choses, si nos actes ne visent jamais des fins en soi mais toujours des moyens en vue de, cette chaîne doit nécessairement s’arrêter à une fin dernière, qui ne peut être qu’une fin en soi. Pour le dire autrement : l’existence de valeurs instrumentales implique nécessairement l’existence d’une valeur intrinsèque qui est fin dernière, tout comme, lorsque nous remontons une chaîne de causes, nous devons nécessairement aboutir à identifier une cause première.

La seconde preuve, qui nous intéresse davantage, est la preuve phénoménologique, qui reprend l’assertion de Kant sur la valeur que nous accordons à notre vie propre. Pour Callicott, nous accordons, chacun d’entre nous, une valeur effective à notre existence, qui dépasse la valeur que nous sommes enclins à nous accorder en vertu de notre position sociale ou familiale. L’homme isolé, reclus aux marges de la société, continue de considérer que son existence a une valeur irréductible, une valeur existentielle.

Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre. »

Cette preuve phénoménologique se passe de démonstration car elle se donne, à l’instar du cogito cartésien, sur le mode d’une évidence apodictique, c’est-à-dire que cette assertion est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée. Or selon nos deux auteurs, cette valorisation intrinsèque de l’existence n’est pas le fait des seuls êtres humains mais doit être étendue à l’ensemble du vivant. Pour Holmes Rolston, l’évolution même, par les différentes stratégies que déploie le vivant pour survivre, est la manifestation d’une volonté de vivre si puissamment ancrée et inhérente qu’elle témoigne à elle-seule de la valeur intrinsèque que chaque être vivant accorde à son existence propre.

En cela Rolston prend un chemin qui s’éloigne du ratiocentrisme puisqu’il n’est nul besoin d’adosser cette valeur à autre chose qu’elle-même, ni même que celle-ci soit formulée explicitement par des êtres doués de langage. Par ailleurs, si le seul fait de se valoriser existentiellement suffit à fonder la valeur intrinsèque et, par extension, à fonder la communauté morale, alors la condition de réciprocité tombe d’elle-même et la communauté s’élargit à l’ensemble du vivant.

D’aucun remarqueront que cette valeur intrinsèque, qui devient ici une véritable valeur existentielle, ressemble furieusement au vouloir-vivre de Schopenhauer, qui identifiait, derrière les apparences multiples et biaisées du monde, l’expression d’une force invisible mais réelle, vérité de l’existence et de l’être : le vouloir-vivre. On retrouve également une idée similaire dans la philosophie tardive de Nietzsche, via le concept de volonté de puissance telle qu’il le caractérise dans La Généalogie de la morale et plus encore dans Ainsi parlait Zarathoustra. On la retrouve enfin, sous d’autres traits, plus tôt dans notre histoire et à l’issue d’un cheminement philosophique bien différent, chez Spinoza qui parle du conatus, qui n’est autre que la persévérance dans l’être propre à toute chose qui existe et souhaite continuer à exister.

3. LIMITES PRATIQUES ET PERSPECTIVES JURIDIQUES

Mais que faire d’une telle éthique bio-centrée ? Est-elle effective ? Commençons par mesurer ce qu’elle impliquerait. Callicott montre bien qu’une telle éthique environnementale est difficile à manœuvrer, voire impotente et ce pour au moins deux raisons :

A) Elle met un terme à la distinction entre valeur instrumentale et valeur intrinsèque, ce qui pose d’innombrables problèmes philosophiques mais aussi très concret. En effet, dans une telle perspective, l’élevage d’animaux à quelque fin que ce soit (production de lait, de laine, de viande) devient rigoureusement impossible et l’exploitation des sols à des fins agricoles pourrait, un jour, poser problème. Tout être vivant, du grand mammifère à la plus petite plante doit désormais être considéré comme fin en soi. Une telle éthique dissout la communauté morale pour laisser place à la communauté du vivant.

B) Elle n’accorde aucune valeur intrinsèque aux milieux c’est-à-dire aux grands ensembles abiotiques que sont notamment les montagnes et glaciers, les océans ou l’atmosphère. Ces ensembles-là continuent, dans cette perspective, de n’être considérés qu’au seul prisme de leur valeur instrumentale pour la communauté du vivant, or c’est bien la saturation de ces puits de carbones qui est à l’origine du réchauffement atmosphérique et donc des dérèglements climatiques sans qu’aucune valeur intrinsèque ne leur soit reconnue.

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. »

En réalité l’éthique environnementale de Rolston souffre de n’être qu’une transposition au vivant tout entier d’une éthique individuelle qui a été conçue dans un esprit profondément humaniste. Mais à ces deux critiques, ajoutons-en une troisième que Rolston et Callicott feignent de ne pas voir mais qui pose pourtant une difficulté majeure : l’absence de réciprocité. Nos deux auteurs balayent d’un revers de main cette objection, mais cela est-il possible sans modifier en profondeur le sens même de l’éthique ?

Illustrons par un exemple concret : un homme A se trouve face à un prédateur P qui s’apprête, non pas à l’attaquer lui – le cas serait trop aisé à résoudre – mais à attaquer une personne B, qui n’a témoigné aucune agressivité envers quelque animal que ce soit et qui est tout à fait inconnue de A. A peut, s’il le souhaite, empêcher le prédateur de s’attaquer à B mais il doit pour cela tuer P. Que doit-il faire ?

Le sens commun nous enjoint à considérer que A doit sauver B en tuant P. Mais si l’on adopte la perspective de Rolston, cela n’est plus tout à fait évident. En effet, toute vie doit être également valorisée et P a surement de très bonnes raisons d’attaquer B (comme se nourrir pour survivre ou nourrir ses petits). L’intervention de A en faveur de B témoignerait donc d’un parti-pris anthropocentrique évident. Pour s’en convaincre, remplaçons B par n’importe quel autre animal. Dans ce second cas, il est évident que H n’interviendra pas et laissera P dévorer B.

Nous sommes naturellement enclins à vouloir sauver nos semblables et opérons ainsi une forme de gradation dans la valeur que nous accordons aux êtres vivants en traçant une ligne de démarcation claire entre nos semblables et le reste du vivant, qui ressemble beaucoup à la ligne que nous traçons entre sujets et objets et qui n’est rien d’autre que la condition essentielle de la réciprocité. Nous n’acceptons dans la communauté morale que ceux dont nous savons qu’ils sont susceptibles de nous reconnaître comme fin en soi également, ce qui implique qu’ils soient des sujets au sens cartésien du terme.

On pourrait même dire que la réciprocité forme une condition qui, à certains égards, supplante la règle de la reconnaissance des égaux. Ce sont par exemple tous les cas où une relation homme-animal se noue (avec un chien, un cheval ou un singe) qui peut conduire la personne à reconnaître à l’animal en question une valeur supérieure à celle d’un de ses semblables. Mais la valeur est ici adossée à un affect et on s’éloigne alors d’une éthique objective.

Enfin, il y a bien ce que l’on pourrait qualifier de biais dans la manière dont Rolston et Callicott abordent le problème. Tous deux parlent d’une valeur intrinsèque de la nature mais leur méthode consiste à étirer à l’envie la notion cartésienne de sujet, et donc la dignité morale qui lui est associée. Or la nature dans sa totalité ne pouvant être considérée comme un seul sujet, leur stratégie consiste à étendre la notion de sujet au vivant, pris comme somme des organismes vivants. Ainsi ce n’est pas la nature qui est dotée d’une valeur intrinsèque mais le bios en général et de façon indiscriminée, ce qui pose la question de la limite : peut-on accorder la même valeur à un mammifère, un invertébré, un arbre, un champignon ou même une bactérie, un virus ? Faut-il que nous plongions dans les méandres de la classification des êtres vivants pour arriver à tracer une limite acceptable à cette nouvelle communauté morale ?

En revanche, l’extension de la notion de sujet présente un intérêt pratique évident car le dualisme cartésien et notamment la notion de sujet a notamment permis de forger la fiction juridique moderne de l’homme comme sujet de droit, c’est-à-dire comme entité physique à laquelle des droits inaliénables sont attachés et qui, en contrepartie, est présumé assumer l’entière responsabilité de ses actes – à la différence des animaux que la modernité juridique a exclu du champ des sujets de droits pour cette raison précise.

L’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant »

Or l’extension du concept de sujet de droit à la nature ou l’environnement est une stratégie politique et normative intéressante afin d’améliorer la protection juridique du vivant, mais ce concept, parce qu’il est fondé sur la notion même de sujet, implique la reconnaissance préalable d’une valeur intrinsèque. Si l’on y parvenait, cela permettrait par exemple de renverser la charge de la preuve en droit environnemental : plutôt que d’avoir à démontrer la nuisance particulière causée au milieu naturel par un acte d’exploitation pour l’interdire, il s’agirait de démontrer l’utilité d’un acte entrainant l’exploitation du milieu naturel pour l’autoriser.

Faute de pouvoir fixer une borne, une limite permettant de contenir la taille de la communauté morale, les promoteurs de la valeur intrinsèque de la nature échouent à fonder celle-ci rationnellement en butant sur le concept cartésien de sujet qu’ils ne parviennent ni à abandonner, ni à dépasser. De là à dire, au grand dam de nombreux penseurs de l’écologie – dont certains ont emboité le pas aux philosophes de la déconstruction du sujet de la seconde moitié du XXe siècle, de Foucault à Derrida – que Descartes est indépassable et les philosophies du sujet également, il n’y a qu’un pas.

Références

(1) Ces trois auteurs Américains, méconnus en France, ont publié essentiellement dans les années 1980 et 1990. Ils ont tous contribué à une revue célèbre outre-Atlantique dénommée Environmental ethics et fondée en 1979. Cette revue a constitué, pendant plusieurs décennies, un point de ralliement pour tous les philosophes désireux de participer au débat et à l’édification d’une éthique environnementale qui réponde, sur le plan de la théorie, aux enjeux intellectuels de l’écologie que ces précurseurs avaient identifié dès la fin des années 1970.

(2) Pour rappel le cogito cartésien est l’évidence qualifiée d’apodictique (c’est-à-dire qui est nécessairement vraie mais ne peut être démontrée) selon laquelle j’acquiers de façon préréflexive (c’est-à-dire avant toute réflexion, tout retour sur moi-même) la certitude de mon existence. Le cogito constitue non-seulement un fondement existentiel (il fonde la certitude de l’existence) et un fondement épistémologique puisqu’il inaugure la bipartition du sujet et de l’objet qui est à la base de toute l’entreprise moderne de connaissance. Sa formule la plus célèbre est le fameux cogito ergo sum, je pense donc je suis.

