Une néofasciste au pouvoir : une histoire démocratique italienne (partie 1)

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Une néofasciste au pouvoir : une histoire démocratique italienne (partie 1)

C’est en constatant la nette victoire de la néofasciste Giorgia Meloni, désormais nouvelle femme forte de la coalition de « centre-droit », que l’Italie s’est réveillée le lundi 26 septembre 2022. Bien que cette victoire fût présagée plusieurs semaines auparavant, elle n’en constitue pas moins un fait politique inédit. Cet article en 2 parties revient sur les racines de cette victoire et évoque les perspectives de la gauche italienne.

Giorgia Meloni, cheffe de Fratelli d’Italia, entourée de ses partenaires Silvio Berlusconi et Matteo Salvini. Crédits photo © Roberto Monaldo / LaPresse

C’est en constatant la nette victoire de la néofasciste Giorgia Meloni, désormais nouvelle femme forte de la coalition de « centre-droit », que l’Italie s’est réveillée le lundi 26 septembre 2022. Bien que cette victoire fût présagée plusieurs semaines auparavant, elle n’en constitue pas moins un fait politique inédit. Si l’Italie est en effet désormais gouvernée par une femme pour la première fois de son histoire, elle l’est également par un parti idéologiquement issu du fascisme pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La percée du parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, au rang de première force politique du pays s’est vue confirmée avec un score de 26%, loin devant le populiste Mouvement 5 Étoiles et le Parti Démocrate de « centre-gauche ». Avec ses alliés du parti Forza Italia de Silvio Berlusconi et de la Lega menée par Matteo Salvini, la coalition conduite par Giorgia Meloni a rassemblé un total de 43,9% des suffrages et dispose d’une majorité absolue de sièges à la Chambre des Députés comme au Sénat de la République, avec 237 députés et 115 sénateurs.

Loin de voler en éclats en dépit de son caractère hétérogène et des divergences d’opinion de ses membres sur des sujets internationaux comme la guerre ukrainienne, la coalition de droite de Giorgia Meloni s’est non seulement installée au pouvoir, mais la Présidente du Conseil a même aligné un « sans fautes » politique pour ses cent premiers jours, couronnés d’une double victoire le 13 février aux élections régionales de Lombardie et du Latium. En effet, alors qu’Attilio Fontana, Président sortant de Lombardie issu de la Lega de Matteo Salvini s’est vu reconduit à plus de 54%, le Latium a basculé aux mains du candidat de Fratelli d’Italia Francesco Rocca, ayant battu le président sortant de « centre-gauche » Nicola Zingaretti avec un score de 52%. La Présidente du Conseil a troqué la virulence et la radicalité des discours de sa campagne électorale au profit d’une image plus apaisée et régalienne sur la forme, sans renoncer à sa ligne politique sur le fond. Meloni a ainsi rappelé l’attachement de l’Italie au camp atlantiste et s’est présentée comme un soutien sans faille de Volodymyr Zelensky dans le contexte de la guerre ukrainienne – là où ses partenaires Silvio Berlusconi et Matteo Salvini ont pris le parti de Vladimir Poutine –, tout en campant dans le même temps sur une ligne ferme concernant l’immigration, durcissant la législation italienne contre les migrants via une série de décrets ciblant notamment les ONG et les navires humanitaires.

Les Italiens, ayant connu plus de vingt années de régime fasciste avant la fondation du régime républicain en 1946, n’auraient-ils aucune mémoire ? Antonio Gramsci écrivait pourtant en 1917 qu’il haïssait les indifférents et que « vivre [signifiait] être partisan », ajoutant que « celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti » et que « l’indifférence, c’est l’aboulie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. »

Comment expliquer la victoire d’un parti issu d’une famille politique pourtant si longtemps ostracisée et quelles perspectives s’offrent aujourd’hui à la gauche italienne ?

De quoi le triomphe de Giorgia Meloni résulte-t-il ?
Le phénomène Meloni

« Io sono Giorgia! Sono una donna! Sono una madre! Sono italiana! Sono cristiana!(1) » C’est en scandant ce slogan désormais bien connu des électeurs italiens que Giorgia Meloni harangue  les foules lors de ses déplacements de campagne. La quadragénaire originaire de Milan assume ainsi son identité féminine dans un pays méditerranéen traditionnellement machiste au sein duquel demeurent ancrées des conceptions conservatrices et masculines de l’incarnation en politique. La première femme à accéder à la Présidence du Conseil de l’histoire de l’Italie a en effet bien compris l’avantage qu’elle pouvait tirer de son genre en reliant celui-ci à une conception de la famille en phase avec une société italienne encore aujourd’hui très attachée à la famille traditionnelle.

Alors que son parti était encore marginal il y a cinq ans, Giorgia Meloni a remporté les élections de septembre 2022 avec 26% des voix, la coalition de « centre-droit » ayant atteint dans son ensemble plus de 40%. Les deux principaux partenaires de Meloni ont été cannibalisés par celle-ci. La Lega de Salvini, forte de 17% des suffrages en 2018 et de plus de 30% aux élections européennes de 2019, s’est en effet effondrée à moins de 9%, tandis que Forza Italia de Berlusconi, jadis grand parti de gouvernement de la droite italienne, a atteint un plancher historique de 8% des suffrages. Le Mouvement 5 Étoiles (M5S), grand vainqueur des élections générales de 2018 à plus de 30%, n’a pas non plus échappé pas au cyclone, en n’ayant totalisé plus que 15% des voix. Si le Parti Démocrate (PD) de « centre-gauche » a effectué une remontée symbolique à 19% après s’être effondré à 13% en 2018, la gauche a payé ses divisions et sa dispersion, éclatée entre le score du PD et celui de 6% d’Italia Viva (IV), le nouveau parti social-libéral de l’ancien Président du Conseil Matteo Renzi, scissionniste du PD en septembre 2019. La carte électorale de l’Italie indique que Fratelli d’Italia est désormais le premier parti au nord et dans une bonne partie du centre du pays, tandis que le populiste Mouvement 5 Étoiles demeure le premier parti dans le sud de la botte. La coalition de « centre-droit », additionnant Fratelli d’Italia et ses deux alliés la Ligue de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est quant à elle en tête dans toutes les régions, à l’exception de la Campanie où c’est le populiste Mouvement 5 Étoiles qui s’est hissé en tête.

Si la victoire de Giorgia Meloni et des « postfascistes » de son parti Fratelli d’Italia avait été prédite plusieurs semaines auparavant, les militants qui attendaient ce moment depuis parfois des décennies n’ont pour autant pas eu droit à la fête. C’est en effet en comité restreint, composé seulement d’une cinquantaine de membres de l’état-major de son parti, que Giorgia Meloni s’est présentée le lundi 26 septembre vers 2h du matin devant les journalistes dans un grand hôtel de Rome. La Présidente du Conseil a en effet demandé à ses troupes de faire profil bas, du fait de la crise terrible traversée par le pays. La réalité aurait en fait plutôt tenu à la volonté de ne pas répéter un fâcheux précédent survenu à Rome en 2008, lorsque la victoire du postfasciste Gianni Alemanno à l’élection municipale avait été accueillie par le salut romain fasciste des militants.

Qui est donc la nouvelle présidente du Conseil ? Née en 1977 à Rome, Giorgia Meloni n’a pas connu l’époque fasciste. C’est à l’âge de 15 ans qu’elle décide de se lancer en politique en adhérant au Mouvement Social Italien (MSI), héritier direct du parti fasciste mussolinien. Gravissant progressivement les échelons militants, elle devient en 2008 à l’âge de 31 ans la plus jeune ministre de l’histoire italienne au sein de la coalition de « centre-droit », à la faveur du retour de Silvio Berlusconi au pouvoir. Elle est chargée du portefeuille de la jeunesse.

Le MSI est à cette époque dissous depuis 1995, année où il s’est auto-sabordé à l’initiative de son président Gianfranco Fini pour se refonder en « Alliance Nationale », successeur d’extrême-droite se voulant « dédiabolisé », contrairement à son ancêtre. Le nouveau parti, toujours dirigé par Fini, continue de prôner l’intransigeance sur les thématiques migratoires et identitaires mais retire la flamme fasciste du MSI de son logo. Fini, quant à lui, va même jusqu’à reconnaitre officiellement, alors qu’il est en voyage en Israël à la fin des années 1990, que le fascisme a été un mal absolu au XXe siècle. Le parti s’associe à Forza Italia en 2008 pour former la coalition du Peuple de la Liberté en vue des élections générales, puis les deux formations fusionnent en 2009 sous ce même nom (PdL). Mais la crise ministérielle de 2011, aboutissant à la démission de Berlusconi de la Présidence du Conseil, et l’appui d’une partie du PdL – dont Fini lui-même – au gouvernement technique de Mario Monti en soutenant une ligne libérale et europhile laissent, au sein du PdL, esseulée la faction nationale-conservatrice héritière d’Alliance Nationale.

Ce contexte aboutit à la scission de cette faction du PdL en 2012 pour fonder Fratelli d’Italia (Fd’I), dont Giorgia Meloni prend la tête en 2014. Si Meloni cultive tout comme Fini une image d’extrême-droite se voulant adoucie, elle ne renie pas contrairement à celui-ci  le fascisme, réintroduisant  dans le logo de son parti la flamme tricolore du MSI pour souligner sa parenté avec ce dernier. En lieu et place du mea culpa apparent auquel Gianfranco Fini et le parti Alliance Nationale avaient eu recours, Giorgia Meloni cultive avec Fratelli d’Italia une stratégie d’évitement. La présidente rappelle ainsi lorsqu’on la questionne sur le fascisme que celui-ci appartient au passé, qu’elle-même est née bien après celui-ci et préfère défendre son programme en parlant de sujets touchant les Italiens.

L’une des clefs de compréhension du phénomène Meloni se trouve dans le caractère droitier et décomplexé que cultive la présidente de Fd’I, s’incarnant tant dans son programme que dans son image. Dans un pays soumis de longue date à la problématique des migrants et resté globalement conservateur sur le plan sociétal, Giorgia Meloni a compris l’intérêt qu’elle pouvait paradoxalement tirer de la mise en avant de sa féminité. Avec son slogan « Famille, Religion, Patrie », la candidate se présente en mère de famille italienne conservatrice et chrétienne, soucieuse à cet effet des problématiques sécuritaires pouvant affecter ses enfants, comme par extension tout citoyen italien. Ainsi s’est-elle notamment fait remarquer au cours de sa campagne en diffusant la vidéo du viol d’une réfugiée ukrainienne par un migrant africain sur les réseaux sociaux.

Son discours sur l’avortement plaît également à un pays dont la société, conservatrice et chrétienne, demeure attachée à la famille traditionnelle et dont le taux de natalité constitue une préoccupation. Un phénomène de « dénatalité » est en effet observé en Italie depuis plusieurs années, le taux de fécondité ne s’élevant qu’à 1,24 enfants par femme. De plus, peu de services pour la petite enfance sont développés compte tenu de la conception traditionnelle de la famille et de son rôle prépondérant pour éduquer les enfants avec l’aide des grands-parents. Si la candidate ne condamne officiellement pas l’avortement, elle défend par un détournement des valeurs libérales et par une inversion de sa problématique le « droit de choisir » pour les femmes qui ne souhaiteraient pas avorter. Ce n’est pourtant pas dans ce sens que le problème de l’avortement se pose, de surcroît dans un pays où l’avortement est déjà compliqué, particulièrement dans le sud. À titre d’exemple, dans la région des Marches, bastion historique de la gauche dont la présidence a basculé aux élections régionales de 2020 pour Fratelli d’Italia, 42% des anesthésistes et 70% des gynécologues sont objecteurs de conscience. Ce taux dépasse pour les seconds 80% dans les régions des Abruzzes, des Pouilles, de la Basilicate et culmine même à 92% dans la région du Molise !

Ce discours séduit néanmoins compte tenu du déclin démographique de l’Italie, quand bien même ce dernier est d’abord imputable aux carences de services pour la petite enfance et à l’absence de perspectives économiques pour les jeunes actifs italiens plutôt qu’à l’avortement, dans un pays figurant aux côtés de l’Irlande ou de la Slovaquie parmi les États de l’Union européenne dans lesquels il est le moins pratiqué. Il n’empêche que le problème posé par la démographie italienne a engendré l’idée d’une « perte de patrimoine culturel », exploitée par Fratelli d’Italia. Le principe de cette idée est simple : pour maintenir une société italienne saine, le maintien d’une démographie équilibrée ne suffit pas. Cette démographie doit également être alimentée par les Italiens, de sorte que du sang italien circule dans les veines des générations futures. Le but est de perpétuer la conservation de valeurs occidentales et chrétiennes qui seraient menacées par des migrants plus enclins que les Italiens à faire des enfants et d’éviter ainsi la « substitution », thématique droitière italienne équivalente en France à celle du « grand remplacement » portée par Éric Zemmour. Giorgia Meloni s’est ainsi prononcée contre l’établissement d’un droit du sol – inexistant en Italie(2) –, figurant parmi les propositions du PD. Son positionnement hostile à l’avortement trouve en outre de l’écho au sein de la péninsule. La candidate défend en effet la nécessité d’une relance démographique, laquelle est du reste nécessaire : l’Italie est le deuxième pays le plus âgé au monde derrière le Japon, l’âge moyen de ses habitants s’élevant à 45 ans – soit 5 années de plus qu’en France – et atteignant même 49 ans en Ligurie. Les personnes âgées représentent de surcroît un poids important dans la société italienne.

C’est ainsi que Fratelli d’Italia, ayant pourtant toujours réalisé des scores compris entre 4 et 6% aux précédentes élections nationales et européennes, est devenue la première force politique italienne sur le plan national. La candidate n’a également pas hésité à afficher sa proximité idéologique et personnelle avec le Hongrois Viktor Orban, soutenant tout comme lui l’idée que la démocratie européenne traditionnelle aurait renoncé à défendre son identité et sa conception de la famille. Bien que la percée électorale de Giorgia Meloni soit une nouveauté, le phénomène est également à relativiser, la candidate ayant bénéficié pour porter son image réactionnaire et antisystème d’un terrain déjà labouré par le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo et Luigi Di Maio, puis par la Lega de Matteo Salvini.

Crises et désillusions politiques

Le contexte du triomphe de Giorgia Meloni est l’aboutissement d’au moins une décennie de crises politiques et de désillusions vis-à-vis des pouvoirs et partis traditionnels de la « deuxième république(3) ».

Les Italiens ont en effet d’abord été lassés de l’affairisme et des histoires de mœurs des gouvernements Berlusconi, ayant culminé en 2011 avec le « Rubygate ». Le Président du Conseil démissionnaire était accusé d’avoir incité à la prostitution une danseuse de discothèque mineure et de l’avoir rémunérée pour avoir des relations sexuelles avec elle. Il sera condamné en juin 2013 pour incitation à la prostitution de mineure et abus de pouvoir et écopera alors d’une peine d’inéligibilité. Un premier acte protestataire s’est ainsi joué aux élections générales de 2013 avec la première percée nationale du tout nouveau Mouvement Cinq Étoiles, parti trublion alors porté par le comique Beppe Grillo et venu pour la première fois jouer les trouble-fêtes dans le concert des grands partis de la « deuxième république » avec son score de 25%.

La gestion de la crise migratoire par le gouvernement de « centre-gauche » de Matteo Renzi a également créé de profonds ressentiments au sein de la population. L’Italie, déjà en proie à de lourds problèmes économiques depuis la crise de 2008, se voyait être le seul pays d’Europe avec la Grèce à devoir gérer cette crise compte tenu des proximités géographiques de ces deux pays avec le Maghreb et l’Orient. Alors que la gauche, portée par le volontarisme affiché de Matteo Renzi, semblait bien partie – réalisant un score historique de 40% aux élections européennes de 2014 et envoyant ainsi 31 députés au Parlement européen –, les espoirs de la population ont également été réduits lorsque s’est posée l’épineuse question de la réforme libérale du marché du travail. Avec son « Jobs Act », présenté comme allant « libérer le pays de ses archaïsmes » pour faire baisser le chômage, le Président du Conseil mettait en place un CDI « à protection croissante », lequel devait permettre à l’employeur de pouvoir y mettre fin sans motif justifié pendant les trois premières années d’embauche du salarié. La formule rappelait celle imaginée en France par Dominique de Villepin en 2006 avec le Contrat Première Embauche (CPE). La réforme de Renzi déréglementait également les CDD, permettant aux employeurs d’y recourir sans avoir à se justifier et de les renouveler cinq fois sans période de carence. Cet assouplissement devait être une condition nécessaire à l’embauche, dans un pays où plus de 40% des jeunes étaient alors au chômage. Enfin, l’échec du référendum constitutionnel qui visait à supprimer partiellement le Sénat de la République en réduisant drastiquement ses compétences pour en faire une sorte d’équivalent italien du Conseil de la République français sous la IVème République(4) a sonné le glas du gouvernement, débouchant sur la démission de Renzi au profit de Paolo Gentiloni.

Ainsi s’est joué aux élections générales de 2018 un deuxième acte protestataire, caractérisé par un triomphe du Mouvement Cinq Étoiles à presque 33% mais également par une percée de la Lega de Matteo Salvini à plus de 17%. Une coalition « jaune-verte » s’est ainsi formée entre les deux partis, officiellement dominée par le M5S mais dont l’homme fort s’est dans la pratique révélé être Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur s’étant fait le porte-parole d’une ligne eurosceptique et intransigeante face aux migrants et à la délinquance, n’ayant pas hésité à se mettre en scène pour l’incarner, notamment lors de l’affaire de la fermeture des ports italiens au navire de sauvetage Aquarius. Après son succès aux élections européennes de 2019, couronné d’une obtention de 34% des suffrages, Salvini s’est senti suffisamment puissant pour présenter la démission du gouvernement et exiger des élections anticipées qui auraient été à la faveur de la Lega, ignorant que le droit constitutionnel italien n’obligeait en aucun cas le Président de la République à convoquer des élections le cas échéant. Une coalition « jaune-rouge » s’est dès lors constituée entre le M5S et son historique adversaire le PD pour faire barrage à la Lega et éviter ce faisant des élections anticipées. Après avoir gouverné deux ans et affronté la pandémie de covid-19, cette deuxième coalition a néanmoins été renversée à l’initiative de Matteo Renzi et de son nouveau parti Italia Viva au motif de désaccords concernant le plan européen de relance. Un gouvernement d’union nationale technique et europhile s’est donc formé autour de Mario Draghi comme ultime recours, appuyé par la quasi-totalité des forces politiques italiennes, Lega comprise, Salvini ayant changé son fusil d’épaule sur l’Europe à la faveur du plan de relance du covid-19.

C’est ici qu’émerge Giorgia Meloni. Là où les autres forces politiques italiennes ont soutenu le gouvernement Draghi, la cheffe de file postfasciste et son parti Fratelli d’Italia ont fait exception. Contrairement à la Lega, ayant effectué un revirement sur la question européenne pour finalement appuyer le gouvernement Draghi, ou au M5S, ayant quant à lui sauvé ses positions en s’associant de façon opportuniste au PD lors de la crise ministérielle de 2019 et du basculement de coalition vers la gauche, Giorgia Meloni a campé sur une ligne certes marginale mais cohérente au regard des idées portées par son parti. Elle est ainsi passée de la marginalité au premier plan en se construisant une image de première et seule opposante au gouvernement technique. La cheffe de Fd’I a donc tout naturellement bénéficié de sa constance politique lorsque la crise ministérielle de l’été 2022 a éclaté à la suite de la défection du M5S de la majorité, suivi de la Lega.

Forte de son image et de sa dynamique là où la Lega apparaissait décrédibilisée, Meloni n’a pas hésité à mener une campagne agressive en jouant sur les peurs des Italiens. L’Italie est en effet l’un des pays d’Europe où la perception de la problématique migratoire est la plus déformée et la plus fantasmée. La candidate a ainsi mené une campagne anti-française, fustigeant la France et son Président qui s’était permis de traiter le gouvernement italien de « lèpre populiste » au moment de l’affaire de l’Aquarius en rappelant que la France avait dans le même temps non seulement refusé elle aussi d’ouvrir ses ports pour accueillir le navire de secours mais qu’elle orchestrait en plus le refoulement des migrants à la frontière italienne, tout en étant un pays colonialiste en Afrique subsaharienne qui défendait ses intérêts et qui était responsable du chaos libyen. En brossant un tel tableau, la candidate exploitait ainsi le ressentiment anti-français des Italiens, les premiers étant traditionnellement perçus par leurs voisins transalpins comme arrogants, supérieurs et donneurs de leçons. Tout en étant radicale et virulente, la campagne de Meloni s’est dans le même temps caractérisée par un constant souci de respectabilité. Ainsi, là où Salvini, déjà handicapé par ses revirements, a justifié l’invasion ukrainienne en défendant Vladimir Poutine, Meloni a au contraire d’emblée condamné celle-ci. Voulant se montrer rassurante, elle a également tourné une vidéo d’elle en plusieurs langues, diffusée à l’adresse des Européens, dans laquelle elle a explicitement démenti une sortie de l’Euro ou un virage autoritaire dans le cas où elle prendrait le pouvoir, se présentant également comme la seule opposante au gouvernement Draghi et aux poisons et délices du régime parlementaire et de son instabilité, accusant enfin la gauche de bafouer les libertés, notamment pour les entreprises(5). Giorgia Meloni a enfin fait campagne sur l’instabilité ministérielle en Italie. Si ce problème est loin d’être une nouveauté, il s’est en revanche à nouveau posé du fait des basculements de coalitions dans le contexte de la crise du covid-19 et de problèmes intrinsèques à l’État italien notamment dans les régions, leur autonomie et leurs compétences étant très fortes face à celles de l’État central, notamment en matière de santé.

Une campagne du Parti Démocrate peu lisible

Face à cette stratégie à la fois agressive et dédiabolisée de la candidate d’extrême-droite, la gauche s’est trouvée désemparée. Celle-ci, nous l’avons vu plus haut, est en premier lieu partie divisée pour affronter l’élection. Mais plus que ses divisions, le principal problème de la campagne de la gauche, notamment du Parti Démocrate, a été son caractère peu lisible.

Le Parti Démocrate (PD) et son candidat Enrico Letta se sont principalement positionnés comme des remparts face au péril fasciste représenté par Meloni et par son parti, comme l’a notamment montré le slogan récurrent de Letta « Scegli(6) », massivement diffusé sur les réseaux sociaux, au détriment d’une communication sur leurs propositions sociales – pourtant présentes dans leur programme, notamment en matière éducative(7) –, ce qui a par conséquent été perçu comme une tentative d’instrumentaliser la peur à des fins électorales.

