Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (1/3) : de militant à ministre

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (1/3) : de militant à ministre

Anicet Le Pors, météorologiste de formation devenu économiste, militant syndical, engagé au Parti communiste (PC), ancien ministre de François Mitterrand qui a donné son nom à la loi sur les droits et obligations des fonctionnaires, puis conseiller d’Etat et enfin sénateur, est à la fois un militant et un intellectuel, un homme politique et un serviteur de l’Etat. Il a consacré sa vie au service de l’intérêt général, de la théorie à la pratique. Il a accordé au Temps des Ruptures un long entretien que nous avons divisé en trois parties. L’occasion pour Le Temps des Ruptures de faire connaître aux jeunes générations cette grande figure de la gauche, son histoire mais aussi sa pensée exigeante et d’une actualité brûlante. Première partie consacrée à son parcours.
LTR : Comment, encore jeune homme, entrez-vous en politique ? 
Anicet Le Pors : 

Ma famille est originaire du Léon, qu’on appelle aussi « la terre des prêtres ». C’est en Bretagne, dans le Finistère plus précisément, la partie nord de la mâchoire. L’Eglise a régné sur ce lieu depuis des temps immémoriaux et, à travers mes parents et mes grands-parents, j’ai également reçu cet héritage chrétien. En 1929 ils montent à Paris, d’abord à Versailles puis en différents lieux de la ceinture rouge, pour s’installer enfin au Pré-Saint-Gervais. Pour ma part, j’y suis né en 1931, donc la suite je l’ai vécue ici. Mes premiers engagements politiques se sont faits en direction du christianisme social, du côté du Sillon(1), dont le fondateur est Marc Sangnier. J’étais abonné à la revue Esprit et à Témoignage Chrétien, et j’ai au demeurant décidé d’adhérer à Jeune République, issu du Sillon de Marc Sangnier, en lien avec le personnalisme(2) d’Emmanuel Mounier. Ce sont des noms qui ont été très connus à mon époque.

Mon premier métier, au départ, est d’être météorologiste, et ma première affectation fut à Marrakech. J’ai vu de mes propres yeux l’expérience de la colonisation. Je faisais le catéchisme aux Marocains et ai donc également découvert le clergé colonial, et tout ça m’a désenchanté de la religion. Et pourtant, j’avais failli devenir prêtre quand même ! J’ai adhéré à la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) en 1953, et déçu, j’ai transité vers la CGT, plus à gauche, en 1955. Je rentre en France vers 1957, et je me replonge dans le bain des météorologistes d’ici. Autour de moi, au travail, quasiment tous mes collègues étaient membres de la CGT et adhérents du Parti communiste (PC). J’étais soumis à un pilonnage politique mais, en réalité, je n’attendais que ça ! Ce qui finit par me faire adhérer au PC, c’est le vote sur la Constitution gaulliste en 1958(3). Le Parti communiste était le seul parti qui, dans son entièreté, appelait à voter contre ce qui deviendra la Ve République. Le référendum a lieu le dimanche, avec malheureusement une victoire du « oui », et j’adhère le lundi matin à 8h au PC. J’ai rempli mon bulletin d’adhésion, en expliquant à la personne en face de moi que j’adhérais sans joie, mais qu’il le fallait parce que le PC était le seul à avoir eu le courage de s’opposer au général De Gaulle. J’étais farouchement opposé aux institutions de la Vème République, et je le suis resté. Voilà comment je suis devenu communiste, d’une manière très administrative. Mais ça correspond quand même à des options de fond.

LTR : C’est intéressant parce que vous adhérez au PC dans les années 50, à l’époque où il est un parti de masse avec une teneur idéologique puissante. A l’époque Althusser règne en maître sur la pensée communiste en France, c’est l’intellectuel organique par excellence. Mais vous, vous n’avez pas ce fond marxiste quand vous adhérez ?
Anicet le pors :

C’est un peu plus compliqué que ça. Quand j’étais à Marrakech, je lisais en lecture croisée la Bible et le Capital. Celui qui a provoqué un déclic chez moi, c’est un jésuite, Pierre Teilhard de Chardin. Il a théorisé la loi de convergence complexité-conscience, c’est-à-dire que plus la société devient complexe, plus elle a conscience d’elle-même et de sa complexité. C’est donc un jésuite qui, indirectement, m’a fait adhérer au Parti communiste. Il répondait à une double préoccupation chez moi : sociale-chrétienne d’une part, et scientifique de l’autre – en raison de mon métier- qui me faisait penser que la raison devait conduire vers le progrès. Tout au bout du graphique théorique de Pierre Teilhard de Chardin il y avait un oméga, et chacun était libre d’y mettre ce qu’il voulait : Dieu ou la société sans classe.

LTR : Même si à l’origine votre adhésion est administrative, le travail institutionnel du PC a-t-il progressivement fait de vous un véritable communiste ?
Anicet le pors :

C’était déjà à l’œuvre avant en réalité. Si vous voulez, en raison de mes racines chrétiennes, j’étais a priori réticent lorsqu’on évoquait le communisme. Une fois que vous avez franchi le pas de l’adhésion au Parti, toutes les barrières mentales que vous aviez construites s’effondrent. Elles s’effondrent parce qu’elles avaient avant tout un intérêt rhétorique, pas toujours fondé. Et, à partir de là, je suis devenu un militant de base très actif, discipliné, libre de mes choix.

LTR : Jusqu’à votre entrée au Comité central du Parti en 1979, quelles étaient vos fonctions au sein de l’appareil partisan ?
Anicet Le Pors :

Dans les années 60 et 70 j’ai essentiellement été un militant de base. Vous savez, ça peut étonner aujourd’hui, mais au Parti communiste ceux qu’on faisait monter c’étaient les militants ouvriers avant tout ! On ne regardait pas les intellectuels comme des acteurs du pouvoir, des cadres du Parti. Ils sont des références idéologiques, ils font de la pratique théorique, mais ils ne forment pas l’équipe dirigeante.

LTR : Et quelles étaient vos thématiques privilégiées en tant qu’intellectuel du Parti ?
Anicet Le Pors : 

Progressivement, on m’a regardé comme un expert au sein de l’appareil partisan. J’étais l’un des économistes majeurs du Parti. J’étais responsable des nationalisations et de la politique industrielle, ce qui m’a amené à rédiger cette partie-là du Programme commun(4) avec Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement.

En réalité la majorité de mon activité militante se déroulait à la CGT, et je pense avoir été globalement un bon militant syndical. Quand j’étais au Maroc je m’ennuyais un peu, donc je me suis inscrit en L1 de droit à Marrakech en parallèle de mon travail. Juste pour passer le temps. Et puis après ma première année validée, j’ai arrêté. Et en rentrant en France, j’apprends par hasard que l’économie – qui n’était à l’époque qu’une option de la licence de droit – devient un cursus à part entière. Et j’apprends que, si l’on a déjà une année en droit, on peut la faire valoir en licence économique. Donc évidemment je m’inscris ! C’est au moment du quatrième plan, le plus scientifique, donc à la CGT on critiquait farouchement De Gaulle. Mais c’était médiocre. Je me souviens d’un congrès général de la CGT où Benoit Frachon, secrétaire général de la CGT, disait en ouverture de son discours, « le quatrième plan plan plan rantanplan ». Ça m’a choqué. Si on traite des affaires générales avec une telle désinvolture on a forcément tort.

Cette affaire a eu lieu en même temps que l’ouverture de la licence de sciences économiques, donc j’ai décidé de m’y inscrire pour, ensuite, développer la culture économique de mon syndicat. J’ai fait ma licence, puis un DES (diplôme d’études supérieures). J’ai eu des professeurs remarquables, qui venaient presque tous de la Résistance. Je me suis inscrit pour une thèse que je ne soutiendrai qu’en 1975, avec Henri Bartoli, intellectuel catholique et résistant que j’aimais beaucoup. Le thème de la thèse était « les transferts entre l’Etat et l’industrie ». Ça a donné lieu à un livre, édité au Seuil, paru en 1977, dont le titre est les béquilles du Capital. Sous-entendu, le Capital ne peut tenir que par le financement public de l’Etat, pour lutter contre ce que les marxistes appelaient la baisse tendancielle du taux de profit(5). Tout ça se tient, politiquement, professionnellement, etc. J’en tiens un enseignement philosophique : on ne sait pas où on va, mais on y va. Il faut accumuler des potentiels, il faut penser qu’à tel moment, telle action est essentielle. A un moment, l’opportunité se présente.

LTR : En parallèle de votre parcours militant, comment se poursuit votre métier de météorologiste ? 
Anicet Le Pors :

En 1965, alors que j’étais météorologiste, Valérie Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Economie, crée la direction de la prévision. Giscard, homme de droite, avait rempli cette direction de communistes et de gauchistes, c’est étonnant quand même ! On devait s’occuper des prévisions macroéconomiques, et pointait déjà ce qu’on appelle la RCB, la rationalisation des choix budgétaires. Moi j’étais un canard noir là-dedans, il n’y avait quasiment que des normaliens ou des polytechniciens, de grands intellectuels. C’est assez drôle parce qu’on alimentait aussi bien le cabinet du ministre, que les journalistes de gauche, tout aussi bien que les partis socialiste et communiste ! Puisqu’il s’agissait de faire des prévisions, pourquoi pas les mettre au service du Programme commun. On a mis le Programme commun en musique comme les budgets de la Nation. Pendant trois ans, j’ai travaillé comme jamais, même le samedi et le dimanche. Les gens un peu snobs disaient de moi que je n’étais pas très intelligent, mais que je bossais bien, ça me suffisait amplement. Mais alors arrive mai 68. Tout bouillonne, on se retrouve à la cantine en assemblée générale, et là je suis obligé de me démasquer. Mes collègues découvrent que je suis un marxiste ! Ils tombent des nues, ils voient qu’en plus d’être bosseur, je suis bon orateur. J’ai, à cause de cela, toujours eu beaucoup d’admiration pour VGE. Il a pris le risque de prendre un paquet de marxistes dans son ministère, pour lui fournir des idées économiques nouvelles et qui le surprennent.

LTR : Vous avez adhéré au Parti communiste, vous avez participé à la rédaction du Programme commun, vous avez été dans l’appareil d’Etat, mais vous n’avez jamais fini par adhérer au Parti socialiste, contrairement à beaucoup d’autres. Pourquoi ?
Anicet Le Pors : 

C’est culturel, presque viscéral. Je dirais que je n’ai pas confiance en eux. J’ai vu trop de retournements de veste chez les socialistes. A l’époque, pour citer quelques noms, Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane ou Jacques Fournier étaient d’ardents défenseurs de la propriété publique. Mais Jacques Fournier – qui est toutefois resté un ami jusqu’au bout – n’a jamais pu, par exemple, se départir de son appartenance de caste, il a bifurqué sur une théorie vaseuse de l’Etat stratège. Les socialistes ont évacué la question de la propriété. Au moment des gilets jaunes, j’ai publié une tribune dans L’Humanité, pour répondre à Philippe Martinez qui disait que les gilets jaunes, c’était le Front National. Et Fournier n’avait pas cru bon de s’intéresser plus que ça aux gilets jaunes. Son analyse sur eux tenait en une ligne : « le pauvre discours des gilets jaunes ». C’est montrer qu’on appartient à un monde qui ne connait pas le peuple. Quand son père était médecin, le mien était agent de manœuvre à la SNCF rue d’Hautpoul. On n’est pas du même monde. Ça ne me confère pas la moindre aristocratie populaire pour autant, mais ces gens-là ne connaissent pas le peuple.

LTR : Faisons un saut dans le temps. En mai 1981, François Mitterrand est élu Président de la République. En juin de la même année, les élections législatives portent à l’Assemblée une vague rose – 285 députés socialistes – à laquelle s’ajoutent 44 députés communistes. Comment se déroulent alors les tractations entre le Président de la République et le Parti communiste pour la nomination des ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

A aucun moment il n’y a eu de discussion avant le 22 juin 1981. Les seules négociations qui ont eu lieu se sont déroulées dans la nuit du 22 au 23 juin. On avait perdu au sein de la gauche contre les socialistes. Se posait alors la question de la participation au gouvernement. Est-ce qu’on va avec les socialistes ? Si on y va, sur quelles bases ? Pour quels ministères ? Avec combien de ministres ? J’étais alors élu au comité central depuis 1979, donc j’étais dans les proches de Georges Marchais. Je suis donc dans la boucle de négociation. Il y avait d’un côté Mitterrand, Mauroy, Bérégovoy, Fournier. Et côté communiste, Braibant, Le Pors, Fiterman, Marchais. La communication s’est faite à travers cette chaîne, dans cet ordre précis.

On était donc, le 22 au soir, sur le canapé de Georges Marchais et on réfléchissait à ce qu’on devait faire. On était pour qu’il y ait une proportion de ministres correspondant aux voix obtenues aux législatives au sein de la majorité présidentielle. Mais Mitterrand, dans son livre Ici et maintenant, voulait que ce soit sur la base du nombre de députés à l’Assemblée. Ce qui, compte tenu du scrutin majoritaire aux législatives, a favorisé le Parti socialiste plutôt que nous. Avec leur calcul, ça devait faire 5,6 ministres communistes. Comment on pouvait compter ça ? Un ministre d’Etat ça fait 1,5 ministre ; et quatre ministres.

On mandate donc la délégation communiste pour transmettre cette demande aux socialistes, et on décide d’aller se coucher. Le lendemain matin je me retrouve dans le bureau de Georges Marchais avec Charles Fiterman. Marchais ne voulait pas aller au gouvernement. En fin politique, il savait qu’il y avait un risque à s’écarter de la direction du Parti. Georges Marchais s’adresse à Charles Fiterman et lui dit qu’il doit être le chef de file des ministres communistes. Il lui demande ce qu’il aimerait avoir comme ministère. Fiterman répond qu’il aimerait beaucoup les transports. Puis il se tourne vers moi et me demande quel ministère je souhaiterais obtenir. Je fais une synthèse entre mon passé syndical, ma connaissance de l’administration et ma qualification en politique industrielle et nationalisations : le croisement va vers les PTT(6). On fait donc savoir aux socialistes que Fiterman voudrait les transports et moi les PTT. Ils reviennent assez vite en disant « d’accord pour les personnes, d’accord pour les ministères ».

On attendait la suite, on avait amorcé la pompe. Mais rien ne vient. Bon, on va manger. On contacte Pierre Mauroy après déjeuner pour lui dire « et la suite ? » Mauroy nous dit que le Président Mitterrand dit que c’est terminé. Pas d’autres ministères. Georges Marchais devient furieux et fait savoir à Pierre Mauroy qu’on ne participera pas au gouvernement. Deux ministères c’était ridicule. Mais finalement, après un long travail de Fournier et Braibant dans un café place de la République, on apprend qu’on nous accorde quatre ministres dont un ministre d’Etat. On apprend tout de même que Louis Mexandeau refuse de me laisser les PTT : étrange. Bon, finalement, Charles Fiterman aux Transports ; Jack Ralite à la Santé ; Marcel Rigout à la Formation professionnelle ; et moi-même à la Fonction publique et aux Réformes administratives, délégué auprès du Premier ministre Pierre Mauroy. J’ai accepté parce que je m’entendais bien avec lui, et surtout ministre délégué au Premier ministre c’est, dans la hiérarchie, plus haut qu’un ministre ordinaire ! Ça fait 1,25 ministre. Donc on finit à 4,75 ministres.

LTR : Comment, après seulement quelques années au gouvernement, vivez-vous le fameux « tournant de la rigueur »(7)?
Anicet Le Pors : 

En mars 1983, Mitterrand laisse tomber les orientations du Programme commun pour s’aligner sur Thatcher, Reagan et Kohl, qui avaient été élus respectivement en 1979, 1980 et 1982. C’est le début du néolibéralisme dans le monde. La France n’est pas « en phase » avec ce nouvel ordre mondial. C’est pour cette raison que les communistes décident, en 1984, de quitter le gouvernement.

LTR : Comment se passe, au sein du PC, et à travers les échanges entre le PC et le PS, les discussions autour de la sortie ou non du système monétaire européen (SME) (8) ? Quelle est alors la position du PC ?
Anicet Le Pors : 

En conseil des ministres, Chevènement fait un beau discours pour essayer de conserver la politique socialiste, et donc sortir du SME. Il ne souhaite pas du tournant de la rigueur. J’interviens également à ce fameux conseil des ministres. Je ne dis rien d’extraordinaire, mais j’apporte ouvertement mon soutien à Chevènement, qui était la bête noire des libéraux du PS. Jacques Delors dit alors, en me regardant : « il ne peut pas y avoir deux lignes au gouvernement ». La position du PC était la même, on voulait sortir du SME et poursuivre une véritable politique sociale au service du peuple. Mais le Parti n’est pas beaucoup intervenu malheureusement.