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LTR : Quelles sont les différences strictement juridiques entre la laïcité, souvent qualifiée « d’exception française », et les régimes de séparation du politique et du religieux dans les autres démocraties libérales ?
Jean-Eric Schoettl :
Il est inexact de présenter comme une spécificité française la notion de laïcité. La plupart des pays occidentaux a séparé les Eglises et l’Etat et consacré la liberté de conscience. Très peu reconnaissent une religion officielle et ceux qui le font n’en tirent pas de conséquences considérables. En revanche, il est vrai que la notion française de laïcité a une portée juridique plus exigeante qu’ailleurs et qu’elle revêt une dimension philosophique, politique et coutumière plus substantielle. Il existe une laïcité à la française, ce qui ne veut pas dire que notre vision de la laïcité ne soit pas exportable. La non reconnaissance des cultes par la République conduit celle-ci non seulement à n’aider matériellement ou institutionnellement aucune croyance, mais encore à bannir du droit et des pratiques officielles toute référence religieuse, ou anti-religieuse. En cela, nous différons beaucoup des Etats-Unis où la référence religieuse est omniprésente dans un cadre officiel (« in God we trust », prestations de serment sur la Bible…), même si, comme en France, les subsides publics aux cultes – ou la préférence publique pour telle ou telle croyance- y sont proscrits. Là où le contraste est flagrant, c’est dans l’attitude de l’Etat à l’égard des revendications religieuses : aux Etats-Unis, la loi doit se plier à la sincérité des convictions. En France, elle doit leur rester indifférente.
LTR : Le bloc juridique laïque a-t-il grandement évolué depuis la loi de séparation de 1905 ou son régime est-il resté sensiblement le même ?
Jean-Eric Schoettl :
Il s’est maintenu et même renforcé en se constitutionnalisant. Le caractère laïque de la République est affirmé par le premier alinéa de l’article 1er de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale […] ». Cet article de la Constitution doit être rapproché : de son article 3, sur la souveraineté nationale  (« Aucune section du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice ») ; des articles 1er, 3, 6 et 10 de la Déclaration de 1789 (1) et du Préambule de la Constitution de 1946. De son côté, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité », dispose que « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article 10 de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses… Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années. Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut. Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire. Il n’interdit pas que l’Etat dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables » (2). La loi de 1905, c’est sa portée historique majeure, énonce trois prohibitions à son article 2 (« La République ne reconnaît, ne subventionne et ne salarie aucun culte »). La première prohibition impose une obligation de neutralité à toute la sphère publique. C’est sans doute cette composante du principe de laïcité qui est la plus spécifiquement française. Elle relève de notre « identité constitutionnelle », au sens que donne à cette expression le Conseil constitutionnel : elle est même à l’abri du droit européen. Les deux autres prohibitions ont une portée pratique considérable aussi, d’autant qu’elles ont pour corollaire que les collectivités ne subventionnent pas le fonctionnement des églises. Ces prohibitions ne font toutefois pas obstacle à certaines aides publiques indirectes aux activités cultuelles.
LTR : Quelles nouveautés la loi contre le séparatisme islamiste, ou « confortant les principes républicains », a-t-elle mises en place ?
Jean-Eric Schoettl :
La loi confortant le respect des principes républicains, en nouvelle lecture, forme un ensemble disparate qui ne touche qu’à la marge le cadre général qui vient d’être rappelé. Elle consacre au plan législatif des solutions déjà admises par la jurisprudence, notamment la neutralité des agents des services publics, y compris ceux gérés par une personne privée. Elle resserre quelques écrous en matière de police des cultes et de lutte contre le radicalisme et, surtout, elle tente de contrer le séparatisme et l’importation de pratiques contraires aux valeurs de la République (mariages contraints, inégalité successorale entre garçons et filles, certificats de virginité…). Concernant la gestion des associations culturelles, dont on sait que certaines sont financées par des pays opposés à nos libertés, la loi s’efforce de rendre plus transparente leurs financements. A plusieurs égards, ce texte reste cependant en-deçà du sursaut qu’on attendait après l’affaire Paty. Ainsi, gouvernement et députés sont restés frileux pour la dissolution des associations radicales, pour la fermeture des lieux de culte intégristes, ou encore pour les obligations de neutralité que les règlements intérieurs pourraient imposer aux usagers des services publics et au personnel des entreprises, ou pour la limitation de l’ostentation religieuse dans l’espace public. Tout en comportant des dispositions utiles, la loi confortant le respect des principes républicains est loin de réaliser l’objectif défini par le Conseil d’Etat dans son avis sur le projet : « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».
LTR : Indépendamment de son contenu juridique que vous venez d’expliciter, en quoi la laïcité s’inscrit spécifiquement dans la philosophe républicaine ?
Jean-Eric Schoettl :
La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République. Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires, grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires, grâce enfin et surtout à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence ».   Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs.  Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer. Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.
LTR : Est-ce pour cette raison que nos amis occidentaux n’arrivent pas à comprendre notre singularité laïque ?
Jean-Eric Schoettl :
Sans aucun doute. Au Royaume-Uni, une policière voilée ne choque pas : nos amis d’outre-Manche perçoivent plutôt cela comme un signe d’intégration de la population musulmane dans la société britannique. En France, ce serait une atteinte grave au principe de neutralité des agents publics et, au-delà de cet aspect juridique, un coup de canif dans le pacte républicain, une déchirure de notre ordre symbolique.
LTR : Vous parlez, dans plusieurs articles, d’un « pacte de discrétion » ou « pacte de non ostentation », pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Jean-Eric Schoettl :
Le contenu juridique du principe de laïcité, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler des disciplines collectives qui se sont cristallisées en France depuis le début du XXème siècle autour de cette notion. Ces disciplines tiennent en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la fondation de l’Islam de France : la discrétion. Quelle discrétion ? Celle de l’appartenance religieuse dans l’espace public et dans les lieux ouverts au public. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situe dans la sphère privée et dans les lieux de culte et qu’elle ne doit « déborder » dans l’espace public que dans de strictes limites. Il est donc bien vrai que la laïcité, telle que nous l’avons pratiquée et intériorisée en France, au-delà même des implications juridiques stricto sensu de la loi de séparation, conduit la religion à résider dans le for intérieur, dans la sphère privée et dans les lieux de culte ou leurs dépendances, plutôt qu’à s’exprimer dans l’espace public et moins encore dans les services publics. Pour autant, est-il besoin de rappeler que l’Etat laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Que les laïques réputés intransigeants, tels que ceux qui sont représentés au Conseil des sages de la laïcité (3), n’ont jamais rêvé de remplacer la chaleur des fois religieuses par un catéchisme républicain glacé comme un texte réglementaire ? En revanche, le marquage religieux de l’espace public ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui présuppose une Nation commune, avec ses valeurs, ses codes, sa mémoire en héritage indivis et ses affections partagées. Et qui, à l’école, dans la Cité, dans les relations professionnelles, privilégie ce commun sur les particularités natives.
LTR : Ce pacte implicite est-il en train de s’éroder ?
Jean-Eric Schoettl :
En matière de laïcité, l’usage n’avait pas besoin du renfort de la norme jusqu’à il y a une quarantaine d’années. En revanche, compte tenu de l’évolution de la société française, l’habitus laïque appelle aujourd’hui le droit à la rescousse. La dimension coutumière du principe de laïcité, ce qu’il est convenu d’appeler la « laïcité à la française », est en effet remise en cause, depuis une quarantaine d’années, par la combinaison de deux phénomènes. Le premier phénomène tient à l’évolution de notre conception des droits fondamentaux qui place les libertés personnelles, y compris religieuses, au-dessus des exigences collectives, au point de rendre très difficile la pédagogie inhérente à une règle commune assumée. Le second phénomène est l’arrivée d’une religion – l’islam- dont la pratique religieuse est, de facto, plus visible dans l’espace public que d’autres. Or tout un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de la lutte contre les discriminations –  faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque française. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance. Le principe de laïcité est aujourd’hui très invoqué rhétoriquement, mais il est aussi très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Il devient un « mot valise ». Ce « floutage » fait de la laïcité un simple corollaire du principe de non-discrimination. On en arrive ainsi à inverser les interdictions découlant de la coutume laïque : ne devrait plus être prohibée l’ostentation religieuse à l’école ; devrait en revanche être interdite l’offense faite aux croyances, car les croyances sont consubstantielles à la personnalité des croyants et, par conséquent, l’outrage à une croyance est une injure à la personne des croyants. Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant. La vérité historique est inverse. La vérité historique, c’est qu’un pacte de non ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Eglise catholique et l’Etat. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte. A cet égard, permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel. Dans mon enfance parisienne, au Lycée Carnot, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement parqué par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux. Au-delà de la séparation des Eglises et de l’Etat dans l’ordre juridico-politique, la laïcité à la française sépare le spirituel du temporel dans l’ordre coutumier des rapports sociaux. Et cette seconde séparation, plus vaste encore que la première dans ses implications, relève des mœurs et non du droit.
LTR : Que peut-on faire pour le rétablir ? La loi peut-elle agir sur les habitus ?
Jean-Eric Schoettl :
L’habitus ne se décrète pas. En revanche, la loi peut venir conforter un habitus encore vivace, mais qui réclame le renfort du droit ou, du moins, de ne pas être entravé par lui. Le législateur peut intervenir en matière de laïcité (au sens coutumier du terme), pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple celle de 2004 pour la prohibition de l’ostentation religieuse à l’école, ou pour la réaffirmation par une loi de 2016 (4) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique. La jurisprudence aussi peut agir en faveur de notre conception coutumière de la laïcité, en mobilisant des notions telles que l’égalité entre les sexes, le respect de la conscience d’autrui ou les exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique. Ainsi, la prohibition du voile faite au personnel de l’association Baby-Loup a été finalement jugée légale par la Cour de cassation (Cour cass, 25 juin 2014) eu égard au caractère très ouvert de la crèche aux familles d’un quartier marqué par une grande diversité ethnique et religieuse.
LTR : La laïcité peut-elle être un outil adéquat pour remédier aux différents défis qui touchent la société française ?
Jean-Eric Schoettl :
Le pacte de discrétion a longtemps été conçu – et vécu – comme la clé de l’intégration des nouveaux venus dans la nation française. La France disait aux arrivants : ce sont vos vertus et vos talents qui m’intéressent, non vos origines. Et les nouveaux venus se voyaient reconnus par la République en tant que personnes et ainsi libérés des enfermements communautaires auxquels les vouaient leurs sociétés d’origine. Je renvoie en ce sens aux témoignages de tant de nos compatriotes, enfants de l’immigration. Or cette culture laïque, vécue comme libératrice par des générations entières d’immigrants, est désormais regardée, par toute une mouvance indigéniste, au mieux comme un obstacle au « vivre ensemble », au pire comme une rémanence coloniale. La notion d’assimilation, inséparable de la laïcité à la française, et dans laquelle se reconnaissant quatre Français sur cinq, repose sur l’idée d’une culture commune et de principes non négociables. À l’inverse, le multiculturalisme considère que les différences culturelles sont par essence un enrichissement. L’engrenage de l’essentialisation, inhérent au multiculturalisme, piège l’individu dans ses particularités natives. Il tribalise la société. En congédiant le commun, il livre l’individu aux communautés. Or les pouvoirs publics – y compris l’exécutif actuel – n’osent pas opter franchement pour l’une ou l’autre thèse. Sous prétexte d’équilibre, la ligne officielle est schizophrénique. La preuve surtout (parce que la schizophrénie fait rage, là, sous un même crâne) par les propos du Chef de l’Etat qui, tantôt fustige éloquemment le séparatisme, tantôt estime que différence est une richesse…
LTR : Quelles évolutions, dans le droit, la politique ou la métapolitique, seraient selon vous viables et enviables ?
Jean-Eric Schoettl :
Le principe juridique de laïcité est d’un secours relatif face à ces évolutions du droit, qui donnent souvent l’impression de favoriser le communautarisme. Elles ont, sinon certes cet objet, du moins cet effet, comme le montre l’activisme contentieux, souvent victorieux, déployé au titre de la répression de l’injure, de la diffamation et de l’incitation à la discrimination de caractère « islamophobe ». Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH, pour admettre – la seconde non sans réticence – la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car, même si était visé le port de la burka, le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme. Ainsi, lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de la coutume, celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit. Dans ces conditions, on peut évidemment songer à une initiative constitutionnelle. Pour « regonfler » la notion juridique de laïcité jusqu’à lui faire atteindre ses contours intuitifs, c’est-à-dire la discrétion dans l’espace et les lieux publics, il ne faudrait rien de moins qu’une révision constitutionnelle. Mais ce confinement aurait des effets disproportionnés sur les religions historiquement implantées en France ou sur l’islam tempéré, celui de la majorité des Français de confession musulmane, alors que le seul problème qu’on entend traiter est celui de l’islamisme radical. Ce qui semble éminemment souhaitable à une grande partie de nos concitoyens est donc hors de portée de leurs élus. Une autre voie, moins problématique, était ouverte par la proposition de loi constitutionnelle discutée au Sénat à la fin du mois d’octobre 2020. Elle consiste à inscrire dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de ce qu’a jugé le Conseil constitutionnel le 19 novembre 2004, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ». Comme le précise l’exposé des motifs de la proposition, cette règle commune s’entend non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association.

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La liberté chez Marx, un horizon inaccessible ?

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On considère, traditionnellement, que liberté et égalité sont antinomiques, intrinsèquement opposées, que la liberté – par exemple, de commerce – serait nécessairement freinée par l’égalité entre les hommes, et à l’inverse, que l’égalité serait rendue impossible par le libre-échange. Libéraux et socialistes(2) s’accordent généralement sur cette distinction, bien que les conséquences politiques qu’ils en tirent soient différentes. C’est cette aporie entre égalité et liberté que Marx entend dépasser. Chez lui, la liberté se définit comme la possibilité « de développer en toutes directions ses aptitudes »(3), de pouvoir sans entrave développer ses facultés. L’égalité, quant à elle, n’est pas exclusivement vue comme celle des conditions socio-économiques, mais aussi comme l’égale possibilité de jouir de cette liberté. Ainsi comprises, la liberté et l’égalité sont inconciliables en régime capitaliste pour l’auteur du Manifeste. Il s’évertue, dans ses écrits, à développer leur articulation à l’aune d’une révolution communiste.

En système capitaliste, l’impossible articulation entre égalité et liberté

Posons les fondements de notre réflexion. Chez Marx, le capitalisme est défini, entre autres, comme la division du travail résultant du mode de production qui distingue les possédants – ou les bourgeois – et ceux qui ne possèdent que leur force de travail – les prolétaires. Cette structure sociale entraîne, selon la pensée marxiste, l’accaparement, par les capitalistes des moyens de production, de la plus-value issue du travail des prolétaires. Les travailleurs sont « exploités » parce qu’ils sont payés non pas pour leur apport réel à l’entreprise, mais pour leur force de travail. En découle une double aliénation de l’homme par le travail : il n’est pas maître du circuit de production – en raison de la division du travail, et donc du travail à la chaîne – ; il n’est pas non plus propriétaire du fruit de son travail. Ainsi, le mode de production capitaliste favorise-t-il les propriétaires des moyens de production, qui voient le capital se concentrer progressivement entre leurs mains. La grande masse de la population ne peut donc pas développer ses aptitudes librement. Elle n’en a ni le temps, ni l’énergie, là où les bourgeois en disposent à outrance. Pas de liberté, ni d’égale possibilité du déploiement de cette liberté.

Il est paradoxal de constater que l’exploitation capitaliste coïncide si bien avec une ardente promotion, par les libéraux, des principes de liberté et d’égalité. Comment l’expliquer ? Indépendamment de l’aporie structurelle précédemment présentée, une entrave conjoncturelle s’oppose à la réalisation de ces principes : l’idéologie des droits de l’homme. Chez Marx, l’infrastructure, c’est-à-dire ce qui est déterminant en dernière instance, c’est l’économie(4). L’infrastructure, le mode de production économique donc, détermine les superstructures, c’est-à-dire les institutions mentales et politiques d’une société. En résumé, l’infrastructure capitaliste génère, pour justifier son existence, des superstructures diverses : religion (qui détourne les prolétaires de la réalité sociale), philosophie (notamment libérale, qui incarne la sacralité donnée à la propriété privée) ou encore la morale (qui met en valeur le mode de vie austère des plus pauvres par exemple). Ici, l’idéologie dominante, l’idéologie des dominants, sert à légitimer le système économique. La superstructure idéologique libérale légitime le mode de production capitaliste. Les bourgeois sont en position d’hégémonie, pour reprendre l’expression de Gramsci : ils investissent les sphères d’influence directe de l’ensemble de la population (école, presse etc). La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, rédigée en 1789, est pour Marx le paravent de l’idéologie bourgeoise. Dans son ouvrage La question juive, le penseur allemand prétend que ce ne sont pas les droits de l’Homme avec un grand H, mais ceux de l’individu bourgeois, égoïste, propriétaire, qui ne pense qu’à ses intérêts personnels déliés de la communauté humaine. La liberté n’est que celle de l’accaparement de la propriété, justement consacrée à l’article 17 comme droit inviolable et sacré. L’égalité proclamée n’est que formelle, dissimulant l’inégalité économique – entre propriétaires et prolétaires – et l’inégalité politique – entre gouvernants et gouvernés. Les prolétaires acceptent cette liberté et cette égalité au rabais sous l’influence du travail de légitimation de l’idéologie dominante. Prenons un exemple pour éclaircir le propos. Au XXIe siècle, le travail dominical peut-être revendiqué par le patron au nom de la liberté de travailler. « Liberté », donc. Or on sait bien que le travail du dimanche entraîne parfois, voire souvent, des conséquences sociales désastreuses pour les employés. Sous couvert de liberté se cache alors la domination patronale, sur laquelle l’employé n’a pas de prise, le rapport de force prétendument « libre » lui étant de fait défavorable.

La révolution communiste pour faire advenir l’égalité et la liberté de chacun et de tous

Marx, dans ses écrits dits « scientifiques » – notamment Misère de la philosophie, Manuscrits de 1844, L’idéologie allemande et le Capital – disserte en réalité assez peu sur la société communiste, ses efforts sont bien plus largement orientés vers la critique du capitalisme. Il nous faut donc mobiliser, pour la question, ses écrits politiques(5) ainsi que ceux d’autres auteurs marxistes.

Fermez les yeux, perdez tout sens du réalisme, et imaginez que la révolution prolétarienne soit advenue. Nous sommes donc dans la phase transitoire qui a fait couler tant d’encre – et de sang -, la dictature du prolétariat. Celle qui doit faciliter le passage d’une société socialiste (prolétariat au pouvoir) à une société communiste (abolition de la société de classes). Quid de la liberté ? Lénine nous dit que le passage du capitalisme au socialisme impose la dictature du prolétariat. Ce dernier a besoin de la puissance étatique pour écraser – symboliquement mais aussi physiquement – la bourgeoisie. « Démocratie pour l’immense majorité du peuple et répression par la force, c’est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple ; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme »(6) nous dit le meneur bolchévique. La liberté brille donc par son absence pendant la dictature du prolétariat, « ce n’est pas la priorité » nous diraient les léninistes orthodoxes.

Quid alors de l’égalité ? Marx n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, un grand penseur de l’égalité. Il en parle assez peu, elle n’est que le résultat probable de la révolution communiste. Elle n’est pas un objet de science à ses yeux. Il l’évoque toutefois dans ses écrits politiques, par exemple dans la critique du programme de gotha. Prenons appui sur cela. En abolissant le mode de production, et donc les classes sociales, le prolétariat réunit enfin la communauté humaine, le peuple réunifié est vu comme l’horizon du communisme. Les droits bourgeois ne sont, eux, pas abolis, mais universalisés : chacun travaille pour soi ou en coopération, mais plus personne ne s’approprie injustement le travail d’autrui.

Un caractère liberticide inhérent à la révolution marxiste-léniniste

La révolution doit permettre le plein accomplissement de la liberté. Néanmoins, comme nous venons de le voir, il doit être précédée par la mise en place de la dictature du prolétariat. Cette première phase achevée, un monde radieux semble s’ouvrir à tous. Sa théorie de la liberté en société communiste est spéculative, mais a vocation d’après lui à s’inscrire dans la réalité future. De là découle l’essentiel examen empirique de sa théorie, sans pour autant tomber dans la facilité en jugeant le marxisme à l’aune des régimes totalitaires du XXe siècle.

Il paraît nécessaire d’apporter une vision critique sur les écrits de Marx pour appréhender cette hypothétique liberté sous un angle empirique, hors de la vision purement spéculative, en évitant de réduire la théorie marxiste-léniniste à l’histoire des totalitarismes du XXe siècle.