Héritier indirect du Parti Communiste italien (PCI), le PD s’est par ailleurs progressivement trouvé perçu ces dernières années comme coupé des réalités sociales et comme ne représentant plus les classes populaires. Ce ressenti est prégnant dans la région des Marches, bastion historique de la gauche ayant basculé au profit de Fratelli d’Italia en 2020. On peut également évoquer le cas de l’ancienne cité ouvrière de Sesto San Giovanni, construite dans la banlieue de Milan au début du XXe siècle par l’entreprise sidérurgique Fleck, où se déclenchèrent à partir de 1943 les premières grandes grèves contre le régime Mussolinien quelques mois seulement après la défaite de la Wehrmacht à Stalingrad et où le PCI, dont la ville fut un bastion historique, réunissait jusqu’à 45% des voix en 1976. Longtemps surnommée la « Stalingrad d’Italie », la ville, administrée sans discontinuités depuis la guerre par le PCI puis par ses successeurs du Parti Démocrate de la Gauche (PDS), des Démocrates de Gauche (DS) et par l’actuel PD, a basculé en 2017 au profit de la Ligue du Nord. Dans la continuité de ce délitement, une bataille mémorielle et symbolique forte a été perdue le 25 septembre aux élections générales, lorsque la ville a vu s’imposer pour sa circonscription au Sénat Isabella Rauti, candidate de Fd’I, fille de Pino Rauti, engagé volontaire dans l’éphémère République mussolinienne de Salò puis cofondateur du MSI, face au candidat du PD Emanuele Fiano, de confession juive et dont le père fut déporté à Auschwitz. Sesto San Giovanni, cas symbolique et emblématique du recul de la gauche au profit de l’extrême-droite au même titre que peut l’être l’ancienne cité minière de Hénin-Beaumont en France désormais dirigée par le Rassemblement National, n’est pas une exception. Le centre-gauche a en effet perdu les élections générales dans toutes ses capitales provinciales anciennement ouvrières de Lombardie, à l’exception de Milan et de Mantoue.

Ce délitement s’explique par le fait que là où les Démocrates ont beaucoup fait campagne en se présentant comme des remparts face au péril fasciste, Giorgia Meloni s’est à l’inverse focalisée sur des problématiques touchant directement les Italiens, telle que le pouvoir d’achat en période d’inflation. Les raisons du succès de Giorgia Meloni sont ainsi fondamentalement les mêmes que celles du succès du M5S en 2018 : la candidate, en parlant des problèmes concrets des Italiens, s’est positionnée comme une personnalité anti-establishment, là où le PD a, à l’inverse, renoué avec son image libérale héritée des années Renzi en apparaissant comme un soutien à l’agenda libéral de Mario Draghi. Michele Russo, responsable local de Fratelli d’Italia à Sesto San Giovanni interviewé par le quotidien français Libération(8), défend ainsi la stratégie politique visant à recréer du lien social en parlant aux habitants dans une société  toujours plus individualiste, ajoutant à cet effet non sans sarcasme que son parti ne fait qu’occuper ainsi le terrain exactement comme le faisait le PCI d’antan. Le PD a quant à lui été victime de la part de ses adversaires de l’accusation récurrente de s’être renfermé à l’extrême dans ses bastions urbains aisés et de s’être ainsi coupé de la population.

Si ces raisons expliquent en grande partie l’actuel succès de Fratelli d’Italia, on ne peut toutefois s’empêcher de se demander comment l’Italie a pu porter en tête des résultats électoraux une candidate néofasciste compte tenu de son passé historique et mémoriel. Pour le comprendre, il nous faut remonter aux racines du mal et aux fondations du régime républicain, dont l’objectif premier de rétablissement de la démocratie et des libertés visait pourtant à tourner la page du fascisme. 

Aux racines du mal : une histoire républicaine tourmentée
Les péchés originels de la « première république »

La fondation après-guerre du régime républicain s’ancre dans le prolongement de la Résistance italienne et de son triomphe face au fascisme dans la guerre civile ayant sévi entre 1943 et 1945 face aux nazis et à l’éphémère République sociale italienne, tandis que les forces anglo-américaines alliées de la Libération remontaient la botte italienne à la suite du débarquement de Sicile. L’Italie d’après-guerre est ainsi orientée à gauche, dominée par les partis de la Résistance que sont le Parti Communiste italien (PCI), d’orientation marxiste-léniniste, le Parti Socialiste italien (PSIUP(9)), marxiste mais républicain et démocrate dans le même temps, et la Démocratie chrétienne (DC), d’inspiration catholique et de tendance centriste. Dans le contexte de l’effondrement du fascisme et du triomphe des partisans et des forces militaires alliées, ces partis sont les vainqueurs et dirigent à cet effet le gouvernement provisoire.

La Démocratie chrétienne n’est à cette époque encore ni hégémonique, ni majoritaire. Ce sont les communistes qui ont le vent en poupe, forts de leur rôle dans la Résistance, lequel s’est notamment caractérisé par une implantation clandestine mais profonde dans les syndicats officiels fascistes des entreprises italiennes. Fort de cet ancrage, le PCI apparaît donc à la Libération comme la force la plus puissante, la mieux organisée et donc la plus apte à prendre le pouvoir : peu d’efforts sont à faire au vu des relais dont les communistes disposent dans le monde du travail pour transformer la guerre des partisans en vaste insurrection populaire et révolutionnaire, quand bien même se serait posée la question de l’issue d’un tel soulèvement face aux forces alliées d’occupation.

Mais Palmiro Togliatti, secrétaire général du PCI, est rentré de Moscou en 1944 avec des consignes strictes de Staline : l’exportation de la révolution mondiale en Italie attendra, il est pour l’heure hors-de-question d’y procéder sur un front où se joue encore le sort de la guerre et où il ne faut donc pas entraver les forces alliées. Staline compte sur le bon déroulement des opérations du front de l’ouest face aux nazis pour soulager l’Armée rouge sur le front de l’est. Le maître du Kremlin considère également que ce secteur géographique de la guerre doit revenir aux occidentaux, et ce bien avant la Conférence de Yalta. Prenant acte des directives moscovites, le PCI opère donc en 1944 le Tournant de Salerne, appelant officiellement les communistes à délaisser temporairement l’objectif révolutionnaire pour collaborer avec les autres partis de la Résistance, en vue de former dans l’Italie libérée un gouvernement d’unité nationale. Le PSIUP, de son côté, a réunifié ses deux grandes tendances (marxiste et sociale-démocrate) et a signé en 1943 un pacte d’action avec le PCI : il n’y aura pas de réunification des deux grands partis ouvriers italiens, séparés depuis le Congrès de Livourne de 1921, mais un accord sur une volonté commune d’action.

Majoritaires au sein du Comité de Libération nationale, les partis de gauche dominent le gouvernement provisoire, dirigé par Ferrucio Parri. Celui-ci décide de mener une « épuration financière », visant à punir ceux qui se sont enrichis pendant le fascisme. Un impôt sur le capital est dès lors mis en place, tandis qu’est réorganisée la répartition des matières premières au profit des entreprises les plus modestes. Se développe dès lors la crainte d’une socialisation rampante de l’économie italienne, notamment chez les fonctionnaires de la commission anglo-américaine interalliée de contrôle. Le gouvernement Parri se voit dès lors obligé par celle-ci de renoncer d’abord aux fournitures pour les petites entreprises, puis à son impôt sur le capital. Si les réformes socialisantes du gouvernement provisoire ont été tuées dans l’œuf par cette intervention de la commission, elles n’en ont pas moins affolé les grandes entreprises comme les plus petits possédants et ont ainsi contribué à la reconstitution de groupes politiques d’extrême-droite.

Bien que l’épuration des fascistes soit d’abord menée avec une relative rigueur, elle s’interrompt progressivement à partir du 21 novembre 1945, date du retrait des ministres libéraux du gouvernement, suivis des représentants de la DC. Le gouvernement Parri, dès lors minoritaire, se voit contraint de démissionner au profit du démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, à qui il incombe d’organiser le référendum institutionnel sur la forme monarchique ou républicaine que prendra le nouvel État italien. Ce tournant est essentiel, puisqu’il met fin à la possibilité de changement révolutionnaire entrevue au moment de la Libération. Le retour à l’Italie libérale de l’avant-fascisme est au contraire quasi-assuré, ce dont prennent acte les Anglo-Américains en acceptant de transférer leurs pouvoirs de contrôle en Italie du nord à De Gasperi. Celui-ci décide ensuite dès 1946 de remplacer les autorités nommées par les comités de la Libération par des fonctionnaires de carrière, tous liés d’une façon ou d’une autre au régime fasciste dans l’exercice antérieur de leurs responsabilités. Le 31 mars, Gasperi dissout le Haut-Commissariat pour les sanctions contre le fascisme : il n’y aura dès lors pas de substitution d’une nouvelle classe dirigeante à l’ancienne, cette dernière se voyant au contraire restaurée malgré son appui apporté au régime Mussolinien. Cette politique est approuvée par le PCI, Togliatti promulguant en tant que Ministre de la Justice une large amnistie pour les condamnés politiques et se résignant à bien vouloir accepter l’adhésion d’un certain nombre d’intellectuels et de syndicalistes venus des rangs du fascisme.

Le 2 juin 1946 se tient le référendum sur la nouvelle forme que doit prendre l’État italien. Si la République l’emporte nettement, la monarchie constitutionnelle se voyant décrédibilisée au vu des compromissions du roi Victor-Emmanuel III avec le fascisme, un clivage se dessine déjà entre le nord et le sud du pays, le nord votant principalement pour la République tandis que le sud, plus conservateur, moins victime de la guerre civile et où l’Église est davantage implantée, vote pour la monarchie. La DC s’affirme dès lors progressivement comme force politique centrale, remportant 35% des suffrages aux élections constituantes. La gauche reste  encore forte, totalisant environ 40% des suffrages avec 20,7% pour le PSIUP et 18,9% pour le PCI. Cette influence est déterminante dans la rédaction de la constitution de la République. Celle-ci est en effet officiellement fondée sur le travail et les droits sociaux, tandis que son emblème officiel, le Stellone, se compose d’un rouage denté représentant à la fois le monde du travail et le progrès, scellé en son centre d’une étoile blanche imputable à la devise de Léonard de Vinci : « Qui se fixe sur une étoile ne se retourne pas ».

La DC opère néanmoins un virage à droite à la faveur de la guerre froide, se caractérisant par l’exclusion du gouvernement du PCI et du PSIUP en mai 1947. Dans ce contexte, le PSIUP voit scissionner son aile sociale-démocrate, hostile à une poursuite de l’entente avec les communistes et favorable à un rapprochement avec la DC, pour fonder le Parti Social-Démocrate Italien (PSDI). Amputé de son aile droite, le PSIUP reprend dès lors son ancien nom de Parti Socialiste Italien (PSI). Quelques mois plus tard, à l’automne, ont lieu de grandes grèves contre le Plan Marshall, soutenues par le PCI. Se développe alors un climat de fortes violences, culminant à l’été 1948 à la suite d’une tentative d’assassinat de Togliatti. Des insurrections générales éclatent dans les villes ouvrières de Gênes, Milan ou encore Bologne, débouchant sur des batailles rangées contre les forces de l’ordre avec barricades et formation de milices ouvrières.

Compte tenu de ces violences et du Coup de Prague survenu en Tchécoslovaquie en février 1948, la DC sort grande vainqueure des élections générales du mois d’avril, recueillant 48,5% des suffrages et une majorité absolue de sièges à la Chambre des Députés et au Sénat de la République. De Gasperi peut dès lors gouverner les mains libres, même s’il forme symboliquement une coalition avec le PSDI et les forces de droite libérales et républicaines dans une optique de consensus. Le renforcement des tendances conservatrices de la DC se poursuit néanmoins après 1948 du fait de la guerre froide et de l’agitation sociale. L’aile droite démocrate-chrétienne est notamment animée par Giuseppe Pella et Mario Scelba, qui reprochent au centriste De Gasperi son refus de mettre le PCI hors-la-loi, tout comme son ancrage diplomatique atlantiste. C’est en tout cas le début d’une longue période d’hégémonie de la DC au gouvernement en Italie, qui se poursuivra bien après le retrait de De Gasperi de la politique en 1953 et dont le ciment initial de sainte-alliance anti-communiste servira bientôt de matrice à la dérive clientéliste de la politique italienne.

Ce climat d’amnistie générale et de crainte du communisme dans le contexte de la guerre froide et de l’agitation sociale permet la réémergence de petites formations d’extrême-droite. C’est dans ce contexte qu’est fondé le Mouvement Social Italien (MSI) le 26 décembre 1946 par plusieurs dirigeants de groupuscules néofascistes clandestins. On trouve parmi eux Giorgio Pini, Augusto De Marsanich, Pino Romualdi et surtout Giorgio Almirante, ex-rédacteur en chef du quotidien fasciste Il Tevere et ancien chef de cabinet du Ministère de la Culture populaire du régime Mussolinien. Parmi ses premiers adhérents, le MSI regroupe d’anciens dignitaires du régime, des jeunes militants de groupuscules divers, des militaires ou encore des aristocrates de la noblesse italienne tels que le Prince Junio Valerio Borghese, ancien sous-marinier et commandant de flottille sous la République sociale italienne et surnommé « le Prince Noir » en raison de son passé militaire fasciste et de sa foi persistante dans ce régime après 1945. Ces éléments radicaux sont bientôt rejoints par une clientèle électorale et militante plus modérée ou moins politisée. Le MSI se développe jusqu’en 1951 autour de sa tendance néofasciste intransigeante, incarnée par Giorgio Almirante, alors secrétaire général du parti.

Les troupes de choc du MSI, les « avanguardisti», multiplient les épreuves de force contre les communistes sans que le pouvoir ne réagisse très fermement. Les éléments réactionnaires de la Démocratie Chrétienne ne voient en effet pas d’un œil trop défavorable la reconstitution d’une force d’intervention anti-communiste, officiellement désavouée mais en fait discrètement soutenue par une partie du patronat. Le caractère très radical et ouvertement aventuriste du MSI se révèle toutefois contre-productif : il n’obtient que 6 députés et 1 sénateur aux élections générales de 1948. Un premier tournant s’opère dès lors en 1951, lorsqu’Almirante, alors assigné à résidence, cède la direction du parti à De Marsanich. Le MSI, affecté à cette époque par les coups lui étant portés par la police de Mario Scelba – alors Ministre de l’Intérieur – adopte dès lors une image plus modérée, intégrant certains éléments de la droite conservatrice dans son comité directeur. Cette stratégie porte ses fruits, le parti obtenant 29 députés et 8 sénateurs aux élections générales de 1953.

De Gasperi se trouve quant à lui en difficulté : après la défection du PSDI de sa coalition suite à la création de brigades d’interventions rapides par Scelba pour réprimer les mouvements de gauche, il se trouve également confronté à une opposition de la droite de son parti. Les éléments radicaux de la DC poussent pour un rapprochement de celle-ci avec le MSI et les monarchistes et sont soutenus dans ce sens par le Saint-Siège. Se trouvant donc en minorité et compte tenu de résultats électoraux contrastés obtenus aux élections de 1953, De Gasperi démissionne. Lui succèdent Pella et Scelba à la Présidence du Conseil.

S’il existe officiellement un « Arco Costituzionale(10) » contre le MSI pour l’empêcher d’être associé au pouvoir, la DC n’hésite pour autant pas à s’appuyer ponctuellement sur les votes des néofascistes au Parlement. Le MSI se voit toutefois exclu du gouvernement jusqu’en 1994, tandis que la DC gouverne quant à elle de façon quasi-ininterrompue jusqu’au début des années 1990, soit pendant toute la période dite de la « première république ».

Une « deuxième république » du vide ?

Après quatre décennies de vie politique italienne monopolisée par la Démocratie chrétienne, les choses évoluent au début des années 1990, période de bouleversement complet de l’échiquier politique italien.

Une gigantesque et inédite opération judiciaire marque la vie politique italienne entre 1992 et 1994. C’est l’opération Mani Pulite (« Mains propres »), révélant l’existence d’un système généralisé de corruption et de financement illicite des partis politiques italiens, surnommé Tangentopoli. Tout commence par une banale affaire de corruption à Milan lorsque le socialiste Mario Chiesa est pris en flagrant-délit par les carabiniers en train de tenter de faire disparaître un pot-de-vin de 7 millions de lires dans une cuvette de toilettes. C’est Luca Magni, entrepreneur fatigué de payer ce type de redevances au notable socialiste, qui a appelé les carabiniers pour faire prendre celui-ci en flagrant-délit. Arrêté, Chiesa passe aux aveux sous interrogatoire, révélant au procureur Di Pietro que son cas est loin d’être anecdotique, les pots-de-vin de ce type existant dans l’ensemble des partis politiques et étant mêmes devenus une sorte d’impôt obligatoire dans les territoires pour la quasi-totalité des appels d’offres. Les bénéficiaires de ce système sont des hommes politiques de tous les partis, mais essentiellement ceux au pouvoir, comme le PSI ou la DC. Chiesa révélant des noms, les enquêtes débutées à Milan se propagent rapidement à d’autres villes d’Italie et finissent par toucher l’ensemble de la péninsule par un jeu de domino où chaque suspect en livre un autre. Plus d’une centaine de députés sont interrogés au début de l’année 1993, l’enquête vise tous les chefs de partis, à commencer par le secrétaire général du PSI Bettino Craxi. Avant sa condamnation définitive, il s’enfuit en Tunisie en 1994 pour échapper à la justice et meurt exilé là-bas en 2000. Miné par la corruption, le PSI se dissout en novembre 1994, soit quelques mois après la DC et le Parti Libéral italien, pareillement désintégrés par ce cyclone judiciaire.

Dans les mêmes années, le PCI opère de son côté un tournant réformiste, aboutissant à sa transformation suite au Congrès de Bologne de 1990 en un Parti Démocratique de la Gauche (PDS) en 1991. Avec les conséquences de l’opération Mains Propres et la disparition du PSI, le PDS accueille nombre d’anciens socialistes en son sein. Le début de la décennie est également marqué par le premier succès national du parti eurosceptique et indépendantiste de la Ligue du Nord aux élections générales de 1992. Avec les disparitions simultanées de la DC, du PLI, du PSI et compte tenu de la transformation réformiste du PCI en PDS, on observe une mutation profonde de la scène politique italienne, que certains observateurs caractérisent comme le passage d’une « première république » à une « deuxième république(11) ». Si la « première république » a été marquée par une hégémonie de la Démocratie chrétienne et par son gouvernement quasiment sans partage de la libération aux années 1990, la deuxième sera quant à elle caractérisée par une alternance droite-gauche entre conservateurs et héritiers du PCI.

Le fait marquant de cette période est une entrée en politique inédite. En vue des élections générales de 1994, l’homme d’affaires Silvio Berlusconi, magnat de l’immobilier et des médias, décide de se présenter. Proche de Bettino Craxi, il annonce en janvier 1994 son entrée en politique et la création de son mouvement de centre-droit Forza Italia, dans lequel il investit 22 milliards de lires. Son annonce est à l’époque révolutionnaire sur la forme : Berlusconi se filme en effet dans un bureau – qui s’avérera plus tard être en fait un studio ayant été aménagé exprès pour le tournage – et son annonce est diffusée en boucle sur ses trois chaînes privées de télévision. La communication politique italienne se résumait jusqu’alors à des déclarations banales voire monotones, ou tout du moins sans mises en scènes. Berlusconi apparaît à l’inverse comme jeune et dynamique, déclarant « descendre sur le terrain » – employant ce faisant une métaphore footballistique, que l’on retrouve également dans le nom de son parti(12) et dans son logo, rappelant une bannière de supporter d’équipe de football. Il s’adresse ainsi à l’Italien moyen de façon à la fois nouvelle et percutante, lui faisant comprendre avec cette communication moderne et empreinte de codes sportifs et populaires qu’il ne vient pas de cet horrible monde corrompu de la politique et qu’il est quelqu’un de neuf, souhaitant parler directement aux citoyens. On assiste dès lors à la naissance d’un phénomène nouveau : celui d’un populisme libéral porté par la communication et incarné par un chef d’entreprise. La principale mutation de la « deuxième » république par rapport à « première » se situe de ce point de vue moins dans l’établissement d’un nouveau paradigme politique bipolaire entre la gauche et la droite en lieu et place de l’ancien paradigme central de la DC – quand bien même ce nouveau paradigme permettra enfin de vraies alternances politique – que dans l’émergence d’une politique de la communication, de l’image et du spectacle supplantant les idées politiques de fond.

Dans le contexte du vide politique créé par la disparition des principaux partis de gouvernement suite à l’opération Mains Propres et de la lassitude des Italiens vis-à-vis de la politique traditionnelle, Berlusconi se présente comme un homme nouveau n’étant pas un professionnel de la politique et souhaitant restituer celle-ci aux citoyens. Il se pose également en défenseur de la famille, « noyau principal de la société », de la tradition chrétienne et du travail. Son idée principale est alors celle d’une politique exercée par des non-politiciens et donc par des experts issus de la société civile – bien que ce terme ne soit pas employé par le candidat. L’idée maîtresse de ce premier Berlusconisme est que la politique ne doit pas être une affaire de carriéristes corrompus mais de spécialistes et de techniciens. Ainsi s’entoure-t-il d’universitaires et d’experts libéraux tels que Lucio Colletti, philosophe et ex-théoricien marxiste ayant bifurqué vers le libéralisme, ou encore Giuliano Urbani, professeur de sciences politiques considéré comme l’idéologue de Forza Italia. Défendant un programme libéral et vantant, en prenant son exemple personnel, la liberté d’entreprendre et de pouvoir réussir pour chaque Italien, Berlusconi se présente ainsi comme un homme de la modernité sur tous les plans : économique, puisqu’il se fait ambassadeur de la libre-entreprise et du néolibéralisme ayant le vent en poupe en ces années suivant la dislocation de l’URSS, mais également sociale, en promouvant une société du divertissement pour tous, notamment par la télévision, se voulant en rupture avec l’austérité des hommes politiques de la « première république ». Berlusconi se présente également comme un rempart face au péril communiste du PDS, désormais seul grand parti de gauche. Ce ne sont désormais plus les clivages idéologiques de fond qui font la politique, mais la communication et le paraître.