LTR : Comment se déroule alors, en 1984, le départ du gouvernement des quatre ministres communistes ?
Anicet Le Pors : 

Le matin du 18 juillet 1984, on avait voté au Parti, au bureau politique, le maintien des ministres dans le gouvernement. Et Georges Marchais, alors en vacances, est prévenu. Il rentre immédiatement à Paris. Il arrive l’après-midi de ce vote, et impose finalement que l’on vote le départ des ministres.

LTR : Faisons une nouvelle fois un bond en avant. En 1993, vous quittez le comité central du Parti, et en 1994 le Parti communiste lui-même. Comment, personnellement, vivez-vous progressivement cette rupture ?
Anicet Le Pors : 

Je décortique, dans un livre intitulé Pendant la mue le serpent est aveugle, cette mécanique de ma séparation progressive avec le PC. Avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS, on voit en France se développer des nouveaux courants dans le Parti communiste, qui veulent le refonder ou le renouveler. J’en faisais partie. On voulait en France la même libéralisation de l’appareil partisan que ce que faisait Gorbatchev avec sa perestroïka (9). J’étais très libre contrairement à d’autres camarades. J’ai toujours travaillé en dehors du Parti, à la météorologie ou à la direction de la prévision, je n’ai jamais été entièrement inféodé au Parti. Depuis 1985 j’étais de plus au Conseil d’Etat, je n’étais pas dépendant financièrement du Parti communiste, alors que mes camarades l’étaient.

Ils avaient, et ça peut se comprendre, peur de perdre leur poste en critiquant l’appareil politique. J’avais plusieurs revendications en 1990 : 1° supprimer le discours fleuve au début de congrès qui ne servait à rien ; 2° pas de vote sur le rapport introductif au bureau central – parce qu’on discutait puis votait sur un texte sans le modifier, ça ne servait à rien ; 3° la fin du centralisme démocratique (10). Finalement, tous ces points m’ont été accordés quelques années plus tard. J’avais satisfaction sur tout. Je me suis alors dit que j’étais en train de me faire avoir, « il faut tout changer pour que rien ne change » comme dit l’adage. C’est pour ça que je démissionne du comité central en juin 1993, parce que je considérais qu’on se foutait de ma gueule, je ne croyais pas à leurs faux changements. En 1994, je quitte définitivement le Parti communiste, que j’avais rejoint près de quarante ans plus tôt. La même année, je rejoins Chevènement – qui avait quitté le PS – sur une liste aux européennes. La liste a quand même de la gueule. Numéro un, Chevènement, numéro deux, Gisèle Halimi, numéro trois Le Pors. J’ai également suivi Chevènement aux présidentielles de 2002, et ça n’a pas été plus chanceux. Avec le recul, je pense qu’il lui a manqué un 18 juin…

LTR : Pour avoir la stature d’un De Gaulle ?
Anicet Le Pors :

Non, pour avoir une opportunité, une brèche historique où se glisser. Il lui a manqué le coup du destin. J’ai longtemps conservé des rapports amicaux avec Chevènement, un peu moins maintenant parce que je trouve qu’il vieillit mal [rires]. De la même manière, j’ai toujours de très bonnes relations avec les communistes. Tous les deux ou trois mois, l’Humanité me demande d’écrire un article pour eux. Mes amis communistes me disent souvent « toi au moins, tu n’as pas adhéré au Parti socialiste ! »

Références

(1) Mouvement politique fondé en 1894 qui vise à rapprocher République, ouvriers et catholicisme.

(2) Mouvement spirituel et philosophique, fondé sur le respect de la personne humaine, qui se voulait une troisième voie entre le capitalisme débridé et le fascisme.

(3) Le référendum constitutionnel du 28 septembre, qui fonde notre Ve République, est approuvée par 82,6% des Français. Il instaure un régime, quoique toujours parlementaire, qui donne un certain pouvoir au Président de la République.

(4) Le Programme commun est le programme de gouvernement adopté en juin 1972 entre le Parti communiste et le Parti socialiste. En 1977, cette alliance programmatique est rompue, mais le programme du PS en restera profondément imprégné lors de la rédaction de son programme présidentiel de 1981.

(5) En résumé, cette théorie marxiste indique que les capitalistes, pour augmenter leur productivité, sont obligés d’avoir de plus en plus recours à du Capital (machines par exemple) plutôt qu’à du Travail. Or, en théorie marxiste, le profit vient de la valeur ajoutée du Travail. En conséquence, si on diminue la part du Travail dans le mode de production, la valeur ajoutée – donc le taux de profit – diminue.

(6)Postes, télégraphes et téléphones. Administration disparue en 1990.

(7) Bifurcation libérale du gouvernement socialiste en mars 1983 qui décide, pour s’aligner sur l’idéologie libérale de la mondialisation, de tourner le dos aux réformes sociales majeures du début du septennat de Mitterrand.

(8) Système monétaire européen, système instauré en 1979 qui avait pour dessein de resserrer les convergences entre monnaies européennes.

(9) La perestroïka était la grande réforme de la bureaucratie soviétique lancée par Gorbatchev pour impulser un nouveau dynamisme à l’URSS alors calcifiée. Avec la glasnost (politique de transparence et d’ouverture), la perestroïka furent les deux piliers de l’ère Gorbatchev rompant avec l’immobilisme de l’ère Brejnévienne.

(10) Le centralisme démocratique est un concept marxiste-léniniste qui renvoie à l’organisation du parti communiste. En principe, la liberté de parole doit y être consacrée, les débats encouragés, mais une fois le vote effectué c’est l’unité d’action qui prime. 

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Anicet Le Pors, une vie au service de l’intérêt général (3/3) : utilité commune et intérêt général

Dernière partie de notre série d’articles retranscrivant le grand entretien que nous a accordé Anicet Le Pors. Après une première partie consacrée au parcours de l’ancien ministre et une seconde dédiée aux thèmes essentiels de la propriété et de la fonction publique, nous abordons désormais la question de l’intérêt général et de la participation des travailleurs du secteur privé à l’utilité commune. L’occasion de revenir ici sur la figure envahissante du « manager » qui s’impose de plus en plus au sein de l’Etat et aussi de tracer quelques perspectives de changement pour l’avenir.
 

LTR : Je voudrais que nous abordions la notion d’intérêt général qui revient souvent dans vos écrits, comment définiriez-vous cette notion essentielle ?

ALP : Grande question que l’intérêt général ! La théorie néoclassique a essayé d’en proposer une définition minimale dont le principe de base est le suivant : l’individu est un agent économique et un être rationnel, qu’il soit producteur ou consommateur. Il faut donc lutter contre les causes qui peuvent entraver la rationalité du choix. Or la cause principale est l’asymétrie d’information qui existe dans les relations économiques (entre consommateurs et producteurs, entre producteurs, etc…). Le meilleur moyen pour garantir la rationalité du choix de l’agent sans que celui-ci ne soit trompé et remédier à l’asymétrie d’information est de mettre en œuvre les conditions de la libre concurrence[1]. Si ces deux conditions, dont l’une entraîne l’autre, sont réunies (libre concurrence et symétrie d’information) on parvient alors à un optimum social qui est ce que la théorie néoclassique entend par intérêt général.

Le manquement fondamental de la théorie néoclassique est justement, et c’est un lieu commun, qu’elle réduit le citoyen à un agent économique, à un consommateur. Cela limite tout de même drastiquement la portée de la notion d’intérêt général.

Il y a une réflexion féconde, dès la seconde moitié du XIXe siècle, sur la notion de service public justement, c’est ce qu’on a appelé l’école de Bordeaux menée par Léon Duguit, qui a donc très vite rencontré la question de l’intérêt général et a considéré, c’est aujourd’hui une ligne directrice du Conseil d’Etat, qu’il n’appartient ni au juge ni au Conseil d’Etat de définir l’intérêt général et que cela relève du pouvoir politique. Mais, et c’est là le paradoxe, le Conseil d’Etat considère qu’il relève de sa compétence en un sens, de reconnaître là où se trouve l’intérêt général. Par exemple, le Conseil d’Etat dit que l’égalité entre femmes et hommes ou bien la continuité du service public sont des principes d’intérêt général.

LTR : Cette fiction juridique est intéressante puisqu’elle fait de l’intérêt général un signifiant vide, une notion évolutive. Mais comment faire la distinction entre intérêt général et intérêt de l’Etat, ou bien, parce que la notion existe en matière pénale, entre intérêt général et intérêts fondamentaux de la Nation ?

ALP : L’Etat est le fondement, le lieu de sécrétion de l’intérêt général puisqu’il est l’instrument politique suprême. Donc c’est l’Etat qui dit l’intérêt général, nécessairement. Un cas où intérêt général et intérêt de l’Etat deviennent antagonistes, c’est la Révolution de 1789. Quand la Révolution est advenue, la nouvelle contradiction a été, à ce moment, entre les citoyens et l’Etat, avec d’ailleurs pour les citoyens une déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et pour l’Etat, une constitution.

L’intérêt général est, dans l’absolu, une notion contradictoire : il n’y a pas d’intérêt général qui puisse être défini, fixé une fois pour toute, et on peut s’en féliciter.

L’intérêt général se manifeste par le peuple, dans la forme des différentes structures (partis, mouvements, syndicats, associations, fondations, etc…) qui émergent et sont la traduction, dans le champ politique, de la pluralité de la notion. Et c’est le vote qui tranche.

Par exemple, il faut bien admettre que les Gilets jaunes ont été des acteurs de l’intérêt général, en même temps que de leur intérêt tel qu’ils le concevaient.

L’intérêt général, comme la laïcité, sont des processus de création continue, ils existent sans jamais être parfaitement identifiables et ils évoluent. Il faut admettre la contradiction. Si on ne l’admet pas on érige un dogme et à ce moment-là, c’est fini ! Le Conseil d’Etat joue un rôle très important pour assurer la plasticité de la notion, un rôle ambigu mais tout à fait essentiel.

LTR : Vous faites une histoire des grandes tendances qui ont structuré l’Etat, la première est un mouvement croisé de sécularisation / affirmation dont vous faites remonter l’origine à Philippe le Bel, la seconde sur la socialisation croissante du financement des dépenses essentielles pour maintenir la cohésion de la société…

ALP : Je commence effectivement toujours mes conférences par une référence à Philippe Le Bel, mais je pourrais remonter plus loin encore je pense.

Pour vous répondre brièvement, j’ai toujours dit et répété qu’aucun président de la République ne parviendrait à faire baisser les prélèvements obligatoires. Lorsqu’un candidat à la présidence explique dans son programme qu’il va supprimer plusieurs centaines de milliers d’emplois publics et baisser de X% les dépenses publiques, c’est toujours en vain, et pour une raison simple : parce que la pression des besoins dans une société comme la nôtre est au mieux constante, si ce n’est croissante.

LTR : C’est toute la question, sur la socialisation croissante de ces dépenses, comment peut-on l’expliquer ? Est-ce une expression des besoins ? Un développement intrinsèque de l’Etat ?

ALP : Je pense que la réponse apportée par Emmanuel Macron à la crise économique liée à l’épidémie de covid-19 est un bon exemple : alors même qu’Emmanuel Macron est un pur produit du néolibéralisme, il a été le président du « quoiqu’il en coûte ». Ce n’est pas pour ça que c’est un grand réformateur ou un révolutionnaire mais il y a, si vous voulez, une pression des besoins qui est évidente. Mais, pour être parfaitement honnête, ce que je dis là, sur la socialisation croissante des dépenses, c’est une observation, un constat empirique indéniable, mais je ne suis pas en mesure de l’expliquer. Je pense que c’est un champ justement qu’il faut davantage investiguer !

LTR : Vous évoquez régulièrement la possibilité de créer un véritable statut des salariés du secteur privé, c’est une idée très intéressante. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

ALP : C’est une histoire qui vient d’un peu loin… Dans la décomposition ambiante, il y a aussi la pensée syndicale qui est un peu décomposée aujourd’hui. Sous la direction de Bernard Thibault, il y a eu, aux alentours des années 2004-2005, un congrès durant lequel a été mis en avant l’idée d’un nouveau statut du travail salarié. C’était l’une des conclusions du congrès et l’on avait chargé Mireille Dumas, longtemps membre du CESE et ancienne fonctionnaire des postes, de réfléchir à ce sujet. Elle n’avait rien trouvé de mieux à faire que de proposer d’en finir avec le statut pour le remplacer par une convention collective pour l’ensemble des salariés du secteur public !

En 2009 la CGT a repris cette proposition dans un numéro du Peuple : puisqu’il y avait à l’époque 15% de contractuels au sein de la fonction publique, ils se sont demandé s’il était finalement  opportun de différencier le droit du travail entre fonctionnaires et salariés du privé. Certains sont allés jusqu’à dire qu’au fond, le statut était assimilable à une convention collective pour salariés de la fonction publique. Je me suis élevé contre cette idée complètement aberrante en bureau confédéral. Je leur ai dit qu’ils faisaient tout à fait fausse route, qu’un tel projet entérinait la dissolution de l’intérêt général, de l’idée même de service public et consacrait le manager comme figure de proue de la société, y compris au sein de la sphère publique. Ils se sont amendés en 2011 mais enfin ils avaient failli tomber dans le panneau !

Partant de cette mésaventure, j’ai voulu apporter une réponse à cette question de l’avenir du salariat, notamment dans le secteur privé. Il m’a semblé qu’il fallait défendre l’idée ancienne que la référence en matière de droit social devait demeurer le statut des fonctionnaires, et surtout pas le droit du travail privé.

L’idéal défendu dans le statut me semble être une bonne boussole. Donc j’ai considéré qu’à partir du code du travail on pourrait et on devrait créer quelque chose comme une « sécurité sociale du travail » par exemple ou bien une sécurisation des parcours professionnels. C’est-à-dire inscrire dans le code du travail un socle minimum de grands principes, droits et devoirs qui consacrent la participation des salariés du privé à l’utilité commune. Je plaide donc pour que ces derniers bénéficient de certaines garanties qui ne sont pas celles accordées aux salariés chargés de la défense de l’intérêt général, les fonctionnaires, mais suffisantes pour leur conférer une dignité au travail consacrant leur utilité dans la société. J’ai fait un article à ce sujet dans la revue de droit du travail de mars 2010, donc avant la remise au point de la CGT de 2011 mais après l’article de 2009.

L’idée était de consolider par la loi, et non par décret comme pour une convention collective, le statut des salariés du privé, d’où le titre : « statut législatif du travailleur salarié du secteur privé ».

Parallèlement, j’ai toujours défendu une approche en cercles concentriques afin de défendre les droits des salariés. Premièrement, je pense qu’il faut favoriser les échanges entre représentants des trois fonctions publiques (fonction publique d’Etat, fonction publique territoriale et fonction publique hospitalière). Aujourd’hui les représentants de ces trois sous-ensembles du fonctionnariat ne se rencontrent pas suffisamment.

Le second cercle est élargi aux salariés du secteur public qui jouissent d’un statut, donc les salariés de la SNCF, de la RATP, d’EDF, etc… Ce second cercle englobe tous ceux qui sont aujourd’hui des salariés « à statut » pour ainsi dire et qui ont intérêt à travailler ensemble.

Le troisième cercle est, bien entendu, celui des salariés dans leur ensemble, donc des salariés du secteur public et du secteur privé, afin déjà de faire taire cette rivalité ridicule et encouragée par certains cyniques et qui dépeint les fonctionnaires comme des nantis qu’il faudrait aligner sur le régime privé. D’où l’idée d’un statut du salariat privé qui tendrait davantage vers l’idéal qui transparait dans le statut général des fonctionnaires de participation à l’utilité commune.

LTR : Comment définir la figure contemporaine du manager, consacrée au sein de l’Etat depuis maintenant une vingtaine d’années avec la mode du New public management, et pourquoi est-elle insoluble dans l’idée même de service public ?

ALP : Ça se comprend tout à fait si vous analysez la loi organique relative aux lois de finances (LOLF, qui fixe la structure des lois de finances de l’Etat ainsi que ses modalités d’examen par le Parlement, ndlr) et la réforme générale des politiques publiques (RGPP, politique publique mise en œuvre sous Nicolas Sarkozy visant à réformer en profondeur le fonctionnement de l’Etat, ndlr). Pour la RGPP, Nicolas Sarkozy avait fait appel à des cabinets privés pour déterminer ce qu’il fallait supprimer au sein de l’Etat comme services et comme politiques publiques, et le cabinet avait inventorié environ trois-cents mesures. Idem pour la LOLF, qui consacre l’asymétrie entre les différents types de crédits (dépenses d’investissements, dépenses de fonctionnement, dépenses de personnels, dépenses d’intervention, dépenses d’opérations financières) et segmente les budgets en créant des catégories pour lesquelles les dépenses sont non-fongibles (par exemple vous pouvez utiliser les crédits de personnels pour toute autre dépense, mais l’inverse est impossible). Si vous ajoutez à cela le principe d’annualité budgétaire, et le principe de performance, omniprésent, vous comprenez qu’il devient difficile de mener une politique publique de long terme.