Les dires de Lénine sur l’effacement de la liberté durant la phase transitoire de la dictature du prolétariat posent une importante question : celle de sa durée. Admettons que la révolution soit, certes liberticide, mais sur une courte période. Disons quelques jours, voire semaines. Nonobstant l’appréciation que chacun se fera d’une révolution meurtrière mais libératrice, admettons qu’elle soit souhaitable pour le plus grand nombre. Mais il est probable que cette phase « transitoire » soit, en réalité, infiniment plus longue. Dans le troisième livre du Capital, Marx dans le texte : « le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposées de l’extérieur ». La liberté n’est rendue possible qu’en situation d’abondance. Elle n’est donc pas simple dépassement de la propriété privée, mais réduction drastique – on ne parle pas ici de 32h – du temps de travail alliée avec une forte prospérité économique. La liberté est donc un rêve eschatologique, un horizon quasi inaccessible. La dictature du prolétariat, suspension totale de la liberté, peut se prolonger sur plusieurs décennies (c’était d’ailleurs l’argument utilisé par les Soviétiques pour justifier leur régime autoritaire), voire plusieurs siècles.

La transition d’une société capitaliste à une société d’abondance communiste se déroule donc sur une très longue période dans les pays développés. Mais pour les pays peu ou pas industrialisés, la tâche s’annonce plus sévère encore. Or, chez Marx, la révolution doit être mondiale, tous les pays doivent être concernés par cette recherche de la société d’abondance. Cette vision très développementaliste du marxisme implique alors deux possibilités. Soit la révolution ne s’accomplit que dans les pays industrialisés, et alors l’on assistera à une guerre totale entre pays sous dictature du prolétariat et pays proto-capitalistes (les deux ne pouvant, dans la théorie marxiste, qu’être en état de guerre puisque les premiers doivent vaincre les seconds, représentants d’une certaine classe dominante) ; soit l’on contraint les pays peu industrialisés à se développer à marche forcée, à faire un « grand bond avant » liberticide et possiblement sanglant.

Tendre vers l’égalité sans sacrifier la liberté : l’exemple de la Commune

Si l’on accepte l’idée, que j’ai essayée de défendre dans cet article, que l’idée marxiste-léniniste est intrinsèquement liberticide, il nous faut repenser l’articulation entre égalité et liberté, redéfinir ces concepts hors de l’idiome marxiste. Pour cela, l’expérience ouvrière –celle du XIXe siècle principalement – elle-même nous offre un assez large champ théorique. Prenons la Commune de Paris, dont nous avons, il y a quelques mois, fêté le 150ème anniversaire. Marx lui-même, dans La guerre civile en France, admet que la Commune correspond, sûrement, à la phase socialiste de la révolution. Regardons de plus près ce que nos aïeux ont accompli(7). Des mesures en faveur de l’égalité sont prises par dizaines, à titre d’exemple : égalité entre les salaires des fonctionnaires et ceux des ouvriers ; élection des officiers dans l’armée ; mandats impératifs – et donc égalité entre gouvernants et gouvernés. De la même manière, les communards n’oublient pas, loin s’en faut, la liberté ! Est proclamé le principe d’autogestion, de liberté administrative des communes ou encore la liberté de conscience à travers la séparation des Eglises et de l’Etat. L’égalité et la liberté ne correspondent peut-être pas ici à l’idéal marxiste d’une société d’abondance et sans classe, mais ces principes restent, pour nous encore aujourd’hui, un horizon espéré, que nous sommes encore très loin d’avoir atteint. Comme une note d’espoir, la Commune de Paris permet de concilier l’égalité et la liberté. Son écrasement sanglant rend, toutefois, l’expérience fragile.

Références

(1) Dans Bakounine Mikhaïl, Écrit contre Marx, in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Champ Libre, 1975,

(2) Au sens du socialisme des XIX et XXe siècles

(3) Marx Karl, L’idéologie allemande, Nathan, 1991, 127p.

(4) Ibid

(5) On entend par écrits politiques ceux qu’il écrit dans des contextes particuliers : après la révolution de février, après la Commune de Paris etc.

(6) Lénine, L’Etat et la Révolution, La Fabrique, 2012, 240p.

(7) Tombs Robert, Paris, bivouac des Révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2016, 432p.

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Octobre 1928. Virginia Woolf, auteure britannique déjà reconnue, est invitée, lors de deux conférences données dans des collèges pour femmes, à disserter sur la place des femmes dans l’histoire de la littérature. De ces deux interventions s’ensuivra la publication, l’année suivante, de l’ouvrage ici abordé. Il en ressort une approche originale, éloignée de tout académisme assommant. Le ton y est caustique, franchement drôle et accrocheur.

L’écrivaine nous entraîne dans l’histoire, non pas des femmes, mais de la place des femmes dans la littérature. Celle-ci, presque exclusivement masculine jusqu’au XIXe siècle, nous offre à voir, il est vrai, une ribambelle de femmes célèbres : Andromaque, Bérénice, Chimène, la princesse de Montpensier, pour ne citer qu’elles. Pourtant, quelque chose cloche chez ces femmes. Non pas qu’elles soient toutes coulées dans le même moule – elles peuvent être dominantes, libres, vertueuses, orgueilleuses ou encore sentimentales – mais elles existent toutes en rapport avec l’autre sexe, par un lien souvent amoureux avec les hommes. Les femmes sont présentées comme des sujets doués uniquement de sentiments amoureux. Virginia Woolf nous met au défi de trouver dans un livre publié avant le XIXe siècle une conversation entre deux femmes n’évoquant aucun homme.

Chez les philosophes, la question de « la femme » a également pris une place prépondérante. Bien souvent, la misogynie est de mise, et se fait même plus cruelle que l’esprit du temps. Mais passons, nous dit Virginia Woolf. Ce qui la frappe, chez tous ces penseurs spécialistes – ironie mordante – de la femme, c’est l’incohérence. Aucun ne pense la même chose. Pour certains, elle est naturellement inférieure, incapable de quoi que ce soit, condamnée à la médiocrité. Pour d’autres au contraire, elle a été mise en état d’infériorité en raison d’un manque d’éducation, et est tout aussi capable de grandes choses que n’importe quel homme. Les contradictions ne s’arrêtent pas là, bien au contraire ! Les uns décrivent la femme comme insensible, manipulatrice, calculatrice, les autres comme sentimentale, irrationnelle, passionnée. Et Virginia Woolf de moquer, à raison, cette inconstance vis-à-vis des femmes caractéristiques des « grands » esprits.

Après cette grande fresque historique, l’auteure se concentre sur le XIXe siècle, période charnière pour la place des femmes dans la littérature. L’alphabétisme progresse, lentement mais sûrement, mais leur situation reste désastreuse. Les plus pauvres travaillent d’arrache-pied, et celles qui ont la chance d’être aisées n’ont, contrairement à ce que l’on pourrait penser, que peu de temps libre. Elles doivent recevoir, aller aux réceptions, singer les codes de la haute société – c’est-à-dire discuter de tout et de rien, surtout de rien, avec d’autres femmes de même condition. Pour celles sans le sou, la situation est pire encore. Virginia Woolf développe un exemple fort significatif. Imaginez la sœur de Shakespeare avec un talent similaire au sien. Elle n’aurait pu poursuivre des études très avancées – c’était formellement déconseillé aux femmes. Qu’elle apprenne seule, qu’elle lise des livres de son côté ! me direz-vous. Admettons. La voilà désormais érudite, prise d’une terrible envie d’écrire. Elle n’a que peu de temps libre pour elle – relations mondaines obligent -, mais concédons qu’elle use de son peu de temps libre pour écrire. Fureur de son père ou de son mari s’il l’apercevait ! Les femmes ne doivent pas écrire, elles ne sont pas « faites » pour cela. N’ayant pas de bureau personnel où travailler en secret, il devient impossible pour la sœur de Shakespeare d’exprimer son talent. Son désir, voire son besoin d’écrire, est brimé.

Au XIXe siècle, la chose reste encore ardue. Virginia Woolf prend l’exemple de Jane Austen, la fameuse auteure d’Orgueil et préjugés. Comment faisait-elle, elle qui n’était au demeurant pas de milieu aisé ? Figurez-vous qu’elle écrivait, par intermittence, dans le salon : salle de réception, salle centrale où transitent tous les membres d’une famille. Mais, rappelons-le, une femme ne doit pas écrire ! Alors Jane Austen griffonnait quelques phrases, sur une mince table, quand personne ne la voyait, quand personne n’était dans la pièce. Dès que quelqu’un apparaissait, elle dissimulait dare-dare sa feuille sous de la paperasse administrative. Difficile, dans ces conditions, d’exprimer son plein potentiel artistique.

De là découle l’aphorisme de Woolf : pour être écrivaine, il suffit de cinq cents livres de rente (de quoi vivre sans travailler) et d’une chambre à soi (pour écrire sans être dérangée). « La liberté intellectuelle dépend de facteurs matériels », nous dit-elle. On ne saurait mieux résumer un livre qui nous rappelle, au XXIe siècle, tout le chemin parcouru pour l’émancipation des femmes, mais également tout ce qui nous reste à accomplir pour que cette liberté intellectuelle soit accessible à tous, et à toutes.