Fort de sa communication innovante prenant tous ses adversaires de court et occupant le vide politique laissé par le séisme du scandale Tangentopoli, Berlusconi remporte contre toute attente les élections générales de 1994. Bien que son gouvernement doive démissionner dès l’année suivante en raison de la défection de la Ligue du Nord de sa majorité parlementaire, il n’en constitue pas moins une révolution. Outre la rupture qu’il constitue sur la forme, il compte également pour la première fois des ministres de la Ligue du Nord et d’Alliance Nationale – tout juste fondée par Fini pour remplacer le MSI –, ces deux formations disposant de 5 ministères chacune ! Si la présence de ministres eurosceptiques et néofascistes au sein du gouvernement inquiète nombre de dirigeants européens, parmi lesquels François Mitterrand, elle constitue une première étape symbolique dans la dédiabolisation de ces deux formations.

Démissionnant du gouvernement en 1995 et passant dans l’opposition en 1996 suite à la victoire de la gauche, Berlusconi transforme son parti en profondeur pour en faire une machine de guerre personnelle. Il se sépare ainsi progressivement de plusieurs intellectuels qui l’avaient épaulé en 1994 et recrute d’anciens cadres de la défunte DC pour structurer son appareil politique. Une transformation s’effectue alors dans la façon de Berlusconi de faire de la politique : Forza Italia tient son premier congrès en 1998 et rejoint cette même année le Parti Populaire européen. Forza Italia, après s’être un temps présenté comme un phénomène nouveau, devient un parti politique classique et en quelque sorte une « Démocratie Chrétienne 2.0 », occupant l’ancien espace électoral de celle-ci, ainsi qu’un instrument personnel du leader Berlusconi en tant que véritable extension de sa personne.

De retour au pouvoir de 2001 à 2006 puis de 2008 à 2011, Berlusconi mène une politique libérale inspirée de son expérience entrepreneuriale. Il développe l’idée que le pays doit être géré comme une entreprise et que la politique n’est plus une affaire de bien commun mais un service à vendre à des clients qui sont les électeurs, ce qui justifie, comme en entreprise, n’importe quel type de stratégie commerciale et donc politique, pourvu que celle-ci fonctionne, et valide donc ouvertement le recours à la démagogie. Outre ses affaires de corruption et de mœurs, le Président du Conseil défraie également la chronique par certaines de ses décisions, notamment lorsque son Ministre de la Culture Sandro Bondi décide de nommer à la tête des musées italiens l’ancien patron de McDonald’s Italie. Si ce choix d’un profil entièrement ignorant en matière d’art et de gestion du patrimoine est perçu comme une provocation, il illustre surtout la philosophie de l’entrepreneur-Président du Conseil et sa volonté de gérer les services italiens comme des entreprises, en l’occurrence avec des profils en premier lieu managériaux.

Depuis 2013 : une nouvelle ère populiste ?

Les élections générales de 2013 marquent un bousculement du schéma bipartisan de la deuxième république. Si le nouveau Parti Démocrate, mené par Pier Luigi Bersani, et le PdL de Silvio Berlusconi arrivent en tête en obtenant respectivement 29,5 et 29,2 % des suffrages, le schéma bipartisan en place depuis les années 1990 est bousculé par l’émergence du nouveau Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo, réalisant une percée avec 25% des suffrages. Le M5S est un parti attrape-tout, ayant bénéficié de la désaffection des Italiens pour les gouvernements précédents dans une période consécutive à la démission de Berlusconi en 2011 suite à sa gestion de la crise de 2008 et à ses affaires de mœurs, ainsi que des talents d’orateur de son leader Beppe Grillo. Son discours ouvertement populiste contre la corruption des élites et défendant une remise au cœur de la politique du citoyen italien trouve un écho certain dans une Italie sévèrement affectée par la crise et sortant des années Berlusconiennes. Les raisons du succès de Grillo en 2013 sont ainsi les mêmes que celles de Berlusconi en 1994, à savoir l’incarnation d’une offre politique neuve et se proposant de faire table rase du passé dans une période de désillusions.

Les élections de 2018 renforcent quant à elles cette tendance, consacrant le succès du M5S à 31% et signant l’émergence de la Lega de Matteo Salvini, refonte de la Ligue du Nord en un parti aux ambitions nationales. Matteo Salvini s’est rapidement engagé au sein de la Ligue du Nord, privilégiant le militantisme à ses études universitaires qu’il finit par abandonner. La Ligue du Nord est créée en 1991 et bénéficie à cette époque de l’écroulement des partis traditionnels de la première république dans le contexte de l’opération Mains Propres. Parti régionaliste regroupant diverses ligues régionales nordistes, la Ligue du Nord revendique initialement une sécession des régions du nord de l’Italie, défendant la thèse que celles-ci seraient handicapées par les régions du sud, plus pauvres et moins travailleuses. Salvini se fait très vite remarquer et est rapidement élu conseiller municipal puis député européen. Prenant la tête du parti en 2013, il fait prendre à celui-ci un virage national en lieu et place de son ancien positionnement régional, comprenant en observant le développement du Front National en France que quelque chose est en train de se jouer face à l’Europe suite à la gestion de la crise de 2008. Il rebaptise son parti en simple « Lega », auquel il accole la mention de « Salvini Premier » : le parti est désormais sa chose personnelle devant le propulser pour obtenir la Présidence du Conseil. En personnalisant ainsi son parti, Salvini s’inspire ouvertement de la démarche de Berlusconi dans les années 1990, qui avait pareillement conçu Forza Italia comme un parti à son effigie. Si l’ère Berlusconi est terminée, le Berlusconisme est paradoxalement plus que jamais ancré dans les ressorts de la politique italienne, l’heure étant désormais à l’incarnation populiste et personnelle de la politique. Salvini modifie son discours, cessant de s’en prendre aux Italiens du sud pour désormais prendre comme boucs émissaires les migrants empêchant le sud de se développer.

Si Salvini reprend les méthodes de communication Berlusconiennes, il pousse également celles-ci à leur paroxysme en adoptant une stratégie d’investissement des réseaux sociaux et de création de buzz. Salvini comprend contrairement à Berlusconi, que la communication des années 2010 s’opère désormais par les réseaux sociaux. Le leader de la Lega adopte une stratégie d’appel au peuple, défendant l’idée d’un clivage entre celui-ci et une minorité d’élites privilégiées monopolisant le pouvoir.

Accédant au ministère de l’Intérieur dans le cadre de la coalition jaune-verte se structurant à l’issue des élections de 2018, Salvini acquiert une popularité considérable, qu’il doit à son franc-parler et à sa communication. Le ministre n’hésite ainsi pas à recourir à des mises en scène démagogiques, comme lorsqu’il accueille en personne à l’aéroport romain de Ciampino le terroriste d’extrême-gauche Cesare Battisti, tout juste extradé vers l’Italie, vêtu d’un uniforme de policier ; ou encore en allant voter aux élections européennes de 2019 vêtu d’un maillot de football de l’équipe d’Italie pour se présenter en électeur italien lambda. Anna Buonalume, journaliste et docteure en philosophie ayant suivi pendant un mois le ministre de l’Intérieur dans ses déplacements de campagne, raconte l’anecdote de la visite d’une ferme au cours de laquelle, voyant des poulets picorer du grain dans une basse-cour, le leader de la Lega aurait eu sur un coup de tête l’idée de se faire filmer par son collaborateur avec un iPhone en train de courir derrière les volatiles pour jouer, de façon à mettre en scène sa présence dans la ferme(13). Certaines de ces mises en scène provoquent des tollés, comme lorsque le ministre se fait filmer sonnant chez un jeune dealer pour le sermonner après avoir entendu des rumeurs dans le voisinage concernant ses activités, rappelant ainsi les patrouilles qu’effectuaient dans les quartiers les chemises noires au moment de la montée du fascisme, comme le rapporte également Anna Buonalume(14). Ces mises en scène sont naturellement relayées sur les réseaux sociaux, via lesquels le ministre organise des concours de mentions « j’aime » pour stimuler ses publications en se mettant en scène tel un animateur de jeux télévisés(15) !! Salvini ne s’en trouve dans tous les cas aucunement affecté, sa stratégie portant ses fruits aux élections européennes de 2019, auxquelles il recueille plus de 30% des voix.

Si nous constatons donc que l’Italie n’a jamais vraiment connu de défascisation depuis 1945 et que la transformation populiste de la politique italienne initiée par Silvio Berlusconi sur fond de dépolitisation des citoyens a servi la dédiabolisation de l’extrême-droite italienne et des partis successeurs du MSI , nous pouvons nous demander quel rôle la gauche a joué depuis la Libération pour endiguer ces phénomènes et proposer des alternatives autres que celles des partis droitiers aux Italiens. Ce sera l’objet de la deuxième partie.

Références

(1)« Moi, je suis Giorgia ! Je suis une femme ! Je suis une mère ! Je suis italienne ! Je suis chrétienne ! »

(2) L’enfant italien n’acquiert en effet la nationalité que si l’un de ses deux parents possède déjà celle-ci ou si, né de parents étrangers, il a résidé de façon ininterrompue sur le territoire italien jusqu’à ses 18 ans. La naturalisation des actifs s’obtient quant à elle au bout de 10 ans de résidence légale sur le sol italien, cette durée se réduisant toutefois à 4 ans pour les citoyens des autres pays de l’Union européenne et à 3 ans pour les étrangers nés en Italie.

(3) L’expression « deuxième république » désigne en Italie de façon informelle le paradigme politique établi depuis les années 1990, issu de la révolution de la scène politique s’étant effectuée de 1992 à 1994, par opposition au paradigme précédent de la « première république », s’étendant quant à lui de l’immédiat après-guerre à 1992, comme nous le développerons plus bas.

(4) La réforme visait en effet, dans une optique d’amélioration de la stabilité ministérielle, à déposséder le Sénat italien du vote de confiance au gouvernement et de l’initiative de la loi – compétences encore aujourd’hui partagées de façon strictement symétrique avec la Chambre des Députés – et à faire élire les sénateurs au suffrage indirect par les élus territoriaux dans une optique de meilleure représentation des territoires, en lieu et place de leur actuelle élection au suffrage direct par les citoyens lors des élections générales en même temps que les députés à la Chambre.

(5) On soulignera ici que si cette vidéo, démentant officiellement une tentation autoritaire, a été tournée dans plusieurs langues par la candidate, elle ne l’a en revanche pas été en italien, Giorgia Meloni s’étant jusqu’à présent gardée comme plus haut évoqué de condamner le fascisme ou de nier une aspiration autoritaire vis-à-vis de ses concitoyens.

(6) « Choisissez » : Ce slogan a été utilisé de façon récurrente dans divers visuels, comparant les positions des Démocrates et de Fratelli d’Italia sur des sujets aussi divers que la politique étrangère, l’accueil des migrants ou encore la question du droit à l’avortement.

(7) Enrico Letta et son parti proposaient entre autres d’augmenter la rémunération des enseignants italiens du secondaire, aujourd’hui une des plus faibles d’Europe, pour réhausser celle-ci dans la moyenne des salaires des enseignants européens.

(8) Éric JOZSEF, « Près de Milan, à Sesto San Giovanni, « une victoire de l’extrême droite aux législatives ne serait pas un choc » », Libération, 23/09/2022, URL : https://www.liberation.fr/international/europe/pres-de-milan-a-sesto-san-giovanni-une-victoire-de-lextreme-droite-aux-legislatives-ne-serait-pas-un-choc-20220923_5Q7EIAI7FBHZDMSPWUCIIMIWX4/, lien consulté le 11/10/2022

(9) Parti Socialiste Italien d’Unité Prolétarienne : ce nom brièvement porté entre 1943 et 1947 par le Parti Socialiste Italien, habituellement simplement dénommé PSI, relève de son absorption de mouvements de partisans comme le Movimento di Unità Proletaria ou l’Unione Populare Italiana dans le cadre de ses activités résistantes et clandestines.

(10) « Arc constitutionnel » : stratégie de barrage menée par l’ensemble des partis politiques républicains et équivalente en France au « front républicain ».

(11) Cette séparation, défendue notamment par le politologue Giovanni Sartori, se fonde non pas sur un changement de régime républicain comme pourrait le laisser penser une lecture française de cette terminologie, mais sur la révolution connue par la scène politique italienne dans ces années compte tenu de la disparition de ses partis historiques (cf. note 3). L’Italie ne change en effet pas de constitution dans ces années, celle-ci demeurant aujourd’hui la même depuis la fondation du régime républicain en 1948.

(12) « Forza Italia » signifiant littéralement « Allez l’Italie ! »

(13) Anna BONALUME, Un mois avec un populiste, Paris, Pauvert, Fayard, 2022, 329 p.

(14) Ibid.

(15) Le concours « Vinci Salvini! » (littéralement : « Gagne Salvini ! ») organisé par Salvini en 2019 relevait précisément de ce format. Le Ministre de l’Intérieur et candidat aux élections européennes s’était alors illustré dans un spot de campagne incitant ses abonnés à donner le plus de « likes » et de partages possibles à ses publications sur les réseaux sociaux et promettant aux plus réactifs l’honneur de gagner une conversation téléphonique avec lui, voire une rencontre autour d’un café. Le leader de la Lega concluait sa vidéo en déclarant que celle-ci serait une fois encore la cible de toutes les critiques des experts et intellectuels de l’élite mais que son mouvement continuerait d’avoir recours à la toile tant que celle-ci demeurerait libre d’accès et enjoignait le spectateur ainsi que les rosiconi (« rageux », terme équivalent en langage internet italien à celui de hater dans les pays anglo-saxons et en France) à faire triompher ses publications. Cette vidéo a en outre été relayée par Euronews, cf. « The Deputy Prime Minister of Italy, Matteo Salvini has just launched his own personal social media game show », Euronews English, 13/05/2019, URL : https://www.facebook.com/euronews/videos/603025003518212/, lien consulté le 17/10/2022.

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« As far back as I can remember, I always wanted to be a gangster ».

Après m’avoir permis de rendre hommage à feu Jean-Luc Godard, je me réjouis d’entamer cette chronique cinématographique pour Le Temps des Ruptures en convoquant l’un de ses fervents admirateurs(1), le non moins célèbre Martin Scorsese.

La présente référence à Godard n’est d’ailleurs pas anodine, esthétique ou un tour solennel donné à cette introduction. Non, en réalité un trait constant du célèbre Goodfellas m’a rapidement fait penser au cinéaste français, à savoir son allure documentaire. « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. […] Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessairement l’autre au bout du chemin(2) » avait-il déclaré. Alors certes, le film est l’adaptation du livre Wiseguy de Nicholas Pieleggi, publié en 1986 et tirée précisément d’une histoire vraie. Le caractère documentaire pourrait-on dire, découle donc naturellement du choix même de transposer une œuvre basée sur des faits réels. Pour ce qui me concerne toutefois, ce n’est qu’à l’issue des près de deux heures et demie du film que j’ai appris la réalité de l’existence de Henry Hill, protagoniste interprété par le jeune Ray Liotta dont l’éclatante carrière de canaille l’élèvera de la rue au pinacle avant de le jeter sur l’inexorable et prévisible chemin de la décadence.

Aussi, si Les Affranchis tient d’une certaine façon du documentaire à mes yeux, c’est que la montée en puissance de Hill du gamin de Brooklyn vers le malfrat par excellence, ne m’a semblé qu’un prétexte saisi par Scorsese pour décortiquer le microcosme mafieux, son organisation, sa hiérarchie, ses normes, ses activités, ses habitudes, bref, sa façon d’exister. La tournure didactique du récit n’est que renforcée par le choix de faire de Hill le narrateur de sa propre histoire. Du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours voulu devenir un gangster – nous déclare-t-il dans les premières minutes du film, par une formule restée célèbre et qui résonne tout au long de celui-ci. Jeune adolescent, il n’aspire donc qu’à intégrer cette coterie d’hors-la-loi rassemblés dans un bistrot qu’il observe avec envie depuis sa fenêtre. À première vue, ce monde qui défile sous ses yeux à tout pour plaire : là-bas, avec eux, il suffit de vouloir pour avoir, de prendre pour posséder et ce évidemment, sans n’être jamais dérangé par rien ni par personne. Prêt à tout pour en être, il gagne progressivement la confiance de Paul Cicero – le ponte du groupe – au fil des tâches qu’on accepte de lui confier. Viennent les premiers trafics, les premiers vols et la première condamnation, l’occasion pour lui d’apprendre de son mentor James Conway interprété par l’inimitable Robert De Niro les deux choses fondamentales dans la vie : ne jamais dénoncer ses amis et toujours fermer sa bouche. Plus qu’une leçon de vie, cette condamnation émancipatrice le fait entrer dans l’âge adulte avec la bénédiction de ses prochains qui l’accueillent à la sortie de l’audience à grand renfort d’applaudissements, de félicitations et de tapes amicales. C’est l’aube d’un beau parcours de truand au sein d’un trio sauvage formé avec ledit James et le fou furieux Tommy de Vitto, joué par le usual suspect Joe Pesci.

Aux explications de Henry Hill s’ajouteront bientôt celles de son épouse Karen Hill, interprétée avec brio par Lorraine Bracco. Intégrant cahin-caha ce qu’elle désigne comme la « deuxième famille » de son mari elle livre un regard à la fois étranger et féminin sur ce beau monde, une perspective doublement didactique qui permet à Scorsese, là encore, d’exposer généreusement les mœurs du milieu. De l’état d’émerveillement devant la notoriété et les innombrables passe-droits de son petit ami – travaillant prétendument dans le bâtiment – on assiste à sa lente prise de conscience du bourbier implacable dans lequel elle s’est mise.

Au-delà du goût artistique pour la violence, le motif scorsesien de la famille est en honneur et décliné tout au long du film. Le sens aigu de Scorsese pour la famille est tel, qu’il fait jouer ses propres parents dans le rôle de deux anciens – sa mère en spécialiste de spaghettis maison, son père en as du steak. C’est toutefois dans le choix et le travail musicales que le réalisateur se distingue merveilleusement, accompagnant morceau après morceau l’ascension de son golden boy, du charmeur coquet et apprécié sur fond de Soul et Pop des Marvelettes et Dean Martin, au cocaïnomane en déroute et en panique mis en musique par les Stones ou encore Cream. Une bande originale parfaite en son genre.

Après avoir fait ses premières armes dans la catégorie du gangstérisme avec Mean Streets (1973), Scorsese passe à la vitesse supérieure cinq ans avant de signer Casino (1995). Multipliant les procédés de narration pour mieux démonter la figure du gangster, d’apparence généreuse mais en réalité profondément cruelle, il fait une entrée magistrale au panthéon du genre aux côtés mais sur un registre différent de celui du Parrain de Francis Ford Coppola.

Références

(1) Au décès de J-L. Godard, M. Scorsese avait eu ces mots justes : « It’s difficult to think that he’s gone. But if any artist can be said to have left traces of his own presence in his art, it’s Godard. And I must say right now, when so many people have gotten used to seeing themselves defined as passive consumers, his movies feel more necessary and alive than ever », v. https://www.theguardian.com/film/2022/sep/14/godard-shattered-cinema-martin-scorsese-mike-leigh-abel-ferrara-luca-guadagnino-and-more-pay-tribute.

(2) Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Éditions de l’Étoile/Les Cahiers du cinéma, 1985, p. 144.

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Les Années, l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux

Chronique

Les Années, l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux

En ce mois de mars qui annonce le retour du printemps, rien de plus plaisant qu’un livre d’Annie Ernaux qui dépasse les trente pages (1). Alors que son tout récent Prix Nobel a fait exploser les ventes de ses œuvres, penchons-nous sur cet étrange roman à la forme innovante.

Il n’est pas bien disruptif d’avancer que le style d’Annie Ernaux, « on l’aime ou on le déteste ». Son idiolecte littéraire détonne et étonne ceux qui ne l’avaient encore jamais lue. Ecriture plate(2) et autobiographie factuelle dénuée de poésie ont fait son succès, mais aussi ses détracteurs. Il en va de même pour sa non mise en récit de morceaux de vie choisis, souvent spécifiquement féminins, à la première personne. Quoiqu’il en soit, bon nombre des ouvrages de l’écrivaine sont, dans la forme, très similaires – ce qui au demeurant renforce l’appréciation binaire qu’on peut en faire.

Pour Les Années, la forme est toute différente. Annie Ernaux parle elle-même « d’autobiographie impersonnelle » : un récit historique fondé sur son expérience singulière qui cherche à retrouver « la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle ». Un « nous » et un « elle » (qui la désigne) se substituent au « je » froid et ultra-factuel qui ressort habituellement de sa plume. La narratrice parle d’Annie Ernaux avec un relatif détachement, celui de l’historien pour son objet d’étude toutefois agrémenté de commentaires nettement intéressés.

L’objet d’étude justement, c’est le vécu historique d’une génération perçue à travers la vie personnelle d’Annie Ernaux. De la petite enfance sous l’occupation au 11 septembre, en passant par l’école catholique ou mai 68, le lecteur est entraîné dans une trame mémorielle dont il ne réchappe qu’au bout des 250 pages. Même si on connait mai 68, même si on connait l’histoire de l’occupation, les faire vivre au travers d’une véritable vie nous fait mieux les comprendre.  

Il n’y a pas que les « événements » de grande ou moyenne ampleur qui ponctuent le récit d’Annie Ernaux, il y a également les petits, aussi spéciaux qu’ils sont banals. Prenons par exemple la naissance d’un enfant. Banale, une naissance l’est en ce qu’elle s’est produite des milliards de fois. Mais spéciale, elle ne l’est pas moins, non pas en raison de la vieille antienne « chacun est unique », mais parce qu’une naissance ne se vit pas mentalement de la même manière selon les époques !

Pour éclaircir le présent propos, voici un autre exemple utilisé à l’envi par Annie Ernaux. Un repas de famille est anodin, personne n’a a priori besoin qu’un ami lui décrive le sien chaque année après le réveillon. Mais les repas de famille tels qu’écrits par Annie Ernaux ne se ressemblent pas en fonction des époques. Jeune, elle a à peine droit à la parole à table, et les récits de guerre des anciens (ceux qui l’ont faite et ceux qui l’ont subie) occupent toutes les discussions. Quelques décennies plus tard, une bascule s’opère puisque désormais lors des repas de famille, « le temps des enfants [remplace] le temps des morts ». Trente ans plus tard, l’évolution s’accentue et l’écrivaine explique que « dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits ». Ainsi à travers ce simple fait de vie que sont les repas de famille, Annie Ernaux arrive à nous faire ressentir tous les changements de mentalité d’une époque. Ce n’est pas faire offense aux historiens qu’affirmer que ce livre de deux cents pages peut nous en apprendre beaucoup sur les imaginaires collectifs de la seconde moitié du XXe siècle.