Mais, si vous voulez, l’irruption de cet esprit managérial dans la gestion de l’Etat, c’est quelque chose qui fleurit d’anecdotes que j’hésiterais même à raconter. Par exemple, la loi du 6 août 2019 sur la transformation de la fonction publique consacre le principe selon lequel le rôle du chef d’équipe est de lever toutes les contraintes qui peuvent gêner le travail de son équipe et, en particulier, c’est à lui que revient de mettre en place les lignes directrices de gestion qui sont décidées « en haut » et qui descendent. Et la seconde chose gênante, c’est bien entendu les batteries d’indicateurs toujours plus importantes pour mesurer la performance. On ne juge donc plus du tout les fonctionnaires par rapport à leur responsabilité ou à l’idée qu’ils se font de l’intérêt général, on leur demande simplement de rendre des comptes. C’est une régression par rapport à la conception du fonctionnaire citoyen.

 Le rapport Silicani (livre blanc sur l’avenir de la fonction publique, rendu en 2007 au Gouvernement par le conseiller d’Etat Jean-Ludovic Silicani, ndlr) , diligenté par Nicolas Sarkozy, et qui a été mis en échec fort heureusement, avait trois objectifs : faire échec à la loi par le contrat (recours massif aux contractuels) ; faire échec à la fonction par le métier (favoriser l’organisation de la fonction publique en métiers, c’est-à-dire en compétences) ; faire échec à l’efficacité sociale de la structure et du collectif par la mesure de la performance individuelle. Et qu’est-ce que l’efficacité sociale ? C’est nécessairement plus vaste que la performance économique. Lorsque je travaillais à la direction de la prévision, nous avions commencé à travailler sur ce sujet, à essayer d’établir des grilles multicritères pour traduire la pluridimensionnalité de la notion, mais cela était difficile.

Je vais vous donner un exemple amusant : on nous avait à l’époque demandé de déterminer l’utilité sociale d’un barreau d’autoroute et dans le rapport coût / avantage du barreau d’autoroute, on avait marqué : dédommagement du pretium doloris (compensation financière, ndlr) du chagrin de la veuve des futurs accidentés de la route. Autrement dit nous ne savions pas faire autrement que de tout monétiser ! On ne savait pas prendre en compte ce que Marx appelait la valeur d’usage, on ne savait, en bons économistes, qu’évaluer la valeur marchande. C’est un problème théorique majeur parce que les valeurs d’usage ne sont foncièrement pas commensurables. D’où la nécessité de compenser le handicap théorique et économique par la démocratie : si ce n’est pas mesuré ni mesurable, on discute, et chacun fait valoir la valeur d’usage qu’il accorde au fait considéré.

Il y avait une méthode qu’on appelait la méthode ELECTRE (élicitation et choix traduisant la réalité, ndlr) : face à un problème pour lequel on ne sait pas évaluer correctement, on réunit des gens qui sont parties-prenantes et on leur soumet un QCM, puis on produit des statistiques à partir de l’agrégation des réponses. Puis on leur présente cette statistique moyenne et on les invite à se positionner par rapport à celle-ci, c’est-à-dire qu’ils peuvent reconsidérer leur choix initial après avoir pris connaissance de la moyenne ou de la médiane. L’idée sous-jacente était que chacun prendrait en compte le choix moyen ou médian, c’est-à-dire l’opinion de l’autre et donc que les résultats finiraient par converger. Evidemment, avec ce type de méthode on court un risque, car on peut converger sur un argument démagogique par exemple, mais la méthode était intéressante.

Tout ça pour vous dire que lorsqu’on arrive au bout des capacités de calcul, la démocratie, la délibération doit prendre le relais. Ce qui n’empêche pas ensuite de retrouver une approche statistique pour objectiver le résultat de la délibération.

LTR : Une dernière question, très générale, sur le siècle que nous vivons et que vous qualifiez, dans le sillage d’Edgar Morin, de siècle des métamorphoses. Voyez-vous aujourd’hui se dessiner le point d’arrivée de cette métamorphose ?

ALP : Je ne sais pas répondre à cette question, malheureusement. Je sais simplement qu’il y aura un point d’arrivée mais je ne sais pas ce qu’il sera. Si vous voulez, les contradictions sont aujourd’hui tellement exacerbées, on parle beaucoup du climat mais il n’y a pas que ça, il y a bien-sûr les inégalités ! Ça m’ennuie de ne pas savoir quelle sera la réponse, parce qu’il y aura bien-sûr une réponse. Je crois fondamentalement que le XXIe siècle sera l’âge d’or du service public, mais je ne pense pas que cela pourra advenir sans une catastrophe. Les nouvelles donnes n’arrivent jamais sans un état de crise particulièrement grave, et potentiellement violent. C’est pour cela qu’en l’état actuel je ne suis pas pour une constituante ou une nouvelle République. Pour qu’il y ait une nouvelle constitution, il faut trois choses : que la constitution présente soit récusée avec un quasi-consensus ; qu’il y ait une idée consensuelle sur ce que doit être la nouvelle constitution ; qu’un évènement de rupture se produise. Aucune de ces trois conditions ne sont réunies aujourd’hui. Une présidentielle n’est pas un évènement d’une ampleur suffisante, pour un changement profond, il faut un choc, un traumatisme, même si je ne peux pas le souhaiter.

Mais je pense malheureusement qu’il n’y aura pas non plus de gauche, de gauche nouvelle par simple évolution des modes de scrutin. Pour les jeunes comme vous, j’ai conscience qu’une telle réponse est pathétique et décevante, mais c’est aussi l’aventure de la vie ! J’ai connu l’occupation et la libération, j’ai vu des femmes tondues en 1945 ! J’ai connu tout cela, et je sais à quel niveau doit se situer l’ampleur du traumatisme pour qu’il y ait une vraie métamorphose, même si on ne peut pas préconiser ni souhaiter cela. C’est à vos générations de tracer une voie, de faire ses choix pour l’avenir !

Références

(1)Dans la théorie néoclassique, la libre concurrence est vue comme le moyen de lutter contre une tendance inhérente des agents économiques à vouloir organiser les conditions de l’asymétrie d’information à leur profit. La concurrence parce qu’elle donne le pouvoir de choisir entre différentes possibilités au consommateur, ou au producteur dans les relations entre producteurs, lui rend ainsi le pouvoir en incitant les producteurs à se conformer à la demande du consommateur pour gagner des parts de marché. C’est notamment pour cela que les lois sur la concurrence punissent particulièrement sévèrement la notion de cartel qui est une entente entre producteurs pour maintenir, dans un marché concurrentiel, une asymétrie d’information. Pour cela aussi que la question de la transparence est particulièrement prégnante dans les systèmes concurrentiels où les associations de consommateurs sont structurées et influentes.

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Les femmes dans l’Histoire : une réhabilitation des « grandes oubliées » par Titiou Lecoq

Culture

Les femmes dans l’Histoire : une réhabilitation des « grandes oubliées » par Titiou Lecoq

Il est monnaie courante de mettre en avant l’Histoire construite du point de vue des gagnants. La plupart du temps, les femmes, les minorités, en sont effacées. Au travers de ce livre, Titiou Lecoq étudie le rôle et la place des femmes dans différentes périodes historiques. Elle réhabilite certaines personnalités qui ont été utilisées pour justifier l’exclusion des femmes de la sphère publique (on pense à l’exclusion des femmes de la royauté par la loi salique, à la figure de Jeanne d’Arc, etc.) et met en avant ces femmes que l’Histoire a oubliées. Ce livre rappelle que oui, les femmes ont toujours vécu et participé, au même titre que les hommes et malgré les restrictions imposées par le cadre législatif et par le cadre social, à la construction de l’Histoire. Il est temps de “lutter contre l’oublioir”(1) .
Des femmes guerrières et chasseuses

Pendant la période préhistorique, les historiens supposent que différents modèles de sociétés ont vu le jour et se sont côtoyés. Un présupposé serait commun à ces sociétés : les femmes n’étaient pas des chasseuses, car ce travail était trop physique. Elles se dédiaient principalement à la cueillette et à l’éducation des enfants. Ces affirmations sont contredites par plusieurs éléments :

  1. Par les fouilles (on pense à celles de Randal Hass) : sur les corps, identifiés comme féminins, des blessures de guerres ont été retrouvées. Des objets utilisés pour chasser étaient également disposés à côté de ces corps. Certains mythes, comme celui d’Atalante, évoquent cette figure de la femme chasseuse : enfant du roi Iasos qui décide de l’abandonner car ce n’est pas un garçon, elle est élevée par une ours. Elle devient une redoutable chasseuse, on lui demande même de faire partie de l’expédition destinée à tuer le sanglier de Calydon, accompagnée des meilleurs chasseurs du royaume.
  2. Concernant la cueillette, les femmes assuraient majoritairement cette activité. Pour autant, ce travail n’était pas moins physique que la chasse : selon les ethnologues, les femmes pouvaient marcher jusqu’à 20 kilomètres par jour, sans compter qu’elles transportaient des kilogrammes de nourriture.
  3. Enfin, les sociétés de l’époque étaient majoritairement organisées autour de l’alloparentalité, c’est-à-dire la mobilisation de la totalité du groupe pour s’occuper des enfants, bien différent de la conception actuelle de la femme au foyer. Les femmes n’étaient donc pas reléguées à la sphère familiale.

Titiou Lecoq reproche à de nombreux historiens d’avoir pensé la division du travail de ces sociétés selon le modèle occidental aujourd’hui dominant : les affirmations précédentes démontrent que la réalité était plus complexe.

La naissance d’une femme, erreur de la nature, s’expliquait à l’époque par un problème de température ou par un sperme de mauvaise qualité : des explications « scientifiquement prouvées » évidemment…

Autre figure oubliée, celle de la guerrière. Les Amazones, ou les peuples nomades (souvent qualifiés de “barbares”) – on pense notamment aux Scythes – en sont un bon exemple : les femmes n’étaient pas exclues de l’activité guerrière, pourtant perçue comme masculine notamment par les autres populations dites “civilisées”. Bien que les peuples barbares n’étaient pas purement égalitaires, ils apparaissent plus progressistes concernant l’inclusion des femmes dans le collectif que les peuples dits “civilisés” comme les Grecs. Athènes est à l’origine de ce qu’on appelle la démocratie directe : pour autant les femmes (comme les esclaves) en étaient totalement exclues et étaient perçues comme des “hommes ratés”. La naissance d’une femme, erreur de la nature, s’expliquait à l’époque par un problème de température ou par un sperme de mauvaise qualité : des explications « scientifiquement prouvées » évidemment…

Des femmes reines

La réhabilitation des figures de la chasseuse et de la guerrière contredit un important stéréotype : les femmes ne sont pas capables de violences, d’esprit vengeurs, elles ne peuvent être autre chose que douceur. Pourtant une femme, au même titre qu’un homme, peut être guidée par un esprit vengeur, par la volonté de conquérir et de posséder le pouvoir. Il suffit d’étudier par exemple la période mérovingienne, bien avant la mise en place de la loi salique empêchant les femmes de régner, pour s’en rendre compte. Pour rappel, les femmes pouvaient accéder au trône de trois façons : A/ par la régence, la fonction royale est exercée par une personne de la famille royale en cas d’incapacité ou d’absence du titulaire du trône (une mère qui assure la régence de son fils mineur : comme Anne d’Autriche pour son fils Louis XIV), B/ par la lieutenance, le souverain délègue son pouvoir à la reine en cas d’absence, C/ la corégence, la mère du prince exerce le pouvoir lorsqu’il est absent. Brunehaut (546-613) et Frédégonde (547-497) ont régné pendant de nombreuses années sur les territoires francs, pourtant il est assez rare d’en entendre parler[1]. Ces reines se sont menées une “faide-royale” ce qu’on appelle également une vendetta (Frédégonde est accusée par Brunehaut d’avoir assassiné sa sœur avec qui était marié le frère de son premier mari, le roi franc Sigebert I). Elles ont chacune assuré à plusieurs reprises la régence pour leurs fils, petits-fils ou arrière-petits-fils (Brunehaut a assuré la régence de son fils Junior, puis pour les fils de ce dernier, ou encore de son arrière-petit-fils : elle aura régné près de 40 ans). Ces figures, trop vengeresses, ont ensuite été utilisées pour justifier l’exclusion des femmes du pouvoir… Comme si au travers de l’Histoire, de tels épisodes ne s’étaient pas reproduits, sous la volonté des hommes… Messieurs, entre trop vengeresses ou trop douces, il faut choisir !

Pourtant une femme, au même titre qu’un homme, peut être guidée par un esprit vengeur, par la volonté de conquérir et de posséder le pouvoir.

L’invention de la loi salique en 1316 va sceller le sort des femmes héritières : Jeanne de France, seule héritière, se voit dérober le trône par son oncle. Pour entériner cette situation, l’Eglise va exhumer et remanier un vieux texte, appelé la loi salique, interdisant à toute femme descendante d’accéder au trône. Comme le rappelle Titiou Lecoq, de grandes femmes ont régné à travers l’histoire, parfois sans titre de régence : Isabeau de Bavière, Anne de France, Anne de Bretagne, Catherine de Médicis, etc. Pourquoi parle-t-on si peu de ces femmes ?

L’invisibilisation des femmes : dans la production artistique, scientifique, intellectuelle et dans la langue

Les femmes ont été, au fil des siècles, invisibilisées de nombreux secteurs. Premièrement, au sein de la langue française, notamment en faisant disparaître certains mots féminisés que l’on retrouve dans les registres des métiers des différentes époques, ou certaines règles de grammaire. En effet, de nombreux métiers avaient durant le Moyen Age et jusqu’au XVIIème siècle leur pendant masculin et féminin, constitués à partir d’un radical : chevaleresse, écrivaine, poétesse, artisanes, médecines, mairesses, orfaveresses, maréchales-ferrants, autrice, agente, etc. Supprimer le pendant féminin d’un métier, c’est omettre le fait qu’une femme puisse l’occuper. Ce mécanisme a participé à invisibiliser les femmes des différentes sphères et corps de métiers.

L’effacement des noms de professions dans leur version féminisée, la suppression de certaines règles grammaticales : cela démontre bien une volonté non pas de neutraliser la langue, mais de la masculiniser.

De plus, certaines règles grammaticales ont été supprimées par l’Académie Française, sans raison apparente : on pense notamment à l’accord de proximité, issu du latin. Cette règle avait pour objet d’accorder l’adjectif qualificatif avec le mot le plus proche auquel il se rapporte : “J’étais née pour moi, pour être sage, et je la suis devenue” (extrait du Mariage de Figaro, acte III, scène 16, édition originale).

L’effacement des noms de professions dans leur version féminisée, la suppression de certaines règles grammaticales : cela démontre bien une volonté non pas de neutraliser la langue, mais de la masculiniser. On pourrait penser que ces modifications avaient pour objet de rendre plus accessible la langue française : argument qui ne tient pas la route, car la langue française est une langue bien complexe à apprendre, du fait de ses nombreuses exceptions et particularités. Pourquoi simplifier uniquement les lois et éléments introduisant une stricte neutralité entre le féminin et le masculin ?

Comment ne pas mentionner toutes ces femmes qui ont, parfois seules, parfois accompagnées d’un partenaire masculin, réalisées des découvertes d’envergure sans que leur nom soit mentionné, si on ne comptabilise pas les fois où ces découvertes ont tout simplement été volées par des hommes : on appelle cela “l’effet Matilda[1]”. De nombreuses initiatives sont aujourd’hui mises en place pour réhabiliter les femmes dans les sphères artistiques, ou encore scientifiques : le collectif Georgette Sand avec “ni vues ni connues” permettant de faire connaître les femmes peintres, les journées du matrimoine qui ont lieu en même temps que celles du patrimoine, etc.

L’invisibilisation des femmes dans les combats révolutionnaires et leur immobilisation par différents moyens

Il est commun de minimiser le rôle des femmes dans les épisodes révolutionnaires français : on pense notamment aux journées du 5 et 6 octobre 1789, où les femmes étaient nombreuses à réclamer des moyens de subsistance, notamment du pain. Les femmes se sont mobilisées pendant la Révolution : elles écrivent, participent aux assemblées (on les appelle les “tricoteuses”), assassinent. C’est par exemple le cas de Charlotte Corday, souvent dépeinte comme une sanguinaire qui a tué Marat. Ce meurtre n’était finalement rien d’autre qu’un crime politique, comme on en a connu bien souvent à travers l’histoire.