Références

(1)Titre que l’on préférera à l’ignoble traduction qui a donné un lieu à soi

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La première saison de la série télévisée d’Eric Benzekri Baron Noir nous fait suivre l’affrontement entre Amélie Dorandeu, jeune énarque ralliée à la social-démocratie, et Philippe Rickwaert, vieux baron socialiste issu du monde ouvrier. Lors d’une passe d’armes entre ces deux protagonistes dans le premier épisode, celui-ci veut que le candidat socialiste aille assister à l’enterrement d’un syndicaliste, celle-là dénigre la proposition avec cette réplique : « avec des images à la Good Bye Lenin, dis, on chantera l’Internationale aussi ? Y aura des bières et des merguez ? » Ici est grossièrement dressée la tension apparente de la social-démocratie européenne au XXIème siècle, sommée de choisir entre son héritage idéologique socialiste, marqué de symboles et d’idéologie, et la technocratie gestionnaire, hermétique à ce genre de fantaisie charmante. L’Internationale, c’est le passé, un monde révolu, un délire de vieux militants communistes. L’avenir de la politique, ce sont les tableurs Excel, les programmes chiffrés, pas les vieux slogans. Quiconque a déjà assisté à un congrès du Parti Socialiste, du Parti Communiste, de l’UNEF, à une manifestation de la CGT ou à un rassemblement du Premier Mai a pourtant déjà entendu Bella Ciao, la jeune garde ou encore le chant des partisans. L’Histoire de la gauche est jalonnée de chants et de chansons qui ont structuré son imaginaire, créé des liens entre militants des mêmes causes, servi de bannière et animé les meetings. Un chant n’est pas un programme, une chanson n’est pas une mesure, et pourtant, ils font autant partie de notre culture que les congés payés, l’augmentation du SMIC ou l’abolition de la peine de mort.
LA DIFFÉRENCE ENTRE UN CHANT POLITIQUE ET UNE CHANSON POLITIQUE
Un chant et une chanson, ce n’est pas la même chose. Quand Renaud chante Société tu m’auras pas, et quand l’orchestre de la CGT joue le Temps des cerises, dans les deux cas, un texte est chanté par une voix humaine et porte un message politique ou symbolique. Pour autant, on associe spontanément la chanson au chanteur qui l’a écrite, alors que l’origine du chant n’est pas traçable, ou alors n’est pas spontanément ce à quoi on pense. La chanson politique est, malgré tout, commerciale : elle est sur un album, on l’entend à la radio, elle est jouée dans un concert, etc. Le chant, lui, est un patrimoine collectif, interprété et réinterprété en continu depuis plusieurs décennies. Cette différence n’empêche pas qu’il y ait porosité entre les deux. Un chanteur peut reprendre un chant politique dans un album et en faire une chanson, par exemple Thomas Fersen inclue Bella Ciao dans son deuxième album Les ronds de carotte. A l’inverse, une chanson peut devenir un chant politique. Victor Jara, chanteur populaire et engagé chilien assassiné lors du coup d’Etat d’Augusto Pinochet, a ainsi composé et chanté El derecho de vivir en paz, chanson pacifiste traitant de la Guerre du Vietnam, qui est par la suite devenue un chant de ralliement de l’opposition à la dictature puis repris en cœur par la foule dans l’immense mouvement social chilien de 2019. Le propre d’un chant politique, c’est sa malléabilité. Il est repris, réarrangé, réécrit car chacun se le réapproprie constamment. On gardera certains couplets, on en modifiera d’autres. Le même air peut servir parfois de support à des chants politiques d’idéologies adverses. Ainsi, bolchéviques, tsaristes et anarchistes ont chacun chanté des notes similaires, déclinées sous le nom A l’appel du grand Lénine, Les Partisans Blancs et La Makhnovtchina(1). La similarité des paroles est parfois frappante : Version bolchévique : Par le froid et la famine Dans les villes et dans les champs À l’appel du grand Lénine Se levaient les partisans Version tsariste : Dans le froid et la famine, Par les villes et par les champs A l’appel de Denikine Marchaient les partisans blancs. Version anarchiste : Makhnovtchina, Makhnovtchina, Tes drapeaux sont noirs dans le vent Ils sont noirs de notre peine Ils sont rouges de notre sang Si le même air a pu servir de support à l’affrontement idéologique, une même chanson a aussi pu être traduite et participer ainsi de l’internationalisme du mouvement ouvrier. Le Front des Travailleurs, Das Einheitsfrontlied et The Song of Workers united sont la même chanson en français, allemand et anglais. L’Internationale, le plus connu des chants de lutte, fut traduite dans à peu près toutes les langues au même titre que le Manifeste du Parti Communiste. L’un et l’autre allaient de pair. A l’analyse théorique et aux méthodes politiques devaient se joindre des outils pour souder et fédérer les militants. Ces chants forgeaient une identité commune au mouvement internationaliste. Ils étaient l’application symbolique et concrète du mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Le combat, les intérêts et les chants étaient identiques, et se déclinaient dans chaque pays, dans chaque langue, pour chaque peuple. Dans les régimes communistes, la spontanéité des chants politiques fut abandonnée et y furent appliqués les principes du centralisme démocratique. Des comités produisirent à la chaîne des textes mis en musique dédiés aux masses pour favoriser leur émancipation dans le respect de la ligne du parti, notamment en URSS et en RDA. Oktoberklub, en Allemagne de l’Est, s’en était fait une spécialité. Saigon ist frei (« Saigon est libre »), appelant le peuple allemand à saluer la victoire du Viet Nam sur les USA, Da sind wir immer noch (« Nous sommes encore présents ») à la gloire du régime, côtoyaient les vieux chants révolutionnaires ou à la gloire des révolutions passées, comme Oktobersong célébrant la Révolution d’Octobre. Die Arbeiter von Wien, les ouvriers de Vienne, est la substantifique moelle chantée du marxisme-léninisme. Son refrain clame « Wir sind der Zukunft getreue Kämpfer, wir sind die Arbeiter von Wien », « Nous sommes du futur les fidèles combattants, nous sommes les ouvriers de Vienne ». De même que les bolchéviques encastrèrent le combat ouvrier dans des régimes peu soucieux des libertés individuelles, de même les chants du mouvement ouvrier furent encastrés dans une création un peu plus martiale et peu spontanée, peu reprise. La malléabilité d’un chant vient tout à la fois de la simplicité de son air, de la concision de ses paroles, et du temps politique dans lequel il s’inscrit. Il est peu probable qu’aujourd’hui, alors que la conscience de classe a régressé et que le monde ouvrier ne représente plus qu’une minorité du monde du travail en Occident, un chant comme l’Appel du Kominterm soit repris. « Quittez les machines, dehors prolétaires, marchez et marchez, rendez-vous pour la lutte » n’est plus dans l’air du temps. Et pourtant, il est toujours présent dans notre imaginaire collectif, les plus zélés militants le chantent toujours. C’est une autre fonction du chant politique, il entretient la mémoire, il matérialise la continuité des luttes. Les revendications de la Commune de Paris ont été oubliées, pas ses chants. Après la Semaine Sanglante, le massacre des communards fut rappelé par un chant du même nom, interprété par des générations de chansonniers, des Quatre Barbus à la Compagnie Jolie Môme, de Marc Ogeret aux Amis d’ta femme. La Commune fut un incroyable vivier de chants et chansons politiques, tout comme le furent Mai 68 ou la Révolution Française. Au moment où la ferveur populaire éclate, les célébrations artistiques sont légion, c’est un fait établi depuis longtemps. La Révolution Française produisit le Chant du Départ, la Carmagnole, la Marseillaise. Mai 68 fut plus prolifiques aux chansons. C’est pendant ces événements que Renaud débuta la chanson, et les révoltes étudiantes et ouvrières furent chantées par Dominique Grange (Grève illimitée, Chacun de Vous est concerné, et bien d’autres).
LA CHANSON POLITIQUE ET LA POÉSIE ENGAGÉE : ÂMES SOEURS INSÉPARABLES
Les fonctions des chants et chansons politiques sont complémentaires. Contrairement au chant, la chanson est moins facilement réinterprétée et réappropriée, et reste bien souvent attachée à son interprète ou compositeur. La prédation capitaliste n’est pas loin non plus, en témoigne la reprise de Bella Ciao pour en faire une chanson dénuée de sens politique par Maître Gims, surfant sur le succès de la série La Casa de Papel. La chanson politique permet cependant un enrichissement et une subtilité que n’ont pas toujours les chants, souvent monolithiques et bruts de décoffrage. Le Temps des Cerises excepté, il est rare qu’un chant politique évoque autre chose que la politique elle-même. Les chanteurs, professionnels de la musique, savent généralement l’enrober de contenus plus poétiques, voire reprennent des poésies et les mettent en musique. Les chanteurs permettent ainsi à la poésie engagée, plutôt confidentielle, d’accéder à la notoriété. La poésie donne à la chanson poétique une forme de romantisme. Barbara de Prévert, chanté par Montand, offre une vision plus fine qu’un chant pacifiste comme la grève des mères. Les premiers vers racontent le souvenir d’une femme rencontrant son amant dans la rue, un contexte poétique précis est donné avec la ville de Brest et la pluie. Puis, dans la deuxième moitié du poème devenu chanson, la politique revient brutalement « Oh Barbara, quelle connerie la guerre », et les malheurs des bombardements sont alors décrits. La chanson, plus travaillée et sentimentale qu’un chant, lui donne une force supplémentaire. Georges Brassens, Léo Ferré, Jean Ferrat, Georges Moustaki, Joan Baez, les noms ne manquent pas de chanteurs et chanteuses qui ont su interpréter en musique leurs idées politiques. Moustaki célèbre le concept trotskiste de Révolution Permanente dans Sans la nommer, Joan Baez, à la suite de Leonard Cohen, raconta la Résistance dans The Partisan. Les groupes de musique ne sont pas en reste. Au Québec, Les Cowboys Fringants chantent l’indépendantisme dans Lettre à Lévesque. Quant au mouvement écologiste, on ne compte plus les chansons qui appellent à défendre l’environnement et à ne pas polluer.
ET LA DROITE DANS TOUT ÇA ?
La chanson politique, est-ce forcément de gauche ? Que chante-t-on dans les meetings de la droite ? La tradition monarchiste de la droite française fait d’abord se consacrer les chansons à leur champion, leur candidat, leur Roi présidentialisé. La France avec Chirac en 1988 en est le summum : « La France a besoin d’un homme, de courage de résolution ». A l’extrême-droite du champs politique, on affectionne les chants militaires, nostalgiques de l’Algérie française, on garde le même habitus royaliste thaumaturge que la droite républicaine (« Avec Jean-Marie, je n’ai plus de peine, avec Jean-Marie, plus aucun soucis » dans Avec Jean-Marie). Force est de constater que la tradition de la chanson politique n’a pas été préservée à droite. Pourtant, il existait des chansonniers conservateurs et droitiers de la fin du XIXème siècle, tels Louis-François-Marie Nicolaïe dit Clairville. Il singeait les chansons du camp ouvrier, dépeignant l’internationale ouvrière comme un repère de bagnards alcooliques dans sa version de l’Internationale, souhaitant le massacre des communards dans La Commune, opposant le bon ouvrier obéissant au mauvais ouvrier révolté dans Les deux canailles. La République, fondée par la gauche, récupérée par la droite, ce thème est devenu un topos de l’analyse politique. Le drapeau tricolore républicain s’opposait au drapeau blanc royaliste, et pourtant c’est aujourd’hui la droite qui utilise le plus cet étendard, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce sujet maintes fois et bien plus intelligemment traité. Il en est de même avec les chansons révolutionnaires qui, institutionnalisées et déparées par la force de l’oubli et de l’habitude de leur subversion, seraient devenues des symboles de droite et abandonnées par la gauche. La Marseillaise, en 1917, était le cri de ralliement des révolutionnaires russes, quelle ironie de la voir reprise par les héritiers idéologiques des défenseurs du tsarisme. La plus superbe ironie de la reprise par les libéraux-conservateurs des chants de la Révolution eut lieu lors de la campagne de 1981. Valéry Giscard d’Estaing allait jouer du piano chez les Français en interprétant les beaux morceaux de notre roman national. Au programme, le chant du départ, qui devint la chanson des jeunes giscardiens. Alors que la campagne de François Mitterrand insistait sur l’esprit de fin de règne de l’Ancien Régime qui flottait autour du président centriste flamboyant, les partisans de celui-ci chantaient « tyrans descendez au cercueil ». La chanson engagée et les chants politiques sont constitutifs de l’Histoire de la gauche, du mouvement ouvrier internationaliste et des luttes progressistes. Parfois institutionnalisées, elles s’encastrent alors dans le régime officiel, et finissent par être reprises par leurs adversaires d’hier, ou par reproduire les erreurs et errements des nouveaux régimes, à l’image des chants politiques des démocraties populaires. A travers chants et chansons, ce sont toutes les questions de notre mouvance politique qui resurgissent. Comment sortir du mouvementisme, parvenir au pouvoir, y mener les changements radicaux que nous souhaitons en restant respectueux des libertés publiques sans trahir nos électeurs ? Comment se réapproprier les symboles du républicanisme et du socialisme républicain dérobés par la droite, délaissés par la gauche ? Comment les remettre au goût du jour, comment les dépoussiérer ? Nous n’avons pas de solution magique toute faite à apporter à ces questions, mais le rôle du Temps des Ruptures sera de tenter d’y répondre. Références (1)Du nom de l’armée anarchiste ukrainienne de Nestor Makhno