La forme de ce roman est, à mes yeux, une réussite totale. Annie Ernaux cherchait à « saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant ». La mission est pleinement remplie. A ceux que le style de la Prix Nobel peut rebuter, je ne peux que conseiller de lire ce livre plutôt qu’un autre.  

Références

(1)Son ouvrage paru en mai 2022, Le jeune homme, est on ne peut plus court. 

(2)Claire Stolz, « De l’homme simple au style simple : les figures et l’écriture plate dans La Place d’Annie Ernaux », Pratiques. Linguistique, littérature, didactique, nos 165-166,‎ 1er octobre 2015

(3)Lorem

(4)Lorem

(5)Lorem

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Le difficile encadrement de la pornographie

L'État et les grandes transitions

Le difficile encadrement de la pornographie

La pornographie est aujourd’hui un marché colossal de plus de 7,5 milliards de dollars et représente plus d’un quart du trafic mondial sur internet, elle touche tout le monde en commençant par les plus jeunes. Fin septembre, la délégation aux droits des femmes du Sénat a rendu un rapport alarmant sur cette industrie. Retour sur le difficile encadrement d’un milieu pas comme les autres.
La question épineuse de la régulation d’une fabrique à fantasmes

En raison même de la nature de ce marché si spécifique, dans lequel les productions s’apparentent à la réalisation de fictions visant à mettre en scène des fantasmes, la réglementation et la régulation constituent deux objectifs parfois difficilement atteignables mais nécessaires.

Tout d’abord parce qu’un fantasme construit par l’industrie pornographique a une influence sur la représentation que se font les individus d’une relation sexuelle. Ensuite, parce que les films pornographiques ne sont pas regardés uniquement par des adultes mais aussi par des mineurs.  C’est pour cela que la loi encadre les films pour adultes en en interdisant l’accès au moins de 18 ans(1). Dans les faits, les mineurs ont largement accès aux sites pornographiques, et commencent à les consulter, selon le sociologue Arthur Vuattoux, dès 11 ans(2). Bien souvent ces films sont le premier contact, voulu ou non, des jeunes avec la sexualité. Quand ils en cherchent l’accès c’est la plupart du temps parce qu’ils se questionnent à ce sujet, et que ces contenus restent largement et facilement accessibles. Néanmoins, ces productions ne reflétant pas la réalité, elles ne sont pas une réponse adéquate aux questions que se pose l’enfant. En effet, rien dans la pornographie ne reflète la réalité, qu’il s’agisse des corps, du rapport femme-homme ou encore de la durée et de la nature des rapports sexuels filmés. A un si jeune âge, l’enfant n’est évidemment pas en mesure de comprendre cette nuance, c’est une des raisons pour lesquelles l’accès lui en est retreint, de même que des films ou jeux vidéo ultra violents par exemple.

Ce qui dérange également, à juste titre, c’est l’image qui est renvoyée des femmes et ce qu’elle provoque. Il est nécessaire de séparer un fantasme avec l’envie de le réaliser. Cependant, certains fantasmes sont surreprésentés dans les productions pornographiques, ce qui pose légitimement la question de savoir s’il s’agit donc bien de convoquer l’imaginaire ou de représenter une certaine réalité. Nous vivons malheureusement dans une société dans laquelle le viol, les agressions sexuelles ou encore l’inceste sont des crimes quotidiens. Ce constat implique que ces derniers ne relèvent pas uniquement du fantasme mais également de pratiques trop largement répandues Nous pouvons en effet légitimement nous demander si ce n’est pas l’industrie pornographique qui façonne en grande partie notre imaginaire sexuel, c’est d’ailleurs ce que déplore la sexothérapeute Margot Fried-Filliozat. Elle nous dit que la pornographie est un accès facile à la sexualité des autres, nous permettant d’observer leurs pratiques et ainsi estimer si nous sommes normaux ou non. Or la pornographie est loin de représenter la normalité, et a donc pour conséquence de fausser le curseur des personnes qui s’y réfèrent. La sexothérapeute fait état du discours de nombreuses patientes qui rapportent les attentes de leurs conjoints (masculins), inspirés de la pornographie et donc irréalistes. Ce phénomène, observé également largement chez les adolescents, créer des injonctions à la fois corporelles mais aussi liées aux pratiques, qui se répercutent par la suite sur la qualité des relations intimes mais aussi des relations vis-à-vis de son propre corps. L’écrasante majorité des films représentant les femmes comme des objets sans désir, cela a, selon elle, un effet délétère sur la conception que nous avons du rôle des femmes dans la sexualité.  

Nous sommes également face à une industrie particulièrement violente envers les femmes qui y travaillent. En France, comme à l’étranger, des plaintes pour viol et agression sexuelle sont régulièrement déposées par des actrices à l’encontre d’acteurs mais surtout de producteurs. C’est en particulier le cas dans le milieu amateur, avec par exemple la récente accusation à l’encontre du producteur Pascal Op dans l’affaire du french Bukkake que nous ne détaillerons pas ici. La violence du milieu s’exprime également par la nature des vidéos diffusées sur certaines plateformes, en particulier par les diffuseurs de masse, que l’on appelle les tubes(3). Ces dernières ne pratiquent quasiment aucun contrôle sur le contenu des vidéos qui sont publiées par des tiers. Ainsi, se retrouvent en grand nombre des vidéos de viols (réels) ou encore de revenge porn. Pornhub a d’ailleurs fait les gros titres en 2020 dans l’article du NY Times : « Children of Pornhub » qui relayait une affaire dans laquelle des victimes mineures demandaient la suppression de vidéos de leur viol (13 millions de vidéos au total). Il est en effet très difficile de faire retirer des vidéos des plateformes. Dans cette affaire, il a fallu que l’entreprise Mastercard fasse pression en bloquant les paiements sur le site, jusqu’à ce que les vidéos soient retirées (en partie).

Mais alors, comment faire pour réguler cette industrie ? Cette question est particulièrement épineuse dans la mesure où il faut en priorité identifier ce qu’il faut réguler, sujet sur lequel beaucoup de désaccords existent. Est-ce le contenu des vidéos ? L’accès aux plateformes ? Les pratiques de tournage ou encore l’existence même du porno qu’il faut revoir ? Pas si simple. Selon la chercheuse Julie Leonhard, il est « difficile de régir la pornographie sans biais moraux »(4). En effet ce qui peut paraître inconcevable pour l’un, peut paraître parfaitement normal pour l’autre : tout est une question de curseur.

Protection contre liberté : comment trouver le juste milieu ?

Le sujet sur lequel tout le monde semble s’accorder, c’est l’interdiction pour les mineurs d’accéder aux contenus pornographiques. C’est le sens de la loi du 30 juillet 2020, qui semble toutefois assez peu efficace. En effet, elle impose aux plateformes de s’assurer qu’aucun mineur n’accède à leurs vidéos, ce à quoi ces dernières y répondent, pour beaucoup d’entre elles, par une simple question avant l’accès à leur site : « Avez-vous plus de 18 ans ?». Cela n’arrêtant pas grand monde, encore moins un mineur qui sait déjà, la plupart du temps, qu’il n’est pas censé s’y trouver, il semble évident que ces mesures ne sont pas suffisantes. A l’inverse, d’autres sites, pour la plupart payants, demandent une vérification de l’identité, à minima avec l’insertion d’une carte de crédit. En ce qui concerne les plateformes diffusant du contenu gratuit, d’autres solutions d’identification sans carte de crédit existent, peut être encore trop peu développées(5). Pour le moment, les contrôles notamment des tubes se révèlent trop peu efficaces, l’explication étant peut-être qu’une bonne partie de leur clientèle est mineure, raison pour laquelle cette loi devrait être renforcée.

Un autre sujet, faisant également plutôt consensus, concerne les conditions de tournage. Le bien-être des actrices et acteurs ainsi que leur consentement ne fait pas réellement débat. En revanche, il semble assez difficile de penser à une manière de les encadrer. Depuis peu, un système de charte est adopté par un certain nombre de diffuseurs français, permettant d’encadrer les pratiques des producteurs et ainsi de protéger notamment les actrices de toutes dérives. Néanmoins, ces chartes ne sont pas encadrées légalement, et relèvent donc de la bonne volonté des diffuseurs et producteurs de les mettre en place. Ce qui complique les choses dans ce domaine est le statut des actrices. En effet, elles ne sont pas reconnues légalement comme telles, rien dans le code du travail n’encadrant ce milieu. De plus, elles ne peuvent faire appel à un agent, car cela relève du proxénétisme, ce qui est interdit en France. Sans encadrement, il est ainsi plus difficile pour une actrice, en particulier novice, de faire respecter ses droits et son consentement, ce dont malheureusement certains producteurs abusent. Il s’agirait donc ici, dans l’optique de protéger ces femmes, de songer à un encadrement légal de leur activité.

Enfin, concernant le contenu des vidéos, il semble assez difficile de légiférer sur le sujet. Nous parlons ici uniquement des vidéos tournées dans un cadre légal, donc sans viol ou encore pédocriminalité, qui sont des crimes déjà punis par la loi. Dans le cadre d’un tournage avec un scénario, il semble en effet assez malvenu que la loi s’y immisce, plus que dans le cinéma classique. Aussi choquant qu’ils puissent parfois être, les fantasmes ne sont pas illégaux, pas plus que leur représentation à l’écran. Les interdire relèverait de l’atteinte aux libertés. Allons même plus loin : si certains fantasmes sont à interdire, lesquels choisir ? Sur quelle base légiférer ? Sur la représentation de l’illégal ? Sur ce qui choque les mœurs ?

L’encadrement de l’industrie pornographique semble être ainsi une priorité, tant du point de vue de la protection de la société et en particulier des mineurs, que des personnes y travaillant. Cependant, il n’est pas si simple d’encadrer un secteur aussi empreint de questions morales. Et si on réfléchissait alors à une industrie pornographique plus éthique, permettant le respect de ces normes de base ?

Existe-t-il un porno plus éthique et représentatif ?

Pour un certain nombre de personnes, les notions d’éthique et de féminisme sont antinomiques avec celle de pornographie. Cette opposition se fonde sur plusieurs arguments. Le premier est d’ordre moral. Pour beaucoup, la pornographie ne peut pas être éthique en raison même de la marchandisation des corps qu’elle implique. Un autre argument repose sur le constat que les productions actuelles sont fondamentalement violentes envers les femmes, en particulier quand il s’agit de productions amatrices. Enfin, la notion de consentement, essentielle à toute réflexion sur l’éthique et le féminisme, pose question dans ce milieu.

Le consentement est une notion qui ne fait pas consensus sur sa nature. La définition succincte du Larousse laisse en effet place à l’interprétation : « Action de donner son accord à une action, à un projet ». Cette notion n’est pas non plus définie clairement dans la loi, les agressions sexuelles et les viols étant toujours caractérisés dans le code pénal par l’existence d’une violence, contrainte, menace ou surprise. La définition la plus souvent reprise dans les discours féministes est celle donnant 5 principes au consentement, qui doit être : donné librement, éclairé, spécifique, réversible et enthousiaste. Néanmoins, celle-ci, bien que plus complète que les précédentes, peut ne pas être reconnue de tous. Alors, concernant le consentement sexuel, pouvons-nous le faire apparaître dans un contrat tout en faisant en sorte qu’il soit le plus clairement défini ? Si l’on reprend la dernière définition, nous pouvons dire que oui, à condition que ces 5 piliers soient respectés. Cela sous-entendrait par exemple qu’une actrice puisse stopper à tout moment une scène. Le pilier réversible du consentement, pourtant indispensable, peut très vite poser problème dans le cadre d’un contrat, car s’il n’est pas spécifié explicitement dans celui-ci, cela suggère que le producteur peut légitimement se retourner contre l’actrice qui ne souhaite pas poursuivre une scène pour laquelle elle a signé, sur fondement de non-exécution du contrat. Il existe néanmoins certaines productions qui tentent du mieux possible de respecter ces 5 piliers dans leurs contrats, comme l’affirme Carmina, productrice et elle-même actrice de son propre label(6).

Outre le consentement, la nature des productions pose également question sur le plan éthique et a fortiori féministe. En effet, nous l’avons vu, la nature de l’offre actuelle de films pornographiques reste assez peu hétérogène. Nous sommes face à une surreprésentation de scènes violentes, parfois racistes, homophobes ou autre. Selon le mouvement du Nid (association féministe), « l’existence même de la pornographie est une violence »(7). Nous pouvons néanmoins admettre qu’une offre plus diversifiée serait plus éthique. C’est le pari pris par certaines productions dites alternatives voire féministes comme celles d’Erika Lust ou encore Olympe de G(8), mais également de diffuseurs plus classiques comme Dorcel qui appliquent peu à peu les chartes dont nous avons parlé précédemment.

Ces chartes imposent aux producteurs de ne pas produire de contenu visiblement violent, dégradant et/ou humiliant(9). « La pornographie n’est pas un problème en soi, elle doit être détachée des violences qui peuvent avoir court » nous dit la chercheuse Béatrice Damian-Gaillard. Le rapport du Sénat publié fin 2022 propose par ailleurs de rendre gratuit et obligatoire le retrait des vidéos par les diffuseurs quand une personne filmée en fait la demande (ce qui aujourd’hui n’est pas encadré et donne lieu à des sommes d’argent colossales versées pour le retrait d’une vidéo) . 

Il serait par ailleurs intéressant de chercher du côté de la nature des productions, en allant peut être plus loin du côté de la diversité, en n’allant pas seulement la chercher derrière l’écran, mais également à la production. Historiquement l’écrasante majorité des productions sont détenues par des hommes.

Aujourd’hui, de plus en plus de femmes passent derrière les caméras pour produire et réaliser à leur tour, amenant alors une autre vision de la sexualité, peut-être plus féministe et surtout plus égalitaire face aux pratiques sexuelles, pour un certain nombre d’entre elles.

Références

(1)Grâce à la loi du 30 Juillet 2020 obligeant les sites pornographiques à bloquer leur accès aux mineurs

(2) Propos recueillis lors de l’audition du 30 mars 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(3)A l’instar de Pornhub ou encore Youporn

(4)Propos recueillis lors de la table ronde du 03 février 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(5)Des sociétés spécialisées dans la vérification d’identité en ligne existent, à l’instar de Yoti, permettant une vérification sans transmission ni stockage de données par la plateforme cliente.

(6)Propos recueillis lors de la table ronde du 09 mars 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(7)Propos recueillis lors de la table ronde du 20 janvier 2022 dans le cadre de la commission sénatoriale sur la pornographie et son industrie menée par la délégation aux droits des femmes

(8)Olympe de G propose un contenu plus érotique que pornographique mais n’en reste pas moins inspirante en la matière.

(9) Néanmoins, cela étant très récent, il est pour le moment difficile d’en évaluer les effets.

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Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

Culture

Modesta, l’insoumission : critique et soif de tout, dans tout

L’autrice n’avait jamais lu un livre comme L’art de la joie. Elle ne savait pas comment le résumer alors elle en a écrit un article. L’art de la joie est l’oeuvre principale de Goliarda Sapienza – elle y a consacré presque toute sa vie, et il n’est publié qu’après sa mort. Elle y raconte le personnage et le parcours initiatique de Modesta, née en Sicile en 1900.
Crédit photos : Archive Goliarda Sapienza/Angelo Maria Pellegrino

Modesta se méfie des discours, des mots « que la tradition a voulu absolus(1) » : « Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. » Car elle croit plus que tout à l’expérience depuis cet échange avec son mentor, Carmine :

-« Tu m’enseignes, Carmine, la sagesse de perdre ? J’ai parfois trop de colère dans le corps, et je voudrais apprendre.
– Eh, on peut enseigner tant de choses : monter à cheval, faire l’amour, mais on ne peut donner à personne sa propre expérience. Chacun doit se composer la sienne, avec les années, en se trompant et en s’arrêtant, en revenant en arrière et en reprenant le chemin.
– Et pourquoi ?
– Eh, si on pouvait enseigner l’expérience nous serions tous pareils ! »

La sienne s’acquiert par à-coups. A chaque évènement, nouvelle métamorphose soudaine de son existence, elle s’étonne : « Comment pouvais-je le savoir si la vie ne me le disait pas ? Comment pouvais-je savoir que le bonheur le plus grand était caché dans les années apparemment les plus sombres de mon existence ? S’abandonner à la vie sans peur, toujours… » J’ai appris tant de choses dans la vie, mais jamais à pressentir l’amour. Modesta ne vit que pour la « dissociation du temps » rendue possible à deux êtres qui s’aiment. Sa vie se termine par un amour romantique, mais cela aurait pu être n’importe quel amour imprévisible qui peuple son univers : ami·es, enfant·es, amant·e-s sans cesse en mouvement autour d’elle, grâce à elle. L’amour lui apprend peu à peu l’abandon. Elle se confie, laisse venir à elle les émotions les plus intenses. Lorsqu’elle baisse ses barrières et s’autorise des confidences, d’abord froide et distante, elle devient alliée. Ses descriptions de l’amour forment ainsi des paysages : « Dans les baisers j’oublie ses blessures. Oublier un instant et puis redécouvrir plus nets les traits que l’on aime. Sentir avec plus d’acuité le parfum de sa peau. Se retrouver enlacées après une longue absence. Pour en être sûre elle me touche le front de sa paume. Je prends ses doigts dans les miens… Ne la perdre jamais ! (…) Lui dire comment j’étais en réalité. » – et non pas qui. L’art de la joie énonce la complexité des êtres. Modesta s’abandonne aux années qui passent : « Peut-être que vieillir de façon différente n’est qu’un acte révolutionnaire de plus » pour son corps qu’elle incarne progressivement. « Dans l’anxiété de vivre j’ai laissé filer trop vite mon esprit », écrit-elle : Elle ne mourra donc qu’après, seulement après avoir appris encore d’autres façons de vivre, « l’art de voyager, et d’être heureuse d’observer un vase, une statue, une fleur ». De toute façon, la mort n’est qu’une « énième métamorphose. »

Malgré l’historique qu’elle dresse de sa propre vie, il n’y a pas de passé pour celle qui ne voit dans les ruptures que la promesse d’un après. « On ne retourne pas en arrière ! », s’exclame-t-elle alors que, rasée des suites d’une blessure au front, elle touche, nostalgique, les longues tresses d’autrefois. « L’avenir n’existe pas, ou du moins l’inquiétude pour l’avenir n’existe pas pour moi. Je sais que seulement jour après jour, heure après heure, il deviendra présent. » : seul le moment présent doit être pensé, conscientisé, accumulé. Modesta n’aime pas les regrets ; les souvenirs , eux, ont toute leur place en elle. Ceux des morts, d’abord, dont elle garde mémoire pour celleux qui restent : « Pouvoir du désir de garder en vie qui l’on aime ».

Leurs voix résonnent sans cesse et des extraits de dialogues précédents réapparaissent un instant, les font durer, encore un peu. J’ai écouté le podcast : « Comment écrire ce qu’on a dans la tête(2) ? ». Déjà, j’aimais le titre. Geneviève Brisac y explique que l’écriture féminine a ceci de particulier qu’elle reflète les pensées nombreuses et simultanées qu’il y a dans la tête des femmes. Et qu’alors, à l’écrit, l’intérieur polyphonique est retranscrit dans une narration irrégulièrement arythmique. Bien plus loin qu’une écriture monotone, ou peut-être pire encore, d’une écriture binaire. Brisac dit aussi que les femmes ont pris l’habitude de se voir de l’extérieur ; et que donc les écrivaines jouent particulièrement avec les narrateur·ices. Modesta est racontée à la première et à la troisième personne, et c’est bien, comme le dit Martin Rueff, le signe d’une dialectique heuristique entre fermeté de l’extérieur et grand doute intérieur.

Pour Modesta, lorsqu’une habitude se brise, il faut juste se déshabituer, puis s’habituer à une nouvelle. C’est à cet endroit précis que se lisent les fondements de sa liberté : « Non, elle ne les regrettait pas, elle regrettait seulement un mode de vie si longuement gravé dans ses émotions, qu’elle ne pouvait en changer d’une heure à l’autre. Elle devait accepter cette peur, et peu à peu s’habituer à cette solitude, qui désormais, c’était clair, apportait avec elle le mot de liberté (…) »

Certains passages ont la force déconcertante de bell hooks(3). Modesta critique ces femmes qui reproduisent ce contre quoi elles pensent, pourtant, se dresser : « Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c’est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l’homme. (…) Tu te souviens, Carlo, tu te souviens quand je t’ai dit que seule la femme pouvait aider la femme (…) ? ». Elle critique la psychanalyse : « Qu’y a- t-il de maladif dans le fait de rechercher une joie que l’on a connue ou seulement imaginée ? La sérénité qu’il y avait entre Béatrice et moi, je l’ai aussi recherchée en toi et je l’ai retrouvée. ». Refuse que les doctrines érigées en science ne puissent qualifier quiconque de déviant·e.

D’années en années, d’une phase de sa vie à une autre, les promenades de Modesta s’énoncent par le leitmotiv de la nage. « On ne retourne pas en arrière ! (…) Et puis, à cette époque-là, je ne savais presque pas nager ! (…) Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant seule une paix profonde envahit son corps mûr à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures. Corps maître de lui-même, rendu savant par l’intelligence de la chair. Intelligence profonde de la matière… du toucher, du regard, du palais. Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens mûris peuvent contenir, sans fragiles peurs de l’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification du savoir que son corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse avec la conscience précise d’être jeune (…) » S’abandonner à l’intensité de sa vie et ses contradictions, du lourd-léger au long-court.

Parfois je me questionne sur ma légitimité d’écrire. Est-ce qu’écrire est une démonstration d’égo, est-ce qu’écrire c’est mettre de soi un peu partout, comme le déplorait un de mes amis au sujet d’un homme qui ornait tous les murs de Paris de sa signature ? Pourquoi écrire, si je lis des choses si belles ? Vivre dans l’illusion de rajouter « sa pierre » ? C’est peut-être comme ce que Jean- Pierre Bacri racontait sur le théâtre(4). Si un·e spectateur·ice sur cent, parmi son public, était touché·e par une scène, c’est pour ce 1% qu’il jouait. J’espère être lue et que l’on comprenne ce qui m’a touchée dans Modesta, et toucher à mon tour pour créer un espace d’échange. Rajouter des lignes de mots encore parmi toutes les formes qui existent déjà, tenter de décrire l’insaisissable Modesta. Remercier la quête absolue de Goliarda Sapienza d’écrire la vie d’une autre, la sienne, ou juste « un palais aux mille portes d’entrée, où chaque lecteur(·ice) éprouve une émotion singulière, toujours renouvelée(5). » Qui sait dans quelle interstice chacun·e saura pénétrer.