Leurs actions vont être drastiquement limitées par les différents pouvoirs : les clubs des femmes sont interdits, Napoléon Bonaparte institue le code civil. Ce dernier considérait d’ailleurs les femmes comme “des esclaves”, “par nature”. Au-delà du cadre juridique, d’autres éléments vont permettre d’immobiliser les actions des femmes, au sens propre comme figuré. D’abord, par les vêtements : les femmes entassent les couches de tissus. D’abord un pantalon de dentelle, ensuite un jupon en crin de plusieurs mètres remplacé ensuite par la crinoline[1], un deuxième jupon, un troisième à volant, un quatrième puis enfin la robe : l’addition de ces vêtements contribue à réduire la facilité de mouvement des femmes. Deux pièces participent particulièrement à cette immobilisation : la crinoline composée de cercles en acier pour soutenir le jupon, ainsi que les corsets permettant aux femmes d’avoir une taille toujours plus marquée. Sans mentionner que ces fameux corsets, resserrant toujours davantage la taille, peuvent engendrer des descentes d’organes… ce n’est rien d’autre qu’un instrument de torture.

Ensuite, par la science et la biologie qui à l’époque étaient utilisées pour légitimer l’infériorité des femmes : on évoque la supériorité physique des hommes par rapport aux femmes, l’idée que la femme et l’homme ne sont pas créés dans les mêmes « moules », etc. Les femmes ne sont finalement que des animaux, des hommes ratés qu’il faut contenir, par diverses mutilations (l’ablation du clitoris était une technique utilisée pour soigner les femmes “hystériques[2]”, concept cher à Monsieur Freud). Sans oublier le dogme de l’immaculée conception, qui intime aux femmes de poursuivre un but impossible : tomber enceinte sans avoir de rapport, telle la vierge Marie. Plutôt simple.

Un combat toujours difficile : l’accès à la politique et à de nouveaux droits 

Pour autant, les femmes ne se laissent pas faire : elles veulent leur place dans l’espace public. Des femmes se présentent aux élections, malgré l’interdiction : par exemple Jeanne Deroin aux élections législatives de 1849. Candidature bien évidemment rejetée. Certaines figures phares vont se présenter à d’autres élections, ou refuser par exemple de payer des impôts (on pense à Hubertine Auclert et Madeleine Pelletier) tant qu’il n’y aura pas de femmes au Parlement.

Les femmes vont également se battre pour accéder à l’ensemble des droits dont bénéficient déjà les hommes : le droit de vote (octroyé dès 1944, mais les femmes des colonies en sont exclues : le gouvernement cède en 1945), le droit à l’avortement, le droit de pouvoir ouvrir un compte bancaire sans l’accord de son mari, etc.

Ces combats ne sont pas simples, les femmes étant souvent victimes des pires violences et les droits acquis étant encore régulièrement remis en question, même aujourd’hui. Pendant les guerres, les femmes sont massivement violées (que ce soit par l’armée allemande lors de la seconde Guerre Mondiale ou par les soldats américains ce que l’on évoque rarement) : c’est sur le corps des femmes qu’on tente d’évacuer les humiliations subies ou d’assouvir sa position de sauveur. A la suite de ces guerres, les femmes portent également le fardeau de repeupler la France : elles ne sont que des êtres dont l’utilité principale est de procréer.

Il est temps de “lutter contre l’oublioir”[1] : cela passe notamment par l’intégration dans l’enseignement de figures féminines dans l’ensemble des domaines évoqués (de l’histoire, jusqu’aux domaines scientifiques, artistiques, etc.). Le combat féministe consiste à lutter contre cette invisibilisation.

Les femmes se battront constamment au fil de cette période pour mettre fin aux injustices qu’elles subissent : en se mobilisant pour l’accès à la contraception et à l’avortement et ainsi avoir la maîtrise sur leur propre corps, pour l’accès au droit de vote pour être considérées comme de véritables citoyennes, par la médiatisation des violences qu’elles subissent (notamment les viols et les violences conjugales) au travers par exemple du Procès de Bobigny ou de celui de Tonglet-Castellano.

Et après ?

L’ensemble des aspects évoqués dans cet article, étant lui-même un résumé du livre de Titiou Lecoq, doivent être approfondis tant la place des femmes dans l’histoire est méconnue. Tant de figures n’ont également pas été évoquées ici. Il est temps de “lutter contre l’oublioir”[1] : cela passe notamment par l’intégration dans l’enseignement de figures féminines dans l’ensemble des domaines évoqués (de l’histoire, jusqu’aux domaines scientifiques, artistiques, etc.). Le combat féministe consiste à lutter contre cette invisibilisation.

Références

(1)Expression d’Aimé Césaire, que l’autrice lui emprunte. 

(2)Pour en apprendre plus sur ces reines, je vous conseille la vidéo suivante : https://youtu.be/m8t–HG_V7k

(3)L’effet Matilda caractérise l’invisibilisation de la contribution des femmes dans les découvertes scientifiques. Pour en savoir plus, lire cet article de France Culture : https://www.franceculture.fr/sciences/leffet-matilda-ou-les-decouvertes-oubliees-des-femmes-scientifiques

(4)La crinoline est un jupon qui est soutenue par plusieurs cercles d’acier, ce qui permet d’avoir cet effet arrondi autour du corps de la femme.

(5)Mot issu du grec ὐστέρα, matrice. Jusqu’à la fin de l’Antiquité classique, l’hystérie fut considérée comme une maladie organique, utérine, mais affectant le corps entier. L’étude de l’hystérie va prendre une place importante dans la psychanalyse et les travaux de Freud. Cette « maladie », selon lui, touchait uniquement les femmes. Elle a longtemps fait partie de la classification internationale des maladies : elle a été retirée en 1952.

(6)Expression d’Aimé Césaire, que l’autrice lui emprunte.

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Ode à l’homme qui fut la France : le Général De Gaulle

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Ode à l’homme qui fut la France : le Général De Gaulle

"La France ne peut être la France sans la grandeur"(1)
Lorsqu’on évoque le titre de ce recueil d’articles paru en 2000 (2), l’écho mémoriel est immédiat. « Ode à l’homme qui fut la France ». Qui d’autre, dans l’histoire de France, pourrait hériter de ce titre honorifique ? Qui d’autre, dans l’histoire de France, a mieux su saisir notre « vieille nation » dans sa complexité ? Qui d’autre, dans l’histoire de France, a pu réunir autour de lui un tel consensus patriotique ? Napoléon, Jeanne d’Arc, Hugo ou Jaurès ont pu, dans une certaine mesure et à leur époque, représenter la France et les Français. Mais pour Romain Gary, double lauréat du prix Goncourt (3), un seul homme sut incarner la France : le Général De Gaulle.

Le recueil d’articles de Romain Gary, pas plus que la recension faite pour Le Temps des Ruptures, ne prétend à la neutralité. Il ne cherche en aucun cas ni l’objectivité, ni la rigueur scientifique. Son hagiographie pourra gêner les contempteurs de Charles De Gaulle. Pour les autres, elle sera pure littérature et mystification géniale.  

L’incarnation de la france

Comprendre l’incarnation de De Gaulle, c’est revenir au mot lui-même. Le Robert nous en donne une belle définition. Incarner revient à « revêtir un être spirituel d’un corps charnel », au sens religieux du terme. Pour Romain Gary, De Gaulle a été le corps charnel d’un être spirituel vingt fois séculaires, la France. Cette chose abstraite qu’est notre vieux pays s’est retrouvée incorporée dans le monde réel. Fantasmagorie d’un écrivain thuriféraire ?  Peut-être, sûrement même, mais on ne peut s’empêcher d’abonder dans le sens du romancier : De Gaulle est l’être de chair qui a su le mieux incarner la France. L’incarnation de notre vieille nation. Churchill lui-même exprimait la même idée au sujet du grand Charles : « Toujours, même quand il était en train d’agir de la pire des façons, il paraissait exprimer la personnalité de la France – cette grande nation pétrie d’orgueil, d’autorité et d’ambition. »

Marie-Anne Cohendet, dans ses enseignements dispensés à la Sorbonne, présente un De Gaulle syncrétique, alliant les trois légitimités de Weber :

  • La légitimité légale-rationnelle : il a été élu au suffrage universel en 1965 à une large majorité et remporta de francs succès dans les différents référendums qu’il soumettait au vote du peuple français.
  • La légitimité traditionnelle : il incarne le pater familias de la vieille France, le patriarche quasi monarchique qui inspire le respect.
  • La légitimité charismatique : est-il vraiment besoin de disserter sur celle-ci tant elle paraît évidente ?

Marie-Anne Cohendet ajoute à cela la synthèse opérée par De Gaulle entre trois grandes cultures politiques françaises : traditions monarchique (par sa volonté de perpétuer la grandeur deux fois millénaire de la France), bonapartiste (il a, entre 1962 et 1969, usé quatre fois de l’outil plébiscitaire) et républicaine (il a lutté pour la République et la liberté quand d’autres vendaient leurs âmes à l’Allemagne nazie, et sa Ve République tant décriée tient encore debout). Cette dimension syncrétique est confirmée par Romain Gary lorsqu’il évoque l’historicité toute pensée du Général : « Jamais auparavant un homme ne s’était servi avec autant d’adresse d’un passé révolu en vue d’un dessein qui n’en était pas moins précis, conscient et calculé ». De Gaulle, par sa vision de la France et de son histoire, avait « redonné vie au passé ». Donnant corps à la fameuse conception civique de la Nation d’Ernest Renan, il utilise à bon escient « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs[1] » pour amener les Français, dans leur ensemble, à aller de l’avant. De Gaulle prolongeait l’histoire de France : « On eut dit parfois que les figures de légende qui peuplent le passé de la France lui paraissaient bien plus vivantes que les êtres qui partageaient sa chambre ou se trouvaient assis à sa table. ». Nulle fausse modestie : le Général se sentait leur égal. Il l’était.

L’homme qui connut la solitude pour sauver la france

Nous empruntons ce sous-titre à Romain Gary lui-même, qui l’utilisât dans un article de décembre 1958. Le 18 juin 1940, lors de son fameux appel, De Gaulle est un inconnu en France – il vient à peine d’être nommé général. Cette communication radiophonique est d’ailleurs très peu entendu en France. Et pourtant, ce Général sans étoile luttait corps et âme pour convaincre Churchill et Roosevelt qu’il était la France, la vraie, celle qui n’avait pas collaboré avec l’envahisseur nazi. Il n’était accompagné au départ que de quelques centaines, voire dizaines, de soldats partis défendre la France depuis Londres. Il n’avait aucun soutien diplomatique, aucun appui militaire, rien que sa verve diserte et son verbe élégant. Entre 1940 et 1944, « sa seule force consistait en ce pouvoir de conviction qui émanait de sa voix quand il parlait comme s’il était à lui tout seul quarante millions de Français » nous dit le double prix Goncourt. Avant même d’être devenu de facto l’incarnation de la France, il se pensait comme tel. Il parvint à fédérer les mouvements de résistance autour de sa personne, se fit admettre comme représentant de la France en lieu et place de Vichy dans les instances nationales (non sans mal), et délivra la France avec le concours des alliés et des résistants de l’intérieur. La France libérée, De Gaulle sauveur.

Une certaine idée de la France

Les mémoires du premier Président de Ve République commencent par ces fameuses phrases : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a en moi d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. » Le général de Gaulle plaçait au-dessus de toutes les réalisations humaines sa « certaine idée de la France », assimilable à une idée de grandeur pour une vieille Nation. Attention, contrairement à ce qu’ont voulu faire croire certains de ses détracteurs, cette grandeur ne se limitait pas à la puissance. Elle siégeait tout autant dans l’idée de « patrie des droits de l’homme » ou de « patrie de la littérature » que dans celle de la Grande armée. Cette idée de la France était un idéal à atteindre, bien plus qu’une réalité concrète exprimée par des analyses rigoureuses. C’est pour ce sens de l’honneur et sa foi en la capacité de l’homme à se transcender que Gary admire tant De Gaulle. Le romancier dit ceci : « Ce qui compte dans l’histoire de mon pays et de l’humanité en général, ce n’est pas le rendement et l’utilitaire, mais la mesure dans laquelle on sait demeurer attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, mais est peu à peu créé par la foi que l’on a en cette existence mythologique. » Rester attaché jusqu’au sacrifice suprême à quelque chose qui n’existe pas en soi, sauriez-vous trouver meilleure définition de l’engagement du grand Charles dans la lutte pour la libération de la France ? On l’oublie aujourd’hui, mais la défaite finale des Allemands était hautement improbable en 1940 : ils avaient écrasé l’Europe toute entière et le Royaume-Uni s’attendait à voir débarquer sur ses côtes des soldats de la Wehrmacht par millions. Et pourtant, l’Armistice à peine signée, des milliers de Français prirent les armes pour défendre la liberté, l’égalité, la fraternité et la patrie occupée par la barbarie nazie. De Gaulle fut l’un deux, le « premier des Français »[1] selon l’expression de Max Gallo. La France, que De Gaulle tenait en la plus haute estime, avait à ses yeux plus de valeur intrinsèque que tous les systèmes politiques, puisqu’elle les transcendait. Rappelons ce qui est écrit au socle de sa splendide statue, avenue des Champs-Elysées : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde ». La phrase est grandiloquente et, bien sûr, largement contestable – la grandeur de la France s’est notamment confondue avec la colonisation, crime contre l’humanité impardonnable. Mais il n’empêche ; pour le général, libérer la France en 1940, c’était libérer le monde. Citons à nouveau Romain Gary : « Seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l’homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu’il se rêve. ». La mythologie gaullienne appelle les Français, d’où qu’ils viennent, à se transcender dans un effort commun. L’on croirait lire du Georges Sorel dans le texte.

Serions-nous tous devenus gaullistes ?

Pour répondre à cette question, encore faut-il savoir ce dont on parle.  Une citation de Romain Gary est à ce titre éloquente – et franchement drôle. Voilà ce qu’il rétorque à un journaliste qui lui demande s’il est gaulliste : « Gaulliste, mon cher ami…gaulliste ! Qu’est-ce que ça veut dire ? UDR ? Euh….RPF ? Euh…France libre ? Réactionnaire ? Néo-fasciste ? Socialiste ? Euh… ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous voulez m’expliquer !? » Pourtant, quelques années plus tard, l’auteur de La promesse de l’Aube affirmait qu’il était un « gaulliste inconditionnel ». Qu’est-ce à dire alors ? « Un « gaulliste inconditionnel » est un homme qui s’est fait une certaine idée du général de Gaulle ». Amusante pirouette qui nous fait comprendre que, pour Gary, un gaulliste est quelqu’un qui a conservé sa fidélité à la « certaine idée de la France » du chef de la France libre. Tous les hommes politiques se revendiquent aujourd’hui du gaullisme, de Jean-Luc Mélenchon à Eric Zemmour. Faut-il leur rappeler que le général a démissionné deux fois, en 1946 et en 1969, alors qu’il était à la tête de l’exécutif ? Imagine-t-on aujourd’hui un chef de gouvernement capable d’un tel courage ? Ces faux bravaches se seraient-ils envolés vers Londres pour libérer la France au péril de leur vie ? On est en droit d’en douter. Même ses adversaires reconnaissaient au général sa probité. On ne saurait être certain que cette qualité soit des plus répandues dans le monde politique actuel. Ces articles de Romain Gary éludent – volontairement –certains aspects plus sombres ou contestables de la politique du Général De Gaulle, ou les critiques nombreuses qui lui ont été adressées au fil de ses années de pouvoir (notamment par les communistes ou les gauchistes). Cinquante après sa mort, « l’aura, l’éclat, le glamour d’un homme d’Etat exerçant une fascination quasi hypnotique » restent pourtant entiers. Le film Le Carapate de Gérard Oury en est un bon exemple. Pendant les événements de mai 68, un vieil ouvrier communiste – qui affiche ouvertement son opposition à De Gaulle – est outré lorsqu’il s’aperçoit que des étudiants gauchistes vouent le Général aux gémonies. Comme quoi, même chez les ouvriers communistes, De Gaulle était une figure qu’on combattait parfois politiquement, mais pour qui on affichait le plus grand respect patriotique. 

Références

(1)De Gaulle Charles, Mémoires, Pléiade de Gallimard, 2000, 1648 pages. 

