L'État et les grandes transitions

Que se cache t’il derrière nos assiettes ? Entretien avec le Professeur Dechelotte

Le Professeur Dechelotte est chef du service nutrition au CHU de Rouen. Dans cet entretien réalisé par Inès Heeren et Brayen Sooranna, il aborde les modes d’alimentation occidentaux : nos routines alimentaires, les problèmes de malnutrition ; nous permettant ainsi de réfléchir plus globalement à ce qui se cache derrière nos assiettes, aux choix de production qui les composent et qui contribuent à façonner nos goûts.
LTR : Nous ne mangeons pas comme nos grands-parents, ni même comme nos parents. Quelles sont selon vous les origines des évolutions de nos pratiques alimentaires ?
Professeur Dechelotte :

Il y a eu d’importantes évolutions ces cinquante dernières années dans nos modes de vie et les raisons qui nous ont poussé à changer nos pratiques alimentaires sont multiples.

D’abord il y a l’urbanisation. Celle-ci a entraîné un approvisionnement différent et externalisé, éloigné du modèle traditionnel (représenté par le potager familial) vers des productions qui viennent d’ailleurs. Ensuite il y a l’évolution de la place des femmes dans la société. Responsables de la préparation des différents repas de la journée (c’est d’ailleurs toujours le cas actuellement bien que ça soit dans des proportions moindres), leur accès désormais totalement acquis au travail et à l’emploi a nécessité des adaptations.

Les modes de déplacement ont aussi des conséquences : les trajets, notamment pour aller travailler, sont plus longs. Ce qui diminue d’autant le temps pour cuisiner.

La ressource alimentaire change aussi, avec des repas « prêt à manger ». La structure du repas est également malmenée par les horaires et l’intrusion des écrans dans le seul repas du soir où les familles ont aujourd’hui la possibilité de se retrouver.

Enfin, la mécanisation et l’automatisation, donc moins de trajets à pied et à vélos, et la sédentarisation des populations se sont accrues sur les 40 dernières années : sur cette période, la ration énergétique a diminué mais la dépense énergétique a encore plus diminué.

Ainsi, nous sommes passés d’un approvisionnement en matière première brute de proximité à une matière première pré-épluchée, surgelée puis de plus en plus transformée, voire ultra-transformé(1). Nous nous sommes éloignés de la matière première ce qui aboutit à des ajouts de conservateurs, d’arômes, de sel qui sont nécessaires à la conservation(2).

LTR : Quelles maladies et dérèglements apparaissent avec ces nouveaux modes d’alimentation ?
Pr. D :

Aujourd’hui, dans l’Hexagone comme dans les Départements, Régions et Collectivités d’Outre mer, les indices de masses corporelles qui sont les plus fréquemment identifiés dans les populations se situent entre 25 et 30 IMC(3) ce qui suppose du surpoids et de l’obésité.

Les raisons de l’obésité sont multiples :

  • L’augmentation des troubles du comportement alimentaire : anorexie, boulimie, hippophagie, etc. Les risques de devenir obèse quand ces troubles nous touchent jeune sont plus élevées ;
  • Le changement de rythme alimentaire : la suppression et l’omission du petit déjeuner peut amener des comportements de rattrapage au travers du grignotage ;
  • La sédentarisation qui fait que l’on se dépense moins.
  • Le mode de vie citadin comporte plus de risques de développement de l’obésité, du fait d’une vie plus stressante et une pression du résultat que l’on subit souvent au travail. Le stress va créer des rattrapages alimentaires comme l’alcool et l’écran, ou encore les cyber-addictions qui vont favoriser la surconsommation.
  • Le développement des problèmes de la tachyphagie qui entraîne le besoin de manger plus rapidement ;
  • Les repas plus denses, gras et sucré dont l’offre s’est développée ces dernières années ;
  • Des facteurs systémiques : le stress et l’anxiété favorisent le rattrapage alimentaire ;
  • Développement de la sédentarisation : on se dépense de moins en moins, il est donc difficile d’éponger l’excédent calorique.