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1. DE HAYEK À NAKAMOTO : HISTOIRE D’UNE IDÉE, LA DÉNATIONALISATION DE LA MONNAIE
1947, début de la guerre froide. Le rideau de fer est tombé sur le vieux continent en ruines, les États-Unis sont la seule démocratie qui tienne bien debout face au spectre du Stalinisme dont les agents et relais d’opinion menacent la stabilité d’une Europe plus fragile que jamais. Des intellectuels, économistes pour la plupart – mais pas uniquement puisqu’on retrouve également l’épistémologue Karl Popper – se réunissent alors en Suisse pour défendre un tout autre projet de société, fondé sur une vision économiciste et libérale des relations humaines : la société du Mont-Pèlerin est alors née ! Cousine lointaine du colloque Walter-Lippmann de 1938, parfois considéré comme le point zéro du néolibéralisme, la société du Mont-Pèlerin est ce lieu singulier où se réunissent depuis près de 75 ans de nombreuses figures intellectuelles, dont deux particulièrement nous intéressent ici : Friedrich Hayek et Milton Friedmann. Le premier est le fondateur de ce que l’on nommera plus tard « l’école Autrichienne », le second de « l’école de Chicago ». Deux écoles économiques qui partagent, pour le dire à gros trait, une même finalité : l’avènement de la société ouverte(1), et un axiome commun : l’Etat est la principale menace pour la liberté des individus et la liberté des échanges, la seconde étant une condition nécessaire à l’avènement de la première. Soixante trois années plus tard, nous sommes en 2008, la crise immobilière des subprimes s’est muée en crise financière mondiale et une crise économique subséquente menace désormais la stabilité des États, confrontés à des difficultés pour refinancer leur dette publique. La défiance des citoyens à l’égard de l’industrie bancaire atteint son paroxysme et, par voie de conséquence, la confiance en l’Etat, jugé coupable d’avoir laissé faire des banquiers avides, se délite. Cette même année, un certain Satoshi Nakamoto publie le « livre blanc du bitcoin(2) » dans lequel il propose la mise en œuvre d’un protocole informatique permettant de garantir la sécurité de transactions en ligne entièrement désintermédiées. Le point fondamental est bien la notion de désintermédiation, puisque la garantie apportée par ce protocole permet de se passer de l’intervention d’un tiers de confiance qui valide d’ordinaire une transaction dont les caractéristiques principales sont : 1) de se faire dans une monnaie garantie par une banque centrale, 2) entre deux comptes sécurisés, identifiés et domiciliés par des institutions bancaires soumises à une réglementation stricte et contrôlée par un régulateur.
Comme Satoshi Nakamoto l’écrit dans sa conclusion « nous avons proposé un système de transactions électroniques se passant de confiance ».
Comme Satoshi Nakamoto l’écrit dans sa conclusion « nous avons proposé un système de transactions électroniques se passant de confiance ». Tout est là : la notion de confiance fait le lien entre la fondation de la société du Mont-Pèlerin en 1947 et la publication du « livre blanc du bitcoin » en 2008. Pourquoi donc ? Quels sont les liens entre néolibéralisme, confiance et cryptomonnaies ? Un peu d’histoire d’abord. En 1976, Friedrich Hayek publie un ouvrage passé relativement inaperçu à l’époque tant sa thèse paraît radicale – y compris aux yeux de certains économistes libéraux tel Milton Friedman – intitulé The Denationalization of money (Pour une vraie concurrence des monnaies, PUF, 2015). La thèse est sans équivoque : le monopole des États sur la production monétaire est source d’instabilité puisque la monnaie est utilisée à des fins politiques, forçant les banques centrales à procéder à des correctifs sans fins qui nuisent à l’équilibre du système monétaire (inflation) et par conséquent au bon fonctionnement du marché. Reprenant l’axiome fondamental des néolibéraux acceptant la naturalité du marché et l’importance de ne pas laisser la contingence politique perturber son bon fonctionnement, il défend un monde sans banque centrale où les monnaies seraient mises en circulation par des opérateurs privés, telles les banques. Pour la défense d’Hayek, le livre sort en 1976, alors que les économies occidentales sont touchées par une hyperinflation qu’elles ne parviennent pas à réguler suite à l’abandon progressif de la convertibilité en or du dollar sous Nixon entre 1971 et 1976(3). La suite de l’histoire donne d’ailleurs partiellement raison à Hayek, la mise en application des thèses monétaristes par Paul Volcker à la tête de la FED ayant permis de réguler l’inflation, au prix d’une généralisation des politiques monétaires restrictives. Nous entrons alors dans l’ère du fameux « consensus de Washington », véritable coup d’envoi de l’hégémonie néolibérale : la monnaie n’est désormais plus qu’une marchandise dont la production doit être contrôlée par des banquiers centraux indépendants, dont la fonction est d’assurer la stabilité du système financier en assurant la stabilité monétaire, c’est-à-dire en contrôlant l’inflation et donc l’émission de monnaie. Ce consensus de Washington va se fissurer et progressivement se briser à partir de la crise financière de 2008 qui révèle les insuffisances de la théorie monétariste tant pour prévenir la survenance de bulles spéculatives que pour relancer une économie mondiale exsangue. En réalité, la solution pour lutter contre l’hyperinflation proposée par Hayek est plus radicale encore que celle de Friedman et des monétaristes. Il s’éloigne de la théorie quantitative de la monnaie pour défendre sa privatisation pure et simple. D’après Hayek, l’action des banquiers centraux est encore de trop et il faudrait renoncer à l’idée même de monopole monétaire, c’est-à-dire d’une entité centrale seule autorisée à réguler la quantité émise de monnaie. Il démonte dans son ouvrage le supposé mythe de la souveraineté monétaire des États, arguant que celle-ci trouverait son origine dans l’entre-deux guerres et la vision keynésienne de l’économie prévalant à partir des années 1930. Il défend au contraire une concurrence entre monnaies privées afin de réguler l’inflation, considérant que l’alignement des intérêts des particuliers les conduirait à privilégier la stabilité monétaire sur le long terme. Appliquant des thèses bien connues sur les bénéfices collectifs de la libre-concurrence à la théorie monétaire, il propose une solution concurrente de celle des monétaristes pour lutter contre l’inflation. Pourquoi donc sa thèse est-elle restée lettre-morte depuis lors ? Pour une raison simple mais insoluble : sa théorie n’était pas en mesure de garantir le socle de confiance minimale des individus dans une ou plusieurs monnaies privées. Or, une fois abandonné l’étalon-or (ou tout autre étalon de valeur universellement admis) qu’est-ce qui confère à la monnaie sa valeur si ce n’est la confiance que lui accordent ceux qui l’utilisent ?
2. CRYPTOMONNAIES ET BLOCKCHAIN : LA TECHNIQUE POUR « FORCER » LA CONFIANCE
Dans un système de changes flottants, on pourrait arguer que la valeur d’une monnaie n’est rien d’autre que la mesure du degré de confiance d’une société. Degré de confiance, certes, mais confiance en qui ? C’est là tout le problème de la théorie d’Hayek : elle manque d’un point zéro, d’un deus ex machina qui permette de fonder la monnaie.
L’Etat est bien toujours le point zéro de la création monétaire parce que son immortalité théorique est à la source de la confiance qui règne entre les individus »
Or ce point zéro, ce big bang de la monnaie, est historiquement l’Etat. C’est lui qui, même lorsqu’il ne bat pas monnaie, garantit la valeur de la monnaie pour ceux qui l’utilisent. L’Etat est bien toujours le point zéro de la création monétaire parce que son immortalité théorique est à la source de la confiance qui règne entre les individus mortels d’une société qui ne l’est pas. Dit autrement, la confiance ne peut s’auto-instituer, s’auto-fonder au niveau d’une société par simple accord tacite entre chacun de ses membres. C’est ici la loi des grands nombres qui joue : on ne place sa confiance qu’en ceux que l’on connaît et on ne connait jamais qu’un nombre restreint de personnes. Or l’Etat est cette figure tutélaire que chacun connait et reconnait et en qui chacun place sa confiance – ou bien aliène sa souveraineté pour le dire dans des termes dramatiques. En retour l’Etat catalyse la confiance pour irriguer la société : c’est la fonction même et l’essence du droit auquel chacun accepte de se soumettre ou bien de transgresser à peine de sanctions. L’Etat est ainsi l’institution même de la confiance et cette caractéristique est bien à l’origine du monopole étatique sur la monnaie, qui chagrine tant notre ami Friedrich… Si l’on reprend maintenant notre rapide citation de Nakamoto en début d’article, on se souvient que celui-ci parle d’un mécanisme permettant de générer de la confiance sans l’intervention d’un tiers. Est-ce à dire qu’avec le bitcoin, Friedrich Hayek tiendrait sa revanche ? Peut-être bien… Depuis Aristote on reconnait d’ordinaire trois fonctions à la monnaie : 1) être une unité de mesure de la valeur (d’un bien, d’un service) ; 2) être un médium d’échange ; 3) être une réserve de valeur. En un sens, ces trois fonctions sont liées les unes aux autres : on ne peut échanger un bien dans une monnaie que si ce bien est lui-même évaluable dans la monnaie en question. Quant à la troisième fonction, elle dérive des deux premières. Or qu’est-ce que le Bitcoin ? Dans un rapport de 2012(4), la Banque centrale européenne s’intéresse pour la première fois au bitcoin et aux monnaies numériques. Pourtant, alors qu’il existe déjà un règlement européen sur les monnaies électroniques(5), le Bitcoin échappe à cette nomenclature, raison pour laquelle la BCE préfère l’appellation générique virtual currency schemes, ou schémas de monnaie virtuelle. La singularité de ces monnaies virtuelles, à l’image du bitcoin et des autres grandes cryptomonnaies (ethereum, cardano, tezos, litecoin, etc…), est d’être des monnaies pour lesquelles aucune autorité centrale ne valide les transactions. Elles résolvent ainsi une première difficulté technique qu’est la sécurisation des échanges en l’absence d’un tiers de confiance pour valider l’échange, c’est-à-dire en l’absence d’une institutions financière offrant des garanties légales fortes (réglementation spécifique, contrainte du régulateur, etc…).
Les cryptomonnaies promeuvent un modèle horizontal qui défie la loi des grands nombres, c’est-à-dire qui passe outre notre inclination naturelle à ne pas faire confiance à ceux que nous ne connaissons pas. »
Ce point peut paraître anecdotique mais nous allons y revenir car il est essentiel. Elles résolvent ensuite la difficulté essentielle que nous avons évoqué : l’absence d’un catalyseur de confiance exogène, l’Etat ou la banque centrale, qui institue la monnaie comme instrument de confiance. Les cryptomonnaies promeuvent un modèle horizontal qui défie la loi des grands nombres, c’est-à-dire qui passe outre notre inclination naturelle à ne pas faire confiance à ceux que nous ne connaissons pas. C’est bien le point essentiel : comment faire pour qu’une somme indéfinie d’individus inconnus les uns des autres se mettent d’accord pour reconnaître à un actif immatériel (un jeton virtuel) une valeur d’échange ? Comment s’assurer, à rebours, une fois la valeur de la cryptomonnaie fixée, qu’aucun trouble-fête ne tentera de subvertir la valeur de la monnaie virtuelle en rompant la confiance(6) ? C’est là que le processus de validation de la transaction devient essentiel : le mode de validation cryptographique, appelé proof of work(7) preuve de travail, permet d’assurer la sécurisation des blocks de pair à pair. Toute la révolution des cryptomonnaies réside dans l’apport des technologies blockchain qui permettent de sécuriser les transactions entre individus sans l’intervention d’une institution tierce(8). Ainsi la blockchain remplit-elle la première fonction de la monnaie : l’échange. Et comme chacune des trois fonctions de la monnaie est liée à l’autre, le bitcoin parvient à s’auto-instituer comme monnaie. Ce sont les garanties de sécurité offertes par le procédé technique permettant la transaction qui institue la confiance. L’aspect déroutant des cryptomonnaies réside dans le fait que le phénomène de création monétaire se produit à l’occasion de la transaction. C’est donc la faculté de réaliser des transactions qui fonde la valeur de la cryptomonnaie. On comprend donc aisément qu’il ne manquait à la théorie d’Hayek qu’une quarantaine d’années de progrès technique pour passer d’hypothèse fantaisiste à réalité (in)tangible. La technique permet donc de « forcer » la confiance en alignant les intérêts de l’ensemble des participants au processus de création monétaire, les fameux mineurs.
3. AUTORISER, INTERDIRE, ENCADRER ? L’ÉPINEUX SUJET DE LA RÉGULATION DES CRYPTOMONNAIES
Les contempteurs de ces monnaies donnent d’ordinaire les arguments suivants : 1) les cryptomonnaies sont des machines à spéculation ; 2) elles n’ont aucune valeur inhérente puisque leur valeur est exprimée en dollars, ce qui implique donc qu’elles soient convertibles, ce qui revient non seulement à adosser leur valeur à une monnaie émise par une banque centrale mais surtout les rend dépendantes du bon vouloir de ces mêmes banques centrales d’accepter leur convertibilité dans la monnaie nationale. Soit. Ces deux arguments sont tout à fait justes, et il faudrait encore ajouter que certaines cryptomonnaies servent de réserves de valeur pour trafiquants en tout genre du fait de l’anonymat garanti lors des transactions. Pourtant, s’arrêter à ces considérations, qui sont, disons-le encore, toutes justes, revient à passer à côté du point fondamental : les cryptomonnaies sont des formes chimiquement pures de libéralisme appliqué. Entendons-nous bien, que reproche-t-on d’ordinaire aux libéraux et plus spécifiquement aux néolibéraux ? Leur candeur, qui confine au cynisme, lorsqu’ils énoncent comme axiome initial que l’intérêt général est réductible à la somme des intérêts particuliers dans une société donnée. Posant ainsi arbitrairement la naturalité du marché, ils professent une vision théorique du réel dans laquelle tous les individus seraient, par principe, des égaux. Cette vision, ce sont les faits qui la contredisent puisque les acteurs privés agissent dans leur intérêt propre : les intérêts particuliers identiques finissent donc par se regrouper, deviennent des intérêts corporatistes et le marché se structure selon des rapports de force foncièrement inégaux : producteurs / consommateurs, employeurs / employés, grandes entreprises / petites entreprises. Entre acteurs économiques d’un même secteur, la concurrence est asymétrique : le plus gros l’emporte sur le plus petit car il accède plus aisément aux financements dont il a besoin, sa marge de négociation avec ses salariés est plus importante, son outil de production est plus performant tout comme sa capacité à financer son innovation. De même l’influence que leur confère leur poids économique permet aux plus grands acteurs d’orienter le processus d’élaboration normative et de fausser les règles du jeu à leur profit. C’est parce que le marché tend structurellement vers ce type de déséquilibres que la puissance publique intervient par le droit pour corriger les rapports de force, préserver les plus faibles, et ce afin de maintenir in fine la paix sociale. Il y a donc un décalage entre la théorie néolibérale de la naturalité du marché et la pratique du capitalisme qui tend en permanence à désaxer intérêts privés et intérêt général, ce qui justifie en retour que l’Etat joue un rôle économique et social fort, même dans un système de libre-marché.
C’est parce que le procédé technique permet de garantir à la fois la décentralisation de la création monétaire et la confiance entre les individus qu’il est possible de se passer d’un tiers de confiance dont le rôle pourrait être dévoyé. »
Mais qu’en est-il des cryptomonnaies qui visent justement à construire un système horizontal, parfaitement décentralisé, dans lequel ce sont les individus seuls, donc des intérêts privés étrangers les uns aux autres, qui pilotent de façon désintermédiée les transactions et la création monétaire ? En l’absence d’institutions privées telles que les banques et autres institutions du système financier, c’est le processus de validation des transactions qui assure l’alignement des intérêts de l’ensemble des acteurs participants à la création monétaire. C’est parce que le procédé technique permet de garantir à la fois la décentralisation de la création monétaire et la confiance entre les individus qu’il est possible de se passer d’un tiers de confiance dont le rôle pourrait être dévoyé. Est-ce à dire que ces monnaies virtuelles représentent une menace pour la souveraineté monétaire des États, tel qu’Hayek l’aurait appelé de ses vœux ? De prime abord la question semble rhétorique tant le monopole étatique sur la monnaie ne nous semble pas souffrir la moindre exception. Mais la question mérite d’être posée différemment : est-il possible de concevoir un système mixte dans lequel monnaies virtuelles et monnaies émises par des banques centrales coexisteraient ? Aujourd’hui lorsqu’un pays accepte qu’un consommateur règle un achat en bitcoin – à l’image du Salvador(9) qui a récemment adopté le bitcoin comme co-monnaie officielle – ce dernier ne fait qu’utiliser un substitut à sa monnaie nationale qui reste l’unité dans laquelle est exprimée la valeur du bien. De même la valeur d’une cryptomonnaie est exprimée le plus souvent en dollar, son existence même est donc suspendue à sa convertibilité en dollars et donc au bon vouloir de la FED. En revanche, les fluctuations du cours d’une cryptomonnaie – en dehors des évènements cataclysmiques tels qu’un krach boursier – sont essentiellement liées aux innovations technologiques apportées à celle-ci pour garantir sa performance et sa sécurité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la principale menace pesant aujourd’hui sur le développement de l’écosystème des cryptomonnaies réside dans l’incertitude quant à l’attitude future des régulateurs financiers et monétaires. Les récents coups de semonces de la Chine ont été à l’origine, plus encore que les déclarations fantasques d’Elon Musk, d’un crack « cryptomonétaire » au second trimestre 2021 qui a mis fin à plusieurs mois de spéculation haussière(10).
Entre le rêve d’Hayek de privatiser la monnaie et l’interdiction pure et simple des cryptomonnaies, il existe donc peut-être une voie possible de coexistence qui permette de préserver l’avenir d’une expérience monétaire inédite et prometteuse ainsi que le potentiel économique et technologique lié au développement des blockchains. »
Entre le rêve d’Hayek de privatiser la monnaie et l’interdiction pure et simple des cryptomonnaies, il existe donc peut-être une voie possible de coexistence qui permette de préserver l’avenir d’une expérience monétaire inédite et prometteuse ainsi que le potentiel économique et technologique lié au développement des blockchains. Pour l’heure, les États et les banquiers centraux – hormis la Chine qui mène une guerre aux cryptomonnaies au bénéfice de son propre projet de cryptomonnaie émise par sa banque centrale, le e-yuan(11) – se sont accordé pour laisser un tel écosystème se développer tout en définissant les concepts essentiels de cette technologie, posant ainsi les bases juridiques(12) d’une éventuelle régulation à venir. Reste à savoir si celle-ci servira, à terme, une fin préventive ou palliative. RÉFÉRENCES (1) Sur ce thème, voire les deux remarquables ouvrages de Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, dont le premier tome est une critique de l’idéalisme platonicien de La République et le second une critique de la dialectique à l’œuvre chez Hegel et Marx. (2) Livre blanc du bitcoin, traduit en Français. (3) En 1971, Nixon suspend la convertibilité du dollar en or alors que la monnaie américaine est attaquée sur les marchés. Cela lui permet de mettre fin à une situation intenable où les Etats-Unis ne disposent plus des réserves en or suffisantes pour garantir les dollars émis à la faveur de l’expansion économique Américaine et détenus notamment dans d’importantes quantités par des banques centrales étrangères (dont la France, la RFA, le Japon,…) qui pourraient exiger leur conversion en or. En 1973, le régime de change flottants, c’est-à-dire où la valeur de chaque monnaie fluctue librement par rapport aux autres monnaies – en réalité par rapport au dollar –, est adopté par la plupart des pays. En 1976, les accords de la Jamaïque mettent officiellement fin au rôle de l’or dans le système monétaire international. (4)Virtual currency schemes, octobre 2012, BCE (5) Directive 2009/110/CE concernant l’accès à l’activité des établissements de monnaie électronique et son exercice ainsi que la surveillance prudentielle de ces établissements. (6) Le problème de la double-dépense correspond, dans le monde numérique au problème du faux-monnayage. La double-dépense consiste à utiliser plusieurs fois la signature électronique d’un unique coin pour effectuer plusieurs transactions. Cette difficulté provient directement de l’absence d’une entité extérieure chargée de sécuriser la transaction et est renforcée par l’anonymat garanti lors d’une transaction en monnaie virtuelle, à l’inverse d’une transaction entre deux établissements bancaires assurant la domiciliation des comptes et donc l’identification de son porteur. (7) Le procédé de validation dit de proof of work est aujourd’hui sous le feu des critiques. Plus la chaine de blocks s’étend plus il est nécessaire de résoudre des énigmes cryptographiques de plus en plus longues et nécessitant de la puissance de calcul. Plus une blockchain se développe en utilisant ce mode de validation des blocks, plus son empreinte carbone est importante. Pour contrer ce fait, plusieurs cryptomonnaies utilisent une autre forme de validation dite de preuve d’enjeu, proof of stake, en plein développement aujourd’hui. (8) Voir à ce sujet le rapport de l’OPECST, remis le 20 juin 2018 sur les enjeux technologiques des blockchains (9) Le Salvador a adopté le 7 septembre dernier le bitcoin comme monnaie légale, provoquant une vague de protestations dans le pays et entrainant une chute de la valeur de la monnaie le jour de l’entré en vigueur de la mesure. (10) Le 18 mai, la Chine, par la voix de plusieurs institutions publiques, dont la fédération bancaire Chinoise, a intimé l’ordre aux institutions financières nationales de ne pas s’engager dans des opérations de financements en cryptomonnaies. A l’heure où ces lignes sont écrites, la Chine, par la voix de sa banque centrale, a purement et simplement déclaré illégale les transactions en cryptomonnaies – et donc les cryptomonnaies par extension – le 24 septembre dernier. (11) La guerre menée aux cryptomonnaies par Pékin vise avant tout à faire place nette pour sa propre cryptomonnaie émise par la banque centrale, le e-yuan, aujourd’hui en phase de test. (12) La loi PACTE définit, dans le code monétaire et financier, le statut de prestataire de « services sur actifs numériques » (PSAN) à l’article L54-10-2 et définit donc, par extension, les cryptomonnaies ainsi que tout autre actif stocké « sous la forme de clés cryptographiques privées ». Plus récemment, une ordonnance a été adoptée portant sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme applicable aux actifs numérique.