(2)A l’occasion des trente ans de la mort de Charles De Gaulle. 

(3)Le prix Goncourt est un prix qu’on ne peut recevoir qu’une fois dans sa vie, mais Romain Gary l’a remporté sous le nom d’apparat Emile Ajar en 1975 pour son roman La vie devant soi.

(4)Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation, conférence à la Sorbonne, 1882.

(5)Gallo Max, De Gaulle, Le premier des Français, Robert Laffont, 1998, 448p.

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(Re)découvrir l’oeuvre majeure d’une photographe longtemps oubliée : l’exposition de Vivian Maier

Pour le Temps des Ruptures, Sarah Pilhan a déambulé dans les salles du Musée du Luxembourg pour contempler le travail photographique de Vivian Maier. Longtemps oubliée, récemment mise en lumière, son œuvre nous offre un autre regard sur l’Amérique du XX ème siècle.

Capturer le même mouvement au même moment, voilà qui tient presque du miracle. C’est un regard définitivement moderne que nous offre Vivian Maier sur l’Amérique des années 60 à 80 à travers des clichés longtemps oubliés. Redécouvert par hasard par un jeune agent immobilier en 2009, son travail connaîtra un immense succès alors qu’elle vient tout juste de décéder.

Cette première grande rétrospective française met en lumière le parcours d’une femme qui – aussi bien par manque de moyens que par choix – n’a pas souvent développé ses clichés, et encore moins eu l’occasion de les exposer. « Nanny » dans de riches familles américaines, Vivian Maier est également photographe à plein temps profitant des balades, seule ou avec les enfants, pour exercer son talent. Elle s’inscrit dans la tradition de photographie de rue tout en faisant preuve d’une singularité certaine. Issue d’un milieu modeste, elle n’a pas eu l’occasion de faire des études, et cette simplicité se retrouve dans son travail. Loin des artifices, elle offre un autre regard sur le quotidien, les gestes oubliés, presque automatiques, les postures et les abandons des quidams qui dorment sur les bancs publics. L’attention qu’elle porte aux détails donne des compositions originales, mettant en lumière toute la poésie des inconnus qu’elle croise au gré de ses promenades sur les trottoirs de New York et Chicago. Elle capture la vie en mouvement : de la dame chic qui replace discrètement son bas, à l’enfant qui vient de s’égratigner le genou. Son regard sur les enfants, rarement aussi présents dans une œuvre, est l’une de ses particularités. Très certainement marquée par son travail de gouvernante, elle fait des portraits originaux de l’enfance sous toutes ses formes : douce, brutale, pauvre, drôle, en bref pleine de la palette d’émotions dont sont capables les enfants. L’affection qu’elle semble leur porter se ressent dans ses photos, et les enfants lui rendront bien. La fratrie Gensburg, dont elle s’occupa de 1956 à 1967, prendra soin d’elle quand elle se retrouva dans le besoin et jusqu’ à la fin de sa vie. En se mettant à leur hauteur, elle révèle une fois de plus son aptitude à adopter le point de vue de ses sujets.

Vivian Maier retrace l’existence de celles et ceux qu’on ne voit pas, ou peu. Elle offre en filigrane de ses portraits celui d’une Amérique urbaine tout en contrastes, pleine d’inégalités et de destins souvent bien éloignés du rêve américain. Au gré de ses clichés, on suit l’évolution d’un pays, des Trente glorieuses aux années Reagan, du noir et blanc à la couleur. Elle vit avec son époque, qu’elle documente notamment à travers ses photographies de « Unes » de journaux et de lecteurs ou lectrices attentifs. Un « journal d’exposition » résumant la rétrospective fait d’ailleurs un clin d’œil au goût de Maier pour ce medium.

Contrairement à d’autres expositions plus arides, celle-ci a le mérite d’être accessible aux néophytes et de ne pas renvoyer les visiteurs à leur potentielle méconnaissance du sujet. Notons également qu’il n’est pas si courant de voir des expositions photographiques consacrées à une ou des femmes, bien qu’elles furent pourtant les pionnières du huitième art. Le parcours chrono-thématique permet d’aborder au mieux les différentes facettes du travail de Vivan Maier, sans nous noyer d’informations décousues. Il invite à prendre le temps de s’attarder sur les différents clichés et « à découvrir plutôt qu’observer ».

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Depuis le milieu des années 2010, inspirée par les exemples de Podemos ou de Syriza, ainsi que par des mouvements tels que Occupy Wall Street ou les Indignados, une partie de la gauche a conçu, puis mis en œuvre, une stratégie politique fondée sur le « populisme de gauche ». Son but était de répondre aux impasses de la gauche de gouvernement accusée de s’être compromise, au nom du « réalisme » et de la bonne gestion, en accompagnant et en légitimant le cadre néolibéral du capitalisme contemporain. Concrètement, le « populisme de gauche » entend renouveler en profondeur les pratiques et les discours de gauche pour répondre au mécontentement social. L’aspect populiste de cette doctrine s’incarne dans le désir de construire une nouvelle « frontière politique » fondée sur l’opposition peuple / élite, le premier étant construit politiquement à partir de luttes sociales variées, le second représentant « l’oligarchie » politique et économique.

Tel qu’il a été théorisé en 2018 par Chantal Mouffe (1), le populisme de gauche repose sur les principes suivants :

  1. Le rejet de la vision marxiste fondée sur l’opposition capital / travail. Pour Mouffe, la conception traditionnelle de la gauche n’est plus audible car cette dernière a longtemps limité sa définition du « peuple » à une conception économique et les luttes politiques à la défense d’une classe ouvrière essentialisée. À l’inverse, Mouffe insiste sur le fait que des luttes nouvelles sont advenues depuis les années 1970 : mouvements antiracistes, droits des LGBT, combats écologistes… Ces nouvelles revendications doivent être mieux prises en compte et articulées entre elles au sein des stratégies de gauche.
  2. S’appuyant sur la pensée de Gramsci, Mouffe considère que la société fonctionne sur la base d’une succession de phases d’hégémonies culturelles qui imposent une certaine vision du monde et s’inscrivent dans les institutions. Par exemple, avec l’arrivée de Thatcher dans les années 1980, l’hégémonie néolibérale aurait succédé à la phase de partage hégémonique caractéristique de l’époque keynésienne. Cette culture néolibérale se serait ensuite diffusée au sein de l’appareil d’État qui ne peut de ce fait être considéré comme un agent neutre politiquement.
  3. La crise financière de 2008-2009 a entrainé la déstabilisation de l’hégémonie néolibérale. Cette situation ouvre ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste », une situation sociale qui permettrait d’instaurer une nouvelle hégémonie politique. Cette lutte pour l’hégémonie prend la forme d’un affrontement entre deux visions. Une vision réactionnaire (populisme de droite ou d’extrême droite) et une vision que Chantal Mouffe entend promouvoir : le populisme de gauche.
  4. Les leaders de la gauche doivent donc saisir cette opportunité en engageant une bataille culturelle rassemblant les mouvements de gauche et les revendications communautaires variées afin de « construire un peuple » sur le principe d’une « chaine d’équivalences » permettant d’articuler ensemble les revendications très variées des luttes s’opposant au néolibéralisme : écologistes, féministes, ouvriers, anti-autoritaires, anti-racistes…
  5. Ce rassemblement du « peuple » ainsi construit par la bataille culturelle permettrait d’engendrer un « nous » collectif fondé sur l’opposition avec le « eux » de « l’oligarchie ». L’établissement de cette nouvelle frontière peuple / élite doit être l’occasion de « radicaliser » une démocratie fondée sur des antagonismes qui sorte de « l’illusion du consensus »(2) caractéristique de l’ère libérale et de la gauche sociale-libérale.

À la fin de son livre, Chantal Mouffe fait part des discussions nourries qu’elle a eu avec un certain nombre d’intellectuels et de responsables politiques qui ont inspiré sa pensée. Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin sont notamment cités. Ainsi, ce petit livre peut se lire comme la théorie qui a nourri la stratégie politique de la France Insoumise mais aussi comme une synthèse de la revitalisation politique tentée par ce mouvement. Si cette stratégie a connu des évolutions, bien décrites par le journaliste Hadrien Mathoux (3), elle n’en a pas moins continué de respecter la plupart des principes énoncés dans l’ouvrage de Mouffe.

Pourtant, la mise en œuvre pratique du populisme de gauche s’est avérée beaucoup plus difficile que ce que la théorie suggérait, et le succès électoral n’a pas toujours été au rendez-vous. Il est donc nécessaire d’établir un inventaire de cette stratégie et d’en décrire les limites.

Engager la bataille culturelle contre l’extrême droite

Il ne fait plus de doute que nous sommes entrés dans une ère identitaire. Les questions culturelles, sociétales et migratoires sont, depuis quelques années, au cœur du débat public et suscitent des réactions passionnées. Ce phénomène n’est pas totalement nouveau. Les grands débats sociétaux ont toujours été des terrains de violents affrontements politiques. L’IVG, la peine de mort, l’école, les questions religieuses ou plus récemment le mariage pour tous ont provoqué, et provoquent toujours, des débats de grande intensité entre la gauche et la droite.

Le point commun de ces débats est qu’ils touchent directement la vie concrète et sont immédiatement compréhensibles, ce qui permet facilement de se forger un avis. Ils impliquent aussi des systèmes de valeurs qui dépassent la question des intérêts personnels. De ce fait, ils marquent l’identité politique de ceux qui s’y adonnent. Pour cette raison, ce sont des débats d’identité politique.

L’émergence des réseaux sociaux a exacerbé ces sujets au détriment de ceux sur lesquels il est plus difficile de se construire une opinion, soit parce qu’ils sont techniques, soit parce qu’ils apparaissent éloignés de la vie concrète. Le fonctionnement même des réseaux sociaux, fondés sur la réaction et le partage, rend mécaniquement plus visibles les sujets marqueurs d’identité politique. S’enclenche alors une boucle de rétroaction : les sujets identitaires suscitent plus de réactions, les algorithmes les mettent en avant, et donc les responsables politiques et les journalistes les exploitent pour faire du buzz et se faire connaître, ce qui renforce la place de ces thématiques dans le débat public.

Cette transformation du système médiatique par les réseaux sociaux est vraie pour tous les forces politiques, mais les stratégies populistes en exacerbent les conséquences. C’est bien entendu le cas du populisme de droite qui met les questions identitaires ou des sujets telles que le « wokisme » au cœur de son discours. Le « America is back » de Donald Trump est le versant combatif de l’angoissant « la France disparaît » d’Éric Zemmour. Mais le populisme de gauche use des mêmes ressorts. La grille gramscienne remplaçant la grille marxiste, la « bataille culturelle » est vue comme le lieu privilégié de la bataille politique. Une bataille qui se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée.

De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle. C’est au nom de cette logique que Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ont massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Les discours de Mélenchon insistent sur la créolisation, le droit au genre, l’environnement ou le bien-être animal, montrent une forte hostilité à l’énergie nucléaire. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »…

De fait, la stratégie du populisme de gauche tend à remplacer la bataille idéologique par la bataille culturelle.

Prenant acte de la crise du néolibéralisme, la campagne de Mélenchon ne fait pas du néolibéralisme son adversaire principal. Il tente de gagner la bataille d’après, en privilégiant l’affrontement « populisme de gauche » contre « populisme de droite » théorisé par Mouffe. Ainsi, Mélenchon multiplie les face-à-face avec Éric Zemmour, considéré comme le principal adversaire stratégique. De plus, les critiques qu’il adresse au gouvernement sont souvent issues du même registre que celui qu’on applique à l’extrême droite : « brutal », « autoritaire », « anti-démocratique »… Cela l’amène à renforcer ses propres thématiques identitaires et à délaisser (sans l’éliminer totalement) l’armature marxiste fondée sur les rapports économiques et les conflits de classes.

Un second aspect de la bataille culturelle telle qu’elle est théorisée par Mouffe concerne les affects. Ceux-ci auraient « un rôle décisif », selon elle. « C’est le défaut de compréhension de la dimension affective des processus d’identification qui, à mes yeux, explique en grande partie pourquoi la gauche, prisonnière d’un cadre rationaliste, est incapable de cerner la dynamique du politique », explique Mouffe (4). Privilégier les affects sur l’argumentation rationnelle serait la clé pour créer le sentiment d’adhésion militant sur lequel repose la conquête du pouvoir. Dans ce processus, le rôle du leader est central : « une volonté collective ne peut pas se former sans une certaine forme de cristallisation d’affects communs et les liens affectifs qui unissent un peuple à un chef charismatique peuvent jouer un rôle important dans ce processus », écrit Mouffe.

Cette conception explique le rôle très important qu’a pris la figure de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne de la France Insoumise. Celle-ci commence par un plébiscite sous la forme d’un parrainage citoyen et se poursuit par la mise en scène constante du candidat dans des meetings très travaillés, conçus comme de grands spectacles. La personne de Mélenchon est omniprésente sur les réseaux sociaux, amplifiée par l’action coordonnée d’une armée de militants. Cette personnalisation s’explique, il est vrai, par la nature de nos institutions qui font de l’élection et de la fonction présidentielle les clés de voûte de la politique nationale. Mais reconnaissons que la mise en scène de la campagne présidentielle de la FI favorise la figure du chef au détriment de ses conseillers et des autres députés de son groupe parlementaire à la différence, par exemple, de la campagne de Valérie Pécresse qui apparaît presque systématiquement entourée par d’autre cadres de son parti lors de ses évènements médiatiques.

Pour résumer, la bataille culturelle gramscienne engagée dans le cadre du populisme de gauche, a tendance à privilégier les affects à la raison, le culturel à l’idéologique, et développe un discours qui vise à s’adresser davantage aux identités politiques qu’aux intérêts de classe afin de rassembler son camp.

Un discours ambigu vis-à-vis des institutions démocratiques 

Le populisme, tel que je l’ai identifié dans mon ouvrage(5) procède non d’un contenu programmatique particulier mais d’une situation sociale spécifique caractérisée par une montée de la défiance institutionnelle. Cette défiance est elle-même la conséquence des politiques néolibérales qui, en mettant l’État au service du marché, participent à l’affaiblissement et à la perte de crédibilité des institutions publiques. Sur ce point, mon diagnostic rejoint celui de Chantal Mouffe.

Partant du constat de cette défiance, ma proposition serait de transformer les pratiques politiques en sortant du cadre conceptuel néolibéral afin de remettre les institutions publiques à l’endroit, c’est-à-dire au service de bien-être général plutôt que de les orienter systématiquement en faveur de l’organisation d’un marché en concurrence. À mon sens, cette nouvelle politique suffirait à relégitimer le rôle des institutions et à désamorcer la contestation populiste.

La proposition de Chantal Mouffe est différente. Elle souhaite s’appuyer sur cette défiance pour transformer en profondeur le fonctionnement des démocraties libérales. Ainsi, elle entend profiter de ce « moment populiste » pour développer les antagonismes et susciter l’émergence d’une « démocratie radicale ».

Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers.

Le propos de Mouffe vis-à-vis des institutions est néanmoins ambigu. D’un côté elle défend le principe de la démocratie libérale et réaffirme l’importance de la démocratie représentative (contre la démocratie des mouvements sociaux et les processus de type tirage au sort) ; d’un autre côté elle semble ouverte à l’introduction de pratiques susceptibles de contourner et d’affaiblir les institutions démocratiques. Par exemple, Mouffe estime que le rôle de l’État n’est pas d’organiser et de gérer les services publics mais de « permettre aux citoyens de prendre en charge les services publics et de les organiser démocratiquement ». De même, elle estime qu’il faut éviter de construire un espace public fondé sur « une représentation totalisante qui nierait le pluralisme » en permettant aux « communautés particulières » d’exister et de participer aux décisions aux côtés de la « communauté politique » formée par les citoyens. La nature de ces communautés particulières n’est pas explicitée. Cette vision conduit Chantal Mouffe à promouvoir une démocratie plurielle dans laquelle des légitimités politiques pourraient se constituer en dehors du Parlement : « L’espace politique traditionnel du parlement n’est pas le seul lieu où peuvent être prises des décisions politiques ; si les institutions représentatives doivent garder ou retrouver un rôle majeur, d’autres formes de participation démocratique sont aussi nécessaires pour radicaliser la démocratie » juge-t-elle.

Le populisme de gauche théorisé par Chantal Mouffe n’est pas celui du républicanisme hérité des lumières ou du Contrat social de Rousseau, qui implique une démocratie délibérative et s’impose face aux intérêts particuliers. Les transformations institutionnelles qu’elle promeut reposent sur la multiplication de niveaux de légitimité en concurrence. Pour Mouffe, les espaces communautaires sont complémentaires de l’espace politique national et permettent sa revitalisation.