Références

(1)Tous les éléments entre guillemets sont des extraits de Goliarda Sapienza, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2016.

(2)Géraldine Muhlmann, Avec Philosophie, « Comment écrire ce qu’on a dans la tête ? Avec Geneviève Brisac et Martin Rueff. » France Culture, 02/02/2023, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/ podcasts/avec-philosophie/comment-ecrire-ce-qu-on-a-dans-la-tete-7369754

(3)bell hooks, La volonté de changer, Paris, Divergences, 2021.

(4)Anaïs Kien, Toute une vie, « Jean-Pierre Bacri (1951-2021), tellement libre ». France Culture, 03/12/2022, URL : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/jean-pierre-bacri-1951-2021- tellement-libre-9533932

(5)Cette phrase figure en quatrième de couverture de l’édition 2022 de Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard : Folio classique.

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Le mystère de la productivité disparue du travail

Chronique

Le mystère de la productivité disparue du travail

Dans cette nouvelle chronique, David Cayla évoque la baisse de la productivité du travail en France. Il revient sur ses causes, pourquoi cela arrange le gouvernement, et surtout en quoi cela pourrait être inquiétant pour l’avenir et la croissance économique.

C’est apparemment une bonne nouvelle pour le gouvernement, mais elle inquiète les économistes. En France, au troisième trimestre 2022, la productivité du travail par salarié était inférieure de 6,4% à ce qu’elle devrait être, affirme une note de la DARES. Pire, elle était plus faible qu’en 2019, ou en 2015. Ainsi, d’après l’INSEE, une personne travaillant dans le secteur marchand produit 3,8% de richesses de moins qu’en 2019.

Pourquoi est-ce une bonne nouvelle pour le gouvernement ? Eh bien parce que cela signifie qu’en dépit d’une croissance faiblarde depuis la fin de la crise sanitaire, la France parvient tout de même à créer des centaines de milliers d’emplois sur un rythme d’environ 100 000 emplois nouveaux chaque trimestre. Dans un contexte où la population active n’augmente presque pas, cette « performance » permet de diminuer sans trop d’effort le chômage de manière accélérée. Depuis le quatrième trimestre 2019, environ 930 000 emplois ont été créés, ce qui a entrainé une forte diminution du chômage qui est passé de 8,2% fin 2019, à 7,3% au troisième trimestre 2022 (7,1% en France métropolitaine). L’économie française ne produit pas beaucoup plus de richesses aujourd’hui qu’il y a trois ans, mais elle le fait avec davantage d’emplois.

Le problème est que cette baisse soudaine de la productivité du travail n’est pas simple à expliquer, et c’est en cela qu’elle inquiète les économistes. Est-ce un phénomène passager où l’indice d’une sous-performance structurelle de l’économie française ? Remarquons d’abord qu’elle n’est pas due à la baisse du temps de travail par salarié engendrée par les mesures d’activités partielles lors de la crise sanitaire, car c’est surtout la productivité horaire qui diminue. De plus, la France connaît une situation assez unique parmi les économies similaires. En Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, la productivité du travail s’est rétablie et dépasse son niveau d’avant la crise. Seule l’Espagne se trouve avec une productivité du travail inférieure à celle de 2019, mais dans ce pays cette diminution est nettement moindre qu’en France.

Ce qui est inquiétant c’est ce que la baisse de la productivité du travail pourrait signifier pour l’avenir : une compétitivité affaiblie, une déflation salariale, et sans doute la fin de la croissance économique, à moins d’augmenter le taux d’emploi – ce qu’essaie d’ailleurs de faire le gouvernement avec les réformes du régime de retraite et celle de l’assurance chômage. Autrement dit, la baisse de la productivité du travail pourrait être l’indicateur plus global d’une dégradation invisible de l’économie française.

Un problème conjoncturel ?

Reste que pour l’instant rien ne prouve que cette baisse soit durable. Plusieurs explications conjoncturelles pourraient l’expliquer. En premier lieu, la période pandémique, avec ses confinements et ses incertitudes, mais aussi ses mesures d’aides et de chômage partiel, a logiquement poussé les entreprises à préserver l’emploi, quitte à réduire ponctuellement la production. De plus, parmi les mesures engagées par le gouvernement, le plan « un jeune, une solution » a contribué à une très forte hausse des contrats d’alternance et d’apprentissage. Or, comme l’explique la note de la DARES, si ces emplois sont comptabilisés comme les autres, leur productivité est bien plus faible. De plus, il convient d’organiser l’encadrement des apprentis et des alternants, ce qui réduit la productivité des autres salariés. Mais en dépit de sa forte croissance, le développement de l’apprentissage et de l’alternance n’expliquerait qu’un cinquième de la baisse de la productivité du travail estime la DARES. Il faut donc chercher ailleurs.

Une hypothèse parfois avancée est celle des conséquences sanitaires directes de la pandémie de covid, avec son lot d’arrêts maladie, de covids longs, de burn-out et de dépression. Le principe même d’exiger l’isolement pendant une semaine ou dix jours des personnes infectées pas le covid a sans aucun doute eu des effets sur la productivité du travail, y compris sur la productivité horaire, car certaines équipes de travail se trouvèrent désorganisées par ces absences à répétition. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle le gouvernement a récemment abrogé les mesures d’exception relatives à la gestion des arrêts de travail liés au covid.

Une autre hypothèse conjoncturelle qui pourrait expliquer la baisse de la productivité du travail est celle de la désorganisation dans laquelle s’est produite la reprise. Le manque de composants dans l’industrie automobile, ou de matériaux dans la construction, ont pu diminuer le niveau de production sans que l’emploi, ni même les heures travaillées, ne baissent dans les mêmes proportions. De plus, la pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs a poussé certaines entreprises à garder une partie de leurs salariés surnuméraires pour éviter d’engager de coûteux et difficiles recrutements en attendant un retour d’activité.

Enfin, un dernier facteur spécifique à la France concerne la baisse de la productivité du travail dans le secteur de la production d’électricité, une conséquence de l’arrêt, en 2022, de nombreux réacteurs nucléaires.

Une conséquence de la désindustrialisation ?

Toutes ces explications pourraient rassurer. La baisse française de la productivité du travail ne serait que la conséquence d’une situation ponctuelle qui sera amenée à évoluer. Il y a cependant d’autres explications possibles, et certaines pourraient durer, voire se renforcer à l’avenir.

La première chose à noter est que le déclin industriel de la France s’est récemment approfondi, comme en témoigne le creusement du déficit commercial en 2022 qui a atteint des records en dépassant 160 milliards d’euros. Or, le niveau d’industrialisation d’un pays est directement lié à ses capacités exportatrices (on exporte trois à quatre fois plus de biens que de services), mais surtout à ses gains de productivité potentiels. De fait, de nombreux emplois de services ne permettent pas d’augmenter la productivité du travail. C’est le cas par exemple des emplois relationnels tels que l’enseignement, le soin, le spectacle vivant, mais aussi de nombreux autres emplois du secteur tertiaire… Un pianiste, aussi doué soit-il, ne peut passer moins de temps à jouer une sonate aujourd’hui qu’il y a 200 ans, et un enseignant doit toujours consacrer le même temps incompressible pour apprendre à lire à un enfant de six ans.

Ce qui permet des gains de productivité c’est, en général, l’emploi industriel, parce que ce sont des emplois plus facilement mécanisables. Ainsi, moins il y a d’emplois industriels dans un pays, plus il est difficile de faire progresser la productivité du travail. Cela ne signifie pas que les services ne soient jamais concernés. Les caisses automatiques sont un exemple bien connu d’automatisation du secteur tertiaire, mais ces dernières sont loin d’avoir remplacé tous les personnels de caisse, et les gains de productivité qu’elles permettent ne sont globalement pas si importants.

Plus fondamentalement, l’économie française s’est désindustrialisée, mais elle a aussi produit de nombreux emplois de service peu productifs, tels que les livreurs à domicile ou les services à la personne. Ces changements structurels de l’économie française pourraient expliquer plus largement, non pas la baisse de la productivité des trois dernières années, mais la faiblesse de sa croissance depuis une vingtaine d’année, que la baisse récente n’aurait fait que mettre en lumière.

Bullshit jobs et bureaucratisation

Une dernière explication à l’effritement structurel de la productivité du travail pourrait être liée aux transformations internes des entreprises et des administrations. Dans un article devenu viral publié en 2013, puis dans un ouvrage paru en 2019, l’anthropologue américain David Graeber affirme qu’une partie de notre économie serait gangrénée par l’expansion d’une couche parasitaire de cadres supérieurs ou intermédiaires occupant des « d’emplois à la cons » (bullshit jobs). Ces personnes seraient recrutées non pour leur capacité à produire des biens ou des services utiles, mais parce qu’elles rendent certains services à leurs recruteurs. Avec la hausse de la productivité du travail, expliquait Graeber, nous pourrions travailler beaucoup moins qu’au siècle dernier tout en profitant d’un niveau de vie tout à fait satisfaisant. Mais cette baisse du temps de travail serait incompatible avec le fonctionnement du capitalisme contemporain. De plus, la hausse du niveau général d’éducation pousse à créer des emplois de cadres. Autrement dit, pour Graeber, de nombreux emplois, parfois bien rémunérés n’existent qu’en raison du fonctionnement interne des bureaucraties publiques et privées, dont la particularité est de s’étendre et de s’auto-alimenter pour résoudre des problèmes qu’elle génère parfois toute seule. Les responsables projet, chargés de missions et superviseurs en tout genre, n’ont parfois d’autre utilité que de donner l’impression d’une action ou de « cocher des cases » en vue d’afficher des bilans ou d’écrire des rapports qui ne sont jamais lus.

La bureaucratisation de l’économie dans son ensemble est sans doute l’une des raisons structurelles pour laquelle la productivité du travail stagne et la souffrance au travail augmente depuis une vingtaine d’année en France et dans la plupart des pays développés. Plus fondamentalement, le manque d’attrait et de valorisation des métiers de « ceux qui font » au profit de « ceux qui pensent et qui décident » pousse à une hypertrophie de la hiérarchie dans son ensemble qui finit par se transformer en strate parasitaire. En France, certains services publics tels que l’enseignement, la santé et la recherche sont particulièrement touchés par ce phénomène. Mais cela concerne aussi le secteur marchand, voire l’action politique, lorsque la communication d’un élu finit par devenir plus importante que sa capacité à prendre des décisions et à étudier sérieusement ses dossiers.

Dans l’organisation contemporaine, une partie importante du temps de travail est tournée vers l’intérieur de l’entreprise, vers sa gestion, les réflexions sur sa structure et son évolution, au détriment de la production elle-même et de la réalisation de ses missions premières. La logique du management par projet conduit par exemple à multiplier les strates décisionnelles et pousse à entreprendre des réformes au détriment de l’action concrète et à recruter toujours davantage de personnels pour coordonner la mise en place de ces réformes, tout en consumant le temps de ceux dont le travail est tourné vers l’extérieur et qui assurent in fine l’essentiel de la production. Cette dynamique est renforcée par la multiplication des bilans et comptes-rendus que toute entreprise est amenée à produire pour ses actionnaires, ses financeurs, l’administration, ses clients ou même ses propres personnels, dans une boucle sans fin d’auto-évaluation permanente.

En fin de compte, étudier l’évolution de la productivité du travail nous permet d’apprendre beaucoup sur le fonctionnement et les dysfonctionnements de notre économie. Mais la productivité du travail, telle qu’elle est quantifiée, n’en est pas moins un indicateur contestable. Car on ne sait jamais quelle est la valeur réellement produite par le travail. Aussi, la question qui devrait nous occuper devrait être moins de comprendre comment évolue la productivité du travail et ce qu’elle implique sur l’emploi que de mieux connaitre ce qu’on produit collectivement et d’être capable de mesurer l’utilité véritable de notre travail et la fonction sociale qu’il remplit réellement.

David Cayla

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entretien avec la sénatrice Laurence Rossignol
Laurence Rossignol est sénatrice PS de l’Oise, elle a été secrétaire d’État chargée de la Famille et des Personnes Âgées en 2014, puis ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes de 2016 à 2017. Infatigable militante féministe, elle a milité pour le droit à l’IVG au sein du MLF et est aujourd’hui la présidente de l’Assemblée des Femmes. Elle a accepté de discuter avec le Temps de Ruptures des liens entre féminisme et anticapitalisme.
LTR : Pour la féministe et sociologue Silvia Federici, le capitalisme s’est construit grâce au patriarcat, en exploitant le travail gratuit des femmes. Que pensez-vous de cette analyse ? Quels sont, selon vous, les liens entre capitalisme et patriarcat ?
Laurence Rossignol :

La structure patriarcale a facilité l’accaparement des richesses, c’est un fait, mais l’imbrication entre capitalisme et patriarcat va bien plus loin. Le capitalisme, c’est l’appropriation sans limite du capital productif pour dégager le maximum de plus-value sur la production.

Pour faire croître la plus-value, on se repose sur des prix trop bas des matières premières et de la force de travail. Or, les femmes sont à la fois productrices de richesse et une richesse elles-mêmes. Pour le capitalisme patriarcal, elles sont comme les ressources naturelles, des matières premières accessibles à moindre coût. Il est donc clair que dans une analyse mécanique du capitalisme, les femmes ont produit une main-d’œuvre bon marché qui permet effectivement de dégager davantage de plus-value sur la force de travail, capitalisme et patriarcat se soutiennent et se renforcent.

Le capitalisme et le patriarcat ont eu des phases tellement diverses, nous avons même bien du mal à les dater précisément. Le premier, que l’on connait depuis la mise en place du système marchand à l’époque médiévale, s’est construit sur le coût du travail le plus faible, par l’exploitation du travail des femmes, l’esclavage, le colonialisme, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs qui ont fait le succès – pas partout – des puissances capitalistes. Il s’est toujours confronté à des revendications pour un meilleur partage des richesses. De ce point de vue, le patriarcat est au cœur de cette contradiction, en permanence. Parce qu’à la fois le travail des femmes produit de la richesse pour le capital, mais permet aussi la reproduction de la richesse, par la production et la reproduction de force productive (travail au sein du foyer,  reproduction biologique). Le travail repro-ductif produit et reproduit la force de travail comme l’explique Aurore Koechlin. Alors, le capitalisme est gagnant de l’exploitation du temps des femmes et les hommes bénéficient du travail domestique gratuit.

Mais cette analyse est à mon sens frustrante et insuffisante. On connaît tous la phrase de Flora Tristan qui dit que la femme est la prolétaire du prolétaire, ce qui suppose que l’exploitation capitaliste – que le capital exerce sur le travail – redescend en une autre exploitation capitaliste de l’homme prolétaire sur la femme prolétaire. Les inégalités sociales et les inégalités de sexe s’articulent, elles doivent être comprises de concert. Et, pour Flora Tristan : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle le prolétaire du prolétaire même. » « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat. »

Pour autant la limite de ces analyses, qui sont indispensables pour comprendre les mécanismes de domination des femmes dans l’Histoire, est qu’elles passent à côté d’une question anthropologique. Le patriarcat ne s’explique pas uniquement par des mécanismes d’appropriation du capital, il y a d’autres explications qu’on ne peut pas dissoudre dans les analyses d’exploitation de classe. Ces analyses expliquent ce qui est pour moi la grande interrogation anthropologique : la haine des femmes. Cette haine ne vient pas simplement du capitalisme, elle a d’autres racines. Elle est quasiment universelle : dans presque toutes les civilisations, dans le temps et dans l’espace, les femmes subissent viols, violences, appropriation, domination.

Or, toute cette haine n’est pas indispensable à l’exploitation des économique femmes, il se joue donc autre chose. Mon hypothèse repose sur la rapport à la mort. La conscience de l’inéluctabilité de la mort est insupportable. Elle est le fardeau de la condition humaine. Or, les femmes, car elles enfantent, sont moins définitivement mortel-les que les hommes. De leur corps sort « un morceau » d’elles-mêmes qui va leur survivre. Cette forme d’immortalité que donne l’enfantement est un pouvoir inacceptable que rien ne peut leur retirer.

Et c’est justement parce que les femmes disposent d’un tel pouvoir, celui de défier la mort, qu’il faut leur retirer tous les autres. Il faut les enfermer, les priver de droits. Il devient alors facile de les exploiter et de les maintenir dans une condition qualifiée de « naturellement » inférieure. Cette construction, à partir de l’idée de nature, fait totalement face au fait que c’est la nature qui a fait que les femmes enfantent. Dès lors, la réduction des femmes devient un enjeu corporel, il faut les priver de la liberté de leur corps pour contrôler l’enfantement, ainsi ce n’est plus un pouvoir.

Cette dimension du corps et de l’intime est généralement exclue des analyses économiques du patriarcat. C’est une lourde aporie. Dans la confrontation entre l’ouvrier et le patron, les rapports sont définis et se matérialisent dans un lieu : l’usine. Certes le mariage matérialise une partie de l’appropria-tion des femmes par les hommes, c’est l’analo-gie d’Engels entre la propriété privée et le mariage bourgeois permettant la transmis-sion des biens et des pouvoirs d’une génération à une autre. Mais il faut aller plus loin, alors qu’entre les hommes et les femmes, on rentre dans l’intimité du rapport : les mécanis-mes patriarcaux se propagent jusque dans le corps des femmes. Dès lors, nous ne pouvons plus raisonner uniquement avec une logique de classe sociale, bien que cette grille de lecture soit fondamentale.

Le patriarcat et le capitalisme sont des mécanismes produits et entretenus par des individus, ils ne sont pas au-dessus de nous. Cela va avec la réflexion de Silvia Federici, la reproduction de la main-d’œuvre n’est pas naturelle, elle est produite. Le problème, c’est que même face aux mouvements de contestation et de transformation, capitalisme et patriarcat ont en commun une formidable capacité d’absorption, d’adaptation et de rebond. D’où le fait que le capitalisme absorbe, mais aussi négocie, se réforme, évolue, sous la pression des luttes sociales. Nous avons obtenu des avancées, mais le capitalisme a su faire avec. Je précise que les mouvements féministes ont participé – et continuent de participer – à ces progrès sociaux, historiquement le féminisme est né au sein des luttes sociales, mais il a été toujours été transclasses.

Le patriarcat subit exactement la même chose, au cours du dernier siècle il a dû évoluer face à des mouvements émancipateurs importants. Des mouvements qui ont d’ailleurs remis au centre des débats la reproduction sociale. Le patriarcat a cette fonction d’invisibilisation des femmes, de la gratuité de leur travail, et de leur surexploitation. Cela arrange le capitalisme, car tout ce qui lui épargne des dépenses socialisées est bienvenu. Ce que le patriarcat ajoute en plus, c’est la morale. Or, le capitalisme n’en a pas beaucoup. C’est la morale bourgeoise du XIXème siècle, c’est une morale qui conforte l’appropriation du corps des femmes. La pudibonderie, la pruderie du patriarcat et de la morale bourgeoise assignent les femmes aux tâches familiales (même si les bourgeoises sous-traitent une partie à d’autres femmes), à un rôle d’enfantement et de gardien de la morale familiale. La famille a joué, par l’intermédiaire de cette morale, un rôle utile au capitalisme en formant les individus à une conception hiérarchisée et autoritaire des rapports humains et sociaux. Il y a un écho total entre le capitalisme et le père de famille au XIXème siècle. Ils mettent en place des symboles d’autorité et de hiérarchie qui sont totalement identiques dans les rapports sociaux de classe et intrafamiliaux. Lorsque l’on étudie les grandes dynasties industrielles du XIXème, leur emprise sur les ouvriers s’appuie sur des ressorts patriarcaux et familiaristes. Par exemple, au Creusot, la dynastie Schneider a construit des églises auxquelles elle a donné pour nom de saint les prénoms des fils Schneider ! Les patrons des mines au XIXe finançaient les études des enfants des mineurs, des cliniques, ils mettaient en place des salaires et des indemnités (maladie, retraite, accident) différenciés entre les mineurs célibataires et les mariés.

Cela nous amène à la question du corps. Dans la morale du XIXème, le corps des femmes est un objet soumis à la domination masculine ; il est soit destiné à l’enfantement, soit destiné au plaisir, mais jamais les deux simultanément. Une femme honnête, une bonne mère de famille, n’a pas de plaisir, la sexualité est dissociée de la famille. En ce qui concerne les femmes, la sexualité est non seulement un tabou, mais elle est réservée aux classes laborieuses. Les bourgeoises du XIXème n’ont pas de sexualité. À partir de là vient interférer toute la question de l’interdiction de la sexualité des femmes au profit de la domination masculine. Quand on regarde les descriptions sociologiques des classes laborieuses au XIXème siècle, on constate qu’elles sont dépeintes comme des dépravées, en particulier les femmes hors de la bourgeoisie qui ont une sexualité au profit des hommes de la bourgeoisie, les demi-mondaines. On parle également de promiscuité. Cela vient percuter l’analyse de la sexualité à celle de classe. À l’analyse de la condition sociale des femmes qui se répande à la fin du XIXème (avec Flora Tristan et les courants socialistes, qui identifient une condition sociale spécifique des femmes), se joint la psychanalyse. La rencontre entre la psychanalyse et le socialisme complète le cadre de réflexion en plaçant la sexualité au cœur du débat. Freud n’était pas un grand féministe, mais ce n’est pas grave. En découvrant l’inconscient et le rôle de la sexualité dans l’inconscient, il ouvre un champ qui pose les fondements du féminisme moderne.

LTR : Aujourd’hui, le féminisme est mainstream. Dans ce contexte, le lexique féministe se diffuse, et les phrases emblématiques de la lutte féministe, comme « mon corps, mon choix », peuvent être lues et entendues partout. A tel point que la rhétorique féministe, visant à permettre aux femmes de reprendre le contrôle sur leur corps et leur vie, est utilisée pour vanter des pratiques de marchandisation et d’exploita-tion des corps des femmes. On pense par exemple aux discours défendant le « travail du sexe », qui le présentent comme un moyen pour les femmes de redevenir actrices de leur sexualité. Que pensez-vous de cette évolution ? Doit-on se réapproprier ce lexique ?
Laurence Rossignol :

La pensée féministe est en construction constante, et c’est ce qu’elle a de passionnant. Elle n’est jamais achevée parce qu’elle est en connexion directe avec l’inconscient, et que l’inconscient est fini. Il y a en permanence une complexité dans la pensée féministe car elle lie le social et l’intime.