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Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné (par l’Etat)

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James Scott, anthropologue et politiste américain, oriente dans ses travaux son regard vers ce que Denis Constant Martin nomme des « objets politiques non identifiés »(1). Ce sont des objets d’étude qui ne renvoient pas a priori à ce qui est traditionnellement perçu comme légitime dans le champ politique. A l’encontre des théories misérabilistes qui pensent les dominés comme apathiques et politiquement inertes, il appréhende la façon dont certains d’entre eux, privés d’expression politique légitime, arrivent à témoigner d’une forme de résistance. Il donne à ces formes d’expression le nom d’armes des faibles (2). Dans un livre éponyme, Scott analyse les méthodes infra-politiques d’expression du mécontentement, et montre que même dans un contexte de subalternité, des dominés parviennent à manifester leur désapprobation sans jamais entrer ouvertement en conflit avec les dominants. Il décrit par exemple des stratégies de sabotage dans le travail de paysans malais. L’auteur de sensibilité anarchiste va encore plus loin dans l’ouvrage étudié ici, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné. Contestant la sociodicée (c’est-à-dire, une explication et justification théoriques de l’organisation de la société telle qu’elle est) qui fait de l’État le débouché « naturel » de toute société avancée, Scott entend restituer les récits oubliés des subalternes. Ici, le conflit entre dominants et dominés est ouvert et violent.  On doit le terme de Zomia à l’historien Willem Van Schendel. Il désigne un vaste territoire dans le sud-est asiatique qui s’étend sur 2,5 millions de km2, sur lequel vivent actuellement 100 millions d’individus répartis entre sept pays. Des siècles durant et jusqu’il y a quelques décennies, les populations de la Zomia vivaient dans les collines et refusaient catégoriquement le système étatique. Les différents États de l’Asie du Sud-Est, situés dans les vallées de Zomia, échouaient quant à eux à étendre pérennement leur souveraineté sur ces hautes terres.
Déconstruire le mythe civilisationnel
Longtemps dominante dans la politique comparée, la thèse du développementalisme – qui voulait qu’un fil directeur, téléologique, régisse l’histoire des États et des sociétés politiques, depuis la tribu jusqu’à l’État providence occidental – est battue en brèche par James Scott. Il montre dans son livre que les grands récits civilisationnels des États de l’Asie du Sud-Est sont non seulement faux, mais qu’ils ont longtemps été hégémoniques dans l’historiographie. Les sources étatiques sont écrites, donc nombreuses, alors que les sources des subalternes sont principalement orales. Longtemps, elles n’ont donc pas été prises au sérieux. Ces États ont construit un mythe civilisationnel selon lequel ils seraient les garants de la « civilisation » face aux « barbares » non-civilisés. La dialectique qui se noue entre « civilisés » et « barbares », « modernes » et « arriérés », « cuits » et « crus » renvoie d’un côté à un positif, l’État, et de l’autre à un pendant négatif, la Zomia. Dans le discours téléologique de ces États, ces « barbares » sont des populations étatiques en devenir, c’est-à-dire des peuples « en retard » dans la trame historique du progrès. Dès lors, il appartient aux autres États d’encourager, de gré ou de force, ces populations à devenir civilisées. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que, dans le discours étatique, la distinction cru (barbare) / cuit (civilisé) renvoie implicitement à une impossibilité de retour de la vallée vers la colline, puisqu’on ne peut pas repasser de cuit à cru. Les enquêtes ethnographiques nous montrent pourtant une autre réalité, loin du discours officiel. Il est avant tout un paravent, paré des atours de l’objectivité, nécessaire à l’État pour accroître sa main d’œuvre. La norme a été, durant deux millénaires, de fuir l’entité politique qu’est l’État. Les entrées volontaires étaient très rares, la majorité des entrants étant intégrée de force par l’État. Même en comptabilisant les intégrations forcées de populations dans l’État, il semble que la fuite vers les collines ait été bien plus « la norme que l’exception » en Asie du Sud-Est. Scott nous apprend que de nombreux habitants de la Zomia souhaitaient vivre dans les collines – par opposition aux vallées étatiques -, qu’ils habitent déjà dans la Zomia ou qu’ils aient déjà été incorporés dans l’État. Jean Michaud parle à ce titre de « stratégie d’évasion ou de survie ». Les collines, vers lesquelles les populations fuyaient, étaient des « zones-refuges ». Pour des raisons géographiques, les États échouaient souvent à assimiler ces populations des collines qui étaient, de fait, hors de portée des agents étatiques.
Fuir l’État ?
Fuir l’État, c’est donc un choix. Un choix politique. Comment le comprendre ? La puissance d’un État d’Asie du Sud-Est n’était pas mesurable par le PIB, mais par sa capacité à utiliser une main d’œuvre et à s’approprier son surplus agricole. Or cette concentration de main d’œuvre nécessitait un système esclavagiste pour fonctionner. La main d’œuvre était donc souvent composée d’esclaves arrachés, capturés pendant des guerres civiles ou des raids. L’anthropologue Thomas Gibson nous apprend par exemple que jusqu’en 1920 la majorité de la population urbaine de l’Asie du Sud-Est, de la Zomia, était composée soit d’esclaves, soit de descendants d’esclaves. Le système économique était défavorable aux agriculteurs : les États contraignaient les populations à pratiquer une agriculture irriguée, donc imposable par le pouvoir politique, mais pas rentable pour les paysans eux-mêmes. La fiscalité était en effet très pesante pour les habitants, d’autant plus qu’elle augmentait en cas de fuites de populations, qui comme nous l’avons expliqué était la norme. Outre l’esclavage et la fiscalité arbitraire, les habitants des vallées avaient d’autres raisons de fuir l’État, comme la crainte (ou la fuite) de guerres, de razzias etc. Ainsi, la fuite de l’État n’était pas un mouvement absurde, de non civilisé, mais bien un comportement rationnel voire de survie. Comment échapper à cette emprise politique ?  En vivant en hauteur ! Plus l’on se trouvait en altitude, moins la zone était accessible, et moins l’on avait de chance de subir une intégration contrainte dans l’État. Le choix de la mobilité guidait, par ailleurs, le type d’activités et de pratiques auxquelles s’adonnaient les populations de la Zomia. Ainsi, la cueillette – parce qu’elle n’induisait pas de surplus imposable –  et l’agriculture sur brûlis – qui entraînait une diversité de culture trop importante pour être imposée – permettaient d’échapper à l’État. Ces deux pratiques agricoles permettaient, contrairement à d’autres, de profiter entièrement des fruits de son travail, et d’être mobile en échappant à l’État. De plus, certaines structures sociales favorisaient l’autonomie des populations de la Zomia. La tribalité permettait de subdiviser les sociétés en petits groupes pour échapper à l’État, de se « diviser pour être moins dirigé » pour reprendre l’expression de Gellner. L’absence de hiérarchie au sein des sociétés des collines ne permettait pas à l’État d’identifier un interlocuteur représentatif et donc, d’établir un dialogue. Scott prend l’exemple des Gumlao qui avaient une sociodicée qu’on pourrait qualifier de « régicide ». Sociodicée interprétée par l’auteur comme un moyen de museler l’émergence de tout chef, et donc a fortiori de toute appropriation par l’État. Dans cette même logique, et cette thèse est forte tant elle va à l’encontre de nos idées reçues, l’auteur considère que la perte de la littératie – c’est-à-dire, de l’aptitude à lire – est également issue d’un choix politique. Elle peut faciliter la lutte contre l’assimilation de l’État, et permet d’avoir une histoire orale, donc plus fluide dans le positionnement du groupe vis-à-vis des autres groupes. En outre, la fixation des identités est arbitraire et renvoie à une logique politique d’administration des êtres humains. On pense par exemple à Christophe Jaffrelot, politiste spécialiste de l’Inde, qui démontre que les Britanniques ont fixé les castes indiennes (alors qu’elles étaient multiples et mouvantes) au moment de la colonisation afin de faciliter l’administration des Indes. Les habitants des collines savaient « jouer avec les identités » mouvantes, pour décourager l’administration des États de la Zomia. Ces populations disposent d’une sorte de répertoire d’identité mobilisable selon la situation. La peur de l’État est ici raisonnée et raisonnable, et les moyens mis en œuvre pour favoriser l’autonomie de ces populations sont nombreux. Ce livre est original en ce qu’il va à l’encontre des présupposés que nous avons généralement sur le développement de l’État dans le monde. Loin de se contenter d’une analyse exclusivement asiatique, Scott emprunte des exemples de différentes parties du monde semblables à la Zomia, comme l’Amérique du sud étudiée par Pierre Clastres. L’approche constructiviste qui est celle de Zomia dans tout son livre est éclairante, et remet en question les récits essentialisant et naturalisant sur l’État, les identités ou encore les tribus. Il rappelle qu’ils sont relationnels, et socialement construits. Toutefois, quelques critiques peuvent être émises sur cet ouvrage. Scott tombe quelquefois dans la surpolitisation, la surconscientisation des pratiques des subalternes. Il part du postulat que les habitants des collines étaient toujours conscients de la dimension politique de leurs actes : ils seraient, de tout temps et en tout lieu, capables de faire des choix profondément politiques pour échapper à l’État, à travers toutes les stratégies présentées précédemment. La sensibilité anarchiste de Scott a pu l’inciter à orienter quelque peu ses propos, lorsque, par exemple, dans son introduction il présente les structures égalitaires comme la norme dans les zones en altitude, alors qu’on apprend plus tard dans le livre qu’elles ne sont qu’un système parmi d’autres. De plus, chaque pratique est vue comme politique, anti-étatique. Les subalternes ont certes des « modes populaires d’action politique »(3), c’est-à-dire des marges de manœuvre pour contrer les modes d’action des dominants, et il est certain que les récits dominants les négligent, mais tout acte, tout choix de mode de vie, peut être bien plus pragmatique que politique. La cueillette en est un bon exemple. Pour Scott, elle est une action proprement politique tournée vers la lutte contre l’assimilation de l’État. Certes, mais la cueillette est avant tout une pratique agricole qui demande peu de travail et offre une grande diversité d’aliments. Les populations des collines ne sont pas de purs calculateurs omniscients et rationnels qui auraient conscience de la portée anti-étatique de chacun de leurs actes. Scott tombe parfois dans un manichéisme qui semble très réducteur, l’État étant d’après lui inéluctablement oppresseur, alors qu’en face les populations de la Zomia vivraient dans des sociétés parfaitement libertaires et anarchistes. Scott reconnaît également les limites de son enquête. D’abord, elle se limite à l’Asie du Sud-Est jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Les entités politiques évoquées par Scott sont presque toutes esclavagistes. En républicains conséquents, nous sommes attachés à l’État lorsqu’il agit dans l’intérêt du plus grand nombre. Etant lui-même anarchiste, on peut supposer que Scott a, dans une certaine mesure, grossi le trait. Les États sud-asiatiques ont été longtemps esclavagistes, ou du moins furieusement autoritaires. Son analyse fonctionne certainement sur ces pays-là. Mais sa montée en généralité, sur le caractère soi-disant liberticide et violent de l’État en soi, est à notre sens erronée. Il n’est pas dit que ces populations de la Zomia, toutes avides d’indépendance et de liberté, n’auraient pas préféré un État moderne, social et libéral à la tribalité des collines. Le réquisitoire de l’État opéré par Scott se voulait une critique de l’ethnocentrisme européen. En réalité il tend, paradoxalement, à homogénéiser le processus de création de l’État moderne en généralisant les singularités historiques du Sud-Est asiatique. Références (1) Martin Denis-Constant. À la quête des OPNI (objets politiques non identifiés). Comment traiter l’invention du politique ?. In: Revue française de science politique, 39ᵉ année, n°6, 1989. pp. 793-815. (2) Scott James, Weapons of the weak. Everyday Forms of Peasant Resistance, Yale University Press, New Haven and London, 1985 (3) Bayart Jean-François, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979