Ce discours fait écho au tournant plus favorable au communautarisme pris par la France Insoumise depuis 2017. Le laïcard intransigeant qu’était Jean-Luc Mélenchon au moment des attentat de 2015 contre Charlie Hebdo est devenu l’un des défenseurs de certaines revendications islamistes, notamment lorsqu’il participe en novembre 2019 à la « marche contre l’islamophobie » qui dénonçait comme « liberticides » les lois de 2004 et de 2011 sur les signes religieux à l’école et le port de la burqa dans l’espace public(6). Cette année fut aussi celle de la rupture avec le philosophe Henri Peña Ruiz (7), défenseur de la laïcité et du droit à la critique de l’Islam et dont les propos lors des universités d’été de la France insoumise furent l’objet d’une virulente polémique(8).

Plus largement, la vision portée par la France insoumise est marquée par une profonde défiance institutionnelle. Le principe du référendum révocatoire, qui est l’une des marques de fabrique des programmes proposés par les candidats de la FI repose sur l’idée que les représentants du peuple trahissent leur mandat une fois élus et qu’il faut donc prévoir un mécanisme de révocation. La charte que les candidats de la FI aux législatives de 2017 ont été contraints de signer relève de la même logique de défiance. Il était ainsi demandé aux candidats qu’ils renoncent à agir « selon leurs seuls choix personnels » afin de se mettre « au service de la mobilisation du peuple » et de refuser « les tares de la 5ème République »(9).

La stratégie populiste développe une approche extrêmement critique des principes qui fondent la démocratie représentative. Elle considère que la légitimité politique n’émane pas d’une instance délibérative telle que le Parlement mais des luttes portées par les minorités opprimées. Ces luttes sont censées s’agréger, se compléter et se renforcer collectivement. Cette attention particulière portée à l’agrégation des revendications hétéroclites est quelque peu paradoxale pour des mouvements qui se réclament de la gauche radicale, puisqu’elle n’est pas sans rappeler la stratégie proposée par le think tank social-démocrate Terra Nova qui proposait, en 2012, de reconstruire un électorat de gauche à partir d’un socle composé des jeunes, des urbains, des minorités des quartiers populaires, des femmes et des « non catholiques », au détriment de la classe ouvrière, dont les auteurs estimaient qu’elle était perdue pour la gauche et dans une phase de déclin démographique et électoral(10).

Ainsi, à force de vouloir revitaliser la démocratie en combinant ensemble des luttes hétérogènes au nom de la construction d’une « chaine d’équivalences », le populisme de gauche rejoint un imaginaire petit bourgeois, sensible aux injustices mais qui refuse de hiérarchiser les combats politiques en mettant sur le même plan une multitude de revendications communautaires. La limite de ce cette vision est d’être peu sensible à la notion d’intérêt général qui suppose de refuser certains combats au nom de la priorité à accorder à certaines revendications jugées plus importantes. Le ralliement de l’antispéciste Aymeric Caron à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon est assez symptomatique de cet horizontalisme des luttes.

le crash politique de la crise covid

La préférence pour les affects plutôt que pour la rationalité, la défiance structurelle portée envers les institutions politiques et la stratégie consistant à considérer a priori comme légitimes toutes les luttes sociales portées par des communautés d’intérêts particuliers sans prendre la peine de développer une vision du monde structurée idéologiquement ont conduit certains militants de la France Insoumise à promouvoir un discours paranoïaque et à surfer sur des thèses complotistes lors de la pandémie de Covid-19.

La crise Covid peut être vue comme un extraordinaire révélateur politique. L’indifférence sociale, l’individualisme culturel et le mépris pour les services publics a logiquement conduit une partie de la droite libérale à minimiser les conséquences du covid et à promouvoir des stratégies visant à laisser prospérer le virus ou à n’imposer des contraintes qu’aux « populations à risque » sans qu’on sache toujours très bien comment les définir. Il n’est à ce titre pas étonnant que Didier Raoult, dont les accointances politiques avec la droite sont avérées depuis des années, soit devenu le chef de file des « rassuristes ». De même, les réactions libertariennes du journaliste Jean Quatremer fustigeant toutes les mesures sanitaires au nom des libertés individuelles ne sont pas si étonnantes pour ce défenseur du néolibéralisme Bruxellois. Enfin, le fait que les mouvements anti-masques et antivax soient noyautés par des groupuscules d’extrême-droite adeptes des théories complotistes est plus ou moins dans l’ordre des choses.

En revanche, les ambiguïtés de la France Insoumise vis-à-vis de la crise sanitaire témoignent d’une profonde confusion idéologique. Ma thèse est que cette confusion est la conséquence de la stratégie populiste.

La crise sanitaire et les confinements ont créé une grande angoisse. La gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement ainsi que ses multiples revirements ont légitimement renforcé la défiance. Passé l’épisode de sidération, cette angoisse a suscité des mouvements de contestation contre les restrictions à la mobilité, contre les fermetures des lieux de socialisation, contre le port du masque et la politique vaccinale. Très vite, ces mouvements ont pris des formes populistes dans le sens où ils étaient nourris et se nourrissaient d’une défiance généralisée envers les autorités politiques, médicales, journalistiques et scientifiques et qu’ils faisaient preuve d’une grande virulence.

À gauche, l’ouvrage de Barbara Stiegler sur la gestion de la pandémie (11)a renforcé l’idée que la crise Covid a été instrumentalisée par le pouvoir pour provoquer l’enfermement des populations et le contrôle des libertés.

La philosophe, qui a rejoint le Parlement de l’Union populaire en décembre 2021, estime notamment que « ce virus ne peut avoir de conséquences graves, dans l’immense majorité des cas, que sur des organismes déjà affaiblis, soit par le grand âge, soit par des facteurs de comorbidité ». Cette affirmation, infirmée par le consensus médical, conduit Stiegler à écrire que nous ne vivrions pas une pandémie (« pan » étant un préfixe suggérant la totalité d’un ensemble), mais « en Pandémie », c’est-à-dire sur un continent qui entendrait gouverner la société sur le modèle chinois.

La gestion chaotique de la pandémie par le gouvernement ainsi que ses multiples revirements ont légitimement renforcé la défiance.

« Ce tout nouveau continent mental, avec sa langue, ses normes et son imaginaire, ce sont les dirigeants chinois qui ont été les premiers à l’explorer. C’est donc eux qui ont tout à nous apprendre, tandis que les Américains et leurs cousins britanniques n’ont rien vu venir. En Pandémie, c’est la Chine désormais qui domine. Non plus seulement économiquement. Mais aussi moralement, culturellement et politiquement.

Comme tout continent, la Pandémie a une langue qui se décline en idiomes nationaux. Mais ceux-ci traduisent des dispositifs inventés par la Chine : « confinement », « déconfinement » et « reconfinement », « traçage », « application » et « cas contacts ». C’est une esthétique nouvelle qui se dessine : « Un monde cybersécurisé où chaque individu est suspect (d’être malade), fiché, tracé, code-barrisé. Code vert : vous circulez. Code rouge : vous êtes arrêté-e. […] Comment passe-t-on du vert au rouge ? C’est automatique : si vous croisez des gens malades, une zone infestée, voire des idées douteuses ». (12)

Passons sur le fait que la gestion chinoise de la pandémie, fondée sur la stratégie « zéro covid », fut extrêmement différente de celle des États-Unis ou des pays européens. Ce qui est caractéristique de cette vision et qui témoigne de son aspect populiste est qu’elle implique une profonde défiance institutionnelle. Son discours s’appuie sur le schéma suivant :

  1. Le gouvernement sert les intérêts de l’oligarchie.
  2. L’oligarchie a pour projet de contrôler et d’asservir la population. Si elle n’a pas créé le virus, elle a profité de son apparition pour mette en œuvre un plan de contrôle de la société.
  3. Toutes les institutions qui participent à la gestion de la crise sanitaire et à la promotion du discours gouvernemental (les autorités médicales, les journalistes, les administrations des hôpitaux, les sociétés pharmaceutiques…) participent, consciemment ou non, à cette politique d’asservissement.

Dans cet univers mental, la lutte contre les outils « de contrôle » tels que les passes sanitaire ou vaccinal devient logiquement une priorité politique. En déplacement en Martinique, territoire durement touché par le Covid et où le taux de vaccination est particulièrement faible, la députée FI Mathilde Panot déclarait : « Au pouvoir, je le dis ici devant vous : nous mettrons fin à cette politique autoritaire de santé. Et le 13 janvier, lors de notre niche parlementaire […] nous allons présenter un texte qui demande de mettre fin au régime d’exception de santé, qui veut enlever le plein pouvoir sanitaire à Emmanuel Macron, et qui mettra fin au pass sanitaire et au pass vaccinal »(13). Notons que les expressions utilisées telles que « politique autoritaire de santé », « régime d’exception », « plein pouvoir sanitaire », renvoient à la stratégie d’extrême-droitisation de la politique gouvernementale exprimée plus haut.

Les appels à la mobilisation citoyenne contre les mesures sanitaires lancés par la France insoumise se doublent d’un principe de défiance vis-à-vis des vaccins, notamment les vaccins à ARN messager, pourtant les plus efficaces contre les formes graves de la maladie. « Je ne suis pas rassuré par un procédé qui est tout à fait nouveau et dont on ne connaît pas les conséquences. Je préfère les formes traditionnelles de vaccination », expliquait Jean-Luc Mélenchon au micro de LCI alors que la campagne de vaccination venait de débuter. « Je veux pouvoir choisir » et ne « pas être un cobaye » ajoutait-il(14). Un an plus tard, il apportait son soutien aux soignants guadeloupéens en grève contre l’obligation vaccinale et rencontrait le leader du mouvement Elie Domota, saluant ceux « qui ne se laissent pas mater ». Dans une interview donnée à la chaine locale Canal 10, il exprimait ses doutes sur d’éventuelles conséquences inflammatoires que pourraient avoir le vaccin dans une population contaminée par le chlordécone(15). Invité quelques semaines plus tard sur France Inter, Jean-Luc Mélenchon refusait d’appeler publiquement ses concitoyens à se faire vacciner, estimant qu’une telle prise de position de sa part aggraverait « la pagaille qui existe aujourd’hui dans les DOM ». « Le fait d’être contaminé n’empêche pas d’être contaminé et ne vous empêche pas de contaminer les autres » ajoutait-il avant de conclure : « Moi je suis vacciné, faites comme vous l’entendez. Mais ne faisons pas croire que la vaccination est la réponse unique. Et c’est ce que fait le gouvernement. Il passe son temps à dire : ‘‘si vous êtes vacciné il n’y aura plus de risque’’. Ce n’est pas vrai ! »(16).

Populisme de droite et populisme de gauche : un rapport différent aux institutions 

La manière dont la France Insoumise s’est emparée de la politique sanitaire illustre le double rapport que le populisme de gauche entretient avec institutions. D’une part les mouvements populistes se nourrissent de la défiance envers les institutions, d’autre part ils participent activement à alimenter cette défiance. Le discours sous-jacent de tout populisme, de droite ou de gauche, est que les institutions sont corrompues par une élite dont les intérêts sont contraires à ceux du peuple. Dès lors, le leader populiste est amené à décrire les responsables politiques, le gouvernement, mais aussi les médias, les autorités sanitaires, les revues scientifiques, les parti politiques traditionnels… comme étant à la solde d’un système oligarchique.

Ce projet traditionnel de la gauche, l’idée de développer une collaboration harmonieuse entre l’individu et les institutions, est mis en danger par la stratégie du populisme de gauche.

Le problème de cette vision est qu’elle rompt avec le rapport traditionnel que la gauche entretient vis-à-vis des institutions. La gauche est naturellement pro-État, pro-éducation publique, pro-système de santé généralisé, pro-science… Elle est donc spontanément favorable aux institutions. Plus précisément, le discours de gauche porte une vision des institutions qui n’est ni réactionnaire ni ultralibérale. À la différence de la vision réactionnaire, la vision de gauche estime que les individus n’ont pas à se soumettre aveuglément ni à se laisser dominer par des institutions sociales surplombantes (État, religion, traditions…). Dans l’approche rousseauiste, l’émancipation procède d’un contrat de reconnaissance réciproque entre la société et les individus. Ainsi, les institutions sociales tirent leur légitimité d’une conjugaison éclairée des volontés individuelles qui s’incarnent en elles. La vision de gauche se démarque également de celle des ultralibéraux pour lesquels la société se résume à l’addition d’individus ou de communautés mus par leurs intérêts propres. À l’inverse, la conception institutionnaliste de la gauche reconnait que l’individu pur est une fiction et que les communautés ne sont légitimes que si elles s’insèrent dans un ordre commun et acceptent les règles collectives.

Ce projet traditionnel de la gauche, l’idée de développer une collaboration harmonieuse entre l’individu et les institutions, est mis en danger par la stratégie du populisme de gauche. En développant une critique aveugle fondée sur la multiplication des antagonismes au nom de la conquête du pouvoir et de la lutte pour l’hégémonie, en cultivant « le bruit et la fureur » pour délégitimer les institutions sociales accusées d’être sous l’emprise hégémonique du néolibéralisme, la gauche populiste en vient à construire la même représentation du monde que celle des ultralibéraux. Elle produit un imaginaire dans lequel le monde serait essentiellement composé d’individus mus par leurs passions et leurs intérêts, un monde peuplé de personnes sans convictions partagées, sans idéologie, sans collectif, et dans lequel l’État n’émane pas d’une conception de l’intérêt général mais serait le pur instrument d’intérêts particuliers.

Tout projet démocratique suppose un minimum de confiance entre les citoyens. La gauche n’a pas d’avenir si son projet est de combattre les institutions qui sont au cœur de notre société. « Rassembler le peuple » est un slogan creux si on refuse d’admettre que le « peuple » n’est pas uniquement un rassemblement d’intérêts particuliers en lutte contre l’hégémonie néolibérale mais un ensemble cohérent d’individus qui ont développé des liens de confiances les uns envers les autres à travers des institutions sociales et qui partagent un destin commun. Si le peuple n’est qu’une collection d’intérêts, il n’est guère différent d’un tas de sable dont les grains sont désorganisés et s’amassent sans structure, sans classe et sans nation.

En fait, le populisme renforce systématiquement une vision du monde qui est spécifique à la droite. En dessinant un monde anomique dans lequel les individus seraient livrés à eux-mêmes, il légitime les conceptions réactionnaires qui entendent réunir le peuple sous des institutions transcendantes fondées sur la religion, les identités culturelles ou une vision fantasmée de l’histoire. Il participe aussi à renforcer le discours ultralibéral qui glorifie la liberté individuelle et nie la légitimité de toute organisation collective, en même temps que l’existence d’un bien commun. Ainsi, en développant une critique aveugle fondée sur les affects, le populisme de gauche tend à renforcer les visions réactionnaires ou libertariennes de la société. Loin de défendre les luttes sociales en proposant une vision cohérente, il nourrit les contestations de toute sorte, ce qui renforce la crise de confiance et affaiblit les bases de la démocratie.

Pour une gauche de la raison 

Il est important de reconnaît que les populismes ne sont pas apparus sans raison. La défiance institutionnelle actuelle s’explique par le fait que beaucoup d’institutions publiques ont été perverties de leur fonction initiales et que l’État lui-même a perdu en légitimité en se montrant impuissant à répondre aux enjeux sociaux et économiques qui ont été révélés par la crise de 2008, et qu’il apparaît également impuissant à répondre de manière satisfaisante à la question climatique. Le cadre européen et la mondialisation, qui soumettent l’économie française à une concurrence sans véritable régulation politique, ont poussé les gouvernements français à mener des politiques similaires, fondées sur des mesures d’attractivité au bénéfice du capital, en espérant attirer les investissements et les emplois. Ces mesures ont été payées par un accroissement de la fiscalité des ménages (notamment via la hausse des taxes sur la consommation), par la baisse des retraites, mais aussi par un affaiblissement des services publics. Le sentiment de défiance d’une grande partie de la population et le désintérêt grandissant qu’elle éprouve envers le fonctionnement de la démocratie sont les conséquences logiques de ces politiques qui semblent se mener contre les gens et non pour eux.

Un projet de gauche doit donc faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects. Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques.

Pour autant, il faut aussi reconnaître que le rassemblement des colères est insuffisant pour porter un véritable projet de gauche. On ne peut pas défendre et légitimer tous les mouvements d’opposition au néolibéralisme au prétexte de construire une « chaine d’équivalence ». On ne peut pas à la fois s’affirmer féministe et tolérer le voilement des petites filles ; on ne peut pas d’un côté défendre les personnels hospitaliers épuisés par le covid et de l’autre refuser d’appeler la population à se faire vacciner ; on ne peut pas s’opposer à l’intégration européenne tout en renonçant à défendre le cadre national ; on ne peut pas proposer de sortir du marché et de la mondialisation néolibérale sans penser les frontières économiques et la souveraineté nationale. Enfin, on ne peut pas articuler l’écologie et le social tout en adoptant une vision libertaire fondée sur la détestation de toutes contraintes et en promouvant les droits individuels à la consommation.