La question de la prostitution est l’incarnation de cette combinaison entre la question sociale et l’intime. La condition sociale, c’est l’analyse de la condition des personnes prostituées. Dans la question de l’intime, deux choses se rencontrent : d’une part la domination sexuelle par le patriarcat, d’autre part la revendication pour les femmes du droit de disposer de leur corps, la revendication d’un droit à la sexualité. C’est là où la manipulation est formidable. Aujourd’hui, certains ont changé le discours justifiant le système prostitutionnel. Ses nombreux supporters le justifiaient en lui attribuant une fonction régulatrice de la société, et en particulier de la sexualité des hommes jugée irrép ressible, en la présentant comme un « mal nécessaire ». On le justifiait ainsi par une mystification de la prostitution, en disant qu’elle permettait la réduction du risque de viols.

À ces arguments, est venu se greffer récemment un autre discours de revendications de la prostitution, non plus du point de vue de la société ou du client, mais de celui de la personne prostituée. Les courants réglementaristes, ceux qui parlent de « travail du sexe », appuient leur plaidoyer pour la liberté du système prostitutionnel sur la liberté des personnes prostituées. Ils la rattachent au droit de disposer de son corps et à la liberté des femmes. C’est une justification exception-nelle au bénéfice des clients et des proxénètes. Le poids de ces courants a limité le travail collectif sur les violences sexuelles. En fait, le système prostitutionnel est le plafond de verre de la lutte contre les violences sexuelles. On nous propose tout à la fois de dénoncer les mécanismes des violences sexuelles – la tolérance de nos sociétés à l‘égard de la culture du viol, la banalisation des violences sexuelles – et de ne pas identifier l’achat de service sexuel pour ce qu’il est : un viol tarifé. On essaie, en même temps qu’on discute de la notion de consentement, de nous faire admettre que le fait de payer vaut consentement. Quand le consentement s’achète, il est vicié. On nous explique que de l‘échanger contre de l’argent ne l’affecte pas. C’est une énorme régression. Ce que nous a enseigné la psychanalyse, c’est que la sexualité n’est pas une activité comme les autres. Ce n’est pas la même chose de mettre des boîtes de conserve en rayon dans un supermarché que de faire 50 fellations par jour. Dans le premier cas, il n’y aucune effraction de l’intime.

Faire de la sexualité une activité humaine similaire aux autres, c’est le paroxysme de la libéralisation et du libéralisme. Je suis très frappée d’entendre certains tenir des discours anticapitalistes, radicaux sur le plan social, dans le domaine du travail notamment, alors même que la radicalité de leur discours s’arrête sur le système prostitutionnel. C’est la jonction entre les libertaires et les libéraux. L’adage disant « chacun fait ce qu’il veut, tant qu’il est consentant » fait totalement abstraction de tous les mécanismes de domination et d’aliénation. La servitude, même consentie, reste la servitude, c’est l’aliénation.

Toute la pensée féministe, qui est très riche, très construite, très fine, en perpétuelle découverte, bute sur la question du système prostitutionnel. Je pense que tant qu’on pourra acheter, louer ou vendre le corps des femmes, il n’y aura pas d’égalité entre les femmes et les hommes, c’est totalement contradictoire. L’angle mort, chez les féministes pro-prostitution, c’est le client et la force symbolique qu’il incarne. Il représente une sexualité masculine impérieuse, irrépressible, qui justifie le fait qu’il ait besoin de trouver des prostituées pour sa sexualité, mais ce discours peut aussi justifier le viol. Si l’on admet que les hommes ont besoin de prostituées parce que leur sexualité est irrépressible, alors on va être beaucoup plus indulgents sur le viol. Mon sujet n’est pas qu’il y ait des femmes qui se prostituent, les prostituées ne sont pas des délinquantes. Pour moi le sujet, c’est le client. Admettre que la prostitution est une activité comme les autres renvoie à des représentations de la sexualité des femmes sans désir. Personne n’ose dire que c’est le désir qui pousse les personnes à se prostituer. On On est figés dans les représentations du XIXème siècle de la sexualité des hommes et des femmes.

Pour revenir à la phrase « notre corps nous appartient », dans le système prostitutionnel, notre corps ne nous appartient pas. Il appartient à celui qui l’achète, à celui qui le loue, à celui qui le vend. C’est totalement contradictoire. Ce n’est pas « mon choix », mais c’est celui du client, du proxénète, du système.

LTR : Parlons à présent de méthode. On veut lutter contre le capitalisme et renverser le système patriarcal, c’est un beau programme. Mais comment s’y prend-on ? La lutte féministe doit-elle être menée indépendamment des autres, ou doit-elle faire partie d’un ensemble de luttes, contre le capitalisme et le patriarcat ?
Laurence Rossignol :

D’abord la lutte féministe doit être menée par des féministes. Ce qui justifie qu’elle soit un combat en soi et qu’elle ne soit pas continuellement soumise à l’injonction de devoir s’articuler dans les autres luttes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne doivent pas s’articuler. Ensuite, la lutte féministe est par définition subversive. Il faut donc trouver un chemin pour que le féministe soit un combat en soi et en capacité d’être moteur des luttes sociales dans leur ensemble. En déconstruisant le patriarcat, le féminisme ouvre la porte à la déconstruction de tous les autres rapports de domination, raciaux, sociaux, culturels,… Et c’est ce qu’on observe notamment du côté de la dénonciation des mécanismes de domination propres aux violences sexistes et sexuelles envers les enfants. Il en est de même pour les questions d’égalité salariale : en menant ce combat, les féministes représentent l’ensemble des salariés et s’emparent de la question sociale. Voilà pourquoi on peut dire du féminisme qu’il est une méthode : d’analyse, de lutte et de transformation de la société.

Pour autant, nous rencontrons aujourd’hui un problème d’intégration de l’ensemble des mouvements de dénonciation des multiples dominations dans une pensée collective et motrice, dans une pensée républicaine et émancipatrice.

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Les nouveaux habits du Speaker de la Chambre des Représentants

Début janvier, le républicain Kevin McCarthy a été élu président de la chambre basse du parlement des Etats-Unis d’Amérique. Le bruit et la fureur de représentants plus trumpistes que Trump qui avaient juré sa défaite nous donnent un aperçu de l’état de la droite radicale américaine à deux ans de l’élection présidentielle.

« Il y a de longues années vivait un empereur qui aimait par-dessus tout les beaux habits neufs ; il dépensait tout son argent pour être bien habillé. Il ne s’intéressait nullement à ses soldats, ni à la comédie, ni à ses promenades en voiture dans les bois, si ce n’était pour faire parade de ses habits neufs. »

C’est ainsi que commence le conte d’Andersen Les nouveaux habits de l’empereur. Deux menteurs profitèrent ensuite de la candeur et de la coquetterie de l’empereur pour le rouler dans la farine, en lui vendant fort cher de magnifiques nouveaux habits. Ces escrocs lui avaient vendu du vide, et personne n’osa rien dire quand l’empereur déambula nu, jusqu’à ce qu’un innocent enfant le fît remarquer, et que le peuple entier se rît de la balourdise de leur souverain.

Plusieurs siècles après cette mésaventure fictive, loin de la Scandinavie andersienne, une autre épopée grotesque a amusé un pays entier ou presque : l’élection du Speaker de la Chambre des Représentants des Etats-Unis d’Amérique.

En novembre dernier, à l’occasion des élections de mi-mandat, l’intégralité de la chambre basse du Parlement américain a été renouvelée. A cette occasion, les républicains ont repris, d’une courte tête, la majorité perdue en 2018. Les primaires républicaines ont été sanglantes, et l’aile trumpiste est parvenue à purger un grand nombre de « modérés ». De la dizaine de représentants républicains qui avaient voté, en 2020, la destitution de Donald Trump suite à la tentative séditieuse de renverser le résultat de l’élection, il n’en reste plus que deux. Tous les autres ont été balayés par des trumpistes ou n’ont pas même cherché à se représenter.

Cette présidentialisation du scrutin législatif, pro-Trump contre anti-Trump, arrange tant les trumpistes que les démocrates. Les premiers restent ainsi au centre de l’actualité politique, alors même que l’ancien président n’a plus accès aux réseaux sociaux et est boycotté par la plupart des chaînes d’information. Les seconds agitent le drapeau rouge honni qui fédère une coalition électorale sans grande cohérence idéologique autre que le rejet de Trump. Et pour les uns comme pour les autres, cela a été payant. Les démocrates sauvent le Sénat, accroissant même leur majorité en remportant un siège supplémentaire en Pennsylvanie, et limitent la défaite à la Chambre des Représentants. Les trumpistes ont confirmé leur mainmise totale sur le parti républicain.

Certes, l’hypothèse Ron de Santis, gouverneur républicain de Floride largement réélu, a commencé à percer. Certes, beaucoup de ces candidats de l’ultra-droite complotiste et raciste ont été battus, mettant à mal la rhétorique trumpiste de victoires infinies si sa ligne est adoptée. Si cette élection a réveillé une aile non-trumpiste qui essaye de s’organiser au sein du parti républicain, ce n’est que pour mieux montrer son isolement et sa faiblesse dans le rapport de force interne.

Car il est essentiel de rappeler que si cette aile est moins agitée, brouillonne et chaotique que son pendant trumpiste, on peut toutefois difficilement la qualifier de modérée. Tout aussi opposée aux taxes, tout aussi anti-avortement, tout aussi anti-immigration, tout aussi ultra-religieuse. Quelques divergences existent au niveau de la politique internationale, les trumpistes sont isolationnistes, certains anti-trumpistes comme Liz Cheney sont néo-conservateurs et imaginent les Etats-Unis en gendarme du monde, mais les désaccords de fond s’arrêtent là. Ron de Santis est un évangélique clérical assumé, et la poignée de sénateurs républicains ayant voté la destitution de Trump (Lisa Murkowski de l’Alaska, Susan Collins du Maine, Mitt Romney de l’Utah…) vote constamment des lois pro-pétrole et pro-charbon. Ils comptent parmi leurs soutien Elon Musk, dont les frasques récentes à la tête de Twitter ne penchent pas en faveur d’une qualification modérée et raisonnable pour ce club de républicains anti-Trump.

Et ces querelles autour de la personne de Trump sont venues se greffer au rapport de force, plus stratégique qu’idéologique mais bien réel, au sein de la représentation républicaine. Démocrates comme républicains sont chacun divisés en trois factions : les plus à gauche des démocrates sont rassemblés dans le Congressional Progressive Caucus, les démocrates modérés dans la New Democrat Coalition, et les démocrates droitiers néolibéraux dans la Blue Dog Coalition. Chez les républicains, les centristes adeptes du bipartisme font partie du Republican Governance Group, la majorité des députés siège, elle, dans le Republican Study Committee, et l’extrême-droite anti-taxe, anti-régulation, anti-immigration, ultra-nationaliste a fondé le Freedom Caucus.

Cette segmentation est à peu près stable depuis le milieu des années 2010, quand la vague des représentants républicains issus du Tea Party a cherché à s’organiser. S’ils poussaient jusqu’au bout la rhétorique anti-Etat et nationaliste traditionnelle au Parti Républicain, c’est avant tout sur la forme que ces représentants se distinguaient. Fermés à tout compromis, praticiens de l’agit-prop, volontiers polémiques, prêts à tout pour pousser leur agenda, selon la formule consacrée.

Les plus trumpistes des trumpistes ont naturellement rejoint ce caucus, avec pêle-mêle Marjorie Taylor Greene de Géorgie, mise au ban suite à des propos antisémites, Harriett Hageman du Wyoming, adoubée par Trump pour battre Liz Cheney dans ce fief républicain absolu, Lauren Beobert, du Colorado, partisane de la théorie supra-complotiste Q-Anon et qui promeut ouvertement la fin de la séparation des Eglises et de l’Etat ou encore Matt Gaetz, de Floride, accusé de prostitution de mineure et protégé par Trump.

Certes de plus en plus nombreux, une cinquantaine aujourd’hui, ils n’en demeurent pas moins minoritaires au sein de la conférence des représentants républicains. Battus lors de l’élection interne pour désigner le futur Speaker de la Chambre des représentants, ils n’ont pas tardé à se venger du malheureux vainqueur, Kevin McCarthy.

Tout devait bien se passer pour le représentant californien McCarthy. C’est un élu expérimenté qui siège à la Chambre depuis 2007. Il a toujours senti le vent tourner au bon moment : un des premiers soutiens de Trump en 2016, il avait fait volte-face lors de la tentative séditieuse des négateurs de la victoire de Biden en appelant le président sortant à démissionner, avant de se rallier comme quasiment tous les autres au récit de la victoire volée et du complot démocrate. Il s’est fait pardonner de Trump, qui le soutenait officiellement pour cette élection. Or, comme l’empereur du conte d’Andersen, il aime par-dessus tout collectionner les habits, politiques.

La liste des postes qu’il a occupés serait bien trop longue pour être détaillée. Il a servi comme whip de la majorité, c’est-à-dire comme responsable de la discipline partisane, il a coordonnée la plateforme programmatique républicaine, et dirige le groupe républicain depuis 2014, tant dans la majorité que dans la minorité. Un seul habit lui manquait, le plus convoité des habits qu’un parlementaire puisse rêver, celui de Speaker de la Chambre. Il n’a pas de pendant chez les prestigieux sénateurs, car la présidence du Sénat est assurée par le Vice-Président des Etats-Unis. Et ce poste n’est pas seulement honorifique, car c’est au Speaker que revient le choix des textes mis aux voix.

Ces nouveaux habits lui ont coûté fort cher, et ont pris bien du temps à être acquis. Il a fallu s’y reprendre à deux fois, car il avait été battu en 2015.

La frustration touchait à son terme, le marteau de modération allait lui être remis. L’élection commença. Un à un, par ordre alphabétique, les représentants sont appelés à voter. Très vite, quelque chose cloche, un certain nombre de députés du Freedom Caucus votent pour un autre candidat que lui, pour Andy Biggs, l’ancien président du Caucus, ou bien pour Jim Jordan, un des plus complotistes des trumpistes, pourtant rallié à McCarthy. L’élection lui échappe, 19 républicains n’ont pas voté pour lui, il n’avait une majorité relative que de 4 sièges. Humiliation suprême, les démocrates serrent les rangs et Hakeem Jeffries, de Brooklyn, arrive en tête. L’élection étant à la majorité absolue des voix, personne n’est élu, pour la première fois depuis 1923.

S’ensuivent alors de longues et douloureuses séances de négociations lors desquelles les beaux habits de Speaker ont lentement et cruellement été dépecés. Adieu la latitude concernant les textes mis aux voix, une règle informelle demandant qu’un texte soit soutenu par une majorité des représentants républicains devra être inscrite dans le règlement, pour barrer la route à tout compromis entre républicains modérés et démocrates. Adieu la stabilité du poste, une motion de censure pourra être déclenchée à l’initiative d’un seul député. Adieu, surtout, la crédibilité politique.

C’est un véritable vaudeville qui s’est déroulé sur quatre jour, avec un final qui n’a rien à envier à la série Veep.

Les élections se suivaient et se ressemblaient. Aux 19 dissidents du départ se rajoute dès le second vote un vingtième larron. Le lendemain, une représentante républicaine décide de s’abstenir, se disant fatiguée de l’impasse dans laquelle se trouve son camp. Au milieu du troisième jour, un autre représentant républicain doit s’absenter pour raisons médicales sans qu’aucune procuration soit possible. Dans le Tohu-Bohu, certains des frondeurs votent pour Kevin Hern, pour le seul plaisir de voter pour un représentant doté du même prénom que McCarthy et jouer sur les nerfs de la majorité. Mais le grand final du quatrième jour fut la consécration de la nudité de l’empereur.

Les négociations dans la nuit avaient avancé et la majorité des réfractaires s’étaient rangés à ce qu’on n’oserait qualifier de raison. Mais il restait six irréductibles, un de trop. A 22h, le meneur de l’agit-prop néo trumpiste, Matt Gaetz a failli en venir aux mains avec un autre représentant républicain de Caroline du Nord, qui a dû être retenu par un troisième. Aux alentours de minuit, Marjorie Taylor Greene a fait circuler son téléphone portable duquel elle avait appelé Donald Trump pour tenter de convaincre les six derniers de rentrer dans le rang. Las, ils refusèrent de prendre l’appel, mais acceptèrent de se ranger en s’abstenant, ce qui permettrait à McCarthy d’être élu.

La chambre était alors en plein vote pour savoir s’il fallait ajourner la séance. Les démocrates votaient systématiquement non lors de ces votes, souhaitant maintenir sous les caméras la gabegie républicaine. A l’inverse, les partisans de McCarthy voulaient se donner plus de temps pour relancer les négociations. C’est au milieu de ce vote que l’annonce du ralliement à l’abstention fut faite. En catastrophe, les républicains qui n’avaient pas encore été appelés votèrent avec les démocrates pour refuser l’ajournement. Puis s’ensuivit un 15ème et ultime vote lors duquel le représentant californien sortit vainqueur.

Epuisé par une bataille absurde, ayant attendu quatre jours durant le vote de la victoire comme on attend Godot, Kevin McCarthy était enfin élu, après le plus long blocage depuis la guerre de Sécession. Il pouvait parader revêtu de ses nouveaux habits de Speaker de la Chambre, et saisir le marteau qui devait lui servir à juguler les débats. Mais le Speaker était nu. Incapable d’affirmer son leadership, ayant dû multiplier les concessions, compromis et compromissions avec une aile turbo-galacto-radicale. Il suffira d’un seul représentant pour déclencher une motion de censure. Aucune négociation avec les démocrates modérés ne pourra avoir lieu, car une loi ne pourra être mise aux voix qu’avec l’aval de la majorité des républicains.

Donald Trump, victime collatérale du chaos de ses farouches partisans, a vu son image écornée. Jusqu’alors, il n’avait jamais eu besoin de tenir ses troupes, dont la déraison s’alignait sur ses intérêts personnels et politiques. Mais quand il s’est agi, pour la première fois depuis son entrée en politique, de calmer le ton des éléments marginaux les plus furieux, il s’en est révélé bien incapable.

C’est ainsi qu’une fraction d’un des deux partis structurants des Etats-Unis d’Amérique a pu démontrer la double impuissance des trumpistes et des anti-trumpistes. Rien ne pourra être fait sans eux, et la modération ne sera pas acceptée.

Les rois républicains sont nus, et cela prête à rire. Pour l’instant.

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Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

Chronique

Les cerfs-volants de Romain Gary, ode poétique à la Résistance

Qui d’autre que Romain Gary, double Prix Goncourt et compagnon de la libération, pour présenter la résistance sous les atours d’une histoire ce cerfs-volants ? Dans cette chronique du mois de février, alors que le déclenchement de la guerre en Ukraine « célébrera » son premier anniversaire, la lecture de cette œuvre m’apparaît opportune.  

Dernier livre publié par Romain Gary avant sa mort, Les cerfs-volants s’inscrit dans la droite lignée de ce que l’auteur a toujours fait : conjuguer sens et sensibilité. N’allons pas chercher chez ce gaulliste de la première heure une thèse politique, ce serait insulter son talent d’écrivain. Comprenons que ce qui se profile dans ce livre, c’est l’entrelacement entre la petite histoire – celle de Ludo avec son oncle puis avec Lila – et l’Histoire de France.

Ambroise Fleury, l’oncle sus-cité, construit à l’envi des cerfs-volants de toutes formes, couleurs ou tissus. Perçu comme fou dans son petit village de Normandie, il n’en a cure et s’attache à sa passion. En matière de folie, le petit Ludo n’est pas en reste, il subit les foudres de ses professeurs lorsque ceux-ci découvrent qu’il a une mémoire quasiment parfaite. Je ne résiste pas au désir de partager avec vous ce passage, lequel incarne bien la conciliation entre mémoire individuelle et mémoire historique :

 

L’oncle dit ceci au professeur de Ludo : « Nous chez les Fleury, on est plutôt doués pour la mémoire historique. Nous avons même eu un fusillé sous la Commune.

  • Je ne vois pas le rapport.
  • Encore un qui se souvenait.
  • Se souvenait de quoi ?

Mon oncle observa un petit silence.

  • De tout, probablement, dit-il enfin.
  • Vous n’allez pas prétendre que votre ancêtre a été fusillé par excès de mémoire ?
  • C’est exactement ce que je dis. Il devait connaître par cœur tout ce que le peuple français a subi au cours des âges. »

 

Peut-être Romain Gary s’exprime-t-il lui aussi à travers l’oncle Fleury, lui qui avait une incommensurable passion pour la France et son histoire. Se souvenir des maux des siens et de son pays, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’engager pour qu’ils ne se reproduisent plus ? Or en 1940, comme chacun sait, la France perd la guerre. Le petit Ludo, si sûr de la force de sa patrie lors d’un séjour en Pologne, subit la défaite comme une onde de choc. A vrai dire, comme tous les Français. 

C’est avec l’occupation que le roman prend son envol. On y décèle chacun des comportements, mesquins ou héroïques, qui émanent des habitants du village normand. La guerre agit comme un puissant révélateur. Pourtant, loin de tomber dans le manichéisme, l’écrivain fait valser à dessin ses personnages entre allégorie facilement identifiable et complexité humaine.

Prenons Marcellin Duprat, grand chef cuisinier, qui engage tout son être dans la confection des meilleurs plats pour les Allemands. Nulle collaboration ici – même si Romain Gary reste, dans son écriture, flou jusqu’au bout – mais au contraire la permanence d’une certaine idée de la France. Marcellin Duprat nourrit les Allemands, mais par son art culinaire prouve que la France ne mourra jamais et restera à jamais souveraine.

Autre exemple, Lila, l’amour de jeunesse de Ludo qui hantera, même aux heures les plus dangereuses de la Résistance, ses pensées. Prise, elle aussi, entre son histoire personnelle et la Grande Histoire, elle navigue à vue sans anticiper les conséquences historiques de chacun de ses actes intimes. Une coucherie avec un Allemand, lui-même loin d’être un horrible nazi, lui vaudra la perte de ses cheveux, alors que ses belles actions en faveur de la France ne seront, elles, jamais récompensées. Comme Milan Kundera le souligne dans l’Art du roman, les grands personnages de roman sont des personnages ambigus.

Mais alors, quid des cerfs-volants ? Ils sont une permanence tout au fil du récit, une permanence qui elle aussi bringuebale entre confections privées et cerfs-volants politiques. Au début du roman, Bronicki, un aristocrate polonais, prend peur lorsque soudainement il voit apparaître devant ses yeux la tête de Léon Blum sur un cerf-volant. Les grandes fortunes tremblent face au visage du chef du Front Populaire. Cette information, que je vous offre comme un cheveu sur la soupe, doit permettre de comprendre la force que peuvent avoir ces bouts de tissu.