Le système de marché ouvert et l’immense offre alimentaire, les promotions et portions XXL, et les boissons sucrées ne sont pas pas non plus sans conséquences. Le consommateur a théoriquement le choix avec plus de publicités et de grandes fréquences de consommations sur certains aliments. Il y une « schizophrénie » entre ce qu’on va réellement consommer et ce qu’on consomme réellement.

La personne qui est responsable des achats dans le ménage est sollicitée par des promotions à tout va, du conditionnement et du « portionnage » d’aliments. Les achats dans les différents magasins vont parfois au-delà de la liste de courses fixée au départ et donc des réels besoins du ménage. Les ménages vont donc acheter des produits inutiles. Il y a un aspect culture culinaire à retrouver ou à développer.

Cependant, à force de rajouter des éléments pour transformer les aliments avec des composants inutiles – qui sont sources de ballonnements, les risques de toxi-infection augmentent notamment avec des manques en termes de contrôles et de suivis des produits tels que les cas de salmonelles qui ont fait la une des journaux il y a quelques temps. De plus, les densités énergétiques sont modifiées. L’utilisation fréquente de ces aliments, notamment très gras, augmente les troubles dépressifs, et la capacité à développer des maladies au long terme. Par exemple, l’augmentation fréquente d’alimentation de viande rouge créé plus de risques d’avoir des cancers.

Il y a aussi une corrélation entre la consommation d’écran et l’IMC. En effet, les personnes vont regarder davantage la télévision jusqu’à tard le soir, puis se lever tard et sauter le petit-déjeuner. Elles vont aussi bouger moins, prendre davantage l’ascenseur, la voiture, la trottinette afin de respecter leurs horaires de travail. Tout cela va conduire à plus de grignotage et moins de repas équilibrés.

Une conséquence importante de tout ce que je viens de mentionner, c’est l’évolution de nos éléments hormonaux, notamment au niveau du microbiote intestinal qui se déséquilibre, par l’inflation du tissue adipeux et la favorisation de la dépression et des comportements alimentaires compulsifs.

LTR : Existe-t-il des différences entre les modes alimentaires d’une même société ?
Pr. D :

Nos modèles alimentaires sont différents selon les régions et le milieu social. Les personnes vivant en milieu rural, par exemple, auront davantage la possibilité de prendre le déjeuner chez elles le midi. Le nord de l’Hexagone et les DROM-COM sont plus touchés par l’obésité. On observe aussi des différences entre les Catégories Sociaux Professionnelles (CSP) et entre les générations.

Chez les jeunes cadres, on constate une forte réduction des repas pris à la maison le midi ainsi que les repas préparés à la maison le soir. Ils consomment davantage des repas près à emporter et livrés à la maison (les fameux take-away qui sont fabriqués sur place sachant que les nourritures à emporter sont souvent pré-transformés). Tout cela expose au risque de monotonie alimentaire. En effet, les éléments de base des plats à emporter sont souvent déjà transformés. Il faut savoir que les galettes de préparations carnées sont rarement de la viande hachée brute mais contiennent beaucoup de gras et des morceaux de moindre qualité auxquels sont ajoutés des conservateurs. La fabrication à partir de produit brut est devenu un luxe. Cela pose un vrai problème.

Enfin, il y a un rapport entre alimentation et classes sociales puisque l’on constate que plus vous êtes dans le bas de la pyramide des catégories sociales professionnelles (CSP), plus la consommation de produit « très transformés » va augmenter. A l’inverse, plus vous êtes dans une CSP proche du haut de la pyramide, plus vous pouvez accéder à de la nourriture de qualité car elle est souvent plus chère. La malbouffe et le risque d’obésité sont donc plus répandus dans les CSP les moins favorisés(4).  