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« Alors que les avatars du marxisme ont perdu le souffle originaire de la pensée marxienne, alors que la théologie de la libération s’est épuisée, nous retrouvons unis, dans les textes de la constitution correanne, la source retrouvée des deux messages de fraternité humaine »(1). C’est en ces termes très élogieux que le philosophe Edgar Morin fait référence à la Constitution adoptée par référendum en 2008 en Equateur, suite à l’élection de Rafael Correa à la Présidence de la République équatorienne au mois d’octobre 2006. Il considère ainsi que la réforme constitutionnelle impulsée par ce dernier s’appuie à la fois sur des grilles d’analyse marxistes et sur une conception inspirée de la théologie de la libération, imprégnée de l’idée qu’il faut en permanence lutter contre les inégalités économiques et sociales pour améliorer les conditions de vie de la population. En ce sens, l’élection en 2006 du gouvernement de la Révolution Citoyenne, avec à sa tête Rafael Correa, représente la première tentative d’institutionnalisation d’un mouvement d’opposition au néolibéralisme en Equateur. Il estalors intéressant de se pencher sur les modalités d’application des conceptions portées par les acteurs de la Révolution Citoyenne afin de dresser un bilan exhaustif de ce processus politique.
L’arrivée au pouvoir de Rafael Correa et la volonté de “renationalisation” des activités extractives
L’élection de Rafael Correa s’inscrit dans la foulée d’importantes mobilisations sociales qui se tiennent à partir de 2005 pour dénoncer les conséquences économiques et sociales des mesures de privatisation des principaux secteurs économiques progressivement adoptées par les gouvernements qui se sont succédés à partir du début des années 1980, en particulier au cours de la présidence du conservateur Sixto Duran Ballén (1992-1996). Un rapport du Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur, publié en 2008 déclare que dans la population équatorienne, les 20% les plus pauvres touchent en moyenne 2,4% du revenu global en 2004, alors qu’ils en touchaient 4,4% au début des années 19902. Dans ce contexte, à la suite de son élection, Rafael Correa s’engage à réguler les ressources économiques afin qu’elles permettent de financer d’importants programmes de redistribution sociale, en s’appuyant notamment sur les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières. En effet, comme le mentionne explicitement la réforme de la Loi des Hydrocarbures de 1971 adoptée en 2010 : “les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien”(3). Les activités d’exploitation des ressources pétrolières se sont renforcées avec l’arrivée au pouvoir du général Guillermo Rodriguez Lara en 1972. Suite à la découverte d’importants gisements d’hydrocarbures au sein de l’Amazonie équatorienne, ce dernier décide de s’appuyer sur l’exploitation de ces ressources pour financer l’industrialisation du pays. Les gouvernements successifs vont faire le choix de renforcer l’exploitation de ces ressources, pour que l’Equateur se démarque sur la scène internationale comme un pays producteur et exportateur de pétrole. Selon Henry Llanes, spécialiste des politiques pétrolières équatoriennes, au cours de la période s’étendant de 1972 à 2002, les revenus issus de l’extraction pétrolière ont représenté en moyenne 35,7% du budget général de l’État(4). C’est pour cela que Rafael Correa considère qu’il est nécessaire de s’appuyer sur une réorientation des revenus pétroliers vers l’État pour mettre en place des programmes de redistribution destinés à réduire la pauvreté. Il déclare à ce titre : “Le principal objectif d’un pays tel que l’Equateur est d’éliminer la pauvreté. Et pour cela, nous avons besoin de nos ressources naturelles”(5). Pour autant, au sein des mobilisations qui se tiennent en 2005, plusieurs mouvements tels que la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE) dénoncent les conséquences sociales et environnementales des activités extractives. La gestion des ressources pétrolières est alors au coeur des controverses traversant la gauche équatorienne. Dans l’ouvrage intitulé : Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Matthieu Le Quang et Tamia Vercoutere, respectivement politologue et sociologue, expliquent que le courant qualifié d’“éco-marxiste”(6), majoritaire au sein du gouvernement formé par Rafael Correa, ne suscite pas l’unanimité au sein du mouvement Alianza Pais qui a pourtant soutenu sa candidature à l’occasion de l’élection présidentielle de 2006. Ce courant envisage l’État comme un outil permettant de redistribuer les moyens de production et de rompre ainsi radicalement avec le modèle capitaliste. Dans cette perspective, les corréistes considèrent que le principal problème de l’économie équatorienne n’est pas l’extractivisme en lui-même, mais le fait que la part principale des revenus de cette activité revienne au secteur privé et non à l’État. Selon la géographe Marie-France Prévôt-Schapira, à l’image de nombreux pays latino-américains, l’Equateur s’engage, à partir des années 1980, dans un processus de “reprimarisation extractive”(7) défini comme “un nouveau cycle d’exploitation et d’exportation de leurs ressources naturelles” fondé sur une reconfiguration de la participation de l’État au profit du développement de l’initiative privée dans la gestion des ressources pétrolières. Cette dynamique s’opère en parallèle (et est potentiellement encouragée) par la diffusion au sein du continent latino-américain du Consensus de Washington. Il s’agit d’un programme de stabilisation économique et d’ajustement structurel, qui s’inspire des théories économiques de l’Ecole de Chicago, une école de pensée néolibérale, promouvant l’idée selon laquelle l’État doit se désengager du marché économique au profit de l’initiative individuelle. Milton Friedman, l’un des principaux théoriciens du néolibéralisme, déclare à ce titre : « nous supposerons que l’individu qui prend ces décisions agit comme s’il poursuivait et tentait de maximiser un seul but »(8). Le Consensus de Washington encourage ainsi la libéralisation des économies latino-américaines, la privatisation de leurs principaux secteurs économiques et l’abaissement des barrières aux Investissements Directs Étrangers (IDE). C’est donc en réaction aux politiques économiques néolibérales du Consensus de Washington que va se construire la pensée économique des principaux acteurs de la Révolution Citoyenne. En effet, aux yeux de Rafael Correa, la libéralisation des économies est le pilier du capitalisme : c’est donc au néolibéralisme qu’il faut s’opposer afin d’élaborer une politique de rupture avec l’économie capitaliste. C’est parce que le Consensus de Washington encourage la privatisation des principales activités économiques des pays latino-américains que la “reprimarisation extractive” va encourager l’installation de grandes entreprises privées en Equateur. Le néolibéralisme apparaît donc comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant de la majorité des profits issus de l’activité extractive. Ce qui est critiqué est moins l’importance de l’activité extractive dans l’économie équatorienne que sa dimension capitaliste. Le principal objectif affiché par Rafael Correa lorsqu’il arrive au pouvoir est donc de construire un État fort et centralisé, capable de contrôler ses activités et de développer efficacement son marché économique. Cela se traduit notamment par l’adoption, le 27 juillet 2010, d’une réforme de la Loi des Hydrocarbures adoptée en 1971, qui engendre une importante étatisation du secteur pétrolier par le biais de la création de deux organismes : le Secrétariat aux Hydrocarbures, chargé de renégocier les contrats de participation octroyés aux entreprises privées et de l’Agence de Contrôle des Hydrocarbures, qui veille au respect de l’application des clauses contenues dans les contrats renégociés, ainsi qu’à l’application des sanctions à l’égard des entreprises cherchant à contourner la loi.
Le néolibéralisme apparaît comme la cause principale des inégalités car il a encouragé la constitution de monopoles privés bénéficiant des revenus de l’activité extractive.
La construction d’un État fort et centralisé : instrument de l’institutionnalisation d’un anti-néolibéralisme équatorien
Le pendant politique de cette étatisation économique est la volonté d’unifier le peuple équatorien autour du concept de nation. En effet, les corréistes considèrent que les faiblesses de l’État équatorien sont dues au poids de différentes corporations qui défendent les intérêts d’un secteur de la société, au détriment des autres. Or, ces corporations jouent selon eux un rôle prépondérant dans la détermination des politiques économiques en faisant pression sur les gouvernements. C’est pour cette raison que, selon Rafael Correa, la construction d’un État fort et centralisé doit reposer sur une “décorporisation”. Il envisage ainsi l’État comme un outil permettant d’unifier les différents secteurs de la société autour d’une vision et d’objectifs communs sur lesquels doit reposer la nation politique. L’étatisation sur le plan économique, est donc fortement corrélée à la centralisation politique. Il défend l’idée que le gouvernement est le seul à défendre les intérêts de l’ensemble de la nation, alors que les corporations et les différents corps intermédiaires mettent en avant uniquement les intérêts de certains groupes. C’est pourquoi, le gouvernement de la Révolution Citoyenne a fait de la lutte contre la “corporisation” de l’État une priorité. La volonté affichée de gouverner en se passant des corps intermédiaires peut conduire à rapprocher cette politique du populisme. Le populisme est défini par Ernesto Laclau(9) non pas comme un régime politique en soi, mais plutôt comme un moyen d’exercer le pouvoir au sein d’un régime politique. Il distingue la “totalisation démocratique” de la “totalisation populiste”. La première s’appuie sur la logique de la différence, en distinguant clairement les demandes de chaque groupe social ou secteur de la société. Chaque demande nécessite donc des réponses spécifiques. Cette totalisation démocratique annihile toute forme d’antagonistes puisqu’elle considère qu’il n’existe pas des demandes opposées, mais seulement des demandes différentes. Rafael Correa s’oppose à cette totalisation démocratique puisqu’elle encourage le développement de la “corporisation”. A l’inverse, sa conception de l’État s’appuie plutôt sur la “totalisation populiste”, consistant à unifier les différentes demandes autour d’un intérêt commun. Le populisme cherche, selon Ernesto Laclau, à unifier tous les exclus et dominés en leur montrant que leurs problèmes ont une source commune, le néolibéralisme. De ce point de vue, le gouvernement de Rafael Correa, tout comme les théoriciens marxiste, a pour objectif de convaincre toutes les catégories sociales en difficulté que leurs problèmes ont la même source et qu’elles doivent donc se soulever pour renverser le système de domination qui les maintient dans cette situation. Si, dans les deux cas, l’ennemi désigné est le capitalisme, il n’est pas appréhendé de la même façon : en effet Rafael Correa considère que la transition vers une sortie du système capitaliste doit passer par une rupture avec les logiques néolibérales. C’est pourquoi ce gouvernement équatorien a tenté d’y parvenir par le biais d’une institutionnalisation d’un mouvement anti-néolibéral, au travers de la constitution d’un État fort. Pour autant, ce gouvernement ne peut être qualifié d’anti-démocratique. S’il rejette la totalisation démocratique et répand des concepts habituellement attribués au populisme, il est fondamentalement démocratique. Ce gouvernement considère qu’il doit lutter contre les corporations afin de renforcer le lien direct entre lui et le peuple, qu’il estime être le seul représentant légitime des intérêts de l’ensemble de la société. Ce lien direct repose notamment sur le plébiscite, c’est-à-dire que les élections et référendums donnent une légitimité indispensable à la poursuite de la Révolution Citoyenne. La réforme constitutionnelle souhaitée par Rafael Correa dès son arrivée au pouvoir est ainsi adoptée par référendum. Cependant, cette conception de l’État est contestée par les deux autres principaux courants du mouvement Alianza Pais, qui sont qualifiés par Le Quang et Vercoutere d’ “écologistes” et de “culturalistes” – ou d’“indigénistes”.
Les écologistes équatoriens, entre anticapitalisme et anti-extractivisme
L’un des principaux représentants du courant écologiste est Alberto Acosta, Ministre de l’Energie et des Mines au début de la présidence de Rafael Correa. S’il se montre rapidement critique à l’égard du gouvernement, c’est car il n’appréhende pas l’extractivisme de la même manière. Oui, la dimension capitaliste de l’extractivisme a engendré des inégalités, mais il va plus loin et pense que l’extractivisme est, par essence, capitaliste. Selon lui : « l’extractivisme est une modalité d’accumulation qui commença à se forger il y a 500 ans. (…) Cette modalité d’accumulation extractive fut alors déterminée par les demandes des centres métropolitains naissants ». Il explique ainsi que le développement des activités extractives est corrélé au développement des logiques d’accumulation des ressources. L’extractivisme est ainsi l’une des conditions du développement du capitalisme, au niveau national comme au niveau international. Selon lui, l’importance de la pauvreté dans un pays est souvent corrélée à la présence de ressources naturelles. Cela montrerait que l’extractivisme est fondamentalement capitaliste puisqu’à l’échelle nationale, il favorise l’accumulation du capital entre les mains d’un petit nombre d’individus détenant les entreprises qui exploitent les ressources naturelles. A l’image d’Alberto Acosta, les écologistes dénoncent ainsi le fait qu’à l’échelle internationale, le développement des activités extractives renforce le système capitaliste puisqu’il assigne chaque pays à une place précise dans la hiérarchie internationale en fonction de son activité économique. En d’autres termes, l’extractivisme favorise selon eux la logique de la division internationale du travail telle que théorisée par l’économiste libéral David Ricardo. Les écologistes considèrent donc que la priorité est de mettre fin à l’extraction des ressources naturelles.
Le Sumak Kawsay face à l’État-nation
Cette priorité est partagée par les “culturalistes”, qui défendent les volontés de souveraineté territoriale et d’autosuffisance économique des communautés indigènes qui vivent notamment au sein des territoires impactés par le développement des activités extractives. Ces revendications sont notamment portées par plusieurs organisations, comme la Confédération des Nationalités Indigènes de l’Équateur (CONAIE). Les “culturalistes” s’appuient sur le concept indigène de Sumak Kawsay, qui affirme : la priorité de “faire” sur “avoir”, l’adaptation des activités humaines à l’environnement, la valorisation des traditions et savoirs ancestraux et la volonté d’autogestion communautaire, reposant sur le développement d’initiatives locales. Ainsi, on retrouve dans le concept de Sumak Kawsay ceux de la défense du territoire, des identités locales et l’idée d’une relation harmonieuse entre l’Homme et la nature. Les tenants de cette conception considèrent l’être-humain comme faisant partie de l’environnement qui l’entoure et non comme un individu qui entretiendrait un rapport de domination et de prédation avec lui. L’extraction pétrolière entre en contradiction avec les traditions indigènes. Il est ainsi intéressant de constater que les débats relatifs à l’extraction des ressources naturelles sous-tendent deux conceptions bien distinctes de la société. En effet, la défense par le gouvernement de Rafael Correa d’un État fort et centralisé comme le contrepied de l’organisation néolibérale de la société se confronte à la revendication d’un État plurinational, défendu par un certain nombre de communautés indigènes et la CONAIE. Ces derniers défendent ainsi la mise en place d’un État reconnaissant l’existence de différentes nationalités et veillant au respect et à la protection de leurs traditions. Dans cette perspective, plusieurs communautés indigènes ont fait preuve d’une certaine réticence à l’égard de la volonté affichée par le gouvernement d’utiliser les revenus issus de l’extraction des ressources pétrolières dans la construction d’établissements éducatifs. En effet, si le développement d’écoles sur l’ensemble du territoire est perçu comme une condition de l’amélioration de l’accès à l’éducation par les corréistes, cela est ressenti par les peuples indigènes comme une stratégie d’assimilation à un autre modèle de société. Ils perçoivent le développement de ce type d’infrastructures comme une menace pour la préservation de leurs traditions et de leurs savoirs. Le témoignage de plusieurs membres de la communauté Kichwa de Pañacocha est significatif : “Ils sont en train de construire les écoles du millénaire qui cherchent à réunir tous les étudiants de la paroisse de Pañacocha et des communautés aux alentours. Un internat sera créé pour le cycle secondaire pour éviter des dépenses aux étudiants. Mais nous ne savons pas si l’éducation interculturelle bilingue disparaîtra car toutes les écoles seront remplacées par cette école et collège du millénaire, ils ne se rendent pas compte qu’il y a des enfants indigènes et colons”(10). Nous pouvons constater que les divisions autour de la gestion des ressources naturelles ainsi que de la conception de l’État sont structurantes au sein de la gauche équatorienne. Ces lignes de fracture permettent notamment de comprendre la victoire du conservateur Guillermo Lasso face au corréiste Andrés Arauz à l’occasion de l’élection présidentielle qui s’est tenue le 11 avril 2021. En effet, un certain nombre de représentants indigènes ont refusé de se positionner en faveur de Andrés Arauz en raison de leur hostilité affichée à l’égard des corréistes, à qui ils reprochent de défendre un modèle économique portant atteinte à l’environnement ainsi qu’à leur identité. Cependant, il serait malgré tout inexact de considérer qu’il existe un mouvement indigène unifié qui serait inconciliable avec la gauche attachée au concept d’État-nation. En effet, à l’occasion du premier tour de ce scrutin, un certain nombre de communautés indigènes telles que les Shuars ont préféré soutenir Andrés Arauz plutôt que Yaku Pérez, candidat du parti indigène Pachakutik, soutenu par la CONAIE, en affirmant qu’ils accordent la priorité à la lutte contre les politiques économiques d’orientation néolibérale. D’autre part, malgré les importantes lignes de fracture entre les corréistes et la CONAIE, Jaime Vargas, dirigeant de cette organisation, a choisi d’appuyer officiellement Andrés Arauz face à Guillermo Lasso à l’occasion du second tour de ce scrutin. Aussi, une recomposition de la gauche équatorienne sur la base d’un rapprochement entre les tenants des conceptions de la Révolution Citoyenne et une partie des communautés indigènes autour de la construction d’un projet post-néolibéral commun n’est pas à exclure. Références (1)MORIN Edgar, « Préface », juillet 2013 in CORREA Rafael, De la République bananière à la Non République, Les Editions Utopia, novembre 2013, traduction française de l’ouvrage original : CORREA Rafael, Ecuador : de Banana Republic a la No Republica, Debate, décembre 2009 (2)Système Intégré d’Indicateurs Sociaux de l’Equateur (SIISE), “La desigualdad del ingreso en el Ecuador”, Quito, 2008. (3)Asamblea Nacional, Ley Reformatoria a la Ley de Hidrocarburos y a la Ley Orgánica de Régimen Tributario Interno, Registro Oficial n°244, 27 de Julio del 2010 (4)LLANES Henry, Estado y Política Petrolera en el Ecuador, Quito, Ecuador, 2004. (5)CORREA Rafael, « Interview », New Left Review, 77 (5), 2012 : p89-107. (6)LE QUANG Matthieu et VERCOUTERE Tamia, Buen Vivir y ecosocialismo : diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Quito, IAEN, 2013. (7)BOS Vincent, VELUT Sébastien, « Introduction », L’extraction minière entre greffe et rejet, Cahiers des Amériques latines, Editions de l’IHEAL, n°82/2016. (8)FRIEDMAN Milton, Price Theory : A Provisional Text, Chicago, Aldine, 1966. (9)LACLAU Ernesto, La raison populiste, FCE, Buenos Aires, 2005. (10)MARTÍNEZ Esperanza, “Yasuní, el crudo despertar de un sueño !” Informe especial de la situación ambiental y social del Yasuní/ITT Agosto / Octubre de 2012 Quito – Ecuador. www.amazoniaporlavida.org ; Consulté le 05/05/2021.