Ambroise Fleury, le « fou du village », usera justement de ses cerfs-volants comme un magnifique objet de résistance, douce parfois – multiplier les Jeanne d’Arc au nez et à la barbe de l’occupant – mais souvent frontale avec d’immenses cerfs-volants ornés du visage de de Gaulle flottant assez haut pour que la Luftwaffe l’aperçoive à chaque envol. Symbole d’audace, de beauté et de liberté, les grands cerfs-volants pavoisent chaque pensée des personnages et du lecteur. Ainsi Romain Gary oscille-t-il, lui aussi, entre grande poésie de l’intime et profondeur historique.

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Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé ?

Le Retour de la question stratégique

Comment et pourquoi le marché de l’électricité a déraillé ?

Interrogée par les députés européens le 8 juin dernier, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a reconnu que le marché européen de l’électricité « ne fonctionne plus ». Fin août, elle s’est engagée à « une réforme structurelle du marché de l’électricité ». À l’heure où ces lignes sont écrites, les contours de cette réforme n’ont pas été dévoilés. Mais une analyse lucide montre que l’Union européenne s’est fourvoyée en créant un marché de l’électricité profondément dysfonctionnel qui engendre des prix instables et élevés au profit d’acteurs qui soit n’apportent aucune valeur sociale, soit bénéficient de rentes indues. C’est toute la théorie économique dominante qui est prise en défaut. Cette note vise à expliquer les causes de ces dysfonctionnements et à montrer pourquoi le système fondé sur des monopoles publics nationaux s’avère supérieur à un marché de l’électricité fondé sur une concurrence artificielle.

Note publiée initialement par les Economistes attérés. A retrouver ici.

« La conception du rôle de l’État a évolué dans la plupart des pays. L’État producteur est devenu État régulateur. Sous la pression des parties prenantes et faisant face à une contrainte budgétaire lâche (les déficits d’une entreprise allant gonfler le budget global ou la dette publique), les entreprises contrôlées par la puissance publique, à quelques exceptions près, ne produisent pas à des coûts bas des services de qualité. Autrefois juge et partie, l’État s’est donc souvent recentré sur son rôle de juge, par exemple sous la forme d’autorités sectorielles, sous le contrôle d’autorités de la concurrence, toutes deux autorités indépendantes. »

Jean Tirole, Références économiques, n°30, 2015. Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.

La météo des prochaines semaines pourrait réserver quelques surprises. En cas de grand froid, pour faire face à une éventuelle surcharge du réseau électrique, le gouvernement a prévu la possibilité d’organiser des délestages tournants de 2 heures. Ces coupures pourraient s’avérer indispensables pour éviter un black-out, une panne générale d’électricité. La dernière fois que la France fut confrontée à un tel évènement, c’était le 19 décembre 1978. Au petit matin, la défaillance d’un câble haute tension à un moment où le réseau était très sollicité avait déclenché une coupure de près de quatre heures sur les trois quarts du territoire.

1978, c’est aussi une période charnière pour la stratégie électrique nationale. Le plan Messmer de nucléarisation, lancé en 1974, n’avait pas encore produit ses effets et la centrale de Fessenheim (dont la construction avait été lancée dès 1970) venait à peine d’entrer en service. L’essentiel de l’électricité française était donc majoritairement produit au fioul et au charbon alors que les investissements allaient prioritairement dans le nucléaire.

Depuis cette date, beaucoup de choses ont changé. Tout d’abord, la production électrique s’est diversifiée. Le nucléaire, qui est devenu la technologie dominante, représentait en 2019 70,6% de la production. Les autres modes de production d’électricité se partageaient de la manière suivante : l’hydraulique (11,2%), les centrales thermiques à combustion d’énergie fossile – très majoritairement du gaz – (7,9%), l’éolien (6,3%) et le solaire (2,2%)(1). Mais le principal changement est celui qui lui a succédé : la construction du marché européen de l’électricité. Ce dernier repose sur deux grands piliers : le développement des interconnexions entre les pays limitrophes qui permet de décloisonner les marchés nationaux et l’instauration de régimes de concurrence pour la production et la fourniture d’électricité. Pourtant, la libéralisation n’a pas rendu notre système électrique plus résilient et moins coûteux. C’est même le contraire qui nous saute aux yeux aujourd’hui : une forte hausse des prix (notamment pour les entreprises) et la menace de coupures. Il est nécessaire de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Pourquoi le marché de l’électricité a-t-il été libéralisé ?

La libéralisation du marché de l’électricité est le fruit d’un long processus d’harmonisation européen lancé en 1986 avec la signature de l’Acte unique, porté par Jacques Delors. Dans les années qui suivirent, la Commission européenne s’engagea dans la mise au point d’une vaste série de directives chargées de construire le marché unique européen sur le modèle d’un système de marchés en concurrence. Les services publics de nombreux pays qui fonctionnaient sur le principe du monopole public furent progressivement démantelés. Après la libéralisation du transport aérien (1987), des télécommunications (1998), de la livraison de colis (1999), de la recherche d’emploi (2003), des renseignements téléphoniques (2005) … et avant celle du courrier (2011) et du transport ferroviaire de voyageurs (2020), il y eut donc la libéralisation du marché de l’énergie (gaz et électricité). Celle-ci fut réalisée en trois temps. Pour les entreprises très consommatrices d’énergie, l’ouverture à la concurrence de la fourniture d’électricité fut réalisée dès 1999, puis le marché fut libéralisé pour l’ensemble des professionnels en 2004, et enfin ce fut le tour des particuliers en 2007.

Pourquoi l’Union européenne a-t-elle choisi de démanteler le régime des monopoles publics ? En premier lieu, pour une raison politique. Dès l’instauration de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, la construction européenne a cherché à développer des interdépendances économiques entre les pays membres. L’idée était de dépasser les frontières nationales en instaurant une entité supranationale plus vaste. Or, les monopoles nationaux segmentaient le grand marché européen que l’Acte unique entendait créer.

Mais organiser un vaste marché concurrentiel ne relevait pas seulement d’une question d’unité européenne ; elle reposait aussi sur une véritable doctrine inspirée de la pensée économique dominante. À quoi sert le marché ? Pour la plupart d’entre nous, c’est un lieu d’échanges et de négociations fondé sur l’autonomie des individus. Pour un économiste contemporain, le marché a un tout autre rôle, celui d’évaluer les besoins et la rareté et de donner un prix à nos ressources. Ainsi, créer un grand marché concurrentiel de l’électricité n’avait pas pour seul but de faire disparaître les frontières nationales mais visait surtout à faire disparaître le contrôle politique des prix de l’énergie au profit d’un système fondé sur les prix de marché.

C’est qu’il existe une véritable mythologie des prix de marché pour les économistes. Lancé dans les années 1920 par l’économiste autrichien Ludwig Von Mises, le débat sur le calcul économique est à la base de la pensée néolibérale contemporaine. Qu’est-ce qu’un calcul économique ? C’est une manière de trancher rationnellement un certain nombre de questions. Doit-on construire cette usine ? Établir des droits de douane ? Investir dans tel ou tel pays ? Afin de trouver une réponse à ces questions il faut quantifier les coûts et les bénéfices attendus puis arbitrer en conséquence. Le problème est que cette quantification dépend des prix. Or, si le prix de l’électricité, ou d’autres produits, est décidé par un gouvernement ou un monopole public, alors tout le raisonnement économique est biaisé. Pour imposer son choix, ou pour influencer les acteurs privés, un gouvernement peut faire varier certains prix qu’il contrôle dans un sens ou dans l’autre.

L’instauration d’un système de prix de marché en concurrence est une manière de diminuer l’usage qu’une autorité politique peut faire de son pouvoir discrétionnaire. Pour les néolibéraux, les prix de concurrence relèvent d’une forme de démocratie participative qui s’incarne dans les rapports de force entre offreurs et demandeurs. Ils sont d’autant plus pertinents qu’ils intègrent l’information cachée que détiennent les agents puisque toute transaction privée a une influence sur les mécanismes de formation des prix. En somme, les marchés fonctionneraient comme de gigantesques algorithmes, générant des prix sur la base de décisions prises de manière décentralisée. Les néolibéraux en déduisent qu’organiser une partie de la production à partir de monopoles publics prive le pilotage de l’économie d’un système de prix pertinents représentant les coûts réels des ressources et entraine l’impossibilité de faire des calculs économiques optimaux.(2) 

Les principes de fonctionnement du marché européen de l’électricité

Il est important de comprendre que l’idée de créer un marché concurrentiel de l’électricité n’est pas un acte volontaire de sabotage de l’industrie européenne conçu par un personnel politique incompétent. Cela procède avant tout d’une volonté de rationaliser l’organisation de l’économie. Pourtant, cette décision apparait, pour nombre des acteurs du secteur, comme idéologique et inefficace. C’est notamment le cas du physicien Yves Brechet, ancien Haut-commissaire à l’Énergie atomique. Le 29 novembre 2022, il était entendu par la commission d’enquête parlementaire sur la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Conspuant l’idéologie « ultra-libérale » selon lui qui a prévalu dans la construction du marché européen de l’électricité, il déclara que « c’est une erreur fondamentale de s’imaginer qu’on peut faire un marché d’un truc non stockable […]. On a fabriqué un truc qui est un outil de spéculation pure. On a fait gagner de l’argent à des gens qui n’ont pas produit un électron. »

L’existence de deux visions incompatibles, celle de l’ingénieur qui s’occupe de faire fonctionner des centrales nucléaires, et celle de l’économiste qui conçoit un marché efficace mérite d’être étudiée. Il faut aussi se demander pourquoi il est si difficile de mettre en place un marché concurrentiel dans le secteur de l’électricité. La raison en est la contradiction entre la logique abstraite des économistes et la logique industrielle qu’il y a derrière la production d’une centrale électrique.

Techniquement, la fourniture d’électricité relève pour partie de ce que les économistes appellent un « monopole naturel ». Ce terme a longtemps été utilisé pour caractériser les industries de réseau. Un réseau est en effet une production particulière qui est fondée sur une infrastructure très coûteuse dont l’utilisation n’a presque aucun coût. D’un point de vue économique, un monopole naturel présente une structure de coûts caractérisée par des coûts fixes élevés et des coûts marginaux très faibles. Par exemple, le réseau électrique repose sur la construction et l’entretien des lignes et la fourniture des compteurs électriques, tandis que le coût marginal, qui représente le coût d’utilisation de l’infrastructure pour l’acheminement de 1 kWh d’électricité supplémentaire est lui, pratiquement nul. Avec une telle structure de coûts, la concurrence est impossible, admet-on. Construire un réseau concurrent à celui d’EDF représenterait un énorme gaspillage de ressources et serait très inefficace : c’est donc un « monopole naturel ».

Ce problème étant connu, la logique proposée par les économistes néolibéraux pour introduire de la concurrence a été de diviser le marché de l’électricité en trois sous-secteurs.

  • La gestion et l’entretien du réseau resteraient sous la responsabilité d’un monopole public national. Deux filiales d’EDF ont été constituées à cette occasion. Le Réseau de transport d’électricité (RTE) qui s’occupe des lignes à haute tension et de la gestion du transport de l’électricité sur de longues distances, et Enedis, qui s’occupe de la distribution de l’électricité aux particuliers et des compteurs électriques.
  • La production d’électricité proprement dite. C’est ici qu’intervient une première forme de concurrence. En France, l’électricité est très majoritairement produite par EDF (79% en 2021) qui détient l’ensemble du parc nucléaire et exploite la grande majorité de la production hydroélectrique. Le deuxième acteur est Engie (environ 15% de la production nationale), anciennement GDF ; puis viennent d’autres acteurs privés dont TotalEnergies. La production d’électricité est donc concentrée et largement dominée par le producteur historique.
  • Les fournisseurs. Ces derniers achètent de l’électricité aux producteurs essentiellement grâce à des contrats de long terme et ponctuellement sur le marché « spot », c’est-à-dire au jour le jour. Ils fournissent et tarifient l’électricité à leurs clients. Alors que le réseau est un monopole et que la production est très concentrée, les fournisseurs d’électricité sont très nombreux. On en compte plus d’une quarantaine qui proposent des offres commerciales les plus variées. La part de marché des fournisseurs alternatifs (hors EDF et entreprises locales de distribution) est d’environ 37% d’après le ministère de l’Écologie(3).   

Cette rapide présentation explique comment la concurrence fut introduite au sein du marché de l’électricité. Il fut décidé de séparer la partie « monopole naturel », à savoir la gestion de l’acheminement et du réseau, des parties qui sont réputées pouvoir être ouvertes à la concurrence, la production et la commercialisation de l’électricité. Mais est-il vrai que la concurrence fonctionne sur les parties production et distribution comme le modèle le prétend ? Comment fonctionne-t-elle concrètement ?

Figure 1 : représentation schématique du fonctionnement du marché européen de l’électricité

Une concurrence artificielle

Pour bien comprendre les limites de ce modèle, commençons par une remarque : cette organisation du marché de l’électricité ressemble beaucoup aux marchés agricoles qui ont servi de modèle pour ce « market design »(4). Le marché de l’électricité repose en effet sur une commercialisation à deux niveaux. Le marché « de gros » organise les relations commerciales entre fournisseurs et producteurs, tandis qu’un commerce « au détail » relie les fournisseurs et les consommateurs.

Trois différences fondamentales distinguent néanmoins les marchés agricoles du marché de l’électricité. La première est que, sur le marché de l’électricité, les fournisseurs ne gèrent pas eux-mêmes la logistique et l’approvisionnement des consommateurs puisque c’est RTE et Enedis qui s’en chargent. Ils se limitent à tarifer à leurs clients l’électricité achetée en gros. La deuxième est que, sur un marché classique, l’agriculteur qui produit des fruits et des légumes n’a en général pas accès direct au client et ne peut vendre lui-même qu’une part marginale de sa production. À l’inverse, un producteur d’électricité peut être son propre fournisseur. La troisième différence, sans doute la plus fondamentale, est que l’électricité ne se stocke pratiquement pas et qu’à tout moment il faut que l’offre s’ajuste à la demande afin d’éviter un black-out. C’est RTE qui s’occupe d’organiser ces ajustements. Si les producteurs sont des entreprises privées, cette régulation passe par des variations de prix, seul moyen de convaincre les producteurs de relancer ou d’arrêter la production d’une centrale.

Ces différences amènent trois remarques. La première c’est qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’avoir des fournisseurs non producteurs puisqu’ils n’apportent aucune valeur ajoutée au produit qu’ils vendent, contrairement au marchand de fruits et légumes sans lesquels les agriculteurs ne pourraient pas vendre. La deuxième est qu’un marché fondé sur une production d’électricité privée implique inévitablement que le prix de l’électricité varie à tout moment afin d’ajuster l’offre, d’éteindre ou de rallumer une centrale. Ainsi, poussé par les variations de prix, un gestionnaire de centrale électrique doit sans cesse arbitrer entre produire ou non. Ces centrales utilisées lors des pointes de consommation sont nécessairement des centrales thermiques ou hydroélectriques, car le solaire et l’éolien ne sont pas pilotables, tandis que les centrales nucléaires mettent trop de temps pour être mises en route et s’arrêter pour pouvoir s’ajuster aux fluctuations infra-journalières. Enfin, la menace du black-out pèse lourdement sur les choix du régulateur. L’électricité étant un bien essentiel dont la privation est inacceptable et le black-out s’avérant très coûteux, il existe un risque de capture de la part des producteurs qui peuvent facilement exiger un prix très élevé de la part du régulateur en période de forte tension. On retrouve, sur le marché de l’électricité, une asymétrie similaire à celle qui existe avec les grandes banques en cas de risque systémique.

Observons enfin que le marché de l’électricité se distingue de celui des fruits et légumes du fait d’une production d’électricité extrêmement concentrée, au contraire de la production agricole. La raison en est une structure de coûts qui tend à favoriser les producteurs les plus gros. En effet, la production d’énergie hydraulique ou nucléaire nécessite des investissements considérables alors que le coût marginal de production est relativement faible. Cette concentration nuit à l’organisation concurrentielle du marché de la production d’électricité et tend à favoriser l’opérateur historique. Afin de corriger ce déséquilibre, la Commission a demandé à la France de compenser cet avantage. Avec la loi Nome de 2010, le gouvernement français a donc imposé à EDF de vendre une partie de sa production d’électricité d’origine nucléaire à un prix relativement faible et prévisible ; c’est le mécanisme de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique). Les fournisseurs alternatifs peuvent ainsi acheter 100 TWh par an d’électricité produite par EDF (un peu moins du quart de sa production annuelle) au prix de 42€ le MWh. En 2022, pour répondre à l’explosion du prix de l’électricité, ce mécanisme a été étendu dans l’urgence et 20TWh supplémentaires d’ARENH ont été accordés aux fournisseurs à un prix de 46,2€ de MWh. Cette extension s’est accompagnée de l’obligation de revendre à EDF les mêmes quantités d’électricité au prix de… 256,98 € le MWh. Ainsi, le gouvernement a « contraint » les fournisseurs alternatifs à faire une marge de 4,216 milliards d’euros au détriment d’EDF(5). Notons également que le code de l’énergie contraint EDF à racheter à un tarif supérieur au prix de marché l’électricité éolienne et solaire produite par des acteurs privés, notamment les ménages.

C’est qu’il en faut des régulations et des tarifs administrés pour soutenir artificiellement la concurrence ! Le plus étrange est qu’avec l’ARENH les autorités se soient surtout concentrées sur la concurrence des fournisseurs et non celle des producteurs. Elles ont accordé des avantages à des opérateurs qui ne produisent aucune valeur ajoutée sans parvenir vraiment à diversifier la production. De fait, malgré l’ouverture totale à la concurrence du marché, 95% de l’électricité produite l’est par les deux énergéticiens historiques (EDF et Engie, ex GDF). Ainsi, la concurrence sur le marché de l’électricité repose sur la survie artificielle de fournisseurs qu’on a cherché à soutenir au moment où ils étaient sur le point de faire faillite, incapables d’acheter aux tarifs du marché. Le pire est sans doute que cette subvention déguisée a été financée par EDF qui produit à elle seule près de 80% de l’électricité française.

Pour comprendre l’absurdité de ce résultat, il faut poser une autre question. Pourquoi est-il si difficile d’organiser une véritable concurrence chez les producteurs d’électricité ? Pour le comprendre il faut plonger dans les modèles économiques et dans les raisons pour lesquels ces derniers ne parviennent pas à rendre compte correctement de la logique industrielle sur laquelle repose le fonctionnement des centrales.

La complicité des économistes « mainstream »

Si vous demandez à un économiste quel est le prix « efficient » (optimal) d’un marché, il vous répondra sans hésiter que c’est celui qui s’établit au niveau du coût marginal, c’est-à-dire au coût de la dernière unité produite, indépendamment du coût fixe. Il ajoutera bien sûr que, dans les faits, il est rare qu’un prix de marché s’établisse vraiment à ce niveau car les marchés sont rarement en situation de concurrence parfaite et qu’il existe des coûts de transaction. Mais, dans l’idéal affirment-ils, un marché est efficient s’il tend vers ce prix.

Ce réflexe quasi pavlovien, « marché efficient signifie prix de marché égal au coût marginal » a été acquis dès les années de première et de terminale pour ceux qui ont suivi des cours de SES. Le matraquage s’est poursuivi en licence et en master avec des cours de microéconomie, puis ceux d’économie industrielle plus avancés dans lesquels la pensée de Jean Tirole est convoquée avec toute la déférence qu’elle mérite. Ainsi donc professe-t-on, l’efficience d’un marché est maximale lorsque le prix est égal au coût marginal de production.

L’un des exemples les plus symptomatique de cette manière de voir nous est donné par un récent article paru dans The Conversation(6). Deux économistes, Thomas Michael Mueller et Raphaël Fèvre racontent comment, après la seconde guerre mondiale, la constitution de monopoles publics dans le ferroviaire et l’énergie avait conduit les économistes à conseiller aux autorités d’instaurer des prix réglementés au niveau du coût marginal. « Un prix, c’est aussi de l’information, écrivent les auteurs de l’article. La tarification marginale évite le gaspillage de temps en ‘‘informant’’ les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient ».

Le sous-texte de ce raisonnement est que, qu’il soit organisé sous la forme d’un monopole public ou via un marché en concurrence, le résultat optimal est toujours le même. Le prix le plus pertinent est celui qui incite le consommateur à adopter le comportement qui fait le meilleur usage des ressources. Autrement dit, que la production soit le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence, cela ne change pas le résultat et le prix idéal sera de toute façon le même. Pour le démontrer, les auteurs de l’article expliquent que, lorsqu’en 1945 il fut décidé de gérer les services publics sous la forme de monopole, des économistes tels que Maurice Allais pour la SNCF ou Marcel Boiteux pour EDF ont alors conseillé de pratiquer la tarification marginale. « Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant », écrivent les auteurs(7). Ils expliquent ainsi que c’est ce « concept », qui expliquerait la hausse très forte du prix de l’énergie en Europe. Le coût marginal ayant augmenté, les prix ont logiquement dû suivre.

Le problème est que ce raisonnement est triplement faux. Premièrement, il est faux de dire que le marché européen de l’électricité établit le prix au niveau du coût marginal de production de l’électricité ; deuxièmement, il est inexact d’affirmer que le prix optimal correspond toujours au coût marginal, en particulier sur le marché de l’électricité ; troisièmement, il n’est pas vrai que le prix optimal de l’électricité sera le même lorsque la production d’électricité est le fait d’un monopole public ou d’un marché en concurrence parfaite. Ce sont ces trois erreurs que colportent les économistes néolibéraux qu’il nous faut à présent étudier.

Pourquoi le prix du marché de l’électricité ne se situe pas au niveau du coût marginal ?

Lorsqu’il a fallu construire le marché européen de l’électricité, les autorités ont tenu à imposer le principe de la tarification au coût marginal, suivant en cela les recommandations des économistes. Rappelons que le marché de l’électricité est bien une construction artificielle, caractéristique de la doctrine néolibérale.

En ce qui concerne le marché de l’électricité européen, la question était de savoir comment le « forcer » à proposer un prix qui soit le plus proche du coût marginal de production. L’un des problèmes qu’il a fallu résoudre est que l’électricité est produite à partir de techniques très différentes. Comment peut-on avoir un prix unique égal au coût marginal alors que les coûts marginaux sont très différents d’une filière à l’autre ? Dans un ouvrage de référence paru en 2014(8), les principes fondamentaux de l’efficience d’un marché de l’électricité libéralisé sont discutés en détail. Pour les auteurs, la solution consiste à organiser le marché sur le principe du « merit order » ou « préséance économique ». L’idée est d’utiliser le prix pour mettre à contribution de manière prioritaire les modes de production dont les coûts marginaux sont les plus faibles puis, en fonction de la demande, de monter progressivement le prix pour inclure des centrales dont le coût marginal de production est de plus en plus élevé(9).