Un projet de gauche doit donc faire des choix. Et ces choix doivent être fondés sur la raison plutôt que sur les affects. Pour cela, il faut en revenir aux fondamentaux et commencer par admettre que la structuration politique d’une société est d’abord fondée sur des rapports sociaux, et que ces rapports sociaux s’inscrivent dans des rapports économiques. De ce fait, la politique ne peut se résumer au combat culturel. Elle doit d’abord repenser les contraintes et proposer une vision cohérente du monde au lieu de légitimer par avance les revendications de groupes d’intérêt diverses qui affirment s’opposer au néolibéralisme.

Développer cette pensée et promouvoir une vision cohérente suppose de renoncer à la mise en avant de thématiques qui ne servent qu’à renforcent les identités politiques, à faire du « like » sur les réseaux sociaux et à rassembler les militants de son camp. Ces pratiques relèvent peut-être d’une stratégie électorale efficace dans l’art de faire du buzz mais ne suffisent pas à développer et à promouvoir un projet politique. Pour cela il faut nécessairement en passer par la hiérarchisation des luttes, ce qui suppose de renoncer à certains objectifs afin d’en privilégier d’autres au nom de la raison et non au nom des intérêts des uns contre les intérêts des autres.

La bataille culturelle n’est pas dissociable de la bataille idéologique. Mais, plus fondamentalement, la bataille idéologique nécessite de s’appuyer sur une conception claire du bien commun et de l’intérêt général. Chantal Mouffe n’a pas tort d’affirmer que la politique est le terrain d’affrontement des antagonismes ; elle a raison de se méfier de l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est fourvoyée. Rendre du sens à la politique, c’est bien réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Il n’en reste pas moins qu’une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire.

Enfin, la gauche doit réaffirmer que son but est de construire de nouvelles institutions et d’instaurer un rapport de confiance entre ces institutions et les individus. Elle doit défendre la démocratie représentative et cesser de propager une vision du monde apocalyptique dans lequel prévaudrait la guerre de tous contre tous. Un tel tableau ne peut que susciter l’effroi et renforcer le besoin d’autorité et les visions paranoïaques qui sont au cœur du populisme de droite.

Références

(1)Mouffe, C. Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.

(2)Mouffe, C. L’Illusion du consensus, Albin Michel, 2016.

(3)Mathoux, H. Mélenchon : la chute. Comment La France insoumise s’est effondrée, Editions du Rocher, 2020.

(4)Toutes les citations sont extraites de Pour un populisme de gauche (2018).

(5)Cayla, D. Populisme et néolibéralisme, il est urgent de tout reconstruire, De Boeck Supérieur, 2020.

(6)Abel Mestre « LFI, accusée de complaisance avec le communautarisme, veut clarifier sa vision de la laïcité et de la République », Le Monde du 27/10/2020.

(7) https://twitter.com/jlmelenchon/status/1192796104183730176

(8) Pezet, J. Libération, Checknews, « Qu’a dit Henri Peña-Ruiz sur le ‘‘droit d’être islamophobe’’ lors de l’université d’été de La France insoumise ? », 26/08/2019, en ligne.

(9)« Charte des candidat·e·s de la France insoumise », en ligne sur https://lafranceinsoumise.fr/campagne-legislatives-2017/charte-candidat-e-s/

(10)Jeanbart B., Ferrand, O. Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Terra Nova, en ligne sur https://tnova.fr.

(11)Stiegler, B. De la démocratie en pandémie : santé, recherche, éducation, Gallimard, Coll. Tract, 2021.

(12) B. Stiegler 2020, op. cit.

(13)Herreros, R. « « Mettre fin au pass vaccinal »: la promesse de Panot en pleine vague épidémique passe mal », Huffpost, 19/12/2021, en ligne.

(14)« Covid-19 : Jean-Luc Mélenchon Mélenchon ‘‘pas rassuré’’ par le vaccin Pfizer », Le Figaro / AFP, 10/01/2021, en ligne.

(15)Toussay, J. « Aux Antilles, Jean-Luc Mélenchon surfe sur la défiance liée au chlordécone », Huffpost, 19/12/2021, en ligne.

(16) « Sixième République, libertés fondamentales, Union européenne : Jean-Luc Mélenchon répond aux questions du 7/9 », France Inter, le 3/01/2022, en ligne.

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Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, de Johann Chapoutot

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Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, de Johann Chapoutot

Histoire / philosophie
Un ouvrage érudit sans être jamais pesant, qui creuse son sujet en profondeur tout en restant accessible. Un essai d’une grande actualité sur la désagrégation des grands récits qui caractérise la « condition postmoderne ». Une réflexion qui porte enfin sur la question du sens dans l’histoire de l’humanité, mais aussi sur l’essence même du travail de l’historien : raconter le temps.

L’historien, chercheur en histoire contemporaine et professeur à la Sorbonne université, Johann Chapoutot, spécialiste du IIIe Reich et auteur notamment de La révolution culturelle nazie (Gallimard, NRF, 2017) et de La loi du sang, penser et agir en nazi (Gallimard, NRF, 2014), publie aux PUF son dernier ouvrage : Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps (PUF, 2021). Ouvrage lumineux, foisonnant de références littéraires et philosophiques, il est aussi singulier par son objet : les grands récits qui ont structuré les représentations du temps et du monde en Occident. Véritable histoire des philosophies de l’histoire, de Saint Augustin à Lyotard en passant par Hegel et son avatar marxiste, c’est aussi un ouvrage à plusieurs niveaux de lecture, ce qui fait là sa richesse.

Un premier niveau tout d’abord, celui de l’historien universitaire, du professeur, qui se livre à un exercice difficile mais bien mené en donnant un cours d’histoire des idées et prend le temps d’expliquer, sans dénaturer, ce qui est complexe.

Un second niveau, qui tisse un lien entre destin personnel et destinée collective, et culmine dans cette phrase empruntée par l’auteur à Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire : « l’histoire est la science des hommes dans le temps ». Elle n’est donc pas cette discipline que l’on chargerait de traquer la raison dans l’histoire de l’humanité ou bien une quelconque loi de nécessité régissant les sociétés humaines comme la physique et la biologie ont la charge d’identifier les lois de la nature. Elle est au contraire la discipline qui étudie cet être condamné au sens qu’est l’homme, condamné à donner du sens au temps vécu, à son histoire. Telle est la finalité même du récit : donner du sens à l’existence d’hommes voués à la mort. Cette histoire du sens, ou plutôt des sens, n’est finalement rien d’autre qu’une histoire de la liberté humaine dans le monde.

Enfin, le troisième niveau de lecture, celui du chercheur en histoire, est une tentative de réponse à cette question posée en filigrane de l’ouvrage : qu’est-ce finalement qu’écrire l’histoire ? La réflexion sur ce qu’est une narration, sur le pouvoir de la langue, traverse et finalement structure l’essai jusqu’à en constituer le fondement. Les quelques références au maître ouvrage de Paul Ricoeur (Temps et récit, tomes 1, 2 et 3) sont autant d’indices de la prégnance de la pensée du philosophe sur celle de l’auteur. Ce dernier ne cesse de creuser pour comprendre – comprendre toujours, plutôt qu’expliquer – le pouvoir créatif du récit, ce pouvoir immense qu’a la langue de façonner le réel.

Un essai qui nous éloigne des controverses stériles entre philosophie et histoire et qui, tout en restant fidèle à l’objet d’étude qu’il se donne, nous emmène respirer plus haut. Un essai dont on sort non seulement plus instruit, mais qui donne aussi matière à ruminer bien au-delà de la dernière page.

Le Grand récit, introduction à l’histoire de notre temps, de Johann Chapoutot (PUF, 2021, 15€)

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Bruits de bottes en Ukraine : éternel retour du XXe siècle ou nouvelle donne ?

Édito

Bruits de bottes en Ukraine : éternel retour du XXe siècle ou nouvelle donne ?

Édito de la rédaction
Alors que le Conseil de sécurité s’est réuni hier à la demande des Etats-Unis pour évoquer la situation en Ukraine, on aurait tort de ne voir dans cette première grande crise géopolitique de l’année rien d’autre que la manifestation d’un expansionnisme russe désuet et la réaction pavlovienne d’un bloc occidental soudé autour de l’OTAN. Si la menace d’une intervention militaire en Europe de l’Est semble raviver le souvenir – et la rhétorique – de la Guerre froide, elle permet surtout de mesurer le chemin parcouru depuis la chute de l’URSS.

Les acteurs ont tous revêtu leur ancien costume, bien que certains l’aient fait à contre-cœur et de guerre lasse, mais ce qui ressemble à la représentation de trop d’une pièce surjouée au XXe siècle révèle en réalité toutes les métamorphoses du monde en quelques trente années.

La Russie d’abord, écroulée sous son propre poids en 1991, s’est relevée et a renoué depuis avec le langage de la puissance. Si ses dirigeants ont conscience d’être à la tête d’une puissance économique moyenne à la population vieillissante, ils valorisent avec succès les quatre avantages de fait dont la Russie dispose : sa position géographique, qui en fait une puissance pivot entre l’Europe et la Chine ; sa profondeur stratégique, qui la rend invulnérable ; ses ressources naturelles, qui lui permettent de constituer de considérables réserves de changes pour absorber l’effet des sanctions économiques ; et, last but not least, son indéniable puissance militaire grâce à laquelle elle se projette désormais avec une redoutable efficacité sur différents théâtres d’opération (Géorgie, Crimée, Syrie).

Obsédée par sa sécurité face à l’expansion de l’OTAN comme de l’UE et la reconstitution d’une sphère d’influence historiquement russophone à défaut d’être russophile, la Russie est devenue, dixit Emmanuel Macron, « une puissance de déséquilibre » de l’ordre international et un trouble-fête d’envergure dans la nouvelle Guerre froide que se livrent les États-Unis et la Chine.

La ligne rouge a été franchie avec le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, pays écartelé entre deux aires géographiques dont l’une cède aux sirènes du nationalisme Grand-russe quand l’autre regarde l’Union Européenne avec les yeux de Chimène. »

Pour Vladimir Poutine, les graines de la discorde ont été plantées par les occidentaux qui ont, par conviction autant que par opportunisme, allègrement soutenu les révolutions de couleur dans les pays de l’ex-bloc soviétique et intégré les anciens « régimes frères » à l’OTAN. La ligne rouge a été franchie avec le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, pays écartelé entre deux aires géographiques dont l’une cède aux sirènes du nationalisme Grand-russe quand l’autre regarde l’Union Européenne avec les yeux de Chimène.

Gérer la puissance russe est donc un défi, certes, mais un défi pour qui ? C’est là que le bât blesse… Les occidentaux ont, en trente ans, perdu les réflexes qui prévalaient dans l’ancien monde et l’Amérique a perdu son assurance – certains diraient sa morgue – de vainqueur.

L’Union Européenne livrée à elle-même depuis 1992, donne le spectacle de la désunion entre des États baltes tétanisés par l’ambition russe, une France attentiste, soucieuse de ménager la chèvre et le chou, et surtout une Allemagne manifestement peu encline à sacrifier ses intérêts économiques – balance commerciale et gazoduc Nordstream 2 – pour sauver une Ukraine déjà virtuellement perdue. Il faut dire que l’Allemagne, singulièrement lorsqu’elle est dirigée par des coalitions menées par le SPD, adopte traditionnellement une attitude ambivalente vis-à-vis de la Russie, entre réticence au conflit ouvert, dépendance énergétique, préoccupations commerciales et culpabilité historique.

Le Royaume-Uni désormais parfaitement aligné sur le grand-frère américain depuis le Brexit, et peu enclin à dialoguer avec la Russie de Vladimir Poutine, rejoue le cirque de 2003 et alimente par ses déclarations sur l’imminence de l’invasion un climat déjà étouffant.

Après la débâcle afghane, nul doute que Xi Jinping saura tirer tous les enseignements de l’attitude américaine vis-à-vis de son allié ukrainien lorsque sera venu le temps de la crise taiwanaise. »

Les États-Unis, enfin, ont conscience que cette crise est une conséquence indirecte de la faiblesse qu’ils ont montré sur le front afghan, et se passeraient bien du dossier Ukrainien pour mieux se concentrer sur la mer de Chine, mais aussi panser les plaies béantes laissées par le mandat de Donald Trump dont l’ombre plane toujours sur Washington. D’une façon tristement performative, l’âge avancé de Joe Biden renvoie l’image d’une Amérique déboussolée et fatiguée, qui rechigne à l’usage de la force. Malheureusement, rien n’indique que les sanctions économiques soient une arme suffisamment dissuasive face à une Russie revigorée par la hausse du prix des énergies fossiles et qui bénéficie toujours de l’arme des gazoducs contre l’Europe qui traverse une crise énergétique aiguë. Après la débâcle afghane, nul doute que Xi Jinping saura tirer tous les enseignements de l’attitude américaine vis-à-vis de son allié ukrainien lorsque sera venu le temps de la crise taïwanaise.

De sommets virtuels en déclarations officielles, les discours sur l’unité du camp occidental relèvent donc, comme disent les anglo-saxons, du wishful thinking. A tel point que le premier effet de la crise ukrainienne est, de l’avis unanime des observateurs, d’avoir ressuscité une OTAN jusqu’alors impotente et hagarde, qui retrouve sa vigueur des grandes années de guerre fraîche sous l’ère Reagan. Mais l’OTAN, dont l’essence même est de contenir, pour ne pas dire affaiblir, la Russie, ne pourra pas être éternellement le cache-misère d’un camp occidental, et singulièrement d’une Europe incapable d’aligner ses intérêts et d’adopter une position commune, fusse-t-elle intransigeante ou bien de compromis, sur le dossier russe.

L’Union Européenne doit prendre conscience qu’influence n’est pas puissance. Le projet d’une Europe du soft power est un mythe à dépasser de toute urgence pour ne pas disparaître dans une reconfiguration internationale qui signe le retour de l’usage de la force brute, du hard power militaire. La France semble en avoir pris conscience depuis plusieurs années déjà, qu’en est-il désormais de l’Union et, surtout, de l’Allemagne ? Les nations européennes feraient bien de se rappeler que la faiblesse ne pardonne pas.

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DEBOUT LES FEMMES !

Édito

DEBOUT LES FEMMES !

Édito de la rédaction
Au cours des derniers mois, de nouvelles affaires de violences à l’égard des femmes ont émergé. Du lancement du #metoopolitique à l’affaire ppda, du #metoothéâtre à la création du collectif double peine et à l’appel du boycott des boîtes de nuit en angleterre et en belgique, il est de plus en plus évident qu’aucun milieu ne sera épargné. Et ce n’est pas surprenant, puisque les violences faites aux femmes sont érigées en système et que la prise de conscience collective est très progressive.

La lutte contre ces violences n’est cependant pas née avec la récente mise au jour dont elle a bénéficié ces dernières années. Les militantes féministes luttent depuis des décennies contre les violences conjugales, les agressions sexuelles, les vexations et les humiliations. Dès 1922, les féministes soviétiques parviennent à criminaliser le viol conjugal. Les pionnières du MLF se battaient déjà pour faire comprendre que la violence contre les femmes n’est pas une fatalité, mais un drame social qui peut, doit être éradiqué.

À l’heure où l’extrême droite cherche à récupérer le combat féministe et se sert de la lutte contre les violences faites aux femmes pour défendre son agenda identitaire et xénophobe, il ne faut pas se tromper. Nous devons réaffirmer sans crainte que le féminisme est à l’opposé de tout essentialisme, qu’il soit envers les femmes, les hommes, les étrangers ou les musulmans : un sexe, une nationalité ou une religion ne sauraient définir complètement l’individu et ses actes. Il faut rappeler haut et fort que le féminisme, comme l’universalisme, a pour but l’émancipation collective. Plutôt que de laisser la voix aux identitaires qui ont perturbé la marche féministe du 20 novembre, il faut donc saluer l’espoir qu’elle représente. Car ce cortège jeune, joyeux, mélangeant les générations et les genres est le signe que le féminisme a de beaux jours devant lui et que la lutte est loin d’être enterrée.