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Une distinction entre travail domestique et travail productif qui trouve ses origines dans la théorie marxiste, complétée par les théories féministes
Le travail domestique comprend plusieurs dimensions : la reproduction, l’éducation des enfants ou encore les tâches liées au foyer, comme les tâches ménagères ou la cuisine. Silvia Federici résume le travail domestique en trois mots : cuisiner, nettoyer, procréer(1), auxquels elle rajoute le travail sexuel, qui ne sera cependant pas abordé ici. Le travail productif, quant à lui, est celui qui permet de produire des biens et des services, une « plus-value » au sens de la théorie marxiste. Ce travail, contrairement au travail domestique, est rémunéré. Friedrich Engels est un des premiers à parler de cette distinction entre le travail de production et le travail domestique et à la placer au centre de nos sociétés : l’un réalise le travail et la production des moyens de subsistance, l’autre assure l’existence des hommes qui produisent ces moyens(2). Karl Marx, quant à lui, aborde de manière très brève (notamment dans Capital) les questions de reproduction et de travail des femmes, sans pour autant que cela soit dénoncé comme une exploitation. Des féministes après eux ont analysé leurs apports, les ont complétés et ont tenté de lier l’émergence de cette distinction à des phénomènes précis : 1/ L’avènement de la révolution industrielle au XIXe siècle, puis l’émergence des modes de production comme le taylorisme ou le fordisme, dont l’objectif principal est l’augmentation de la productivité notamment par la répétition des gestes, sont les premiers éléments ayant contribué à l’émergence de cette distinction. En effet, pour que la production augmente, les travailleurs et travailleuses doivent augmenter les cadences de travail. Ils sont donc de plus en plus fatigués, si fatigués que les travailleuses n’ont plus assez de temps et d’énergie pour s’occuper du foyer, procréer et assurer l’éducation des enfants. 2/ La montée en flèche du syndicalisme est un autre élément : les femmes, généralement moins bien payées que les hommes, sont perçues comme des concurrentes redoutables, empêchant la conquête de nouveaux droits sociaux et la négociation d’augmentations salariales(3). 3/ Enfin, l’avènement de la propriété privée aurait également contribué à reléguer les femmes du côté des tâches domestiques selon Friedrich Engels. Ces raisons, sans doute parmi d’autres, auraient contribué à l’adoption par certains États de législations contraignant l’accès au travail pour les femmes. Ces dernières, étant désormais reléguées au champ domestique, la figure de la ménagère voit le jour. Elles deviennent ainsi davantage dépendantes de la figure masculine, puisqu’elles ne sont plus autonomes financièrement : on sait pourtant à quel point l’indépendance financière joue un rôle clé dans l’émancipation des femmes. De plus, l’Etat promeut le modèle de la famille nucléaire en établissant notamment dès 1804 l’égalité des héritiers, permettant de normaliser les modalités successorales mais également de protéger les héritages et la propriété. Cela va donc permettre l’accumulation des richesses et l’avènement du modèle capitaliste. Comme l’évoque Silvia Federici, la transition d’un mode de production à un autre (ici le passage au taylorisme qui prend racine dans l’augmentation de la productivité des travailleurs) implique forcément une domestication des femmes, permettant d’encourager la reproduction et donc de donner naissance à de futurs travailleurs(4). La famille nucléaire est à ce titre le modèle parfait pour encourager la procréation : elle repose sur la monogamie, l’hétérosexualité et le mariage en est une des clés de voûte. Certains États, par leur modèle social, ont également promu cette forme de famille, qui est à la plus propice à instaurer un partage genré et inégalitaire des tâches domestiques. C’est par exemple le cas en France avec le système d’aides familiales (exemple des allocations familiales). Le patriarcat peut totalement s’épanouir dans cet environnement puisqu’il s’appuie, selon Hélène Périvier, à la fois sur des règles juridiques comme le mariage et des structures sociales comme la famille(5). Comme nous venons de le voir, avec ces nouvelles législations, les femmes sont reléguées à cette unique forme de travail qu’est le travail domestique. Pour autant, c’est bien le travail domestique qui permet le travail productif. En étant déchargés des tâches afférentes au foyer, les hommes ont plus de temps pour se consacrer à leurs activités, à leur travail et donc sont plus productifs : ils passent des journées et des soirées à travailler toujours et encore plus quand les tâches domestiques sont majoritairement assurées par les femmes. Cela a d’ailleurs bien été illustré par la crise du covid-19 sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Le travail domestique, bien loin d’être accessoire, est le pilier du travail productif.
Le travail domestique, point aveugle des théories économiques libérales
Le travail domestique ne fait pas l’objet d’une prise en compte par les sciences économiques dans la mesure où il ne s’accomplit pas selon les règles de l’échange marchand et ne se soumet donc pas à la loi de l’offre et de la demande(6). Il est donc difficile à quantifier. L’État va progressivement décider d’externaliser une partie des tâches liées au travail domestique, notamment au travers des systèmes de garde. Il sort de la sphère privée et entre dans la sphère publique : c’est ainsi qu’il devient un travail rémunéré. Comment peut-on expliquer qu’il soit gratuit au sein de la famille mais rémunéré en dehors ? Christine Delphy avance la théorie suivante, qu’elle va totalement remettre en cause : le travail domestique reviendrait de fait aux femmes, ce serait simplement le cours des choses, le résultat d’une condition biologique(7). Ces tâches étant naturellement réalisées par les femmes, nul besoin de les rémunérer pour ça ! Toute l’ambiguïté des relations existantes entre travail domestique et travail productif se retrouve dans le calcul du PIB. Ce dernier constitue encore de nos jours le principal indicateur de performance économique et mesure la richesse créée par différents agents économiques (entreprises, ménages…) sur un territoire donné. Il prend donc en compte les tâches domestiques réalisées dans le cadre d’un échange marchand (femmes de ménage, aide à la personne etc.) mais oublie ces tâches dès lors qu’elles sont réalisées par un membre du foyer à titre gratuit. Comme si ce dernier n’était pas producteur de richesses. Pourtant, un rapport publié en 2015 par le McKinsey Global Institute a évalué le travail domestique non-rémunéré, effectué majoritairement par des femmes, à 10 000 milliards de dollars dans le monde chaque année, soit 13% de l’économie mondiale(8). C’est un chiffre colossal. En France, l’Insee a réalisé une enquête similaire, publiée en 2010. Le travail domestique représente 33% du PIB et équivaut à 60 milliards d’heures de travail supplémentaire pour les femmes, soit 3 heures par jour et par foyer(9). C’est pourquoi certains économistes, comme Joseph Stiglitz, se positionnent en faveur de la mesure et de la prise en compte de ce travail domestique dans les indicateurs : le travail domestique effectué au sein du foyer participe au bien-être et améliore les conditions de vie de l’ensemble des membres. Vouloir évaluer le niveau de vie et de bien-être d’un ménage sans prendre en compte ces aspects-là n’a pas vraiment de sens(10).
Le combat féministe doit se mener dans la sphère publique, mais aussi au sein du foyer.
La distinction travail domestique / travail productif s’efface, mais le partage inégalitaire des tâches perdure : exemple de la crise du covid-19
Qu’en est-il de cette distinction entre travail domestique et travail productif aujourd’hui ? Il n’y a qu’à regarder les chiffres : selon l’Insee, en 2010, 70% des tâches domestiques étaient réalisées par les femmes tout comme 65% du travail familial, c’est-à-dire lié à l’éducation des enfants(11). Une autre étude, publiée par Eurostat et l’Insee en 2016 corrobore l’idée que le partage est tout sauf égalitaire : 93% des femmes ayant entre 25 et 49 ans et avec des enfants de moins de 18 ans s’en occupent quotidiennement, alors que c’est le cas pour 74% des hommes. Concernant les tâches ménagères, 80% d’entre elles sont réalisées par les femmes chaque jour, contre 36% pour les hommes(12). Les chiffres sont clairs : les femmes assument encore la plus grande part du travail domestique, que ce soit les tâches ménagères ou celles liées à l’éducation des enfants. Autre fait notable, les femmes se sentent davantage concernées par l’éducation des enfants. Elles sont bien plus nombreuses à prendre des congés pour s’occuper d’enfants malades. Cela entretient, selon la philosophe et féministe Susan Moller Okin, un certain “cercle vicieux” : les femmes ont, la plupart du temps, un salaire plus faible que les hommes et ont tendance à mettre plus facilement leur vie professionnelle de côté, ce qui aggrave encore davantage ce partage inégalitaire des tâches(13). La crise du covid-19 a été assez révélatrice de la persistance du partage genré et inégalitaire des tâches au sein de la sphère familiale. Lors du premier confinement, avec la fermeture des établissements de garde et des écoles, les femmes sont celles qui ont assumé la part la plus importante des tâches domestiques et parentales tout en continuant à travailler. Le recours massif au télétravail aurait pu être l’occasion pour les couples hétérosexuels de partager plus équitablement ces tâches. Il a au contraire fait peser davantage leur poids sur les femmes. Selon un rapport de l’Insee faisant état des inégalités sociales lors du premier confinement, 43% des femmes ont consacré plus de six heures par jour aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants, contre 30% des hommes(14). Le CESE, dans son avis « Crise sanitaire et inégalités de genre »(15), expose des conclusions similaires. Aujourd’hui, les femmes assument à la fois le travail productif, puisqu’elles ont investi massivement le marché du travail, et le travail domestique. La sphère familiale n’est pas non plus un lieu totalement sécurisé : par exemple, pendant la crise du covid-19 et le premier confinement, les signalements de violences conjugales ont augmenté de 40% en France.
Pistes de réflexion pour repenser le partage inégalitaire des tâches au sein de la sphère domestique
Alors, que faire pour repenser le partage des tâches au sein du foyer ? Comment impliquer davantage les hommes dans la sphère domestique ? Plusieurs solutions sont envisageables mais elles ont des limites qu’il convient d’évoquer. 1/ Une première piste peut être celle de la prise en compte par l’État d’une partie des tâches domestiques incombant aux femmes dans le foyer en les externalisant, notamment celles liées aux enfants, par exemple par la multiplication des systèmes de garde. Augmenter le nombre de crèches et les rendre financièrement accessibles est une nécessité pour permettre aux femmes de combiner vie familiale et vie professionnelle. Encourager les entreprises à mettre en place des systèmes de garde pour leurs employés est également une piste. Pour autant, la prise en charge par l’État ne peut être que partielle et concentrée majoritairement sur l’éducation et la garde des enfants. Que se passe t’il lorsque les systèmes de garde ne sont plus en mesure d’accueillir les enfants ? On revient tout simplement au point de départ. La crise du covid-19 illustre cette problématique. Cela n’a pas non plus une incidence notable sur le partage inégalitaire des tâches au sein de la sphère familiale : l’externalisation des tâches domestiques ne permet pas d’encourager les hommes à s’impliquer davantage. La surreprésentation des femmes dans les métiers de garde d’enfants, et plus largement dans les métiers du « care », pose un autre problème. Ces emplois sont généralement mal rémunérés et leur pénibilité est peu reconnue. Enfin, une partie des femmes, faisant partie d’une classe sociale aisée, fait appel aux services de nounous ou encore à des agents (surtout des femmes) de ménages. Peut-on considérer que rémunérer d’autres femmes pour s’occuper de ses propres tâches domestiques soit la bonne manière de s’en émanciper ? C’est d’ailleurs la théorie avancée par Danièle Kergoat et Silvia Federici. Pour elles, le travail domestique est aujourd’hui transféré des femmes des pays du Nord vers les femmes du Sud qui viennent travailler dans les pays du Nord(16). Toutefois, il faut préciser le fait que ce transfert concerne une infime partie des femmes en France, la plupart d’entre elles continuant encore à réaliser elles-mêmes leurs tâches au sein de la sphère domestique. 2/ Une deuxième piste peut être trouvée dans les congés parentaux, notamment paternité. Les inégalités dans ce domaine entre les hommes et les femmes sont criantes : à l’arrivée d’un enfant, les femmes diminuent durablement leur temps de travail alors que les hommes l’augmentent. L’instauration d’un vrai congé paternité pourrait potentiellement permettre d’impliquer davantage les hommes dans la sphère domestique. En France, le congé maternité est de 16 semaines, puis de 26 à partir du troisième enfant. Le congé paternité, lui, est optionnel et est passé de 11 à 25 jours le 1er juillet 2021 : environ 7 pères sur 10 y ont recours. A titre de comparaison, le congé paternité en Espagne est désormais de 16 semaines et est entièrement rémunéré. Le congé paternité n’est pas une révolution en soi. Pour autant, il semble crucial de le repenser. Plusieurs pistes peuvent être explorées : le rendre financièrement plus attractif, augmenter sa durée, ou encore le rendre obligatoire. Si on prend en exemple la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE) d’une durée de 3 ans instaurée en France en 2015, on voit bien qu’il n’est pas assez attractif sur ces aspects, notamment financiers. Afin de ne pas pénaliser les femmes, il est prévu qu’un seul parent puisse prendre 2 ans de ce congé et que l’année suivante soit prise par le second parent. Les 2 ans ont été pris à 98% par des femmes, l’année suivante a été rarement prise par des hommes. Cela peut s’expliquer par la faible rémunération associée, à hauteur de 1/3 du SMIC, soit environ 400 euros par mois. Le levier financier est donc essentiel pour encourager les hommes à prendre un congé. Comment rémunérer correctement les congés parentaux ? Hélène Périvier propose de repenser le quotient familial et d’imposer le revenu au niveau individuel et non pas global, qui favorise de fait le travail des hommes car ils sont généralement mieux rémunérés que les femmes. Réformer le quotient familial en ce sens engendrerait un bénéfice de 3 à 7 milliards d’euros par an(17). De plus, il a également été démontré que les hommes s’occupent davantage des enfants lorsque le congé n’est pas pris en même temps que la mère : cela plaide donc pour la coexistence de congés paternité et maternité désynchronisés. Bien évidemment, l’arrivée d’un jeune enfant peut demander au départ beaucoup d’énergie aux deux parents. Une partie des congés pourrait être prise simultanément, tandis que l’autre serait décidée au moment souhaité par le père et la mère, sur une période pouvant aller de 6 mois à 2 ans après la naissance. Équilibrer le congé maternité et le congé paternité pourrait également participer à la réduction des discriminations que peuvent subir les femmes sur le marché du travail. En effet, embaucher une femme est souvent perçu comme un “risque” pour un employeur, notamment si elle tombe enceinte, ce qui implique de la remplacer et de former une nouvelle personne de manière temporaire. Rendre le congé paternité obligatoire et d’une durée similaire au congé maternité participerait grandement à réduire ce risque et à rééquilibrer la place des femmes et des hommes sur le marché du travail. C’est en ce sens qu’Hélène Périvier considère que le partage inégalitaire des tâches est une question sociale et non pas une question privée, car sans égalité au sein du foyer, l’égalité n’est pas atteignable sur le marché du travail(18). Ces pistes sont certainement incomplètes, il en existe d’autres. Pour autant, elles permettent de souligner la complexité des questions liées au partage du travail domestique de même que l’insuffisance des efforts réalisés par les pouvoirs publics pour y répondre. Les femmes ne devraient pas avoir à choisir ou à opérer des arbitrages entre une vie professionnelle et une vie de famille, quand les hommes ne se posent même pas la question. En l’état actuel, trouver le juste équilibre au quotidien peut s’avérer être une tâche titanesque, surtout en considérant que les femmes prennent à leur charge les ¾ des tâches au sein du foyer. Beaucoup d’entre elles regrettent aujourd’hui cette inégalité dans le partage des tâches domestiques, sans pour autant estimer que cela soit une raison suffisante pour mettre fin à une relation. Une telle inégalité au sein d’un couple engendre une charge mentale conséquente : le combat féministe doit se mener dans la sphère publique, mais aussi au sein du foyer.
La transition d’un mode de production à un autre implique forcément une domestication des femmes (Sylvia Federici).
Références (1)Silvia Federici, Le Capitalisme Patriarcal, La Fabrique, avril 2019 (2)Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884 (3)Silvia Federici, Le Capitalisme Patriarcal, La Fabrique, avril 2019 (4)Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, 1998 (5)(6)Hélène Périvier, L’Économie Féministe, Presse de Sciences Po, octobre 2020 (7)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (8)McKinsey Global Institute, The power of parity : how advancing women’s quality can add 12 trillion to global growth, 2015 (9)Insee, Le travail domestique, 60 milliards d’heures en 2010, 2012, accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967 (10)Rapport de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, Sur la mesure de la performance économique et du progrès social, 2009 (11)Insee, Le travail domestique, 60 milliards d’heures en 2010, 2012, accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/statistiques/2123967 (12)Insee, Eurostat, La vie des femmes et des hommes en Europe, édition 2017 accessible ici :  https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/3142332/index.html?lang=fr (13)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (14)Insee, Les inégalités sociales à l’épreuve de la crise sanitaire : un bilan du premier confinement, France portrait social, décembre 2020 accessible ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797670?sommaire=4928952 (15)Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), Crise sanitaire et inégalités de genre, novembre 2020, accessible ici : https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Fiches/2021/FI11_crise_sanitaire_inegalites_genre.pdf (16)Aurore Koechlin, La Révolution Féministe, août 2019 (17)Hélène Périvier, L’Économie Féministe, Presse de Sciences Po, octobre 2020 (18)Les Couilles sur la Table par Victoire Tuaillon : congé paternité, le miracle ? avec Hélène Périvier, podcast Binge Audio, 14 septembre 2020

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