Rappelons que le prix réel de l’électricité que paie un fournisseur n’est pas le simple prix de marché puisque la majeure partie de l’électricité a été négociée au préalable dans le cadre de contrats à long terme passés avec les producteurs. Mais une partie de la demande d’électricité ne peut être anticipée parfaitement. Du fait de la nécessité d’ajuster l’offre à la demande, on a donc mis en place un marché « spot », c’est-à-dire au comptant, qui permet aux acteurs d’acheter ou de vendre l’électricité à l’instant t en fonction de leur situation. C’est sur ce marché spot que le prix est censé s’établir au niveau du coût marginal des producteurs.

Voici comment ce marché fonctionne. À tout moment, le problème du régulateur est de savoir s’il faut ou non appeler une nouvelle centrale à produire. Pour savoir laquelle appeler, on propose un certain prix. Les producteurs dont le coût marginal de production est supérieur à ce prix ne peuvent évidemment pas produire, car sinon ils produiraient à perte. Or, ce sont les centrales qui produisent à partir d’énergie fossile qui ont les coûts marginaux les plus élevés. Non seulement le gaz ou le charbon qu’elles utilisent comme combustible est coûteux, mais leurs gestionnaires doivent en plus payer un droit d’émission en achetant des quotas carbone. À l’inverse, les producteurs d’énergie renouvelable produisent à coût marginal nul puisque l’éolien et le solaire n’ont pas besoin de carburant pour fonctionner. L’hydroélectricité n’a pas besoin de carburant non plus, mais fonctionne avec un stock limité d’eau dans les barrages. Elle doit donc intégrer un coût d’opportunité. Enfin, dans l’industrie nucléaire, les coûts d’exploitation et de carburant sont très faibles et cette production n’émet pas de CO2. La filière nucléaire produit donc à des coûts marginaux inférieurs aux centrales à énergie fossile.

La figure 2 ci-dessous résume le principe de classement du merit order. Pour un prix de marché P1 correspondant à une consommation faible d’électricité (Q1) seules les énergies renouvelables et le nucléaire sont rentables ; le prix P2 correspond à une consommation de pointe modérée (Q2). Dans cette situation toutes les centrales sont rentables à l’exception de celles de la filière charbon qui ne sont exploitées que lors des pics de consommation les plus importants. La logique du merit order a donc pour effet, nous dit-on, d’exploiter en premier les centrales les moins coûteuses et les moins émettrices de carbone et tendrait donc à faire converger le prix du marché vers le coût marginal de la production de la dernière centrale appelée (voir par exemple cet article pour une présentation synthétique du fonctionnement de ce système). Le coût moyen de long terme qui inclut les coûts fixes et marginaux de l’ensemble des producteurs est représenté par la droite en rouge.

Figure 2 : représentation schématique du principe du merit order sur le marché « spot » de l’électricité

Ce raisonnement, cependant, n’est pas tout à fait exact. En pratique, aucun industriel n’a intérêt à vendre son électricité au coût marginal de production comme le laisse supposer ce schéma.

Imaginons un producteur qui décide d’investir dans une centrale à charbon. Il doit, pour cela, financer un outil de production coûteux et s’approvisionner en charbon au prix de marché. Sa centrale étant en bout de chaine, elle ne sera mise en service qu’au moment des pics de consommation d’électricité, c’est-à-dire seulement certains jours de l’année et à certaines heures. Comment peut-il être rentable s’il ne vend son électricité que quelques jours par an au coût marginal, c’est-à-dire au prix où il achète le charbon ? La théorie économique suppose qu’il y est poussé par la concurrence. Mais justement, au moment des pics de consommation toutes les centrales sont allumées et il n’existe pas suffisamment de capacité de production en réserve pour le concurrencer. Il peut donc, il doit donc s’il est rationnel et s’il souhaite faire une marge suffisante pour couvrir ses coûts d’investissement, exiger un prix bien supérieur à son coût marginal de production.

La théorie qui dit que les centrales en bout de chaine du merit order vendent au coût marginal est absurde. Elle suppose que l’exploitant accepte de produire à perte parce qu’il ne pourra jamais amortir ses coûts fixes. Elle suppose qu’il existe une concurrence parfaite quel que soit le niveau de production d’électricité. Bien entendu, tout industriel qui exploite une centrale à charbon et qui sait que, s’il ne produit pas, le réseau électrique risque le black-out se trouve en réalité avec un pouvoir de marché considérable. Dans ce cas, il a l’assurance de pouvoir exiger du régulateur un prix bien supérieur à son coût marginal. C’est pour cette raison qu’il existe des industriels qui sont prêts à investir dans la construction de centrales à charbon. Ils savent qu’ils vendront leur électricité bien au-delà du coût marginal les quelques jours de l’année où elles seront appelées à produire. Mais ce raisonnement est vrai pour tous les producteurs d’électricité. Si un producteur exploite une centrale à gaz et sait que son concurrent qui produit de l’électricité au charbon vend au-dessus de son coût marginal, il va lui aussi exiger un prix nettement plus élevé que son coût marginal pour produire. Et cela fonctionne ainsi à tout endroit de la chaine du merit order, ce qui signifie que le prix de marché est toujours supérieur au coût marginal du dernier producteur appelé. Affirmer autre chose est contraire aux raisonnements même de la microéconomie la plus classique et de la théorie des jeux(10).

Pourquoi le coût marginal ne peut pas être pas le prix efficient sur le marché de l’électricité ?

La théorie économique standard raconte une fable. Elle explique d’une part que le prix de marché s’établit toujours au coût marginal et d’autre part que la concurrence va pousser les entreprises à produire au niveau où elles sont les plus efficaces. Pour concilier ces deux affirmations, la microéconomie standard suppose que les entreprises produisent avec une structure de coûts très particulière : des coûts fixes faibles et un coût marginal qui décroit, puis croît à mesure que les volumes de production augmentent. La figure 3 ci-dessous présente les courbes de coût moyen et marginal classiques d’une entreprise.

Figure 3 : représentation d’une structure de coûts classique en microéconomie

La fonction de coût moyen d’une entreprise classique en microéconomie est représentée par une courbe convexe de la forme d’un U. Dans un premier temps, lorsque les volumes de production sont faibles, le coût moyen décroit car le coût marginal est inférieur au coût moyen. L’entreprise produit à rendements d’échelle croissants. Dans un second temps, le coût marginal augmente et devient supérieur au coût moyen. À partir de ce moment-là, l’entreprise entre dans une zone de rendements d’échelle décroissants, c’est-à-dire qu’elle est de moins en moins efficace à mesure qu’elle augmente les quantités produites.

Si la structure de coûts de l’entreprise est celle-là, il est assez facile de démontrer que l’entreprise produit tant qu’elle fait du profit, c’est-à-dire tant que le prix de marché est supérieur au coût marginal. On en déduit que si le prix de marché s’établit à P1, alors elle produira une quantité Q3. De plus, en régime de concurrence, le modèle montre que l’arrivée de nouveaux producteurs pousse le prix de marché à la baisse, ce qui conduit l’entreprise à diminuer sa production et à se rapprocher du volume de production où elle est le plus efficace, c’est-à-dire au niveau Q2 où son coût moyen est le plus faible.

Les conclusions du modèle standard sont les suivantes :

  • L’entreprise produit toujours au niveau où son coût marginal est égal au prix de marché. Ainsi, le prix de marché est toujours égal au coût marginal de production.
  • La concurrence diminue le prix de marché et incite les producteurs à être plus efficaces par la diminution du volume de production.

Remarquons que, dans ce cas de figure, l’entreprise peut facilement devenir plus efficace car elle se situe toujours dans la zone qui correspond à des rendements d’échelle décroissants. Les rendements décroissants sont eux-mêmes la conséquence d’une hypothèse du modèle, à savoir que le coût marginal augmente au-delà d’un certain seuil (ici Q1), c’est-à-dire qu’il devient de plus en plus coûteux pour une entreprise de produire une unité supplémentaire. L’hypothèse de la hausse des coûts marginaux est absolument indispensable au modèle. C’est typiquement ce qu’on appelle une hypothèse ad hoc(11).

Quelle est la véritable structure de coûts d’une centrale électrique ? Toute centrale suppose de lourds investissements préalables, c’est-à-dire des coûts fixes élevés (plus élevés toutefois pour une centrale nucléaire ou hydroélectrique que pour une centrale thermique). De plus, comme on l’a vu plus haut, le coût marginal de production dépend de l’achat de combustible et du paiement des droits d’émission. Est-il raisonnable de penser que le prix du combustible augmente au fur et à mesure que la centrale augmente sa production ? Rien ne permet d’affirmer une telle chose. En réalité, il y tout lieu de croire que le coût marginal de production d’une centrale thermique est toujours inférieur au coût moyen, tant en raison de l’importance des coûts fixes que du fait qu’il est peu probable que le combustible acheté au cours mondial fluctue en fonction des quantités achetées par une seule centrale. Autrement dit, pour une centrale électrique, il n’existe pas de niveau de production Q2 au-delà duquel la centrale passe en régime de rendements d’échelle décroissants.

Figure 4 : représentation schématique de la structure de coût d’une centrale thermique

La structure de coût d’une centrale ressemble donc à la figure 4 ci-dessus : un coût marginal constant et une courbe de coût moyen décroissante du fait de coûts fixes élevés répartis sur un volume de production de plus en plus important. Pour une centrale nucléaire, le coût moyen peut être deux à trois fois plus élevé que le coût marginal, tandis que pour une centrale solaire ou pour une éolienne, le coût marginal est nul.

Ce qu’il faut retenir de ce schéma c’est qu’une centrale électrique a toujours intérêt à produire au maximum de sa capacité, parce que c’est là qu’elle est la plus efficace. De plus, comme elle amortit ses coûts fixes sur sa production annuelle, elle a aussi intérêt à produire le plus de jours possibles dans l’année. Ce n’est cependant pas possible. Du fait du merit order, les centrales thermiques produisent le plus souvent au moment des pics de consommation.

Du fait de cette structure de coûts, il n’est donc pas possible pour une centrale électrique, quelle que soit sa filière, de produire à un prix proposé égal au coût marginal, étant donné que ce prix sera toujours inférieur à son coût moyen. Autrement dit, les conclusions de la microéconomie standard ne sont pas adaptées à la production d’électricité et il est donc impossible d’affirmer que, sur le marché de l’électricité, le prix optimal est celui qui se situe au coût marginal de production. L’erreur des économistes spécialistes du marché de l’électricité est de supposer des coûts marginaux croissants pour retrouver une structure de coûts correspondants à la figure 3 (voir Biggar et Hesamzadeh 2014, figure 4.1, op. cit. p. 95).

Pourquoi seul un monopole peut-il permettre des prix faibles et stables ?

Nous disposons à présent de tous les éléments pour répondre à la question la plus importante, celle de l’organisation optimale du marché de l’électricité. Les économistes admettent que la gestion et l’entretien du réseau relèvent d’un monopole naturel mais ils prétendent que la fourniture et la production d’électricité peut être organisée plus efficacement dans le cadre d’un marché concurrentiel. Laissons de côté la question de la fourniture d’électricité. Contentons-nous de rappeler qu’une activité économique qui ne produit ni n’achemine d’électricité ne crée aucune véritable valeur ajoutée et ne mérite donc pas d’exister. La question à laquelle il faut répondre est de savoir si la production d’électricité peut se faire de manière pertinente dans un marché ouvert à la concurrence.

Une première approche pour répondre est de remarquer que la structure de coûts d’une centrale est la même que celle d’un monopole naturel : des coûts fixes élevés, des coûts marginaux constants (figure 4). Ainsi, une centrale électrique produit avec des rendements d’échelle croissants jusqu’à ses capacités maximales de production. Pour autant, le système productif dans sa globalité fonctionne grâce à de nombreuses centrales qui ont chacune une structure de coûts spécifique. Or, le mécanisme du merit order tend à organiser la filière selon une logique de coût marginal croissant (figure 2). Ainsi, si toutes les centrales étaient détenues par un seul producteur, la structure de coûts de ce producteur serait la même que celle d’une entreprise du modèle standard. Le problème est que cette situation correspond à un monopole. On parvient donc à la conclusion paradoxale suivante : pour que le marché de l’électricité fonctionne avec une structure de coûts qui corresponde au modèle présenté dans la figure 3, il faudrait que toutes les centrales soient détenues par un seul producteur, c’est-à-dire que la production d’électricité soit réalisée par un monopole. Dans un système fondé sur la concurrence, chaque centrale doit être rentable et doit vendre à un prix supérieur à son coût marginal. En revanche, dans un système où toute l’électricité est produite par un seul producteur, ce dernier peut vendre au coût moyen, en suivant un système de péréquation qui fait que les centrales les plus rentables financent la production de celles qui sont moins efficaces et qui doivent être utilisées en période de pointe.

Afin de bien comprendre la différence entre le modèle concurrentiel et le modèle monopolistique, intéressons-nous aux effets de la hausse du prix du gaz consécutive à la guerre en Ukraine. L’invasion russe du 24 février 2022 a eu pour effet de bouleverser le merit order. La production d’électricité des centrales à gaz, qui étaient privilégiées car elles polluent moins que les centrales à charbon, est soudainement devenue la plus coûteuse de toutes. Les centrales à gaz sont donc passées derrière les centrales à charbon dans le merit order. Comme le gaz dispose de capacités de production importantes, il n’était pas possible de s’en priver pour répondre aux pics de consommation. Ainsi, en période de pic de consommation, le prix de l’électricité a dû suivre la hausse du prix du gaz afin de satisfaire une demande d’électricité qui, pourtant, n’avait pas augmenté (figure 5). Le principe du merit order a donc engendré une multiplication par deux du prix de l’électricité, même en France, alors que le coût moyen de la production a peu bougé puisque la production de la filière gaz est très minoritaire dans le mix de production d’électricité français (tableau 1).

Figure 5 : le merit order du marché de l’électricité après l’invasion russe

Le prix de l’électricité P3 correspond au prix auquel les gestionnaires de centrales à gaz acceptent désormais de produire. Il apparaît deux fois plus élevé que l’ancien prix P2 qui permettait de ne pas exploiter les centrales à charbon pour une demande Q2 d’électricité inchangée.

Le tableau 1 ci-dessous indique les coûts de l’électricité produite en fonction des filières en 2019(12). Un rapide calcul permet d’établir que le coût moyen de l’électricité produite en France était approximativement de 50€ le MWh. Cette structure de la production française implique que si le prix du gaz est multiplié par deux, comme cette filière représente moins de 8% de la production d’électricité, cela ne fait augmenter le coût de production moyen que d’environ 4€. Mais, de par son fonctionnement, le marché de l’électricité impose d’établir un prix qui soit suffisant pour que le gestionnaire de la centrale la plus coûteuse accepte de produire. Ainsi, le doublement du prix du gaz entraine automatiquement le doublement du prix de l’électricité.

Tableau 1 : Coût de l’électricité par filière et coût moyen pondéré en 2019 en France (estimations)

Filière

Coût du MWh

Part dans la production

Nucléaire historique

48,5 €

70,6%

Hydraulique de forte puissance

34-43 €

11,2%

Centrale à gaz à cycle combiné

50-66 €

7,9%

Éolien terrestre

50-71 €

6,3%

Photovoltaïque au sol

45-81 €

2,2%

Coût moyen pondéré

49,2

 

Avec une telle hausse de prix, les fournisseurs qui devaient acheter au comptant une partie de l’électricité afin d’approvisionner leurs clients protégés par des contrats de moyen terme étaient pris à la gorge. C’est pour éviter leur faillite que le gouvernement a décidé, dans l’urgence, d’étendre le mécanisme de l’ARENH et de les faire bénéficier d’une plus-value de près de 4 milliards d’euros.

Pourtant, les vrais gagnants ne sont pas les fournisseurs mais les producteurs. En effet, ceux qui exploitent des centrales qui ne fonctionnent pas au gaz peuvent vendre deux fois plus cher une électricité dont le coût de production n’a guère changé. C’est là que se trouvent les « superprofits » que l’exécutif s’est résolu à taxer. Il s’agit, d’après le gouvernement de taxer la « rente infra-marginale », c’est-à-dire la rente que réalisent les producteurs d’électricité dont le coût marginal est nettement plus faible que le prix de marché. Grâce à cette taxe, le gouvernement s’attend à une hausse de recettes fiscales de 11 milliards d’euros, ce qui compense en partie le coût du bouclier tarifaire (de l’ordre de 30 milliards). 

Le fait même que cette taxe ait dû être mise en place témoigne du dysfonctionnement du marché de l’électricité. Car qui assume, en fin de compte, le prix de cette taxe ? Ce ne sont pas les producteurs d’électricité mais bien les consommateurs, en particulier les entreprises qui ne bénéficient ni des tarifs régulés ni du bouclier tarifaire. Ainsi, cette taxe pèse lourdement sur les industriels qui sont de gros consommateurs d’électricité. Lorsqu’ils le peuvent, ils la répercutent sur leurs prix, ce qui nourrit l’inflation… mais parfois, ils sont contraints de fermer des unités de production, voire de délocaliser dans une région du monde où le coût de l’énergie est plus faible.

La preuve est faite que le système actuel engendre des prix élevés, instables, et déconnectés des coûts moyens de production de l’électricité. Le fond du problème est que, dans un système concurrentiel, le prix de marché doit permettre à l’acteur le moins efficace d’être rentable, ce qui fait qu’il se situe toujours au-dessus du coût moyen. À l’inverse, si la production d’électricité était le fait d’un monopole public, celui-ci pourrait se permettre de vendre l’électricité au coût moyen en faisant fonctionner ses centrales thermiques à perte au moment des pics de consommation, ces pertes étant rattrapées par un prix plus élevé que le coût moyen des centrales les plus productives. En retournant au principe du monopole public, les prix de l’électricité seraient donc à la fois plus stables et plus faibles qu’avec le système actuel, et il ne serait pas nécessaire de taxer les superprofits des producteurs privés.

Conclusion : les causes du sous-investissement et les effets de la réforme du marché carbone

Plus de vingt ans après le début de la libéralisation de l’électricité, il peut sembler étonnant que si peu d’acteurs privés aient investi en France dans la construction de centrales électriques. EDF, entreprise publique, produit encore environ 80% de l’électricité française. Engie, ancienne entreprise publique, en produit environ 15%. Comment expliquer cette frilosité des investisseurs ? La réponse est simple. Jusqu’à très récemment, le système français de production électrique était perçu comme étant en surcapacité. Or, un producteur privé d’électricité n’a aucun intérêt à investir dans une centrale à gaz, ou même dans une éolienne, si le système productif est en surcapacité. Pour qu’il puisse vendre son électricité au prix fort, il a besoin que le système électrique soit au bord du black-out. Ce n’est qu’à cette condition qu’un industriel en bout de chaine du merit order peut bénéficier d’un pouvoir de marché. De même, quelqu’un qui souhaite investir dans un parc d’éoliennes s’attend à des profits plus élevés dans les pays où les centrales à gaz et à charbon sont nombreuses et où les capacités de production sont faibles. La France, avec son parc nucléaire important, n’était donc pas un pays prioritaire pour un producteur d’électricité par rapport à l’Allemagne ou d’autres pays.

Enfin, notons que l’accord européen du 18 décembre 2022 sur le marché carbone(13), qui prévoit la fin des droits d’émission gratuits pour les industries fortement émettrices de CO2, va nécessairement conduire à un renchérissement du coût marginal des centrales à charbon et à gaz. De ce fait, si le marché européen de l’électricité n’est pas réformé d’ici la mise en œuvre du nouveau marché carbone, le prix de l’électricité risque d’augmenter encore plus fortement, y compris dans un pays comme la France dont l’électricité émet très peu de CO2. Il est donc plus qu’urgent de mettre fin à ce système.

Références

(1) Source : RTE – Bilan électrique 2019.

(2) Cette vision du marchée a été développée dans les années 1920-1930 par Ludwig von Mises et Friedrich Hayek dans le cadre du débat sur le calcul économique en régime socialiste. Elle a ensuite été intégrée à la pensée néoclassique, notamment à propos de l’hypothèse de l’efficience des marchés proposée par Eugene Fama en 1970. Voir D. Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, De Boeck Supérieur, 2022, pp. 81-88 et 159-160.

(3)« Commercialisation de l’électricité », Ministère de la Transition énergétique, 12/10/2022, en ligne.

(4)Le market design est une branche de l’économie qui entend définir et organiser un marché afin de tendre vers l’efficience.

(5) Commission de régulation de l’énergie, délibération n°2022-97 du 31 mars 2022, en ligne.

(6) T. M. Muller et R. Fèvre, « Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre », The Conversation, 24/11/2022.

(7) En réalité, Allais, ne propose pas une pure tarification au coût marginal mais un tarif au « coût marginal majoré d’une quote-part des frais généraux calculée au prorata du coût marginal », c’est-à-dire un tarif supérieur au coût marginal permettant de couvrir les coûts fixes. Voir Alain Bonnafous (2020), « L’apport de Maurice Allais à l’économie des transports et aux principes de tarification », Bulletin de la SABIX.

(8) D. R. Biggar et M. R. Hesamzadeh (2014), The Economics of Electricity Markets, IEEE Press et Wiley.

(9) Le vidéaste Gilles Mitteau qui gère la chaine YouTube Heu?reka a réalisé récemment une série de vidéos de très bonne qualité sur le fonctionnement du marché de l’électricité.

(10) La théorie des jeux est une branche de la pensée économique qui s’intéresse aux comportement stratégiques fondés sur l’anticipation des comportements des autres acteurs.

(11) De nombreux économistes ont bien sûr critiqué la pertinence de cette structure de coûts. Les critiques les plus célèbres sont celles de John Clapham (1922), « Of Empty Economic Boxes », The Economic Journal, Vol. 32, No 127 et de Piero Sraffa (1926), « The Laws of Returns under Competitive Conditions », The Economic Journal, Vol. 36, No. 144.

(12) Sources : Coût des énergies renouvelables et de récupération 2019, ADEME pour le gaz (CGCC), l’éolien et le photovoltaïque. Nucléaire : Commission de régulation de l’énergie (2020), cité par le journal Contexte, le 10/09/2020. Hydraulique de forte puissance : Analyse des coûts du système de production électrique en France, Cour des comptes, 15/09/2021.

(13) « Climat : l’Union européenne réforme en profondeur son marché carbone », Franceinfo, 18/12/2022, en ligne.

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