À l’heure où l’extrême droite cherche à récupérer le combat féministe et se sert de la lutte contre les violences faites aux femmes pour défendre son agenda identitaire et xénophobe, il ne faut pas se tromper. Nous devons réaffirmer sans crainte que le féminisme est à l’opposé de tout essentialisme, qu’il soit envers les femmes, les hommes, les étrangers ou les musulmans : un sexe, une nationalité ou une religion ne sauraient définir complètement l’individu et ses actes. Il faut rappeler haut et fort que le féminisme, comme l’universalisme, a pour but l’émancipation collective. Plutôt que de laisser la voix aux identitaires qui ont perturbé la marche féministe du 20 novembre, il faut donc saluer l’espoir qu’elle représente. Car ce cortège jeune, joyeux, mélangeant les générations et les genres est le signe que le féminisme a de beaux jours devant lui et que la lutte est loin d’être enterrée.

Ce cortège, et les autres avant lui, sont aussi le signe que la société peut être en avance sur ses lois et ses responsables politiques. Que la rue qui parle est entendue, même si ce n’est pas au sommet de l’Etat. Que la solidarité et l’entraide qui naissent entre celles qui ont été agressées sont capables de faire tomber des murs de silence. Aujourd’hui, il est difficile de croire à une marche de l’Histoire vers le mieux, et pourtant. L’élan qui s’est manifesté samedi et qui continue à se manifester, qui rassemble au-delà des âges, des genres, des quartiers, ne peut pas être arrêté.

En cette journée internationale de lutte pour l’éradication des violences à l’égard des femmes, il est donc plus que jamais nécessaire de rappeler notre soutien à ce mouvement. Le fait de naître femme ne doit plus être un danger. Nous devons être intransigeants, refuser la complaisance envers les agresseurs, dans tous les milieux. Alors debout les femmes, et tous les autres !

Vous pouvez signer la pétition pour demander une réelle lutte contre les violences sexistes et sexuelles en politique ici.

Dans le prochain numéro du Temps des Ruptures, un article sera consacré au sujet des féminicides et de la lutte contre les violences faites aux femmes.

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S’expliquer avec Saint-Just

Le Retour de la question stratégique

S’expliquer avec Saint-Just

« Ni Soboul, Ni Furet ». Voilà le cri lancé par Miguel Abensour aux esprits dogmatiques qui voudraient enfermer l’événement Révolution française dans l’alternative stérile entre apologie naïve et « préfiguration du totalitarisme ». Abensour, aidé en cela par l’œuvre de Remo Bodei, propose une nouvelle lecture de l’événement révolutionnaire, et de l’action des jacobins, en le confrontant aux écrits de Spinoza. Parmi les éléments souvent passés inaperçus, la compréhension fine des passions politiques développée par les jacobins, et l’un de leur principal représentant : Saint-Just. La théorie des institutions qui en ressort n’est certes pas dénuée de contradictions, voire d’idéalisme, mais en poursuivant dans la direction donnée par Remo Bodei et Miguel Abensour, il est possible de retrouver le « coup de génie » de Saint-Just.
L’instution comme production immanente du social

La notion d’institution n’est pas sans connaître certaines évolutions dans la pensée de Saint-Just. Celui-ci l’utilise tout d’abord dans l’acceptation courante de l’époque, c’est-à-dire comme « l’établissement, la création d’un ordre ; l’objet pour lequel un ordre a été institué ; enfin l’éducation ». Mais il existe également un emploi spécifique qui apparaît dès son discours du 10 octobre 1793 (« Pour un gouvernement révolutionnaire ») et trouve sa forme la plus aboutie dans le discours du 9 Thermidor ainsi que dans les Fragments sur les institutions républicaines. Ici l’institution est mise en opposition avec d’autres notions, notamment celles de loi et de contrat, et se définit, comme le note Miguel Abensour, comme « recherche d’une positivité républicaine ».

L’institution est envisagée directement à partir des tâches à accomplir : elle est l’instrument révolutionnaire qui doit, à partir des antagonismes sociaux tels qu’ils se présentent à l’époque, faire passer la France de l’état sauvage à la cité de droit social »

En d’autres termes, l’institution est envisagée directement à partir des tâches à accomplir : elle est l’instrument révolutionnaire qui doit, à partir des antagonismes sociaux tels qu’ils se présentent à l’époque, faire passer la France de l’état sauvage à la cité de droit social (2). C’est cet emploi de la notion d’institution qui nous intéresse ici dans la mesure où il offre deux points de rapprochement, et de confrontation, avec le spinozisme : l’institution est analysée comme produit de la conflictualité du social et non comme production transcendantale ; cette origine sociale débouche chez Saint-Just comme chez Spinoza sur une conception spécifique du pouvoir politique comme mobilisation des masses/de la multitude à travers la production d’affects communs.

Au sein du Traité politique est posée la question de savoir d’où l’Etat (les institutions) tire sa souveraineté. La réponse est simple : du corps social lui-même ou plus précisément de ce que Spinoza nomme la puissance de la multitude ; c’est-à-dire d’un conglomérat de puissances individuelles (3) qui surpasse chacune d’entre elles et qui possède la capacité de s’auto-affecter collectivement.  En d’autres termes la souveraineté (l’imperium) dans la pensée spinoziste n’est rien d’autre qu’un droit-puissance supérieur composé des droits-puissances individuels et qui repose en dernière instance sur sa capacité à soumettre lesdites puissances individuelles à travers la production d’un affect commun.

Certes Saint-Just n’a pas la profondeur philosophique de Spinoza et semble ignorer le concept de multitude. En revanche l’Etat se présente également chez lui comme un produit immanent du corps social et constitue le moyen pour celui-ci de persévérer dans son être en assurant les deux tâches essentielles que sont son indépendance et sa conservation. Le monde social de Saint-Just est en cela proche de celui de l’auteur du Traité politique et prend la forme d’un jeu de forces d’où émerge l’institution. L’un et l’autre se séparent nettement d’une vision contractualiste de la société pour développer une philosophie de l’immanence d’où il ressort que l’Etat se constitue d’abord comme appareil de capture des puissances individuelles.

Cela ne manque pas d’avoir une influence sur la façon dont l’action politique est conçue chez Saint-Just comme chez Spinoza. L’un et l’autre envisagent le pouvoir politique comme emprunt si bien que la phrase d’Alexandre Matheron au sujet de la philosophie politique de Spinoza pourrait très bien s’appliquer également à celle de l’auteur des Fragments des institutions républicaines : « Le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets »(4). Le gouvernement révolutionnaire, tout comme le souverain dans la doctrine spinoziste, est envisagé uniquement comme détenteur d’une puissance dont il n’est pas originaire.

Plus encore que ses préoccupations théoriques c’est la pratique du pouvoir par Saint-Just qui incarne le mieux cette idée. Dans les derniers mois de l’année 1793 Saint-Just, amère, affirme que la révolution est glacée, le mouvement populaire manque d’impulsion, la question se pose alors de savoir comment retrouver le dynamisme révolutionnaire. Et sans abandonner le terrain de la raison, Saint-Just se penche sur les passions. « Je pense que nous devons être exaltés, cela n’exclut point le sens commun ni la sagesse (5)». La cité de droit social est également une « cité ardente ». Tout comme Spinoza, il fait voler en éclat l’opposition entre la raison et les passions. C’est par la production d’affects communs que la révolution pourra être « dégelée ». Certes le corps social est encore chaud, il remue, mais les premiers signes de cristallisation se font jour alors même que l’œuvre révolutionnaire n’est pas terminée. Il y a encore un décalage entre un Etat désormais républicain et des Français aux mœurs encore profondément monarchiques. Il revient au gouvernement révolutionnaire de mobiliser le corps social à travers des mécanismes affectifs.

Tout comme chez Spinoza, les affects jouent donc un rôle primordial dans le déroulement des crises dans la pensée de Saint-Just. Ils sont cet élément nécessaire au dynamisme révolutionnaire, l’instrument qui permet d’introduire une trajectoire séditieuse. »

Tout comme chez Spinoza, les affects jouent donc un rôle primordial dans le déroulement des crises dans la pensée de Saint-Just. Ils sont cet élément nécessaire au dynamisme révolutionnaire, l’instrument qui permet d’introduire une trajectoire séditieuse. Si dans la philosophie spinozienne la crainte et l’espoir sont les affects politiques les plus essentiels et ceux que l’on retrouve dans chaque complexion institutionnelle, ce rôle est joué par la terreur et la vertu dans la pensée de Saint-Just. C’est peut-être ici d’ailleurs que l’Archange de la révolution se fait plus rigoureux que l’Incorruptible.

Là où Robespierre fait de la vertu le ressort du gouvernement populaire en temps de paix et de la terreur un simple instrument de la vertu lorsque survient une révolution, Saint-Just maintient tout du long la tension dialectique entre les deux termes et en fait deux principes distincts à disposition permanente du gouvernement. Il ne peut y avoir de vertu sans terreur de même que chez Spinoza il ne peut y avoir d’institution sans mobilisation tantôt de la crainte tantôt de l’espoir.

Mais Saint-Just ne verse pas dans ce qui serait une forme de spontanéisme avant l’heure. La mise en mouvement du corps social par les affects collectifs ne peut pas se produire à n’importe quel moment. Il faut avant tout que des « nœuds affectifs » se produisent, que des seuils de tolérance soient dépassés pour que le corps social sorte de son inertie et que des passions séditieuses voient le jour. « Sans doute, il n’est pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l’on fait est un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand, pour que l’opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt »(6).

Difficile ici de ne pas penser au concept d’indignation que Spinoza définit dans le Traité politique comme ce quant-à-soi qui fait dire « pas au-delà de ça, tout plutôt que ça » et qui correspond au point de non-retour, à la limite, du pouvoir d’affecter d’une institution sur le corps social. Ici se trouve certainement le génie de Saint-Just : loin de verser dans une conception miraculeuse ou volontariste de l’événement révolutionnaire comme certains le font encore de nos jours, il est attentif au rythme du social et fait habilement dialoguer les dimensions synchronique et diachronique des sociétés humaines.

Le droit naturel de Spinoza contre l’institutionnalisme naïf de Saint-Just

Cependant, la théorie des institutions de Saint-Just ne va pas sans poser problème. Là où Spinoza (7) fait de la conflictualité du social un horizon indépassable et où toute institution n’est jamais qu’un affect commun voué à dépérir sous les coups d’affects plus puissants, Saint-Just se révèle incapable de penser ce dépérissement de manière aussi nette. Il y a une forme de schizophrénie dans sa pensée, ou tout au moins de contradiction. D’une part il fait des institutions républicaines un horizon indépassable réalisant l’harmonie du corps social ; d’autre part son attachement indéfectible au droit exclusif du peuple à l’insurrection montre qu’il n’est pas insensible à l’idée que des situations d’indignation (dans le sens que donne Spinoza à ce concept) puissent se produire alors même que les institutions républicaines sont déjà en place.

Dans la pensée de Spinoza, la bifurcation vers une trajectoire séditieuse n’a rien de fatal mais elle n’a rien d’impossible non plus. L’institution n’est jamais qu’une stabilisation temporaire des rapports de force présents au sein du corps social. Si ces rapports se déséquilibrent, l’affect de reconnaissance de l’autorité institutionnelle et d’obéissance à ses commandements (l’obsequium) pourrait bien être remis en cause et créer une crise institutionnelle.

La politique n’existe que par la présence de conflit au sein du social. Une fois atteint une situation non conflictuelle et unitaire de la cité les relations politiques n’auront plus lieu d’être ; « alors, le social non brisé, non brimé par le politique, pourra laisser jouer à fond sa spontanéité créatrice »

Rien de tel chez l’auteur des Fragments sur les institutions républicaines. Saint-Just est conscient de la situation de conflictualité qui règne dans le corps social. Il combat d’ailleurs ce qu’il appelle le fédéralisme civil, mais il en fait une situation provisoire que l’événement révolutionnaire doit résoudre. Dans la mesure où la vie sociale précède le politique chez lui, la société n’est pas immédiatement politique, elle l’est en revanche accidentellement. Les institutions ont pour fonction de faire passer la société de l’état sauvage, aussi dénommé état politique, à la cité de droit social qui est une cité non politique. La politique n’existe que par la présence de conflit au sein du social. Une fois atteint une situation non conflictuelle et unitaire de la cité les relations politiques n’auront plus lieu d’être ; « alors, le social non brisé, non brimé par le politique, pourra laisser jouer à fond sa spontanéité créatrice ».

Dans le conflit qui oppose Spinoza à Hobbes au sujet de la fin de la politique, Saint-Just se serait retrouvé certainement du côté du second. Il est un institutionnaliste rêveur dans la mesure où il considère que le droit est en capacité de stabiliser une bonne fois pour toutes le corps social. Comme le note Miguel Abensour son « indéterminisme économique, exprimé à plusieurs reprises, le renvoie vers la pensée d’une formation sociale à contre-courant de l’évolution économique, vers la petite production agraire ou artisanale, résultat de la décomposition du mode de production féodal. » (8) Pourtant, cette pensée de l’institution républicaine comme libération définitive du social et suppression de la politique n’est pas aussi homogène qu’on veut bien le croire. Saint-Just est également un penseur du droit exclusif du peuple à l’insurrection ; un droit qu’il veut sauvegarder y compris après l’installation des institutions républicaines.

Au-delà de l’idée selon laquelle la positivité républicaine et la cité unitaire seraient constituées d’un monde où l’ensemble des antagonismes sociaux auraient disparu, Saint-Just fixe deux autres impératifs que doivent remplir les institutions républicaines : elles doivent être la garantie du gouvernement d’un peuple libre contre la corruption des mœurs ; elles doivent être la garantie du peuple et du citoyen contre la corruption du gouvernement.

Dans une France totalement républicaine l’Etat aurait certes était réduit au maximum au nom de l’extinction des relations politiques, mais un gouvernement continuerait d’exister, et il n’est pas improbable aux yeux de Saint-Just que ce dernier soit corrompu. Saint-Just n’est donc pas insensible à l’idée de dépérissement mais il ne la conçoit que dans le domaine des mœurs et du gouvernement et non dans celui des institutions. Bien sûr cela ne manque pas d’étonner. (9) Mais une fois passé ce premier sentiment il est possible de voir toutes les implications pratiques d’une telle idée. Tout comme chez Spinoza il n’y a pas d’abandon des droits naturels au moment de l’entrée dans la cité de droit social et aucune aliénation de ces droits n’est possible. Plus pertinent encore, les institutions républicaines justifient le recours à ces droits naturels, lorsque la situation l’impose, à travers le droit à l’insurrection.

Tout se passe donc comme s’il y avait deux Saint-Just : l’un met fin à la politique, et à l’histoire, en pensant pouvoir atteindre un corps social harmonieux ; l’autre la maintient à travers l’idée que rien ne peut empêcher la dynamique collective des affects de pencher du côté de la révolte. La confrontation de son action avec l’œuvre de Spinoza fait pencher la balance du côté du second Saint-Just ; et ouvre la voie à une nouvelle lecture du jacobinisme, certes encore embryonnaire, mais déjà rafraichissante.

Références

(1) Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, Sens et Tonka, 2019

(2) La loi et le contrat correspondent dans la pensée de Saint-Just à une conception individualiste du droit : la loi se manifeste comme volonté générale et le contrat comme concours de volontés particulières. L’un et l’autre entretiennent un rapport d’extériorité vis-à-vis du peuple. A contrario l’institution « porte en elle l’idée d’œuvre unitaire et collective à accomplir, tend à abolir cette extériorité en faisant appel à la participation du peuple, à son adhésion, et en s’imposant par la persuasion ». Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, Sens et Tonka, 2019 p.118

(3) Dans la pensée de Spinoza, le conatus désigne l’effort déployé par chaque chose pour persévérer dans son être, chez l’être humain le conatus est d’emblée désirant mais sans objet. Il trouve donc ses affections dans les choses extérieures. Dans la mesure où il évolue la plupart du temps au sein d’un corps social il est affecté par celui-ci et par les autres êtres humains qui le composent. Ce sont ces conatus en tant que puissances désirantes qui forment collectivement ce que Spinoza appelle la puissance de la multitude.

(4) Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, éditions de Minuit, 1988.

(5) Saint-Just, Fragments sur les institutions républicaines, Torino Einaudi, p.52.

(6) Saint-Just, Fragments sur les institutions républicaines, Torino Einaudi, 1959, p.52

(7) Et de nos jours le structuralisme des passions tel que le développe Frédéric Lordon notamment dans Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, 368p.

(8) Miguel Abensour, Le cœur de Brutus, op. cit.

(9) Miguel Abensour pense trouver la source d’une telle originalité dans la volonté pratique de Saint-Just de maintenir le lien entre les sans-culottes et le jacobinisme. Lien rompu en mars 1794 lorsque les jacobins se séparent des sociétés populaires

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