On peut évoquer quelques facteurs socio-économiques qui explique cela :

  • Une tradition du « manger riche » et de certaines modes de préparation traditionnels avec la friture et l’utilisation de matières grasses qui ne sont plus adaptés à la vie moderne et notre sédentarité ;
  • L’accès à l’éducation, et le niveau d’étude : des études plus courtes entraînent un moindre temps d’exposition aux messages de santé publique et une plus grande vulnérabilité à la pression commerciale.
LTR : Un changement total de paradigme, notamment au niveau de l’agroalimentaire, est-il nécessaire pour remédier à ces inégalités alimentaires dans le futur ?
Pr. D :

Il y a des initiatives intéressantes : des ateliers de cuisine, de la sensibilisation réalisée autour du métier de boucher, le nutri-score, etc… Ce dernier permet de se rendre compte de la qualité nutritionnelle d’un produit qui donne au consommateur des indications sur la qualité d’un produit, en comparaison des autres produits de la même catégorie.

Il faut aussi restructurer les repas, pour anticiper la préparation du repas du soir et réinstaurer un moment de partage en famille, par exemple en préparant ensemble la nourriture, en ne mangeant pas devant des écrans. C’est beaucoup de petites choses mises bout à bout qui permettront d’éviter certains comportements alimentaires et d’anticiper des choix évitant la consommation d’aliments transformés.

Il y a aussi les populations et groupes sociologiques qui sont plus vulnérables à la mise à disposition de produits nutritionnels médiocres. Des équipes de laborantins marseillais ont récemment prouvé que c’est possible de manger équilibré avec des petits budgets.

Des premières indications peuvent être données :

  • L’augmentation de la consommation de légumineuses, qui ont été déclassé dans le modèle collectif et qui sont très peu chères malgré leur richesse en micro-nutriments ;
  • Ne plus chercher un côté « glamour » dans l’alimentation ;
  • Arrêter de manger de la viande rouge deux fois par jour et diversifier son alimentation.

Avec la prise de conscience actuelle des citoyens et des pouvoirs publics, nous sommes sur la bonne voie.Il faut maintenant insister sur la nécessité d’une éducation alimentaire centré sur le bien-être.

Références

(1)Plats préparés et de produits transformés : légumes déjà coupés ou des pommes de terre en purée. Inexistante en 1960, la consommation de légumes coupés ou emballés s’est fortement développée depuis les années 1990 alors que celle de légumes non transformés reste stable. Depuis 1960, la consommation de plats préparés s’accroît de 4,4 % par an en volume par habitant (contre + 1,2 % pour l’ensemble de la consommation alimentaire à domicile). La réduction du temps de préparation des repas à domicile (- 25 % entre 1986 et 2010) profitent notamment à des produits faciles d’emploi, tels que les pizzas ou les desserts lactés frais.

(2)En effet, historiquement, le modèle agricole et alimentaire européen a grandement changé depuis les années 50 (voir article sur la Politique agricole commune). Le développement des supermarchés, la mécanisation agricole et le développement des industries agroalimentaires modifient profondément notre rapport à l’alimentation. Les ménages consomment de plus en plus de plats préparés par exemple, ou de produits transformés. La recherche de praticité pour répondre aux changements de modes de vie (travail, vie familiale, lieu des courses, etc.) se fait au détriment des produits bruts et surtout d’une réduction du temps de préparation des repas à domicile.

(3) Ipsos ? En 2012, 61% des 15-25ans mangent devant un écran télé ou ordinateur.

(4)Pour les ménages peu aisés, le panier comporte davantage de pain et céréales, mais moins de poisson, de boissons alcoolisées, de fruits, et légèrement moins de viande. Celui d’un ménage plus âgé comprend davantage de viande, de poisson, de fruits et légumes, mais moins de boissons alcoolisées et de plats préparés. Le panier d’un agriculteur contient moins de légumes et de boissons alcoolisées en raison d’une autoconsommation élevée de ces produits. Il inclut également moins de poisson, mais plus de pain et céréales. Un ménage habitant en milieu rural achète moins de fruits et légumes qu’un ménage parisien. Enfin, la présence d’un enfant au sein du ménage conduit à consommer plus de viande, de produits laitiers et de légumes, mais relativement moins de boissons alcoolisées. Par ailleurs, hors domicile (restaurants, débits de boissons, cantines, etc.), de fortes disparités de dépenses existent : les ménages dont la personne de référence est cadre ou exerce une profession libérale, a moins de 35 ans, habite une grande ville ou a un niveau de vie élevé, y consacrent une plus grande part de leur budget.

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